Le théâtre et les spectacles

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Le théâtre et les spectacles
Emmanuel Wallon
Professeur de sociologie politique à l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense
Article paru en version abrégée dans Politiques et pratiques de la culture, Philippe Poirrier
(dir.), La Documentation française, coll. « Les Notices », Paris, 2010, notice 9, p. 113-135
[les passages entre crochets ne figurent pas dans la version imprimée].
Voir à la fin de l’article le "focus" d’E. Wallon sur « Les chiffres du spectacle vivant en
2010 », p. 128 à 135 du même ouvrage.
Le théâtre et les spectacles
[Économiquement fragile et politiquement sensible, le théâtre réclame la sollicitude des
autorités. La monarchie lui imposait sa censure tout en accordant sa protection ; l’Empire a
tenté de l’organiser et la République s’est efforcée de l’encourager. Jeanne Laurent, André
Malraux et Jack Lang ont successivement mis en place des dispositifs et des institutions qui
servent encore de modèles à l’intervention de l’État en faveur de la création, de la diffusion,
de la formation ou de l’écriture dramatique. Relancée en 1982, la décentralisation a renforcé
l’implication des collectivités territoriales, qui sont devenues les principaux soutiens des
établissements et des compagnies. La solidarité interprofessionnelle seconde la volonté
publique depuis 1969 en finançant les allocations chômage des intermittents du spectacle. Le
théâtre doit désormais partager ses crédits avec les autres disciplines dont la fin du XXe siècle
vit le renouveau (danse, marionnettes, cirque, arts de la rue, conte ou mime), alors que la
place symbolique qu’il occupait paraît de plus en plus menacée par ces modes de
représentation concurrents que sont le cinéma, la télévision et l’Internet.]
AUX ORIGINES D’UN SYSTÈME D’ÉTAT
L’abbé, le comédien et le roi
En France, le monde de la scène est devenu depuis 1946 un secteur emblématique de
l’action publique, nationale et locale. Cela tient sans doute à sa nature d’art de la parole et de
la présence, propice à l’interpellation comme à la critique, mais aussi à l’obstination des gens
du métier qui œuvrèrent pour en faire un service public, voire un pilier de la citoyenneté.
Avant tout incarnée par des individus (notamment Charles Dullin, Gaston Baty, Jean Dasté,
Jean Vilar et Gérard Philipe, Roger Planchon, Antoine Vitez et Ariane Mnouchkine), cette
idée fut aussi portée par des mouvements d’éducation populaire, des organisations
professionnelles, syndicats et associations. Elle ne s’est pas imposée sans de longs débats et
de difficiles combats.
Aux XIVe et XVe siècles, les confréries vouées à l’interprétation de la Passion du Christ
ou de la vie des saints, ainsi que les comédiens excellant dans les farces ou soties, vécurent
sous l’étroite surveillance de l’Église, redoublée par celle des seigneurs et des juges. Après
l’interdiction des mystères par le Parlement de Paris en 1548, le genre tomba peu à peu en
désuétude. Les farceurs poursuivirent leur office après la Renaissance en cherchant asile dans
les foires religieuses, mais aussi dans les cours princières où ils durent bientôt céder la scène à
des comédies mieux réglées. En ville ils se produisaient dans les rares salles de jeu de paume
qu’on leur concédait. Une ordonnance de police de 1609 interdit de jouer une comédie ou une
farce sans en avoir communiqué au préalable le texte au procureur du roi. À Paris, l’Hôtel de
Bourgogne resta quasiment leur seul refuge jusqu’à l’ouverture de l’Hôtel du Marais en 1635,
où Corneille fit représenter L’Illusion comique, ce plaidoyer pour l’art des comédiens, l’an
suivant. Leur situation s’améliore et l’arbitraire diminue lorsque Richelieu organise une police
1 des spectacles. Dans sa déclaration du 16 avril 1641, Louis XIII semble les absoudre à
condition qu’ils se réforment, sous peine d’amende, voire de bannissement.1
Privilèges et monopoles
La monarchie tendant vers l’absolu, la protection d’un comte ou l’hospitalité d’un abbé ne
suffirent plus. Il fallait désormais obtenir un privilège d’impression et un droit de
représentation, en dédicaçant son œuvre au roi, à un prince de sang ou un ministre. [Les
cardinaux] Richelieu et Mazarin achevèrent de transférer à la Couronne le contrôle du verbe
et de la forme autrefois dévolus à la Sorbonne ou aux évêques. Louis XIV exerce avec ses
ministres un magistère moral sans partage. Le théâtre constitue pour la monarchie un souci
quotidien d’ordre public, qu’elle traite à travers la censure royale, appliquée à ce domaine à
partir de 1701, mais aussi un sujet d’intérêt fiscal, comme le prouve l’instauration en 1699
d’un droit des pauvres” perçu sur la billetterie des spectacles au profit de l’Hôpital général,
ancêtre de l’Assistance publique.2 Il doit en outre illustrer le prestige du régime, la supériorité
du style académique, le goût du pouvoir pour l’ordre et la symétrie, en observant la règle des
trois unités de temps, de lieu et d’action. La mort de Molière en 1673 préluda à la naissance
en 1680 de la Comédie-Française, fusion de sa compagnie avec celle de l’Hôtel de
Bourgogne. Celle-ci jouit sur la comédie et le drame parlés d’un monopole qu’elle fit
défendre jusqu’à la Révolution par les lieutenants de police, dépêchés contre ses concurrents
italiens de Paris ou contre les itinérants des foires.
L’abolition des privilèges résulta des audaces de la nuit du 4 août 1789 et de la logique de
la loi Le Chapelier de 1791. En ce qui concerne les théâtres, un décret la prononça
formellement les 13 et 19 janvier 1791. L’expansion de l’initiative privée s’ensuivit aussitôt,
concrétisée par l’inauguration de nombreuses salles. C’est dans la salle des machines du
théâtre royal des Tuileries que la Convention adopta les notions parlementaires de droite et de
gauche, dans l’espace même où s’étaient introduits les vocables scéniques de cour et de
jardin. À l’instigation de Beaumarchais, le décret de protection artistique et littéraire des 19 et
24 juillet 1793 accorda aux auteurs le contrôle de la représentation et de la reproduction de
leurs ouvrages durant leur vie, ainsi qu’à leurs héritiers cinq ans après leur décès. La
fondation de la Société des auteurs et compositeurs dramatiques (SACD) en 1829 s’inscrira
dans la continuité de ces principes. [Couronnés par la loi du 11 mars 1957, ces actes initiaux
cimentaient] le socle de la doctrine française du droit d’auteur[, à la fois moral et
patrimonial].3
En vérité les monopoles se reconstituèrent après le triomphe de Bonaparte. La loi du 28
pluviôse An XI (17 février 1803), les décrets impériaux du 8 juin 1806 et du 29 juillet 1807
sur le régime des théâtres, enfin celui du 15 octobre 1812, signé par Napoléon Ier à Moscou,
rétablirent les avantages de la Comédie-Française et la réorganisèrent, limitèrent à douze, puis
huit, le nombre des salles parisiennes, répartirent les théâtres en différents échelons
territoriaux, du municipal au national, distribuèrent leurs missions sous la garde des préfets et
mirent la censure aux mains du ministre de la justice. Ces dispositions durèrent au delà de la
Restauration, malgré les bouffées de liberté de 1830 et de 1848-1851, si bien qu’une stricte
réglementation des genres régna jusqu’à l’émancipation des théâtres par le décret impérial du
6 janvier 1864, paraphé par Napoléon III. Une deuxième vague de chantiers permit
l’ouverture de bâtiments à la mesure de l’engouement que la bourgeoisie urbaine éprouvait
1
Cf. Jean-Baptiste Denisart, Collection de Décisions nouvelles et de décisions relatives à la Jurisprudence
actuelle, 8e éd., Desaint, Paris, 1773, article « Comédien », p. 434.
2
Voir Dominique Leroy, Histoire des arts du spectacle en France, L’Harmattan, Paris, 1990.
3
Voir Henri Welschinger, Le théâtre de la Révolution, 1789-1799, avec documents inédits (1880), Zlatkine
Reprints, Genève, 1968.
2 pour le théâtre, ses œuvres et ses pompes. Toutes les formes de spectacle s’épanouirent à
l’enseigne de la libre initiative [: tragédie, comédie, vaudeville, mimodrame, mélodrame,
marionnettes, ombres chinoises, fantasmagories, sans compter les opéras, les opérettes et les
ballets]. À Paris comme dans les autres capitales d’Europe, le théâtre trônait dès lors à
l’intersection des sphères politique, mondaine et littéraire.
Le régime libéral
Rejetant l’idéal de la Commune de Paris qui classait les théâtres parmi les alliés de
l’instruction, la Troisième République considère le spectacle comme une affaire privée tant
qu’il ne trouble pas l’ordre en faisant le lit de la luxure ou de la rébellion. Les censeurs y
veillent jusqu’à ce que les députés leur coupent les crédits en 1906. Revenue en force durant
les guerres mondiales, la censure est bannie pour de bon en 1945, les maires et les préfets
conservant le pouvoir d’interdire une affiche ou une représentation dans le cadre de leurs
prérogatives de police administrative. L’État afferme les bâtiments dont la nation a hérité la
propriété. Outre l’Opéra de Paris et l’Opéra-Comique, le Théâtre-Français est le seul auquel le
ministère de l’Instruction publique, chargé des Beaux-Arts, alloue une dotation de
fonctionnement annuelle, en dehors de la maigre subvention qu’il accorde à l’Odéon. Les
autres salles parisiennes vivent de leurs abonnements et de leurs recettes. En 1920, la
Chambre des députés vota à Firmin Gémier une subvention, hélas insuffisante, pour animer
un Théâtre national populaire (TNP) dans le palais du Trocadéro. L’engagement du
gouvernement se borna là jusqu’à l’arrivée du Front populaire, qui soutint le renouveau
théâtral aux deux bouts de la chaine, le ministre de l’Éducation nationale Jean Zay triplant la
subvention de la Comédie-Française [(dont l’administrateur général fut épaulé par trois
membres du quatuor de metteurs en scène connu sous le nom de Cartel, Louis Jouvet, Charles
Dullin et Gaston Baty)] et augmentant celle de l’Odéon pendant que son sous-secrétaire
d’État aux Sports et aux Loisirs, Léo Lagrange, encourageait les mouvements d’amateurs. En
1938, Charles Dullin rédigea un plan de « décentralisation » théâtrale à la demande du
gouvernement d’Édouard Daladier, qui ne prévoyait pas de subventions mais recommandait
l’implantation de troupes permanentes dans les salles publiques des différentes « préfectures
artistiques ».
Les municipalités concédaient les clefs de leurs théâtres à des entrepreneurs de spectacles
La jurisprudence administrative, fixée par l’arrêt Astruc du 7 avril 1916, refusait d’ériger l’art
dramatique en service public [et le doyen Maurice Hauriou l’approuvait en ces mots : « Le
théâtre représente l’inconvénient majeur d’exalter l’imagination, d’habituer les esprits à une
vie factice et fictive et d’exalter les passions de l’amour, qui sont aussi dangereuses que celles
du jeu et de l’intempérance »].4 Après l’arrêt Gheusi du 27 juillet 1923, et l’arrêt Léoni du 21
janvier 1944, le Conseil d’Etat devait ménager un champ de plus en plus étendu à la notion de
service public culturel, ultérieurement consacrée par ses arrêts [Dauphin] du 11 mai 1959 et
[Syndicat des exploitants de cinématographes de l'Oranie] du 12 juin 1959.
Le législateur restait libre d’en tracer les contours, ce qu’il fit au bénéfice de l’Opéra de
Paris en créant la Réunion des théâtres lyriques nationaux (RTLN) sous forme
d’établissement public, le 14 janvier 1939.
De l’Occupation à la Libération
Sous l’Occupation, l’office de propagande nazi [(Propagandastaffel)] entreprit de contrôler
le répertoire et d’épurer les personnels. Le zèle que certains de ses correspondants au sein de
4
Voir Jack Lang, L’État et le théâtre, LGDJ, Paris, 1968.
3 la corporation mirent à le servir dans l’application des textes racistes et antisémites de 1942
eut pour effet d’engager davantage le régime de Vichy dans la tutelle du secteur. Celui-ci
décida le 7 juillet 1941 de soumettre les théâtres à la surveillance d’un Comité d’organisation
des entreprises de spectacles (COES) [chargé de répartir des moyens rationnés. Une loi du 27
décembre 1943, inappliquée, devait leur imposer le respect de normes juridiques et
comptables].5 L’ordonnance du 13 octobre 1945 instaurant une licence d’entrepreneur de
spectacles (révisée par la loi du 18 mars 1999) en a conservé la trace. Par ailleurs, la pratique
théâtrale en amateur, mise à l’honneur par des organisations de jeunesse telles que Jeune
France, parrainée par les autorités jusqu’à sa dissolution en mars 1942, retrouvait des couleurs
dans le maquis grâce à des militants de l’éducation populaire. À la Libération, il restait
beaucoup à faire avant que Jean Vilar, ancien animateur de Jeune France et futur directeur du
TNP, puisse lancer sa fameuse formule de 1953 : “Le TNP est donc, au premier chef, un
service public. Tout comme le gaz, l’eau, l’électricité.”6
LES FONDATIONS DU SERVICE PUBLIC
Théâtre du peuple et théâtre d’art
Avant de devenir national et populaire, le théâtre public se voulut d’art ou d’éducation. Un
demi-siècle d’expériences pratiques et d’élaboration théorique s’écoula jusqu’à ce que les
deux courants, qui cheminaient à l’écart des institutions sans vraiment se mêler, convergent
sous le patronage de l’État.
Ses inspirateurs indirects furent d’abord, à l’aube du XXe siècle, ces intellectuels
dreyfusards, sinon socialistes, animés par l’espérance d’un théâtre qui rende sa dignité aux
travailleurs [en se rapprochant physiquement et moralement d’eux, en s’adressant aux cœurs
et aux intelligences pour dénoncer l’aliénation et hâter l’émancipation]. Exalté par l’exemple
de Maurice Pottecher qui avait planté en 1895 son Théâtre du Peuple à Bussang (Vosges),
[l’écrivain] Romain Rolland mena campagne pour un tel art, fait par et pour le peuple.7
Ses artisans directs furent néanmoins, dans l’entre-deux-guerres, des inventeurs de la mise
en scène qui fuyaient les conventions de la scène boulevardière pour régénérer l’écriture et le
jeu dramatiques, en rêvant d’un art délivré du commerce aussi bien que des académismes.
André Antoine consacra à ce dessein sa carrière dans son Théâtre-Libre (1887-1894), puis son
Théâtre Antoine (1897-1906) et enfin à l’Odéon (1906-1914) où il réussit surtout à s’endetter.
D’autres découvreurs bousculaient le répertoire. Jacques Copeau, dont l’influence marquait le
Cartel, aménagea au Vieux-Colombier (1913-1914 et 1920-1924) le laboratoire d’une
génération montante de comédiens et de metteurs en scène. Ce sont surtout ses élèves, amis et
descendants qui tentèrent la synthèse entre son bréviaire artistique et les leçons de l’éducation
populaire. [Formée à l’école de ce maître, la petite troupe des Copiaus (1925-1929) sillonna
les villages de Bourgogne. L’un d’entre eux, Léon Chancerel, persévéra dans l’itinérance en
fondant la compagnie des Comédiens routiers en 1929].8
5
Voir Serge Added, Le théâtre dans les années Vichy, 1940-1944, Ramsay, Paris, 1992.
Cité dans Jean Vilar, De la tradition théâtrale, Gallimard, Paris, 1975 ; voir aussi Jean Vilar, Le Théâtre,
service public, Paris, Gallimard, 1975.
7
Cf. Romain Rolland, Le Théâtre du peuple (1903, rééd. avec préface de l’auteur en 1913), rééd. avec préface de
Chantal Meyer-Plantureux, Complexe, Bruxelles, 2003, p. 25.
8
Voir Denis Gontard, La décentralisation théâtrale, SEDES, Paris, 1973.
6
4 La décentralisation dramatique
Nommée sous-directeur des spectacles et de la musique à la direction générale des Arts et
Lettres (DGAL) en octobre 1946, Jeanne Laurent obtint durant six ans, de trois ministres
consécutifs, [Charles-Edmond Naegelen à l’Éducation nationale (1946-1951), Pierre Bourdan
à la Jeunesse, les Arts et les Lettres (janvier-octobre 1947), puis André Marie (1951-1952) de
nouveau à l’Éducation,] assez de latitude pour innover sur tous les chapitres de ce qui allait se
transformer sous sa houlette en politique résolue.9 Son élan se brisa sur la résistance du soussecrétaire d’État aux Beaux-Arts André Cornu (1951-1952), sensible aux pressions du théâtre
privé. Sa méthode consistait à s’appuyer sur des hommes de théâtre de valeur, en requérant
pour les installer en province les bonnes grâces d’élus locaux, priés de payer peu ou prou la
moitié de l’addition. Les centres dramatiques nationaux (CDN) et le Concours des jeunes
compagnies, à partir de 1946, le Festival d’Avignon et l’Aide à la première pièce, dès 1947,
un TNP aussi neuf qu’emblématique, en 1951-1952, posèrent les fondations d’une entreprise
systématique, la décentralisation dramatique, qui sera relancée par André Malraux (19591969), renforcée par Jacques Duhamel (1971-1972) et redoublée par Jack Lang (1981-1986 et
1988-1993).10
Vilar déploya son énergie et son talent en Avignon (1947-1971)11 et au TNP, dans son
siège provisoire de Suresnes (1951) puis dans les marbres de Chaillot (1952-1963). Il réduisit
les tarifs, allégea le cérémonial, multiplia les rencontres entre acteurs et spectateurs,
développa l’information et la réflexion, dépoussiéra les classiques, élargit le public et le
familiarisa avec des auteurs majeurs tels que Bertolt Brecht.12 André Clavé à Colmar, Jean
Dasté à Saint-Étienne, Hubert Gignoux à Rennes (avec Guy Parigot), Maurice Sarrazin à
Toulouse, Gaston Baty à Aix-en-Provence appliquèrent des recettes similaires dans les CDN,
qui assuraient en outre des tournées dans leurs régions respectives.13 [La chronique
dramatique devait aussi son piquant à l’effervescence des salles privées des deux rives de la
Seine.14 Une autre foyer de création émergea en province, par la volonté du maire de
Villeurbanne qui donna l’hospitalité à la troupe de Roger Planchon dans le théâtre municipal
en 1957, bien avant qu’il ne reçoive du ministre le titre de TNP en 1972[. [Enfin] un travail
d’encadrement de la pratique d’amateur continuait auprès des associations, grâce aux
instructeurs nationaux d’art dramatique animateurs recrutés en 1945 par la direction du
ministère de l’Éducation en charge de la culture populaire et des mouvements de jeunesse
(DCPMJ).
Des maisons avec ou sans troupes
Le schisme de 1959 entre l’éducation populaire et les beaux-arts fut douloureux dans le
monde théâtral. Certains durent choisir leur camp, mais d’autres réussirent toutefois à
concilier dans leur pratique les conceptions des deux administrations. A. Malraux ranima le
9
Voir Marion Denizot, Jeanne Laurent, Une fondatrice du service public pour la culture, Comité d’histoire du
ministère de la Culture, Documentation française, Paris, 2005.
10
Voir Robert Abirached, La décentralisation théâtrale, 1. Le premier âge : 1945-1958 ; 2. Les années
Malraux : 1958-1968 ; 3. 1968, le tournant ; 4, Le temps des incertitudes (Actes Sud – Papiers/ANRAT, de 1992
à 1995, rééd. 2005).
11
Voir notamment Antoine de Baecque & Emmanuelle Loyer, Histoire du Festival d’Avignon, Gallimard, Paris,
2007.
12
Voir notamment Emmanuelle Loyer, Le théâtre citoyen de Jean Vilar, Une utopie d’après-guerre, Presses
universitaires de France, Paris, 1997.
13
Voir Pascale Goetschel, Renouveau et décentralisation du théâtre (1945-1981), PUF, Paris, 2004.
14
Voir Geneviève Latour, Théâtre, reflet de la IVe République, Bibliothèque historique de la ville de Paris,
1995.
5 programme de 1946 en ouvrant de nouveaux CDN. Conscient de l’écart entre ses objectifs et
ses moyens, il désigna vite onze « troupes permanentes » pour préfigurer de futurs centres en
région[, à l’instar de ce que Planchon – le premier à obtenir ce label et la subvention qui
l’accompagnait – avait réalisé à Villeurbanne]. Pour lancer les maisons de la culture (MC) et
leur conquérir un large public d’abonnés, ses collaborateurs [Pierre Moynot, Gaëtan Picon et
Émile Biasini] puisèrent dans le vivier des gens de théâtre. [Ils y trouvèrent non seulement des
chefs de troupe rompus à la programmation d’une saison et à l’organisation d’une tournée,
mais encore des administrateurs capables de tenir des budgets et des animateurs rôdés aux
techniques d’action culturelle afin d’en faire les vaisseaux de la démocratisation, comme
Gabriel Monnet à Bourges en 1963.]
Huit MC furent inaugurées sous son mandat et quatre achevées sous ses successeurs
immédiats.15 Si polyvalentes qu’elles promissent d’être avec leurs galeries d’exposition, leurs
cinémas ou leurs bibliothèques, les maisons elles-mêmes ne tardèrent pas à ressembler à des
théâtres, [du fait du volume des cages de scène et des salles, de la fréquence des spectacles, de
la présence ou du passage d’une troupe, de la formation et des habitudes du personnel,] à
l’image du Théâtre de l’Est parisien, confié sous ce label à Guy Rétoré en 1963.
Le partage plus ou moins équitable des crédits entre l’État et les collectivités locales,
imaginé par J. Laurent, fut également imité. En revanche les MC adoptèrent un statut
associatif, alors que la plupart des CDN conservent de leurs débuts la forme de sociétés
anonymes (SA) ou à responsabilité limitée (SARL). Ce cadre a mal résisté aux ébranlements
de 1968. Certains maires souhaitèrent se délier de leurs engagements, que ce fût pour rapatrier
l’établissement sous une régie municipale, en transformer la mission ou le fermer.
Naissance d’une alternative
Un nouveau type d’établissement sortait de terre : les centres d’action culturelle (CAC),
tels ceux du Creusot en 1968 et d’Annecy (en préfiguration en 1971). En 1967, l’aide à
l’écriture dramatique a remplacé l’aide à la première pièce de 1947 [: Jean Vilar fut le premier
à en présider la commission de sélection, comme Charles Dullin vingt ans plus tôt].
En 1968, des assemblées générales remirent en question l’organisation des théâtres et les
finalités de l’action culturelle à travers le pays. Les directeurs de CDN et de MC, réunis à
Villeurbanne en « comité permanent » autour de Roger Planchon, adoptèrent le 25 mai une
déclaration inspirée par le philosophe Francis Jeanson, dénonçant l’incapacité du théâtre
subventionné à toucher le « non-public » ; sans craindre la contradiction, ils réclamaient aussi
une autonomie artistique accrue.16 Hué par des manifestants dans son fief d’Avignon, Jean
Vilar ne fédérait plus le milieu. Après son occupation par des contestataires, l’Odéon perdait à
la fois son titre de Théâtre de France et son budget, acquis en 1959, ainsi que son directeur
Jean-Louis Barrault, congédié par le général de Gaulle.
Des compagnies indépendantes se constituaient par dizaines en marge des théâtres
officiels, dont les membres pratiquaient volontiers la dérision, l’improvisation, la création
collective, voire l’engagement militant, à l’exemple du Théâtre du Soleil d’Ariane
Mnouchkine ou du Théâtre de l’Aquarium, deux troupes qui trouvèrent asile à la Cartoucherie
de Vincennes aux côtés du Théâtre de la Tempête.17 Leurs conditions de subsistance étaient
précaires.
15
Voir notamment Philippe Urfalino, L’invention de la politique culturelle, Comité d’histoire du ministère de la
Culture, La Documentation française, Paris, 1996.
16
Voir notamment Bernard Dort, « L’âge de la représentation », in Le théâtre en France, Jacqueline de Jomaron
(dir.), Armand Colin, Paris, 1992, p. 1007.
17
Voir Christian Biet et Olivier Neveux (dir.), Une histoire du spectacle militant, Théâtre et cinéma militants,
1966-1980, L’Entretemps, Vic-la-Gardiole, 2007.
6 Le salaire du chômage
Heureusement pour les compagnies, deux lois du 26 décembre 1969 vinrent consolider les
bases d’un régime spécifique d’assurance chômage, posées dans les protocoles d’accord de
1964 (annexe 8) et de 1969 (annexe 10) entre les partenaires sociaux [de l’Union nationale
pour l’emploi dans l’industrie et le commerce (UNEDIC). Héritier du dispositif échafaudé dès
1936 en faveur des cadres et techniciens de l’industrie cinématographique,] ce système permit
aux artistes et techniciens du spectacle de percevoir des indemnités entre deux contrats à
durée déterminée, dits « d’usage ». Les effectifs concernés grimpèrent de quelques milliers au
début des années 1970 à plusieurs dizaines de milliers à la fin de la décennie suivante, enfin à
plus de 110.000 intermittents du spectacle en 2003. Le déficit des comptes de cette catégorie
d’assurés dépassa alors les 830 millions d’euros, ce qui incita le patronat à exiger l’adoption
de conditions d’accès et de bases de calcul nettement plus restrictives, déclenchant un conflit
sans précédent.
Tandis que les groupes et les compagnies se multipliaient pour répondre à la demande
croissante des villes et de leurs festivals, les troupes permanentes s’évanouissaient les unes
après les autres. Très vite, l’ouverture d’un CDN cessa d’impliquer l’implantation d’un
collectif d’acteurs et d’artisans, parce que le metteur en scène désigné à sa tête avait loisir de
réunir autour de chaque projet les collaborateurs de son choix, sans alourdir son bilan en
salaires et charges sociales. [De même le programme d’un établissement d’action culturelle
pouvait se concevoir comme une succession de spectacles créés par une compagnie en
résidence ou bien achetés à l’extérieur au prix du marché. Ainsi la particularité du modèle
français s’accentua peu à peu, malgré l’absence de doctrine pour la justifier : aucun autre pays
au monde, à l’exception peut-être de la Belgique voisine, n’accorde au secteur des spectacles
un niveau de financement collectif aussi élevé pour un quotient d’emploi artistique stable
aussi bas.]
Entre Malraux et Lang
La décennie qui suivit l’ère Malraux vit les tensions s’exacerber. Des gouvernements
modérément déterminés dans leurs politiques culturelles faisaient face à un milieu
professionnel plutôt offensif dans ses discours et ses initiatives, au sein duquel les artistes
tendaient toutefois à se démarquer des animateurs, et les administrateurs des metteurs en
scène. Le ministère de Jacques Duhamel (1971-1972) apporta des perfectionnements utiles.
Aux MC dont les travaux se poursuivent notamment à Nanterre et Créteil et s’annoncent à
Bobigny, son cabinet préféra les CAC, moins coûteux. On ne parla plus de troupes
permanentes. Après l’attribution du titre à Aubervilliers et à Nanterre en 1971, la constitution
des CDN ralentit entre 1973 et 1979. En contrepartie, leurs 19 directeurs obtinrent la garantie
d’un engagement triennal de l’État, grâce au décret du 2 octobre 1972 sur le contrat-type de
décentralisation dramatique (remanié en 1984, en 1992 puis par l’arrêté du 23 février 1995).
Venant après l’académicien Maurice Druon (1973-1974), qui suscita la colère des artistes
en déclarant qu’il refuserait de subventionner la subversion, Michel Guy (1974-1976) parut
ouvert aux audaces esthétiques. Fondateur du Festival d’Automne à Paris avec l’appui de
Georges Pompidou en 1972, le secrétaire d’État osa [mander Rolf Liebermann à l’Opéra de
Paris pour y faire pénétrer la modernité,] pousser une nouvelle génération de metteurs en
scène aux commandes de plusieurs CDN, mais aussi écarter Jack Lang, l’inventeur du
Festival mondial de Nancy (1963-1977), de la direction du Théâtre national de Chaillot. Il
7 plaça Jacques Rosner à la tête du Conservatoire national supérieur d’art dramatique
(CNSAD), où celui-ci conduisit (de 1974 à 1983) la réforme que l’enseignement du théâtre
attendait depuis sa séparation de l’enseignement musical en 1946 et surtout après la fronde de
1968. M. Guy augmenta fortement la dotation aux compagnies pour aider vingt-cinq d’entre
elles. En 1975, il soutint la création par Philippe Tiry de l’Office national de diffusion
artistique (ONDA), chargé d’encourager les tournées dans le secteur public.
Parmi ses successeurs, c’est Jean-Philippe Lecat qui jouit du bail le plus long (1978-1981).
Sa malencontreuse sortie sur la décentralisation culturelle, « une idée dépassée » selon lui,
attira en 1979 les foudres de l’Association technique pour l’action culturelle (ATAC), organe
des responsables de CDN et de MC auxquels il voulait ôter ses compétences en matière de
formation. Six CDN pour l’enfance et à la jeunesse (CDNEJ) naissaient alors [à Caen, Lille,
Lyon, Nancy, Saint-Denis, Sartrouville]. La tutelle des établissements d’action culturelle
(CAC et MC) échappait néanmoins à la Direction du théâtre et des spectacles (DT) au profit
d’une Mission du développement culturel (MDC), embryon de la future Direction du
développement culturel (DDC) qui allait en conserver le contrôle sous le ministère Lang, de
sa création en 1982 à sa dissolution en 1986.
Une période d’expansion
La victoire de la gauche [aux présidentielles de 1981 entraîna deux changements dont la
conjonction stimula fortement l’offre de spectacles. Premièrement,] le doublement du budget
du ministère de la Culture en 1982 se traduisit par une augmentation de 75 % des crédits de la
DTS et une hausse plus importante encore des moyens de la DDC par rapport à la MDC.
Robert Abirached à la première et Dominique Wallon à la seconde en profitèrent pour
relancer une troisième fois le mouvement des implantations en banlieue parisienne et dans les
régions. De nombreuses créations de CDN intervinrent [: Béthune et Montpellier (1982),
Gennevilliers, Saint-Denis et Châtenay-Malabry (1983), Bordeaux (préfiguration en 1986,
ouverture en 1987). En 1983, Patrice Chéreau a étrenné avec une pièce d’un dramaturge
inconnu, Bernard-Marie Koltès, le bâtiment de Nanterre initialement destiné à la MC,
dissoute. Dans la majorité des cas il s’agissait de théâtres municipaux parés du précieux label
en même temps qu’ils étaient dotés des subventions d’État afférentes, parfois après
rénovation. Dans d’autres situations l’octroi du titre consacrait l’installation d’un metteur en
scène avec son équipe dans les bâtiments d’un établissement d’action culturelle polyvalent].
Outre les dernières MC [(La Rochelle en 1982, Chambéry en 1987)] et quelques CAC, cette
catégorie s’enrichit de centres de développement culturel (CDC) dont l’initiative émanait
plutôt des communes. Le Théâtre national de la Colline surgit à l’emplacement libéré par le
TEP en 1988. Des centres dramatiques régionaux (CDR) furent entrepris sur le modèle des
CDN à partir de 1985, avec une moindre participation de l’État et des contraintes de
production moins pesantes [(à Angers, Poitiers, Rouen, Lorient, Fort-de-France, Bourges)].
[Cette famille s’élargit par la suite (à Thionville de 1989 à 2007, à Colmar en 1991)]. Le
soutien ménagé à Antoine Vitez qui put illustrer à Chaillot (1981-1988) sa conception
paradoxale d’un théâtre « élitaire pour tous », la nomination de Giorgio Strehler à l’Odéon
(1983-1990), symboliquement baptisé Théâtre de l’Europe, et celle de Jean-Pierre Vincent au
Français (1983-1986) montrèrent par ailleurs que le ministre n’hésitait pas à bousculer les
institutions. Fervent partisan de la création, il accrut dès 1982 les aides au fonctionnement des
compagnies auprès des DRAC (« en commission ») ou de la DTS (« hors commission ») et
revigora l’aide aux auteurs, notamment par le biais des commandes dramatiques.
[Deuxièmement,] les réformes de décentralisation amplifièrent l’initiative culturelle.
[Partout les villes, les départements et les régions s’emparaient de nouvelles compétences,
obligatoires ou facultatives, en se dotant de budgets conséquents et de cadres compétents.]
8 Avec ou sans convention de développement culturel, les collectivités s’impliquaient plus
volontiers dans des partenariats avec l’État pour restaurer leurs théâtres ou les équiper pour la
production, construire des centres culturels, accueillir des compagnies, ouvrir des cours de
danse et d’art dramatique dans les conservatoires, encourager l’intervention d’artistes dans les
écoles, les collèges et les lycées, et bien sûr promouvoir des festivals en tous genres. Petit à
petit, leur part dans les financements croisés (hors institutions nationales sises à Paris) a
creusé l’écart avec celle du ministère de la Culture. Peu nombreux encore en 1982, les offices
culturels se sont développés auprès des conseils généraux et régionaux pour favoriser la
diffusion des spectacles, fournir du matériel scénique, dispenser des conseils et des formations
aux professionnels ou prendre en charge l’encadrement des amateurs. [Leurs aptitudes en
termes d’expertise et d’évaluation des projets se sont progressivement renforcées, tout comme
celle des services administratifs.]
LA CRISE D’UN MODE DE PRODUCTION
Les alternances
De 1986 à 2002, cinq inversions de la majorité parlementaire et trois cohabitations
gouvernementales ont perturbé la conduite des affaires d’État sans causer de véritable rupture
dans la politique théâtrale. François Léotard (1986-1988) a supprimé la DDC, mais dans
l’ensemble a permis l’achèvement de ses chantiers. Jacques Toubon (1993-1995) se référait
plus volontiers à Malraux qu’à Lang, mais il a assumé son bilan.
En 1991, en sa qualité de DTS, Bernard Faivre d’Arcier réunit à Avignon les responsables
des MC, des CAC et des CDC pour constituer l’Association des « scènes nationales »,
coiffant d’un label commun ces établissements que le ministère soutenait à des degrés
variables. [L’effet d’entraînement a fonctionné car] des centres de production entièrement
financés par les collectivités territoriales[, tels le Quartz de Brest et le Maillon de Strasbourg,]
finirent par rejoindre la famille. 70 structures répondaient à cette définition en 2009.
Pour leur rappeler certains devoirs envers les populations et les territoires, la jeunesse
scolarisée et les publics « empêchés », mais aussi à l’égard des compagnies indépendantes,
Catherine Trautmann (1997-2000) diffusa une « Charte des missions de service public des
établissements de spectacle vivant » (circulaire du 22 octobre 1998). Il existait depuis 1994,
sous le nom de « théâtres missionnés », un autre type de contrat pour inciter des collectivités
territoriales à donner une orientation et une autonomie artistiques mieux définies à leurs
théâtres. Cette catégorie fut vite éclipsée par celle, à peu près équivalente, des “scènes
conventionnées” (circulaire du 5 mai 1999) qui recouvrait déjà 109 établissements dix ans
plus tard. Par ailleurs C. Trautmann a remis les amateurs à l’honneur : le ministère a signé en
2000 une convention triennale, régulièrement renouvelée depuis, avec la Fédération nationale
des compagnies de théâtre amateur (FNCTA) qui a fêté son centenaire en 2007.
Une fièvre festivalière agita la France pendant trois décennies. Le « Off » d’Avignon,
apparu en 1966 à l’initiative d’André Benedetto, en fut à la fois un catalyseur et un
révélateur : il a crû au rythme moyen de 18% l’an à partir de 1982, pour atteindre 850
spectacles en 2007. Beaucoup d’autres manifestations ont conquis leur public, des Jeux de
théâtre de Sarlat au Printemps des comédiens dans l’Hérault, sans oublier une bonne centaine
de rencontres d’amateurs. Des manifestations se déroulent aussi au sein des CDN et scènes
publiques de toutes obédiences qui les organisent au cours de leur saison. Simple « temps
fort » ou manifestation d’envergure, le festival présente beaucoup d’avantages pour les
décideurs : il anime la cité, rassemble les foules, attire les journalistes, valorise des sites et des
monuments, stimule l’hôtellerie et le commerce mais nécessite peu de frais de structure et de
personnel, en recourant à des équipements démontables et des collaborateurs temporaires.
9 La vitalité des équipes artistiques forme un autre élément saillant du système. Tôt avisés de
l’effet des subventions sur leur natalité, les pouvoirs publics ont arrêté diverses mesures dans
le but de contenir le flux des dossiers. Depuis 1972, des aides « hors commission »
permettaient de distinguer quelques troupes du lot. En 1982, l’abondance de crédits justifia la
déconcentration de la commission d’aide aux compagnies dramatiques à travers l’installation
de comités d’experts auprès des DRAC. En 1984, la DTS requit des demandeurs deux ans
d’ancienneté et deux spectacles professionnels au moins. Elle institua en 1986 une aide au
projet, qu’elle délégua aux DRAC à compter de 1990. La déconcentration franchit de
nouveaux paliers en 1992, puis en 1998 et 1999, lorsque les DRAC devinrent l’échelon
normal d’instruction et de gestion. C’est alors que le ministère réforma ses modalités de
soutien. Les compagnies reconnues pour leur expérience ou leur « excellence » sont
dorénavant aidées dans leur fonctionnement courant dans le cadre de conventions triennales
qui leur fixent des droits et des devoirs. Les autres peuvent seulement obtenir une aide à la
production, une année sur deux au maximum. Les bénéficiaires étaient respectivement 293 et
296 en 2008.
Les compagnies qui n’ont pas été invitées à signer une convention avec l’État puisent leurs
moyens de subsistance à quatre sources principales : d’abord les parts de coproduction ou les
avances de préachat misées sur leurs projets par les établissements dotés à cet effet ; en
complément, le produit de la vente de leurs spectacles dans divers lieux de diffusion, sinon un
pourcentage des recettes ; ensuite les subventions des collectivités territoriales, les villes et les
régions surtout, dont certaines ont conçu leur propre régime de conventions ; enfin des
contributions émanant des partenaires de l’éducation artistique en milieu scolaire, de la
politique de la ville ou de l’action sociale, ou encore des dispositifs d’insertion
professionnelle comme les emplois-jeunes du gouvernement Jospin, relayés par les conseils
régionaux après 2002. D’autres mesures visent à développer la mutualisation des ressources et
des emplois entre les compagnies.
Sous le nom de compagnonnage, le ministère ajouta à cette palette en 2006 une « aide à la
professionnalisation des artistes dans les compagnies conventionnées » [pour y favoriser
l’accueil de jeunes metteurs en scène préparant une maquette de spectacle, le même principe
s’appliquant aux auteurs attelés à une commande d’écriture]. Les sociétés de perception et de
répartition de droits (SPRD) peuvent en outre apporter leur appui, car une partie des sommes
perçues [par la SACD] au titre du droit d’auteur ou [par la Société civile pour l'Administration
des droits des artistes et musiciens interprètes (ADAMI, fondée en 1955) et la Société de
perception et de distribution des droits des artistes interprètes de la musique et de la danse
(SPEDIDAM, fondée en 1959) au titre] du droit des interprètes [(régi par la loi du 3 juillet
1985)] est affectée à des actions culturelles.
Le mécénat intervient dans une très faible proportion : les actionnaires choisissent
d’investir dans la pierre plutôt que dans l’éphémère. Les entreprises qui font exception
préfèrent la musique, supposée plus consensuelle, par rapport au théâtre réputé impertinent,
les grandes maisons aux petites structures, les célébrités aux inconnus.
La pénurie de crédits, d’une part, et les restrictions d’accès aux prestations sociales, d’autre
part, ont bien entravé la démographie des compagnies après 2003 mais ne l’ont pas stoppée,
car l’économie du secteur dépend de leur aptitude à l’alimenter en réalisations inédites. La
gamme des subventions formate un mode de production en partenariat qui encourage la
création, le projet, la nouveauté, mais ne favorise guère l’élaboration lente et l’exploitation
prolongée des spectacles. Il s’ensuit une crise rampante de la diffusion qui se manifeste par la
baisse tendancielle du nombre moyen de représentations des œuvres.
10 Des professions précaires
Les artistes-interprètes sont aujourd’hui trop dispersés entre une pluralité d’entreprises et
une multitude d’emplois pour conserver aux organisations syndicale leur puissance d’antan.
[Peu à peu les metteurs en scène, dont le dernier tiers du XXe siècle consacrait la promotion
au rang d’auteurs et la domination dans l’organisation du théâtre public, ont prêté leur voix à
l’expression collective]. Les administrateurs, puis les programmateurs et quelques médiateurs
ont [ensuite] emprunté aux artistes leur rôle dans l’encadrement de la profession.
Les inégalités de salaires et les accidents de carrière sont la norme [dans le spectacle
vivant]. Les femmes en pâtissent davantage que les hommes. Alors qu’elle l’emporte
largement dans les tâches d’administration et les relations avec les publics, la féminisation
progresse très lentement aux postes de responsabilité. Une étude de 2006 a révélé que 92%
des théâtres dédiés à la création dramatique [– mais un tiers des compagnies subventionnées –
] étaient dirigés par des hommes, ainsi que 89% des institutions musicales et 86% des
établissements d’enseignement artistique. Trois nominations à la tête des théâtres nationaux
ont à peine esquissé une correction à ce déséquilibre.18 Une seconde distinction intervient
entre les artistes et interprètes, parmi lesquels on note une proportion écrasante de travailleurs
précaires (87% de contrats à durée déterminée en 2007), et les personnels techniques et
administratifs, qui se partagent à égalité entre travailleurs permanents (50% de contrats à
durée indéterminée en 2007) et intermittents.
Les premiers craquements du système de protection sociale se sont distinctement fait
entendre dès 1992. Après une décennie d’atermoiements, les négociations
interprofessionnelles aboutirent au protocole d’accord du 26 juin 2003, paraphé seulement par
le Mouvement des entreprises de France (MEDEF) au nom des employeurs, par la CFDT, la
CFTC et la CGC au nom des salariés, malgré l’avis négatif de la CGT et de FO. Les artistes et
les techniciens concernés firent aussitôt connaître par des déclarations et des pétitions, suivies
de manifestations et de grèves, leur mécontentement vis-à-vis d’un texte qui durcissait
nettement les conditions d’accès au régime. La plupart des festivals d’été furent perturbés et
beaucoup d’entre eux interrompus ou supprimés, à l’instar du festival d’Avignon et du festival
d’art lyrique d’Aix-en-Provence. Faute d’avoir proposé des solutions adaptées, Jean-Jacques
Aillagon fut remplacé par Renaud Donnedieu de Vabres (2004-2007) en avril 2004. Le
nouveau ministre accepta d’impliquer l’État dans le financement d’un régime qui avait
fonctionné jusqu’alors sans sa contribution. Afin de réintégrer dans le système une partie des
intermittents qui ne parvenaient plus à accomplir 507 heures ou 43 cachets – déclarés – dans
le délai raccourci de douze mois à dix et demi pour les artistes et dix pour les techniciens, il
mit sur pied un « fonds provisoire », rebaptisé plus tard « transitoire », enfin remplacé par un
« fonds de professionnalisation et de solidarité » dans sa dernière mouture.
[Fort de cet engagement, R. Donnedieu de Vabres incita les partenaires sociaux à réviser
leur copie. Plusieurs rapports commandés à des experts étaient susceptibles d’éclairer la
discussion.19] En octobre 2006, il écarta à l’Assemblée nationale le texte d’un « comité de
suivi » composé de députés et de sénateurs de tous bords, puis obtint l’assentiment des
directions confédérales de la CFDT et de la CFTC, piliers du paritarisme, à un deuxième
18
Cf. Reine Prat, Accès des femmes et des hommes aux postes de responsabilité, DMDTS, MCC, juin 2006, et
Accès des femmes et des hommes aux postes de responsabilité, n° 2, De l’interdit à l’empêchement, DMDTS,
MCC, mai 2009. – www.culture.gouv.fr/culture/actualites/rapports.htm
[19 Voir notamment Bernard Latarjet, Pour un débat national sur l’avenir du spectacle vivant, Rapport au
ministre de la Culture et de la Communication, Paris, avril 2004 ; Jean-Paul Guillot, Pour une politique de
l'emploi dans le spectacle vivant, le cinéma et l'audiovisuel, Rapport au ministre de la Culture et de la
Communication, Paris, novembre 2004 ; Jean Carabalona (dir.), Propositions pour préparer l’avenir du spectacle
vivant, DMDTS, MCC, octobre 2004. – www.culture.gouv.fr/culture/actualites/rapports.htm]
11 protocole en date du 18 avril 2006, très similaire au précédent. Un troisième protocole, passé
le 21 décembre 2006, s’est avéré semblablement inapte à réduire les inégalités entre les
catégories et les niveaux de rémunération, à brider le déficit et à bannir les abus. [La chasse
aux excès, lancée avec le concours de l’Inspection du travail et des affaires sociales, a
compliqué la vie des petites structures de création davantage qu’elle n’a moralisé les pratiques
des grandes entreprises de télévision.] Le patronat, toujours attentif au déficit du régime, qui
frôla le milliard d’euros en 2009, selon l’UNEDIC, n’a pas renoncé à en durcir encore plus les
conditions d’accès. Cette année-là, 120.000 intermittents environ réussirent à exercer
l’activité salariée exigée dans le délai imposé. Malgré l’aide du fonds de secours, beaucoup
d’artistes connaissent une situation trop instable pour avoir droit aux indemnités et deviennent
dès lors éligibles aux minimas sociaux.
L’essor des formations
L’expansion des formations de tous types manifeste autant qu’elle l’alimente l’engouement
pour les métiers du spectacle qui s’est répandu dans la jeunesse. La vie théâtrale reste
marginale à l’école, en dépit des efforts des artistes et enseignants qui se dévouent au
développement des partenariats avec le soutien de l’Association nationale de recherche et
d’action théâtrale (ANRAT).20 [Les expériences se sont multipliées dans le cycle primaire,
grâce aux classes à projet artistique et culturel (PAC) impulsées par le plan Lang-Tasca de
2000, dont les gouvernements suivants n’ont guère honoré les engagements. Dans le
secondaire, des ateliers animés par des artistes ont été organisés là où la volonté de la DRAC
et de la Délégation académique à l'éducation artistique et culturelle (DAAC) convergeait avec
des moyens financiers, dans le cadre d’un accord entre un collège ou un lycée et un centre de
création ou une compagnie.] Une proportion minoritaire mais non négligeable des lycéens a
été initiée grâce aux enseignements dits de spécialité, proposés de la seconde à la terminale
afin de préparer au baccalauréat à option Théâtre et expression dramatique, introduit en 1989.
Dix-sept universités comportent des cursus en arts du spectacle qui débouchent sur une
licence, un master ou un doctorat.
L’enseignement de l’art dramatique proprement dit incombe à un large éventail d’écoles.
Des cours privés portent encore à Paris le nom de leur fondateur : René Simon (1925),
François Florent (1967) ou Jacques Lecoq, dont l’École internationale, fondée en 1956, n’a
jamais sollicité ni reçu de subventions. [Trois institutions d’État délivrent le diplôme national
supérieur professionnel de comédien (DNSPC), régi par un arrêté du 1er février 2008 qui
prévoit ses conditions d’habilitation et ménage des passages vers l’enseignement supérieur
dans le cadre du système LMD (licence, master, doctorat).] Le MEN conserve la tutelle de
l’École nationale supérieure des arts et techniques du théâtre (ENSATT), installée à Lyon en
1997 mais héritière de l’établissement de la rue Blanche (Paris) qui datait de 1940. Le MCC
continue quant à lui de veiller sur le CNSAD de Paris, dont la genèse remonte à la classe de
déclamation ouverte au sein de l’École royale de musique en 1786, et sur l’École supérieure
d’art dramatique (ESAD) du TNS, créée en 1954. Tous deux disposent d’un accès privilégié
aux services du Jeune théâtre national (JTN), inventé en 1971 pour favoriser l’insertion
professionnelle des anciens élèves en prenant en charge tout ou partie de leur rémunération
dans des créations théâtrales. Huit autres structures [habilitées à préparer le DNSPC] ont signé
avec ces trois maisons une plate-forme commune, mise au point sous la houlette de la
DMDTS en 2002 : l’École régionale d’acteurs de Cannes (ERAC), l’École supérieure d'art
dramatique de la Ville de Paris (ESAD, [Pôle supérieur Paris/Boulogne-Billancourt]), l’École
20
Voir E.W., notice 20, « L’éducation artistique », in Politiques et pratiques…, op. cit., p. 265-275.
12 supérieure d’art dramatique de Montpellier (classe professionnelle du CRR), et cinq écoles
associées aux CDN de Bordeaux, Lille, Limoges, Rennes et Saint-Étienne.
Les concours d’entrée à ces formations supérieures peuvent être notamment préparés dans
les établissements dont le personnel relève des filières culturelles de la fonction publique
territoriale. L’art dramatique y est toutefois moins bien représenté que la musique et la danse.
Les conservatoires à rayonnement départemental (CRD) ou régional (CRR) ont pris la suite
des conservatoires nationaux de région (CNR) et des écoles nationales de musique et de danse
(ENM). Comme leur nom l’indique mal, ils restent principalement du ressort des villes et des
agglomérations, à l’instar des conservatoires à rayonnement communal ou intercommunal
(CRCI), même si la loi du 13 août 2004 [(art. 101)] a transféré aux régions les cycles
d’enseignement professionnel initial (CEPI) et confié aux départements l’élaboration de
schémas des enseignements artistiques.
Les autres disciplines n’ont pas été oubliées dans cette diversification des solutions de
formation. La Fédération française des écoles de cirque (FFEC) en agrée cent cinquante (sur
plus de sept cents) [qui sont encadrées par des titulaires de son brevet d’initiateur aux arts du
cirque (BIAC)]. Le MCC reconnaît pour sa part cinq écoles préparatoires ou
« professionalisantes »
qu’il
finance
très
partiellement à
Chambéry,
Nice,
Montpellier, Lomme et Châtellerault. Il subventionne à un seuil beaucoup plus élevé l’École
nationale de Rosny-sous-Bois et surtout les deux établissements supérieurs, le Centre national
des arts du cirque (CNAC) de Châlons-en-Champagne (créé en 1985) et l’Académie Fratellini
à Saint-Denis (inaugurée en 2003). L’institut international de la marionnette (IIM) de
Charleville-Mézières, qui entame un chantier de rénovation en 2010, abrite une École
supérieure des arts de la marionnette fondée en 1987. Les artistes de la rue eux-mêmes ont
accueilli avec satisfaction le lancement en 2005 de la première Formation avancée et
itinérante des arts de la rue (FNAI-AR), basée à Marseille après trois années de préfiguration.
La création en 1972 du Fonds d’assurance formation des activités du spectacle (AFDAS),
géré par des instances paritaires, avait tôt permis de concrétiser dans les domaines de la scène,
mais aussi du grand et du petit écran, les intentions de la loi du 16 juillet 1971 sur la
formation continue. Le Centre de formation professionnelle aux techniques du spectacle
(CFPTS) de Bagnolet, placé sous la tutelle de l’Éducation nationale depuis 1974, a développé
une offre qui embrasse la plupart des métiers de la technique et de l’administration, tandis que
l’Institut supérieur des techniques du spectacle (ISTS), installé à Avignon en 1986, se
consacre plus particulièrement aux directeurs de régie et de plateau.
Le soutien au secteur privé
Depuis sa première édition en 1987, la cérémonie de remise des prix décernés par
l’Académie des « Molières », qui s’est réformée en 2004 afin de mieux représenter les deux
bords, met en scène à la télévision la querelle récurrente entre le public et le privé. En dehors
du Théâtre Tête d’or de Lyon, ouvert en 1980, de quelques music-halls, cabarets, cafésthéâtres et salles vouées au divertissement (notamment dans les casinos auxquels un décret du
22 décembre 1959 fait obligation d’inclure une activité de spectacles), le secteur privé se
concentre dans la capitale, où cinquante enseignes ont adopté en mars 2010 l’appellation de
Théâtres parisiens associés. Elles ne sont pas dénuées de subventions, car un décret du 23
octobre 1964 institua une taxe parafiscale (de 3,5%) sur leur billetterie, au profit d’une
Association pour le soutien du théâtre privé (ASTP) dont le ministère des Affaires culturelles
et la Ville de Paris complétèrent ensemble le fonds. Les aides fournies en retour concernent
aussi bien la production et l’exploitation des spectacles que la rénovation des salles. En 1982,
la contribution du ministère fit plus que doubler, dépassant largement celle de la ville. Des
cotisations volontaires et des versements de la SACD et de l’ADAMI s’y ajoutent.
13 Les 46 bénéficiaires rassemblaient 56% des spectateurs payants du spectacle parisien
donnant lieu à des versements de droits à la SACD en 2008. Leurs responsables adhèrent au
Syndicat national des directeurs et tourneurs du théâtre privé (SNDTP), qui représente aussi
les organisateurs de tournées. Ce mode de redistribution a inspiré la création du Centre
national des variétés, de la chanson et du jazz (CNV) en 2004. Le décret du 4 février 2004
définissant le périmètre auquel s’applique également une taxe de 3,5%, comprend « les tours
de chant, concerts et spectacles de jazz, rock, de musique traditionnelle ou de musique
électronique », mais aussi les spectacles d’humour (« sketches »), d’illusionnistes, aquatiques,
sur glace, et les comédies musicales, sous certaines réserves. La question de l’étendre au
bénéfice des disciplines du cirque fut posée au ministère qui ne l’a toujours pas tranchée.
La décentralisation et la démocratisation en question
La déconcentration s’est arrêtée au seuil atteint en l’an 2000. [Depuis que le contrôle des
subventions aux opérateurs missionnés (compagnies, scènes nationales et conventionnées,
CDN) leur a été confié en 1998 et 1999,] les DRAC gèrent un peu plus de 40% des crédits
inscrits à l’action 1 (« Soutien à la création, à la production et à la diffusion du spectacle
vivant ») du programme 131 « Création » de la loi de finances. L’administration centrale doit
réserver plus de 50% du total aux treize grands établissements publics que sont l’ONP,
l’Opéra-Comique, la Comédie-Française, l’Odéon et la Colline, ou l’établissement
pluridisciplinaire du Parc de la Villette. Elle dispose de quelques millions pour financer les
centres de ressources du secteur comme le Centre national du théâtre (créé en 1993), le Centre
national de la danse (1998) ou HorsLesMurs (association nationale pour le soutien aux arts de
la rue et de la piste, 1993). Enfin elle prélève dans le programme 224 « Transmission des
savoirs et démocratisation de la culture » les sommes qu’elle affecte aux établissements
d’enseignement supérieur et d’insertion professionnelle (action 1). Le ministre continue de
nommer aux postes de direction dans les institutions dotées d’un label national [(les grands
EPIC réclamant un décret présidentiel)] ; d’autre part il précise par voie d’arrêtés ou de
circulaires les missions incombant aux différentes catégories de maisons[, que les DRAC
veilleront à transcrire dans les contrats et les conventions sous l’autorité des préfets de
région].
La décentralisation marque le pas après trente années fastes. La France s’est couverte
d’équipements et de festivals. En 2006, les villes et les intercommunalités fournissaient déjà
la moitié des subventions aux structures de production et de diffusion, et plus de 80% des
dépenses de formation dans les disciplines du spectacle ; les départements et les régions
réglaient ensemble environ le quart des unes et le dizième des autres. En somme, les
collectivités assurent à peu près les trois quarts du financement public du secteur. Tout
indique pourtant qu’elles ont entamé un repli sur fond de crise en 2009. La réforme territoriale
de 2010 a été perçue par beaucoup d’acteurs professionnels et d’élus de terrain comme un
péril pour un édifice dont la croissance ne pouvait masquer la fragilité. Les métropoles et
communes nouvelles instituées par la loi devraient rapidement se saisir de la tutelle des scènes
et des conservatoires, voire des festivals dont le rayonnement s’étend sur toute leur
agglomération, mais le sort des entités de taille plus modeste reste incertain.
Si le principe de libre administration des collectivités résiste aux restrictions apportées aux
compétences des conseils généraux et régionaux, le poids de leurs dépenses obligatoires et la
chute de leurs recettes propres, mal compensées par des dotations d’État soumises aux coupes
ou aux gels, amenuise en pratique leur capacité d’assumer des charges facultatives.
L’encadrement de leur marge d’endettement par la loi de finances risque de corseter de la
même manière l’investissement dans les théâtres, les écoles ou les « fabriques ». La difficile
application de la loi du 13 août 2004 a montré que l’heure était venue de fixer les
14 responsabilités des différents niveaux d’administration et de répartir les rôles de chef de file
dans un domaine culturel qui réclame sans doute beaucoup de liberté mais n’en relève pas
moins de l’intérêt général.
Les enquêtes relatives aux pratiques culturelles confirment que le niveau d’instruction reste
un critère de fréquentation des lieux de spectacle plus discriminant que la catégorie
socioprofessionnelle et le niveau de revenu, voire la commune de résidence, encore que les
spectateurs les plus assidus affluent où l’offre abonde, comme à Paris. Compte tenu de la
concurrence croissante du cinéma, de la télévision et d’Internet, les mêmes sources
témoignent pourtant d’une belle résistance du théâtre, dont 19% des personnes âgées de
quinze ans et plus disaient avoir vu au moins une pièce jouée par des professionnels dans
l’année en 2008, contre 15% en 1997. À eux seuls les TN, les CDN et les SN (sans compter
les théâtres lyriques, les scènes conventionnées, les théâtres municipaux, les festivals, etc.)
auraient accueilli plus de 3,8 millions de spectateurs au cours de la saison 2007-2008. Le
Syndicat national des entreprises artistiques et culturelles (SYNDEAC), qui défend leurs
intérêts, aime à rappeler que le théâtre public fédère un public plus important que celui du
football professionnel. Le verdict d’échec de la démocratisation n’en fut pas moins entendu et
répété en haut lieu. Nicolas Sarkozy en a fait un leitmotiv de sa lettre de mission à Christine
Albanel (2007-2009) du 1er août 2007, qui met en avant le thème de la « popularité ».21
Une pression accrue s’exerce sur les responsables, priés par les tutelles de remplir au
mieux les salles, mais aussi d’aller à la rencontre de la jeunesse et des habitants des cités. Ces
impératifs figuraient déjà dans la charte de 1998. Les contrats de décentralisation dramatique
signés avec les CDN, les contrats d’objectifs pour les scènes nationales (circulaire du 8
janvier 1998), et les contrats de performances incluant des indices chiffrés, prévus par le
décret du 24 janvier 2002 régissant les théâtres nationaux sous forme d’EPIC, les déclinent en
fonction des projets des directeurs. Ceux-ci objectent que leurs efforts pour diversifier le
public se révéleront vains si les moyens de maintenir la qualité et l’originalité des spectacles
ne sont plus garantis. Partisans et détracteurs de la hausse des subventions tombent néanmoins
d’accord pour estimer que l’élargissement du « cercle des initiés » dépend surtout des progrès
de l’éducation artistique.
Malaise dans le spectacle
Devant le malaise qui persistait dans les milieux du spectacle depuis 2003, Christine
Albanel entama des « Entretiens de Valois » au siège du ministère, le 11 février 2008, avec
des représentants de son administration, des collectivités territoriales et des organisations
professionnelles, alors que son cabinet devait faire face aux premières requêtes de la
« Révision générale des politiques publiques » (RGPP), lancée par l’Élysée en juillet 2007.
Cette longue parenthèse de concertation se referma sur un rapport de synthèse remis le 30
janvier 2009.22 La directive nationale d'orientation (DNO) adressée aux services extérieurs de
l’État, le 20 octobre 2009, par le nouveau ministre Frédéric Mitterrand en reprend quelques
unes, notamment en ce qui concerne la nécessité de rationnaliser le schéma des financements
publics, de systématiser les conventions pluriannuelles avec les opérateurs (établissements et
compagnies), de favoriser la recherche de ressources complémentaires, de renforcer des pôles
de production européens, enfin de ménager la part de la relève et de « l’émergence » grâce
aux économies réalisées sur l’ensemble des postes de dépense. En septembre 2009, un cycle
21
Voir E. Wallon, La démocratisation culturelle, un horizon d’action, in Les Cahiers français, n° 348, La
Documentation française, Paris, janvier-février 2009, p. 79-86.
22
Voir « Les Entretiens de Valois, Pour une rénovation des politiques publiques du spectacle vivant », Rapport à
la ministre de la Culture et de la Communication et contributions, MCC, DMDTS, Paris, janvier 2009.
15 de conférences régionales du spectacle vivant a redémarré pour prolonger l’échange au niveau
des DRAC.
Les discussions se sont prolongées dans un climat dégradé. L’installation par Nicolas
Sarkozy, le 2 février 2009, d’un Conseil pour la création artistique présidé par lui-même, [aux
attributions assez vagues, et où siègent des personnalités du spectacle vivant,] a perturbé les
fonctionnaires et irrité les syndicats qui ne tardèrent pas à demander sa dissolution. De relatif
(en valeur), le recul des concours d’État menaçait de devenir absolu (en volume) du fait de la
RGPP qui exigeait le non remplacement d’un départ à la retraite sur deux dans les services du
ministère, puis chez ses principaux opérateurs. La refonte de l’administration centrale,
ramenée à trois grandes directions flanquées d’un secrétariat général, a été menée tambour
battant pour faciliter cette cure d’amaigrissement. La Délégation aux arts plastiques (DAP) a
rejoint la Direction de la musique, de la danse, du théâtre et des spectacles (DMDTS),
construite par Dominique Wallon en 1998, pour former en 2009 la Direction générale de la
création artistique (DGCA), conduite par Georges-François Hirsch et régie par l’arrêté du 17
novembre 2009. Pendant ce temps, les DRAC achevaient leur restructuration. Tant de
transformations internes ont amorti la capacité de réaction et d’initiative du ministère.
Pendant ce temps, les budgets culturels des départements amorçaient un déclin qui laissait
craindre une contagion dans les communes, et même dans les régions dont la plupart venaient
de consentir un effort conséquent. Les coupes pratiquées dans d’autres administrations
n’allaient pas sans répercussions sur les revenus des institutions et des équipes. C’était le cas
au ministère des Affaires étrangères (MAE), qui finance des tournées dans le réseau culturel
extérieur, soit directement à travers sa nouvelle Direction générale de la mondialisation, du
développement et des partenariats (DGMDP), soit indirectement par le biais de son agence
CulturesFrance, ainsi qu’à l’Éducation nationale (MEN) dont les rectorats et les inspections
académiques soutiennent les sorties d’élèves au théâtre et les interventions d’artistes dans les
établissements scolaires.
L’impossibilité pour les entreprises du spectacle de contrebalancer par des gains de
productivité ou des économies d’échelle la hausse de leurs coût structurels, connue sous le
nom de « loi de Baumol » depuis les études menées par cet économiste à Broadway dans les
années 1960,23 implique une progression des subventions supérieure à l’inflation, que les
pouvoirs publics sont peu enclins à promettre. L’annonce par le premier ministre François
Fillon, le 6 mai 2010, d’un gel immédiat des dépenses de l’État et de la diminution de ses
dépenses de fonctionnement courant de 10% en trois ans, a encore alourdi l’atmosphère parmi
les professionnels du spectacle qui manifestaient le jour même. La « culture du résultat »
vantée dans les instructions officielles contredit selon eux la conception qui animait les
pionniers de la décentralisation dramatique, suivant laquelle l’art constitue une activité non
marchande et la culture un processus dont les finalités ne sauraient être quantifiées.
L’Europe et les échanges internationaux
Les modestes compétences culturelles de l’Union européenne (UE) ne lui permettent pas
de jouer un rôle moteur dans un secteur où le principe de subsidiarité s’applique pleinement.
[Il arrive parfois que des actions locales financées par les fonds structurels comportent un
volet culturel, mais] les organismes du spectacle vivant misent avant tout sur le programme
Culture 2007-2013, dont la dotation globale de 400 millions d’euros sert à stimuler pendant
leurs premières années des projets de coopération entre les agents de plusieurs pays membres.
La Commission a facilité ainsi la structuration de dizaines de réseaux d’artistes, d’auteurs, de
traducteurs, d’écoles, de producteurs ou de festivals, qui l’interpellent en retour afin qu’elle
23
Voir William J. Baumol & William G. Bowen, Performing Arts, the Economic Dilemma. A Study of Problems
Common to Theater, Opera, Music, and Dance, Twentieth Century Fund, New York, 1966.
16 renforce et pérennise son soutien à des structures ou à des manifestations dont le rayonnement
intensifie le dialogue entre les peuples et leurs cultures, telle la Maison Antoine Vitez, Centre
international de la traduction théâtrale, créée en 1990 à Montpellier.
[La responsabilité des instances européennes est plus profondément engagée pour lever les
obstacles à la circulation des œuvres et des hommes.] Les chantiers de l’harmonisation
concernent aussi bien la propriété intellectuelle, le droit du travail, la protection sociale, la
fiscalité et les règles de sécurité, encore très disparates, que les conditions d’accueil des
interprètes étrangers, unifiées par les accords de Schengen.24 [Le dynamisme de la création a
tout à gagner au développement des échanges, même si la balance entre les spectacles
exportés et importés pourrait pencher en défaveur de la France, qui paie à la fois sa curiosité
pour les cultures étrangères, la disponibilité de ses scènes démunies de troupes permanentes et
l’attractivité de son système subventionné.] À cet égard, le théâtre reste bien malgré lui plus
protectionniste que la danse, dont les formes sautent les barrières linguistiques ; quant au
théâtre d’objets, au nouveau cirque et aux arts de la rue, ils remportent un franc succès au delà
des frontières.
Mutations esthétiques
Le paysage théâtral a été métamorphosé par le renouveau de disciplines autrefois tombées
en désuétude et la reconnaissance de genres jusqu’alors dédaignés comme mineurs. L’État,
ses fonctionnaires et ses experts, ont contribué par des mesures budgétaires, des innovations
pédagogiques et des actes symboliques à conférer une légitimité à des formes moins
considérées. Jack Lang s’attira de la sorte le reproche de niveler les valeurs en substituant une
démagogique « démocratie culturelle » à la difficile démocratisation de l’art. Les
administrations postérieures n’en accompagnèrent pas moins la montée en puissance de la
danse contemporaine, des arts de la rue et du cirque, du théâtre équestre et du théâtre d’objet,
des arts électroniques et des spectacles pluridisciplinaires, des musiques anciennes,
traditionnelles ou actuelles.
[Les marionnettes ont fait leur révolution à travers l’Europe. Celles que Jacques Félix
appelait les Petits Comédiens de chiffons s’exhibent plus particulièrement au Festival mondial
des théâtres de marionnettes de Charleville-Mézières, qu’il organisait depuis 1961 avec le
concours de l’Union Internationale de la Marionnette (UNIMA), en compagnie d’objets de
catégories variées et de manipulateurs de toutes nationalités, rompus aux diverses techniques,
pour s’adresser au public adulte autant, sinon davantage qu’aux jeunes spectateurs. Les
professionnels se sont ralliés à l’appel de l’Association nationale des théâtres de marionnettes
et des arts associés (THEMAA),25 organisatrice des Saisons de la marionnette (2007-2010),
dont les ateliers, les réunions et les états généraux visent à définir les objectifs d’une politique
publique en faveur d’un art aussi fragile qu’imaginatif.]
[Un cirque dit désormais « de création » a poussé sous la tente mais pénétré aussi dans les
salles, renouvelé grâce aux écoles qui prirent le relais de la transmission familiale, comme
celles d’Annie Fratellini et d’Alexis Gruss (ouvertes en 1974), réveillé par des compagnies en
rupture avec les conventions, telles que les cirques Archaos, Baroque et Plume, stimulé par
l’intervention de chorégraphes et de metteurs en scène de théâtre dans les formations du
CNAC ou du Lido de Toulouse. Des programmateurs permirent à ces « circassiens » de
séduire le public dans des lieux comme l’Espace Chapiteaux de la Villette. Le ministère de la
Culture, qui avait attendu 1979 pour réclamer la tutelle de la profession à son homologue de
24
Voir E. Wallon, Europe, scènes peu communes, Études théâtrales, n° 37, E. Wallon (dir.) Louvain-la-Neuve,
2007, et E. Wallon (dir.), Théâtre, fabrique d’Europe, Études théâtrales, n° 46, Louvain-la-Neuve, 2009.
25
Voir Henryk Jurkowski & Thieri Foulc (dir.), Encyclopédie mondiale des arts de la marionnette,
L’Entretemps (avec l’UNIMA), Montpellier, 2009.
17 l’Agriculture, compétent jusqu’alors pour cause de contrôle vétérinaire des ménageries, aida
des compagnies à peine sorties des écoles à réaliser leurs projets, puis à passer sous
convention. Les communes restaurèrent les derniers cirques en dur avec sa contribution. Enfin
l’État célébra les deux familles du cirque, l’ancien et le nouveau, à moitié réconciliées, par
une année officielle en 2001-2002.26]
[Le théâtre de rue, ayant conquis nombre de villes après qu’Aix-en-Provence se fut
déclarée en 1971 « Ville ouverte aux saltimbanques », essaimait dans les festivals, dont celui
d’Aurillac est devenu le plus couru depuis 1986. Son fondateur Michel Crespin fut aussi à
l’origine en 1983, à la Ferme du Buisson de Marne-la-Vallée, d’un Centre national de création
des arts de la rue, Lieux publics, qui s’implanta en 1990 à Marseille, fort d’une dotation des
collectivités territoriales et de l’État, et laissa bientôt HorsLesMurs reprendre sa mission
d’information. Il y voisine déjà avec une Cité des arts de la rue, en préfiguration depuis 1998,
que la municipalité, chef de file des financeurs publics, a promis d’ouvrir en 2010. Les
« cogne-trottoir », comme ils se surnomment quelquefois, ont un peu tempéré leur esprit
frondeur pour inscrire leurs revendications à l’agenda de la République durant les trois années
d’un très officiel Temps des arts de la rue (2005-2007) qui, entre autres mesures nouvelles,
permit la promotion de neuf fabriques et lieux de résidence pour les compagnies en autant de
centres nationaux des arts de la rue (CNAR), grâce aux subventions de la DMDTS et des
collectivités territoriales, grâce aussi à l’implication de la Fédération des arts de la rue et à
l’accompagnement de HorsLesMurs.27]
[Le conte et le mime sont enfin abordés comme des arts contemporains et plus seulement
comme des survivances de la veillée des chaumières. Ils ont aussi leurs havres, par exemple
Mimos à Périgueux et Mythos à Rennes. À l’instar des autres branches du spectacle vivant, le
milieu se mobilise, sachant qu’une bonne structuration conditionne la promesse de
subventions accrues. Si modeste soit-il, le Centre national du mime s’active à fédérer ses
troupes. Le Réseau national du conte et des arts de la parole, tissé en 2007, se déploie autour
de la plate-forme d’information, de documentation et de conseil Mondoral, construite en 2006
avec le concours du ministère par la Maison du Conte de Chevilly-Larue, le Centre des arts du
récit en Isère, le Clio de Vendôme, et l’association Paroles Traverses de Rennes.]
[L’interdisciplinarité est affichée à tous les étages et encouragée en tous lieux, comme dans
les festivals Exit à la Maison des arts de Créteil, Via à Maubeuge, Temps d’images à la Ferme
du Buisson de Marne-la-Vallée. La vidéo et informatique prennent une importance croissante
dans le processus de création ainsi que dans les procédés de représentation. Enfin les
musiques actuelles et traditionnelles fraternisent avec les vieilles muses dans une multitude de
manifestations inclassables.]
Un changement plus radical encore a affecté la scène française durant les dernières
décennies : son ouverture internationale. Le phénomène ne date certes pas d’hier. On se
souvient du succès des comédiens-italiens aux XVIIe et XVIIIe siècle, des premières
traductions en version intégrale au XIXe, des tournées tout au long du XXe siècle. Depuis
l’époque des Ballets russes de Serge de Diaghilev, beaucoup d’artistes étrangers ont choisi de
travailler en France. [La Société universelle du théâtre (SUDT) fondée par Firmin Gémier en
1925, comporta une section française à compter de 1926. Avec la paix retrouvée en 1945, les
transits et les transferts ont redoublé. Aman Maistre (dit Julien) et Claude Planson animèrent
de 1954 à 1965 un Festival international d’art dramatique de la Ville de Paris, baptisé
« Théâtre des nations ».28 Le Festival de théâtre universitaire de Nancy leur fit écho à partir de
26
Voir notamment E. Wallon (dir.), Le cirque au risque de l’art, Actes Sud - Papiers, Arles, 2002.
Voir notamment Marcel Freydefont et Charlotte Granger (dir.), Le théâtre de rue, Un théâtre de l’échange,
Études théâtrales, n° 41-42, Louvain-la-Neuve, 2008.
28
Voir Odette Aslan, Paris capitale mondiale du théâtre, Le Théâtre des nations, CNRS Éditions, Paris, 2009.
27
18 1963, de même que Sigma à Bordeaux en 1965. Les artistes et performers d’outre-Atlantique
faisaient aussi halte au Centre culturel américain de Paris. Jean Vilar leur ouvrit les portes
d’Avignon en 1968, à ses risques et périls. En 1972, le Festival d’Automne réaffirma la
vocation internationale de Paris.] En dehors de la capitale et des temps festivaliers, les
incursions étrangères restaient tout de même limitées jusqu’en 1982. Outre l’Odéon, mué en
Théâtre de l’Europe par Giorgio Strehler, plusieurs scènes publiques commencèrent alors à se
tourner vers les lointains. Les programmes de la MC93 à Bobigny, du Quartz de Brest, du
Maillon de Strasbourg, du Théâtre de la Cité internationale et du Théâtre de la Bastille à Paris,
des scènes nationales de Grenoble, d’Amiens, de Villeneuve d’Ascq et nombre d’autres ont
suivi le mouvement impulsé par les festivals : Avignon en été, Paris en automne, mais aussi
les Francophonies en Limousin, Passages à Nancy… Le public s’est accoutumé aux surtitres
pour suivre en langue originale le jeu des interprètes argentins, flamands, russes ou chinois.29
Quant aux comédiens, faute de s’être vraiment mêlés entre nationalités dans des écoles encore
assujetties à la langue nationale, ils se montrent de plus en plus disposés à effectuer des
stages, voire des séjours à l’étranger.
L’ensemble de ces mutations ne pouvait laisser les auteurs indifférents. L’écriture
dramatique est revenue sur le devant de la scène après une longue phase de relecture du
répertoire. Sa construction et sa consistance ont cependant évolué après les percées dans la
modernité effectuées par les écrivains de l’après-guerre, de Samuel Beckett à Robert Pinget.
Michel Vinaver, cofondateur et président de la commission Théâtre du Centre national des
lettres (CNL) de 1982 à 1987 et signataire d’un rapport sur l’édition théâtrale30 qui déclencha
des réactions contre son déclin, a noué en quelque sorte le lien entre deux générations.
Les années 1980 et 1990 ont été marquées par trois écrivains trop tôt disparus, BernardMarie Koltès, Jean-Luc Lagarce et Didier-Georges Gabily. Forgée à propos de ce dernier,
l’expression « écriture de plateau » évoque une proximité accrue de l’auteur avec la scène et
les comédiens. Au voisinage des autres disciplines du spectacle, le métissage des formes et
l’hybridation du langage aboutissent à ces dramaturgies que le ministère a pu qualifier de
« non exclusivement textuelles » pour leur réserver quelques unes des bourses délivrées par le
CNT sur l’avis d’une commission d’experts. Les très faibles marges de l’édition théâtrale
obligent cette branche à travailler sous la perfusion des aides et avances du CNL, sinon de ses
homologues entretenus par les conseils régionaux (CRL).
Art au présent, art du futur ?
L’espace de l’art dramatique s’est réduit dans la presse écrite et à la radio, pour ne pas
parler de la télévision, et pourtant il occupe encore une place non négligeable dans la sphère
symbolique. Il a perdu son rôle central dans la vie littéraire mais l’a conservé contre vents et
marées dans la politique culturelle, ce qui explique qu’il se place régulièrement au cœur des
débats et des polémiques. Si ses accomplissements en matière de démocratisation semblent
insuffisants, ses origines athéniennes l’attachent à l’idéal démocratique et il se targue
volontiers d’agir comme un ferment de la citoyenneté.
[À force d’emprunts réciproques, les artistes de la scène, de la rue et de la piste ont appris à
maîtriser les techniques qui leur permettent de manipuler l’image et le son. Ils se prêtent de
plus ou moins bonne grâce à la captation, car même un enregistrement sophistiqué ne saurait
par définition se substituer à un échange vivant entre acteurs et assistants. La numérisation
29
Voir E. Wallon, « Scènes de la nation, Le théâtre français et l’étranger au XXe siècle », in François Roche
(dir.), Les relations internationales et la culture, Mélanges de l’Ecole française de Rome (MEFRIM), tome 114,
2002, p. 121-150.
30
Cf. Michel Vinaver, Le Compte rendu d’Avignon, ou des mille maux dont souffre l’édition théâtrale et des
trente-sept remèdes pour l’en soulager, Actes Sud, Arles, 1987.
19 leur procure donc autant de craintes que d’espoirs.] Les pouvoirs publics reconnaissent que
ces artistes assument un rôle irremplaçable dans la société de la connaissance, en évitant que
des individus réduits à l’état de consommateurs ne glissent dans l’indifférence envers autrui.
Avec les autres genres qui lui sont associés, le théâtre affirme sa vocation d’accomplir un
travail de pensée et de faire œuvre de présence pour empêcher la « société du spectacle » de
sombrer dans la distraction perpétuelle. Nombre d’élus semblent comprendre que cette tâche
garde son urgence quand les temps s’annoncent difficiles. Voudront-ils lui en accorder les
moyens ?
Emmanuel Wallon
Bibliographie indicative
Robert Abirached, Le théâtre et le prince, I. L’embellie, 1981-1992, Plon, Paris, 1992,
rééd. Actes Sud, Arles, 2005 ; II. Un système fatigué, 1993-2004, Actes Sud, Arles, 2005.
Christian Biet & Christophe Triau, Qu’est-ce que le théâtre ? (postface d’E. Wallon),
Gallimard (« Folio Essais »), Paris, 2006.
Michel Corvin (dir.), Dictionnaire encyclopédique du théâtre à travers le monde,
Bordas/SEJER, Paris, nouvelle édition en 2008.
Pascale Goetschel, Renouveau et décentralisation du théâtre (1945-1981), Presses
universitaires de France, Paris, 2004.
Jack Lang, L’État et le théâtre, LGDJ, Paris, 1968.
Bernard Latarjet, Pour un débat national sur l’avenir du spectacle vivant, Rapport au
ministre de la Culture et de la Communication, Paris, mai 2004 –
www.culture.gouv.fr/culture/actualites/index-rapports.htm
Dominique Leroy, Économie des arts du spectacle vivant, Economica, Paris, 1980; rééd.
L'Harmattan, Paris, 1992.
Pierre-Michel Menger, Les intermittents du spectacle, Sociologie d’une exception,
Editions de l’EHESS, Paris, 2005 ; La profession de comédien, Formation, activités et
carrières dans la démultiplication de soi, Ministère de la Culture et de la Communication
(DEP), La Documentation française, Paris, 1998.
Daniel Urrutiaguer, Économie et droit du spectacle vivant en France, Presses Sorbonne
nouvelle, Paris, 2009.
Emmanuel Wallon, Sources et ressources pour le spectacle vivant, Rapport au ministre de
la Culture, Paris, juillet 2005. – www.culture.gouv.fr/culture/actualites/index-rapports.htm
Voir aussi à la fin de l’article le "focus" d’E. Wallon sur « Les chiffres du spectacle vivant
en 2010 », p. 128 à 135 du même ouvrage.
20