De la sociologie à la sociolinguistique

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De la sociologie à la sociolinguistique
De la sociologie à la sociolinguistique:
éléments historiques et théoriques
Davy Bigot
Université du Québec à Montréal
Après être revenu sur les deux principaux mouvements qui ont fondé la
sociologie contemporaine, l’auteur revient sur leurs influences directes sur
la sociolinguistique. Dans un premier temps, nous verrons comment les
programmes de Marx et de Durkheim formeront la base d’une des théories
majeures de la sociolinguistique, la théorie de la “stratification sociale”
développée dans les travaux de Labov (1976). En second lieu, nous
reviendrons sur le courant wébérien dont les fondements inspireront la
théorie des “réseaux ” présentée dans l’étude de Milroy (1980). De ces
deux synthèses, nous en tirerons la conclusion que le paradigme
sociolinguistique ne peut se résumer à une simple opposition micro/macro
social. Nous terminerons alors notre exposé avec la théorie sociale de
“l’habitus linguistique” exposée dans Bourdieu (1982). Après un bref retour
sur ses fondements, nous verrons comment celle-ci permet d’obtenir une
solution, peut-être plus équilibrée, au problème de la sociolinguistique.
1. Introduction
Dans son ouvrage intitulé La construction de la sociologie, Berthelot (2001) pose un
problème fondamental concernant l’élaboration de cette science. Il distingue deux
paradigmes qui s’opposent radicalement et qui construisent tous deux des objets différents.
Les définitions du social sont diverses: il peut être vu comme un ensemble de
règles et de contraintes qui s’imposent à l’individu dans une société donnée et dont
il importe de saisir l’origine et les effets. Mais il peut être également conçu comme
la signification pour autrui qu’impliquent nos divers comportements. (Berthelot
2001:5)
La sociologie délimite tout d’abord son champ d’investigation et ses objets d’étude en
prenant pour modèle principal celui des sciences de la nature, puis en s’opposant plus tard
aux explications en termes de contrat. L’étude se porte d’abord sur la sociologie du fait
social. Parallèlement et en opposition à ce programme émerge un autre courant sociologique
tout aussi important, qui fera place à ce qui sera défini comme la sociologie de l’action
sociale. Cette tradition naîtra au XIXe siècle et placera l’action sociale au centre de l’étude
sociologique.
À ses débuts, la sociologie apparaît donc comme tiraillée par deux grands courants
opposés. Deux approches se distinguent. La première envisage l’étude des phénomènes
structurels et privilégie l’aspect quantitatif de la science: c’est l’approche macro-sociale. La
seconde, elle, se base radicalement sur l’individu socialisé en favorisant l’aspect qualitatif
des résultats: c’est l’approche micro-sociale. Deux questions fondamentales se posent alors.
T
W
P
L
Toronto Working Papers in Linguistics 25: 85–94
Copyright © 2005 Davy Bigot
DAVY BIGOT
Doit-on suivre le premier chemin tracé et traiter les phénomènes sociaux comme des objets
scientifiques à part entière et extérieurs à l’individu ? Au contraire, doit-on impérativement
intégrer dans l’étude, cet individu et la construction du sens qu’il opère à chaque
manifestation sociale ?
Après avoir décrit brièvement ces deux traditions fondatrices de la sociologie, nous
soulignerons les influences de la sociologie sur la sociolinguistique. Nous verrons comment
le paradigme de la sociolinguistique ne peut se résumer seulement à l’opposition
micro/macro social à travers la présentation de deux théories principales: la “stratification
sociale” et la théorie des “réseaux”. Enfin, nous terminerons notre exposé par la théorie
sociale de “l’habitus” exposée dans Bourdieu (1982). Après un bref retour sur ses
fondements, nous verrons comment celle-ci permet d’obtenir une solution, peut-être plus
équilibrée, au problème de la sociolinguistique.
2. Quelques notions historiques et théoriques en sociologie
2.1 Pour une sociologie du “fait social”
Pour Auguste Comte, la sociologie n’est autre que: “l’étude positive de l’ensemble des
lois fondamentales propres aux phénomènes sociaux” (Comte 1832:259 cité dans Ferréol et
Noreck 2000:10). Tous les domaines scientifiques devant être étudiés selon les mêmes règles
et les mêmes méthodes, il fondera ses principes sur le modèle de la biologie qui lui fournira
des données objectives et une méthodologie pour la connaissance de ce qui deviendront
quelques années plus tard des faits sociaux. Tout comme pour la biologie, l’essentiel revient
à partir du tout pour en comprendre les parties; une explication des faits sociaux déduite des
seuls comportements individuels ne peut convenir et doit être totalement exclue. La
connaissance des faits sociaux relève de l’observation. Les lois de la société sont
parfaitement comparables aux lois de la nature. Ces lois sont les mêmes que celles qui
s’imposent aux individus. Ferréol et Noreck (2000:13) résument son programme ainsi:
-La société se substitue à la nature pour fonder une épistémologie nouvelle (société =
humanité).
• Comme la nature, elle est régie par des lois immuables et indépendantes des actions
humaines.
• La connaissance de ces lois reste soumise aux mêmes exigences méthodiques que
celles qui étaient à l’œuvre parmi les sciences de la nature au XIXème siècle.
Comte deviendra l’instigateur du mouvement positiviste qui donnera naissance à un
grand nombre de théories marquantes dans la construction de la sociologie.
Parallèlement à sa vie politique, Marx va élaborer certaines théories sociales au poids
conséquent. Son projet rejoint particulièrement celui d’Auguste Comte. Pour lui comme pour
le précédent, l’essentiel est de partir des structures pour aboutir à l’individu en lui-même:
“Dans la production sociale de leur existence, les hommes nouent des rapports déterminés,
nécessaires, indépendants de leur volonté” (Marx 1859 cité chez Ferréol et Noreck 2000:21).
Ces structures, qui sont imposées aux acteurs sociaux, évoluent selon certaines lois
identiques à celles de la nature. Selon ce dernier, toute société se définit par ses structures qui
permettent aux hommes de vivre matériellement. Ces mêmes structures forment un système,
un mode de production qui se divise en forces productives (ensemble des ressources
matérielles et humaines) et en rapports de production (relations de propriété et de contrôle
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des forces de production). L’œuvre de Marx consistera à démontrer que les capitalistes, et
plus généralement les classes sociales, ne peuvent gérer leur conduite respective. L’individu
semble dépendre des structures dans lesquelles il évolue. On retrouve ici le fondement même
posé par Comte quelques années auparavant. Pour résumer l’apport du marxisme, nous
reprendrons à nouveau trois axes présentés dans Ferréol et Noreck (2000:26):
• La notion de modèle (l’analyse en terme de mode de production).
• La mise en situation des idées. Le marxisme montre que les projets, les idées, les
valeurs ne peuvent être étudiés indépendamment des enjeux entre les groupes
sociaux.
• La valeur heuristique de l’hypothèse des acteurs collectifs dans l’analyse du
changement.
Son œuvre, liée à la sociologie de Comte, inspirera d’une certaine manière l’œuvre du
principal représentant de la sociologie du fait social, Émile Durkheim.
En 1895, Émile Durkheim publie Les règles de la méthode sociologique suivie en 1897
du Suicide. Étude de sociologie. Il sera considéré comme le fondateur de la sociologie. Il
pose très vite les fondements de celle-ci et en expose ses théories de la manière suivante: “La
première règle, et la plus fondamentale est de considérer les faits sociaux comme des choses”
(Durkheim 1987:18) Il fondera sa théorie sur une définition particulière de ces mêmes faits:
Un fait social ne se reconnaît qu’au pouvoir de coercition externe qu’il exerce ou
est susceptible d’exercer sur les individus et existe indépendamment des formes
individuelles. (Durkheim 1987:11)
Est fait social toute manière de faire, fixée ou non, susceptible d’exercer sur
l’individu une contrainte extérieure ; ou bien encore, qui est générale dans
l’étendue d’une société donnée tout en ayant une existence propre, indépendante de
ses manifestations individuelles. (Durkheim 1987:18)
Pour Durkheim, l’objet du sociologue doit obéir aux mêmes règles que les autres
sciences dites naturelles. Il s’inspire, lui aussi, directement du Cours de philosophie
positiviste d’Auguste Comte. Durkheim considère que tout n’est que principe de causalité,
principe s’appliquant tant aux corps bruts qu’au corps organisés.
Sa plus grande victoire viendra en 1897 avec Le suicide. Étude de sociologie. À partir
d’un examen ordonné et détaillé d’une multitude de données, il parviendra à dégager une
typologie théorique des causes du suicide qui rappelle vivement la problématique de
l’intégration de l’individu dans la société et l’influence du désordre social sur la vie
individuelle. Les faits sociaux ne sont alors plus des idées, ni des représentations ou des
sentiments. Ils doivent être considérés comme proprement externes aux individus auxquels
ils sont imposés. L’œuvre de Durkheim se résume finalement en trois points essentiels
(Ferréol et Noreck 2000:20-21):
• Le fondement objectif de la sociologie.
• La recherche des relations entre variables à l’intérieur d’une même société afin de
construire des hypothèses pour relier les résultats à un modèle explicatif.
• Confronter les lois générales et/ou particulières selon un maximum de données.
Située à l’intérieur de la problématique de sa thèse, l’analyse des formes de solidarité
sociales mais aussi des causes structurelles et collectives des modes de comportement et de
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pensée chez l’individu, composeront les grandes lignes du programme durkheimien qui
dominera toute la sociologie française durant les premières décennies du XXième siècle.
2.2. Pour une sociologie de l’“action sociale”
Dans ses deux principaux ouvrages, De la démocratie en Amérique (1840 cité chez
Ferréol et Noreck, 2000:27) et L’ancien régime et la révolution (1856 cité chez Ferréol et
Noreck, 2000:27), Tocqueville s’attache à souligner la spécificité de deux systèmes
démocratiques différents. Tocqueville oppose dans sa problématique le concept de l’égalité
contre la liberté. Pour ce dernier, seule la démocratie révèle l’essence de la société moderne.
Cette même démocratie engendre une nouvelle société et un nouveau type d’homme, de par
un système d’égalisation des conditions (tous les êtres naissent égaux et gardent le droit de
vivre de manière autonome). Ce lien entre les hommes pose, selon lui, un problème de
relations entre ces deux valeurs. Alors que la liberté permet la différenciation, l’égalité tend à
uniformiser les individus.
Au départ de son raisonnement, Tocqueville fait place à l’individu de raison mais
également de foi religieuse. La religion est, selon lui, source de certaines fonctions sociales
élémentaires. Elle permet une intégration communautaire mais aussi l’intériorisation de
certaines limites et contraintes imposées au désir individuel. Les autres institutions sociales
et politiques se déduisent alors de l’agrégation des pratiques individuelles (influencées des
nouvelles valeurs d’égalité et de liberté) et de leurs contradictions (si l’individu parvient en
effet à s’émanciper, il s’isole un peu plus de la société). Trois points clés peuvent être isolés
dans la théorie de Tocqueville (Ferréol et Noreck 2000:32):
• La force des idées dans l’analyse du changement social (l’idée égalitaire,
notamment pour les sociétés modernes).
• L’interdépendance des institutions, des “mœurs” et des représentations mentales
d’une société donnée.
• Le caractère ouvert du devenir historique: la possibilité pour les sociétés
démocratiques de basculer soit vers la tyrannie soit vers un équilibre parfait entre
égalité et liberté.
Instigateur d’un nouveau mouvement sociologique, Alexis de Tocqueville se distingue
des trois auteurs précédents par la primauté des idées sur le comportement social. Ce concept
va s’étendre et gagner de l’importance avec la venue d’un nouvel auteur, Max Weber.
Max Weber s’oppose radicalement à Émile Durkheim. Ce dernier propose l’étude des
faits sociaux, Weber, lui, s’oriente vers l’activité sociale. Il en exprimera ses principales
idées et leurs applications dans L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme (1904-1905
cité chez Ferréol et Noreck, 2000:38). L’objet principal pour Weber concerne les
comportements sociaux doués de sens, mais aussi tournés vers autrui. L’action de l’individu
s’avère sociale dans la mesure où elle se rapporte au comportement d’autrui par rapport
auquel s’oriente son déroulement. L’activité humaine n’est donc plus réduite à un rapport de
causes à effets. Du fait de la signification subjective qu’attachent les acteurs sociaux à leur
action, celle-ci tient compte directement d’autrui, et en est affectée dans son cours.
Cette théorie de l’action sociale s’apparente rapidement à un processus d’influence:
l’action d’un individu est dirigée vers un autre individu dans le but de modifier son
comportement. Son programme offrira, entre autres, la détermination du sens subjectivement
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visé par les acteurs sociaux, mais aussi la constitution des idéaux-types (l’influence de
Tocqueville est ici, évidente) qu’il désigne comme moteur et orientation de l’activité étudiée.
La seule méthode appropriée sera celle de la compréhension par interprétation (c’est la
méthode de la sociologie compréhensive): saisir les significations sociales construites et
partagées par les acteurs ne peut se faire sans compréhension de l’action elle-même. En
définitive, Weber propose une démarche clairement centralisée sur l’individu (acteur social)
dans ses rapports à autrui. Trois points essentiels ressortent de son programme (cité chez
Ferréol et Noreck 2000:44):
• Construire des modèles idéaux (influence de Tocqueville et des idéaux-types) et
confronter la réalité empirique à cette pluralité des idéaux.
• Cette confrontation amène l’observateur à se situer selon des points de vue
différents.
• Ces différences doivent être acceptées sans chercher une explication totalisante et
ultime de la réalité sociale dont le sens reste en dernière analyse irréductible à la
seule explication scientifique.
Weber sera rejoint, plus tard, par Georg Simmel qui défendra l’approche wébérienne des
phénomènes sociaux, et étayera ses arguments sur la base de l’action réciproque et de la
socialisation pour en aboutir à la formation d’une psychologie sociale.
3. Deux théories sociologiques pour trois théories sociolinguistiques
3.1. La “stratification” sociale
C’est dans les années 60 que la sociolinguistique va commencer à prendre un chemin
réellement constructif. Malgré de nombreux travaux réalisés, le concept d’une linguistique
attachée à la réalité sociale semble encore douteux, une grande majorité de linguistes s’étant
résolument tournée vers une simple contemplation de leurs idiolectes. La sociolinguistique
suppose, dès le début, qu’une mise en rapport quantifiée des phénomènes linguistiques et
sociaux est productive. Labov (1976) distingue cependant les variations stables des
changements en cours dans une communauté. Dans le premier cas, les facteurs sociaux ne
jouent aucunement sur les phénomènes linguistiques. Ce sont des contraintes linguistiques et
non la diversité sociale qui conditionnent la variation. Au contraire, les changements en
cours au sein d’une communauté tendent, eux, à démontrer une variation linguistique
dépendante des différences sociales (sexe, âge, classe sociale, etc.) entre les locuteurs.
William Labov se consacre donc à l’étude des situations concrètes et contemporaines, et
donne un élan sans pareil à cette science encore floue qu’est la sociolinguistique. Inspiré
directement des travaux de Meillet (1965), son objet sera l’étude de la langue au sein de son
contexte social, dans son usage purement quotidien. En 1966, Labov publie son étude sur la
prononciation du /r/ dans les grands magasins new-yorkais. Afin de mener à bien son
enquête, il choisit trois grands magasins censés représenter les trois types de classes sociales
généralement admises dans les études sociologiques, à savoir les classes inférieures, les
classes moyennes et les classes supérieures. Ces trois magasins sont Saks Fifth Avenue,
Macy’s et S. Klein. Labov part de l’hypothèse principale suivante:
We begin with the general hypothesis suggested at the end of the last chapter: if
any two sub-groups of New York City speakers are ranked in a scale of social
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stratification then they will be ranked in the same order by their differential use of
(r). (Labov, 1966:64)
Ses variables indépendantes sont respectivement: le magasin, l’emploi du répondant,
l’étage du magasin, le sexe, l’âge, la race puis l’accent étranger si présent dans la
prononciation du sujet. Les variables dépendantes sont les quatre prononciations du /r/ (deux
prononciations par style) dans “fourth floor”. Labov recueille 68 entrevues chez Saks, 125
chez Macy’s et enfin 71 pour le magasin Klein. Les résultats obtenus donnent, entre autres,
le graphique suivant.
80
60
Klein
40
Macy's
Saks
20
0
"fourth"
"floor" informel
"fourth"
"floor"
informel
emphatique
emphatique
Figure 1: Pourcentages de /r/ dans les magasins Saks, Macy’s et Klein (d’après: Labov, 1966, p. 74)
Les différences entre ces trois magasins sont flagrantes. Saks qui représente les classes
sociales élevées, possède un taux de production de /r/ nettement supérieur aux deux autres.
Les résultats obtenus de Macy’s, représentant les classes moyennes, se situent tels que
prédits dans l’hypothèse générale, c’est à dire entre Klein et Saks.
Après avoir rassemblé et longuement étudié les résultats de ses recherches, Labov publie
en 1972 Sociolinguistic Patterns qui présente les nombreux problèmes théoriques et
pratiques qu’il repère tout au long de ses études. Il considérera, entre autres, que l’ensemble
des changements ne se fait pas nécessairement de façon structurée, mais il n’y a qu’en milieu
social actif que ces phénomènes peuvent prendre naissance. De ce milieu actif, Labov en
donne une représentation hiérarchisée sous la forme de la théorie de la stratification sociale :
La stratification sociale est le produit de la différenciation et de l’évaluation
sociale. Le terme n’implique aucunement l’existence de classes sociales ou de
castes spécifiques, mais signifie simplement, que le fonctionnement normal de la
société a produit des différences systématiques entre certaines institutions ou
certaines personnes, qui ont été hiérarchisées d’un commun accord sur une échelle
de statut ou de prestige. (Labov 1976:96)
À travers ses travaux, Labov souligne que l’étude du comportement linguistique permet
bien d’analyser, et cela en détail, la structure des classes. Ce sont les indices linguistiques qui
livrent un ensemble de diverses données quantitatives qui reflètent l’action de plusieurs
variables indépendantes, elles-mêmes images de la structure sociale d’une communauté.
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DE LA SOCIOLOGIE À LA SOCIOLINGUISTIQUE
L’influence de la sociologie sur la théorie de la “stratification” sociale est, ici, évidente.
Les travaux de Marx, basés sur une différenciation des inégalités sociales classées de
manière systématique, constituent la base principale des travaux que nous venons de
résumer. C’est la super-structure sociale prédéterminée et imposée aux acteurs sociaux, qui
permet d’observer et d’expliquer les différentes productions langagières des individus.
Cependant, un niveau plus spécifique doit être pris en compte. La structure sociale n’est pas
universelle, mais propre à chaque groupe de locuteurs. Le concept de communauté sociale
introduit dans les travaux de Weber apparaît donc aussi mais de façon restreinte. Il se
précise, en fait, pour devenir le concept de communauté linguistique hiérarchisée par le biais
d’une structure sociale interne et propre à toute communauté sociale.
3.2 Les “réseaux” sociaux
En 1980, Lesley Milroy reprend les travaux de Labov et développe une nouvelle théorie
inspirée du concept sociologique du réseau. Au delà de leurs propres caractéristiques
sociales, les individus d’une communauté développent, entre eux, différents types de liens
qui varient selon leur degré d’interaction. Ces liens sont appelés “réseaux” ou “essaims” et
peuvent se définir ainsi:
...des configurations relationnelles qui permettent d’analyser des structures sociales
à divers niveaux: famille, groupe d’amis, relations de travail, bande, voisinage,
associations, organisations… (Gadet 2003:66)
On distingue différentes structures de réseaux selon divers critères (sa densité, sa
cohésion, son ampleur, son évolution ou encore son ancienneté). La nature des ces derniers
se définit à partir de la fréquence des interactions entre les acteurs sociaux, l’intensité des
liens, le degré de réciprocité et le contenu des relations (amicale, professionnel, etc.).
Habituellement, la structure des réseaux se détermine d'après quatre principaux critères.
Juillard développe ce concept ainsi:
La taille du réseau d’une personne tient compte de ses contacts directs et indirects;
la densité du réseau d’une personne renvoie au degré de relations qu’entretiennent
entre elles les connaissances de cette personne; la centralité ou la marginalité des
personnes au sein d’un réseau est indicative d’une source de pouvoir ou de son
absence; le degré de regroupement de personnes plus proches les unes des autres au
sein d’un réseau social est indicatif du degré de pressions conformistes qui peuvent
être exercées sur les membres de ces groupes. (Juillard 1997:252)
On parle de réseaux relationnels “lâches” (loose-knit) quand le degré de relation entre les
personnes est faible (c’est ce que l’on trouve généralement dans les grandes villes), et de
réseaux “denses” (close-knit) quand le rapport de proximité entre les sujets est élevé (ce type
d’essaim plus est présent dans les villages, par exemple).
Concernant la nature des essaims, on oppose les réseaux dits “uniplexes” lorsque deux
personnes sont liées par un seul type de relation (par exemple, une relation professionnelle),
aux réseaux dits “multiplexes” lorsque les individus partages différentes formes de liens
(deux personnes peuvent être collègues, voisines et amies, etc.). Le contenu des transactions
(échanges de biens et de services multiples ou limités, etc.), leur réciprocité ou leur
asymétrie (les individus font partie ou non d’une même classe sociale, etc.) ainsi que leur
durée (temps limité ou non) et leur fréquence (quotidienne, occasionnelle, très rare, etc.)
viennent ajouter de nouvelles dimensions à la nature de chaque interaction sociale. Tout
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individu produit son propre réseau (étroit ou étendu) de communication basé sur son
environnement incluant divers milieux (le milieu familial et le milieu professionnel en sont
les plus importants). C’est ce réseau de communication qui contribuera à la production des
divers discours.
L’étendue du réseau gère la production du discours chez l’individu. Plus ce réseau est
étroit, plus l’individu n’a accès qu’à un seul type de langage qu’il reproduira de manière plus
ou moins consciente. À l’inverse, plus l’individu communique dans un réseau large et
hétérogène, plus il a accès à de nombreux types de discours et à la norme du langage.
L’acteur lui-même pourra alors décider de reproduire une forme particulière ou non de ceuxci. Milroy (1980) précise également, que ce ne sont pas la présence de classes sociales qui
engendre ou non les variations linguistiques, mais bien le réseau dans lequel l’individu se
trouve. Elle précise que:
I would add that structurally, upper-class networks resemble low-status close-knit
networks in many ways. Upper-class Englishmen also generally lack social
mobility (though for different reasons), occupy well-established territories, and are
bound to each other by multiplex ties of kin, school, common financial interests
and voluntary association. (Milroy 1980:179)
Elle souligne par la même occasion l’importance de deux autres facteurs renforçant le
lien qui unit le langage et le réseau communicationel. En effet, elle fait remarquer qu’au-delà
de la forme du réseau se trouve également des notions de solidarité et de loyauté envers les
individus qui composent l’environnement linguistique du locuteur (cette notion, présente
surtout dans les réseaux étroits, tend à légitimer l’emploi de formes non standards).
Cependant, si ce facteur de solidarité doit être pris en compte comme un important
déterminant de la variation linguistique, elle précise que le statut du locuteur est aussi
important et conditionne tout autant la production du discours.
Comme pour la théorie de la “stratification” sociale, la sociologie semble bien avoir joué
un rôle crucial dans l’élaboration de la théorie de Milroy. Tout comme dans les travaux de
Weber, la structure sociale fait place aux actes doués de sens et tournés vers autrui, vers le
réseau social de l’acteur. Ce n’est plus une seule et unique structure sociale imposée qui
détermine les variations langagières. L’individu crée son propre “essaim” et d’une certaine
manière, délimite ses productions linguistiques personnelles. Cependant, la structure sociale
n’est pas définitivement effacée puisque c’est le statut du locuteur qui conduira les relations
de loyauté et de solidarité dans chacun des groupes. L’ordre d’importance entre la structure
sociale et la socialisation propre aux individus devient, en fait, l’inverse de celui rencontré
dans la théorie de la « stratification » sociale.
3.3 De la théorie de l’“habitus” vers le “marché linguistique”
Si la théorie de l’habitus de Bourdieu tient une importance grandissante dans les études
sociologiques, elle semble s’appliquer aussi à la sociolinguistique. Socialement déterminé,
l’habitus linguistique est pour Bourdieu:
...la capacité de parler définie inséparablement comme capacité linguistique
d’engendrement infini de discours grammaticalement conformes et comme
capacité sociale permettant d’utiliser adéquatement cette compétence dans une
situation déterminée. (Bourdieu 1982:14)
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DE LA SOCIOLOGIE À LA SOCIOLINGUISTIQUE
L’appartenance à un groupe se caractérise par des signes distinctifs (qu’il appelle la
distinction1 et qu’il distingue du concept de solidarité) que l’acteur social va s’approprier. Ce
même individu élabore des stratégies sociales (en rapport avec la classe à laquelle il
appartient) et stylistiques (en rapport avec le contexte de production du discours):
C’est-à-dire que les productions du même habitus linguistique varient selon le
marché et que toute observation linguistique enregistre un discours qui est le
produit de la relation entre une compétence linguistique et ce marché. (Bourdieu
1982:67)
Les rapports sociaux sont avant tout envisagés comme: “des rapports de pouvoir
symbolique où s’actualisent les rapports de force entre les locuteurs ou leur groupes
respectifs.” (Bourdieu 1982:13-14) Son point de vue principal consiste en ce que les
échanges linguistiques entre les locuteurs s’appréhendent en termes de “capital linguistique”,
de “marché linguistique” ainsi qu’en terme de “prix”:
Les discours ne reçoivent leur valeur (et leur sens) que dans la relation à un
marché, caractérisé par une loi de formation des prix particulière: la valeur du
discours dépend du rapport de forces qui s’établit concrètement entre les
compétences linguistiques des locuteurs entendues à la fois comme capacité de
production et capacité d’appropriation et d’appréciation ou, en d’autres termes, de
la capacité qu’ont les différents agents engagés dans l’échange d’imposer les
critères d’appréciation le plus favorables à leurs produits. (Bourdieu 1982:60)
Chaque information transmise entre locuteurs devient source d’indicateurs sociaux. La
position hiérarchique de l’emploi des sujets n’est plus le seul facteur social justifiant les
diverses variations linguistiques partant du dialecte régional à la forme la plus standard et
élaborée dite “norme”. Les discours se voient donner une valeur symbolique selon les
interactions langagières auxquelles il doit faire face. C’est par rapport à cette même “norme”
que les “marchés linguistiques” vont être classés, de manières conscientes ou inconscientes.
Les rapports de forces existant entre les langues sont, de là, marqués par le fait que les
individus dominés ont un accès très limité à la langue légitime (la norme) et que le marché
officiel (celui de cette norme reconnue) appartient aux sujets dominants.
Les marchés linguistiques s’articulent également autour des degrés de censure qui leur
sont imposés. On dit que, ce degré de sanction caractérise leur “tension”. Celle-ci est
minimale dans les échanges familiers privés, mais maximale dans les situations de discours
formels où la dimension diaphasique impose, par exemple, la norme langagière. C’est de
cette “tension” et de son évaluation par chaque locuteur dont les discours présentés dans
chaque marché linguistique dépendent. Les individus estiment, à partir de leur “habitus
linguistique”, les traits sociologiquement pertinents de la situation de d’échanges
linguistiques (donc du marché) et anticipent les “profits de distinction” du marché dans
lequel ils évoluent. En d’autres termes, afin de produire son discours, l’individu se place
volontairement par rapport à son environnement et tient également compte de la situation, du
contexte dans lequel il doit évoluer.
1
Cette notion est particulièrement étayée dans Bourdieu (1979).
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4. Conclusion
Si la sociolinguistique emprunte des concepts clés à la sociologie, elle ne peut cependant
en être considérée comme une sous branche. Son objet d’étude est avant toute chose, la
langue. Il est, par ailleurs, à noter que comme son aînée, la sociolinguistique a fait face à ses
débuts (et fait encore face actuellement) au paradigme opposant également une perspective
micro à une perspective macro sociale des phénomènes de variation diastratique et
diaphasique. Dans la théorie de la “stratification sociale” une place prépondérante est
accordée à la structure sociale imposée aux locuteurs. Les productions langagières sont, en
quelque sorte, déterminées par une structure sociale supérieure à celle du groupe social.
Inversement, dans la théorie des “réseaux”, il apparaît que la variation linguistique dépend de
la nature des “essaims”, eux-mêmes dépendant d’un certain libre choix des individus. La
structure sociale ne joue alors qu’un rôle partiel, ne déterminant que la nature de certaines
relations entre les locuteurs. Dans la théorie de l’“habitus”, les deux aspects semblent se
placer à un même niveau. On ne peut accorder qu’une place minime à la liberté de choix des
locuteurs (liberté de variation des registres et des styles) mais on ne peut, non plus, conclure
sur un habitus linguistique radicalement imposé à ces mêmes individus. Les productions
langagières sont alors perçues comme produits des rapports sociaux (socialement
déterminés) au sein d’un “marché linguistique”, lui-même constitué par les différents réseaux
auxquels l’acteur social a accès.
Au final, il semblerait que nous soyons parvenus, ici, à un modèle de théorie sociale
capable de rendre compte non seulement des structures sociales, mais également de la liberté
d’action de l’individu. Pour la sociologie tout comme pour la sociolinguistique, les seules
perspectives micro/macro ne peuvent donc plus suffire en elles-mêmes. Des points clés
doivent être impérativement présents dans une théorie sociolinguistique: la structure sociale,
les stratégies (individuelles ou collectives) et leurs instruments (outils linguistiques, etc.)
doivent être impérativement complémentaires les uns des autres.
Références
Berthelot, J-M. 2001. La construction de la sociologie. Collection Que sais-je ?. édition 5. Paris: PUF.
Bourdieu, P. 1979. La distinction. Paris: Minuit.
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