Islam en France ou Islam de France ?

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Islam en France ou Islam de France ?
Dossier spécial / Islam en France ou Islam de France ?
‫המבשר‬
Islam
◗ Nous espérons à travers ce dossier vous permettre de mieux comprendre les défis et les enjeux de la
question musulmane en France : être l’islam en France ou l’islam de France ?
DOSSIER
Islam en France
ou Islam de France ?
Lorsque nous avons
décidé de consacrer un
dossier à la question de
l’islam en France, il nous a
semblé évident de ne pas
le publier à proximité des
élections présidentielles
ou législatives, car,
même si ce sujet a
des fondements et des
implications politiques,
il n’était pas dans nos
intentions de le lier au
débat public.
L
a présence musulmane en France professeur Gilles Kepel, l’homme qui,
est très ancienne, depuis le sans aucun doute aujourd’hui, connait le
8e siècle, avec les batailles des mieux les musulmans de France. Il a
Francs contre les Sarrasins, publié de nombreux ouvrages sur la quesjusqu’à la période de la colonisation en tion, fondés sur des enquêtes de terrain
passant par la période des croisades et les rigoureuses et scientifiques, et notamalliances de François 1er
ment son dernier livre
Pour apporter à nos
avec le sultan turc
« Quatre-vingt-treize »
lecteurs des éléments que Jean-François
Soliman le Magnifique,
pour arriver à la période
de réponse et ne pas
Bensahel analyse dans
actuelle avec les desnous égarer dans les
ce dossier. À l’écart des
cendants de l’immigra- fantasmes, les préjugés controverses et des
tion, la marginalisation
polémiques, l’islam pose
et les mythes,
sociale et économique,
à la société française des
nous avons fait appel
et la montée de l’intéquestions sur son idenau professeur
grisme. Pour apporter à
tité, son avenir, ses
Gilles Kepel.
nos lecteurs des élévaleurs, et fort heureuments de réponse et ne pas nous égarer sement l’observateur dispose aujourd’hui
dans les fantasmes, les préjugés et les d’outils bibliographiques pour mieux
mythes, nous avons fait appel au le comprendre1.


Septembre 2012 - n° 180 / Le Messager • 5
Dossier spécial / Islam en France ou Islam de France ?
Les démographes divergent lorsqu’ils
avancent des estimations sur la population musulmane en France. Le dernier
chiffre publié par le ministère de l’intérieur évalue les musulmans à près de
6 millions, en tenant compte de plusieurs
paramètres : le nombre de personnes qui
se déclarent musulmans pratiquants,
soit un peu plus de deux millions, plus
les originaires de pays de confession
musulmane, presque quatre millions.
Environ 80 % des musulmans en France
sont issus de pays du Maghreb. L’islam
est indéniablement la seconde religion
en France, et contrairement à d’autres
confessions comme le judaïsme ou le
protestantisme, sa population augmente
chaque année.
Malgré leur nombre croissant depuis
plus d’un demi-siècle, les musulmans
ne disposent pas d’infrastructures pour
la pratique de leur culte comparables
à celles de la communauté protestante
ou juive.
Plusieurs raisons expliquent cette
situation, outre la loi sur la laïcité de
1905. Les musulmans ont souffert d’un
manque certain de leadership, et d’une
image négative dans la société française,
au lendemain des guerres coloniales, et
surtout après les tragédies liés à l’indépendance de l’Algérie. Les dissensions
internes et les influences des pays
d’origine n’ont pas permis un développement culturel et social de la
communauté musulmane au sein de
la République française. Enfin la crise
économique, le chômage et la précarité
ont contribué à exclure une grande partie
de ceux que l’on a appellé les « beurs »
du tissu social actif français, avec toutes
les conséquences dramatiques que l’on
O
6 • Le Messager / n° 180 - Septembre 2012
Les relations entre la France et l’islam
ont, depuis toujours, été marquées par
un mélange de méfiance et d’attirance.
Entre les personnages fourbes de la
Chanson de Roland et les princes arabes
des Contes des mille et une nuits, entre
l’exotisme et le rejet, entre l’admiration
pour les inventeurs des chiffres et le
dégoût pour les martyrs terroristes, de
nombreux malentendus se sont installés. De plus, la montée de l’islamisme
radical dans le monde musulman et sa
volonté de s’implanter en France, à la
faveur des difficultés d’intégration, a vu
se développer une double logique inévitable. D’un côté, la montée d’un racisme,
que certains qualifient d’islamo­
phobe
et d’un autre côté une exacerbation des
revendications identitaires symboliques,
comme les prières de rue, la pratique
ouverte et visible du Ramadan, la nourriture Hallal etc..
Les relations des musulmans avec la
communauté juive sont complexes,
et souvent marquées, à la fois par le
conflit israélo-arabe et les mémoires
collectives d’un passé commun dans les
pays musulmans. Néanmoins quelques
initiatives ont permis de renouer un
dialogue entre les communautés juive
et musulmane, notamment le bus de
l’amitié du rabbin Michel Serfaty
et, pour ce qui nous concerne, les
rencontres entre les membres de l’ULIF
et les représentants de la mosquée du
15e arrondissement.
Quelques chiffres
n estime à 2 500 le nombre de
mosquées en France, mais le
plus intéressant est que sur
les 2 000 imams qui interviennent
dans ces lieux de culte, plus de 75 %
ne sont pas français et un tiers à
peine parle notre langue. Le nombre
de conversions à l’islam est, lui aussi,
en augmentation et est estimé à
près de 4 000 par an. L’islam, religion
prosélyte, encourage et facilite la
conversion. Selon le dernier sondage
de l’IFOP, le nombre total des
convertis à l’islam dépasserait 100 000.
connaît : déscolarisation, délinquance,
drogue, détresse psychologique et
sociale, attirance pour les mouvements
islamistes, etc..
Le chemin est encore long, mais nous
espérons à travers ce dossier vous
permettre de mieux comprendre
les défis et les enjeux de la question
musulmane en France : être l’islam en
France ou l’islam de France ? ■
1) Notes : Outre les ouvrages de Gilles Kepel, dont
nous donnons les références avec son interview, il
existe deux sources remarquablement documentées
pour appréhender la question musulmane en France.
Grande mosquée de Paris.
- Mohammed Arkoun (ouvrage collectif) Histoire de
l’islam et des musulmans en France, du Moyen Âge
à nos jours, Albin Michel 2006
- Bernard Godard, Sylvie Taussig, Les musulmans en
France, courants, institutions, communautés : un
état des lieux, Robert Laffont 2007
Dossier spécial / Islam en France ou Islam de France ?
‫המבשר‬
comprendre l’islam de France
Quatre-vingt-treize / Gilles Kepel
Éditions Gallimard
Pour qui veut comprendre l’islam de France, c’est-à-dire ce que vivent, pensent,
espèrent les quelques millions de musulmans sédentarisés en France, voilà un livre
indispensable.
L
e livre de Gilles Kepel, grand spécialiste de l’islam, répond à ces
questions avec d’autant plus de
force et de précision qu’il résulte
d’enquêtes de terrain menées pendant
plusieurs mois dans les villes de Clichysous-Bois et de Montfermeil, enquêtes qui
s’ajoutent à plus de 30 années d’observation
de la réalité musulmane en France. Un certain
nombre de constats découlent de ses observations et analyses.
L’islam en France est maintenant un
phénomène relativement ancien puisqu’il
date au moins des années 1920 qui virent
la construction de la mosquée de Paris,
habilement construite sur fonds publics, et
qui vint honorer les musulmans morts pour
la France. À partir de ce point nodal, l’islam
s’est constitué par couches successives, par
voie de sédimentation alluvionnaire, chaque
génération se superposant à l’autre.
et de leur grande difficulté à trouver du travail,
déçus des faibles retombées pour eux des
marches avec les Potes de SOS Racisme, qui
n’a pas été pour eux un mouvement assez
intégrateur, ont développé une première
identité communautaire sur une base religieuse, l’islam servant de levier de dignité.
C’était l’époque où l’Etat français, souhaitant
organiser ses relations avec les musulmans
sédentarisés en France, et, ce, sur la base du
modèle du consistoire juif de 1807, a institué
un consistoire islamique qui prit ultérieurement le nom du CFCM (Conseil français du
Culte Musulman). Celui-ci résultait d’un
« deal » clairement pensé et voulu, passé
avec l’UOIF (Union des organisations
islamiques de France), institution à majorité
> Gilles Kepel distingue
5 strates dans ce mille-feuille
- La plus ancienne est celle de l’islam des
pères, islam d’ouvriers célibataires, venus
travailler en France dans l’industrie, et qui
frappés de plein fouet par les crises déclenchées par l’embargo sur les produits pétroliers en 1973 et en 1979, décidèrent de se
sédentariser, en profitant du regroupement
familial. L’Algérie contrôla cet islam, en y
dépêchant nombre d’imams.
- Ensuite est venue l’époque du Tabligh,
mouvement provenant d’Inde, spécialisé de
ce fait dans les pays où l’islam est minoritaire, et qui a vocation à faire découvrir ou
redécouvrir l’islam aux musulmans. C’est
un mouvement piétiste, très « foi du charbonnier », proche de la pratique et qui, après
avoir organisé à grande échelle des voyages
dans le monde musulman pour ses adeptes
habitant en France, les a finalement orientés
vers des instituts de théologie musulmane
en France. Beaucoup de musulmans sont
passés par ses rangs.
- Puis, plus connu de nous, l’islam des Frères ou
des blédards, car ses représentants étaient le
plus souvent nés au bled, au Maghreb.
Les jeunes beurs déçus de la faible capacité de
la société française à les accueillir, à leur proposer un projet de citoyenneté qui tienne
compte de leurs difficultés socio-économiques
Gilles Kepel et
Jean-François Bensahel.
marocaine, mais proche des frères musulmans. Nicolas Sarkozy, alors ministre de
l’Intérieur, participa à l’un des premiers
congrès de cette organisation frériste. La
stratégie de l’UOIF, stratégie de ré-arabisation et de réislamisation des jeunes, nés en
France, qui avaient perdu le contact avec
leur langue et leur religion d’origine, consistait à faire pression sur les pouvoirs publics
en vue d’une meilleure reconnaissance.
Cette stratégie se brisa net, comme le Titanic
sur son iceberg, sur la loi de 2004 contre le
port de signes ostentatoires à l’école. Avec
cet échec, c’était le « deal » avec les pouvoirs
publics qui prenait fin, et qui devait entrainer,
dans son déclin l’UOIF, et, dans sa chute, le
CFCM.
> Cet échec cuisant eut
2 conséquences.
- La première fut la constitution d’un petit
courant salafiste, qui n’avait qu’un seul
objectif : fuir la France, « terre de mécréants »
et la quitter. Manifestant une très grande
dévotion vis-à-vis des oulémas saoudiens,
il voulait redonner aux enfants de milieux
défavorisés et déclassés, le titre de premier
de la classe d’un islam universel triomphant.
Cet islam est surreprésenté chez les jeunes
algériens - car l’Algérie n’était pas un pays
auquel ils pouvaient s’identifier, son image
était trop brouillée-, ainsi que chez les
convertis qui estimaient devoir en remontrer plus que nécessaire et rivaliser d’extrémisme. Un tout petit nombre peut cependant
être très violent : ce sont les salafistesdjihadistes, dont Mérah fut le dernier avatar,
barbare et révoltant.
- La deuxième donna lieu à ce que Gilles
Kepel appelle l’islam des jeunes, un islam
pensé en français, qui, allant chercher son
leader chez l’étonnant et plus qu’ambigu Tariq Ramadan, prit ses marques du
côté de l’extrême gauche, toujours désireuse de vilipender l’Etat français colonisateur hier, colonisateur aujourd’hui,
de dénoncer les luttes religieuses qui
détournent des luttes sociales, et, qui, par
féminisme, considère que les femmes font ce
qu’elles veulent, y compris porter la burqa !
L’islamo-gauchisme était dès lors une façon
de vivre et de penser : contre l’impérialisme,
contre le colonialisme, contre Israël (tout
ceci étant amalgamé), mais pour la conquête
des institutions et la prise du pouvoir.
> Cet islam des jeunes
se trouve maintenant confronté
à une alternative
L’une de ses branches serait la laïcisation de
cet islam des jeunes par leur participation à
la vie politique, et d’abord municipale, l’acceptation pleine et entière des règles de la
République, une, laïque et indivisible. Celleci est sans aucun doute en cours. Mais l’autre
branche de l’alternative, également possible,
serait la radicalisation, la mise en place d’une
stratégie de victimisation, qui se réjouirait des
rixes avec les hérauts de Riposte Laïque ou
du Bloc Identitaire, dans le but d’accroître son
pouvoir sur les jeunes.
Septembre 2012 - n° 180 / Le Messager • 7
>
Dossier spécial / Islam en France ou Islam de France ?
Sans aucun doute, les luttes pour le halal
entrent dans cette logique, puisqu’alors même
que l’islam dispose qu’en terre étrangère,
la nourriture des gens du Livre est permise
aux musulmans, les revendications pour le
halal sont devenues très fortes, portées par
la volonté de certains de prendre le contrôle de
la représentation politique des musulmans de
France. Le modèle de la cacherout l’a emporté, analyse Gilles Kepel, ce qui explique peutêtre que la principale entreprise de nourriture
halal, la société Isla Délice, soit dirigée …
par un Juif ! L’histoire agit décidément
toujours par ruse.
Dans cette évolution retracée, analysée, et
magnifiquement racontée, plusieurs convictions s’imposent.
Gilles Kepel
N
é en 1955, docteur en science
politique et en sociologie,
Gilles Kepel est Professeur à
l’Institut d’Études Politiques de
Paris depuis 2001 et membre senior
de l’Institut universitaire de France
depuis 2010. Il est également senior
fellow à la London School of
Economics. Arabisant, Gilles Kepel
est spécialiste du monde arabe et
de l’islam. Entre 1980 et 2001, il a
été successivement chercheur au
Centre d’études juridiques, économiques et sociales (CEDEJ) du Caire,
au CNRS, à la New York
University et à Columbia University.
Il a publié de nombreux ouvrages
sur les mouvements islamistes,
traduits en plusieurs langues, dont
notamment :
Le Prophète et Pharaon, aux sources
des mouvements islamistes (1984),
La Revanche de Dieu : Chrétiens,
juifs et musulmans à la reconquête
du monde (1991, réédité en 2003),
Jihad, expansion et déclin de
l’Islamisme (2000).
Il fut l’un des premiers
chercheurs français à étudier les
musulmans en France à travers
son ouvrage Les banlieues de
l’Islam, naissance d’une religion
en France, publié en 1987.
Hamevasser Vous êtes depuis
longtemps, un des experts et observateurs du monde musulman, quelles
étaient vos principales motivations
lorsque vous avez mené votre enquête
sur les banlieues ?
> Gilles Kepel : En fait, cette enquête a
donné lieu à deux publications, « Quatrevingt-treize » qui porte sur les questions
de l’islam en France, analysées à travers le
prisme du département de la Seine-St-Denis,
qui est un peu particulier, car il présente
La grande mosquée
de Paris construite
dans les années 1920.
Tout d’abord, il faut se rendre à l’évidence
que les musulmans de France sont très majoritairement français et se sont sédentarisés.
Ensuite l’intégration passera par l’accès au
marché du travail, ainsi que par l’accès aux
fonctions électives, en participant pleinement à la société française. Ceci fabriquera
des modèles auxquels les jeunes pourront
s’identifier, montrant ainsi qu’il est possible
aux groupes défavorisés de s’en sortir, de
surmonter les obstacles de l’éducation et
rappelant qu’en France aucun groupe n’est
condamné en fonction de son origine, sa race
ou sa religion.
Enfin l’islam peut et doit devenir un facteur
de lien social, un nœud d’une nouvelle
sociabilité, et non un facteur de revanche,
d’exaspération ou de lutte.
Sinon, vous connaissez la suite… ■

Jean-François Bensahel
L’homme qui connaît, sans aucun doute, le mieux l’Islam en France est Gilles Kepel, qui
a accepté de répondre à nos questions. Son point vue éclairera nos lecteurs, à la fois par
l’étendue de son érudition, mais aussi par l’originalité de son point de vue.
une concentration musulmane très forte,
aussi bien sur le plan associatif qu’institutionnelle ; et une seconde enquête préalable
« Banlieues de la République » qui porte sur
l’agglomération de Clichy-Montfermeil, qui
essaie de comprendre comment la revendication identitaire islamique s’inscrit à travers
un faisceau de transformations sociales,
culturelles, économiques, politiques, etc.
Les deux livres sont complémentaires. Je
m’étais déjà intéressé à ces questions il
y a vingt-cinq ans, lorsque j’ai publié la
première enquête sur l’islam en France,
qui s’appelait « Banlieues de l’islam »,
qui était un ouvrage plus général sur
l’ensemble du territoire. À l’époque, il
s’agissait de défricher un terrain assez inconnu, mais depuis lors, tout le monde sait
que l’islam existe en France. Il est même
devenu l’islam de France. J’ai essayé de
montrer comment l’islam s’inscrivait dans
le tissu social français aujourd’hui à travers
ses manifestations sociales, politiques, religieuses, culturelles et même alimentaires.
Ce qui m’a beaucoup frappé c’est la
fascination mimétique qui s’est graduellement construite pour le judaïsme
dans ses formes les plus communautaires, et notamment pour les dimensions
les plus exacerbées du communautarisme
juif, comme le mouvement Lubavitch et les
autres mouvances orthodoxes, surtout en
raison de la volonté de ces groupes d’élever des barrières identitaires. Ils ont servi de
modèle à des groupes religieux musulmans
qui, au lieu de favoriser une logique d’intégration dans la société française, prenant
exemple sur le groupe majoritaire, ont choisi
une stratégie de « cachérisation » fondée
sur le sentiment que la mise en valeur de
la différence était la clé du respect, de la
construction d’identité, et de la négociation
d’un espace séparé. Ce phénomène est
8 • Le Messager / n° 180 - Septembre 2012
particulièrement frappant dans le département de Seine-St-Denis qui est un des
lieux les plus démunis de France, et pas
seulement pour les musulmans, mais pour
tous ceux qui y résident. L’une de mes hypothèses était que la relégation sociale, la pauvreté, ou la marginalisation conduit souvent
à un même type d’exacerbation, et bien sûr
cela pose des questions sur la manière dont
peut se construire la cohésion de la société
française, à partir de ces formes d’expression identitaire. On m’a beaucoup reproché
de considérer Clichy-Montfermeil comme la
France, cependant on ne peut pas dire que
ce n’est pas la France.
H En vous lisant, on se demande
si l’islam de France, à cause de sa
richesse et de sa diversité, cela existe
vraiment ? Ou s’il recouvre plutôt une
kyrielle d’opinions et d’options très
différentes, mal véhiculées dans le
débat public ?
> G.K. : C’est vrai qu’il y a une grande pluralité, et ce qui se voit à Clichy-Montfermeil n’en
représente qu’une partie. De même que le
judaïsme français ne peut pas être réduit
uniquement à ses représentants religieux,
la francisation de l’islam fait apparaitre
dans la jeune génération, non seulement
chez ceux qui ne sont pas attachés à la
religion mais aussi chez certains anciens
militants islamistes, une volonté assez
nouvelle de participer de plein pied à la
vie politique du pays. Une étape importante
a été franchie lors des élections législatives
de juin dernier, car plus de 200 candidats que
l’on peut qualifier de sociologiquement musulmans, se sont présentés et parmi eux, pour la
première fois, quelques-uns ont été élus. Cela
ne veut pas dire qu’il s’agit de députés des
musulmans, mais il était aberrant, par rapport à
la promesse républicaine, qu’aucune personne
portant un patronyme musulman et originaire
d’Afrique du nord ou d’Afrique noire ne soit
élue à l’Assemblée nationale. Il y avait ici une
sorte de discrimination implicite. La situation
avait déjà été gérée aux municipales, aux régionales, aux cantonales, aux sénatoriales et aux
européennes, qui sont des scrutins de liste ou
des scrutins indirects, mais le test du suffrage
universel direct pour les législatives, qui est la
représentation symbolique du peuple comme
corps politique n’avait pas été franchi.
Cette barrière a été brisée, et cela me parait
très important pour permettre la banalisation, et vous le savez comme moi s’il y a une
banalisation du judaïsme français c’est aussi
parce qu’il y a une présence forte de Juifs à
des positions de responsabilité à tous les échelons de la société. Peu importe leur lien avec
l’identité juive. Cette relation à l’identité est en
train d’apparaitre dans la société musulmane
française, et c’est un phénomène nouveau.
Il y a d’autres tests, dans d’autres domaines,
comme celui que j’ai analysé dans mon
chapitre sur « l’extension du domaine du Hallal ».
L’exigence de la consommation de nourriture
Hallal est très polysémique. Il y a une vingtaine
d’années, les musulmans étaient déjà présents
en France, mais la question de la nourriture ne
se posait pas. Les musulmans s’abstenaient de
manger du porc et pour la plupart de consommer de l’alcool. Aujourd’hui on remarque de
manière croissante une fixation sur le Hallal, qui
est largement construite par mimétisme, sur le
respect de la cacherout chez les Juifs.
Paradoxalement le groupe, qui prône les
pratiques les plus strictes du Hallal, a été
fondé par un Juif converti à l’islam et la
société la plus rigoriste de production de
viande Hallal « Isladélice » est dirigé par un
Juif, qui doit régulièrement s’engager, sur les
sites de vigilance islamistes, à ne pas utiliser les
bénéfices de sa société pour financer les avions
israéliens qui bombardent la bande de Gaza.
Cette revendication du Hallal est, si j’ose dire,
une revendication « anti-couscous ». Les produits Hallal les plus recherchés sont des plats
Dossier spécial / Islam en France ou Islam de France ?
de type « gourmet » bien français, comme le
bœuf aux carottes ou le cassoulet. L’idée est de
marquer avec l’estampille Hallal son identité
française par la gastronomie. Cela montre, à
mon sens, qu’il ne s’agit plus d’une revendication portée par les parents du bled, mais une
exigence de la jeune génération, née en France,
qui s’identifie, au moins en surface, à la société
française et qui, en même temps s’inscrit dans
un phénomène social plus compliqué. Ces
jeunes sont les enfants de parents qui sont
venus ici comme travailleurs immigrés, donc
des facteurs de production, mais qui ont été
marginalisés par la crise économique, le
chômage, dans le milieu des années 70. Ils ont
disparu socialement comme producteurs, et les
enfants reviennent dans la société française
comme consommateurs. Ils se construisent
comme un lobby de consommateurs. Le Hallal
est un marqueur de pratique spécifique, et on
voit aussi ce qui se passe autour du Ramadan.
Nous avons des signes polysémiques, et d’ailleurs, on le sait, l’intégration n’est jamais un
processus linéaire.
H Alors que peut signifier, que
devrait signifier l’intégration pour les
musulmans français ?
À quoi doivent-ils renoncer, depuis que
la laïcité française fait de la religion
une affaire privée ?
> G.K. : Tous les musulmans français ne
partagent pas la même conception de leur
identité, et c’est parfois lié aux pays d’origine
de leurs parents. Il y a des problèmes qui se
posent lorsque la laïcité est mise ou remise en
cause, qu’ils considèrent comme islamophobe.
Ce terme est contestable, mais il est désormais
utilisé dans le langage politique européen et
français, comme un faux symétrique de l’antisémitisme, qui tend à assimiler toute critique
envers l’islam à une expression de racisme.
On a le droit de critiquer toute religion ou doctrine dans le cadre de la liberté de pensée et
de conscience. On a le droit d’abandonner
le judaïsme, l’islam ou le christianisme. Ce
n’est pas un délit, alors qu’encourager à la
discrimination d’une personne en raison de
son appartenance religieuse ou ethnique est
répréhensible. Il y a régulièrement des débats,
comme sur le fait de suspendre des moniteurs
de colonies en raison de la pratique du jeûne,
dans le cas de Gennevilliers récemment. Estce une expression de l’islamophobie ou une
rupture de contrat de travail ? C’est un débat
que le tribunal doit trancher.
H Le Conseil Français du Culte
Musulman est-il un échec ? Et quelle
serait, selon vous, la bonne organisation des musulmans dans leur rapport
au pouvoir ?
> G.K. : Oui il s’agit clairement d’un échec,
cette structure a fait son temps, même si elle
n’est pas totalement responsable de son échec.
C’est l’ultime avatar de plusieurs initiatives
prises par les pouvoirs publics, depuis Pierre
Joxe avec le CORIF. En raison de l’absence de
représentation de nos concitoyens musulmans,
le CFCM a eu une fonction politique de substitution, comme un cache-misère. Il a mélangé la
fonction cultuelle avec une dimension politique,
quand Nicolas Sarkozy l’a créé en 2003 avec
l’intention d’en faire une instance qui permette
à des musulmans plutôt conservateurs de traduire ce conservatisme par un vote à droite,
alors que socialement les musulmans appartiennent plutôt aux classes populaires et qu’ils
votent généralement à gauche. Cette stratégie
n’a pas marché et Sarkozy s’en est désintéressé complètement.
L’autre paradoxe c’est que le CFCM avait
pour objectif de représenter un islam
français, le but étant surtout de libérer les
musulmans des influences étrangères, et
notamment dans les années de la guerre
civile en Algérie, d’éviter que la Mosquée
de Paris soit sous le contrôle d’un Etat
étranger. De fait, les personnes qui se sont
investies dans le CFCM n’étaient pas celles
qui devaient s’y trouver, comme les enfants
des travailleurs immigrés qu’on appelle les
« darons », mais plutôt des « blédards » nés
au Maghreb venus en France pour étudier. Soit
elles n’avaient pas le niveau culturel ou éducatif
nécessaire, soit elles préféraient s’investir dans
la société française et pas dans des institutions
communautaires. Il s’est créé un décalage entre
les diverses fédérations, comme l’UOIF, qui se
déclarent comme associations des musulmans
de France, mais ne sont pas représentatives
du tissu social des jeunes musulmans issus de
l’immigration. Les choses vont probablement
changer, car le CFCM est aujourd’hui paralysé
et le pouvoir est détenu par un groupe qui est
une émanation marocaine, le RMF. On a voulu
créer une instance pour enlever l’islam des
mains de l’Algérie, mais au final on l’a remise
entre les mains des marocains. Du fait de la
présence aujourd’hui au parlement de députés
d’origine musulmane, la question est moins politique que cultuelle. Un pas a été franchi et de
ce fait le CFCM n’a plus besoin d’exister en tant
que cache-misère d’une représentation politique. Une telle instance devra se consacrer aux
questions cultuelles, comme le Grand rabbinat,
la Conférence Episcopale et devra aussi devenir
l’émanation du tissu social musulman français.
Une des personnes interrogées me disait que
c’est dans ces institutions qu’il y a le plus de
discrimination sociale envers les « rebeus » !
H Vous parlez dans votre livre d’un
échec de la commission Stasi qui
aurait préféré une laïcité de séparation
à une laïcité d’intégration ? Quelle est
la différence ?
> G.K. : En 1905, la laïcité est une volonté
de séparation entre l’Eglise et l’Etat, pour
empêcher l’intervention du clergé dans la vie
politique. Aujourd’hui l’enjeu n’est plus le
même, avec l’islam, car il s’agit d’intégrer une
population.
La laïcité doit constituer un moyen d’intégration culturelle, elle doit être un lieu de
partage des composantes de la société
française. À la commission Stasi, lorsque
nous avons prohibé l’usage des signes
religieux ostentatoires c’était dans cette perspective, pour éviter que la classe ne devienne
un espace public fragmenté entre groupes fermés qui n’aurait que le minimum de relations
entre eux. L’idée était de maintenir une cohésion sociale. Nous avions, en même temps, fait
un certain nombre de recommandations pour
que le diversité puisse s’exprimer à la « table
de la république ». La majorité des fêtes, étant
issu du calendrier chrétien, il ne nous semblait
pas impensable d’y ajouter des fêtes ou jour
chômés d’autres groupes religieux comme l’Aïd
el Kebir ou le Yom Kippour. Malheureusement,
ces propositions n’ont pas été adoptées. Elles
ont été rejetées par J.Chirac, dont le premier
objectif politique était de neutraliser Sarkozy,
qui venait de créer le CFCM, à travers la commission. Le second objectif était de s’emparer
de la laïcité, thème privilégié de la gauche, et
de le récupérer à son avantage. Mais ce processus lui a échappé et il est devenu le cheval
de bataille de l’extrême-droite. La laïcité, qui
Ramadan à la grande
mosquée de Paris.
est un facteur d’émancipation et d’intégration a
été récupérée par des forces d’extrême-droite
comme Marine Le Pen ou Riposte Laïque. Elle
est devenue un des symboles de la lutte contre
l’islam. La commission Stasi a joué un rôle fondamental pour désamorcer la grenade du port
du voile à l’école, qui empoisonnait l’existence
des directeurs d’école de 1989 à 2004. La
question a été réglée. Les filles qui arrivent
voilées à l’école, l’enlèvent dès qu’elles
franchissent le portail de l’établissement.
C’est aujourd’hui accepté, même si ça n’est
pas admis sur le fond par certains milieux
islamistes.
H
Pourquoi, à la différence des
Juifs, les prénoms donnés par leurs
parents restent des prénoms arabes et
non français ? N’est-ce pas justement
un frein à l’intégration ?
> G.K. : Ce ne sont pas des prénoms arabes,
mais musulmans, comme les prénoms
bibliques. Ils se réfèrent à une des qualités
de Dieu, qui a 99 noms en arabe, comme le
puissant ou le miséricordieux, souvent avec le
préfixe « abd » qui signifie « le serviteur de ».
Ce sont des prénoms connotés, qui sont considérés comme un enjeu identitaire fondamental.
Lorsque les Harkis ont donné des prénoms
français à leurs enfants pour mieux s’intégrer, cela a été perçu rétrospectivement
comme une trahison. Il y a des manières
de ruser en donnant deux prénoms, soit en
donnant un prénom qui passe comme plus
‫המבשר‬
neutre comme Nadia, Yannis, Sara. Même dans
les couples mixtes, il y a très peu de prénoms
chrétiens. C’est un marqueur identitaire fort
pour les musulmans. Paradoxalement, plus il
y a eu d’intégration sociale, culturelle, linguistique plus le renforcement identitaire par le
prénom ou la nourriture est important. Pour
autant ces jeunes se sentent plus français que
leurs parents. Ils souhaitent s’affirmer comme
musulmans, avec leurs prénoms, en tant que
citoyens français et appartiennent parfois aux
couches élevées de la population. La question
qui se pose au fond n’est pas celle de l’identité
musulmane, mais celle de l’identité française.
Comment la concevons-nous ? La question du
prénom ou du Hallal est une forme d’affirmation
de soi comme un groupe de pression à l’intérieur d’un ensemble dont on estime qu’on fait
partie. Le Hallal est un groupe de pression de
consommateurs.
H Quelle est, à votre avis, la
proportion de salafistes ou d’intégristes
au sein des musulmans français et
comment sont-ils influencés par le
conflit israélo-palestinien ?
> G.K. : La mouvance islamiste, qui a une
vision politique de l’islam, est liée au mouvement des Frères musulmans, dont on voit qu’il
est train de récolter les fruits des révolutions
dans les pays arabes. Ces musulmans sont
profondément structurés par leur engagement
dans le conflit israélo-arabe. La solidarité avec
les Palestiniens est très forte, même dans les
milieux laïques. Les salafistes sont avant tout
dans une logique religieuse et ne s’intéresse
pas beaucoup au conflit du Proche-Orient.
Un de leurs imams, le cheikh Albani, disait la
bonne politique c’est de ne pas faire de politique. Il faut organiser son départ de la société
française impie, dans laquelle on ne peut pas
vivre selon les principes de la foi musulmane
et se rendre en Arabie saoudite, mais ce pays
ne veut pas d’eux. Ils vont parfois au Yemen ou
en Egypte, mais souvent ils retournent au bled,
où ils n’ont pas les moyens de gagner leur vie
et ils finissent par revenir travailler en France
pour faire vivre leur famille là-bas. Le salafisme
est une volonté de désintégration de la société
française ou de défrancisation.
H Devons-nous nous attendre à
une radicalisation de nature intégriste,
comme certains l’envisagent à travers
des prévisions démographiques
alarmistes, ou bien estimez-vous que
le modèle français peut permette une
intégration réussie ?
> G.K. : L’affaire Merah est une dérive inquiétante, qui est le cauchemar absolu de tous les
observateurs, puisqu’il y a dans son profil un
mélange de délinquance, de décomposition du
lien familial avec un parent absent, et d’islam
radical qu’il a rencontré en prison. J’avais déjà
décrit ce profil dans un autre livre « Terreur et
martyre » où l’on voit une personne très déterminée et formée pour agir seule sans appartenir à une organisation structurée. Une multiplication de phénomènes « à la Merah »
rendrait la situation ingérable et l’intégration impossible ou très compliquée. ■
Septembre 2012 - n° 180 / Le Messager • 9
La Brit Mila / Histoire, Mythes et Préjugés
POLÉMIQUE SUR LA CIRCONCISION
La Brit Mila
Histoire, Mythes et Préjugés
La récente polémique en Allemagne sur la condamnation de la circoncision par
un tribunal de Cologne, qui la définit comme contraire aux droits fondamentaux
de l’enfant, nous donne l’occasion de vous présenter une mise au point sur les
origines, le sens et la pratique de ce rite essentiel dans la tradition juive. Plusieurs
de nos lecteurs et membres de la communauté s’indignent de la méconnaissance
de nombreuses personnes qui la comparent à l’excision féminine ou d’autres qui
ignorent totalement son mode opératoire.
L
’origine de la circoncision est
très ancienne, puisque l’on possède la preuve qu’elle était déjà
pratiquée au cours de la préhistoire. De nombreuses civilisations ont
pratiqué cet acte, pour différentes
raisons, allant de l’appartenance
à la médecine. Elle apparait même
sur une des pyramides de Louxor
en Egypte. Dans la tradition juive,
Abraham se serait circoncis luimême à l’âge de 99 ans.
« Vous retrancherez la chair de
votre excroissance, et ce sera le
symbole d’alliance entre vous
et moi. À l’âge de huit jours,
que tout mâle, dans vos générations, soit circoncis par vous. »
(Genèse XVII- 11-12). Le texte
nous rapporte qu’Abraham a
circoncis son fils Ishmaël ainsi
que tous les mâles de sa demeure, y compris les esclaves.
Son fils Isaac a lui aussi été
circoncis huit jours après sa naissance. La promesse d’une terre DR
pour la descendance d’Abraham est liée à cette alliance et son nonrespect est considéré dans la Halakha
comme Karet, qui signifie en hébreu
coupure, c’est-à-dire quelqu’un qui se
retranche du peuple juif. Dans le traité
Shabbat, le Talmud considère que le
10 • Le Messager / n° 180 - Septembre 2012
sang de l’alliance est la condition même
de l’existence du ciel et de la terre. Selon
la tradition juive, la brit d’Abraham a eu
lieu le dixième jour de Tichri, date fixée
pour le Yom Kippour, où les péchés du
peuple d’Israël sont pardonnés.
Coussin de circoncision
Autriche 1780
(Jewish Museum - New-York).
L’enfant est remis au parrain
qui tient l’enfant sur le coussin
pendant que le Mohel officie.
Les rabbins s’accordent sur le fait que
le rite de la circoncision existait avant
Abraham, comme cela apparait dans
plusieurs Midrachim, notamment dans
les « Houpot Eliahou Rabba », cependant
il est clair que cette pratique est
plus un signe d’appartenance
nationale qu’un rite religieux,
comme le montre l’exemple
du mariage de la fille de Jacob
avec Hivit, le prince de Sichem,
dont la condition mise pour
l’acceptation de l’union est
l’accomplissement de cet acte
par le prétendant.
Lorsque Moïse ne circoncit
pas son fils, c’est son épouse
Tsipora qui s’en charge :
« Tzipora saisit un caillou, retrancha l’excroissance de son
fils et la jeta à ses pieds disant :
« C’est donc par le sang que tu
es uni à moi. » (Exode IV – 25).
Avant d’entrer en Terre promise, Josué circoncit lui-même
les mâles qui ne l’ont pas été
pendant la période d’errance.
La circoncision a été abandonnée pendant une courte période, au cours du
règne de la reine Jezabel, mais elle fut
rétablie rapidement par Eliahou.
« Grande est la circoncision, puisque
Abraham, notre ancêtre, malgré tous
‫המבשר‬
Contrat d’Abraham ou une circoncision - Tableau d’Edouard Moyse 1869 (Collection Dessler - Cleveland).

Vous retrancherez la chair de
votre excroissance, et ce sera
le symbole d’alliance entre
vous et moi.
DR

les actes méritoires qu’il avait accomplis, ne fut appelé parfait qu’après avoir
été circoncis : « Marche devant ma face
et sois parfait –Genèse 17-1 », affirme
Rabbi Meïr, un sage de la quatrième
génération des Tannaïm (vers 130°)
dans le Talmud de Babylone (Traité
Nedarim 31b.).
Le terme hébraïque qui désigne le prépuce est « orla », et de nombreux textes
évoquent les incirconcis par le terme
« arelim », qui signifie bouché, aussi
bien au propre qu’au figuré. L’expression a été reprise en hébreu moderne pour
parler d’une personne qui n’écoute pas,
ou dont le cœur est fermé. À l’époque
hellénistique, la circoncision fut parfois
abandonnée ou cachée (à l’aide d’une
intervention nommée « épispasme »)
par des Juifs qui souhaitaient participer
à des compétitions sportives. Le livre
des Macchabées raconte qu’Antioche
Epiphane fit interdire la circoncision et
martyrisa les mères qui l’appliquaient à
leurs enfants. Les Hasmonéens levèrent
cette interdiction et la Brit mila redevint le rite obligatoire pour tout mâle, y
compris dans le cas des conversions. La
pratique s’étendit dans l’Empire romain,
jusqu’à la promulgation par Hadrien
d’un décret d’interdiction. Selon certaines
sources, cette décision de l’Empereur
romain est une des principales causes
de la révolte de Bar Kokhba. Un général romain demanda un jour à rabbi
Oshaya pourquoi Dieu n’avait pas conçu
l’homme selon sa volonté, celui-ci répondit que l’homme devait se parfaire
au cours de sa vie par les Mitsvot et que
la première était la pratique de ce rite.
Avec l’avènement du
christianisme et l’adoption
de la « circoncision
du cœur », la Brit devint
le signe distinctif extérieur
entre Juifs et non-Juifs.
Selon Paul de Tarse, la foi seule est suffisante pour se convertir au christianisme.
Selon la Halakha, le devoir de tout
père juif est de circoncire ou de faire
circoncire son ou ses fils. Si ce père
est absent, cette tâche est sous la responsabilité d’un Beth Din (tribunal
rabbinique). Même si la circoncision
peut être pratiquée par tout Juif, cette
tâche est généralement confiée à un
Mohel, dont le Talmud dit déjà qu’il est un
« artisan ». La circoncision doit se
dérouler huit jours après la naissance si
l’enfant est en bonne santé, mais elle peut
être reportée pour des raisons médicales.
Ce rite est appliqué même si le huitième
jour tombe un shabbat. Les techniques
utilisées par les mohelim et les outils
sont nombreux. Les cérémonies de Brit
Mila se déroulent en général dans les
synagogues, mais il ne s’agit nullement
d’une obligation. Le parrain de l’enfant
siège sur le fauteuil d’Eliahou, mais
aujourd’hui il est fréquent que cet acte
se déroule au domicile des parents ou à
la clinique d’accouchement.
Septembre 2012 - n° 180 / Le Messager • 11
DR
La Brit Mila / Histoire, Mythes et Préjugés
En 1843, les
responsables religieux
du mouvement de
Réforme de Francfort,
envisagèrent
l’abandon de la
circoncision, mais cette
proposition donna lieu
à une controverse telle
qu’ils renoncèrent à
adopter cette décision.
Ce débat engagea une vive polémique
car les rabbins s’efforcèrent de trouver dans le judaïsme des raisons expliquant leur volonté d’abolition du rite.
Leopold Zunz rédigea à cet effet, en
1844, un important traité sur la circoncision. Elle représente un accueil dans
la communauté, et lorsque l’enfant
est remis au parrain les fidèles disent
« Baroukh Haba », bienvenue dans la
communauté d’Abraham. Les sépharades y ajoutent un « pyiout », un chant
de bénédiction supplémentaire. Au milieu du dix-neuvième siècle le docteur
Terquem de Metz publia « un guide pour
le circoncision » qui fait référence, dans
lequel il décrit les diverses phases du
rite. Au terme de la Brit Mila, le père du
Couteau de circoncision et étui -Allemagne 1720
(Jewish Museum - New-York).
nouveau-né récite la bénédiction du She-Hehyanou
et l’assemblée lui souhaite
d’entrer plus tard, pour sa
Bar Mitsva, dans le monde
de la Torah, puis celle de la
Houpa (le mariage) et les
Maasim Tovim, les bonnes
actions. Les rabbins sont
extrêmement soucieux des
risques d’hémorragie et demandent une surveillance
attentive dans les heures
qui suivent l’opération. La nomination
de l’enfant se fait lors de la Brit
et il est souvent d’usage de ne
pas révéler le prénom avant la
circoncision.
maîtrise de la société sur les hommes.
La circoncision est parfois assimilé par
les anthropologues à un symbole de
domination de la culture sur la nature, et
de la capacité de l’homme à ne pas être
prisonnier de ses pulsions primaires. En
ce sens, la circoncision est aussi comprise comme un signe de liberté, de refus
de soumission aux forces primaires et
une volonté de ne pas se soumettre aux
instincts naturels.
Maimonide affirme dans le Guide des
Egarés : « On sait combien les hommes
s’aiment et s’entraident mutuellement,
quand ils ont tous la
même marque distinctive, qui est pour
eux une espèce d’alans une petite ville de
Pologne, un homme,
liance et de pacte ;
voyant une horloge
et de même la
La tradition de la circoncision est
dans la vitrine d’une boutique
circoncision est une
très ancienne et apparait même
y pénètre et demande au
Alliance conclue par
marchand de lui vendre une
dans un texte de l’Evangile de Luc
Abraham notre père
montre.
Le
marchand
lui
(1-59). Philon d’Alexandrie est
répond : « Je ne suis pas
pour la croyance à
semble-t-il le premier philohorloger, je suis Mohel », le
l’unité de Dieu, de
sophe à avoir avancé l’argument
client rétorque : « Si vous êtes
sorte que tous ceux
Mohel, pourquoi mettez-vous
médical en faveur de la circonciqui se font circoncire
une horloge en vitrine ? « et le
sion. Selon certaines recherches
entrent seuls dans
Mohel réplique :
scientifiques, elle réduit les
« Que vouliez-vous que
l’Alliance d’Abraje mette ? »
risques de cancer du pénis,
ham. « (Guide des
probablement parce qu’elle emEgarés III – 49).
pêche l’accumulation de sécrétion dans
La circoncision parachève, selon la trale prépuce et préserve de maladition juive, l’œuvre de la création et
dies comme le phimosis. Cela dit
met l’enfant sur la voie de la perfection,
les préjugés selon lesquels cette
en l’éloignant de la nature pour l’inscrire
opération aurait une influence dans l’histoire, et plus précisément dans
sur l’activité sexuelle semblent l’événement fondateur du destin national
infondés, même si on estime juif, la sortie d’Egypte et l’élection.
qu’elle diminue les risques de
Le débat soulevé en Allemagne,
contamination du Sida, malgré le
dans des circonstances qui n’ont
peu de recul que les chercheurs rien à voir avec la Brit Mila, a
ont sur cette question. Spinoza finalement été arrêté par la couraaffirme que la circoncision seule geuse décision du gouvernement allepeut assurer la survie du peuple mand d’Angela Merkel de ne pas légijuif (Traité Théologico-Politique férer dans un domaine où le tribunal
3-53), car elle représente une n’a pas à intervenir, tant que la loi
pratique nationale plus que reli- civile est appliquée et que la vie des
gieuse et est observée même par enfants n’est pas mise en danger. ■
les incroyants et les laïcs. CerMichaël Bar-Zvi
tains psychologues et anthropologues l’associent au rite de castestez vos connaissances
tration, dont elle serait une forme
Cet article fait mention de plusieurs expressions
hébraïques. Avez-vous mémorisé leur signification ?
atténuée, ou comme une méthode
Houpot Eliahou Rabba, Orla,
pour lutter contre la débauche
Arelim, Baroukh Haba, Pyiout
sexuelle, car elle démontre la
D

DR
QUIZZ ivrit
Rideau de circoncision.
12 • Le Messager / n° 180 - Septembre 2012
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