Le théâtre et les spectacles
Transcription
Le théâtre et les spectacles
Emmanuel Wallon Professeur de sociologie politique à l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense Article paru en version abrégée dans Politiques et pratiques de la culture, Philippe Poirrier (dir.), La Documentation française, coll. « Les Notices », Paris, 2010, notice 9, p. 113-135 [les passages entre crochets ne figurent pas dans la version imprimée]. Voir à la fin de l’article le "focus" d’E. Wallon sur « Les chiffres du spectacle vivant en 2010 », p. 128 à 135 du même ouvrage. Le théâtre et les spectacles [Économiquement fragile et politiquement sensible, le théâtre réclame la sollicitude des autorités. La monarchie lui imposait sa censure tout en accordant sa protection ; l’Empire a tenté de l’organiser et la République s’est efforcée de l’encourager. Jeanne Laurent, André Malraux et Jack Lang ont successivement mis en place des dispositifs et des institutions qui servent encore de modèles à l’intervention de l’État en faveur de la création, de la diffusion, de la formation ou de l’écriture dramatique. Relancée en 1982, la décentralisation a renforcé l’implication des collectivités territoriales, qui sont devenues les principaux soutiens des établissements et des compagnies. La solidarité interprofessionnelle seconde la volonté publique depuis 1969 en finançant les allocations chômage des intermittents du spectacle. Le théâtre doit désormais partager ses crédits avec les autres disciplines dont la fin du XXe siècle vit le renouveau (danse, marionnettes, cirque, arts de la rue, conte ou mime), alors que la place symbolique qu’il occupait paraît de plus en plus menacée par ces modes de représentation concurrents que sont le cinéma, la télévision et l’Internet.] AUX ORIGINES D’UN SYSTÈME D’ÉTAT L’abbé, le comédien et le roi En France, le monde de la scène est devenu depuis 1946 un secteur emblématique de l’action publique, nationale et locale. Cela tient sans doute à sa nature d’art de la parole et de la présence, propice à l’interpellation comme à la critique, mais aussi à l’obstination des gens du métier qui œuvrèrent pour en faire un service public, voire un pilier de la citoyenneté. Avant tout incarnée par des individus (notamment Charles Dullin, Gaston Baty, Jean Dasté, Jean Vilar et Gérard Philipe, Roger Planchon, Antoine Vitez et Ariane Mnouchkine), cette idée fut aussi portée par des mouvements d’éducation populaire, des organisations professionnelles, syndicats et associations. Elle ne s’est pas imposée sans de longs débats et de difficiles combats. Aux XIVe et XVe siècles, les confréries vouées à l’interprétation de la Passion du Christ ou de la vie des saints, ainsi que les comédiens excellant dans les farces ou soties, vécurent sous l’étroite surveillance de l’Église, redoublée par celle des seigneurs et des juges. Après l’interdiction des mystères par le Parlement de Paris en 1548, le genre tomba peu à peu en désuétude. Les farceurs poursuivirent leur office après la Renaissance en cherchant asile dans les foires religieuses, mais aussi dans les cours princières où ils durent bientôt céder la scène à des comédies mieux réglées. En ville ils se produisaient dans les rares salles de jeu de paume qu’on leur concédait. Une ordonnance de police de 1609 interdit de jouer une comédie ou une farce sans en avoir communiqué au préalable le texte au procureur du roi. À Paris, l’Hôtel de Bourgogne resta quasiment leur seul refuge jusqu’à l’ouverture de l’Hôtel du Marais en 1635, où Corneille fit représenter L’Illusion comique, ce plaidoyer pour l’art des comédiens, l’an suivant. Leur situation s’améliore et l’arbitraire diminue lorsque Richelieu organise une police 1 des spectacles. Dans sa déclaration du 16 avril 1641, Louis XIII semble les absoudre à condition qu’ils se réforment, sous peine d’amende, voire de bannissement.1 Privilèges et monopoles La monarchie tendant vers l’absolu, la protection d’un comte ou l’hospitalité d’un abbé ne suffirent plus. Il fallait désormais obtenir un privilège d’impression et un droit de représentation, en dédicaçant son œuvre au roi, à un prince de sang ou un ministre. [Les cardinaux] Richelieu et Mazarin achevèrent de transférer à la Couronne le contrôle du verbe et de la forme autrefois dévolus à la Sorbonne ou aux évêques. Louis XIV exerce avec ses ministres un magistère moral sans partage. Le théâtre constitue pour la monarchie un souci quotidien d’ordre public, qu’elle traite à travers la censure royale, appliquée à ce domaine à partir de 1701, mais aussi un sujet d’intérêt fiscal, comme le prouve l’instauration en 1699 d’un droit des pauvres” perçu sur la billetterie des spectacles au profit de l’Hôpital général, ancêtre de l’Assistance publique.2 Il doit en outre illustrer le prestige du régime, la supériorité du style académique, le goût du pouvoir pour l’ordre et la symétrie, en observant la règle des trois unités de temps, de lieu et d’action. La mort de Molière en 1673 préluda à la naissance en 1680 de la Comédie-Française, fusion de sa compagnie avec celle de l’Hôtel de Bourgogne. Celle-ci jouit sur la comédie et le drame parlés d’un monopole qu’elle fit défendre jusqu’à la Révolution par les lieutenants de police, dépêchés contre ses concurrents italiens de Paris ou contre les itinérants des foires. L’abolition des privilèges résulta des audaces de la nuit du 4 août 1789 et de la logique de la loi Le Chapelier de 1791. En ce qui concerne les théâtres, un décret la prononça formellement les 13 et 19 janvier 1791. L’expansion de l’initiative privée s’ensuivit aussitôt, concrétisée par l’inauguration de nombreuses salles. C’est dans la salle des machines du théâtre royal des Tuileries que la Convention adopta les notions parlementaires de droite et de gauche, dans l’espace même où s’étaient introduits les vocables scéniques de cour et de jardin. À l’instigation de Beaumarchais, le décret de protection artistique et littéraire des 19 et 24 juillet 1793 accorda aux auteurs le contrôle de la représentation et de la reproduction de leurs ouvrages durant leur vie, ainsi qu’à leurs héritiers cinq ans après leur décès. La fondation de la Société des auteurs et compositeurs dramatiques (SACD) en 1829 s’inscrira dans la continuité de ces principes. [Couronnés par la loi du 11 mars 1957, ces actes initiaux cimentaient] le socle de la doctrine française du droit d’auteur[, à la fois moral et patrimonial].3 En vérité les monopoles se reconstituèrent après le triomphe de Bonaparte. La loi du 28 pluviôse An XI (17 février 1803), les décrets impériaux du 8 juin 1806 et du 29 juillet 1807 sur le régime des théâtres, enfin celui du 15 octobre 1812, signé par Napoléon Ier à Moscou, rétablirent les avantages de la Comédie-Française et la réorganisèrent, limitèrent à douze, puis huit, le nombre des salles parisiennes, répartirent les théâtres en différents échelons territoriaux, du municipal au national, distribuèrent leurs missions sous la garde des préfets et mirent la censure aux mains du ministre de la justice. Ces dispositions durèrent au delà de la Restauration, malgré les bouffées de liberté de 1830 et de 1848-1851, si bien qu’une stricte réglementation des genres régna jusqu’à l’émancipation des théâtres par le décret impérial du 6 janvier 1864, paraphé par Napoléon III. Une deuxième vague de chantiers permit l’ouverture de bâtiments à la mesure de l’engouement que la bourgeoisie urbaine éprouvait 1 Cf. Jean-Baptiste Denisart, Collection de Décisions nouvelles et de décisions relatives à la Jurisprudence actuelle, 8e éd., Desaint, Paris, 1773, article « Comédien », p. 434. 2 Voir Dominique Leroy, Histoire des arts du spectacle en France, L’Harmattan, Paris, 1990. 3 Voir Henri Welschinger, Le théâtre de la Révolution, 1789-1799, avec documents inédits (1880), Zlatkine Reprints, Genève, 1968. 2 pour le théâtre, ses œuvres et ses pompes. Toutes les formes de spectacle s’épanouirent à l’enseigne de la libre initiative [: tragédie, comédie, vaudeville, mimodrame, mélodrame, marionnettes, ombres chinoises, fantasmagories, sans compter les opéras, les opérettes et les ballets]. À Paris comme dans les autres capitales d’Europe, le théâtre trônait dès lors à l’intersection des sphères politique, mondaine et littéraire. Le régime libéral Rejetant l’idéal de la Commune de Paris qui classait les théâtres parmi les alliés de l’instruction, la Troisième République considère le spectacle comme une affaire privée tant qu’il ne trouble pas l’ordre en faisant le lit de la luxure ou de la rébellion. Les censeurs y veillent jusqu’à ce que les députés leur coupent les crédits en 1906. Revenue en force durant les guerres mondiales, la censure est bannie pour de bon en 1945, les maires et les préfets conservant le pouvoir d’interdire une affiche ou une représentation dans le cadre de leurs prérogatives de police administrative. L’État afferme les bâtiments dont la nation a hérité la propriété. Outre l’Opéra de Paris et l’Opéra-Comique, le Théâtre-Français est le seul auquel le ministère de l’Instruction publique, chargé des Beaux-Arts, alloue une dotation de fonctionnement annuelle, en dehors de la maigre subvention qu’il accorde à l’Odéon. Les autres salles parisiennes vivent de leurs abonnements et de leurs recettes. En 1920, la Chambre des députés vota à Firmin Gémier une subvention, hélas insuffisante, pour animer un Théâtre national populaire (TNP) dans le palais du Trocadéro. L’engagement du gouvernement se borna là jusqu’à l’arrivée du Front populaire, qui soutint le renouveau théâtral aux deux bouts de la chaine, le ministre de l’Éducation nationale Jean Zay triplant la subvention de la Comédie-Française [(dont l’administrateur général fut épaulé par trois membres du quatuor de metteurs en scène connu sous le nom de Cartel, Louis Jouvet, Charles Dullin et Gaston Baty)] et augmentant celle de l’Odéon pendant que son sous-secrétaire d’État aux Sports et aux Loisirs, Léo Lagrange, encourageait les mouvements d’amateurs. En 1938, Charles Dullin rédigea un plan de « décentralisation » théâtrale à la demande du gouvernement d’Édouard Daladier, qui ne prévoyait pas de subventions mais recommandait l’implantation de troupes permanentes dans les salles publiques des différentes « préfectures artistiques ». Les municipalités concédaient les clefs de leurs théâtres à des entrepreneurs de spectacles La jurisprudence administrative, fixée par l’arrêt Astruc du 7 avril 1916, refusait d’ériger l’art dramatique en service public [et le doyen Maurice Hauriou l’approuvait en ces mots : « Le théâtre représente l’inconvénient majeur d’exalter l’imagination, d’habituer les esprits à une vie factice et fictive et d’exalter les passions de l’amour, qui sont aussi dangereuses que celles du jeu et de l’intempérance »].4 Après l’arrêt Gheusi du 27 juillet 1923, et l’arrêt Léoni du 21 janvier 1944, le Conseil d’Etat devait ménager un champ de plus en plus étendu à la notion de service public culturel, ultérieurement consacrée par ses arrêts [Dauphin] du 11 mai 1959 et [Syndicat des exploitants de cinématographes de l'Oranie] du 12 juin 1959. Le législateur restait libre d’en tracer les contours, ce qu’il fit au bénéfice de l’Opéra de Paris en créant la Réunion des théâtres lyriques nationaux (RTLN) sous forme d’établissement public, le 14 janvier 1939. De l’Occupation à la Libération Sous l’Occupation, l’office de propagande nazi [(Propagandastaffel)] entreprit de contrôler le répertoire et d’épurer les personnels. Le zèle que certains de ses correspondants au sein de 4 Voir Jack Lang, L’État et le théâtre, LGDJ, Paris, 1968. 3 la corporation mirent à le servir dans l’application des textes racistes et antisémites de 1942 eut pour effet d’engager davantage le régime de Vichy dans la tutelle du secteur. Celui-ci décida le 7 juillet 1941 de soumettre les théâtres à la surveillance d’un Comité d’organisation des entreprises de spectacles (COES) [chargé de répartir des moyens rationnés. Une loi du 27 décembre 1943, inappliquée, devait leur imposer le respect de normes juridiques et comptables].5 L’ordonnance du 13 octobre 1945 instaurant une licence d’entrepreneur de spectacles (révisée par la loi du 18 mars 1999) en a conservé la trace. Par ailleurs, la pratique théâtrale en amateur, mise à l’honneur par des organisations de jeunesse telles que Jeune France, parrainée par les autorités jusqu’à sa dissolution en mars 1942, retrouvait des couleurs dans le maquis grâce à des militants de l’éducation populaire. À la Libération, il restait beaucoup à faire avant que Jean Vilar, ancien animateur de Jeune France et futur directeur du TNP, puisse lancer sa fameuse formule de 1953 : “Le TNP est donc, au premier chef, un service public. Tout comme le gaz, l’eau, l’électricité.”6 LES FONDATIONS DU SERVICE PUBLIC Théâtre du peuple et théâtre d’art Avant de devenir national et populaire, le théâtre public se voulut d’art ou d’éducation. Un demi-siècle d’expériences pratiques et d’élaboration théorique s’écoula jusqu’à ce que les deux courants, qui cheminaient à l’écart des institutions sans vraiment se mêler, convergent sous le patronage de l’État. Ses inspirateurs indirects furent d’abord, à l’aube du XXe siècle, ces intellectuels dreyfusards, sinon socialistes, animés par l’espérance d’un théâtre qui rende sa dignité aux travailleurs [en se rapprochant physiquement et moralement d’eux, en s’adressant aux cœurs et aux intelligences pour dénoncer l’aliénation et hâter l’émancipation]. Exalté par l’exemple de Maurice Pottecher qui avait planté en 1895 son Théâtre du Peuple à Bussang (Vosges), [l’écrivain] Romain Rolland mena campagne pour un tel art, fait par et pour le peuple.7 Ses artisans directs furent néanmoins, dans l’entre-deux-guerres, des inventeurs de la mise en scène qui fuyaient les conventions de la scène boulevardière pour régénérer l’écriture et le jeu dramatiques, en rêvant d’un art délivré du commerce aussi bien que des académismes. André Antoine consacra à ce dessein sa carrière dans son Théâtre-Libre (1887-1894), puis son Théâtre Antoine (1897-1906) et enfin à l’Odéon (1906-1914) où il réussit surtout à s’endetter. D’autres découvreurs bousculaient le répertoire. Jacques Copeau, dont l’influence marquait le Cartel, aménagea au Vieux-Colombier (1913-1914 et 1920-1924) le laboratoire d’une génération montante de comédiens et de metteurs en scène. Ce sont surtout ses élèves, amis et descendants qui tentèrent la synthèse entre son bréviaire artistique et les leçons de l’éducation populaire. [Formée à l’école de ce maître, la petite troupe des Copiaus (1925-1929) sillonna les villages de Bourgogne. L’un d’entre eux, Léon Chancerel, persévéra dans l’itinérance en fondant la compagnie des Comédiens routiers en 1929].8 5 Voir Serge Added, Le théâtre dans les années Vichy, 1940-1944, Ramsay, Paris, 1992. Cité dans Jean Vilar, De la tradition théâtrale, Gallimard, Paris, 1975 ; voir aussi Jean Vilar, Le Théâtre, service public, Paris, Gallimard, 1975. 7 Cf. Romain Rolland, Le Théâtre du peuple (1903, rééd. avec préface de l’auteur en 1913), rééd. avec préface de Chantal Meyer-Plantureux, Complexe, Bruxelles, 2003, p. 25. 8 Voir Denis Gontard, La décentralisation théâtrale, SEDES, Paris, 1973. 6 4 La décentralisation dramatique Nommée sous-directeur des spectacles et de la musique à la direction générale des Arts et Lettres (DGAL) en octobre 1946, Jeanne Laurent obtint durant six ans, de trois ministres consécutifs, [Charles-Edmond Naegelen à l’Éducation nationale (1946-1951), Pierre Bourdan à la Jeunesse, les Arts et les Lettres (janvier-octobre 1947), puis André Marie (1951-1952) de nouveau à l’Éducation,] assez de latitude pour innover sur tous les chapitres de ce qui allait se transformer sous sa houlette en politique résolue.9 Son élan se brisa sur la résistance du soussecrétaire d’État aux Beaux-Arts André Cornu (1951-1952), sensible aux pressions du théâtre privé. Sa méthode consistait à s’appuyer sur des hommes de théâtre de valeur, en requérant pour les installer en province les bonnes grâces d’élus locaux, priés de payer peu ou prou la moitié de l’addition. Les centres dramatiques nationaux (CDN) et le Concours des jeunes compagnies, à partir de 1946, le Festival d’Avignon et l’Aide à la première pièce, dès 1947, un TNP aussi neuf qu’emblématique, en 1951-1952, posèrent les fondations d’une entreprise systématique, la décentralisation dramatique, qui sera relancée par André Malraux (19591969), renforcée par Jacques Duhamel (1971-1972) et redoublée par Jack Lang (1981-1986 et 1988-1993).10 Vilar déploya son énergie et son talent en Avignon (1947-1971)11 et au TNP, dans son siège provisoire de Suresnes (1951) puis dans les marbres de Chaillot (1952-1963). Il réduisit les tarifs, allégea le cérémonial, multiplia les rencontres entre acteurs et spectateurs, développa l’information et la réflexion, dépoussiéra les classiques, élargit le public et le familiarisa avec des auteurs majeurs tels que Bertolt Brecht.12 André Clavé à Colmar, Jean Dasté à Saint-Étienne, Hubert Gignoux à Rennes (avec Guy Parigot), Maurice Sarrazin à Toulouse, Gaston Baty à Aix-en-Provence appliquèrent des recettes similaires dans les CDN, qui assuraient en outre des tournées dans leurs régions respectives.13 [La chronique dramatique devait aussi son piquant à l’effervescence des salles privées des deux rives de la Seine.14 Une autre foyer de création émergea en province, par la volonté du maire de Villeurbanne qui donna l’hospitalité à la troupe de Roger Planchon dans le théâtre municipal en 1957, bien avant qu’il ne reçoive du ministre le titre de TNP en 1972[. [Enfin] un travail d’encadrement de la pratique d’amateur continuait auprès des associations, grâce aux instructeurs nationaux d’art dramatique animateurs recrutés en 1945 par la direction du ministère de l’Éducation en charge de la culture populaire et des mouvements de jeunesse (DCPMJ). Des maisons avec ou sans troupes Le schisme de 1959 entre l’éducation populaire et les beaux-arts fut douloureux dans le monde théâtral. Certains durent choisir leur camp, mais d’autres réussirent toutefois à concilier dans leur pratique les conceptions des deux administrations. A. Malraux ranima le 9 Voir Marion Denizot, Jeanne Laurent, Une fondatrice du service public pour la culture, Comité d’histoire du ministère de la Culture, Documentation française, Paris, 2005. 10 Voir Robert Abirached, La décentralisation théâtrale, 1. Le premier âge : 1945-1958 ; 2. Les années Malraux : 1958-1968 ; 3. 1968, le tournant ; 4, Le temps des incertitudes (Actes Sud – Papiers/ANRAT, de 1992 à 1995, rééd. 2005). 11 Voir notamment Antoine de Baecque & Emmanuelle Loyer, Histoire du Festival d’Avignon, Gallimard, Paris, 2007. 12 Voir notamment Emmanuelle Loyer, Le théâtre citoyen de Jean Vilar, Une utopie d’après-guerre, Presses universitaires de France, Paris, 1997. 13 Voir Pascale Goetschel, Renouveau et décentralisation du théâtre (1945-1981), PUF, Paris, 2004. 14 Voir Geneviève Latour, Théâtre, reflet de la IVe République, Bibliothèque historique de la ville de Paris, 1995. 5 programme de 1946 en ouvrant de nouveaux CDN. Conscient de l’écart entre ses objectifs et ses moyens, il désigna vite onze « troupes permanentes » pour préfigurer de futurs centres en région[, à l’instar de ce que Planchon – le premier à obtenir ce label et la subvention qui l’accompagnait – avait réalisé à Villeurbanne]. Pour lancer les maisons de la culture (MC) et leur conquérir un large public d’abonnés, ses collaborateurs [Pierre Moynot, Gaëtan Picon et Émile Biasini] puisèrent dans le vivier des gens de théâtre. [Ils y trouvèrent non seulement des chefs de troupe rompus à la programmation d’une saison et à l’organisation d’une tournée, mais encore des administrateurs capables de tenir des budgets et des animateurs rôdés aux techniques d’action culturelle afin d’en faire les vaisseaux de la démocratisation, comme Gabriel Monnet à Bourges en 1963.] Huit MC furent inaugurées sous son mandat et quatre achevées sous ses successeurs immédiats.15 Si polyvalentes qu’elles promissent d’être avec leurs galeries d’exposition, leurs cinémas ou leurs bibliothèques, les maisons elles-mêmes ne tardèrent pas à ressembler à des théâtres, [du fait du volume des cages de scène et des salles, de la fréquence des spectacles, de la présence ou du passage d’une troupe, de la formation et des habitudes du personnel,] à l’image du Théâtre de l’Est parisien, confié sous ce label à Guy Rétoré en 1963. Le partage plus ou moins équitable des crédits entre l’État et les collectivités locales, imaginé par J. Laurent, fut également imité. En revanche les MC adoptèrent un statut associatif, alors que la plupart des CDN conservent de leurs débuts la forme de sociétés anonymes (SA) ou à responsabilité limitée (SARL). Ce cadre a mal résisté aux ébranlements de 1968. Certains maires souhaitèrent se délier de leurs engagements, que ce fût pour rapatrier l’établissement sous une régie municipale, en transformer la mission ou le fermer. Naissance d’une alternative Un nouveau type d’établissement sortait de terre : les centres d’action culturelle (CAC), tels ceux du Creusot en 1968 et d’Annecy (en préfiguration en 1971). En 1967, l’aide à l’écriture dramatique a remplacé l’aide à la première pièce de 1947 [: Jean Vilar fut le premier à en présider la commission de sélection, comme Charles Dullin vingt ans plus tôt]. En 1968, des assemblées générales remirent en question l’organisation des théâtres et les finalités de l’action culturelle à travers le pays. Les directeurs de CDN et de MC, réunis à Villeurbanne en « comité permanent » autour de Roger Planchon, adoptèrent le 25 mai une déclaration inspirée par le philosophe Francis Jeanson, dénonçant l’incapacité du théâtre subventionné à toucher le « non-public » ; sans craindre la contradiction, ils réclamaient aussi une autonomie artistique accrue.16 Hué par des manifestants dans son fief d’Avignon, Jean Vilar ne fédérait plus le milieu. Après son occupation par des contestataires, l’Odéon perdait à la fois son titre de Théâtre de France et son budget, acquis en 1959, ainsi que son directeur Jean-Louis Barrault, congédié par le général de Gaulle. Des compagnies indépendantes se constituaient par dizaines en marge des théâtres officiels, dont les membres pratiquaient volontiers la dérision, l’improvisation, la création collective, voire l’engagement militant, à l’exemple du Théâtre du Soleil d’Ariane Mnouchkine ou du Théâtre de l’Aquarium, deux troupes qui trouvèrent asile à la Cartoucherie de Vincennes aux côtés du Théâtre de la Tempête.17 Leurs conditions de subsistance étaient précaires. 15 Voir notamment Philippe Urfalino, L’invention de la politique culturelle, Comité d’histoire du ministère de la Culture, La Documentation française, Paris, 1996. 16 Voir notamment Bernard Dort, « L’âge de la représentation », in Le théâtre en France, Jacqueline de Jomaron (dir.), Armand Colin, Paris, 1992, p. 1007. 17 Voir Christian Biet et Olivier Neveux (dir.), Une histoire du spectacle militant, Théâtre et cinéma militants, 1966-1980, L’Entretemps, Vic-la-Gardiole, 2007. 6 Le salaire du chômage Heureusement pour les compagnies, deux lois du 26 décembre 1969 vinrent consolider les bases d’un régime spécifique d’assurance chômage, posées dans les protocoles d’accord de 1964 (annexe 8) et de 1969 (annexe 10) entre les partenaires sociaux [de l’Union nationale pour l’emploi dans l’industrie et le commerce (UNEDIC). Héritier du dispositif échafaudé dès 1936 en faveur des cadres et techniciens de l’industrie cinématographique,] ce système permit aux artistes et techniciens du spectacle de percevoir des indemnités entre deux contrats à durée déterminée, dits « d’usage ». Les effectifs concernés grimpèrent de quelques milliers au début des années 1970 à plusieurs dizaines de milliers à la fin de la décennie suivante, enfin à plus de 110.000 intermittents du spectacle en 2003. Le déficit des comptes de cette catégorie d’assurés dépassa alors les 830 millions d’euros, ce qui incita le patronat à exiger l’adoption de conditions d’accès et de bases de calcul nettement plus restrictives, déclenchant un conflit sans précédent. Tandis que les groupes et les compagnies se multipliaient pour répondre à la demande croissante des villes et de leurs festivals, les troupes permanentes s’évanouissaient les unes après les autres. Très vite, l’ouverture d’un CDN cessa d’impliquer l’implantation d’un collectif d’acteurs et d’artisans, parce que le metteur en scène désigné à sa tête avait loisir de réunir autour de chaque projet les collaborateurs de son choix, sans alourdir son bilan en salaires et charges sociales. [De même le programme d’un établissement d’action culturelle pouvait se concevoir comme une succession de spectacles créés par une compagnie en résidence ou bien achetés à l’extérieur au prix du marché. Ainsi la particularité du modèle français s’accentua peu à peu, malgré l’absence de doctrine pour la justifier : aucun autre pays au monde, à l’exception peut-être de la Belgique voisine, n’accorde au secteur des spectacles un niveau de financement collectif aussi élevé pour un quotient d’emploi artistique stable aussi bas.] Entre Malraux et Lang La décennie qui suivit l’ère Malraux vit les tensions s’exacerber. Des gouvernements modérément déterminés dans leurs politiques culturelles faisaient face à un milieu professionnel plutôt offensif dans ses discours et ses initiatives, au sein duquel les artistes tendaient toutefois à se démarquer des animateurs, et les administrateurs des metteurs en scène. Le ministère de Jacques Duhamel (1971-1972) apporta des perfectionnements utiles. Aux MC dont les travaux se poursuivent notamment à Nanterre et Créteil et s’annoncent à Bobigny, son cabinet préféra les CAC, moins coûteux. On ne parla plus de troupes permanentes. Après l’attribution du titre à Aubervilliers et à Nanterre en 1971, la constitution des CDN ralentit entre 1973 et 1979. En contrepartie, leurs 19 directeurs obtinrent la garantie d’un engagement triennal de l’État, grâce au décret du 2 octobre 1972 sur le contrat-type de décentralisation dramatique (remanié en 1984, en 1992 puis par l’arrêté du 23 février 1995). Venant après l’académicien Maurice Druon (1973-1974), qui suscita la colère des artistes en déclarant qu’il refuserait de subventionner la subversion, Michel Guy (1974-1976) parut ouvert aux audaces esthétiques. Fondateur du Festival d’Automne à Paris avec l’appui de Georges Pompidou en 1972, le secrétaire d’État osa [mander Rolf Liebermann à l’Opéra de Paris pour y faire pénétrer la modernité,] pousser une nouvelle génération de metteurs en scène aux commandes de plusieurs CDN, mais aussi écarter Jack Lang, l’inventeur du Festival mondial de Nancy (1963-1977), de la direction du Théâtre national de Chaillot. Il 7 plaça Jacques Rosner à la tête du Conservatoire national supérieur d’art dramatique (CNSAD), où celui-ci conduisit (de 1974 à 1983) la réforme que l’enseignement du théâtre attendait depuis sa séparation de l’enseignement musical en 1946 et surtout après la fronde de 1968. M. Guy augmenta fortement la dotation aux compagnies pour aider vingt-cinq d’entre elles. En 1975, il soutint la création par Philippe Tiry de l’Office national de diffusion artistique (ONDA), chargé d’encourager les tournées dans le secteur public. Parmi ses successeurs, c’est Jean-Philippe Lecat qui jouit du bail le plus long (1978-1981). Sa malencontreuse sortie sur la décentralisation culturelle, « une idée dépassée » selon lui, attira en 1979 les foudres de l’Association technique pour l’action culturelle (ATAC), organe des responsables de CDN et de MC auxquels il voulait ôter ses compétences en matière de formation. Six CDN pour l’enfance et à la jeunesse (CDNEJ) naissaient alors [à Caen, Lille, Lyon, Nancy, Saint-Denis, Sartrouville]. La tutelle des établissements d’action culturelle (CAC et MC) échappait néanmoins à la Direction du théâtre et des spectacles (DT) au profit d’une Mission du développement culturel (MDC), embryon de la future Direction du développement culturel (DDC) qui allait en conserver le contrôle sous le ministère Lang, de sa création en 1982 à sa dissolution en 1986. Une période d’expansion La victoire de la gauche [aux présidentielles de 1981 entraîna deux changements dont la conjonction stimula fortement l’offre de spectacles. Premièrement,] le doublement du budget du ministère de la Culture en 1982 se traduisit par une augmentation de 75 % des crédits de la DTS et une hausse plus importante encore des moyens de la DDC par rapport à la MDC. Robert Abirached à la première et Dominique Wallon à la seconde en profitèrent pour relancer une troisième fois le mouvement des implantations en banlieue parisienne et dans les régions. De nombreuses créations de CDN intervinrent [: Béthune et Montpellier (1982), Gennevilliers, Saint-Denis et Châtenay-Malabry (1983), Bordeaux (préfiguration en 1986, ouverture en 1987). En 1983, Patrice Chéreau a étrenné avec une pièce d’un dramaturge inconnu, Bernard-Marie Koltès, le bâtiment de Nanterre initialement destiné à la MC, dissoute. Dans la majorité des cas il s’agissait de théâtres municipaux parés du précieux label en même temps qu’ils étaient dotés des subventions d’État afférentes, parfois après rénovation. Dans d’autres situations l’octroi du titre consacrait l’installation d’un metteur en scène avec son équipe dans les bâtiments d’un établissement d’action culturelle polyvalent]. Outre les dernières MC [(La Rochelle en 1982, Chambéry en 1987)] et quelques CAC, cette catégorie s’enrichit de centres de développement culturel (CDC) dont l’initiative émanait plutôt des communes. Le Théâtre national de la Colline surgit à l’emplacement libéré par le TEP en 1988. Des centres dramatiques régionaux (CDR) furent entrepris sur le modèle des CDN à partir de 1985, avec une moindre participation de l’État et des contraintes de production moins pesantes [(à Angers, Poitiers, Rouen, Lorient, Fort-de-France, Bourges)]. [Cette famille s’élargit par la suite (à Thionville de 1989 à 2007, à Colmar en 1991)]. Le soutien ménagé à Antoine Vitez qui put illustrer à Chaillot (1981-1988) sa conception paradoxale d’un théâtre « élitaire pour tous », la nomination de Giorgio Strehler à l’Odéon (1983-1990), symboliquement baptisé Théâtre de l’Europe, et celle de Jean-Pierre Vincent au Français (1983-1986) montrèrent par ailleurs que le ministre n’hésitait pas à bousculer les institutions. Fervent partisan de la création, il accrut dès 1982 les aides au fonctionnement des compagnies auprès des DRAC (« en commission ») ou de la DTS (« hors commission ») et revigora l’aide aux auteurs, notamment par le biais des commandes dramatiques. [Deuxièmement,] les réformes de décentralisation amplifièrent l’initiative culturelle. [Partout les villes, les départements et les régions s’emparaient de nouvelles compétences, obligatoires ou facultatives, en se dotant de budgets conséquents et de cadres compétents.] 8 Avec ou sans convention de développement culturel, les collectivités s’impliquaient plus volontiers dans des partenariats avec l’État pour restaurer leurs théâtres ou les équiper pour la production, construire des centres culturels, accueillir des compagnies, ouvrir des cours de danse et d’art dramatique dans les conservatoires, encourager l’intervention d’artistes dans les écoles, les collèges et les lycées, et bien sûr promouvoir des festivals en tous genres. Petit à petit, leur part dans les financements croisés (hors institutions nationales sises à Paris) a creusé l’écart avec celle du ministère de la Culture. Peu nombreux encore en 1982, les offices culturels se sont développés auprès des conseils généraux et régionaux pour favoriser la diffusion des spectacles, fournir du matériel scénique, dispenser des conseils et des formations aux professionnels ou prendre en charge l’encadrement des amateurs. [Leurs aptitudes en termes d’expertise et d’évaluation des projets se sont progressivement renforcées, tout comme celle des services administratifs.] LA CRISE D’UN MODE DE PRODUCTION Les alternances De 1986 à 2002, cinq inversions de la majorité parlementaire et trois cohabitations gouvernementales ont perturbé la conduite des affaires d’État sans causer de véritable rupture dans la politique théâtrale. François Léotard (1986-1988) a supprimé la DDC, mais dans l’ensemble a permis l’achèvement de ses chantiers. Jacques Toubon (1993-1995) se référait plus volontiers à Malraux qu’à Lang, mais il a assumé son bilan. En 1991, en sa qualité de DTS, Bernard Faivre d’Arcier réunit à Avignon les responsables des MC, des CAC et des CDC pour constituer l’Association des « scènes nationales », coiffant d’un label commun ces établissements que le ministère soutenait à des degrés variables. [L’effet d’entraînement a fonctionné car] des centres de production entièrement financés par les collectivités territoriales[, tels le Quartz de Brest et le Maillon de Strasbourg,] finirent par rejoindre la famille. 70 structures répondaient à cette définition en 2009. Pour leur rappeler certains devoirs envers les populations et les territoires, la jeunesse scolarisée et les publics « empêchés », mais aussi à l’égard des compagnies indépendantes, Catherine Trautmann (1997-2000) diffusa une « Charte des missions de service public des établissements de spectacle vivant » (circulaire du 22 octobre 1998). Il existait depuis 1994, sous le nom de « théâtres missionnés », un autre type de contrat pour inciter des collectivités territoriales à donner une orientation et une autonomie artistiques mieux définies à leurs théâtres. Cette catégorie fut vite éclipsée par celle, à peu près équivalente, des “scènes conventionnées” (circulaire du 5 mai 1999) qui recouvrait déjà 109 établissements dix ans plus tard. Par ailleurs C. Trautmann a remis les amateurs à l’honneur : le ministère a signé en 2000 une convention triennale, régulièrement renouvelée depuis, avec la Fédération nationale des compagnies de théâtre amateur (FNCTA) qui a fêté son centenaire en 2007. Une fièvre festivalière agita la France pendant trois décennies. Le « Off » d’Avignon, apparu en 1966 à l’initiative d’André Benedetto, en fut à la fois un catalyseur et un révélateur : il a crû au rythme moyen de 18% l’an à partir de 1982, pour atteindre 850 spectacles en 2007. Beaucoup d’autres manifestations ont conquis leur public, des Jeux de théâtre de Sarlat au Printemps des comédiens dans l’Hérault, sans oublier une bonne centaine de rencontres d’amateurs. Des manifestations se déroulent aussi au sein des CDN et scènes publiques de toutes obédiences qui les organisent au cours de leur saison. Simple « temps fort » ou manifestation d’envergure, le festival présente beaucoup d’avantages pour les décideurs : il anime la cité, rassemble les foules, attire les journalistes, valorise des sites et des monuments, stimule l’hôtellerie et le commerce mais nécessite peu de frais de structure et de personnel, en recourant à des équipements démontables et des collaborateurs temporaires. 9 La vitalité des équipes artistiques forme un autre élément saillant du système. Tôt avisés de l’effet des subventions sur leur natalité, les pouvoirs publics ont arrêté diverses mesures dans le but de contenir le flux des dossiers. Depuis 1972, des aides « hors commission » permettaient de distinguer quelques troupes du lot. En 1982, l’abondance de crédits justifia la déconcentration de la commission d’aide aux compagnies dramatiques à travers l’installation de comités d’experts auprès des DRAC. En 1984, la DTS requit des demandeurs deux ans d’ancienneté et deux spectacles professionnels au moins. Elle institua en 1986 une aide au projet, qu’elle délégua aux DRAC à compter de 1990. La déconcentration franchit de nouveaux paliers en 1992, puis en 1998 et 1999, lorsque les DRAC devinrent l’échelon normal d’instruction et de gestion. C’est alors que le ministère réforma ses modalités de soutien. Les compagnies reconnues pour leur expérience ou leur « excellence » sont dorénavant aidées dans leur fonctionnement courant dans le cadre de conventions triennales qui leur fixent des droits et des devoirs. Les autres peuvent seulement obtenir une aide à la production, une année sur deux au maximum. Les bénéficiaires étaient respectivement 293 et 296 en 2008. Les compagnies qui n’ont pas été invitées à signer une convention avec l’État puisent leurs moyens de subsistance à quatre sources principales : d’abord les parts de coproduction ou les avances de préachat misées sur leurs projets par les établissements dotés à cet effet ; en complément, le produit de la vente de leurs spectacles dans divers lieux de diffusion, sinon un pourcentage des recettes ; ensuite les subventions des collectivités territoriales, les villes et les régions surtout, dont certaines ont conçu leur propre régime de conventions ; enfin des contributions émanant des partenaires de l’éducation artistique en milieu scolaire, de la politique de la ville ou de l’action sociale, ou encore des dispositifs d’insertion professionnelle comme les emplois-jeunes du gouvernement Jospin, relayés par les conseils régionaux après 2002. D’autres mesures visent à développer la mutualisation des ressources et des emplois entre les compagnies. Sous le nom de compagnonnage, le ministère ajouta à cette palette en 2006 une « aide à la professionnalisation des artistes dans les compagnies conventionnées » [pour y favoriser l’accueil de jeunes metteurs en scène préparant une maquette de spectacle, le même principe s’appliquant aux auteurs attelés à une commande d’écriture]. Les sociétés de perception et de répartition de droits (SPRD) peuvent en outre apporter leur appui, car une partie des sommes perçues [par la SACD] au titre du droit d’auteur ou [par la Société civile pour l'Administration des droits des artistes et musiciens interprètes (ADAMI, fondée en 1955) et la Société de perception et de distribution des droits des artistes interprètes de la musique et de la danse (SPEDIDAM, fondée en 1959) au titre] du droit des interprètes [(régi par la loi du 3 juillet 1985)] est affectée à des actions culturelles. Le mécénat intervient dans une très faible proportion : les actionnaires choisissent d’investir dans la pierre plutôt que dans l’éphémère. Les entreprises qui font exception préfèrent la musique, supposée plus consensuelle, par rapport au théâtre réputé impertinent, les grandes maisons aux petites structures, les célébrités aux inconnus. La pénurie de crédits, d’une part, et les restrictions d’accès aux prestations sociales, d’autre part, ont bien entravé la démographie des compagnies après 2003 mais ne l’ont pas stoppée, car l’économie du secteur dépend de leur aptitude à l’alimenter en réalisations inédites. La gamme des subventions formate un mode de production en partenariat qui encourage la création, le projet, la nouveauté, mais ne favorise guère l’élaboration lente et l’exploitation prolongée des spectacles. Il s’ensuit une crise rampante de la diffusion qui se manifeste par la baisse tendancielle du nombre moyen de représentations des œuvres. 10 Des professions précaires Les artistes-interprètes sont aujourd’hui trop dispersés entre une pluralité d’entreprises et une multitude d’emplois pour conserver aux organisations syndicale leur puissance d’antan. [Peu à peu les metteurs en scène, dont le dernier tiers du XXe siècle consacrait la promotion au rang d’auteurs et la domination dans l’organisation du théâtre public, ont prêté leur voix à l’expression collective]. Les administrateurs, puis les programmateurs et quelques médiateurs ont [ensuite] emprunté aux artistes leur rôle dans l’encadrement de la profession. Les inégalités de salaires et les accidents de carrière sont la norme [dans le spectacle vivant]. Les femmes en pâtissent davantage que les hommes. Alors qu’elle l’emporte largement dans les tâches d’administration et les relations avec les publics, la féminisation progresse très lentement aux postes de responsabilité. Une étude de 2006 a révélé que 92% des théâtres dédiés à la création dramatique [– mais un tiers des compagnies subventionnées – ] étaient dirigés par des hommes, ainsi que 89% des institutions musicales et 86% des établissements d’enseignement artistique. Trois nominations à la tête des théâtres nationaux ont à peine esquissé une correction à ce déséquilibre.18 Une seconde distinction intervient entre les artistes et interprètes, parmi lesquels on note une proportion écrasante de travailleurs précaires (87% de contrats à durée déterminée en 2007), et les personnels techniques et administratifs, qui se partagent à égalité entre travailleurs permanents (50% de contrats à durée indéterminée en 2007) et intermittents. Les premiers craquements du système de protection sociale se sont distinctement fait entendre dès 1992. Après une décennie d’atermoiements, les négociations interprofessionnelles aboutirent au protocole d’accord du 26 juin 2003, paraphé seulement par le Mouvement des entreprises de France (MEDEF) au nom des employeurs, par la CFDT, la CFTC et la CGC au nom des salariés, malgré l’avis négatif de la CGT et de FO. Les artistes et les techniciens concernés firent aussitôt connaître par des déclarations et des pétitions, suivies de manifestations et de grèves, leur mécontentement vis-à-vis d’un texte qui durcissait nettement les conditions d’accès au régime. La plupart des festivals d’été furent perturbés et beaucoup d’entre eux interrompus ou supprimés, à l’instar du festival d’Avignon et du festival d’art lyrique d’Aix-en-Provence. Faute d’avoir proposé des solutions adaptées, Jean-Jacques Aillagon fut remplacé par Renaud Donnedieu de Vabres (2004-2007) en avril 2004. Le nouveau ministre accepta d’impliquer l’État dans le financement d’un régime qui avait fonctionné jusqu’alors sans sa contribution. Afin de réintégrer dans le système une partie des intermittents qui ne parvenaient plus à accomplir 507 heures ou 43 cachets – déclarés – dans le délai raccourci de douze mois à dix et demi pour les artistes et dix pour les techniciens, il mit sur pied un « fonds provisoire », rebaptisé plus tard « transitoire », enfin remplacé par un « fonds de professionnalisation et de solidarité » dans sa dernière mouture. [Fort de cet engagement, R. Donnedieu de Vabres incita les partenaires sociaux à réviser leur copie. Plusieurs rapports commandés à des experts étaient susceptibles d’éclairer la discussion.19] En octobre 2006, il écarta à l’Assemblée nationale le texte d’un « comité de suivi » composé de députés et de sénateurs de tous bords, puis obtint l’assentiment des directions confédérales de la CFDT et de la CFTC, piliers du paritarisme, à un deuxième 18 Cf. Reine Prat, Accès des femmes et des hommes aux postes de responsabilité, DMDTS, MCC, juin 2006, et Accès des femmes et des hommes aux postes de responsabilité, n° 2, De l’interdit à l’empêchement, DMDTS, MCC, mai 2009. – www.culture.gouv.fr/culture/actualites/rapports.htm [19 Voir notamment Bernard Latarjet, Pour un débat national sur l’avenir du spectacle vivant, Rapport au ministre de la Culture et de la Communication, Paris, avril 2004 ; Jean-Paul Guillot, Pour une politique de l'emploi dans le spectacle vivant, le cinéma et l'audiovisuel, Rapport au ministre de la Culture et de la Communication, Paris, novembre 2004 ; Jean Carabalona (dir.), Propositions pour préparer l’avenir du spectacle vivant, DMDTS, MCC, octobre 2004. – www.culture.gouv.fr/culture/actualites/rapports.htm] 11 protocole en date du 18 avril 2006, très similaire au précédent. Un troisième protocole, passé le 21 décembre 2006, s’est avéré semblablement inapte à réduire les inégalités entre les catégories et les niveaux de rémunération, à brider le déficit et à bannir les abus. [La chasse aux excès, lancée avec le concours de l’Inspection du travail et des affaires sociales, a compliqué la vie des petites structures de création davantage qu’elle n’a moralisé les pratiques des grandes entreprises de télévision.] Le patronat, toujours attentif au déficit du régime, qui frôla le milliard d’euros en 2009, selon l’UNEDIC, n’a pas renoncé à en durcir encore plus les conditions d’accès. Cette année-là, 120.000 intermittents environ réussirent à exercer l’activité salariée exigée dans le délai imposé. Malgré l’aide du fonds de secours, beaucoup d’artistes connaissent une situation trop instable pour avoir droit aux indemnités et deviennent dès lors éligibles aux minimas sociaux. L’essor des formations L’expansion des formations de tous types manifeste autant qu’elle l’alimente l’engouement pour les métiers du spectacle qui s’est répandu dans la jeunesse. La vie théâtrale reste marginale à l’école, en dépit des efforts des artistes et enseignants qui se dévouent au développement des partenariats avec le soutien de l’Association nationale de recherche et d’action théâtrale (ANRAT).20 [Les expériences se sont multipliées dans le cycle primaire, grâce aux classes à projet artistique et culturel (PAC) impulsées par le plan Lang-Tasca de 2000, dont les gouvernements suivants n’ont guère honoré les engagements. Dans le secondaire, des ateliers animés par des artistes ont été organisés là où la volonté de la DRAC et de la Délégation académique à l'éducation artistique et culturelle (DAAC) convergeait avec des moyens financiers, dans le cadre d’un accord entre un collège ou un lycée et un centre de création ou une compagnie.] Une proportion minoritaire mais non négligeable des lycéens a été initiée grâce aux enseignements dits de spécialité, proposés de la seconde à la terminale afin de préparer au baccalauréat à option Théâtre et expression dramatique, introduit en 1989. Dix-sept universités comportent des cursus en arts du spectacle qui débouchent sur une licence, un master ou un doctorat. L’enseignement de l’art dramatique proprement dit incombe à un large éventail d’écoles. Des cours privés portent encore à Paris le nom de leur fondateur : René Simon (1925), François Florent (1967) ou Jacques Lecoq, dont l’École internationale, fondée en 1956, n’a jamais sollicité ni reçu de subventions. [Trois institutions d’État délivrent le diplôme national supérieur professionnel de comédien (DNSPC), régi par un arrêté du 1er février 2008 qui prévoit ses conditions d’habilitation et ménage des passages vers l’enseignement supérieur dans le cadre du système LMD (licence, master, doctorat).] Le MEN conserve la tutelle de l’École nationale supérieure des arts et techniques du théâtre (ENSATT), installée à Lyon en 1997 mais héritière de l’établissement de la rue Blanche (Paris) qui datait de 1940. Le MCC continue quant à lui de veiller sur le CNSAD de Paris, dont la genèse remonte à la classe de déclamation ouverte au sein de l’École royale de musique en 1786, et sur l’École supérieure d’art dramatique (ESAD) du TNS, créée en 1954. Tous deux disposent d’un accès privilégié aux services du Jeune théâtre national (JTN), inventé en 1971 pour favoriser l’insertion professionnelle des anciens élèves en prenant en charge tout ou partie de leur rémunération dans des créations théâtrales. Huit autres structures [habilitées à préparer le DNSPC] ont signé avec ces trois maisons une plate-forme commune, mise au point sous la houlette de la DMDTS en 2002 : l’École régionale d’acteurs de Cannes (ERAC), l’École supérieure d'art dramatique de la Ville de Paris (ESAD, [Pôle supérieur Paris/Boulogne-Billancourt]), l’École 20 Voir E.W., notice 20, « L’éducation artistique », in Politiques et pratiques…, op. cit., p. 265-275. 12 supérieure d’art dramatique de Montpellier (classe professionnelle du CRR), et cinq écoles associées aux CDN de Bordeaux, Lille, Limoges, Rennes et Saint-Étienne. Les concours d’entrée à ces formations supérieures peuvent être notamment préparés dans les établissements dont le personnel relève des filières culturelles de la fonction publique territoriale. L’art dramatique y est toutefois moins bien représenté que la musique et la danse. Les conservatoires à rayonnement départemental (CRD) ou régional (CRR) ont pris la suite des conservatoires nationaux de région (CNR) et des écoles nationales de musique et de danse (ENM). Comme leur nom l’indique mal, ils restent principalement du ressort des villes et des agglomérations, à l’instar des conservatoires à rayonnement communal ou intercommunal (CRCI), même si la loi du 13 août 2004 [(art. 101)] a transféré aux régions les cycles d’enseignement professionnel initial (CEPI) et confié aux départements l’élaboration de schémas des enseignements artistiques. Les autres disciplines n’ont pas été oubliées dans cette diversification des solutions de formation. La Fédération française des écoles de cirque (FFEC) en agrée cent cinquante (sur plus de sept cents) [qui sont encadrées par des titulaires de son brevet d’initiateur aux arts du cirque (BIAC)]. Le MCC reconnaît pour sa part cinq écoles préparatoires ou « professionalisantes » qu’il finance très partiellement à Chambéry, Nice, Montpellier, Lomme et Châtellerault. Il subventionne à un seuil beaucoup plus élevé l’École nationale de Rosny-sous-Bois et surtout les deux établissements supérieurs, le Centre national des arts du cirque (CNAC) de Châlons-en-Champagne (créé en 1985) et l’Académie Fratellini à Saint-Denis (inaugurée en 2003). L’institut international de la marionnette (IIM) de Charleville-Mézières, qui entame un chantier de rénovation en 2010, abrite une École supérieure des arts de la marionnette fondée en 1987. Les artistes de la rue eux-mêmes ont accueilli avec satisfaction le lancement en 2005 de la première Formation avancée et itinérante des arts de la rue (FNAI-AR), basée à Marseille après trois années de préfiguration. La création en 1972 du Fonds d’assurance formation des activités du spectacle (AFDAS), géré par des instances paritaires, avait tôt permis de concrétiser dans les domaines de la scène, mais aussi du grand et du petit écran, les intentions de la loi du 16 juillet 1971 sur la formation continue. Le Centre de formation professionnelle aux techniques du spectacle (CFPTS) de Bagnolet, placé sous la tutelle de l’Éducation nationale depuis 1974, a développé une offre qui embrasse la plupart des métiers de la technique et de l’administration, tandis que l’Institut supérieur des techniques du spectacle (ISTS), installé à Avignon en 1986, se consacre plus particulièrement aux directeurs de régie et de plateau. Le soutien au secteur privé Depuis sa première édition en 1987, la cérémonie de remise des prix décernés par l’Académie des « Molières », qui s’est réformée en 2004 afin de mieux représenter les deux bords, met en scène à la télévision la querelle récurrente entre le public et le privé. En dehors du Théâtre Tête d’or de Lyon, ouvert en 1980, de quelques music-halls, cabarets, cafésthéâtres et salles vouées au divertissement (notamment dans les casinos auxquels un décret du 22 décembre 1959 fait obligation d’inclure une activité de spectacles), le secteur privé se concentre dans la capitale, où cinquante enseignes ont adopté en mars 2010 l’appellation de Théâtres parisiens associés. Elles ne sont pas dénuées de subventions, car un décret du 23 octobre 1964 institua une taxe parafiscale (de 3,5%) sur leur billetterie, au profit d’une Association pour le soutien du théâtre privé (ASTP) dont le ministère des Affaires culturelles et la Ville de Paris complétèrent ensemble le fonds. Les aides fournies en retour concernent aussi bien la production et l’exploitation des spectacles que la rénovation des salles. En 1982, la contribution du ministère fit plus que doubler, dépassant largement celle de la ville. Des cotisations volontaires et des versements de la SACD et de l’ADAMI s’y ajoutent. 13 Les 46 bénéficiaires rassemblaient 56% des spectateurs payants du spectacle parisien donnant lieu à des versements de droits à la SACD en 2008. Leurs responsables adhèrent au Syndicat national des directeurs et tourneurs du théâtre privé (SNDTP), qui représente aussi les organisateurs de tournées. Ce mode de redistribution a inspiré la création du Centre national des variétés, de la chanson et du jazz (CNV) en 2004. Le décret du 4 février 2004 définissant le périmètre auquel s’applique également une taxe de 3,5%, comprend « les tours de chant, concerts et spectacles de jazz, rock, de musique traditionnelle ou de musique électronique », mais aussi les spectacles d’humour (« sketches »), d’illusionnistes, aquatiques, sur glace, et les comédies musicales, sous certaines réserves. La question de l’étendre au bénéfice des disciplines du cirque fut posée au ministère qui ne l’a toujours pas tranchée. La décentralisation et la démocratisation en question La déconcentration s’est arrêtée au seuil atteint en l’an 2000. [Depuis que le contrôle des subventions aux opérateurs missionnés (compagnies, scènes nationales et conventionnées, CDN) leur a été confié en 1998 et 1999,] les DRAC gèrent un peu plus de 40% des crédits inscrits à l’action 1 (« Soutien à la création, à la production et à la diffusion du spectacle vivant ») du programme 131 « Création » de la loi de finances. L’administration centrale doit réserver plus de 50% du total aux treize grands établissements publics que sont l’ONP, l’Opéra-Comique, la Comédie-Française, l’Odéon et la Colline, ou l’établissement pluridisciplinaire du Parc de la Villette. Elle dispose de quelques millions pour financer les centres de ressources du secteur comme le Centre national du théâtre (créé en 1993), le Centre national de la danse (1998) ou HorsLesMurs (association nationale pour le soutien aux arts de la rue et de la piste, 1993). Enfin elle prélève dans le programme 224 « Transmission des savoirs et démocratisation de la culture » les sommes qu’elle affecte aux établissements d’enseignement supérieur et d’insertion professionnelle (action 1). Le ministre continue de nommer aux postes de direction dans les institutions dotées d’un label national [(les grands EPIC réclamant un décret présidentiel)] ; d’autre part il précise par voie d’arrêtés ou de circulaires les missions incombant aux différentes catégories de maisons[, que les DRAC veilleront à transcrire dans les contrats et les conventions sous l’autorité des préfets de région]. La décentralisation marque le pas après trente années fastes. La France s’est couverte d’équipements et de festivals. En 2006, les villes et les intercommunalités fournissaient déjà la moitié des subventions aux structures de production et de diffusion, et plus de 80% des dépenses de formation dans les disciplines du spectacle ; les départements et les régions réglaient ensemble environ le quart des unes et le dizième des autres. En somme, les collectivités assurent à peu près les trois quarts du financement public du secteur. Tout indique pourtant qu’elles ont entamé un repli sur fond de crise en 2009. La réforme territoriale de 2010 a été perçue par beaucoup d’acteurs professionnels et d’élus de terrain comme un péril pour un édifice dont la croissance ne pouvait masquer la fragilité. Les métropoles et communes nouvelles instituées par la loi devraient rapidement se saisir de la tutelle des scènes et des conservatoires, voire des festivals dont le rayonnement s’étend sur toute leur agglomération, mais le sort des entités de taille plus modeste reste incertain. Si le principe de libre administration des collectivités résiste aux restrictions apportées aux compétences des conseils généraux et régionaux, le poids de leurs dépenses obligatoires et la chute de leurs recettes propres, mal compensées par des dotations d’État soumises aux coupes ou aux gels, amenuise en pratique leur capacité d’assumer des charges facultatives. L’encadrement de leur marge d’endettement par la loi de finances risque de corseter de la même manière l’investissement dans les théâtres, les écoles ou les « fabriques ». La difficile application de la loi du 13 août 2004 a montré que l’heure était venue de fixer les 14 responsabilités des différents niveaux d’administration et de répartir les rôles de chef de file dans un domaine culturel qui réclame sans doute beaucoup de liberté mais n’en relève pas moins de l’intérêt général. Les enquêtes relatives aux pratiques culturelles confirment que le niveau d’instruction reste un critère de fréquentation des lieux de spectacle plus discriminant que la catégorie socioprofessionnelle et le niveau de revenu, voire la commune de résidence, encore que les spectateurs les plus assidus affluent où l’offre abonde, comme à Paris. Compte tenu de la concurrence croissante du cinéma, de la télévision et d’Internet, les mêmes sources témoignent pourtant d’une belle résistance du théâtre, dont 19% des personnes âgées de quinze ans et plus disaient avoir vu au moins une pièce jouée par des professionnels dans l’année en 2008, contre 15% en 1997. À eux seuls les TN, les CDN et les SN (sans compter les théâtres lyriques, les scènes conventionnées, les théâtres municipaux, les festivals, etc.) auraient accueilli plus de 3,8 millions de spectateurs au cours de la saison 2007-2008. Le Syndicat national des entreprises artistiques et culturelles (SYNDEAC), qui défend leurs intérêts, aime à rappeler que le théâtre public fédère un public plus important que celui du football professionnel. Le verdict d’échec de la démocratisation n’en fut pas moins entendu et répété en haut lieu. Nicolas Sarkozy en a fait un leitmotiv de sa lettre de mission à Christine Albanel (2007-2009) du 1er août 2007, qui met en avant le thème de la « popularité ».21 Une pression accrue s’exerce sur les responsables, priés par les tutelles de remplir au mieux les salles, mais aussi d’aller à la rencontre de la jeunesse et des habitants des cités. Ces impératifs figuraient déjà dans la charte de 1998. Les contrats de décentralisation dramatique signés avec les CDN, les contrats d’objectifs pour les scènes nationales (circulaire du 8 janvier 1998), et les contrats de performances incluant des indices chiffrés, prévus par le décret du 24 janvier 2002 régissant les théâtres nationaux sous forme d’EPIC, les déclinent en fonction des projets des directeurs. Ceux-ci objectent que leurs efforts pour diversifier le public se révéleront vains si les moyens de maintenir la qualité et l’originalité des spectacles ne sont plus garantis. Partisans et détracteurs de la hausse des subventions tombent néanmoins d’accord pour estimer que l’élargissement du « cercle des initiés » dépend surtout des progrès de l’éducation artistique. Malaise dans le spectacle Devant le malaise qui persistait dans les milieux du spectacle depuis 2003, Christine Albanel entama des « Entretiens de Valois » au siège du ministère, le 11 février 2008, avec des représentants de son administration, des collectivités territoriales et des organisations professionnelles, alors que son cabinet devait faire face aux premières requêtes de la « Révision générale des politiques publiques » (RGPP), lancée par l’Élysée en juillet 2007. Cette longue parenthèse de concertation se referma sur un rapport de synthèse remis le 30 janvier 2009.22 La directive nationale d'orientation (DNO) adressée aux services extérieurs de l’État, le 20 octobre 2009, par le nouveau ministre Frédéric Mitterrand en reprend quelques unes, notamment en ce qui concerne la nécessité de rationnaliser le schéma des financements publics, de systématiser les conventions pluriannuelles avec les opérateurs (établissements et compagnies), de favoriser la recherche de ressources complémentaires, de renforcer des pôles de production européens, enfin de ménager la part de la relève et de « l’émergence » grâce aux économies réalisées sur l’ensemble des postes de dépense. En septembre 2009, un cycle 21 Voir E. Wallon, La démocratisation culturelle, un horizon d’action, in Les Cahiers français, n° 348, La Documentation française, Paris, janvier-février 2009, p. 79-86. 22 Voir « Les Entretiens de Valois, Pour une rénovation des politiques publiques du spectacle vivant », Rapport à la ministre de la Culture et de la Communication et contributions, MCC, DMDTS, Paris, janvier 2009. 15 de conférences régionales du spectacle vivant a redémarré pour prolonger l’échange au niveau des DRAC. Les discussions se sont prolongées dans un climat dégradé. L’installation par Nicolas Sarkozy, le 2 février 2009, d’un Conseil pour la création artistique présidé par lui-même, [aux attributions assez vagues, et où siègent des personnalités du spectacle vivant,] a perturbé les fonctionnaires et irrité les syndicats qui ne tardèrent pas à demander sa dissolution. De relatif (en valeur), le recul des concours d’État menaçait de devenir absolu (en volume) du fait de la RGPP qui exigeait le non remplacement d’un départ à la retraite sur deux dans les services du ministère, puis chez ses principaux opérateurs. La refonte de l’administration centrale, ramenée à trois grandes directions flanquées d’un secrétariat général, a été menée tambour battant pour faciliter cette cure d’amaigrissement. La Délégation aux arts plastiques (DAP) a rejoint la Direction de la musique, de la danse, du théâtre et des spectacles (DMDTS), construite par Dominique Wallon en 1998, pour former en 2009 la Direction générale de la création artistique (DGCA), conduite par Georges-François Hirsch et régie par l’arrêté du 17 novembre 2009. Pendant ce temps, les DRAC achevaient leur restructuration. Tant de transformations internes ont amorti la capacité de réaction et d’initiative du ministère. Pendant ce temps, les budgets culturels des départements amorçaient un déclin qui laissait craindre une contagion dans les communes, et même dans les régions dont la plupart venaient de consentir un effort conséquent. Les coupes pratiquées dans d’autres administrations n’allaient pas sans répercussions sur les revenus des institutions et des équipes. C’était le cas au ministère des Affaires étrangères (MAE), qui finance des tournées dans le réseau culturel extérieur, soit directement à travers sa nouvelle Direction générale de la mondialisation, du développement et des partenariats (DGMDP), soit indirectement par le biais de son agence CulturesFrance, ainsi qu’à l’Éducation nationale (MEN) dont les rectorats et les inspections académiques soutiennent les sorties d’élèves au théâtre et les interventions d’artistes dans les établissements scolaires. L’impossibilité pour les entreprises du spectacle de contrebalancer par des gains de productivité ou des économies d’échelle la hausse de leurs coût structurels, connue sous le nom de « loi de Baumol » depuis les études menées par cet économiste à Broadway dans les années 1960,23 implique une progression des subventions supérieure à l’inflation, que les pouvoirs publics sont peu enclins à promettre. L’annonce par le premier ministre François Fillon, le 6 mai 2010, d’un gel immédiat des dépenses de l’État et de la diminution de ses dépenses de fonctionnement courant de 10% en trois ans, a encore alourdi l’atmosphère parmi les professionnels du spectacle qui manifestaient le jour même. La « culture du résultat » vantée dans les instructions officielles contredit selon eux la conception qui animait les pionniers de la décentralisation dramatique, suivant laquelle l’art constitue une activité non marchande et la culture un processus dont les finalités ne sauraient être quantifiées. L’Europe et les échanges internationaux Les modestes compétences culturelles de l’Union européenne (UE) ne lui permettent pas de jouer un rôle moteur dans un secteur où le principe de subsidiarité s’applique pleinement. [Il arrive parfois que des actions locales financées par les fonds structurels comportent un volet culturel, mais] les organismes du spectacle vivant misent avant tout sur le programme Culture 2007-2013, dont la dotation globale de 400 millions d’euros sert à stimuler pendant leurs premières années des projets de coopération entre les agents de plusieurs pays membres. La Commission a facilité ainsi la structuration de dizaines de réseaux d’artistes, d’auteurs, de traducteurs, d’écoles, de producteurs ou de festivals, qui l’interpellent en retour afin qu’elle 23 Voir William J. Baumol & William G. Bowen, Performing Arts, the Economic Dilemma. A Study of Problems Common to Theater, Opera, Music, and Dance, Twentieth Century Fund, New York, 1966. 16 renforce et pérennise son soutien à des structures ou à des manifestations dont le rayonnement intensifie le dialogue entre les peuples et leurs cultures, telle la Maison Antoine Vitez, Centre international de la traduction théâtrale, créée en 1990 à Montpellier. [La responsabilité des instances européennes est plus profondément engagée pour lever les obstacles à la circulation des œuvres et des hommes.] Les chantiers de l’harmonisation concernent aussi bien la propriété intellectuelle, le droit du travail, la protection sociale, la fiscalité et les règles de sécurité, encore très disparates, que les conditions d’accueil des interprètes étrangers, unifiées par les accords de Schengen.24 [Le dynamisme de la création a tout à gagner au développement des échanges, même si la balance entre les spectacles exportés et importés pourrait pencher en défaveur de la France, qui paie à la fois sa curiosité pour les cultures étrangères, la disponibilité de ses scènes démunies de troupes permanentes et l’attractivité de son système subventionné.] À cet égard, le théâtre reste bien malgré lui plus protectionniste que la danse, dont les formes sautent les barrières linguistiques ; quant au théâtre d’objets, au nouveau cirque et aux arts de la rue, ils remportent un franc succès au delà des frontières. Mutations esthétiques Le paysage théâtral a été métamorphosé par le renouveau de disciplines autrefois tombées en désuétude et la reconnaissance de genres jusqu’alors dédaignés comme mineurs. L’État, ses fonctionnaires et ses experts, ont contribué par des mesures budgétaires, des innovations pédagogiques et des actes symboliques à conférer une légitimité à des formes moins considérées. Jack Lang s’attira de la sorte le reproche de niveler les valeurs en substituant une démagogique « démocratie culturelle » à la difficile démocratisation de l’art. Les administrations postérieures n’en accompagnèrent pas moins la montée en puissance de la danse contemporaine, des arts de la rue et du cirque, du théâtre équestre et du théâtre d’objet, des arts électroniques et des spectacles pluridisciplinaires, des musiques anciennes, traditionnelles ou actuelles. [Les marionnettes ont fait leur révolution à travers l’Europe. Celles que Jacques Félix appelait les Petits Comédiens de chiffons s’exhibent plus particulièrement au Festival mondial des théâtres de marionnettes de Charleville-Mézières, qu’il organisait depuis 1961 avec le concours de l’Union Internationale de la Marionnette (UNIMA), en compagnie d’objets de catégories variées et de manipulateurs de toutes nationalités, rompus aux diverses techniques, pour s’adresser au public adulte autant, sinon davantage qu’aux jeunes spectateurs. Les professionnels se sont ralliés à l’appel de l’Association nationale des théâtres de marionnettes et des arts associés (THEMAA),25 organisatrice des Saisons de la marionnette (2007-2010), dont les ateliers, les réunions et les états généraux visent à définir les objectifs d’une politique publique en faveur d’un art aussi fragile qu’imaginatif.] [Un cirque dit désormais « de création » a poussé sous la tente mais pénétré aussi dans les salles, renouvelé grâce aux écoles qui prirent le relais de la transmission familiale, comme celles d’Annie Fratellini et d’Alexis Gruss (ouvertes en 1974), réveillé par des compagnies en rupture avec les conventions, telles que les cirques Archaos, Baroque et Plume, stimulé par l’intervention de chorégraphes et de metteurs en scène de théâtre dans les formations du CNAC ou du Lido de Toulouse. Des programmateurs permirent à ces « circassiens » de séduire le public dans des lieux comme l’Espace Chapiteaux de la Villette. Le ministère de la Culture, qui avait attendu 1979 pour réclamer la tutelle de la profession à son homologue de 24 Voir E. Wallon, Europe, scènes peu communes, Études théâtrales, n° 37, E. Wallon (dir.) Louvain-la-Neuve, 2007, et E. Wallon (dir.), Théâtre, fabrique d’Europe, Études théâtrales, n° 46, Louvain-la-Neuve, 2009. 25 Voir Henryk Jurkowski & Thieri Foulc (dir.), Encyclopédie mondiale des arts de la marionnette, L’Entretemps (avec l’UNIMA), Montpellier, 2009. 17 l’Agriculture, compétent jusqu’alors pour cause de contrôle vétérinaire des ménageries, aida des compagnies à peine sorties des écoles à réaliser leurs projets, puis à passer sous convention. Les communes restaurèrent les derniers cirques en dur avec sa contribution. Enfin l’État célébra les deux familles du cirque, l’ancien et le nouveau, à moitié réconciliées, par une année officielle en 2001-2002.26] [Le théâtre de rue, ayant conquis nombre de villes après qu’Aix-en-Provence se fut déclarée en 1971 « Ville ouverte aux saltimbanques », essaimait dans les festivals, dont celui d’Aurillac est devenu le plus couru depuis 1986. Son fondateur Michel Crespin fut aussi à l’origine en 1983, à la Ferme du Buisson de Marne-la-Vallée, d’un Centre national de création des arts de la rue, Lieux publics, qui s’implanta en 1990 à Marseille, fort d’une dotation des collectivités territoriales et de l’État, et laissa bientôt HorsLesMurs reprendre sa mission d’information. Il y voisine déjà avec une Cité des arts de la rue, en préfiguration depuis 1998, que la municipalité, chef de file des financeurs publics, a promis d’ouvrir en 2010. Les « cogne-trottoir », comme ils se surnomment quelquefois, ont un peu tempéré leur esprit frondeur pour inscrire leurs revendications à l’agenda de la République durant les trois années d’un très officiel Temps des arts de la rue (2005-2007) qui, entre autres mesures nouvelles, permit la promotion de neuf fabriques et lieux de résidence pour les compagnies en autant de centres nationaux des arts de la rue (CNAR), grâce aux subventions de la DMDTS et des collectivités territoriales, grâce aussi à l’implication de la Fédération des arts de la rue et à l’accompagnement de HorsLesMurs.27] [Le conte et le mime sont enfin abordés comme des arts contemporains et plus seulement comme des survivances de la veillée des chaumières. Ils ont aussi leurs havres, par exemple Mimos à Périgueux et Mythos à Rennes. À l’instar des autres branches du spectacle vivant, le milieu se mobilise, sachant qu’une bonne structuration conditionne la promesse de subventions accrues. Si modeste soit-il, le Centre national du mime s’active à fédérer ses troupes. Le Réseau national du conte et des arts de la parole, tissé en 2007, se déploie autour de la plate-forme d’information, de documentation et de conseil Mondoral, construite en 2006 avec le concours du ministère par la Maison du Conte de Chevilly-Larue, le Centre des arts du récit en Isère, le Clio de Vendôme, et l’association Paroles Traverses de Rennes.] [L’interdisciplinarité est affichée à tous les étages et encouragée en tous lieux, comme dans les festivals Exit à la Maison des arts de Créteil, Via à Maubeuge, Temps d’images à la Ferme du Buisson de Marne-la-Vallée. La vidéo et informatique prennent une importance croissante dans le processus de création ainsi que dans les procédés de représentation. Enfin les musiques actuelles et traditionnelles fraternisent avec les vieilles muses dans une multitude de manifestations inclassables.] Un changement plus radical encore a affecté la scène française durant les dernières décennies : son ouverture internationale. Le phénomène ne date certes pas d’hier. On se souvient du succès des comédiens-italiens aux XVIIe et XVIIIe siècle, des premières traductions en version intégrale au XIXe, des tournées tout au long du XXe siècle. Depuis l’époque des Ballets russes de Serge de Diaghilev, beaucoup d’artistes étrangers ont choisi de travailler en France. [La Société universelle du théâtre (SUDT) fondée par Firmin Gémier en 1925, comporta une section française à compter de 1926. Avec la paix retrouvée en 1945, les transits et les transferts ont redoublé. Aman Maistre (dit Julien) et Claude Planson animèrent de 1954 à 1965 un Festival international d’art dramatique de la Ville de Paris, baptisé « Théâtre des nations ».28 Le Festival de théâtre universitaire de Nancy leur fit écho à partir de 26 Voir notamment E. Wallon (dir.), Le cirque au risque de l’art, Actes Sud - Papiers, Arles, 2002. Voir notamment Marcel Freydefont et Charlotte Granger (dir.), Le théâtre de rue, Un théâtre de l’échange, Études théâtrales, n° 41-42, Louvain-la-Neuve, 2008. 28 Voir Odette Aslan, Paris capitale mondiale du théâtre, Le Théâtre des nations, CNRS Éditions, Paris, 2009. 27 18 1963, de même que Sigma à Bordeaux en 1965. Les artistes et performers d’outre-Atlantique faisaient aussi halte au Centre culturel américain de Paris. Jean Vilar leur ouvrit les portes d’Avignon en 1968, à ses risques et périls. En 1972, le Festival d’Automne réaffirma la vocation internationale de Paris.] En dehors de la capitale et des temps festivaliers, les incursions étrangères restaient tout de même limitées jusqu’en 1982. Outre l’Odéon, mué en Théâtre de l’Europe par Giorgio Strehler, plusieurs scènes publiques commencèrent alors à se tourner vers les lointains. Les programmes de la MC93 à Bobigny, du Quartz de Brest, du Maillon de Strasbourg, du Théâtre de la Cité internationale et du Théâtre de la Bastille à Paris, des scènes nationales de Grenoble, d’Amiens, de Villeneuve d’Ascq et nombre d’autres ont suivi le mouvement impulsé par les festivals : Avignon en été, Paris en automne, mais aussi les Francophonies en Limousin, Passages à Nancy… Le public s’est accoutumé aux surtitres pour suivre en langue originale le jeu des interprètes argentins, flamands, russes ou chinois.29 Quant aux comédiens, faute de s’être vraiment mêlés entre nationalités dans des écoles encore assujetties à la langue nationale, ils se montrent de plus en plus disposés à effectuer des stages, voire des séjours à l’étranger. L’ensemble de ces mutations ne pouvait laisser les auteurs indifférents. L’écriture dramatique est revenue sur le devant de la scène après une longue phase de relecture du répertoire. Sa construction et sa consistance ont cependant évolué après les percées dans la modernité effectuées par les écrivains de l’après-guerre, de Samuel Beckett à Robert Pinget. Michel Vinaver, cofondateur et président de la commission Théâtre du Centre national des lettres (CNL) de 1982 à 1987 et signataire d’un rapport sur l’édition théâtrale30 qui déclencha des réactions contre son déclin, a noué en quelque sorte le lien entre deux générations. Les années 1980 et 1990 ont été marquées par trois écrivains trop tôt disparus, BernardMarie Koltès, Jean-Luc Lagarce et Didier-Georges Gabily. Forgée à propos de ce dernier, l’expression « écriture de plateau » évoque une proximité accrue de l’auteur avec la scène et les comédiens. Au voisinage des autres disciplines du spectacle, le métissage des formes et l’hybridation du langage aboutissent à ces dramaturgies que le ministère a pu qualifier de « non exclusivement textuelles » pour leur réserver quelques unes des bourses délivrées par le CNT sur l’avis d’une commission d’experts. Les très faibles marges de l’édition théâtrale obligent cette branche à travailler sous la perfusion des aides et avances du CNL, sinon de ses homologues entretenus par les conseils régionaux (CRL). Art au présent, art du futur ? L’espace de l’art dramatique s’est réduit dans la presse écrite et à la radio, pour ne pas parler de la télévision, et pourtant il occupe encore une place non négligeable dans la sphère symbolique. Il a perdu son rôle central dans la vie littéraire mais l’a conservé contre vents et marées dans la politique culturelle, ce qui explique qu’il se place régulièrement au cœur des débats et des polémiques. Si ses accomplissements en matière de démocratisation semblent insuffisants, ses origines athéniennes l’attachent à l’idéal démocratique et il se targue volontiers d’agir comme un ferment de la citoyenneté. [À force d’emprunts réciproques, les artistes de la scène, de la rue et de la piste ont appris à maîtriser les techniques qui leur permettent de manipuler l’image et le son. Ils se prêtent de plus ou moins bonne grâce à la captation, car même un enregistrement sophistiqué ne saurait par définition se substituer à un échange vivant entre acteurs et assistants. La numérisation 29 Voir E. Wallon, « Scènes de la nation, Le théâtre français et l’étranger au XXe siècle », in François Roche (dir.), Les relations internationales et la culture, Mélanges de l’Ecole française de Rome (MEFRIM), tome 114, 2002, p. 121-150. 30 Cf. Michel Vinaver, Le Compte rendu d’Avignon, ou des mille maux dont souffre l’édition théâtrale et des trente-sept remèdes pour l’en soulager, Actes Sud, Arles, 1987. 19 leur procure donc autant de craintes que d’espoirs.] Les pouvoirs publics reconnaissent que ces artistes assument un rôle irremplaçable dans la société de la connaissance, en évitant que des individus réduits à l’état de consommateurs ne glissent dans l’indifférence envers autrui. Avec les autres genres qui lui sont associés, le théâtre affirme sa vocation d’accomplir un travail de pensée et de faire œuvre de présence pour empêcher la « société du spectacle » de sombrer dans la distraction perpétuelle. Nombre d’élus semblent comprendre que cette tâche garde son urgence quand les temps s’annoncent difficiles. Voudront-ils lui en accorder les moyens ? Emmanuel Wallon Bibliographie indicative Robert Abirached, Le théâtre et le prince, I. L’embellie, 1981-1992, Plon, Paris, 1992, rééd. Actes Sud, Arles, 2005 ; II. Un système fatigué, 1993-2004, Actes Sud, Arles, 2005. Christian Biet & Christophe Triau, Qu’est-ce que le théâtre ? (postface d’E. Wallon), Gallimard (« Folio Essais »), Paris, 2006. Michel Corvin (dir.), Dictionnaire encyclopédique du théâtre à travers le monde, Bordas/SEJER, Paris, nouvelle édition en 2008. Pascale Goetschel, Renouveau et décentralisation du théâtre (1945-1981), Presses universitaires de France, Paris, 2004. Jack Lang, L’État et le théâtre, LGDJ, Paris, 1968. Bernard Latarjet, Pour un débat national sur l’avenir du spectacle vivant, Rapport au ministre de la Culture et de la Communication, Paris, mai 2004 – www.culture.gouv.fr/culture/actualites/index-rapports.htm Dominique Leroy, Économie des arts du spectacle vivant, Economica, Paris, 1980; rééd. L'Harmattan, Paris, 1992. Pierre-Michel Menger, Les intermittents du spectacle, Sociologie d’une exception, Editions de l’EHESS, Paris, 2005 ; La profession de comédien, Formation, activités et carrières dans la démultiplication de soi, Ministère de la Culture et de la Communication (DEP), La Documentation française, Paris, 1998. Daniel Urrutiaguer, Économie et droit du spectacle vivant en France, Presses Sorbonne nouvelle, Paris, 2009. Emmanuel Wallon, Sources et ressources pour le spectacle vivant, Rapport au ministre de la Culture, Paris, juillet 2005. – www.culture.gouv.fr/culture/actualites/index-rapports.htm Voir aussi à la fin de l’article le "focus" d’E. Wallon sur « Les chiffres du spectacle vivant en 2010 », p. 128 à 135 du même ouvrage. 20