jean ferrat se desengage - Français du monde

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jean ferrat se desengage - Français du monde
JEAN FERRAT EST PARTI
Le chanteur Georges Moustaki, qui a qualifié d'"exceptionnelle" l'œuvre de Jean
Ferrat, a évoqué "quelqu'un d'exemplaire", qui "n'a rien sacrifié de ce qui lui tenait à
cœur". C'était "un homme engagé, mais il n'était pas un hurleur de sentences. Il le
faisait avec poésie", a poursuivi Moustaki. "Il y avait un lien très fort entre nous, a-t-il
ajouté, évoquant ensuite leur jeunesse et leurs débuts, à la même époque. Dans les
années 50, on avait commencé à écrire des chansons ensemble. Il a eu très vite un
grand succès par la beauté de sa voix qui était exceptionnelle."
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NECROLOGIE Jean Ferrat
COMPTE RENDU "Un homme debout, un combattant"
NECROLOGIE Jean Ferrat est mort
VIDEO "La Montagne", une ode à l'Ardèche
La secrétaire nationale du Parti communiste français, Marie-George Buffet, s'est
déclarée "bouleversée" par la disparition de Jean Ferrat, toute sa vie compagnon de route
du parti sans jamais en avoir été membre. Dans un communiqué, M me Buffet écrit que
"notre ami, notre camarade Jean Tenenbaum dit Jean Ferrat est parti ce samedi
rejoindre ses amis les poètes". Soulignant que "son compagnonnage critique avec le
Parti communiste était utile et exigeant", Mme Buffet a jouté que "Jean Ferrat était le
chanteur dont le sens de l'humanité et de la justice a accompagné l'engagement de
générations de militants".
L'ancien chef de file des communistes Robert Hue a loué "son ami", un homme qui "a
chanté la France comme personne". "Je suis bouleversé et j'ai encore du mal à me faire
à cette disparition brutale, a poursuivi M. Hue. Chacun sait bien qu'il était un immense
artiste, un poète, un humaniste." M. Hue a rappelé qu'il avait eu l'"immense honneur"
d'accueillir Jean Ferrat sur la liste qu'il conduisait pour les élections européennes de
1999. "C'est la seule fois qu'il avait figuré dans une élection nationale", a-t-il dit à propos
de ce compagnon de route.
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La première secrétaire du Parti socialiste, Martine Aubry, a affirmé que le chanteur
"resterait comme un militant infatigable de la justice sociale". Dans un communiqué,
Mme Aubry a fait part de sa "très grande émotion" à l'annonce de la disparition de Jean
Ferrat. "Il avait tiré de sa passion des mots et d'Aragon un don pour la composition.
Chacune de ses chansons était un hymne à la résistance. Elles resteront longtemps dans
nos mémoires", a-t-elle écrit. Pour Mme Aubry, Jean Ferrat "aimait 'Sa France', chantait
la beauté de ses paysages et l'air de liberté qui la traverse. Cet artiste passionné
incarnait la difficile synthèse entre la révolte et l'idéal. Il était profondément engagé et
aura tenté, sans jamais se lasser, de lutter contre toutes les formes de servitudes."
Le président de la République, Nicolas Sarkozy, a appris "avec beaucoup de tristesse"
la mort du chanteur. "Chacun a en mémoire les mélodies inoubliables et les textes
exigeants de ses chansons, qui continueront encore longtemps, par leur générosité, leur
humanisme et leur poésie, à transporter les âmes et les cœurs, à accompagner aussi les
joies et les peines du quotidien", a-t-il écrit dans un communiqué.
L'animateur Michel Drucker avait reçu Jean Ferrat dans son émission "Vivement
dimanche", en 2003, un des rares passages du chanteur à la télévision. M. Drucker a
rendu hommage à l'un "des derniers géants" de la chanson française. "C'est une partie de
la France, toute une génération qui a beaucoup de chagrin aujourd'hui. Il y avait Brel,
Brassens, Ferré et puis il y avait Jean, c'était le dernier des Mohicans", a-t-il dit sur
France Info.
Isabelle Aubret, très proche de Jean Ferrat et dont le répertoire compte nombre de ses
chansons, lui a rendu un émouvant hommage sur scène samedi en fin d'après-midi à
Tours (Indre-et-Loire) en interprétant son titre fétiche "C'est beau la vie !". "Je perds un
ami. Je perds l'ami. Le public aussi a perdu un ami. C'est une déchirure après tant
d'années, de bons temps et de belles chansons", a-t-elle déclaré.
Pour Frédéric Mitterrand, "'Nuit et brouillard', 'Potemkine', 'Camarade', 'Ma Môme'
ou encore 'La Montagne', c'était cela Ferrat, ce mélange d'engagement politique, de
fraternité et d'amour". "On n'oubliera pas 'Les Yeux d'Elsa', et son interprétation des
poèmes d'Aragon qui a marqué des générations", a fait savoir le ministre de la culture
dans un communiqué.
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"Un homme debout, un combattant"
LE MONDE | 15.03.10 | 16h23
L'annonce de la mort de Jean Ferrat a suscité de nombreuses réactions dans le monde de
la chanson et de la politique durant tout le week-end. La chanteuse Isabelle Aubret, avec
qui il avait régulièrement collaboré depuis le début des années 1960, a ainsi déclaré : "Je
perds un ami. Je perds l'ami. Le public aussi a perdu un ami. C'est une déchirure après
tant d'années, de bons temps et de belles chansons."
Sur le même sujet
Juliette Gréco a souligné que Jean Ferrat "était un homme debout, un combattant, un
homme de bien, il avait foi en l'autre". Georges Moustaki a tenu à rappeler que Ferrat
était "un homme engagé, mais il n'était pas un hurleur de sentences. Il le faisait avec
poésie". Enfin, pour Pierre Perret, "dans le métier, il n'était pas vraiment à l'aise, il était
un vrai poète, réfractaire à ce système, un peu sauvage. Il regrettait de n'avoir pu
mettre dans ses chansons plus d'humour, de lumière, il aimait tellement rire".
Divers dirigeants et personnalités politiques de gauche ou de droite ont tenu à saluer le
chanteur. Pour Marie-George Buffet, secrétaire nationale du Parti communiste, "c'était
un compagnon, mais un compagnon qui restait très libre, qui avait un esprit critique,
qui était très exigeant par rapport à ses compagnons communistes. C'est pour cela
aussi que nous l'admirions tant, que nous avions tant d'amitié, de tendresse pour lui".
Le président de la République a insisté sur la "conception intransigeante de la chanson
française" représentée par Jean Ferrat. "Farouchement attaché à sa liberté et à son
indépendance, ajoute Nicolas Sarkozy, il a toute sa vie pensé et vécu son art comme un
artisanat, privilégiant constamment l'authenticité et l'excellence à la facilité
consumériste des standards commerciaux."
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De «Potemkine» à «La Montagne», il était entré dans le patrimoine de la gauche et de la
chanson française. Le «crooner rouge» a quitté la scène, à 79 ans.
Par GILLES RENAULT
(AFP)
D’aucuns liront comme un ultime symbole le fait que Jean Ferrat soit mort un week-end
d’élections. Peu, comme lui, avaient en effet autant incarné la notion d’engagement dans la
chanson, à une époque où chaque syllabe détachée valait encore son pesant d’indignation, à
l’instar d’un Quatre cents enfants noirs balançant dès 1963 sur un swing jazzy: «Quatre cents
enfants noirs/Dans un journal du soir/et leurs pauvres sourires/Ces quatre cents visages/A la
première page/m’empêchent de dormir…»
Un refuge en Ardèche
Jean Ferrat, dont la Montagne proto-écolo restera comme un des plus grands succès
sociologiques, est mort samedi à l’hôpital d’Aubenas, dans l’Ardèche, à l’âge de 79 ans. Il y
vivait à côté du hameau d’Antraigues-sur-Volane, point de passage mythique du rallye de
Monte Carlo, qu’il avait découvert en 1964 et où il avait fini par s’établir en 1973 - il y fut un
temps conseiller municipal -, au lendemain d’adieux à la scène qu’on ignorait encore si
définitifs. «Il voulait vivre la même vie que chacun des villageois, et pas une vie de vedette», a
affirmé le maire, Michel Desenti, réfléchissant dès samedi à un monument à son effigie.
«C’était quelqu’un de très gentil, discret, les gens étaient très respectueux. Mais depuis
quelque temps on sentait qu’il était fatigué, il n’avait pas envie de sortir de chez lui», a
enchéri la patronne du bistrot. Diminué depuis plusieurs années par un cancer, souffrant de
troubles respiratoires aigus, l’Ardéchois d’adoption a donc fini par capituler, ce qui ne
correspondait guère au tempérament de cet homme de conviction, entré dans la chanson
comme d’autres auraient pu le faire dans les ordres ou la résistance.
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L’apprenti chimiste
Jean Ferrat est né Tenenbaum, le lendemain de Noël 1930 à Vaucresson, Hauts-de-Seine.
Onze ans plus tard survient l’événement dramatique déterminant de son existence : son père
Mnasha, juif d’origine russe, joaillier à Versailles, arrêté par les Allemands, est déporté à
Auschwitz d’où il ne reviendra pas. La mère, fleuriste, se charge de l’éducation de son fils
qui, protégé pendant l’Occupation par des communistes, vouera à ses sauveurs une
reconnaissance infinie orientant ses engagements futurs.
A 16 ans, la Seconde Guerre mondiale à peine achevée, Jean Ferrat abandonne l’école pour
gagner sa croûte. Apprenti dans un laboratoire de chimie avec, pour principale perspective un
diplôme d’ingénieur, il se met à fréquenter une petite troupe de théâtre amateur, ainsi que, de
loin en loin, le TNP de Jean Vilar et Gérard Philipe. Une guitare achetée pour accompagner
des copains dans un jazz-band annoncera son virage vers la chanson. Mais le déclic ne s’opère
pas du jour lendemain pour un apprenti qui se fait la main en reprenant ses illustres aînés,
Yves Montand ou Francis Lemarque.
Additionnant au début des années 50, les auditions sans suite, il rencontre une première
reconnaissance… par procuration, quand le populaire André Claveau enregistre les Yeux
d’Elsa, poème d’Aragon mis en musique par ses soins. La chanson rencontre un écho
favorable qui donne tout juste à Ferrat le droit de continuer à vivoter dans l’antichambre du
succès. Trois ans plus tard, en 1959, sa carrière commence réellement à prendre forme
lorsque, par l’entremise de celle avec qui il vivra vingt ans, Christine Sèvres, il croise le jeune
éditeur et impresario Gérard Meys, qui lui-même réussit à persuader le directeur artistique
Daniel Filipacchi d’enregistrer un super 45 tours quatre titres.
Sa moustache et sa «Môme»
La jeunesse française twist d’alors s’ébroue entre Chaussettes noires et Chats sauvages.
Bécaud, Ferré, Brel et Brassens arpentent déjà le circuit et celui qui n’arbore pas encore cette
moustache cubaine qui le rendra un jour si immédiatement identifiable, récolte enfin les fruits
de son opiniâtreté avec Ma môme - 1 minute 56 secondes alertes, portées par l’accordéon et
déjà frappées au sceau du clivage social - bien que l’air vaille d’abord à son interprète une
image, pour le coup réductrice, de chanteur de charme (!) : «Ma môme, ell’ joue pas les
starlettes/ Ell’ met pas des lunettes de soleil/ Ell’ pose pas pour les magazines/ Ell’ travaille à
l’usine/ à Créteil… Dans une banlieue superpeuplée/ On habite un meublé/ Elle et moi/ La
fenêtre n’a qu’un carreau/ Qui donne sur l’entrepôt et les toits.»
Si longue à démarrer, la carrière de Ferrat est enfin lancée, qui embrassera quatre décennies,
de manière certes de plus en plus erratique. Du début des années 60 au début des années 80, il
collectionne récompenses (prix de la Sacem, grand prix de l’Académie du disque) et pics de
popularité, enchaînant avec divers paroliers (Georges Coulonges, Claude Delecluse,
Aragon…) les succès sur un registre tantôt sentimental (Que serais-je sans toi ?, Aimer à
perdre la raison, C’est si peu dire que je t’aime), tantôt engagé. Exégète poétique d’une
vindicte portée à l’incandescence par sa voix grave, Ferrat défourailler à tout va: Nuits et
brouillard (référence au documentaire d’Alain Resnais) célèbre la mémoire des camps de
concentration; Potemkine est un hommage vibrant, sinon emphatique, aux insurgés du célèbre
cuirassé; les Belles étrangères raille les bourgeoises qui se pâment aux corridas de la misère;
Ma France tance le pouvoir politique; le Sabre et goupillon se passe de commentaire…
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La censure des années 60-70 veillant, tous ces titres font tousser les cerbères de l’ORTF, sans
que cela nuise à l’impact du crooner rouge. Au contraire, d’un certaine sens - moral:
«Communiste de cœur, sinon de carte», l’«enfant de la guerre» est perçu comme un modèle
de franc-parler dans le cénacle francophone, qu’occupent par ailleurs les grands frères de
l’autre bord libertaire Léo Ferré, Jacques Brel et Georges Brassens. En 1980, sa chanson le
Bilan tempère son engagement viscéral; mais l’autocritique n’empêche pas sa dernière
apparition publique d’avoir lieu en 2004 à la Fête de l’Huma, où il entonne le Temps des
cerises. Façon cohérente de boucler la boucle pour celui qui mâtinait sa Fête aux copains 68
larguée de Ah ça ira, ça ira et, dès 1965, annonçait la couleur, dans Je ne chante pas pour
passer le temps: «Il se peut que je vous déplaise/ En peignant la réalité/ Mais si j’en prends
trop à mon aise/ Je n’ai pas à m’en excuser». Ce qui fut dit, fut fait.
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Culture 15/03/2010 à 00h00
«Il avait quelque chose de Victor Hugo»
Interview
Jean-François Kahn, journaliste et spécialiste de la chanson, analyse l’œuvre de Ferrat:
Par ALEXANDRA SCHWARTZBROD
On connaît Jean-François Kahn comme journaliste (il a fondé l’hebdomadaire Marianne en
1997), essayiste (l’Abécédaire mal pensant, entre autres) et homme politique (il s’est présenté
sur les listes Modem aux européennes); c’est aussi un fin connaisseur de la chanson française,
et notamment du parcours de Jean Ferrat.
«Chanteur engagé», c’est la première chose qui vient à l’esprit quand on évoque Ferrat…
Ce n’était pas un chevelu en blouson de cuir et pourtant il a été beaucoup plus loin dans la
transgression qu’on ne le croit. Prenez sa chanson Ma môme, en 1960 : («Ma môme, ell’ joue
pas les starlettes /Ell’ met pas des lunettes de soleil /Ell’ pos’ pas pour les magazines /Ell’
travaille en usine à Créteil»). Vous imaginez à l’époque une chanson aussi brut de décoffrage
sur la lutte des classes ? Lui a osé. C’est un des premiers à avoir fait du réalisme social. Vous
écoutez cette chanson, vous en pensez ce que vous voulez, eh bien vous ne pouvez pas
l’oublier. Prenez aussi Nuit et brouillard (1963), sur les camps de concentration («Ils étaient
vingt et cent, ils étaient des milliers/ Nus et maigres, tremblants, dans ces wagons plombés
/Qui déchiraient la nuit de leurs ongles battants/ Ils étaient des milliers, ils étaient vingt et
cent…»). Eh bien, elle a été interdite à la radio car jugée trop dure. Ou encore la célèbre La
Montagne (1964) qui l’a rendu célèbre et qui chute sur ces vers: « Il faut savoir ce que l’on
aime/ Et rentrer dans son HLM/Manger du poulet aux hormones…». C’était la première fois
que les Français entendaient parler du poulet aux hormones! Il y a toujours eu dans ses
chansons une irruption du réel. C’est sa force de transgression. Autre exemple, Ma France
(1969): «Cet air de liberté au-delà des frontières/ Aux peuples étrangers qui donnaient le
vertige/ Et dont vous usurpez aujourd’hui le prestige/ Elle répond toujours du nom de
Robespierre/ Ma France»). Il avait quelque chose de Victor Hugo, cette façon de pouvoir dire
en poèmes tout ce qu’il voulait. Pour ceux qui l’aimaient, c’était une forme de respect pour les
simples gens qu’ils étaient.
Il a eu une relation tourmentée avec le PCF...
Mais avant tout un rapport de fidélité incroyable, lié à son enfance. S’il n’a jamais pris sa
carte, c’est sans doute qu’il ne pouvait pas imaginer, en tant qu’artiste, être inféodé à quelque
parti que ce soit. Il a quand même écrit cette terrible chanson, Le Bilan («Ah ils nous en ont
fait avaler des couleuvres/ De Prague à Budapest de Sofia à Moscou/ Les staliniens zélés qui
mettaient tout en œuvre/ Pour vous faire signer les aveux les plus fous»), dans laquelle il
fustige la déclaration de Georges Marchais qui avait évoqué en 1979 un bilan globalement
positif des «régimes dits socialistes». Un jour, j’ai discuté de ça avec Aragon et j’ai été sidéré
par ce qu’il disait sur le drame qu’il avait vécu à ce moment-là. Ferrat, c’est la même chose.
La découverte de ce qu’avait fait le communisme lui a causé des douleurs profondes. Il n’a
7
pourtant rien renié. Pour lui, c’était le PC qui avait trahi l’idéologie communiste; lui est resté
fidèle à ses idéaux jusqu’au bout. D’ailleurs, peu avant sa mort, il a appelé à voter pour le
Front de gauche.
Vous diriez qu’il a joué un rôle dans la politique et la société françaises ?
En 1967, Europe 1 faisait un hit-parade quotidien des chansons. Aux premières places, il y
avait toujours soit un yé-yé, soit un Anglo-Saxon. Et puis en novembre, Ferrat sort Potemkine,
qui fait référence au mouvement révolutionnaire de 1905 en Russie: «M’en voudrez-vous
beaucoup si je vous dis un monde/ Qui chante au fond de moi au bruit de l’océan/ M’en
voudrez-vous beaucoup si la révolte gronde...» Et elle se place très vite en tête du hit-parade!
C’était cinq mois avant Mai 1968. C’est un exemple que je prends souvent pour montrer à
quel point les politiques devraient être sensibles aux chansons qui marchent. Cela dit, il a
aussi fait un disque qui n’a pas marché, en 1991, Dans la jungle ou dans le zoo, contre le
néolibéralisme économique, qui aurait influencé Besancenot...
Pourquoi s’était-il retiré du monde ?
Une de ses dernières sorties, c’était un débat sur la chanson à la Fête de l’Huma, auquel je
participais, en 2004. Enfin, «débat» c’est un grand mot. Il était d’une timidité incroyable! Il
n’osait pas débattre! Pareil en concert: il était paralysé par le trac et chantait sans bouger. Il
fallait tout le velouté de sa voix pour que ça passe. Il s’est retiré du monde aussi pour ça: ce
n’était pas un chanteur de scène. Durant ce débat, il parlait de son parcours, de l’évolution du
show-biz, de la néo-libéralisation du secteur. Je me disais qu’avec lui, c’était une époque qui
disparaissait. En même temps, il était très positif sur la diversité de la chanson française, il
n’avait rien d’un ringard ronchon. Il s’intéressait aux courants nouveaux, notamment le rap.
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«IL AVAIT QUELQUE CHOSE DE VICTOR HUGO»
Interview
Jean-François Kahn, journaliste et spécialiste de la chanson, analyse l’œuvre de Ferrat:
Par ALEXANDRA SCHWARTZBROD
On connaît Jean-François Kahn comme journaliste (il a fondé l’hebdomadaire Marianne en
1997), essayiste (l’Abécédaire mal pensant, entre autres) et homme politique (il s’est présenté
sur les listes Modem aux européennes); c’est aussi un fin connaisseur de la chanson française,
et notamment du parcours de Jean Ferrat.
«Chanteur engagé», c’est la première chose qui vient à l’esprit quand on évoque Ferrat…
Ce n’était pas un chevelu en blouson de cuir et pourtant il a été beaucoup plus loin dans la
transgression qu’on ne le croit. Prenez sa chanson Ma môme, en 1960 : («Ma môme, ell’ joue
pas les starlettes /Ell’ met pas des lunettes de soleil /Ell’ pos’ pas pour les magazines /Ell’
travaille en usine à Créteil»). Vous imaginez à l’époque une chanson aussi brut de décoffrage
sur la lutte des classes ? Lui a osé. C’est un des premiers à avoir fait du réalisme social. Vous
écoutez cette chanson, vous en pensez ce que vous voulez, eh bien vous ne pouvez pas
l’oublier. Prenez aussi Nuit et brouillard (1963), sur les camps de concentration («Ils étaient
vingt et cent, ils étaient des milliers/ Nus et maigres, tremblants, dans ces wagons plombés
/Qui déchiraient la nuit de leurs ongles battants/ Ils étaient des milliers, ils étaient vingt et
cent…»). Eh bien, elle a été interdite à la radio car jugée trop dure. Ou encore la célèbre La
Montagne (1964) qui l’a rendu célèbre et qui chute sur ces vers: « Il faut savoir ce que l’on
aime/ Et rentrer dans son HLM/Manger du poulet aux hormones…». C’était la première fois
que les Français entendaient parler du poulet aux hormones! Il y a toujours eu dans ses
chansons une irruption du réel. C’est sa force de transgression. Autre exemple, Ma France
(1969): «Cet air de liberté au-delà des frontières/ Aux peuples étrangers qui donnaient le
vertige/ Et dont vous usurpez aujourd’hui le prestige/ Elle répond toujours du nom de
Robespierre/ Ma France»). Il avait quelque chose de Victor Hugo, cette façon de pouvoir dire
en poèmes tout ce qu’il voulait. Pour ceux qui l’aimaient, c’était une forme de respect pour les
simples gens qu’ils étaient.
Il a eu une relation tourmentée avec le PCF...
Mais avant tout un rapport de fidélité incroyable, lié à son enfance. S’il n’a jamais pris sa
carte, c’est sans doute qu’il ne pouvait pas imaginer, en tant qu’artiste, être inféodé à quelque
parti que ce soit. Il a quand même écrit cette terrible chanson, Le Bilan («Ah ils nous en ont
fait avaler des couleuvres/ De Prague à Budapest de Sofia à Moscou/ Les staliniens zélés qui
mettaient tout en œuvre/ Pour vous faire signer les aveux les plus fous»), dans laquelle il
fustige la déclaration de Georges Marchais qui avait évoqué en 1979 un bilan globalement
positif des «régimes dits socialistes». Un jour, j’ai discuté de ça avec Aragon et j’ai été sidéré
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par ce qu’il disait sur le drame qu’il avait vécu à ce moment-là. Ferrat, c’est la même chose.
La découverte de ce qu’avait fait le communisme lui a causé des douleurs profondes. Il n’a
pourtant rien renié. Pour lui, c’était le PC qui avait trahi l’idéologie communiste; lui est resté
fidèle à ses idéaux jusqu’au bout. D’ailleurs, peu avant sa mort, il a appelé à voter pour le
Front de gauche.
Vous diriez qu’il a joué un rôle dans la politique et la société françaises ?
En 1967, Europe 1 faisait un hit-parade quotidien des chansons. Aux premières places, il y
avait toujours soit un yé-yé, soit un Anglo-Saxon. Et puis en novembre, Ferrat sort Potemkine,
qui fait référence au mouvement révolutionnaire de 1905 en Russie: «M’en voudrez-vous
beaucoup si je vous dis un monde/ Qui chante au fond de moi au bruit de l’océan/ M’en
voudrez-vous beaucoup si la révolte gronde...» Et elle se place très vite en tête du hit-parade!
C’était cinq mois avant Mai 1968. C’est un exemple que je prends souvent pour montrer à
quel point les politiques devraient être sensibles aux chansons qui marchent. Cela dit, il a
aussi fait un disque qui n’a pas marché, en 1991, Dans la jungle ou dans le zoo, contre le
néolibéralisme économique, qui aurait influencé Besancenot...
Pourquoi s’était-il retiré du monde ?
Une de ses dernières sorties, c’était un débat sur la chanson à la Fête de l’Huma, auquel je
participais, en 2004. Enfin, «débat» c’est un grand mot. Il était d’une timidité incroyable! Il
n’osait pas débattre! Pareil en concert: il était paralysé par le trac et chantait sans bouger. Il
fallait tout le velouté de sa voix pour que ça passe. Il s’est retiré du monde aussi pour ça: ce
n’était pas un chanteur de scène. Durant ce débat, il parlait de son parcours, de l’évolution du
show-biz, de la néo-libéralisation du secteur. Je me disais qu’avec lui, c’était une époque qui
disparaissait. En même temps, il était très positif sur la diversité de la chanson française, il
n’avait rien d’un ringard ronchon. Il s’intéressait aux courants nouveaux, notamment le rap.
Jean Ferrat : bilan (musical) globalement positif
Jean Ferrat est mort. Comme Léo Ferré avant lui. Louis Aragon va se sentir moins seul au
paradis. Mais le monde des vivants perd encore un poète, et certainement l'une des dernières
grandes figures de la chanson française, au panthéon de laquelle il rejoint Brel, Brassens,
Gainsbourg et Nougaro.
Oh, naturellement, Jean Ferrat était agaçant. Avec son cheveux blanc de patriarche, sa
moustache détenant la vérité, et son regard qui pense. Ah, évidemment, Jean Ferrat était
crispant. Avec son sens de l'engagement « de gauche », son ancrage baba-écolo dans
l'Ardèche post-soixante-huitarde, son impeccable aura de sage (parfois plus philosophe que
poète) au visage buriné par le « bien », son élégance un peu désuète de gentleman farmer, et
finalement son horripilant engagement communiste – que l'on se plaira à voir davantage
comme une posture de pensée et de poésie le rapprochant d'Aragon, que comme une réelle
fidélité doctrinale au « parti ».
Il était donc parfois pénible, Ferrat, mais son œuvre demeure. Sa poésie personnelle parfois,
sa musique très souvent.
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DES CHANSONS EMBLEMATIQUES
Difficile d'écarter brutalement des chansons aussi emblématiques que « La montagne »
(hymne écolo-rural à l'Ardèche des 60's), « Potemkine » (chanson-spectacle qui cherche à
rivaliser avec les images du grand Eisenstein, et n'échoue pas vraiment) ou encore « Nuit et
brouillard » (bouleversante ritournelle sur la Shoah).
Au-delà il y a aussi – et surtout – l'interprète des poèmes de Louis Aragon. L'auteur
d'« Aurélien » doit évidemment beaucoup à Jean Ferrat, qui a permis de populariser son
œuvre auprès du grand public. On mettra en exergue deux petits bijoux du genre… « Aimer à
perdre la raison » et surtout « Que serais-je sans toi ? »
Deux poèmes qui se répondent subtilement, et semblent suffire - à eux seuls - à dire toute la
complexité du sentiment amoureux.
« J'ai tout appris de toi, jusqu'au sens du frisson… Que serais-je sans toi ? Que ce
balbutiement… J'ai tout appris de toi, comme on boit aux fontaines… Tu m'as pris la main
dans cet enfer moderne… »
Jean Ferrat sait habiller les vers du poète d'une mélodie sombre et nostalgique, soulignée par
l'orgue électrique, rendant fidèlement tout ce qu'Aragon pouvait investir de profondeur en son
texte.
Jean Ferrat possédait donc le grand talent – et l'humilité touchante - de savoir s'effacer parfois
devant la poésie des autres… délicatesse qui le rapprochait d'un Brassens mettant parfois en
musique des poèmes de Paul Fort, Villon, Hugo ou – également – Aragon (pour son cafardeux
« Il n'y a pas d'amour heureux »).
DES COMMUNIQUES ATTRISTES
Comme après chaque décès de personnalité, les communiqués attristés fusent de toutes part !
Les hommages crépitent en feux d'artifice ! La furie médiatique de bienveillance et d'amourrétrospectif fait déferler son tsunami mielleux sur les ondes.
Prenons quelques exemples dans les dépêches Afp consécutives à l'annonce du décès du
chanteur… Pascal Nègre, bien connu des adolescentes fans de la Star-Ac, et patron de la
maison de disques Universal déclare à propos de sa poule aux œufs d'or moustachue :
« Avec la disparition de Jean Ferrat, c'est un pan entier de la musique française qui disparaît.
Je salue l'artiste, l'humaniste et le militant ».
Et le money-maker, naturellement…
Marie-Georges Buffet, pour le PCF, déclare :
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« C'était un compagnon, mais un compagnon qui restait très libre, qui avait un esprit critique,
qui était très exigeant par rapport à ses compagnons communistes. C'est pour cela aussi que
nous l'admirions tant, que nous avions tant d'amitié, de tendresse pour lui »…
Demandons-nous un instant ce qu'un homme aussi délicat que Louis Aragon pourrait penser
de cette « ogresse inquiétante » de la rue du Colonel Fabien ? … et cherchons à savoir ce que
cette dernière a pu comprendre de l'univers de Jean Ferrat… Hein ? En musique nous
appelons ça un silence.
La socialiste Martine Aubry, certainement arrachée à la longue léthargie onirique dans
laquelle l'avait plongée la campagne des élections régionales, déclare tout de go :
« Cet artiste passionné incarnait la difficile synthèse entre la révolte et l'idéal. Il était
profondément engagé et aura tenté, sans jamais se lasser, de lutter contre toutes les formes de
servitude (…) Il restera comme un militant infatigable de la justice sociale, qui n'a jamais
renoncé à porter les valeurs de la gauche et à mener des combats émancipateurs ».
Un sinistre morceau de prose horriblement sclérosé, rédigé certainement par un quelconque
chargé de com stagiaire issu de Science Po et colleur d'affiche MJS absolument dénué de
toute fantaisie.
Les grands noms de la droite n'ont pas été en reste. La moustache de Jean Ferrat n'a
manifestement pas laissé indifférent François Fillon, premier ministre, dont la stricte raie à
droite n'interdit pas les incursions dans la poésie gauchiste…
« La voix chaude, tendre et persuasive de l'auteur de “La Montagne” s'est tue. Sa mort est un
deuil pour la chanson française et tous les artistes français, dont il était le maître incontesté. »
Portez silencieusement le deuil, misérables petits Biolay, Bénabar et Delerm ! Par pitié…
Et Nicolas Sarkozy ? Car oui, c'est désormais l'époux d'une femme créative… Il ne pouvait
s'empêcher de donner son avis sur la question…
« Avec Jean Ferrat, c'est un grand nom de la chanson française qui disparaît. Chacun a en
mémoire les mélodies inoubliables et les textes exigeants de ses chansons, qui continueront
encore longtemps, par leur générosité, leur humanisme et leur poésie à transporter les âmes et
les cœurs, à accompagner aussi les joies et les peines du quotidien »
On ne raillera pas, charitablement, la mièvrerie de la synthèse qui est ainsi faite de l'univers de
Ferrat. C'est à croire que le Président ait confondu ce poète avec Michel Sardou.
On taira élégamment cette saillie de Mireille Mathieu : « Jean Ferrat était l'un des
mousquetaires de la chanson française. » On ignorera, aussi, bien d'autres faux hommages
médiatiques au chanteur… comme celui du sombre facteur d'extrême-gauche Olivier
Besancenot, osant :
« Je salue la disparition d'un grand homme, d'un poète qui chantait l'amour comme la
révolution, un militant résistant à l'air du temps. »
On notera la méprise du petit foutriquet qui met l'amour sur le même plan que la politique
politicienne. Lecture trop intrépide d'Aragon. L'amour dominant évidemment tout le reste !
Mais casquette poursuit, frondeur :
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« Je lui avait dis à quel point, au début des années 90, son album “La Jungle et le Zoo” avait
compté dans mon parcours militant »
On imagine, sans malice, que cela avait du faire une belle jambe à Jean Ferrat !
Quant au MRAP on l'entend déclarer :
« Aujourd'hui, à l'heure où la parole raciste se libère jusqu'au plus haut niveau de l'État, la
voix de Jean Ferrat continuera de raisonner pour interpeller les consciences »…
Tristement les « interpeller », ou plutôt les… « enchanter » ?
BILAN GLOBALEMENT POSITIF
Quasiment personne – ainsi - pour parler des chansons, des poèmes, des textes du poète…
naturellement. Jean Ferrat est mort. Comme Léo Ferré avant lui. Louis Aragon va se sentir
moins seul au paradis.
Il faudra certainement quelques années, si ce n'est même quelques décennies, pour que l'on
dresse le véritable bilan – globalement positif – de son art.
Rien n'empêche, en attendant, de se (re)-plonger dans cette œuvre chantée de Jean Ferrat, dont
le gauchisme militant ne nuit pas à la santé, et qui a quand même écrit de bien belles
chansons…
La mort de Jean Ferrat, le PCF perd sa plus belle
voix
Le Parti communiste français a perdu une voix, a perdu sa voix. Jean Ferrat l'a longtemps
incarnée : pas une fête de l'Huma, pas un meeting du PCF sans le chanteur aux grandes
moustaches et à la voix grave, ami d'Aragon et de l'URSS, mais aussi poète et compositeur.
Le chanteur est mort samedi à l'age de 79 ans.
Jean Ferrat incarne une époque française. Dans la chanson comme dans la politique. Celle
d'une chanson engagée, de paroles à thème, celle aussi des affrontements classe contre classe,
bloc contre bloc, une époque qui sentait bon la guerre froide et le manichéisme, où il fallait
choisir son camp et s'y tenir.
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Dans les années 50, Jean Ferrat choisit Louis Aragon et la patrie du socialisme, Thorez et
Staline. Il chantera la révolution russe et la femme qui est l'avenir de l'homme. Le cœur d'une
génération de communistes, à une époque où le PCF représentait plus de 20% de l'électorat
français, a vibré en entendant Jean Ferrat chanter « Potemkine » et la révolution léniniste, ici
mis en image avec des extraits du film d'Eisenstein sur la mutinerie du cuirassier russe en
1905. (Voir la vidéo)
Jean Ferrat était issu d'un milieu modeste, et a commencé à travailler à l'âge de 15 ans,
lorsque son père, juif, a été déporté à Auschwitz d'où il n'est jamais revenu. Devenu le
chanteur emblématique du Parti communiste, il a maintenu un mode de vie modeste de
rigueur, comme en atteste ce délicieux reportage télévisé de 1964 dans lequel Anne Marie
Carrière ironise affectueusement sur ce bel intérieur d'Ivry avec vue sur les HLM. (Voir la
vidéo)
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