L`art abstrait, une invention du 20e siècle
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L`art abstrait, une invention du 20e siècle
L’art abstrait, une invention du 20e siècle Au cours de la deuxième décennie du vingtième siècle, un tournant radical et déterminant s’opère en peinture : C’est l’invention de l’abstraction. Certes, depuis la nuit des temps, des formes non figuratives ont été utilisées au sein de programmes décoratifs mais ces motifs visaient l’embellissement d’un lieu ou d’un objet. La démarche des maîtres de l’abstraction du début du 20e siècle consiste à proposer simplement une "image purement abstraite" (une image étant traditionnellement définie comme une réplique de la réalité et ceci indique la nouveauté de l’entreprise). Les peintures abstraites sont des images autonomes qui ne renvoient à rien d’autre qu’elles-mêmes : Les peintures abstraites rompent avec le monde des apparences. Elles révèlent l’existence de réalités jusqu’alors invisibles et inconnues, que chaque artiste détermine à sa façon, selon ses propres convictions, son parcours et sa culture, de l’art populaire aux théories les plus spéculatives et intellectuelles. Chacun des quatre artistes pionniers de l’abstraction, Frantisek Kupka, Vassily Kandinsky, Kasimir Malevitch et Piet Mondrian, aboutit ainsi à sa propre formulation de l’abstraction. A peu près au même moment et très certainement parce qu’ils avaient des préoccupations communes, Ils ont franchi le seuil de l’abstraction, entre 1911 et 1917. Ils avaient tous une pratique spirituelle ou ésotérique. Ils étaient aussi, pour certains d’entre eux, très attachés à la musique, le moins imitatif de tous les arts, qu’ils ont parfois pris comme modèle. Et, plus généralement, ils travaillaient dans un contexte culturel, en particulier scientifique avec l’apparition de la physique quantique et de la théorie de la relativité, où la notion de réalité devenait problématique. Comme le remarquait Paul Valéry à cette époque, "Ni la matière, ni l’espace, ni le temps ne sont depuis vingt ans ce qu’ils étaient depuis toujours". Dans ce contexte culturel et scientifique du début du 20e siècle, la réalité est moins « sensorielle » et l’on s’en approche par les expériences de la pensée. Les inventeurs de l’abstraction proposent une nouvelle forme de peinture en adéquation avec cette conception du monde. Textes de référence Kandinsky, Lettre à Arnold Schönberg du 18 janvier 1911 Cher Professeur ! Pardonnez-moi, je vous prie, si je vous écris sans avoir le plaisir de vous connaître personnellement. Je viens d’assister à votre concert ici, et j’ai eu une joie réelle à l’écouter. Vous ne me connaissez certainement pas, je veux dire mes travaux bien sûr, car j’expose très peu et, à Vienne, je n’ai exposé qu’une seule fois brièvement il y a déjà quelques années (Sécession). Mais nos aspirations et notre façon de penser et de sentir ont tant en commun que je me permets de vous exprimer ma sympathie. Vous avez réalisé dans vos œuvres ce dont j’avais, dans une forme à vrai dire imprécise, un si grand désir en musique. Le destin spécifique, le cheminement autonome, la vie propre enfin des voix individuelles dans vos compositions sont justement ce que moi aussi je recherche sous une forme picturale. Actuellement, une des grandes tendances en peinture est de chercher la "nouvelle" harmonie, par des voies constructives, où le rythme est à bâtir à partir d’une forme presque géométrique. Cette voie, je n’y aspire et ne sympathise avec elle qu’à demi. La construction, voilà ce qui manquait si désespérément à la peinture ces derniers temps. Et il est bon qu’on la recherche. Seulement, c’est la manière de construire que je conçois différemment. Je crois justement qu’on ne peut trouver notre harmonie d’aujourd’hui par des voies "géométriques", mais au contraire, par l’antigéométrique, l’antilogique le plus absolu. Et cette voie est celle des "dissonances dans l’art" — en peinture comme en musique. Et la dissonance picturale et musicale "d’aujourd’hui" n’est rien d’autre que la consonance de "demain". (Il ne faut bien entendu pas exclure a priori par-là la soi-disant "harmonie" académique: on prend ce dont on a besoin sans se préoccuper de savoir où on le prend. Et "aujourd’hui" justement, au temps de l’avènement du "libéralisme", les possibilités sont si nombreuses!) J’ai été infiniment heureux de retrouver chez vous les mêmes pensées […]. Je me permets de vous envoyer un dossier de mes travaux (les gravures sur bois ont presque 3 ans) et j’ajoute à cette lettre quelques photographies de tableaux assez récents. Je n’en ai pas encore des tout derniers. Je serais très heureux si cela pouvait vous intéresser. Avec toute ma sympathie et ma sincère considération, Kandinsky Sources : http://www.cnac-gp.fr/education/ressources/ENS-abstrait/ENS-abstrait.html Formatage, ajouts, retraits : Ph.Dufner sept2004-sept2005 Malevitch, Du cubisme et du futurisme au suprématisme dans Le nouveau réalisme pictural Moscou 1915 (extraits) Quand la conscience aura perdu l’habitude de voir dans le tableau une représentation de coins de nature, de madones et de vénus impudentes, nous verrons l’œuvre purement picturale. Je me suis métamorphosé en zéro des formes et me suis repêché dans les tourbillons des saloperies de l’Art académique. J’ai brisé l’anneau de l’horizon, je suis sorti du cercle des choses de l’anneau de l’horizon qui emprisonne le peintre et les formes de la nature. En révélant incessamment le nouveau, cet anneau infernal écarte le peintre du but de la fin. Chez l’artiste, seules la lâcheté de la conscience et l’indigence des forces créatrices tombent dans le panneau et établissent leur art sur les formes de la nature, craignant que ne se dérobent les objets et les coins de nature favoris. C’est agir à la manière d’un voleur qui contemplerait avec admiration ses pieds enchaînés. Seuls les peintres bornés dissimulent leur art sous la sincérité. Dans l’art, il faut la vérité et non la sincérité. Pour la nouvelle culture artistique, les choses se sont évanouies comme la fumée et l’art va vers la fin en soi, la création, vers la domination des formes de la nature […] Mondrian, Dialogue sur la nouvelle plastique, 1919 (extrait) A: le chanteur B: le peintre A: J’admire vos premières œuvres. Elles me touchent profondément, et c’est pourquoi je voudrais que vous m’expliquiez votre nouvelle façon de peindre. J’avoue que ces rectangles ne me disent rien ; quel est votre but ? B: Ma peinture d’aujourd’hui n’a pas d’autre but que ma peinture d’hier ; l’une et l’autre ont le même, mais ce but apparaît plus clairement dans mes dernières œuvres. A: Et quel est ce but? B: Exprimer plastiquement, par l’opposition des couleurs et des lignes, des rapports. A: Pourtant vos œuvres antérieures représentaient bien la nature ! B: Je m’exprimais par le moyen de la nature. Si vous suivez l’évolution de mon œuvre, vous constaterez que j’abandonne progressivement l’apparence naturelle des choses et que je mets de plus en plus l’accent sur l’expression plastique des rapports. A: Mais pourquoi ? Estimez-vous que l’apparence naturelle nuit à cette expression des rapports ? B: Vous m’accorderez que si deux mots sont chantés avec la même force, avec le même accent, chaque mot affaiblit l’autre. On ne peut rendre avec la même force à la fois l’apparence naturelle, telle que nous la voyons, et les rapports. La forme, la couleur et la ligne naturelles voilent les rapports ; pour qu’il y ait expression plastique déterminée, ces rapports ne doivent pas s’exprimer que par la couleur et la ligne en tant que telles. Dans la nature capricieuse, courbe et corporalité des choses affaiblissent couleur et ligne. Et c’est pour donner toute leur force à ces instruments de la peinture que dans mes œuvres précédentes je laissais déjà s’exprimer davantage par elles-mêmes la couleur et la ligne. A: Mais comment la couleur et la ligne en tant que telles, donc sans la forme que nous observons dans la nature, pourraient-elles représenter une chose de façon déterminée ? B: L’expression plastique de la couleur et de la ligne signifie: la représentation d’une opposition par la couleur et la ligne, opposition qui exprime des rapports. Ce sont ces rapports que j’ai toujours exprimés, et que d’ailleurs toute peinture tend à exprimer […]. Sources : http://www.cnac-gp.fr/education/ressources/ENS-abstrait/ENS-abstrait.html Formatage, ajouts, retraits : Ph.Dufner sept2004-sept2005 CHRONOLOGIE 1896 Kandinsky s’installe à Munich où il s’initie à la peinture. Il y séjourne, hormis une année à Paris en1906-07, jusqu’au début de la Première Guerre mondiale. Kupka arrive à Paris où il travaille comme illustrateur. 1907 Malevitch expose pour la première fois avec l’Association des artistes de Moscou. 1911 Kupka épure les motifs de ses peintures pour n’en conserver que les grandes lignes géométriques: il réalise ses premières peintures non-figuratives. Kandinsky assiste le 1er janvier à un concert d’Arnold Schönberg à Munich ; dès le lendemain, il lui écrit pour lui dire combien il se sent proche de sa musique, qu’il perçoit comme un équivalent de son propre travail. A la fin de l’année, il publie Du spirituel dans l’art à Munich et fonde le Blaue Reiter avec Franz Marc. 1912 Mondrian arrive à Paris où il découvre le cubisme, point de départ de ses recherches abstraites. Kupka expose au Salon des Indépendants ses premières œuvres abstraites. 1913 Malevitch réalise les décors et les costumes de l’opéra avant-gardiste Victoire sur le soleil qui lui fournissent l’occasion de travailler sur le thème du carré. Kandinsky expose une composition abstraite à l’Armory show de New York. 1914 Avec la déclaration de guerre, Kandinsky doit quitter l’Allemagne pour rentrer en Russie, tandis que Mondrian, qui passait ses vacances en Hollande, est contraint de rester dans son pays. Kupka s’engage comme volontaire dans l’armée française. 1915 Malevitch organise avec Pougny l’exposition 0.10 où il expose ses travaux suprématistes et rédige son texte manifeste, Du cubisme et du futurisme au suprématisme. Le nouveau réalisme pictural. 1917 Mondrian met définitivement en place sa grille caractéristique. Des artistes se regroupent autour de lui pour fonder la revue De Stijl. Malevitch crée, en compagnie d’artistes comme Pougny et Rosanova, le groupe Supremus. Il participe activement à l’action révolutionnaire bolchevique et est nommé, à la fin de l’année, Commissaire à la protection des œuvres d’art. 1918 Kandinsky devient membre de la section des beaux-arts au Commissariat pour l’instruction publique. Mais très vite ses conceptions se heurtent à celles d’autres artistes comme Rodchenko, partisan d’un art engagé. Malevitch expose un carré blanc sur blanc, qui lui vaut, à lui aussi, l’hostilité de Rodchenko. 1919 Mondrian revient à Paris après avoir passé les années de guerre en Hollande. Première rétrospective de l’œuvre de Malevitch à Moscou. De plus en plus critiqué pour sa peinture, il se consacre essentiellement à la rédaction de textes didactiques et théoriques, ainsi qu’à l’enseignement, notamment à Vitebsk jusqu’en 1921. 1921 Kupka réalise sa première exposition personnelle à Paris, sans grand succès. Il renonce peu à peu à la peinture et accepte un poste d’enseignant en 1923. 1922 Kandinsky est nommé professeur au Bauhaus. 1923 Première exposition personnelle de Kandinsky, à New York. 1926 Kandinsky publie Point, ligne, plan. Pour une grammaire des formes. 1927 Malevitch voyage en Pologne et en Allemagne où il laisse les seules œuvres que l’Occident connaîtra de sa production jusqu’aux années 70. Après cet événement, il réintroduit la figure humaine dans son travail. 1929 Kandinsky organise sa première exposition personnelle à Paris. 1930 Malevitch est arrêté à l’automne par les services de sécurité d’Etat et maintenu en détention pendant deux semaines. Il cherche ensuite à émigrer vers la Pologne, mais est contraint de rester en Union soviétique. 1931 Kupka reprend momentanément goût à l’art et participe à la formation du groupe d’art abstrait géométrique Abstraction-Création. 1933 Avec la fermeture définitive du Bauhaus, Kandinsky quitte l’Allemagne pour Neuilly. 1935 Mort de Malevitch. 1936 Exposition Cubism and Abstract Art à New York à laquelle participe Kandinsky. 1938 Mondrian s’exile à Londres, puis en 1940 à New York où son œuvre sera largement diffusée, mais aussi très critiquée. 1944 Mort de Mondrian. Mort de Kandinsky. 1946 Première rétrospective de l’œuvre de Kupka à Prague. Son œuvre commence tout juste à être appréciée. Sources : http://www.cnac-gp.fr/education/ressources/ENS-abstrait/ENS-abstrait.html Formatage, ajouts, retraits : Ph.Dufner sept2004-sept2005