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Université Lyon 2
Institut d’Etudes Politiques de Lyon
La Bourgeoisie dans le cinéma français
La représentation de la bourgeoisie des années 1970
à nos jours à travers les films de Claude Sautet et de
Claude Chabrol
Dans le cadre du séminaire « Sociologie des acteurs et enjeux du champ culturel »
Marlène Ruat
Sous la direction de M. Max Sanier, Maître de Conférence en communication
Année Universitaire 2006-2007
Jury : Gwenola Le Naour, Maître de Conférence en sciences politiques
Table des matières
REMERCIEMENTS . .
INTRODUCTION . .
Premiere partie : Les pratiques de la bourgeoisie, présentation concrète et objective . .
I / Des signes extérieurs de richesse : pratiques concrètes et quotidiennes de la
bourgeoisie . .
1. Richesse économique . .
2. Mode de vie et comportement quotidien . .
II/Le capital culturel et le capital symbolique : approche anthropologique . .
1. Les pratiques culturelles, sources de distinction : conception
bourdieusienne . .
2. La culture bourgeoise selon Le Wita . .
Deuxième partie : Les bourgeois et le reste de la société, deux manières d’appréhender les
barrières sociales . .
I/ Pour Claude Chabrol, des barrières sociales infranchissables . .
1. Une familiarité avec la culture, source d’exclusion des autres groupes
sociaux . .
2. Une représentation par opposition aux autres groupes . .
3. La négation possible du reste de la société : un entre-soi absolu . .
II/ Chez Sautet, une bourgeoisie inattendue et subtile . .
1. Absence de barrières sociales : le réseau préféré à l’entre soi . .
2. Des pratiques culturelles légitimes absentes à l’écran . .
Troisième partie : Les bourgeois et leur ancrage dans la réalité . .
I/ Une bourgeoisie chabrolienne figée . .
1. Une représentation inchangée au fil des années . .
2. Une bourgeoisie isolée dans le temps : la société n’a pas d’emprise sur elle
..
II/ Chez Sautet, une bourgeoisie ancrée dans la réalité . .
1. Les bourgeois souffrent avec la société . .
2. Emprise des bourgeois sur la société . .
3. Une adaptation indispensable de la bourgeoisie à la modernité . .
CONCLUSION . .
Bibliographie . .
Filmographie . .
Ouvrages . .
Périodiques . .
Articles . .
ANNEXES . .
Annexe n°1 Les Choses de la vie . .
Annexe n°2 Mado . .
Annexe n°3 Vincent, François, Paul…et les autres . .
Annexe n°4 La Femme infidèle . .
Annexe n°5 Les noces rouges . .
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Annexe n°6 Inspecteur Lavardin . .
Annexe n°7 La Cérémonie . .
Résumé : . .
Annexe n°8 Merci pour le chocolat . .
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77
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REMERCIEMENTS
REMERCIEMENTS
Tout d’abord, un grand merci à Monsieur Sanier, pour ses très nombreux conseils, ses
encouragements, sa disponibilté, son attention et son enthousiasme envers ce travail tout au long
de l’année. Merci !
Je remercie ensuite chaleureusement Madame Le Naour d’avoir accepté d’être membre de ce
jury, mais aussi pour son aide dès les premiers instants et à chaque fois que j’en avais besoin.
Merci à mes parents et à Marion, pour leur soutien, leurs encouragements, leur précieuse aide
de tous les instants.
Enfin, merci à toutes les Mado, les Vincent, François, Paul...et les autres, mes amis et
compagnons de route durant cette année, qu’ils soient là ou plus loin, mais toujours à mes côtés…
Merci !
« Pour un cinéaste français vivant en France en 1970, les seuls sujets honnêtes
sont à l’image de la réalité qui l’entoure. Le problème du cinéaste est donc
double. D’abord, faire saisir au plus grand nombre, sa pensée ; c’est donc un
problème de forme. Le second aspect consiste à démonter le mécanisme de cette
réalité. Pour cela il y a des choses à faire : il faut fuir le sentiment faux, il faut
refuser l’héroïsme, il ne faut montrer que ce qui est, il faut montrer que le propre
d’une société aliénée est dans la putréfaction des valeurs fondamentales, dans
les trucages si poussés que la nature disparaît derrière une morale fabriquée, il
faut montrer que la valeur des êtres est détruite et comment elle est détruite…
Enfin, il faut fuir la bonne conscience, c’est tout. »
Claude Chabrol1
1
Cité dans KORKMAZ, Joseph, Le Cinéma de Claude Sautet, Paris, éd. Lherminier, Collection Cinéma Permanent, 169 p.
5
La Bourgeoisie dans le cinéma français
INTRODUCTION
Etudier la bourgeoisie en sciences sociales a longtemps paru paradoxal. Comme le
disent Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot dans Voyage en grande bourgeoisie, les
recherches demandées par les instances administratives ne s’intéressent pas à ces classes
2
« qui ne subissent pas de contraintes économiques » . On s’intéresse davantage à ceux qui
sont exclus qu’à ceux qui ont des capitaux et il est de tradition en Europe que la sociologie
soit une arme de compréhension du social pour lutter contre la domination. Ces deux
sociologues sont pourtant parmi les premiers à avoir étudié en détail cette catégorie sociale,
pour comprendre le principe de ségrégation urbaine, puisque dans le cadre de leurs travaux
sur les inégalités spatiales qui structurent la ville, il leur fallait comprendre les enjeux et les
intérêts de « ceux qui choisissent de payer les prix les plus élevés du marché pour habiter
et vivre où bon leur semble
3
».
La bourgeoisie fascine autant qu’elle rebute, tant les images qui sont associées à ce
groupe sont multiples et floues. C’est justement cette représentation qui nous intéresse tout
particulièrement ici, et notamment celle que l’on retrouve à travers un des vecteurs culturels
les plus populaires, le cinéma.
ème
Le 7
art n’est pourtant pas non plus le terrain privilégié des sociologues ou des
historiens car jusque dans les années 1960, l’image n’avait qu’une légitimité contestée et
étudier des films comme des documents semblait inapproprié voire blasphématoire, tant les
matières universtaires « nobles » n’auraient pu cautionner une analyse cinématographique.
Ce n’est qu’une quainzaine d’années après la Seconde Guerre Mondiale que la bande de
4
la Nouvelle Vague a réussi à mettre sur un pied d’égalité le cinéma et les autres arts, à
5
force de qualité d’écriture et de travail technique et esthétique . Le cinéma est peu à peu
considéré comme un champ de production artistique. Dans Sociologie du cinéma, Pierre
Sorlin écrit que « les films ne sont plus considérés comme de simples fenêtres sur l’univers,
ils constituent un des instruments dont une société dispose pour se mettre en scène et se
6
montrer »
. Les films ne sont pas le reflet de la société, l’écran ne révèle évidemment
pas le monde comme il est, mais comme on le découpe, comme on le comprend à une
époque donnée. Le réalisateur, à partir de contraintes strictes (budget de production, choix
des acteurs, des lieux, temps de réalisation imparti…) et à travers un langage particulier
(des images animées, une bande son, la construction des plans…), crée à la fois sa propre
représentation du monde, et un support pertinent à l’analyse de la société à travers son
œuvre.
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3
PINCON Michel, PINCON-CHARLOT Monique, Voyage en grande bourgeoisie, 2005, Paris, PUF, p.13
idem
4
on a coutume de parler de la Nouvelle Vague pour la période 1958-1963 et qui regroupe des jeunes réalisateurs qui ont
remis en question les mécanismes de production et ont insufflé un nouvel état d’esprit valorisant l’idée d’auteur de film aux dépens
d’une conception technicienne du cinéma.
5
6
6
à ce propos, voir FERRO, Marc, Cinéma et Histoire, 1977, Folio, p. 11-12
SORLIN, Pierre, Sociologie du cinéma, 1977,ed. Aubier-Montaigne, p.12
INTRODUCTION
Notre travail réunit donc à la fois une approche sociologique et cinématographique
autour d’une problématique, celle de la représentation de la bourgeoisie dans le cinéma
français des années 1970-1980. La période étudiée doit être fonction des films sur lesquels
notre démonstration sera basée, et ces films dépendent évidemment de leur contenu, mais
aussi, comme nous venons de le dire, de leurs réalisateurs. Il convient avant toute chose
de délimiter les « frontières spatio-temporelles » de notre propos, ainsi que définir chaque
terme du sujet.
Nous allons donc, dans cet essai, étudier la représentation de la bourgeoisie. Le
dictionnaire Larousse 1995 donne une définition simple du substantif qui renvoie au verbe
représenter : « présenter de nouveau. Faire apparaître d’une manière concrète. Figurer
par un moyen artistique, par le langage ; décrire, évoquer. Etre le symbole, l’incarnation ».
Il s’agit en effet de présenter, d’identifier des éléments tangibles de ce qu’on entend par
« bourgeoisie », au travers d’un moyen artistique : le cinéma. Il va donc falloir repérer
dans des extraits de films ce que des auteurs, des sociologues ont décrit comme les
caractéristiques de ce groupe social.
Définir la bourgeoisie semble ici malaisé puisque ce sont par les représentations que
l’on verra tout au long de ce travail que l’on cernera mieux cette catégorie sociale. En
effet, il est très difficile d’en donner une définition précise et assez peu de travaux ont été
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réalisés à ce propos. On retiendra donc les deux approches essentielles : bourdieusienne ,
représentée par Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot et ethnographique, avec Béatrix
Le Wita. A cela s’ajoutent les écrits de Pierre Bourdieu sur la culture dominante, qui
participent évidemment à la définition de ce groupe social.
La conception bourdieusienne de la bourgeoisie amène les sociologues à mettre en
œuvre le système théorique de P. Bourdieu qui structure l’espace social avec des axes
8
selon lesquels se répartissent les différentes formes de capitaux . Verticalement, on va du
minimum de capital économique au maximum. De droite à gauche, on va du minimum de
capital culturel au maximum. Ce qui importe, c’est que les agents sociaux et les groupes
se répartissent spatialement dans cet espace théorique. Pinçon et Pinçon-Charlot tentent
donc de définir la bourgeoisie à partir de critères économiques, matériels, comme les
foyers assujettis à l’impôt sur les grandes fortunes. Mais en fait, cette catégorie sociale
est la combinaison de plusieurs critères, comme le capital relationel, social, symbolique
et le capital culturel. Dans Sociologie de la bourgeoisie, ils écrivent : « Les bourgeois
sont riches, mais d’une richesse multiforme, un alliage fait d’argent, mais aussi de culture,
de relations sociales et de prestige. Comme les handicaps sociaux se cumulent, les
privilèges s’accumulent ». Les auteurs envisagent la bourgeoisie comme une « conscience
de classe » : « Elle est a peu près la seule au tournant de ce siècle à exister réellement en
tant que classe, c'est-à-dire en ayant conscience de ses limites et de ses intérêts collectifs.
9
Aucun autre groupe social ne présente, à ce degré, conscience de soi et mobilisation
». De là découle une certaine idéologie, une mise en avant de l’individualisme, mais qui
7
8
d’après le système théorique mis en place par Pierre Bourdieu
Le capital, au sens bourdieusien du terme, peut être compris comme l’ensemble des ressources dans un domaine particulier
et qui participent à la structuration de l’espace social par la hiérarchisation des groupes qui la composent. Ainsi, on parle de capital
économique pour l’ensemble des ressources économiques, financières d’un individu. Le capital culturel est l’ensemble des ressources
qui concourent à forger la culture d’un individu, c’est-à-dire ses possiblités de fréquenter les musées ou d’écouter de la musique
classique par exemple. Le capital symbolique est ce qui renvoie aux représentations d’une personne, par exemple, son nom, ou son
“carnet d’adresse“ . Cette définition bien que réductrice, j’en conviens, permet de mieux saisir le reste du système bourdieusien.
9
PINCON, Michel et PINCON-CHARLOT, Monique, Sociologie de la bourgeoisie, 2003, La Découverte,
7
La Bourgeoisie dans le cinéma français
n’empêche pas pour autant le collectivisme social, c’est-à-dire des lieux où les bourgeois se
retrouvent entre gens du même monde. Enfin, cette classe sociale est celle qui consomme
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le plus la « culture légitime », c'est-à-dire l’opéra, les musées, le théâtre entre autres .
La définition proposée par Béatrix Le Wita, dans Ni vue ni connue est fondée sur une
approche ethnographique. Elle décrit davantage les pratiques culturelles, le mode de vie
de la bourgeoisie. Pour elle, c’est une classe hybride car le bourgeois n’est défini que par
négation par rapport aux autres classes : ils ne sont ni aristocrates, ni prolétaires, et leur
modèle culturel est fait d’emprunts à ces deux catégories. Il est également réducteur de
l’enfermer dans des termes aussi divers que « « classe aisée ou privilégiée », « classes
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supérieures », « upper middle class » ou « middle class » », et pourtant, tous lui
correspondent. Etymologiquement, le mot bourgeois s’apparente au mot bourg, et se définit
donc à l’origine comme quelqu’un né de ou dans la ville et qui ne peut s’en séparer. Mais,
13
comme le dit F. Braudel , « il n’y a pas de ville en Europe dont l’argent ne déborde sur
les terres voisines »et c’est ainsi que le bourgeois s’implante aussi à la campagne. Dans
la version du dictionnaire Trévoux de 1771, cité par Le Wita, on trouve l’explication à la
négativité qui suit le mot : propriétaire terrien, il ne peut être « qu’un jouisseur paisible et
paresseux des joies rustiques, ignorant tout des choses de la terre ». L’image qui colle à
la peau du bourgeois est celle de l’arrivisme social : « Impossible semble-t-il de regarder
le bourgeois conquérant autrement que sous les traits du parvenu » nous dit Le Wita.
Son approche ethnographique montre que les bourgeois ont des racines historiques, que
l’aisance matérielle n’est pas le fruit d’un hasard, mais d’un vrai travail, et se transmet de
générations en générations.
Nous mêlerons donc ses deux conceptions de la bourgeoisie tout au long de notre
essai, afin d’enrichir au maximum notre approche.
Il nous faut revenir sur le choix du « cinéma français des années 1970-1980 » car
c’est ici que se situe notre terrain. Tout d’abord, nous avons choisi des films réalisés par
deux réalisateurs français qui ont filmés la bourgeoisie tout au long de leur carrière. Le choix
d’un corpus uniquement français tient au fait que les sources bibliographiques à propos de
la bourgeoisie ne concernent que la bourgeoisie française : il n’y a donc pas lieu d’étudier
des films étrangers. Claude Sautet et Claude Chabrol se sont rapidement imposés. Ces
deux réalisateurs sont des monuments du cinéma français et leur talent et leurs parcours
font autorité dans le milieu.
Claude Sautet, tout d’abord, est un réalisateur prolifique dans les années 1970. Il tourne
six de ses douze films entre 1969 et 1979, et quatre mettent en scène « des bourgeois
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classiques, bons vivants, reflets d’une société pompidolienne, puis giscardienne ». Tous
ses films ne sont pas des observations des tracas de la bourgeoisie, mais en ce qui concerne
ses films des années 1970, il y a toujours des représentations d’une classe dominante.
Sautet ne fut pas élevé en bourgeois mais il dit, cité par J. Layani : « au fur et à mesure que
ma vie avancait, j’ai commencé à fréquenter des cadres, des bourgeois, et qu’à l’époque
de la prospérité en France, la vie de ces gens-là représentait ce à quoi tout le monde
aspirait ». Il est donc un réalisateur-témoin qui filme sa société comme il la ressent. Il se veut
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11
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13
14
8
BOURDIEU, Pierre, La Dictinction, 1979, Editions de Minuit, 640 p.
Nous y reviendrons plus tard, au cours du mémoire
LE WITA, Béatrix, Ni vue ni connue, 1988, Maison des sciences de l’homme, p.28
cité par LE WITA
LAYANI, Jacques, Les films de Claude Sautet, 2005, éd. Seguier, p. 16
INTRODUCTION
profondément ancré dans la réalité de son époque et aurait pu faire partie de la Nouvelle
Vague. Mais il se dit « trop timide et introverti pour [se] lier à un groupe de cinéastes
contrairement à Claude Chabrol, qui lui, est un des « fondateurs » de ce courant.
15
15
»,
TASSOUE, Aldo (sous la direction de), Que reste-t-il de la Nouvelle Vague?,ed. Stock, 2003, p. 265
9
La Bourgeoisie dans le cinéma français
Premiere partie : Les pratiques de la
bourgeoisie, présentation concrète et
objective
16
Lorsqu’en 1979, F. Braudel trace le portrait type d’un bourgeois du XVIème siècle, il
mentionne certes l’état économique (« être dans une relative aisance »), mais également
l’état moral (« vivre avec dignité »). Ces critères sont toujours d’actualité puisque toutes les
enquêtes de terrain et les questionnaires réalisés auprès des membres de la bourgeoisie
font état de ce genre d’éléments récurrents qui contribuent à décrire et cerner avec plus
d’acuité ce groupe social.
Les sociologues et les réalisateurs qui servent d’appui à notre démonstration mettent
en évidence certains aspects qui se recoupent. Ce qui est le plus évident, ce sont les
pratiques quotidiennes, les manifestations extérieures qui témoignent d’une aisance sociale
et financière. Elles sautent aux yeux et permettent de distinguer dans un premier temps les
bourgeois du reste de la société.
Le capital symbolique vient ensuite comme second élément essentiel dans la
représentation objective de la bourgeoisie. Il s’agit à la fois de pratiques culturelles,
d’un rapport étroit et familier avec l’art, d’un capital social travaillé ou hérité et d’une
éducation particulière qui impliquent une certaine distance par rapport au monde social.
Nous aborderons donc la culture bourgeoise selon le point de vue anthropologique des deux
principaux auteurs de référence à ce propos : P. Bourdieu et B. Le Wita.
I / Des signes extérieurs de richesse : pratiques
concrètes et quotidiennes de la bourgeoisie
Nous diviserons les pratiques quotidiennes les plus visibles et les éléments les plus concrets
observables en deux sous-ensembles, à savoir d’abord la richesse économique, ce qui est
repérable par tout un chacun, le mode de vie et le comportement quotidien des membres
de la bourgeoisie, dont on trouve des représentations tant chez Chabrol que chez Sautet.
1. Richesse économique
A. Des milieux socioprofessionnels supérieurs
Les sociologues qui ont travaillé sur la bourgeoisie ont tout d’abord dû définir un seuil de
richesse. Le niveau de fortune peut apparaître dans un premier temps comme un indice
objectif afin de situer géographiquement les personnes auprès desquelles enquêter. Michel
16
10
Cité dans LE WITA, Béatrix, Ni vue ni connue, 1988, Maison des sciences de l’homme, p.35
Premiere partie : Les pratiques de la bourgeoisie, présentation concrète et objective
Pinçon et Monique Pinçon-Charlot ont commencé leurs enquêtes en se renseignant sur les
foyers assujettis à l’Impôt Sur la Fortune (ISF) : « Le nombre d’assujettis à l’ISF augmente
de 7,8% de 1997 à 1998, mais l’ISF ne prend pas en compte le patrimoine professionnel
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ni les œuvres d’art » . Il y a des écarts de niveau de vie entre les 10% les plus riches
et les 10% les plus pauvres dans un rapport de 1 à 4, et les mêmes écarts de patrimoine
sont de 1 à 80 ,nous disent les auteurs, entre les contribuables soumis à l’ISF. En 1998,
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pour 39% des français, la richesse commence avec un patrimoine de 2 millions de francs .
Or, il peut s’agir d’un appartement 4 pièces à Paris, ou de fortunes récentes, accumulées
dans le spectacle, la télévision, le sport ou les nouvelles technologies et peu appréciées
par les vieilles familles de Neuilly, la commune la plus huppée de la banlieue parisienne.
Pour autant, le travail reste la valeur fondamentale, et la fortune finit par être perçue comme
résultant de l’effort.
La bourgeoisie, c’est donc d’abord la richesse matérielle. Mais accéder aux sommets
de la société ne saurait se faire dans la gêne et dans la médiocrité des revenus.
Dans les films de Chabrol, les bourgeois occupent toujours des postes de pouvoir,
d’autorité, de commandement, de prestige, exigeants, bien voire très bien rémunérés,
professions libérales, chefs d’entreprises, artistes de renommée. Dans La Cérémonie,
Georges, le père est un riche industriel qui possède une entreprise de conserves, Catherine
tient une galerie d’art et a été mannequin étant jeune ;dans Merci pour le chocolat, Mika
est l’héritière et P.-D.G. des chocolats Müller, une maison suisse de renom international
et André est un pianiste mondialement connu, Louise Pollet est la directrice de l’institut
médico-légal de Lausanne et son mari était architecte. Dans La Femme infidèle, Charles
Desvallées possède vraisemblablement un cabinet d’assurance et dans Les noces rouges,
Paul Delamare est député-maire. Il en va de même chez Sautet, où les bourgeois sont issus
de catégories socioprofessionnelles supérieures : dans Mado, Simon est un riche promoteur
immobilier ; dans Les choses de la vie, Pierre est un grand architecte et dans Vincent,
François, Paul…et les autres, on trouve un médecin (François, qui possède d’ailleurs
une clinique), le patron d’une entreprise de précision mécanique (Vincent) et un écrivain
(Paul).Chez les deux réalisateurs, se sont des professions qui symbolisent le pouvoir,
les valeurs entrepreneuriales et dynamiques de la société : Mika, par exemple est, selon
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Dufreigne : « Une femme de tête, elle n’aime pas perdre ! ». Pourtant, alors que chez
Sautet, le travail est montré, chez Chabrol, en revanche, la bourgeoisie n’est pas une classe
laborieuse.
Dans les films de Claude Sautet, les bourgeois sont à chaque fois vus sur leur lieu
de travail : en train de travailler, de négocier, ou de constater que leurs employés ont bien
exécuté les ordres, par exemple. Dans Les choses de la vie et Mado, les personnages
joués par Piccoli se rendent sur les chantiers en cours d’exécution, discutent avec leurs
partenaires financiers et font entendre leur voix. Pierre a d’ailleurs une forte colère quand
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il apprend que ses plans ont été modifiés, sans qu’on lui demande son avis . De même,
Simon et ses amis se rendent sur le terrain racheté à Barachet, et il n’hésite pas à marcher
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dans la boue, ou à visiter la ferme faisant partie du lot. Il en va de même dans Vincent,
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18
PINCON Michel, PINCON-CHARLOT Monique, Voyage en grande bourgeoisie, 2005, Paris, PUF
chiffres issus de PINCON Michel, PINCON-CHARLOT Monique, Voyage en grande bourgeoisie, 2005, Paris, PUF
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21
Merci pour le chocolat, séquence du marriage
Les choses de la vie, séquence « sur le chantier »13’’38.
Mado, séquence « Val de Maintrey » 1’29’’06
11
La Bourgeoisie dans le cinéma français
François, Paul…et les autres, où des scènes capitales sont tournées au sein même de
l’usine de Vincent, au milieu des ouvriers ou dans un bureau. La fortune est ici montrée
comme résultant de l’effort.
A l’opposé, chez Chabrol, il s’agit davantage d’une bourgeoisie qui prospère, loin
des moyens de production. Les seuls bourgeois que l’on voit sur leur lieu de travail sont
le mari trompé d’Une femme infidèle, et sa seule occupation est d’espionner sa femme,
non de produire, Georges, dans son bureau qui appelle Sophie pour lui demander un
service dans La Cérémonie, et Mika, lors du conseil d’administration de son entreprise dans
Merci pour le chocolat. Ce sont des personnes qui décident plutôt qu’elles n’agissent dans
l’entreprise, leurs professions sont intellectuelles plutôt que manuelles. Dans les autres
films, les personnages ne sont vus que dans l’intimité, chez eux, et rarement dans la sphère
publique.
22
23
Bourdieu et Le Wita constatent également que les membres de la bourgeoisie sont
issus de catégories socioprofessionnelles supérieures. Parmi les personnes enquêtées, on
trouve notamment des médecins hospitaliers, des cadres supérieurs, des ingénieurs, des
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directeurs de sociétés, des inspecteurs des finances, des députés, des assureurs …ou
encore des professeurs d’université, des professions libérales, des patrons, des analystes
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financiers, banquiers …
La richesse économique indispensable au bourgeois passe donc par l’occupation d’une
profession supérieure, donc valorisée et valorisante, qui lui procure un certain pouvoir et
une certaine prestance, qu’il exerce également à travers son lieu de vie.
B. Les espaces de la bourgeoisie
Le pouvoir social est un pouvoir sur l’espace. Habiter un beau quartier, une grande et vieille
bâtisse ou même un château constitue un privilège dont les membres de la bourgeoisie sont
conscients. La ville est le lieu où les familles bourgeoises s’épanouissent. Regroupées dans
quelques zones bien délimitées, elles y cultivent un entre-soi qui leur permet de partager
leur quotidien avec leurs semblables. Pinçon et Pinçon-Charlot le constatent dans Voyage
26
en grande bourgeoisie
: alors qu’ils pourraient choisir d’habiter n’importe qu’elle région
en Ile-de-France, puisqu’ils ne subissent aucune contrainte économique, « ils résident de
fait dans quelques arrondissements de l’Ouest de Paris, le VIIème, le VIIIème, le nord du
XVIème et le sud du XVIIème arrondissement, et dans quelques rares communes de l’Ouest
résidentiel dont Neuilly constitue l’archétype ». Les banlieues riches et verdoyantes font
aussi partie de leurs lieux de résidence privilégiés, et c’est dans ces espaces, urbains ou
provinciaux, que Chabrol et Sautet font évoluer leurs personnages.
Les trois films de Claude Sautet se déroulent à Paris, ou en proche banlieue. Les
héros bourgeois habitent tous de beaux et de vastes appartements : celui de Simon, dans
Mado en est le parfait exemple. Des scènes essentielles s’y déroulent et on a l’occasion
de mieux en imaginer la surface : il s’organise autour du bureau, pièce centrale qui dessert
une multitude de pièces, salons, entrée, salle à manger, bibliothèque (que l’on voit grâce
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24
25
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dans La Dictinction, 1979, Editions de Minuit, 640 p.
Op.cit
LE WITA, Béatrix, Ni vue ni connue, 1988, Maison des sciences de l’homme
BOURDIEU, Pierre, La Dictinction, op. cit.
PINCON, Michel et PINCON-CHARLOT, Monique, Voyage en grande bourgeoisie, 2005, Paris, PUF, p.13
Premiere partie : Les pratiques de la bourgeoisie, présentation concrète et objective
aux portes vitrées), mais également une plus petite partie réservée à Simon, avec chambre,
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salle de bain et cuisine . Ce vieil appartement, à en juger par le craquement du parquet,
la hauteur des plafonds et les grandes portes, abrite le promoteur immobilier et son père
et sert aussi de bureau, puisqu’une secrétaire y travaille. Le hall de l’immeuble, l’ascenseur
et la montée d’escaliers en fer forgé travaillé suggèrent le standing du bâtiment. Il en va
28
de même pour l’appartement de Lucie et François , qui jouxte le cabinet médical de ce
dernier. A l’inverse, l’appartement de Pierre dans Les choses de la vie est plus petit et plus
moderne, mais se situe au dernier étage d’un immeuble récent, et possède non seulement
une vue imprenable sur les toits de Paris, mais en plus une superbe terrasse et une baie
vitrée, au cœur de la capitale. On sait par ailleurs que Pierre et son ex-femme possèdent
une maison sur l’Ile de Ré, et l’appartement de Catherine à Paris témoigne également d’un
haut niveai de vie.
En revanche, la bourgeoisie chez Chabrol est tout le temps provinciale ou banlieusarde
(c’est le cas de La Femme infidèle, où les Desvallées vivent près de Versailles). En effet,
tous ses films se déroulent loin de Paris, à la campagne, ou dans de petites villes, parfois
même du bord de mer (Dinan, dans Inspecteur Lavardin, et la proximité de Saint-Malo
dans La Cérémonie). Les demeures habitées par les personnages sont soit des châteaux
(Les noces rouges, Inspecteur Lavardin), soit de grandes maisons « bourgeoises » (La
Cérémonie, Merci pour le chocolat). Seul Merci pour le chocolat ne se situe pas en France
mais en Suisse, sur les hauteurs de Lausanne, ville connue pour abriter de riches familles.
Les propriétés sont entourées de vastes jardins (La Femme infidèle, Merci pour le chocolat)
de parcs (Inspecteur Lavardin, Les noces rouges) voire d’un domaine avec étang (La
Cérémonie, Vincent, François, Paul…et les autres).
Ces cadres de vie contribuent au processus de reproduction sociale : les familles
fortunées investissent un quartier, un lotissement, une bourgade et les façonnent à leur
image et à leur usage pour qu’ils acquièrent une valeur exceptionnelle. Dans les beaux
quartiers parisiens, les épiceries fines, les commerces rares comme les antiquaires,
l’élégance des passants, tout cela contribue au principe de goût, de préférences esthétiques
qui sont susceptibles de structurer des dispositions adultes. En province, les bourgeois
vivent entre eux, barricadés derrière des grilles, des barrières ou des murs, comme on le
voit par exemple dans Inspecteur Lavardin, où des paparazzi essayent par tous les moyens
de glaner des informations sur le meurtre, en essayant de franchir le mur d’enceinte du
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château .
Ces grandes propriétés, ou les maisons de famille reçues en héritage sont vécues
comme un réel privilège, voire même comme un élément de définition de la bourgeoisie,
30
selon Le Wita . Elles permettent à leurs propriétaires de passer des week-ends ou de
petites vacances au grand air : marche à pied, tennis ou cheval. Dans Les choses de la
vie, Pierre, son ex-femme et son fils ont l’habitude de se retrouver sur l’Ile de Ré, pour faire
de la voile et profiter de l’air marin. Ainsi, les bourgeois peuvent fuir la grisaille parisienne
ou banlieusarde, car, par leurs divers points d’ancrage, ils maîtrisent l’espace, ce qui est
un luxe absolu.
c. La possession d’objets de valeur
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30
Mado, séquence « Appartement de Simon » de 5’’38 à 13’’38 puis 14’’11 à 17’’45
Vincent, Francois, Paul...et les autres, séquence « Appartement Francois »
Inspecteur Lavardin : 1’05’’10
Ni vue, ni connue, op. cit.
13
La Bourgeoisie dans le cinéma français
Le capital économique se reflète à travers tout ce que les individus possèdent, et pas
seulement leur patrimoine immobilier. Les signes extérieurs de richesses sont facilement
repérables car se sont souvent des objets de luxe ou des œuvres d’art composant la
décoration d’un intérieur.
Parmi ces « objets » de luxe, on trouve tout d’abord de belles voitures de collection ou de
marques prestigieuses : Mercedes (Merci pour le chocolat), Jaguar (Inspecteur Lavardin),
Alpha Roméo (Les choses de la vie). C’est une preuve d’aisance financière, d’autant plus
si un chauffeur est à disposition, comme dans La Cérémonie, lorsque celui-ci est envoyé
31
pour chercher un dossier oublié chez lui par Georges .
La décoration intérieure des appartements et des maisons est un point commun
aux deux réalisateurs. Tant chez Chabrol que chez Sautet, on observe la présence des
mêmes objets. Les pièces sont très spacieuses, et pourtant, elles sont encombrées par
une multitude oeuvres d’art, héritées bien souvent ou achetées aux enchères. Dans Mado,
l’ensemble des meubles est même vendu pour honorer une traite de 75 millions de Francs.
On trouve entre autre : deux Chagall et autres tableaux et gravures, du mobilier ancien,
des meubles de style, des luminaires, des bronzes, des porcelaines, des faïences, de
32
l’argenterie ou de très nombreux livres reliés . Dans La Cérémonie, on visite la maison
en même temps que Sophie, et Catherine donne quelques indications qui permettent de
33
comprendre à quel point leur demeure est un écrin . On peut notamment voir de précieuses
tapisseries aux murs, (« Attention, à la tapisserie, elle est fragile » dit Catherine en passant),
des maquettes de bateaux, des tableaux de chasse, des cheminées en marbre, des vases
chinois, une collection de petits soldats, une tabatière, des meubles en bois précieux parfois
incrustés, des tapis, de nombreux fauteuils en velours ou cuir, de grands miroirs, des lampes
sur pieds, des chandeliers…La pièce centrale est une sublime bibliothèque, contenant
de très beaux et précieux livres, reliés cuir et or dans lesquels la lumière se reflète et
accentue l’image de richesse qu’ils renvoient. Cette même bibliothèque est meublée très
confortablement et avec goût : canapés, consoles, bureau, lithographie d’Art Nouveau,
lampes, miroirs, bouquets de fleurs, tapis et de grands rideaux encadrent les fenêtres.
La décoration est ici plus qu’ailleurs une occasion d’affirmer la position occupée dans
l’espace social, comme un rang à tenir ou des distances à maintenir. Les pianos de Merci
pour le chocolat jouent parfaitement ce rôle. Ils ne sont utilisés que par une certaine élite
(seules deux personnes parmi les protagonistes en jouent) et ils occupent tant de place
qu’un espace leur est réservé. Le mode de vie d’un groupe social se lit à travers son mobilier,
car, nous dit Bourdieu, les propriétés de ce mobilier « sont l’objectivation des nécessités
34
économiques et culturelles qui ont déterminé leur sélection » . La présence de meubles
anciens et d’objets d’art indiquent que les personnages de Chabrol et Sautet appartiennent
au monde de la richesse, celui des collectionneurs de tableaux notamment, car la possibilité
d’être présent sur le marché de l’art comme acheteur dépend d’abord des ressources
économiques. Les œuvres achetées représentent un patrimoine très important, et exposées
dans des pièces de réception, ces œuvres participent à la notoriété d’un collectionneur et
au travail de gestion du capital social.
31
32
33
34
14
La Cérémonie , 29’’30
Mado, séquences « Appartement de Simon » et « Vente des meubles de Simon »
La Cérémonie, séquence « visite de la maison Lelièvre »
BOURDIEU, Pierre, La Dictinction, 1979, Editions de Minuit, p.84
Premiere partie : Les pratiques de la bourgeoisie, présentation concrète et objective
2. Mode de vie et comportement quotidien
A. Allure physique, vestimentaire et comportement bourgeois
La distinction bourgeoise se définit toujours, tant dans la manière de parler que dans la
35
manière de tenir son corps, par « la détente dans la tension »
et par l’aisance dans
la retenue. Les vieilles familles bourgeoises renvoient l’image de la crispation, à quoi il
est facile d’opposer la fougue et la décrispation des jeunes. Dans Merci pour le chocolat,
la famille Polonski se classe dans la catégorie des familles bourgeoises anciennes, alors
que les Pollet, et Jeanne surtout, incarne la jeunesse et la vitalité. Mika est une femme
discrète, qui agit tout en douceur et en retenue. Elle intériorise ses sentiments et contrôle
par anticipation ses réactions. Chacun de ses gestes est très calme, posé, et son attitude
36
est un peu hautaine, précieuse, distante. La séquence du repas du soir , lorsqu’elle va
chercher un plat dans la cuisine, illustre ce point. La domestique prépare la saucière, et Mika
entre dans une attitude qui lui est très familière : une sorte d’absence dans la présence.
Elle sourit, attend le plat, mais paraît ne pas être là, et a l’air d’anticiper son entrée dans
la pièce voisine. Cette distance avec la réalité semble provenir d’une intériorisation des
sentiments et des réactions, depuis l’enfance de cette femme, élevée dans milieu également
bourgeois. La distinction provient d’un subtil équilibre entre ce qu’on laisse entrevoir de soi
et ce que l’on masque. Bien qu’elle veuille paraître naturelle, elle traduit une perpétuelle
« double négation » et l’association de contraire propre à la nature bourgeoise : maquillage
léger sous lequel on perçoit le grain de la peau et la couleur du teint, cheveux naturels
mais coupés et coiffés, ton de la voix ferme mais ouvert, gestes précis mais suspendus. En
revanche, Jeanne, représente cette nouvelle bourgeoisie, la relève prometteuse, douée et
pleine d’entrain qui vient bousculer le calme de cette maison. Tout en respectant les codes
du milieu qu’elle connaît bien, elle ne cache pas ses contrariétés et ne se prive pas de dire
quand un sujet de conversation la contrarie.
Les modes vestimentaires et cosmétiques sont des éléments capitaux du mode
de domination, car elles renvoient au symbole du pouvoir. Certaines tenues évoquent
indubitablement le mot bourgeois. Tout un ensemble de signes vestimentaires et corporels
viennent signifier l’exception, le refus du laisser-aller, le souci du contrôle de soi et de son
apparence. La perception des hiérarchies sociales passe donc par celle du maintien du
corps, de l’hexis corporelle
37
.
Tous les personnages des films de Chabrol et de Sautet possèdent cette distinction
naturelle qui fait d’eux les membres d’un groupe social dominant. Les hommes, en
particulier, portent tous le costume, apanage du cadre supérieur, accompagné d’un
manteau voire d’un chapeau, alors que les ouvriers et employés visibles dans les
films sont représentés avec des bleus de travail, des blouses, des canadiennes et des
bonnets. Toujours rasés de près, les bourgeois se recoiffent à l’occasion et s’assurent de
l’homogénéité de leur apparence.
35
36
idem
Merci pour le chocolat, séquence « Repas du soir », 1’09’’30
37
terme bourdieusien utilisé dans La Dictinctionpour désigner un ensemble de dispositions pratiques corporelles, manières
de se tenir, de parler, de marcher… ces dispositions corporelles ne sont pas naturelles, mais socialement construites, font sens et
tiennent leur logique du contexte social et du système des représentations qui les construisent.
15
La Bourgeoisie dans le cinéma français
Les enfants, et surtout les jeunes filles présentes à l’écran sont les plus caractéristiques
du « style bourgeois » décrit par B. Le Wita. Cette dernière énumère les éléments classiques
de toute tenue bourgeoise : « Tailleur de tweed ou de drap de laine, jupe droite ou plissée,
kilt, chemisier, gilet, pull-over en cachemire ou shetland, loden, mocassins, escarpins,
38
foulard, petit sac en bandoulière, veste autrichienne » ou encore « gabardine beige,
ample, épaulée et laissée entrouverte, un foulard Hermès autour du cou, des boucles
39
d’oreilles fantaisie, un sac en bandoulière, des bas noirs ou bleu marine, des escarpins » .
Véronique, dans Inspecteur Lavardin, illustre parfaitement cette constatation. Lorsqu’elle
est présentée à l’Inspecteur Lavardin, elle porte une jupe porte-feuille, un pull bleu marine
40
et un chemisier blanc à col rond . Plus tard, quand elle tue son beau-père, elle porte un kilt
et des chaussettes blanches remontées sous les genoux, ou encore, lors de la remise de la
rançon, elle est vêtue de la même jupe porte-feuille bleu marine, ainsi que des ballerines et
41
de son sac en bandoulière . Le but de ces tenues si facilement repérables pour l’œil avisé
est justement d’être visibles et significatives sur la scène sociale, alors que, paradoxalement,
la neutralité est recherchée. Les éléments trop « modes », ou trop « jeunes » sont annihilés
par des couleurs sombres, sobres et passe-partout, des formes amples afin de masquer
la taille, ou de cacher une marque, et des chemisiers, dont on laisse uniquement voir le
col, dans des tons pastels. Ces vêtements agissent comme un code des apparences et
témoignent de l’appartenance à un milieu. Plus précisément, « ils sont repérés intuitivement
42
comme tels par les pairs », nous dit B. Le Wita .
Cependant, les autres femmes des films de Chabrol et de Sautet ne portent pas
rigoureusement les tenues présentées par la sociologue et dresser la nomenclature,
nécessairement imparfaite, des éléments constituants l’habit bourgeois ne rend pas compte
de ce qui permet d’identifier telle femme à une bourgeoise. Pour autant, aucune des
héroïnes de nos films n’est excentrique et leur appartenance à la bourgeoisie ne se lit
qu’à travers des détails. Ainsi, certaines d’entre elles sont habillées par des couturiers,
43
donc avec des tenues d’une grande valeur et de très bon goût, et cela se voit. Hélène a
de superbes robes Courrèges monochromes, et Mika est habillée de tailleurs Yves Saint44
Laurent . Elles portent toutes un soin particulier à leur allure, en toutes occasions, qu’elles
restent chez elles ou qu’elles sortent. Quand Mika, par exemple, rentre simplement des
45
courses alimentaires , elle est parée d’atours luxueux : un manteau, des gants, un bracelet
et un collier de grosses perles de culture, des escarpins, et un sac en cuir et fourrure qui
pend de son avant-bras. Certains accessoires font partie d’un système de signes relevant
d’un art infini du détail. Hélène Desvallées, dans La Femme infidèle, Lucienne, dans Les
noces rouges, Hélène Mons, dans Inspecteur Lavardin ou Lucie, la femme de François
dans Vincent, François, Paul…et les autres portent toutes de beaux bijoux, bagues, colliers,
boucles d’oreilles en or et perle. Le bijou estampille l’ensemble de la personne et signifie de
38
39
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41
42
43
44
LE WITA, Béatrix, Ni vue ni connue, 1988, Maison des sciences de l’homme, p.76
idem, p. 78
Inspecteur Lavardin ,séquence 9’’19
idem, séquence 1’23’’55
Ni vue ni connue, ibidem
Les choses de la vie
Merci pour le chocolat. La signature du couturier est repérable pour un œil avisé. Le générique confirme qu’Isabelle Huppert
est habillée par Y.Saint-Laurent.
45
16
idem, séquence « retour des courses »1’18’’20
Premiere partie : Les pratiques de la bourgeoisie, présentation concrète et objective
manière manifeste l’appartenance au milieu (collier de perles, bagues saphir ou émeraude
entourées de diamants), de même que les membres de la bourgeoisie savent lire un nœud
de cravate et la signification d’un carré de soie posé sur les épaules.
Enfin, les bourgeois introduisent la tenue dans l’univers domestique. Qu’elle soit
décontractée ou non, elle doit permettre de sortir ou de recevoir sans avoir à se changer.
Tous les bourgeois de Sautet et de Chabrol en témoignent. Le père de Simon par exemple,
46
dans Mado, est extrêmement coquet bien qu’il n’ait pas d’activité sociale particulière :
complet sombre, cravate, pochette, boutons de manchettes. Il en va de même pour les
parents Lelièvre, dans La Cérémonie. Georges et Catherine sont deux personnes très
distinguées et s’habillent le week-end comme pendant la semaine, quelles que soient leurs
occupations. Ils font cependant un effort tout particulier le soir de la retransmission de l’opéra
Don Giovanni à la télévision. Ce soir-là, alors qu’ils restent tous les quatre à la maison,
Georges porte un smoking noir, avec un nœud papillon, et Catherine un smoking blanc,
particulièrement chic. Ils se sont donc habillés comme s’ils sortaient, alors qu’ils ne sont
en représentation pour personne, ils sont juste entre eux. Le soin apporté à la tenue, à la
présentation de soi est une manière de se gouverner et cela assure à la fois les possibilités
de l’échange social avec les autres membres du groupe, mais met également une distance
avec les catégories sociales dominées. Le laisser-aller est antinomique de l’élégance, et
celle-ci est une affirmation permanente du rapport à son propre corps et en quelque sorte,
une manifestation de sa force et de sa détermination, ce qui semble ainsi justifier la distance
à l’égard du commun.
B. L’art de la table
∙
∙
46
Observer des scènes de cuisine, d’agapes en tout genre, c’est observer la comédie
humaine dans tous ses états. Les repas sont l’occasion d’extérioriser les richesses
et le luxe : profusion de nourritures savamment présentées, vins exquis, vaisselle
raffinée et décor floral. Manger s’accompagne d’un certain décorum et de codes
révélateurs du milieu auquel appartiennent les convives. Ici, la nourriture, la façon
de la présenter, la manière de servir ou de se faire servir, le comportement à table
sont autant d’éléments qui marquent la distinction entre les classes dominantes et
les classes dominées. Chez Chabrol, les repas sont présentés comme de véritables
cérémonies sociales, tandis que chez Sautet, seuls la nourriture en elle-même et le
vin marquent la distinction.
Dans Mado, c’est la présence d’une caisse de Château Margaux 1947 qui fait l’objet
47
d’une cérémonie de dégustation avec raffinement et délicatesse . « Papa » reçoit
en effet en cadeau d’un ami une douzaine de bouteilles de ce vin d’exception, dont
la rareté le fait le dissimuler aux autres invités. Il partage la bouteille avec les deux
témoins de la scène. Simon, bien que préoccupé, s’arrête même en passant à côté
de son père lorsqu’il voit les bouteilles. Le groupe montre qu’il connaît et apprécie ce
vin, dans la manière qu’ils ont à ouvrir la bouteille (en prenant mille précautions pour
ne pas la secouer), à la déguster (dans des verres spéciaux, en sentant, en goûtant
du bout des lèvres). L’émotion procurée par cette bouteille laisse entendre qu’on
ne boit pas un bon vin avec n’importe qui : cela nécessite une certaine liturgie, une
communion qui ne peut se célébrer qu’avec certaines personnes qui sont capables
de jouir de la même manière. Le privilège de consommer des mets rares semble
réservé dans ce cas à une élite nantie : « Boire ça en pleine crise, ça ne devrait pas
48
être permis… ! » dit « Papa » .
Mado, séquence « Appartement de Simon », 8’48’’
17
La Bourgeoisie dans le cinéma français
∙
Les repas sont des rendez-vous familiaux plus ou moins conviviaux, qui se déroulent
dans la salle à manger et non la cuisine, et lors desquels il s’agit de manger « dans
49
les formes ». Il y a des règles très strictes à respecter, signes de bonne éducation.
50
Dans Inspecteur Lavardin, lors du repas avec Jean Lavardin , on ne se précipite
pas sur les plats, l’invité se sert en premier, on attend que le dernier à se servir ait
commencé à manger, les mains sont posées sur la table, au maximum jusqu’aux
poignets, le dos est droit, on ne sauce jamais, on s’essuie la bouche du bout
des lèvres, discrètement et les enfants ne parlent pas. L’atmosphère, bien que
décontractée, laisse transparaître de la retenue et de l’ordre : parfaite symétrie
de la pièce, de la table, les personnages sont face à face, l’espace où l’on mange
est peu encombré, les couverts sont ordonnés, pas une miette de pain ne traine,
la nappe est blanche et bien repassée, et quand elle a fini, Véronique demande
poliment l’autorisation de sortir de table. La nourriture est simple (poulet et pommes
de terre), mais présentée avec soin, dans de l’argenterie (couverts, plat, sousbouteille, corbeille à pain, salière et poivrière), de la porcelaine (assiettes, saucière)
et des verres en cristal. La manière de présenter la nourriture, de la consommer, la
disposition des couverts, strictement différenciés selon la suite des plats, l’étiquette
51
régissant la tenue, tout cela est l’expression, selon Bourdieu, d’un « habitus
52
d’ordre ». Une fois de plus, cette rigueur de la règle jusque dans le quotidien est une
manière de s’éloigner de l’état de nature : « C’est aussi tout un rapport à la nature
animale, aux besoins primaires et au vulgaire qui s’y abandonne sans frein ; c’est une
53
manière de nier la consommation dans sa signification et sa fonction primaires ».
De même, on mange dans l’ordre et on exclue toute coexistence de mets que l’ordre
sépare : ainsi, avant de servir le dessert, on enlève tout ce qui reste sur la table,
ou on change de pièce pour prendre le café : dans Merci pour le chocolat, lorsque
54
Jeanne mange avec la famille Polonski , chaque plat vient l’un après l’autre, et à la
fin, il est décidé de prendre le café dans le salon. Chaque boisson a son récipient
55
d’ailleurs : on ne sert pas le café dans une tasse de chocolat . Manger dans les
formes est ainsi une manière de rendre hommage à la maîtresse de maison dont on
respecte ainsi l’ordonnance du repas.
C. Sociabilité mondaine
Le capital économique précédemment évoqué ne suffit pas à maintenir la position sociale : il
y faut encore un travail constant d’entretien. Le capital social et le capital symbolique exigent
un travail de tous les instants, un travail qui doit être continuellement renouvelé et passe par
un travail de représentation. Les codes et les rituels liés à la façon de tenir son corps, de
se vêtir, de manger, ont pour effet de dire qui est qui et de confondre l’intrus. Par exemple,
le personnage de « Papa », dans Mado, fait un baise-main à Mado la première fois qu’il la
56
voit , son langage, à la fois soutenu et raffiné (« Boire ça en pleine crise, ça ne devrait pas
être permis ! »), son élégance : tous ces signes et bien d’autres sont autant d’affirmations
de la position sociale, la proclamation de l’appartenance à la haute société.
La femme joue un rôle essentiel dans la gestion du capital social, surtout dans sa
dominante familiale. Les femmes de la bourgeoisie des films de Chabrol et de Sautet ne
sont pas définies par leur seule insertion professionnelle. Celle-ci, lorsqu’une profession est
exercée, est le plus souvent un « job », comme Catherine Lelièvre, dans La Cérémonie,
56
18
Mado, séquence « Appartement de Simon »
Premiere partie : Les pratiques de la bourgeoisie, présentation concrète et objective
qui annonce à Sophie lors de leur première rencontre, presque à mots couverts, qu’elle
« [s]’occupe un peu d’une galerie de peinture ». La femme doit consacrer du temps à
l’éducation de ses enfants, à la gestion du capital social familial : elle gère les dîners et
les réceptions. Ainsi, à l’occasion de l’anniversaire de Mélinda, la famille Lelièvre décide
d’organiser une petite réception et c’est Catherine qui donne les ordres à Sophie et s’assure
que les invités ne manquent de rien. Elle les rassure aussi quant au repas à venir, les
prévenant que ce ne sera rien de sophistiqué : « Je ne prépare pas un gueuleton, c’est
plutôt une sorte de buffet ». Elle fait la conversation aux invités et se vante d’avoir trouvé une
« perle » en la personne de Sophie. La présence de domestique au service d’une famille
fait partie des dépenses de représentation nécessaires pour assurer un certain standing.
Toutes les familles chabroliennes en ont, bien que leur présence soit discrète, excepté dans
La Cérémonie.
La femme peut servir de faire-valoir également, lorsqu’elle accompagne son
compagnon dans les réceptions. C’est le cas de Mado, dans le film éponyme, qui elle,
n’a pas de capital social, mais brille par sa beauté et sa jeunesse lors du cocktail où
57
Simon rencontre Lépidon . De même, Lucienne, l’épouse infidèle des Noces Rouges,
joue parfaitement son rôle de représentation. Elle accompagne son mari, député-maire de
leur ville, et participe aux mondanités, fait honneur de sa présence lors d’inaugurations
ou de spectacles scolaires, en marquant une distance telle qu’elle semble ignorer les
personnes qui l’entourent, tout en restant polie. Car la politesse est la pierre angulaire des
comportements bourgeois et une pratique rituelle. Le salut, la manière de se présenter, l’àpropos des remerciements, l’expression des sentiments forment un concentré de bonne
éducation où se régulent la proximité et la distance que l’on doit entretenir avec l’autre.
II/Le capital culturel et le capital symbolique :
approche anthropologique
La richesse multiforme dont est pourvue la classe dominante est fait d’argent, mais aussi
de culture, de relations sociales et de prestige. Nous allons maintenant étudier par quel
processus la bourgeoisie entretient un rapport si particulier avec la culture qu’elle en
devient familière. Les deux approches suivantes sont des approches anthropologiques,
résultant pour l’une (Bourdieu) d’un travail de plusieurs années sur la consommation des
biens culturels et notamment à partir d’un questionnaire remis à un très grand nombre de
personnes, d’origines sociales et de milieux professionnels différents. L’autre (Le Wita) est
un travail ethnographique sur une population précise, la bourgeoisie parisienne, réalisée à
la suite de nombreux entretiens. Tous deux mettent en avant la place essentielle qu’occupe
la culture dans la définition de la bourgeoisie et montrent comment s’expliquent les pratiques
culturelles et la domination de ce groupe vis-à-vis du reste de la société.
1. Les pratiques culturelles, sources de distinction : conception
bourdieusienne
Pour Pierre Bourdieu, la bourgeoisie se définit en grande partie par ses pratiques culturelles.
C’est par la reproduction des schémas d’acquisition des connaissances générales que
57
Mado, séquence34’’20
19
La Bourgeoisie dans le cinéma français
se met en place la distinction des classes dominantes. Nous verrons comment s’effectue
la socialisation avec la culture légitime et quelles en sont les manifestations et les
conséquences.
A. Les moyens d’acquisition de la culture légitime
L’institution chargée d’apporter le bagage culturel le plus large aux membres de la
société est l’école. L’acquisition d’un capital scolaire et celle d’un capital culturel sont
corrélées. Pourtant, une certaine fraction de la société développe des compétences et des
connaissances plus nettes dans des domaines peu enseignés dans le système scolaire
traditionnel, comme la musique ou la peinture. L’aptitude à reconnaître spontanément
un style artistique, à apprécier une œuvre et à en parler constitue la culture légitime.
Bourdieu, dans La Distinction, la définit ainsi : « Propension et aptitude à reconnaître la
légitimité et à apercevoir les œuvres comme devant être admirées pour elles-mêmes, qui
est inséparablement une aptitude à y reconnaître quelque chose de déjà connu, à savoir les
traits stylistiques propres à les caractériser dans leur singularité (c’est un « Rembrandt »)
58
ou en tant qu’elles appartiennent à une classe d’œuvres (c’est un Impressionniste)
».
L’apprentissage scolaire permet l’acquisition d’une base commune de culture légitime, plus
ou moins développée selon les circonstances, les goûts ou les aptitudes individuelles.
Mais on n’accède pas à cette culture que par les titres scolaires, qui garantissent surtout
des connaissances spécifiques et la possession d’une « culture générale ». Il faut des
compétences pour juger du beau et la question est de savoir si ces dispositions sont le
résultat d’un apprentissage ou d’un don de la nature, qui relèverait davantage d’un contact
privilégié avec l’œuvre d’art. L’environnement familial, qui, à travers certaines normes
esthétiques mises à disposition dès la toute petite enfance, compte pour beaucoup dans
l’inculcation de cette culture.
Les compétences en matière de culture légitime proviennent d’une maîtrise des normes
et des critères de jugement, due à une « exposition » prolongée aux œuvres d’art, une
familiarité consécutive d’un contact répété avec l’art et avec des « connaisseurs » ou des
personnes cultivées. Cette familiarisation dès le plus jeune âge fournit aux membres de la
bourgeoisie une aisance qui se remarque. Elle rend possible la maîtrise et les références à
59
des règles qui évitent « les aléas de l’improvisation
». La famille est au cœur du dispositif
de la reproduction sociale. Toute l’éducation recourt à des formes explicites ou implicites
d’apprentissage et d’inculcation. Dans les grandes familles, l’intériorisation de nombreuses
dispositions passe par une éducation consciente de ses buts. La maison de famille, écrin
de la mémoire de la lignée, accueille les différentes générations dans un décor qui est aussi
celui où vécurent leurs prédécesseurs et qui abrite les souvenirs. Cet environnement forme
alors, de manière implicite le jeune héritier au culte des ancêtres.
Le capital culturel se transmet à la fois de façon implicite, par la décoration et le mobilier
des demeures, et de manière explicite, dans un effort constant pour éduquer les goûts et
développer les connaissances.
B. L’appropriation du capital culturel
La fréquentation de « temples » de la culture
58
BOURDIEU, Pierre, La Dictinction, 1979, Editions de Minuit, p.24
59
20
idem, p.71
Premiere partie : Les pratiques de la bourgeoisie, présentation concrète et objective
Pour les catégories socioprofessionnelles supérieures dont sont issus les membres
de la bourgeoisie, le coût économique de l’appropriation d’un capital culturel n’est pas un
frein. Le prix des places de concert à l’opéra, ou de l’entrée dans un musée n’est pas un
problème. Au contraire, la fréquentation du théâtre par exemple est l’occasion de dépenses
et d’exhibition de la dépense : tenues de soirée, repas au restaurant après la représentation,
choix des places les plus chères…La fréquentation du cinéma d’art, de l’opéra ou de
musées devient même une routine tant c’est une pratique courante. Les vernissages,
soirées de gala, premières au théâtre ou expositions font partie des cérémonies sociales où
les participants affirment leur appartenance à un milieu cultivé. En revanche, le musée d’art
rassemble un public beaucoup plus large, tout comme les bibliothèques. La bourgeoisie a
davantage tendance à se déplacer pour des concerts ou des pièces et expositions d’avantgarde, dans des musées à faible fréquentation touristique
L’appropriation matérielle et personnelle de la culture légitime
Les galeries ou les salles des ventes offrent le spectacle de l’art exposé, susceptible
d’être contemplé mais aussi d’être acheté, approprié par une minorité de privilégiés au
capital économique élevé. On se trouve dans une autre configuration quand l’œuvre d’art,
le tableau, la statue, le bronze ou le vase chinois entrent dans l’univers domestique des
biens de luxe que l’on possède et dont on profite au quotidien. Ils témoignent d’un goût
poussé et même si l’on n’en possède pas personnellement, ils font partie des éléments
constitutifs d’un groupe auquel on appartient, lorsqu’ils décorent les bureaux ou les salons
des personnes que l’on fréquente. Ainsi, s’approprier une œuvre d’art est une pratique
hautement distinctive : c’est « s’affirmer comme le détenteur exclusif de l’objet et du goût
véritable pour cet objet, ainsi converti en négation réifiée de tous ceux qui sont indignes
de le posséder, faute d’avoir les moyens matériels ou symboliques de se l’approprier ou,
simplement, un désir de le posséder assez fort pour « tout lui sacrifier »
60
».
Il faut tout de même distinguer la possession proprement matérielle des objets de luxe
ou des œuvres d’art et leur appropriation personnelle, c'est-à-dire, la connaissance profonde
de ces objets. Bourdieu donne l’exemple de l’achat d’un manoir. Posséder une telle bâtisse
n’est qu’une affaire d’argent. Mais s’approprier la cave, les souvenirs de chasse, les secrets
de cuisine ou les recettes de jardinage font appel à des compétences longues et anciennes,
que seuls le temps et un art de vivre peuvent apporter. C’est par l’appartenance à un groupe
ancien, par la fréquentation des vieilles personnes aux souvenirs innombrables ou le contact
de vieux objets chargés de mémoire que l’on a accès à la valeur ajoutée la plus distinctive,
celle qui ne s’accumule qu’avec le temps. Les objets qui ont le plus de pouvoir distinctif
sont « ceux qui témoignent le mieux de la qualité de l’appropriation, donc de la qualité du
propriétaire, parce que leur appropriation exige du temps ou des capacités qui, supposant
un long investissement de temps, comme la culture picturale ou musicale, ne peuvent être
acquises à la hâte ou par procuration, et qui apparaissent donc comme les témoignages les
61
plus sûrs de la qualité intrinsèque de la personne
». L’accumulation depuis l’enfance de
connaissances et de points de comparaisons nécessaires au jugement et à la critique des
œuvres légitimes constitue l’essence même de la distinction propre aux classes dominantes.
C. Le goût
60
61
62
62
et ses variations
BOURDIEU, Pierre, La Dictinction, 1979, Editions de Minuit, p.318-319
idem, p. 320
Terme entendu au sens de « préférence manifestée », comme défini dans La Dictinction, op. Cit. p.59
21
La Bourgeoisie dans le cinéma français
La bourgeoisie contient diverses catégories socioprofessionnelles et ainsi, apparaissent
des groupes de dominants dominés par des personnes possédant davantage de capital
économique ou social ou même culturel. Bourdieu classe par exemple les patrons
d’industries dans les dominants dominants, alors que les professeurs et certaines
professions libérales sont des dominants dominés, et il différencie également la bourgeoisie
selon qu’il s’agit d’une bourgeoisie ancienne ou récente. Cette polarisation permet de
dégager des variantes du goût dominant. Il distingue le goût « bourgeois » ou « de rive
droite » en désignant les goûts des patrons et l’étalage de luxe et d’argent dû à un fort
capital économique et à une consommation non bridée, et le « goût intellectuel » ou « de
rive gauche » celui des professeurs et des intellectuels.
Ainsi les pratiques culturelles observées chez les patrons sont différentes de celles
des professeurs et intellectuels. Les premiers s’adonnent à la chasse, au tiercé, à la
lecture de récits historiques, de journaux comme France-Soir, L’Aurore, Lectures pour tous,
et aux pratiques culturelles et aux activités les plus coûteuses et les plus prestigieuses
comme les voyages, le théâtre de boulevard, le music-hall, les salles des ventes et les
« boutiques », les voitures de luxe, le bateau, l’hôtel (trois étoiles) et les villes d’eau.
Les professeurs sont davantage attirés par la lecture de poésie, d’essais philosophiques,
d’ouvrages politiques, par le théâtre plutôt classique ou d’avant-garde, les musées, la
63
musique classique, France-Musique ou la marche à pied . Leurs goûts et leurs pratiques
culturelles sont d’ailleurs proches de ceux des professions libérales. Pour autant, ces
derniers préfèreront la fréquentation des salles de concert, des antiquaires et des galeries,
la lecture de mensuels illustrés, la possession de pianos, de livres d’art, de meubles
anciens, d’œuvres d’art, de matériel audiovisuel, de voitures étrangères et la pratiques de
sports demandant un équipement coûteux donc un capital économique supérieur comme
l’équitation, le golf, la chasse ou le ski nautique.
Bourdieu constate aussi une opposition entre le goût « intellectuel » et le goût
« bourgeois ». Les détenteurs du goût « intellectuel » affichent une préférence pour les
œuvres contemporaines (comme Picasso, Kandinsky ou Boulez) et pour la nouveauté en
matière de théâtre, en allant voir des pièces plus avant-gardistes, achètent parfois des
meubles aux puces et apprécient les plats exotiques ou « à la bonne franquette », tandis
que le goût « bourgeois » marque sa préférence pour des œuvres plus anciennes et
« consacrées », comme le Rhapsodie hongrois, les Quatre Saisons, la Petite musique
64
de nuit et la peinture expressionniste, particulièrement Renoir, Watteau …Le goût
« bourgeois » est un goût des valeurs sûres en peinture, musique, cinéma ou théâtre et à
apprécier la cuisine traditionnelle française.
Le capital économique et la structure du patrimoine jouent ici un rôle dans les
préférences et dans les habitudes de consommation. A l’intérieur de chaque fraction, les
nuances se justifient en fait par les trajectoires sociales. Il y a ceux qui appartiennent
à une famille bourgeoise depuis longtemps et donc, ont acquis leur capital culturel par
la fréquentation précoce et quotidienne d’objets, de gens, de lieux rares et distingués,
63
Liste non exhaustive résultant d’un questionnaire soumis à la classe dominante et utilisé par Bourdieu dans La Distinction.
Il visait à mesurer, selon les catégories socioprofessionnelles : les compétences légitimes (connaissances et préférences en matière
de peinture et de musique et sur la fréquentation des musées), les dispositions esthétiques (des questions sur les chances de faire
une photo belle ou laide selon les modèles et les sujets proposés, mais également sur les choix en matière d’intérieur, de meubles,
de cuisine, de vêtements...) et les dispositions à l’égard de la culture moyenne (questions sur les préférences en matière de chanson,
de radio, de lectures, sur la connaissance des acteurs et des metteurs en scènes ou sur la pratique de la photo).
64
22
Eléments extraits de la liste proposée dans le même questionnaire que précédemment.
Premiere partie : Les pratiques de la bourgeoisie, présentation concrète et objective
et ceux qui doivent leur capital à un effort d’acquisition grâce au système scolaire. Plus
l’ancienneté dans le groupe dominant est importante, plus les connaissances d’œuvres
intimistes, peu connues du grand public, ou réservées à un public de connaisseurs ou
d’initiés sont grandes : par exemple, forte capacité à citer plus de onze œuvres musicales
rares telles Le Clavecin bien tempéré, l’Art de la fugue, Concerto pour la main gauche,
L’Oiseau de feu, ou aptitude à reconnaître des œuvres de Braque, Bruegel ou Kandinsky.
C’est cette « valeur ajoutée », ce capital culturel qui ne s’acquière qu’avec le temps et
une familiarisation très jeune avec la culture légitime, qui constitue une part essentielle de
la distinction, cette distance entre les classes dominantes et le reste de la société.
La culture bourgeoise est cependant envisagée de manière un peu différente et plus
large par B. Le Wita.
2. La culture bourgeoise selon Le Wita
65
Dans Ni vue, ni connue
, Béatrix Le Wita procède à une approche ethnographique de
la bourgeoisie. Elle s’est attachée aux formes d’éducation instituant une personne dans
l’état de bourgeoisie : « on naît bourgeois mais on apprend aussi à le devenir. Naître
bourgeois, c’est entrer dans une culture(…). Devenir bourgeois, c’est disposer de la capacité
66
socialement héritée de maîtriser ces schèmes et, par là même, de les reproduire »
.
Pour elle, la culture est un état mais aussi un processus d’acquisition individuel socialement
modelé.
A. Les écoles de la bourgeoisie
Le souci éducatif fait de la nécessité de se réapproprier les valeurs du groupe, un impératif
catégorique. Comme nous l’avons dit, ce sont les femmes qui jouent un rôle décisif dans
l’organisation de la vie familiale et ce sont elles qui sont en position de transmettre les traits
fondamentaux de la culture du groupe. L’éducation des ces femmes devient déterminante
et on préfère qu’elle soit transmises plutôt qu’acquise. C’est pourquoi il est intéressant
de chercher à connaître les structures éducatives dans lesquelles certaines femmes de
67
la bourgeoisie peuvent grandir . Il faut à la fois une institution qui exige et procure un
haut niveau intellectuel et qui inculque les valeurs chères aux parents. En enquêtant sur
la mémoire familiale des filles qu’elle a rencontré, Le Wita constate que ces dernières
ont fréquenté des écoles libres aux noms évocateurs : « Sainte Marie, La Tour, Lübeck,
Dupanloud, Les Oiseaux…des noms qui symbolisent plus d’un siècle d’histoire d’éducation
68
des femmes dans le monde
». Dans ces établissements se développe une éducation
au sens jésuite du terme : on éduque l’homme en le modelant selon une éthique religieuse
ou morale et intellectuelle digne de son groupe social.
65
66
67
L’inculcation de principes religieux fait partie des enseignements dans ce genre
d’écoles. Pourtant, comme le dit une des filles interrogées : « la foi ne se transmet pas »,
et reste donc en principe du domaine du privé. Mais dans ces écoles, c’est une éducation
LE WITA, Béatrix, Ni vue ni connue, 1988, Maison des sciences de l’homme, 159 p.
idem p. 5
Il faut préciser qu’une majorité des parents ne mettent pas leur enfants dans ces institutions. Mais ceux qui les y envoient en
sont bien souvent des anciens élèves.
68
idem, p.101
23
La Bourgeoisie dans le cinéma français
globale qui est transmise : scolaire et morale. Et les principes moraux sont dictés par la
religion catholique. Par exemple, l’esprit critique doit être développé au nom du principe
69
jésuite : « on devient quelqu’un quand on est capable de critiquer l’éducation reçue
».
Pour autant, la religion fait partie de l’ensemble des éléments importants pour comprendre
l’éthique bourgeoise. Elle ne constitue cependant pas un point déterminant expliquant
la personnalité d’un membre de la bourgeoisie, puisque tous les bourgeois ne sont pas
croyants ou n’ont pas le même rapport à la religion ni la même pratique.
Toutes les femmes que Le Wita a rencontré insistent sur leur capacité à savoir écrire un
texte, ou rédiger une lettre par exemple. Dans la culture bourgeoise, on accorde une place
très importante à l’art de la correspondance. On ne doit pas ignorer, par exemple, les codes
et formules permettant de signifier le degré de proximité ou de distance que l’on entretient
avec le destinataire. Savoir rédiger, c’est savoir se présenter et se faire comprendre, et cet
exercice est vécu comme une règle de politesse, qui, à force de se perdre, devient une
marque de distinction. En effet, maîtriser le rapport à l’autre est un élément essentiel qui
caractérise la culture bourgeoise. Parmi les principes fondateurs transmis par l’éducation
bourgeoise se détache la recherche de l’équilibre entre une valorisation excessive de la
personne et sa dilution au sein de la collectivité.
La place à accorder à l’individu est donc balisée par deux pôles extrêmes : le
collectivisme (la négation ou la dilution de la personne) et l’individualisme hédoniste
(l’hypertrophie du « moi »). C’est au nom d’un principe chrétien que certaines écoles
70
catholiques privées , fréquentées par la bourgeoisie parisienne, se préoccupent tant de la
place de l’individu dans leur structure. « Aucun être n’est réductible à un autre, « l’Esprit
71
Saint parle en chacun »
» est la règle au cœur du projet éducatif du collège Sainte Marie.
Ainsi, les anciennes élèves témoignent avoir ressenti un vif intérêt pour leur personne. Il n’y
a par exemple pas d’anonymat. Chaque élève est connue, repérée, située familialement et
socialement. Toutes les relations avec le corps enseignant sont personnalisées et il n’y a
pas de réunion parents-collège, mais des rendez-vous en tête-à-tête avec les responsables
pédagogiques. Le but de ces institutions est donc de donner un enseignement global, c'està-dire, ne pas apporter uniquement des connaissances scolaires, mais aussi inculquer un
mode de vie particulier inscrit dans la culture bourgeoise.
Pour aider les enfants à trouver leur place, les demoiselles de Sainte Marie refusent
d’accorder une place trop importante aux « états d’âme » et aux amitiés trop fortes au
sein de l’école, ce qui pourrait faire naître des sentiments passionnels permettant à l’enfant
d’échapper à l’autorité et à la classe. Pourtant, le collège vit en vase clos et ceci constitue
un terrain propice aux grandes amitiés, qui sont donc minutieusement contrôlées. L’enjeu
est l’appréhension des distances sociales et culturelles : éduquer une jeune fille, c’est lui
apprendre à reconnaître les siens. Très tôt, on apprend aux enfants à ne donner qu’une
place raisonnable aux élans affectifs, car c’est une perte d’autonomie et d’énergie.
Les enfants sont également plongés dans l’esprit de corps par tout un ensemble de
cérémonies, de traditions propres à chaque école : retraites liées à la pratique religieuse,
voyages scolaires, pièces de théâtre à monter…L’adolescente est donc tenue de s’ouvrir
aux autres. Il ne s’agit pas pour autant de s’ouvrir réellement aux autres milieux sociaux,
69
70
Ni vue ni connue, ibidem, p.107
notamment le collège Sainte Marie, école de filles uniquement, dont Le Wita parle plus particulièrement dans Ni vue ni
connue.
71
24
Ni vue ni connue, ibidem, p.114
Premiere partie : Les pratiques de la bourgeoisie, présentation concrète et objective
mais se tourner davantage vers les familles démunies, les handicapés, les malades, les
aveugles, tout cela dans une logique de morale chrétienne « d’aller vers son prochain »,
vers l’autre. En fait, écrit Le Wita : « cette ouverture à l’autre n’est pas une ouverture sur
le monde social. On apprend à des enfants privilégiés à être sensibilisés aux malheurs
des autres.(…)Cette expérience à l’autre faite d’actes bénévoles et généreux permet à ces
72
jeunes femmes de ne pas penser « l’inégalité sociale » en termes de conflits »
. C’est
donc une imprégnation permanente des valeurs bourgeoises et chrétiennes qui structure
les élèves de ces collèges. Qu’ils soient suivis ou non plus tard dans leur vie d’adulte, ces
préceptes font partie de l’éducation et de la culture bourgeoise.
B. Le capital familial
« Chacun appartient à une famille avant d’appartenir à une classe. C’est par sa famille que
73
le bourgeois-né est bourgeois : c’est avec sa famille qu’il s’agit de le devenir
». La
famille est le lieu privilégié de la transmission culturelle, nous le savons désormais. Mais
c’est aussi une institution majeure dans la culture bourgeoise, car elle devient un véritable
capital : « Si les plus grands ont aussi les plus grandes familles tandis que les « parents
pauvres » sont aussi les plus pauvres en parents, c’est qu’ en ce domaine comme ailleurs,
74
le capital va au capital(…)
».
La famille est à la fois un capital social, et contribue à l’inculcation de la culture du
groupe et au développement de facultés intellectuelles non soupçonnées.
Les bourgeois sont en effet très souvent capables de raconter leur histoire familiale,
et de se déplacer dans l’espace généalogique. Tout ceci suppose un certain entraînement,
quand l’auditeur peut aisément se perdre par l’absence de repère dans cet univers
immatériel. B. Le Wita suppose donc que la mémorisation de telles données généalogiques
pourrait tout à fait « dépendre de variables socioculturelles » et que « par son capital scolaire
75
et culturel, la bourgeoisie serait sur ce point favorisée ». Le système éducatif bourgeois
considère le développement de la mémoire comme fondamental pour celui de l’intelligence.
Au sein de la famille bourgeoise se déroule donc une sorte d’entraînement naturel et collectif
de cette faculté : il n’est pas rare d’entendre, au cours d’un dîner ou d’une balade une
citation apprise par cœur, tirée d’une pièce de théâtre ou d’un poème : ce capital oral circule
entre les membres du groupe. Tout un ensemble de facteurs culturels favoriserait donc le
souvenir et la mémoire, ce qui expliquerait pourquoi les bourgeois arrivent à se souvenir
plus précisément que d’autres. Dans la bourgeoisie, la mémoire se transmet de générations
en générations et fonctionne comme un capital accumulé.
La mémoire bourgeoise est singulière car elle est chargée de transmettre un statut et
un sentiment d’appartenance au groupe. « On est bourgeois par la famille et non par le
76
sang
», nous dit Le Wita. Mettre en avant ce que la mémoire familiale bourgeoise a
de spécifique oblige à prendre en compte la place occupée par ce groupe social dans la
société. Chaque génération doit donc maintenir le statut acquis, éclairée par le souvenir
72
73
74
LE WITA, Béatrix, Ni vue ni connue, 1988, Maison des sciences de l’homme, p.129
Goblot, 1980, cité dans Ni vue ni connue, idem, p. 133
Bourdieu, cité dans Ni vue ni connue, ibidem, p.134
75
76
idem, p.136
idem
25
La Bourgeoisie dans le cinéma français
des anciens, toujours présents à travers les photos, ou les tableaux accrochés aux murs.
Le processus de mémorisation se fait essentiellement de manière orale et s’établit ainsi
facilement entre les générations, ce qui permet de reconduire le statut de bourgeois. La
manière de raconter est aussi typique de la culture bourgeoise et est comparable aux règles
77
de politesse : « elles relèvent d’un art infiniment varié de marquer des distances
». Les
sentiments sont également éloignés de ces récits familiaux, et on trouve peu de souvenirs
personnels. Selon Le Wita, cette distanciation que le narrateur entretient avec sa propre
histoire reflète en partie les pratiques familiales dans lesquelles il a grandi. Enfant, il a grandi
entouré de toute une fratrie, de gouvernants, de nurses et de cousins et les tête-à-tête avec
son père ou sa mère étaient rares. L’apprentissage de la distance était donc inné, tandis
qu’aujourd’hui, les enfants sont élevés directement par leurs parents, et l’apprentissage
de l’art de la distance ne se fait plus aussi aisément qu’autrefois. De même, le contenu
des discours et des souvenirs a changé. On parle de divorce, de vacances, du travail des
femmes, même si les récits sont toujours agrémentés de quelques anecdotes valorisantes
pour la famille, de querelles politiques ou de développement économique des pays. Tous
ces souvenirs évoquent donc un genre de vie, une manière d’être, de penser, d’agir et
reflètent la culture du groupe.
Enfin, les liens familiaux sont très forts au sein de la bourgeoisie. Les maisons de
familles, héritées d’un grand-père sont l’occasion de se retrouver tous ensemble pendant
les vacances. C’est un rituel pour souder la famille. De même que la solidarité entre les
membres d’une même famille est un élément crucial de la culture bourgeoise. Le Wita donne
l’exemple d’une fille de grands bourgeois qui en épousant un artiste s’est éloignée de sa
famille, ne partageant plus les mêmes valeurs. Quand elle s’est séparée de son compagnon,
sa famille l’a réintégrée et aidée par tous les moyens à s’en sortir.
C. Le rapport aux autres
Les bourgeois veulent maîtriser la représentation qu’ils vont donner d’eux-mêmes. Cette
constante distance à la société s’apprend et se transmet. Elle requiert une éducation
fondée sur le gouvernement de soi et suppose une quasi-ritualisation de la vie quotidienne
qui institue l’homme dans son statut de bourgeois. Cette maîtrise passe par le contrôle
des rapports entre enjeux individuels et enjeux collectifs. Pour cela, il doit intérioriser des
normes contraignantes, comme les règles à tables : « Le bourgeois croit que sa culture (…)
devrait être universellement partagée. Vision naïve : les bourgeois n’ont pas conscience de
leur particularisme. Ainsi, leurs manières de table leur apparaissent n’être qu’un « niveau
minimal » de politesse. On apprend à ne pas faire (manger la bouche ouverte, par exemple)
et à faire (lever le bras pour porter un verre à sa bouche)
78
».
Le passage de la sphère privée à la sphère publique nécessite une ritualisation du
quotidien, qui passe à la fois par l’ « art du détail », et « le contrôle de soi »
79
.
L’attention portée aux plus petits détails sert aux initiés à repérer des microgroupes
sociaux dans un univers très homogénéisé. Cela commence dès l’école, et même dans
les institutions comme les collèges Sainte Marie où le port de l’uniforme est obligatoire.
Ainsi, il est possible de détecter une infinie variété de « bourgeoisies ». A travers la tenue
77
78
LE WITA, Béatrix, Ni vue ni connue, 1988, Maison des sciences de l’homme, p.80
79
26
idem, p.151
idem, p.82-83
Premiere partie : Les pratiques de la bourgeoisie, présentation concrète et objective
réglementaire et en théorie, similaire pour toutes les élèves, il est possible de faire des
différences qui disent le degré de fortune et de conformité à la règle du milieu : si les
habits sont neufs ou pas, les pulls tricotés ou non, si les chaussettes ou les manteaux
viennent de boutiques de marques ou pas. Le Wita cite Eléonore, une élève de 18 ans qui,
en commentant une photo de classe, élabore neuf catégories de bourgeoises : « pas très
bourgeoise, bourgeoise sage, très bourgeoise, très bourgeoise-très BCBG, hyperminette
80
bourgeoise, petite bourgeoise, bourgeoise cru Sainte Marie, super bourgeoise, aristo
» . Une hiérarchie interne et implicite prend alors forme et rentre en jeu dans les relations
entre les membres de la bourgeoisie.
Cette attention aux détails et aux nuances est inséparable de la notion de contrôle
de soi. C’est une conduite qui vise à soustraire l’homme à sa nature propre, celle de ses
instincts et de le libérer de sa dépendance à l’égard du monde. Pour cela, il a fallu intégrer
tout un ensemble de codes et de comportements, comme lors du repas : « l’action du
repas reste néanmoins essentielle dans la formation culturelle du groupe en contribuant à
81
l’apprentissage des rôles, à la solidarité familiale et à la distribution sociale »
. Le repas
est vécu, selon Le Wita, comme un moment privilégié de socialisation autour duquel se
concentre et se transmet l’ensemble des signes distinctifs du groupe familial bourgeois. Mais
dans un monde où la représentation de soi donne lieu à des mises en scènes codifiées et
repérables, ces signes permettent au groupe de se sentir original et lui donnent la possibilité
d’être nommé et reconnu pour lui-même.
Même si des variantes dans l’application des codes culturels sont possibles, les
comportements obéissent bel et bien à des normes très rigoureuses. Elles donnent lieu
à des mises en scènes si précises que tout étranger est immédiatement repéré par les
membres initiés du groupe. Pour traverser un salon par exemple, il faut reconnaître dans
la position des meubles les trajets possibles et les attitudes conformes. Si un enfant arrive
dans la pièce en courant, il sera arrêté par une grande personne qui lui apprendra à maîtriser
le passage du dehors au dedans, à cheminer progressivement de l’agitation au calme.
Sans de pareilles ritualisations, ni les bonnes manières ni le contrôle de soi ne peuvent
véritablement s’acquérir, et par là, la représentation que l’on donne de soi peut être
écorchée.
Pour compléter l’éducation bourgeoise et pour se constituer un environnement à la
hauteur, les rallyes sont l’occasion de mettre en application et de parfaire les règles apprises
pour se confronter aux autres. Les rallyes participent à la socialisation des jeunes. Ils
existent depuis les années 1950. Auparavant, l’enfant sera passé par le stade des visites
culturelles, des apprentissages du bridge et de la danse, pour qu’il comprenne que la
culture légitime fait partie de sa classe. Le tout se faisant sous le contrôle sourcilleux des
mères qui engagent des frais considérables. Les grandes soirées dansantes supposent une
infrastructure musicale, la location d’un local, un buffet. Les invités ne sont acceptés que
sur présentation du carton d’invitation et une tenue correcte est indispensable (chemise,
veste, cravates pour les garçons). Mais les enjeux sont à la hauteur des dépenses : il s’agit
de parfaire une éducation, de donner la dernière touche à une œuvre fragile et précieuse :
un héritier ou une héritière digne du destin exceptionnel qui se propose. Ces soirées sont
une étape initiatique au cours de laquelle l’adolescent(e) entre dans son milieu. Toutes les
80
81
idem, p. 96
Sjögren, cité dans LE WITA, Béatrix, Ni vue ni connue, 1988, Maison des sciences de l’homme, p.84
27
La Bourgeoisie dans le cinéma français
familles bourgeoises n’entrent pas dans « le système des rallyes », certaines refusent d’y
entrer, et il y a ainsi tout un jeu de distinctions sociales.
Ainsi, le milieu bourgeois reste fermé. Toutes les institutions scolaires privées, la
localisation géographique des résidences et les fréquentations possibles des jeunes sont
autant de preuves de la stratégie d’évitement mise en œuvre au sein de la bourgeoisie. Le
groupe est formé d’individus qui ont conscience de leur proximité sociale et de la similitude
de leurs intérêts. Avec la bourgeoisie, on est tout à la fois dans un processus d’agrégation
des semblables et de ségrégation des dissemblables.
C’est la représentation de la bourgeoisie et son contact avec le reste de la société que
nous allons étudier dans la deuxième partie, à travers deux point de vue différents : d’abord
celui de C. Chabrol puis celui de C. Sautet.
28
Deuxième partie : Les bourgeois et le reste de la société, deux manières d’appréhender les
barrières sociales
Deuxième partie : Les bourgeois et
le reste de la société, deux manières
d’appréhender les barrières sociales
Notre première partie a tenté de cerner ce que l’on entend communément par
« bourgeoisie », à travers des éléments objectifs, visuels, distinctifs extraits des huit films,
et grâce à l’apport théorique de sociologues spécialistes de la question. Nous allons
maintenant nous intéresser plus précisément à la représentation qu’il en est faite par Claude
Sautet et Claude Chabrol.
L’avantage d’étudier deux réalisateurs réside dans la richesse qu’apportent leurs points
de vue pour saisir la multiplicité de ce groupe social.
Nous allons donc voir que chacun donne une vision très différente de la bourgeoisie
dans le rapport qu’elle entretient avec les autres membres de la société. Le point de vue
de Chabrol est très tranché : la distinction dont nous avons parlé précédemment est une
réalité, et la bourgeoisie pratique l’entre-soi à outrance, jusqu’au mépris de ces congénères.
Nous verrons en revanche que Sautet nous présente une bourgeoisie originale,
presque insaisissable et en rupture avec les conventions du milieu, puisque les distances
avec les autres sont réduites à néant.
I/ Pour Claude Chabrol, des barrières sociales
infranchissables
La représentation de la bourgeoisie que donne Claude Chabrol est celle d’un monde
social cloisonné en groupes qui ne se mêlent pas. Le réalisateur a d’ailleurs l’habitude
de construire ses films en procédant à un dualisme manichéen. Il présente deux classes
sociales, en les comparant, pour mieux les opposer.
C’est tout d’abord dans le rapport avec la culture que se créée une distance entre les
bourgeois et le reste de la société, mais aussi à l’intérieur même de la classe dominante.
1. Une familiarité avec la culture, source d’exclusion des autres
groupes sociaux
Le rapport étroit entre les bourgeois chabroliens et la culture et ses pratiques est source
d’entre-soi, d’exclusion à outrance de tous ceux qui ne partagent pas le lien privilégié à la
culture dominante.
29
La Bourgeoisie dans le cinéma français
A. La culture en héritage : reproduction de la domination et exclusion des
« autres »
La culture bourgeoise et le rapport bourgeois à la culture doivent leur caractère si particulier
au fait qu’ils s’acquièrent bien au-delà des discours, « par l’insertion précoce dans un monde
82
de personnes, de pratiques et d’objets cultivés
». L’immersion dans une famille où la
musique est non seulement écoutée, mais aussi jouée, et, d’autant plus si l’instrument de
musique est « noble » (comme le piano, ou le violon), a pour effet de produire un rapport à
la musique plus familier, qui se distingue du rapport un peu lointain, contemplatif et parfois
approximatif de ceux qui ont accès à la musique par le concert ou par le disque. Il en va de
même pour ceux qui ont découvert la peinture tardivement, à travers la visite de musées
ou la lecture de livres. Ils se distinguent du rapport qu’entretiennent avec elle ceux qui sont
nés dans un univers composé d’objets d’art, accumulés par la famille et témoignage de leur
richesse et de leur bon goût.
La musique classique est omniprésente dans les œuvres de Claude Chabrol comme
symbole de l’art noble et élitiste, et par extension, symbole de la classe dominante et de
la culture légitime.
Dans La Cérémonie ou Merci pour le chocolat, le capital culturel est montré, étalé,
et contribue à la reproduction de la distinction. Dans Merci pour le chocolat, le rapport à
la culture est tout l’enjeu du film : il y a ceux qui jouent, qui comprennent et ressentent
la musique (Jeanne et André), il y a ceux qui l’écoutent (Mika et Guillaume) et il y a les
autres. Or, dans l’univers clos de la maison bourgeoise de Lausanne, personne d’autre n’est
confronté à la culture. La distance se fait donc entre les personnages et le spectateur. Cet
état se met en place très rapidement.
Lors de la première rencontre entre Jeanne et André, celui-ci lui demande ce qu’elle
fait dans la vie, ce à quoi elle répond : « Je prépare le concours de Budapest ». Or, tout
le monde ne sait pas ce qu’est cette épreuve. Evidemment, on suppose qu’il s’agit d’un
concours international de musique, exigeant et élitiste. Mais seuls les initiés comprennent
directement la valeur symbolique de cette compétition. André sait par cette information à qui
il a à faire : une pianiste, certainement très douée et ambitieuse, et, parce qu’elle pourrait
83
être sa fille , il lui prête une grande attention. Leur discussion est d’ailleurs filmée comme
un tête-à-tête, excluant les autres personnages, puisque Mika sort de l’image et les laisse
seuls. C’est un dialogue d’initiés entre André et Jeanne qui s’en suit :
André – C’est assez relevé
84
vous savez, qu’est-ce que vous allez jouer ?
Jeanne – Il y a obligatoirement un prélude et fugue de Bach, une étude de Chopin. Tout
ça, ça va à peu près…Mais j’ai du mal avec Liszt. J’ai choisi Funérailles.
André – C’est un bon choix (Il pose son bras sur les épaules de Jeanne et l’entraîne
vers le piano). Il faut pas le jouer comme une marche funèbre. En tout cas pas seulement.
Mais si vous réussissez votre coup, c’est le triomphe. Ca fait de l’effet quand même. (Il joue
82
BOURDIEU, Pierre, La Dictinction, 1979, Editions de Minuit, p.71
83
Guillaume et Jeanne sont nés le même jour, dans la même clinique de Lausanne, et ils ont pu être confondus. Cela signifie,
sans faire trop de raccourcis, que les Pollet et les Polonski appartiennent au même milieu : le choix d’un établissement de santé privé,
se fait, la plupart du temps, lorsqu’on en a les moyens. C’est la recherche d’une certaine qualité des soins, la discrétion ou le désir de
rester entre gens du même milieu qui motive la décision. Or ici, c’est certainement les trois.
84
30
À propos du Concours de Budapest.
Deuxième partie : Les bourgeois et le reste de la société, deux manières d’appréhender les
barrières sociales
magistralement quelques notes, puis reprend).Mais c’est un autre piège : il faut totalement
sortir de votre esprit toute notion de virtuosité.
Le spectateur étranger au monde de la musique classique n’est que le témoin passif
de l’enjeu de la scène. Il en sera de même plus tard lors du repas avec Jeanne le soir : le
dialogue ne fait pas progresser l’intrigue, à tel point que Mika coupe court à la conversation,
et essaye de séparer le duo :
André – Je n’sais pas si tu connais le concerto pour piano, de Britten ?
Jeanne – J’crois que je l’ai déjà entendu
André – Ce n’est pas une de ses œuvres majeures à mon avis mais du point de
vue pianistique, c’est absolument fascinant : toute la partie de piano exige de littéralement
survoler les notes. C’est le contraire de nos Funérailles si tu veux. Rien ne doit être appuyé,
à aucun moment, et pourtant, c’est la partie de piano, bien sûr qui structure l’ensemble du
discours (Mika le coupe)
Mika – Jeanne, tu te sers du rôti pendant qu’il est bien chaud s’il te plait
.
Bien que familiers avec la musique classique, Guillaume et Mika ne partagent pas le
rapport charnel qu’entretiennent des musiciens avec l’instrument : il s’agit d’interpréter, de
vivre le morceau de musique, ce que peu de personnes sont capables de faire. Les parties
de piano en duo cloisonnent les membres de la famille et pire, elles sont interrompues dès
85
qu’un « étranger » vient troubler l’entre-soi. La séquence du piano , le premier soir, montre
à quel point la pratique de l’instrument exclue le reste du microgroupe : Jeanne et André
jouent tous les deux, ensemble et de manière fusionnelle (les deux pianos sont d’ailleurs
entrelacés). Dès que Mika entre dans la pièce, ils s’arrêtent, au milieu de la partition et dans
une fausse note, pour marquer la cassure entre l’harmonie des musiciens, et l’intrusion
sacrilège de Mika. De plus, André avoue qu’il n’a pas vu son fils de l’après-midi, ils l’ont
ignoré.
La relation entre Jeanne et André devient quasi filiale : il lui transmet son savoir,
comme il aimerait le faire avec son fils, mais celui-ci ne s’intéresse pas au piano. Ils
écoutent ensemble les interprétations produites par les autres pianistes, ils jouent ensemble
pour le plaisir…Si Jeanne est acceptée si vite dans cette famille, c’est aussi parce que
le capital culturel d’André doit être transmis, comme un héritage. La simple connaissance
de l’œuvre ne suffit pas, il faut aller au-delà. C’est par l’expérience du professeur ou du
parent que cela s’acquière. Cette situation illustre parfaitement les procédés de reproduction
de la domination. Grâce au contact privilégié de personnes cultivées, des membres de la
famille ou des amis, capables d’apporter une plus-value à l’individu, l’enfant ou l’adolescent
se distingue. Elle sait jouer le morceau, mais elle ne le joue pas comme il faut. Ici,
la fréquentation d’André peut apporter à Jeanne ce qu’il lui manque pour réussir, pour
remporter le concours donc pour dominer les autres.
Le rapport à la culture légitime marque la distinction à la fois entre les membres
de la bourgeoisie, et évidemment entre les bourgeois et les autres groupes sociaux, car
la démonstration pourrait être la même si elle était appliquée à La Cérémonie. Aucune
communication n’est possible avec ceux qui n’ont pas de contact avec la culture légitime :
il ne s’établit aucun lien entre Sophie et ses patrons, aucune conversation, car dans cette
configuration, la culture a pour fonction de cloisonner, de rejeter. Lors de la réception
85
Séquence « retour des courses » 1’17’’00-1’19’’42
31
La Bourgeoisie dans le cinéma français
86
d’anniversaire de Mélinda , les invités sont regroupés dans le salon. Sophie se poste à
l’entrée de la pièce, avec un plateau, et attend que sa patronne la remarque et lui dise quoi
faire. Elle reste d’ailleurs plusieurs secondes inactive. Elle n’est ensuite pas présentée aux
convives et personne ne lui adresse la parole. Elle ne fait que passer. D’ailleurs, elle part
rejoindre Jeanne sans que personne ne s’en aperçoive. Dans cette réunion mondaine, elle
n’a pas sa place car elle ne partage rien avec la classe dominante et surtout pas leur rapport
à la culture.
B. Inclure les siens
Les pratiques culturelles ont aussi pour fonction de rassembler les membres d’une
communauté. Des liens se tissent et s’érigent en frontières sociales infranchissables.
Dès son arrivée chez les Polonski, Jeanne est reconnue par Mika car elle l’a remarquée
87
lors de l’exposition des photos de Lisbeth, la mère de Guillaume . Les explications sont
rapides sur la raison de la présence de la jeune femme, mais, parce qu’ils fréquentent
les mêmes lieux, et a fortiori parce que ce sont des lieux où seuls des gens distingués
se rencontrent (une galerie d’art, un vernissage donc une cérémonie mondaine entre
personnes du même milieu), ils la considèrent avec intérêt et la laissent parler. Il n’en aurait
pas été de même si cette jeune inconnue arrivait de nulle part et si ses origines laissaient
planer un doute sur la « qualité » de sa personne.
C’est quasiment pour les mêmes raisons que, dans La Cérémonie, les Lelièvre
reconnaissent Jérémie, le petit ami de Mélinda comme l’un des leurs. En effet, Georges
88
est « un fou de musique » , un mélomane absolu. C’est d’ailleurs le trait principal de
son caractère car on ne connaît presque rien de lui. Lors de la réception d’anniversaire,
Jérémie est présenté aux parents de Mélinda qui restent distants, surtout le père. Son
attitude se transforme dès que Jérémie reconnaît le morceau de musique en fond sonore, et
l’atmosphère se détend immédiatement, le jeune homme ayant passé avec brio le « test »
d’entrée dans le cercle familial et étant alors considéré comme un membre du groupe :
Jérémie – Concerto pour flûte et harpe, Köchel 299 (…)
Mélinda – Tu vas être content papa, il a reconnu Mozart !
Georges – Vous aimez Mozart ?
Jérémie – Beaucoup Monsieur ! Mélinda m’a dit que vous étiez un vrai fou de musique !
Georges – Elle n’a pas présenté ça comme un défaut j’espère !
Et la conversation continue…
La musique classique est donc une véritable caractéristique du personnage de
Georges. Chabrol donne une épaisseur particulière à la figure du père de famille, car
chaque musique qui lui est associée renforce sa présence dans le film. Georges écoute
deux sortes de musique. Mozart est affecté à deux usages mondains : la fête publique (la
réception d’anniversaire) puis privée, sous la forme d’un opéra en famille et en habit devant
89
la télévision. L’œuvre galante du « Mozart français » joue son rôle mondain (Jérémie cite le
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87
88
89
Séquence « réception d’anniversaire » 45’’45- 49’’22
« Mais je vous connais Mademoiselle, je vous ai vu à la galerie, c’est ça ? » dit Mika
d’après Mélinda. Paroles rapportées par Jérémie, son petit ami lors de la réception d’anniversaire.
Le Concerto pour flûte et harpe. Voir l’analyse des œuvres musicales de La Cérémonie par Philippe Roger, dans le fascicule
Lycéen au cinéma.
32
Deuxième partie : Les bourgeois et le reste de la société, deux manières d’appréhender les
barrières sociales
numéro d’opus, selon le catalogue Köchel, afin de briller aux yeux de M. Lelièvre) et l’œuvre
dramatique trouve son répondant dans le massacre final (là encore, une nouvelle touche
de snobisme lorsque que la mère se sert d’un livret bilingue relié).
Mais l’importance des morceaux de musique classique doit se lire plus en profondeur.
Les extraits choisis et associés au personnage ne le sont pas par hasard. Selon Philippe
Roger, Chabrol double le réseau de références d’un ensemble plus discret, qui déplace
imperceptiblement les lignes de compréhension du récit. Le père ne se contente pas de la
90
partie classique de la musique, qu’il n’utilise d’ailleurs que lors des grandes occasions.
« Son jardin secret, c’est le postromantisme », nous dit Philippe Roger. « Lorsqu’il est seul
au bureau ou chez lui, il n’écoute que des instruments à cordes, au lyrisme sombre : le
Concerto pour violoncelle de Edward Elgar et le Poème d’Ernest Chausson pour violon.
Deux œuvres deux fois entendues. Chabrol privilégie la partie orchestrale des ces partitions
ignorées du grand public, l’instrument soliste intervenant peu dans les extraits » et donc les
morceaux sont difficilement repérables par des non-initiés. Le rapport entre Georges et la
musique classique est donc très profond et renvoie la pratique culturelle à ce qu’elle a de
plus intime, de subjectif. Pour aller au-delà de ce qui est audible, et saisir le double sens
des morceaux écoutés, il faut posséder des connaissances musicales suffisantes.
Enfin, la conversation du groupe d’amis est jalonnée de signaux qui affirment leur
appartenance à une élite. L’un des invités récite : « Il y a chez les gens de bien beaucoup
de choses qui me répugnent, et certes non le mal qui est en eux », que Georges reconnaît
et attribue à Nietzsche. Un autre cite Paul Nisan « Je ne laisserai personne dire que 20 ans
est le plus bel âge de la vie », et chacun y va de son commentaire. C’est une conversation
entre personnes cultivées, et cela fait partie des habitudes du milieu que de montrer que
l’on appartient à une élite cultivée. Les membres du groupe se reconnaissent donc ainsi, et
s’agrègent, se rassemblent à l’image, autour de Mélinda.
Les connaissances des personnages dans des domaines aussi pointus, leur familiarité
extrême et naturelle avec la culture légitime est une marque de distinction, puisque tous
ceux qui ne partagent pas leur savoir et leur ressenti aux œuvres sont exclus du groupe
et des enjeux. Ils instaurent ainsi une barrière infranchissable entre les groupes sociaux et
pratiquent l’entre-soi à outrance.
2. Une représentation par opposition aux autres groupes
Quand d’autres groupes sociaux sont présents à l’image, chacun se définit par opposition à
l’autre. Ou plutôt, la bourgeoisie marque sa distance vis-à-vis des groupes inférieurs. Pour
cela, Chabrol la met au contact d’éléments communs aux classes dominées : la culture,
mais celle des groupes inférieurs, à travers la télévision, les valeurs universelles comme le
Bien et le Mal, et le rapport au langage.
A. La culture des pauvres : les bourgeois et la télévision
Pour Bourdieu, « l’art populaire est celui qui procure la participation individuelle du
spectateur au spectacle (…). Il offre des satisfactions directes, immédiates, en renversant
91
les convenances et les conventions
». La télévision répond à cette définition, ou
du moins, se fait vecteur de la culture populaire. Elle procure en effet des satisfactions
90
91
Classique tant au sens de période esthétique que de notoriété
BOURDIEU, Pierre, La Distinction, 1979, Editions de Minuit, p. 33
33
La Bourgeoisie dans le cinéma français
immédiates et constitue un rapport individuel du téléspectateur au spectacle. Le petit écran
est présent dans tous les films de Chabrol (sauf Inspecteur Lavardin), et diffuse la même
chose : des programmes annihilants, hypnotisants et brisants la communication entre les
individus. Elle offre bien souvent un spectacle de piètre qualité comme des publicités (Merci
pour le chocolat, la séquence dans la chambre de Guillaume), et ne peut être tolérée par les
bourgeois que si les programmes revêtent un soupçon de culture légitime, choisie par eux :
92
de « bons films » (Catherine et Gilles regardent Les noces rouges, de Chabrol…), de bons
réalisateurs (dans Merci pour le chocolat, Mika offre des cassettes vidéos à Guillaume :
Renoir, La nuit du carrefour, et Lang : Le secret derrière la porte), ou un interlude de musique
classique (La Femme infidèle).
Les bourgeois sont très critiques envers ce média qui représente la culture facile, la
culture de masse. Leur rapport au petit écran est sans ambiguïté. C’est un rapport individuel
à la télévision, à tel point que les familles sont séparées pendant les soirées. Dans La
Femme infidèle, la famille Desvallées sort de table et se dirige au salon pour passer la
93
soirée. Mais le petit garçon choisit de monter dans sa chambre :
Charles – Tu ne regardes pas la télé ?
L’enfant – Ca m’ casse les pieds
Charles – Tu es d’une sagesse !
Puis devant la télé :
Hélène – Tu ne suis pas l’exemple de ton fils…
Charles – C’est mon fils…laisse-le moi…tu sais que plus c’est mauvais, plus ça me
plait !
La vérité ne sort pas que de la bouche des enfants puisque le discours tenu autour du
poste est à peu près similaire dans Les noces rouges, par Paul Delamare, représentant de
94
l’Etat et de l’élite, selon sa femme :
Paul – Je n’comprends pas comment vous pouvez regarder ces inepties…
Hélène – Mais… c’est à vous, les … élus de la nation, de faire le nécessaire…
Paul – Bonsoir…!
Pierre Sorlin, dans Sociologie du cinéma, explique à quel point la télévision prend une
place de plus en plus grandissante dans la société et le rôle qu’elle joue comme acteur
social, prenant même le relais de l’école : « Toute forme de communication, à quelque
niveau qu’elle intervienne, suppose l’existence d’une réserve d’idées et d’images dont se
servent les locuteurs. L’école du XIXème a fourni ce barrage minimum ; elle a créé (…) le
stock indispensable pour que des échanges se produisent. En un autre sens, à une échelle
sans doute différente, la télévision crée des habitudes (…), impose à un large public des
95
modèles, des exemples, des prétextes ou des occasions de paroles
». Chez Chabrol,
les échanges qui se produisent devant la télévision sont l’occasion de régler ces comptes.
Le pouvoir hypnotique des images semble déclencher des vérités qu’il serait impossible
de se dire en face sans blesser l’interlocuteur. En effet, la volonté des personnages est
92
comme le dit Catherine dans La Cérémonie
93
94
95
34
La Femme infidèle, séquence du repas, « 4’’40 »
Les noces rouges, séquence « repas en famille », 10’’18
SORLIN, Pierre, Sociologie du cinéma, 1977, éd. Aubier-Montaigne, p.14
Deuxième partie : Les bourgeois et le reste de la société, deux manières d’appréhender les
barrières sociales
annihilée devant le spectacle qu’offre la télévision. Les échanges ne se font plus en faceà-face, comme lors des repas (moment de partage, de convivialité en famille), mais côte à
côte, sans se regarder dans les yeux, et anesthésient les réactions. Dans Les noces rouges
par exemple, Paul, quelque peu énervé par l’attitude abêtie de sa femme et de sa belle-fille,
leur glisse quelques phrases susceptibles de les faire réagir :
Paul – Ma chère Hélène, demande à ta mère si elle n’a pas été contente que je te donne
une éducation et que je paie tes études…
Lucienne – Ravie ! et aussi que tu veuilles de moi, j’ai été ravie mon chéri !
Paul – Mais tu me rends très heureux. Vous me rendez très heureux toutes les deux !
Lucienne – Merci
Les bourgeois ont donc un point de vue très critique sur cet objet car ils s’en méfient.
Pourtant, ils se laissent piéger et hypnotiser par les images : tous les personnages placés
devant une télévision dans les films de Chabrol ont le même regard perdu, loin, et une
posture relâchée, presque dégradante : le corps est semi allongé (Guillaume dans Merci
pour le chocolat est dans sa chambre, sur son lit en train de fumer, ou Lucienne et sa
fille dans Les noces rouges, sont avachies dans un canapé, l’œil morne), et toutes les
manifestations de leur force, de leur assurance et de leur détermination les quittent.
Ce qui est en jeu dans le rapport à la télévision, c’est le pouvoir. Paul, dans Les noces
96
rouges, est le parfait représentant du pouvoir politique et est mis face à son impuissance en
ne captant pas l’attention de ses femmes, et en ne proposant pas d’alternative de qualité au
programme télévisuel. Marc Ferro, dans Histoire et Cinéma, écrit : « L’image – télévisuelle
97
particulièrement – est partout, maîtresse des mœurs et des opinions, sinon des idées
». L’historicité bourgeoise est ainsi menacée : ce ne sont plus eux qui imposent leur culture
et leur mode de vie comme modèle à suivre. Ils sont devancés par ce média de masse
qui fournit une alternative à la culture légitime : les bourgeois ne peut pas contrôler les
programmes qu’ils regardent, ils ne peuvent que les subir.
En revanche, les bourgeois parviennent à maintenir une distance avec la classe
populaire dans la manière de consommer la « culture » émise par le petit écran. C’est de
cette façon qu’ils se définissent en opposition des classes dominées.
Dans La Cérémonie, la télévision occupe la première place du début à la fin. On
découvre la demeure quand la famille étrenne le bouquet satellite venant alimenter la
luxueuse nouvelle télé. Modeste, l’ancienne a été reléguée sous les combles, dans la
chambre que la bonne, Sophie, va occuper : l’œil mort de l’écran éteint est la première chose
donnée à voir, quand Sophie entre dans la pièce. En liant pratiquement la présentation des
deux télévisions, Chabrol se conforme au dualisme manichéen qu’il pratique toujours : il y a
la télé des maîtres et celle des domestiques. La première dispose de tous les accessoires
imaginables : télécommande donnant accès à des programmes internationaux, meuble
design a roulettes, branchement possible sur la chaîne hi-fi… Plus petite et démodée, la
seconde n’a que les chaînes de base.
Les programmes semblent aussi tranchés que les objets. A la merveille technologique
on attribue la culture dite d’élite : retransmission de l’opéra estampillé Karajan, diffusion de
96
97
Il est député-maire, et « tient fermement la municipalité », dit-il. On apprend par ailleurs qu’il a des contacts avec un ministre.
FERRO, Marc, Cinéma et Histoire, Paris, Folio, p.12
35
La Bourgeoisie dans le cinéma français
98
« bons films ». Au vieux poste on relègue la sous-culture : celle du rap des Minikeums ,
99
comme du langage relâché de Maureen Dor, traitant de « bouquin » un dictionnaire , celle
100
des Téléthon pupulaires, ou Pascal Sevrant invoquant l’Audimat , notion abstraite qui
désigne finalement la masse populaire sans nom qui regarde la télé.
Chacun se révèle dans sa façon d’user du poste : pour Sophie, il est un refuge quand
101
son secret est menacé , devant lequel elle s’alimente aveuglément de sucreries, comme
une enfant. Le petit écran est pour elle une ouverture sur le monde, mais sa manière
de consommer la télévision est source de régression. A l’opposé, Georges ne consent à
regarder une émission qu’en tenue de soirée, opéra oblige.
La mise en parallèle des scènes autour de la télévision soulignent bien l’écart qui divise
les deux classes sociales. Chabrol utilise le même procédé pour montrer à quel point les
bourgeois et les classes dominées n’ont pas les mêmes valeurs.
B. Des valeurs différemment interprétées
Le clivage entre les classes sociales réside dans les différences d’interprétation de valeurs
universelles et au fondement de la société, comme le Bien et le Mal. La bourgeoisie,
lorsqu’elle maîtrisait l’historicité, avait imposé ses valeurs comme modèle à la société. Elles
étaient notamment basées sur des préceptes chrétiens, qui sont devenus universels, et
servent de ligne de conduite à l’ensemble de la société. C’est au nom de ces principes
moraux que des conflits naissent entre les classes dominantes et les classes dominées,
puisque les garants de l’ordre moral sont eux-même les premiers à le transgresser.
Les bourgeois sont paradoxalement ceux qui ont le moins de scrupules à passer
outre les valeurs bourgeoises. Les sujets de La Femme infidèle, et Les noces rouges sont
l’adultère des bourgeoises, et le meurtre, commis par les hommes. Dans La Cérémonie,
102
Jeanne constate que la famille Lelièvre ne respecte même pas le repos dominical :
Jeanne – T’es libre le dimanche ?
Sophie – Ça dépend
Jeanne – J’en étais sûre ! Ils respectent même pas l’jour du Seigneur… faut pas te
laisser faire hein !
La différence de conception entre le Bien et le Mal entre les deux classes explique
pourquoi un bien peut être un mal et un bienfait être perçu comme une agression. Dans La
Cérémonie, les mots « bien » et « mal » ne se recouvrent pas. Quand Mélinda accuse son
père de « toujours vouloir faire le bien des gens malgré eux », Sophie répond : « Nous aussi
on fait le bien, on aide au Secours Populaire ». La répartie de Mélinda confirme ce dialogue
de sourds : « Je sais, vous nous l’avez déjà dit ». Bien et Mal sont ainsi renvoyés d’un camp
à l’autre, le mot « bien » s’enrichissant de toutes ses ambiguïtés, employé aussi au sens
de « possession ». Comment comprendre alors la phrase de Nietzsche cité par l’invité de
Mélinda « Il est chez les gens de bien beaucoup de choses qui me répugnent, et certes
non le mal qui est en eux… » ? Le sens détourné des valeurs bouleverse l’ordre : si les
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36
programme pour les enfants, animé par des marionnettes. 1’23’’20
23’’44
« Grâce à vous l’après-midi, la 2 devient la 1 !»
Lorsque Georges lui demande, par téléphone, de préparer un dossier que son chauffeur viendra chercher. 59’’07
La Cérémonie 33’’17
Deuxième partie : Les bourgeois et le reste de la société, deux manières d’appréhender les
barrières sociales
bourgeois ne sont plus garants des valeurs au fondement de la société, qui le sera ? Mika,
dans Merci pour le chocolat, témoigne de ce changement : « Le Mal, c’est que je détourne
103
le Bien. Plus c’est violent en moi, plus ça se manifeste en Bien
». Chabrol donne donc
une image de la bourgeoisiereprésentant le Bien, le beau par rapport à la classe populaire,
mais incarnant le Mal. La fin de La Cérémonie se comprend alors comme une conséquence
inévitable du nouvel ordre établi : « On a bien fait », déclare Jeanne après le massacre final,
l’adverbe contenant cette fois le sentiment de l’injustice réparée, tout autant que celui du
devoir accompli.
C. Haine, domination et mépris : le langage comme violence symbolique
Dans La Cérémonie, les mots circulent pour mieux souligner qu’ils ne signifient pas la
même chose. Telle est la raison de la tuerie : l’incompréhension réciproque se manifeste
par un traitement complexe du langage. Les classes sociales ne peuvent pas lutter à armes
égales, dès lors que la communication ne passe pas. C’est aussi le rôle de l’analphabétisme
dans le film que de dire combien le langage et sa maîtrise définissent les rapports sociaux.
Celui qui maîtrise les mots a le pouvoir, les autres sont dominés. Au vocabulaire limité de
Sophie s’oppose la logorrhée de ses patrons. Ce sont les mots qui donnent les ordres. C’est
d’ailleurs toujours Catherine qui dirige les scènes, donc qui commande, dans tous les sens
du terme : lors de la première scène, au café, c’est elle qui passe la commande, de manière
autoritaire, alors que Sophie ne voulait rien.
Ainsi, le vocabulaire employé par les personnages glisse insidieusement du badinage
à une violence continue et symbolique. Cette violence se manifeste notamment dans ce
qu’on pourrait appeler des « fondu enchaînés narratifs ». A la conversation familiale au salon
pour savoir comment qualifier Sophie, le choix s’arrêtant finalement sur le mot « bonne »,
succède un repas débutant sur ces mots du fils, à propos des moules : « Mais c’est qu’elles
sont bonnes ! », enchaînant aussitôt : « elle sait faire la cuisine, la boniche ? ». Cette
déclinaison autour du mot, rapporté à la fois à une personne et à un mollusque, aboutit au
registre péjoratif et dit, de manière elliptique, tout le dédain qu’inspire la classe sociale de
cette femme encore inconnue. Le vocabulaire en dit long, qui assimile subrepticement la
« bonne » à un objet : « on ne peut pas reprocher à un garçon d’aimer les belles choses », dit
Georges à propos de Sophie. Ce sont de telles fissures dans la représentation des Lelièvre
qui graduent la tension pour aboutir à la violence fatale de la fin.
104
Employée de maison au début, Sophie devient une fille « répugnante
», qui n’est
105
pas « entièrement
» responsable de son analphabétisme. Là encore, l’ajout de l’adverbe
dit le mépris dont le véritable drame est qu’il est masqué par une bonté forcée, à la limite
de la charité : Georges est prêt à offrir des cours de conduite, à payer les lunettes… Un
mot ici, une intonation ailleurs : « Vous êtes gentille, vous changez les draps », lors de la
visite de la chambre des Lelièvre, contribuent à la violence quotidienne. Sous couvert d’une
bonté charitable, les mots échangés disent l’asservissement dans lequel est maintenue
Sophie soit par la condescendance avec laquelle on s’adresse à elle, soit par la manière
dont on la considère : « Faudra p’têt quand même lui apprendre à servir… », dit Georges
d’un ton moqueur, alors que la seconde précédente, Catherine venait de dire à Sophie de
poser le plat sur la table afin qu’ils se servent eux-même. Sophie, ne réagit pas, totalement
dominée, et ne maîtrisant que quelques phrases qu’elle utilise à tout bout de champ : « Je
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1’28’’34, Merci pour le chocolat
Propos de Georges dans la voiture avec Gilles.
« Si vous êtes analphabète, ça n’est pas entièrement votre faute », dit Georges à Sophie.
37
La Bourgeoisie dans le cinéma français
sais pas », « Ca va » et « J’ai compris ». Pour autant, il ne suffit pas de connaître les codes
du langage et ses techniques, il faut évidemment les maîtriser : Jeanne a beau parler et lire
beaucoup, ouvrir les lettres et écrire de la poésie, elle ne réussit pas à empiéter autrement
que physiquement sur le terrain des Lelièvre (elle visite la maison avec Sophie, saccage
la chambre des parents…)
Le mépris avec lequel les bourgeois de Chabrol considèrent les classes inférieures
s’illustre dans la manière de traiter les humains en objets. Dans La Femme infidèle,
l’employée de bureau de Charles, Brigitte, est présentée comme un objet sexuel, une
parfaite sotte, idiote et soumise, dont l’utilité humaine est nulle (le mépris est poussé jusqu’à
nous faire comprendre qu’elle n’a aucun talent : elle est aguichante, mais « d’après Paul,
106
elle ne tient pas ses promesses… » dit Charles). Elle sera même sacrifiée à l’autel du
bien-être de l’associé: « Je ne sais pas si on pourra garder Brigitte... A cause de Paul : il ne
supporte plus une remarque » annonce Charles à sa femme.
Dans La Cérémonie, il en va de même pour Sophie qui, en tant qu’objet purement
utilitaire, est invisible quand on n’en a pas besoin. Un plan montre la jeune femme
débarrassant la table pendant que, hors champ, la conversation des Lelièvre tourne autour
d’elle. Cette distinction entre la personne présente dans le champ et les voix hors champ
indique à la fois que Sophie entend tout, et que, pour les Lelièvre, sa présence ne compte
pas. De même lors de l’anniversaire, Sophie est la seule à ne pas être présentée à Jérémie,
qui d’ailleurs, ne la voit même pas.
Chabrol présente ainsi à quel point les barrières sociales sont infranchissables, puisque
les groupes sociaux se définissent en opposition les uns aux autres. La distance des
bourgeois avec le reste de la société est immense, et construite de mépris et de violence
symbolique envers les plus faibles. Cette violence va même jusqu’à nier l’existence du reste
de la société.
3. La négation possible du reste de la société : un entre-soi absolu
La bourgeoisie existe en soi, nous l’avons vu, par sa place dans les rapports de production,
puisqu’elle est la classe qui prélève la plus-value et vit concrètement. Mais elle est aussi
une classe pour soi, car elle se construit comme classe dans la pratique, en défendant
collectivement ses intérêts. Forte de sa position dominante elle peut même s’offrir un luxe
107
de plus, celui de « dénier l’existence de classes antagonistes
». Chabrol matérialise cet
entre-soi absolu, c'est-à-dire, le fait de ne fréquenter que des personnes du même milieu
que soi, « rester entre soi », en ne représentant dans ses films que des bourgeois. Quelques
fois, d’autres catégories sociales apparaissent, mais c’est pour mieux montrer à quel point
la classe dominante les exclue.
A. Absence de toute autre catégorie sociale
Les huit films de Chabrol que nous avons sélectionnés ont pour personnages principaux des
bourgeois. Mais dans leurs environnements, leurs fréquentations et leurs connaissances,
aucun membre des autres catégories sociales n’est présent. Ils vivent en huis clos pour la
plupart, souvent terrés dans leurs propriétés entourées de grands murs. Le plus flagrant est
peut-être Merci pour le chocolat. A Lausanne, il ne semble exister personne d’autre que de
106
107
38
Scène au bureau de Charles, à Paris, 16’’30. Paul est l’associé de Charles, ou du moins, son collègue.
PINCON, Michel et PINCON-CHARLOT, Monique, Sociologie de la bourgeoisie, 2003, La Découverte, p.48
Deuxième partie : Les bourgeois et le reste de la société, deux manières d’appréhender les
barrières sociales
grandes fortunes et des bourgeois. En effet, même lorsque les personnes sont dans des
lieux publics, ou dehors, elles vivent en autarcie. Dans les premières minutes se déroule
le mariage civil de Mika et André. Ils sont entourés d’amis, de proches, et il n’y a aucun
étranger. Même la mairesse est une vieille amie de Mika. Le monde extérieur est représenté
par un photographe, qui souhaite prendre une photo des époux pour la presse locale. C’est
ennuyés, que les Polonski acceptent, et posent avec distance. Par là, c’est le seul moment
où ils paraîtront au monde extérieur.
108
La séquence suivante met en scène Louise et une amie . On croit dans un premier
temps qu’elles sont dehors, au milieu d’autres gens. Mais en fait, on découvre qu’elles sont
derrière une baie vitrée. Il en est de même pour les habitations. Jeanne et Louise vivent sur
« les hauteurs » de Lausanne, c'est-à-dire, littéralement, au-dessus de la ville, isolées du
reste de la population. Leur maison d’architecte est composée de baies vitrées, qui donnent
109
à voir un paysage, mais pas des personnes évidemment . Plus tard, on les voit prendre
110
leur petit déjeuner , face au lac. On a l’impression qu’elles sont au milieu du reste de la
société, mais en fait, elles sont dans une bulle. Par ailleurs, pour quitter la maison, Jeanne
111
emprunte une route encadrée de grilles et de murs de protection . Enfin, la seule fois où
l’on voit Mika hors de chez elle, c’est lorsqu’elle préside le conseil d’administration de son
112
entreprise . Cette instance est une prolongation du « cercle », forme symbolique de la
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classe et des groupes aux intérêts similaires, dont parlent M. Pinçon et M. Pinçon-Charlot .
114
Les bourgeois craignent en fait le « mélange social ». Le Wita dit que le bourgeois se
fait une conception souvent vague et lointaine de l’altérité, parce qu’il refuse son existence,
et l’expulse, matériellement, de son environnement. A l’image, Chabrol traduit très bien cela.
Dans La Cérémonie, la présence de Sophie ne bouleverse pas la famille en apparence.
Pourtant, ils l’incluent dans toutes leurs discussions, puisqu’elle fait dorénavant partie de
leur quotidien. Mais ils prennent soin de l’exclure en permanence de leur environnement,
en niant sa présence ou en lui affectant un espace bien à elle. Tout d’abord, les lieux
sont strictement distribués. Quand Sophie découvre la maison, la cuisine lui est présentée
115
comme « son domaine ». De la même manière d’ailleurs que les bourgeois sont définis
historiquement par leurs propriétés terriennes, Sophie a, elle aussi son domaine, la cuisine,
qui peut être compris dans un double sens : comme sa compétence et son espace. De
même, elle n’entre pas dans la bibliothèque, elle ne franchit pas le seuil de la porte, heurtée
par la violence symbolique du lieu, réservé à ses patrons. Comme pour mieux signifier
qu’elle n’est pas chez elle, elle est constamment en mouvement dans la maison, alors que
dans sa chambre, elle est assise. Parallèlement, les Lelièvre sont statiques, ancrés dans
les lieux. Ils maîtrisent leur environnement où ils montrent une préférence pour les postures
arrêtées. Ils sont assis sur les divans du salon ou de la bibliothèque, et autour de la table,
pendant que Sophie fait le service. Lors de la soirée devant l’opéra, la caméra balaye la
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115
Merci pour le chocolat, séquence 6’’18
Merci pour le chocolat 11’’58
idem, 59’’42
idem, 13’’16
idem, 31’’17
PINCON, Michel et PINCON-CHARLOT, Monique, Sociologie de la bourgeoisie, 2003, La Découverte, p. 37
LE WITA, Béatrix, Ni vue ni connue, 1988, Maison des sciences de l’homme, p. 20
La Cérémonie, séquence « visite de la maison », 12’’42
39
La Bourgeoisie dans le cinéma français
pièce par un panoramique descriptif, qui fait état de la quasi absence des maîtres dans la
pièce. En fait, ils se fondent dans le décor, possèdent les lieux jusqu’à disparaître. Ils sont
assis dans les fauteuils, dans la bibliothèque, et ignorent le drame qui se joue dans leur
propre maison.
La fragmentation des lieux traduit la négation du groupe social inférieur, représenté
par Sophie. En effet, le montage des scènes de repas désigne avec minutie les liens
complexes qui séparent chacun des groupes ou cimentent les alliances. Les Lelièvre
mangent ensemble et même si on apprend au cours d’un repas que c’est une famille
recomposée, elle apparaît d’emblée comme un groupe, alors que Sophie mange toute seule
à plusieurs reprises. D’un côté, le repas scelle les rapports familiaux et inscrit les dominants
dans l’entre-soi, de l’autre, il décrit une extrême solitude. Dans le plan où, au fond du champ,
Sophie mange avec les doigts tandis qu’au premier plan apparaît un tas de vaisselle sale,
on comprend que les bourgeois se désintéressent totalement de son sort, et occultent les
conditions d’existence de cette représentante de la classe populaire.
Encore une fois, le montage traduit la séparation des groupes, l’exclusion des
« prolétaires » du champ bourgeois, en montrant, en parallèle, des activités similaires, mais
dans des espaces propres à chacun. A la réception d’anniversaire de Mélinda répond la
scène chez Jeanne, où Sophie et elle fêtent à leur façon l’anniversaire de Sophie. Les
scènes de voiture sont aussi doublées, puisqu’alors que Georges fait part à Gilles de son
116
énervement à l’encontre de la postière , celle-ci dira plus tard à Jeanne, dans sa propre
voiture, toute la haine qu’elle a pour les riches. En montrant séparément les groupes sociaux
dire et faire les mêmes choses, mais dans des endroits qui leur sont réservés et qui les
définissent, Chabrol illustre l’entre-soi permanent dans lequel les bourgeois vivent.
B. Des barrières sociales insurmontables
La répartition des espaces et les déplacements disent donc l’immuabilité et le cloisonnement
des classes. Pourtant, à quelques reprises, les personnages chabroliens ont tenté de
franchir les barrières sociales. Mais cela est impossible est conduit au drame.
En effet, on l’a vu, le récit cloisonne très nettement les personnages selon leurs classes
sociales, les bourgeois d’un côté, les prolétaires de l’autre. Pourtant Mélinda incarne le
personnage qui essaie de créer des liens entre les deux groupes, de se mettre à la place
de l’autre : alors que Jeanne a la prétention d’écrire de la poésie, Mélinda d’être douée pour
la mécanique...
Mais, habitus de classe oblige, elle s’y prend maladroitement et ne peut s’empêcher de
reproduire domination et mépris. Lorsqu’elle aide Jeanne, en panne sur le bord de la route,
elle lui jette son mouchoir sale à la figure, en un geste de dédain qu’elle n’est même pas
117
en mesure de reconnaître . De même, le déclic meurtrier a lieu juste après que Mélinda a
118
cherché à empiéter sur le terrain de Sophie. Chabrol explique très bien comment, souvent,
le patron fait le travail à la place du domestique : Mélinda prépare le thé, mais ne peut
s’empêcher de demander à Sophie où sont les tasses et de lui servir le sucre. Les deux
personnages ne cessent d’aller et de venir dans la cuisine, territoire de Sophie, de s’asseoir
et de se lever, dans une chorégraphie des gestes qui indique le danger encouru quand on
ne reste pas à sa place. Sophie le lui fait cruellement remarquer, après l’avoir traitée de
116
117
118
40
Scène juste après que Georges se soit expliqué avec Jeanne, à La Poste. 1’07’’06
La Cérémonie, 34’’18
dans les bonus du DVD de La Cérémonie, édition mk2 Productions
Deuxième partie : Les bourgeois et le reste de la société, deux manières d’appréhender les
barrières sociales
« salope » : « Mêlez-vous de ce qui vous regarde ». C’est lorsque la communication s’établit
entre les deux classes que le drame a lieu. En effet, quand Mélinda passe un peu de temps
119
120
avec Sophie, à essayer de partager quelque chose avec elle , ou chercher du réconfort ,
elle découvre son secret et plonge au plus profond de son intimité, dans ce qui explique
sa personnalité. Parallèlement, Sophie a également découvert le secret de Mélinda. Elles
sont donc à armes égales pour la première fois, et c’est Sophie qui prend temporairement
le dessus en menaçant Mélinda. Mais la jeune fille reprend vite le pouvoir en mettant toute
la famille au courant, et précipite leur chute par la même occasion.
L’empiètement de Jeanne sur l’intimité des Lelièvre tend également vers la destruction.
Quand elle ouvre leur courrier, elle attire les foudres de Georges, qui va jusqu’à la gifler, et
attise sa haine contre ces bourgeois. Plus tard, quand elle accompagne Sophie chercher ses
affaires, le soir, elle se rend dans la chambre des parents, et la saccage. La pénétration de
l’intimité du couple (leur chambre à coucher), par le franchissement des barrières sociales,
aboutit à l’anéantissement des dominés. Car dans cette configuration, ce sont Sophie et
Jeanne qui prennent le pouvoir : l’image lors de la soirée devant l’opéra, montrant les deux
121
complices dominer les bourgeois, les toiser du haut de la mezzanine . Les rôles sont
encore une fois renversés. Jeanne et Sophie sont les spectatrices de la pièce, ce sont elles
qui sont au théâtre, perchées comme dans un poulailler, que la contre-plongée surélève.
Les comédiens passifs de la scène sont les Lelièvre. La dimension sociale du spectacle est
ainsi réactivée, puisque, comme dans Don Giovanni, les personnages bien habillés seront
122
les victimes désignées .
Enfin, quand les barrières sociales sont franchies cela conduit au drame, à
l’anéantissement symbolique d’une classe. Dans La Cérémonie, la réunion dans une même
pièce des prolétaires et des bourgeois est suivie d’un carnage. Sophie et Jeanne tuent les
maîtres, sans pitié, et détruisent également tout ce qui représente leur domination et leur
distinction, puisque Sophie tire à plusieurs reprises sur les livres dorés de la bibliothèque
(symbole de culture et de richesse). Un peu plus tôt dans la scène, la limite de la domination
de l’espace par les bourgeois est figurée par une image, plusieurs fois visible, mais qui
trouve toute sa dimension au cours du premier meurtre, celui de Georges : dans la cuisine
123
est suspendu le tableau d’un lièvre, tête en bas . C’est sous cette peinture, à l’angle du
mur de la cuisine que s’affaisse M. Lelièvre, le cou ensanglanté, après que les deux filles ont
pointé leur fusil de chasse sur lui. La mort du bourgeois est donc physique, et symbolique.
Sophie et Jeanne ont tué pour avoir été exclues du monde bourgeois, de son langage,
de sa propriété. La représentation de la bourgeoisie dans ses rapports avec le reste de la
société est donc sans ambiguïté : les barrières sociales sont infranchissables parce que
la domination, le mépris et la négation de l’existence de l’autre sont le mode de vie de
la bourgeoisie. Quand les frontières tentent d’être dépassées, cela conduit au drame et à
la destruction d’une partie de la société. Cette représentation très tranchée et sans appel
donne le point de vue subjectif d’un cinéaste.
119
120
121
122
Elle lui propose de faire un test de magazine féminin : « Quelle salope êtes-vous »
Elle pense être enceinte et ne l’a encore dit à personne
séquence « Mozart, nous voilà ! », 1’35’’25
Dans l’opéra de Mozart, c’est lors d’un bal costumé qu’a lieu un quiproquo, et Don Giovanni est démasqué comme étant
le meurtrier du Commandeur
123
Le tableau est particulièrement bien visible à la minute 1’37’’35
41
La Bourgeoisie dans le cinéma français
Voyons maintenant comment Claude Sautet envisage, dans ses films, les relations
entre les bourgeois et les autres groupes sociaux.
II/ Chez Sautet, une bourgeoisie inattendue et subtile
Le cinéma de Claude Sautet s’oppose en de nombreux points à celui de Claude
Chabrol. Tout d’abord, il réalise des films « choral », ou une multitude de personnages
sont présents, du bourgeois au prolétaire, plaçant la classe dominante au contact de
ses congénères. Un grand nombre d’observateurs disent de lui qu’il écrit des histoires
« vraies », et dont les personnages reproduisent « une image réelle de la société française
124
d’aujourd’hui
». Il a choisit de peindre le Français urbain, marqué par son statut social
mais capable de le remettre en cause.
La bourgeoisie ainsi représentée est d’un autre genre : elle se mêle aux autres
groupes sociaux, comme pour mieux retrouver ses origines et sa raison d’être. Son éternel
balancement entre l’aristocratie et le prolétariat auxquels ils n’appartiennent pas, font d’elle
une classe hybride. Il n’est donc pas anormal que Sautet en fasse un tel tableau.
1. Absence de barrières sociales : le réseau préféré à l’entre soi
Les bourgeois vus dans les films de Sautet vivent essentiellement à Paris, ce qui les place
d’emblée dans un environnement riche, fait de brassage social et intergénérationnel.
A. Brassage social
De nombreux liens interpersonnels sont montrés. C’est souvent ce qui fait la force des
personnages et leur caractère. Les bourgeois décrits sont « des bourgeois classiques, bons
vivants, reflets d’une société pompidolienne, puis giscardienne
125
».
Ainsi, dans Mado, Simon est un grand bourgeois, riche, amateur d’art, intelligent,
blasé mais libéral et ouvert aux idées nouvelles et à la modernité. Il semble mépriser
les conventions bourgeoises. En fait, son personnage renvoie à de nombreux individus
appartenant à la bourgeoisie, qui refusent le conformisme de leur milieu. Il fréquente une
jeune femme, Mado, qui se prostitue pour arrondir ses fins de mois. Elle incarne le milieu
populaire, mais en même temps elle s’immisce dans l’univers bourgeois et celui des affaires
douteuses de par sa relation avec Simon et Manecca. Avec elle, il découvre le monde
des petits salariés, des chômeurs, des étudiants pauvres. Il embauche Pierre comme
comptable, sans vraiment le connaître, mais parce que c’est un ami de Mado, il lui fait
confiance. Il n’hésite pas à se faire accompagner de celle-ci alors qu’il se rend à une
126
réception mondaine , où les codes bourgeois voudraient que seuls les gens du milieu
soient présents.
124
125
KORKMAZ, Joseph, Le Cinéma de Claude Sautet, Paris, éd. Lherminier, Collection Cinéma Permanent, 169 p.
LAYANI, Jacques, Les films de Claude Sautet, Paris, éditions Seguier, p.16
126
La scène où Lépidon propose de lui racheter la dette de Julien. On ne sait pas grand chose de la nature de la réception,
mais il s’agit très probablement d’une réunion de promoteurs immobiliers, peut-être une cérémonie de remise de prix. On peut voir
42
Deuxième partie : Les bourgeois et le reste de la société, deux manières d’appréhender les
barrières sociales
Il en va de même dans Vincent, François, Paul…et les autres. Cette bande d’amis de
longue date a l’habitude de se retrouver le week-end, dans la maison de Paul. Vincent est
le chef d’une entreprise de mécanique, François est médecin, Paul est écrivain, et Jean
travaille comme ouvrier dans l’entreprise de Vincent. Les trois hommes ont cet attachement
pour la banlieue, où peuvent se côtoyer des personnes aux activités hétéroclites et de
milieux différents. C’est ce qui explique que François, médecin, fréquente Jean, jeune
boxeur. A cette époque, le mélange des classes sociales ne semble possible qu’en banlieue.
Leurs relations sont établies sur un pied d’égalité, chacun dit ce qu’il pense sans peur de
127
franchir les barrières sociales. La première scène présente le groupe d’amis en train
de jouer au football, en habits de la semaine, à savoir manteaux, veste de costume, pull,
chemise et même chaussures de ville pour les bourgeois (les autres ont des bottes). Les
équipes sont « mixtes », c'est-à-dire les bourgeois avec les ouvriers, et les jeunes avec les
vieux. D’ailleurs, tout le monde est le bienvenu chez Paul, il n’y a pas de barrière, de portail
à franchir pour entrer dans sa propriété, et les dimanches sont l’occasion de se retrouver
128
non pas entre personnes du même milieu, mais selon les affinités amicales .
La mixité sociale dans les relations est à l’opposé de l’entre-soi dont nous avons parlé.
Mais elle concoure tout autant à la fabrication d’un réseau de connaissances, très utile au
bourgeois en toutes circonstances. Une des composantes essentielles du groupe social
dominant est son capital social. Les grandes familles sont remplacées chez Sautet par
des « bandes », des associés, des ex-femmes. En effet, la solidarité est de mise chez
les bourgeois de Sautet, même si elle ne vient pas de là où on l’attendait. Dans Vincent,
François, Paul…et les autres, François ne prête pas l’argent dont Vincent a besoin pour
sauver son affaire, mais en réalité il ne le lui demande pas. En revanche, c’est son ancien
associé, Armand, qui le dépanne sans discuter, puis le père de son ex-femme, alors qu’il ne
lui avait pas demandé. La réussite, professionnelle surtout, est tributaire du réseau que le
bourgeois possède : il lui faut du capital économique, une assistance appropriée (politique
souvent) et profiter de certaines circonstances favorables. Dans Mado, Simon ne parvient
à ses fins que parce qu’il a su activer son réseau : il a d’abord rencontré Vaudable, un
ancien collègue de Lépidon, grâce à son avocat, puis, grâce à Mado, il entre en contact avec
Manecca qui possède les documents compromettants. Il a alors les armes pour toucher
Lépidon, par l’intermédiaire de Barachet. C’est parce qu’il ne met aucune barrière sociale
dans ses relations avec les autres qu’il connaît la réussite : « le capital va au capital », écrit
129
Bourdieu .
Les itinéraires professionnels de certains personnages expliquent les rapports étroits
entre les groupes sociaux. Vincent, par exemple, dans Vincent, François, Paul…et les
autres, semble avoir connu une ascension professionnelle qui le rapproche de ses ouvriers,
puisqu’il vit au jour le jour les mêmes évènements qu’eux, et comprend leurs problèmes. « La
crise économique a atténué les disparités entre les classes productives et les prolétaires,
130
chacun étant touché par le marasme ambiant », écrit J. Korkmaz .
des femmes très distinguées, portant robes de couturier, gants, chapeaux et bijoux. Elles accompagnent leurs époux et sont en
représentation comme dans toutes les cérémonies mondaines.
127
128
Séquence « Une partie de campagne… » 2’’15
Séquence du « gigot ». Quand Paul rejoint François dehors, deux voitures d’amis arrivent, alors que personne ne les
attendait.
129
130
BOURDIEU, Pierre, La Distinction, 1979, Éditions de Minuit, 640 p.
Le cinéma de Claude Sautet, op. cit.
43
La Bourgeoisie dans le cinéma français
L’aspect choral des films se reflète aussi dans le brassage générationnel. Petits et
grands, jeunes et moins jeunes ont les même activités et ne cloisonnent pas leurs vies.
Les pères sont surtout présents. Celui de Simon, dans Mado, est plus étoffé que celui de
Pierre dans Les choses de la vie ou que celui de Catherine dans Vincent, François, Paul…
et les autres. Le dénominateur commun aux trois vieillards est leur élégance et leur allure.
Le père de Pierre est fringuant et coureur ; celui de Catherine vient donner de l’argent à
Vincent, alors que dans les deux autres films, se sont les pères qui demandent de l’argent
à leurs fils. Les trois personnages, quel que soit leur degré de réussite dans la vie, sont
délivrés de l’obsession de leur statut social maintenant qu’ils sont dans le troisième âge. Ils
ont alors moins de responsabilités et se sentent plus libres dans leurs rapports aux autres.
Ils mènent une vie plus détendue et plus agréable que leur progéniture et tiennent à profiter
des plaisirs qu’ils peuvent encore obtenir. Le père de Simon se mêle aisément au reste de
la bande, que ce soit celle des associés de son fils, celle de ses amis ou ceux de Mado.
Les plus jeunes sont aussi membres du groupe et ils sont là non pas en tant que « fils de »,
mais en tant qu’amis, donc traités d’égal à égal avec les bourgeois. Dans Mado, même si
Simon est le personnage principal majeur, deux groupes générationnels sont en contact :
d’un côté Papa, Julien, Maxime, Maurice, Girbal, Antoine, Hélène ; de l’autre, les jeunes :
Mado, Pierre, Alex, Francis, Roger, Solange. La plupart sont présents dans la scène finale,
lorsque les voitures sont embourbées, après avoir visité le terrain acheté par Simon et avoir
fait la fête dans un village.
Enfin, dans Vincent, François, Paul…et les autres, les trois personnages principaux
ont chacun une vie propre, malgré leurs liens passés. Le caractère unitaire du groupe est
même dur à saisir parfois. Ils ont une « bande à contacts étendus, mais il n’y a pas de
131
dilution tribale
». En effet, la bande ne crée pas une communauté, elle offre un prétexte
132
à « l’émulation interindividuelle » (le match de football au début pousse chacun à se
surpasser pour gagner), aux plaisanteries (« on » a débranché le delco de la voiture de
Vincent), et permet un face à face permanent renvoyant chacun à ses contradictions (Paul,
qui n’a plus d’inspiration ni d’ambition réelle, reproche à Jean de vouloir se lancer dans un
match perdu d’avance).
L’esprit grégaire de ces personnages aux origines sociales différentes se traduit par un
fourmillement permanent à l’image. Les ambiances sont très bruyantes, chargées de rires,
133
134
de conversations mêlées, de bruits hors-champ … Les plans sont souvent larges , afin
de montrer l’ensemble des groupes, la réunion des milieux et des origines et l’unité des
membres. Quand, chez Chabrol, les atmosphères étaient feutrées, calmes, harmonieuses,
chez Sautet, en revanche, les mouvements dans le champ et les bruits parasites sont autant
de révélateurs de l’état d’esprit du groupe, de la manière dont les relations sociales sont
vécues, à savoir dans la chaleur humaine, la convivialité et l’agitation urbaine.
B. De la proximité pour se donner bonne conscience ?
Les bourgeois de Sautet sont des humanistes raffinés et cultivés, mais l’attention qu’ils
portent aux autres semble être une manière de se donner bonne conscience.
131
132
133
134
44
Le cinéma de Claude Sautet, op. cit., p.54
idem
voir notamment la scène dans la cuisine, après le feu dans la cabane en bois
on parle d’ailleurs de « plans d’ensemble »
Deuxième partie : Les bourgeois et le reste de la société, deux manières d’appréhender les
barrières sociales
En effet, en restant au contact de la société, ils évacuent leur culpabilité d’être
impuissants face à la réalité : le chômage de Mado et de ses amis, les magouilles pour
Simon, la nostalgie d’un passé trop loin pour les trois amis de Vincent, François, Paul…
et les autres, ou encore l’insatisfaction personnelle qui pousse Pierre à fréquenter Hélène,
une femme bien plus jeune que lui dans Les choses de la vie.
Alors que l’individualisme prend une place de plus en plus importante dans la société,
l’égoïsme et l’égocentrisme sont contrebalancés par la recherche du réconfort auprès du
plus grand nombre possible de personnes, et peu importe leurs origines. Simon cherche à
aider les plus faibles de son groupe et espère ainsi se faire aimer du plus grand nombre,
pour échapper à sa solitude. Mado l’a compris : « Au fond, tu voudrais être bien vu par tout
le monde : les pauvres, les riches, les jeunes, les vieux…tu voudrais gagner sur tous les
135
tableaux. Mais aimer quelqu’un vraiment, ça tu peux pas. Tu t’aimes trop
». Il propose
pourtant à Pierre de remplacer son comptable, bien qu’il ne lui demande rien d’autre que
de lui servir de chauffeur, et offre à Alex la ferme qui se trouve sur les terres achetées et
destinées à la construction…Son altruisme semble sincère, mais il allège par là même sa
conscience d’avoir obtenu ce qu’il voulait en employant les mêmes méthodes que ceux qu’il
a mis à terre.
Cette capacité à faire tomber les barrières est historiquement une caractéristique
des professions libérales. En effet, dans Histoire des passions françaises 1848-1945, T.
Zeldin écrit que des études réalisées auprès de personnes nées dans les années 1930
montrent que même si de puissants obstacles freinaient l’établissement de liens d’amitié
entre personnes de conditions différentes, les membres aisés des professions libérales sont
les plus enclins à faire tomber les barrières de la classe. L’amitié, écrit-il, « unit rarement
des semblables ; les individus recherchent auprès de leurs amis les qualités qu’ils admirent,
de préférence à celles qu’ils possèdent ; ou alors ils sont menés par le désir d’un mixte de
136
l’image qu’ils se font d’eux même et de ce qu’ils voudraient être
que les bourgeois de Sautet envisagent leurs relations avec autrui.
». C’est comme ce la
2. Des pratiques culturelles légitimes absentes à l’écran
A. Absentes ou sous-entendues ?
Les personnages de Claude Sautet acquièrent le statut incontestable de bourgeois à
travers leur niveau et cadre de vie, et une certaine éducation qui fait d’eux des personnes
distinguées, raffinées et respectées. Les pratiques culturelles sont absentes à l’écran. Cela
ne signifie pas qu’elles ne font pas partie de leur vie, mais simplement que les activités
culturelles ne sont pas partagées avec le groupe. Par exemple, dans Mado, Simon est
visiblement doté d’un fort capital culturel, certainement hérité de son père. Ils possèdent
137
une très grande collection d’objets et d’œuvres d’art et Manecca dit de Simon : « Vous
138
qui êtes un amateur d’art… ». La seule activité partagée par « Papa » avec ses amis
est une partie de bridge, suivie de la dégustation d’une bouteille de Château Margaux. De
135
136
Mado, scène de tête-à-tête entre Mado et Simon 1’10’’21
ZELDIN, Théodore, Histoire des passions françaises 1848-1945. Tome 3 « Goût et Corruption », Paris, éditions du Seuil,
p. 346-347
137
138
Mado voir la scène du dépouillement de l’appartement, 1’14’’00
idem 1’08’’13
45
La Bourgeoisie dans le cinéma français
même, les seuls indices que l’on a de la distinction culturelle de Pierre dans Les choses de
la vie sont son goût pour les beaux et anciens meubles, puisqu’il fréquente une salle des
139
140
ventes , et le fait qu’il écoute de la musique classique, dans sa voiture …
Dans Vincent, François, Paul…et les autres, le bon goût et la distinction de François se
lisent à travers l’ameublement de son appartement parisien et de son cabinet médical, et
à son allure physique soignée. Paul représente l’intellectuel, l’artiste, l’écrivain entouré de
ses livres, mais dont l’inspiration s’est tarie. Quant à Vincent, à en juger par sa manière de
s’exprimer, il est visiblement moins cultivé que ses deux amis, la réussite professionnelle
représente son orgueil d’homme, sa raison d’être et sa personnalité et ce pour quoi il
est admiré : combatif, entreprenant, optimiste. Il ne faut pas être étonné du manque de
culture et de diplômes de ce dernier, car d’après G. Vincent : « Il semble que les ingénieurs
diplômés soient très peu nombreux à créer des entreprises : 26% seulement des créateurs
d’entreprises auraient fait des études supérieures. Si ce chiffre est exact, cela donnerait
à penser qu’un cursus universitaire élevé contribue à atténuer les facultés créatrices et
141
le goût du risque pour développer le désir de sécurité ». Vincent semble issu de cette
génération d’entrepreneurs qui se sont lancés dans l’industrie sans bagage universitaire,
et corrélativement, sans le bagage culturel que procurent les titres scolaires, comme l’écrit
Bourdieu
La manière de réagir de certains personnages (ceux joués par M. Piccoli surtout) et
la façon de se comporter en société ou en privé ne correspond pas à l’attitude tout en
retenue et en maîtrise de soi qu’exigent les relations sociales dans le milieu bourgeois. En
effet, l’éducation bourgeoise veut que calme et contrôle de soi soient les maîtres-mots de
l’apparence bourgeoise. Même si les bourgeois interprétés par Piccoli semblent toujours
tenus à dominer constamment leurs muscles, il en résulte tension, crispation, nervosité
142
et colères. Simon , par exemple, est un personnage froid et distant avec ses proches.
Il peut pourtant être sujet à des sautes d’humeurs colériques, et il s’emporte facilement.
C’est le cas dans son appartement, quand il cherche à joindre Girbal, son avocat, et que
« Papa » intervient sur la ligne téléphonique par inadvertance : il s’énerve alors violemment
143
contre lui . Plus tard, et à plusieurs reprises, il hausse le ton avec Mado, de manière assez
inexpliquée, simplement agacé qu’elle ne comprenne pas son point de vue sur Manecca ou
144
sur les moyens qu’il veut employer pour s’en sortir . Idem pour François, dans Vincent,
François, Paul...et les autres, qui réagit violemment contre sa femme, Lucie, après qu’elle
lui avoue le tromper. Il va même jusqu’à la frapper et la bousculer. Lucie aussi porte en elle
« une violence bourgeoise, de bonne éducation », comme la décrit Sautet, dans Sautet par
145
Sautet
. Elle n’hésite pas à faire le procès de son mari, et lui parler durement, presque
avec mépris.
139
140
Les choses de la vie, 38’’39
idem, 47’’00
141
VNCENT, Gérard, Les Français 1945-1975 Chronologie et structures d’une société, p.331, cité dans Le Cinéma de Claude
Sautet, op. cit.
142
143
144
145
46
Mado
idem, séquence 15’’50
idem, séquence 42’’18
BINH, N.T., RABOURDIN, D., Sautet par Sautet, Paris, Editions de La Martinière, p. 224
Deuxième partie : Les bourgeois et le reste de la société, deux manières d’appréhender les
barrières sociales
B. Loisirs bourgeois ou prolétaires ?
Les loisirs des bourgeois de Claude Sautet sont loin de la représentation que l’on se fait
d’eux habituellement, ou de ce que l’on peut voir chez Chabrol. L’absence de barrières
sociales explique que les « pratiques culturelles » des bourgeois (entendues au sens large)
sont proches de celles du milieu populaire. Qu’il s’agisse des repas, des lieux fréquentés
ou des sports pratiqués, leurs habitudes sont les mêmes que celles des groupes dominés.
Comme ils fréquentent des classes inférieures, des chômeurs, des ouvriers, des étudiants,
ils partagent leurs préoccupations et leurs distractions. Le matérialisme de la vie les pousse
à jouir des plaisirs d’un présent capricieux. Selon Bourdieu, « l’hédonisme qui porte à
prendre au jour le jour les rares satisfactions (les « bons moments ») du présent immédiat
est la seule philosophie concevable pour ceux qui, comme on dit, n’ont pas d’avenir et qui
146
ont en tout cas peu de chose à attendre de l’avenir
». La nourriture (la « bouffe » comme
il est souvent dit dans les dialogues), occupe une place primordiale dans les jouissances
quotidiennes. La bonne chère est un palliatif aux tracas endémiques des bourgeois. Les
scènes de bistrots, de brasseries, de petits restaurants sont pléthores. Ce sont d’ailleurs
des lieux de rencontres, de brassage social et culturel : au restaurant chez Lucienne, dans
147
Mado, Simon retrouve les amis de Mado, avec qui il discute de leurs projets d’avenir . Plus
tard, c’est dans cette même brasserie que les associés et amis de Simon se réunissent,
autour d’un déjeuner, et sur la nappe en papier, font les comptes de ce que rapporte la vente
148
des biens de Simon, pour payer Manecca . Les plus vieux mangent avec les jeunes, les
bourgeois avec les chômeurs, tout cela dans une atmosphère très enfumée, typiquement
française.
La fréquence des scènes de préparation et de consommation de repas, et la rareté
des scènes de représentation théâtrales, cinématographiques et artistiques dans l’univers
filmique de C. Sautet, correspondent aux comportements des bourgeois analysés par
Bourdieu. En effet, l’alimentation (y compris les repas au restaurant ou à la cantine) absorbe
37,4% du budget des industriels et gros commerçants, et 24,4% du budget des professions
libérales tandis que la culture n’occupe qu’une place très modeste : 1,3% pour les premiers
149
et 2,3% pour les seconds . La viande demeure le plat privilégié des hommes. Elle procure
vigueur et vitalité. La querelle autour du gigot saignant dans Vincent, François, Paul...et les
autres est assez significative. François coupait avec application les tranches de viande au
150
moment où la discussion vire aux invectives .
Tous les repas sont conviviaux, parfois trop arrosés, mais le vin, le pain, la charcuterie
sont toujours présents. « Le vin, remarque Zeldin, a joué dans la vie des Français un rôle
aussi considérable et aussi complexe que celui joué par les idées politiques ou sociales.
On tenait le vin pour responsable de cet aspect le plus admirable du caractère national
– la cordialité, la franchise dans les rapports humains, la bonne humeur, le don de la
146
147
148
La Distinction, op. cit., p. 203
Mado, séquence « réunion au café » 46’’45 : Alex explique son projet de s’installer à la campagne comme pépiniériste
idem, 1’14’’31
149
Chiffres tirés du tableau 17 – Structure des dépenses chez les professeurs, professions libérales, industriels et gros
commerçants. La Distinction, op. cit., p. 205
150
Vincent, François, Paul...et les autres, séquence du « gigot » 1’01’’33
47
La Bourgeoisie dans le cinéma français
151
conversation et la délicatesse du goût…
», autant de caractéristiques réunies dans le
groupe de Vincent, François, Paul...et les autres et Mado.
Les bourgeois n’ont pas peur de se montrer enivrés. Au contraire, le vin consolide la
communauté et regroupe les individus, puis, quand la communication s’avère plus difficile,
il incarne sa nostalgie et on déplore sa rareté. Dans Vincent, François, Paul...et les autres,
lors de l’inauguration du nouveau café d’un des amis de la bande, Clovis, Paul a trop bu et
152
amuse la galerie . Il en profite d’ailleurs pour inviter tout le monde chez lui, le week-end
à venir, et ne s’en souviendra plus le moment venu. Cette séquence est particulièrement
longue car des faits importants s’y déroulent. Malgré le brouhaha, Vincent parvient à joindre
Armand au téléphone, qui lui prête une partie de l’argent dont il a besoin, tandis que François
déplore de ne pouvoir aider son ami. Lucie arrive avec Julia, et on comprend en même
temps que François, que sa femme s’éloigne de lui, qu’il y a des tensions entre eux. Cette
scène met en avant d’autres enjeux. On peut voir que Vincent, malgré une grande popularité
parmi les invités (il est accosté six fois avant d’atteindre la cabine téléphonique), est tout seul
face à ses ennuis d’argent et de cœur. De plus, ce genre de « rendez-vous incontournable »
pour les membres du groupe fonctionne comme une sorte de test : il met à l’épreuve ceux
qui voudraient prendre des distances avec le reste de la bande, puisqu’ils sont montrés du
doigt : quand Vincent arrive à l’inauguration du café, Clovis se réjouit de le voir mais lui dit :
« On m’avait dit qu’tu viendrais p’têt’… j’me suis dit « ah l’salaud ! » ! ».
Dans Les choses de la vie, c’est un restaurant plus bourgeois que Pierre et Hélène
153
fréquentent . Comme le décrit Bourdieu, « chaque table constitue un petit territoire séparé
154
et approprié
». Ils se disputent à propos de leur prochain départ en Tunisie, et cela sonne
comme le début de leur rupture. Ils semblent familiers de ce lieu puisqu’en arrivant, ils font
signe à quelqu’un, de loin, indiquant à quel endroit ils s’assoient. Ainsi, la fréquentation des
restaurants, brasseries, bistrots et cafés n’est présentée qu’en groupe, mais ces lieux sont
révélateurs de la personnalité et de la vision de la vie des bourgeois de Sautet. Bourdieu
écrit que ces troquets sont « la réalité contre le toc, le simili, la poudre aux yeux ; c’est le
petit bistrot qui ne paie pas de mine avec ses tables en marbre et ses nappes de papier
mais où on en a pour son argent et où on n’est pas payé en monnaie de singe comme
dans les restaurants à chichis ; c’est l’être contre le paraître, la nature et le naturel, la
simplicité ( à la bonne franquette, sans façon, sans cérémonie), contre (…) les simagrées,
les manières et les façons (…) c’est la liberté et le refus des formes spontanément perçues
comme instrument de distinction et de pouvoir
155
».
Ces lieux sont très bruyants, on y fume beaucoup, on bouge beaucoup, on se déplace,
on s’agrège à une table, les plats et les verres circulent, on rit et on chante : c’est le cadre
privilégié de l’échange, brassant les origines sociales et les niveaux de fortune. La séquence
chez Clovis, dans Vincent, François, Paul...et les autres, ou plus tard, alors que le groupe
se sépare, juste avant la fin du film, illustre à quel point les bourgeois, avec leurs cigares,
aiment s’y retrouver.
151
152
153
154
155
48
Histoire des passions françaises 1848-1945. Tome 3 « Goût et Corruption », op. cit., p. 458
Vincent, François, Paul...et les autres, séquence « chez Clovis »
Mado, séquence restaurant, 25’’06
La Distinction, op. cit., p.222
idem, p.222
Deuxième partie : Les bourgeois et le reste de la société, deux manières d’appréhender les
barrières sociales
Une autre pratique surprenante de la part des bourgeois de Sautet est le sport
dévolu aux classes populaires. Ou du moins, du sport qui n’est pas habituellement
156
pratiqué par les classes dominantes. Il n’y a que Pierre qui s’adonne à une activité plus
typiquement bourgeoise, la voile. Cependant, il ne s’agit que d’un petit bateau, rien de
chic ou d’ostensiblement cher. La voile, comme le golf, le ski ou l’équitation présentent
des obstacles économiques qui peuvent expliquer que les classes populaires y aient moins
accès. Mais cela n’explique cependant pas tout et l’apprentissage précoce, dans la tradition
familiale notamment, sont des indicateurs de l’ancienneté et du degré intégration dans le
milieu bourgeois. De plus, de nombreux éléments qu’apprécient les bourgeois se retrouvent
dans ce genre de sports : ils sont pratiqués dans des lieux réservés ou dur d’accès ( clubs
privés, étendues d’eau, lac ou mer inaccessibles sans le matériel adéquat), à des moments
choisis par eux, au prix d’une dépense corporelle relativement réduite et avec les partenaires
de leur choix.
Dans Vincent, François, Paul...et les autres, les trois personnages principaux sont
157
amis avec Jean , employé chez Vincent, et boxeur qui hésite à passer professionnel. Par
l’intermédiaire de cet ouvrier, on découvre l’intérêt que portent les trois bourgeois pour la
boxe. Sans le pratiquer, ils se rendent pourtant aux entraînements de Jean, le conseillent
158
pour son prochain combat , s’intéressent aux autres boxeurs. Paul surtout, avoue être fin
159
connaisseur : « Jean, il est très bon. C’est un styliste. Mais l’autre
, c’est un tueur…
Je l’connais, j’l’ai vu ya deux ans au Palais des Sports ! Contre un styliste justement, et
qui les prenaient…Comment y s’appelait déjà ?…Amadoui !… Et ben Amadoui, il a pas fait
deux rounds ! ».
Les classes bourgeoises entretiennent un rapport particulier avec le corps. On a
vu qu’elles établissent, par leur comportement, une distance avec « l’état de nature »
de l’homme. Tout ce qui se rapporte au corps doit être distingué, travaillé, cultivé, pour
s’éloigner de ce qui rapproche l’homme de l’animal. La boxe demande un engagement
160
corporel total, quasiment à nu, de l’effort et de la souffrance . Les bourgeois envisagent
le sport comme un moyen d’entretenir leur santé, et non détruire ou abîmer leur corps.
Pourtant, les sports les plus typiquement populaires comme le football, le rugby ou la boxe
étaient à leurs débuts, adulés des aristocrates. C’est en se vulgarisant qu’ils sont justement
devenus « vulgaires » aux yeux des dominants : « la composition sociale de leur public
qui redouble la vulgarité inscrite dans leur divulgation, mais aussi les valeurs et les vertus
exigées, force, résistance au mal, disposition à la violence, esprit de « sacrifice », de docilité
et de soumission à la discipline collective, antithèse parfaite de la « distance au rôle »
161
impliquée dans les rôles bourgeois
». Outre la boxe, on voit au début du film les trois
amis prendre part à une partie de football (avec les plus jeunes du groupe) dans laquelle ils
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158
159
160
161
Les Choses de la vie
interprété par G. Depardieu
54’’47
l’adversaire à venir de Jean, Catano.
À ce propos, voir La Distinction, op. cit.
Idem, p. 239
49
La Bourgeoisie dans le cinéma français
162
163
s’engagent avec joie et sans retenue . Tous trois connaissent bien les règles
y jouer, preuve que ce sont des amateurs et connaisseurs de ce sport.
et savent
Sautet nous donne donc la représentation d’une bourgeoisie subtile, dont les
caractéristiques presque caricaturales ne sont pas mises en avant. Les relations que
les bourgeois de Sautet entretiennent avec le reste de la société sont essentielles pour
appréhender une autre facette possible de la classe dominante. Alors que chez Chabrol,
elle cultive l’entre-soi et la distinction, niant jusqu’au mépris l’existence des groupes sociaux
inférieurs, chez Sautet, la mixité sociale fait sa force.
Nous allons donc voir dans la troisième partie si la réalité sociale a de l’emprise sur les
dominants ou si le mode de vie qu’ils proposent fonctionne comme un modèle imperturbable
traversant les années, de 1970 à nos jours.
162
Vincent, François, Paul...et les autres, 1er séquence « Partie de campagne chez Paul », 2’’02-13’’20. Paul se fait même
mal au pied après un contact sur un autre joueur
163
50
après qu’un joueur ait fait une faute, il est décidé de tirer un coup-franc indirect, règle connue par les connaisseurs du jeu
Troisième partie : Les bourgeois et leur ancrage dans la réalité
Troisième partie : Les bourgeois et leur
ancrage dans la réalité
Nous allons à présent étudier comment les réalisateurs inscrivent les bourgeois dans la
société, entendue au sens de contemporanéité. Le contexte social dans lequel un film est
réalisé se reflète nécessairement dans le sujet traité, surtout si celui-ci s’attache à décrire
une partie des membres de cette société. Mais l’absence de référence au « temps présent »
est tout aussi révélateur de la manière dont les groupes sociaux en question sont vus par
le cinéaste.
Des années 1970 à nos jours, la France est entrée dans la modernité, en passant
par la la croissance éconoique puis la récession. Autant d’évènements qui façonnent une
société. Pourtant, Chabrol représente les bourgeois sans réel ancrage dans la réalité. Pour
Sautet, au contraire, la classe dominante a des liens directs avec la société : elle façonne
les bourgeois comme elle est façonnée par eux.
I/ Une bourgeoisie chabrolienne figée
Claude Chabrol, comme tous les réalisateurs de la Nouvelle Vague, a toujours tenu à
montrer ce qui lui semblait être la réalité de son époque. Prendre les classes dominantes
comme sujet dans une grande partie de ses films témoigne de l’importance de ce groupe
au sein de la société.
La bourgeoisie que présente Chabrol est figée dans le temps. Sa représentation ne
change pas entre les années 1970 et 2000, puisqu’elles ont les mêmes caractéristiques.
De plus, la société elle-même n’a pas de prise sur la bourgeoisie. Nous verrons qu’elle est
isolée de tous points de vue : (spatial, temporel) et les conséquences que cela engendre.
1. Une représentation inchangée au fil des années
Nous allons procéder ici à une comparaison entre les cinq films de Claude Chabrol que
nous avons sélectionnés : La Femme infidèle, Les noces rouges, Inspecteur Lavardin, La
Cérémonie, Merci pour le chocolat. Nous verrons grâce à cela les permanences dans les
pratiques des dominants et à quel point cette représentation est révélatrice de l’opinion qu’a
Chabrol de cette classe sociale.
A. Les mêmes lieux, les mêmes univers familiaux, les mêmes rites
Province et rumeurs
Le réceptacle de la bourgeoisie chabrolienne est la province. Calme et sereine de
réputation, mais couvant d’inavouables secrets, la province est le cadre où se déploient les
dominants. Loin d’une capitale qui étouffe les conflits, nivelle les antagonismes, la province
51
La Bourgeoisie dans le cinéma français
les exacerbe, les caricature. Plus qu’ailleurs, la bourgeoisie y règne, et protège jalousement
ses avantages et sa respectabilité.
Les noces rouges insiste plus que les autres films sur l’environnement dans lequelle
se déploie la bourgeoisie. Le générique apparaît sur l’image fixe d’une petite ville. C’est
typiquement un paysage français, presque caricatural, composé d’un hameau, de l’église
en son centre, de quelques arbres, des champs qui indiquent la ruralité et une maison
forte. Les dix premiers plans décrivent la bourgade dans toute sa banalité. Des maisons,
des commerces, une place, la route principale, la Poste, quelques rues… L’endroit semble
désert, bien que progressivement, des passants apparaissent de loin, puis des enfants à
vélo. Un détail insignifiant doit cependant retenir l’attention du spectateur : la plupart des
volets sont clos, ou entrouverts, comme si on voulait préserver ses secrets mais voir ceux
des autres. C’est cette mentalité dans laquelle se meut la bourgeoisie de province selon
Chabrol. Les rumeurs enflent autour d’une maison fermée, ou à propos d’une ombre qui se
faufile en douce la nuit, chez le voisin. C’est cette rumeur qui pose problème à la classe
dominante, qui l’empoisonne même, mais qui est l’essence même de la province. En effet,
les défauts des « bonnes familles » sont exacerbés dans ce milieu confiné, alors qu’à Paris
ils sont noyés dans l’anonymat. L’adultère, par exemple, ne peut passer inaperçu dans une
bourgade de la région parisienne ou dans un petit village où tout le monde se connaît, là où
164
le mensonge prend une autre dimension. Ainsi, Pierre Maury est connu de tous, et est
165
salué par ses concitoyens dès qu’il sort de chez lui, et on se retourne sur son passage (il
est adjoint au maire et habite en plein centre-ville) : il lui est impossible de passer sans être
vu. Le regard à l’affût qu’il jette autour de lui, alors qu’il sort un pull-over de sa voiture (que
l’on remarque à peine d’ailleurs), indique à quel point il craint les « on-dit ».
La province et ses rumeurs sont donc constitutives de la bourgeoisie chabrolienne,
quelles que soient les époques. Dans Inspecteur Lavardin, ce dernier commence son
enquête en se renseignant sur la famille de Raoul Mons, auprès du gendarme qui vient le
chercher à la gare, bien conscient que les rumeurs sont une source riche d’informations :
Lavardin – Vous le connaissiez, vous, Raoul Mons ?
Gendarme – Oh… de nom, comme tout le monde, par ses livres. On dit qu’il était sur
le point de rentrer à la Comédie Française.
Lavardin – Et la famille ?
Gendarme – Oh…très catholique comme lui. Pas mal de sous je crois. Ya le frère de
sa femme qui vit avec eux. Il est bizarre comme type. (…)
Lavardin – Et la veuve ?
Gendarme – Oh…plus jeune. 40 ans tout au plus. Comme on dit : « elle a de la classe ! »
Lavardin – Et on a pas idée de qui… ?
Gendarme – Ah non ! Si on savait, on vous aurez pas demandé de venir !
Cependant, ce « On dit » transforme la vérité et induit le policier en erreur au fil de
l’enquête, protégeant trop bien le secret des bourgeois.
Dans la petite ville de province où se déroule La Cérémonie, c’est aussi la rumeur qui
provoque un cercle vicieux de violence entre Georges et Jeanne. Lorsqu’il se rend au bureau
de Poste, pour s’expliquer avec la jeune femme à propos des lettres ouvertes, il la menace
164
165
52
L’amant de Lucienne, dans Les Noces rouges.
Première séquence : de 00’’00 à 05’’00
Troisième partie : Les bourgeois et leur ancrage dans la réalité
de porter plainte. Alors qu’il met en avant le fait qu’il sait des choses sur elle, elle lui rétorque
qu’elle en sait beaucoup plus sur lui : « Vous, vous lisez ptêt’ des ragots dans les journaux,
mais moi je sais qui vous êtes, hein, vous et votre famille ! Je sais que votre femme c’est
une putain, et que l’aut’ elle valait pas mieux…d’ailleurs c’est pas étonnant qu’elle se soit
166
suicidée…
», après quoi il la gifle. Cette scène provoque une haine profonde en Jeanne
et précipite son désir de vengeance.
Les ragots ne sont pas le fruit des seules classes populaires. Ils courent également au
sein de la bourgeoisie à propos des leurs, et se font plus insidieux quand ils sont relayés
par des proches. Dans Merci pour le chocolat, c’est un bruit de fond, un mélange de voix,
de discussions qui matérialisent l’hypocrisie ambiante lors du mariage de Mika et André.
Dufreigne, qui, le premier, s’affirme « non-amateur de rumeurs », s’exprime en « messes
167
basses » ou change de conversation quand les intéressés s’approchent .
L’image de la bourgeoisie chabrolienne est accolée à celle de la province et s’en nourrit.
Les dominants d’adonnent également aux mêmes rituels domestiques.
La famille et les rites domestiques
La représentation de la cellule familiale et des cérémonies domestiques est une autre
caractéristique de cette bourgeoisie figée.
En trente ans, la famille bourgeoise est restée la même : les parents et leur enfant
unique semblent s’imposer comme un idéal-type. Paradoxalement, même si l’éducation et le
mode de vie en société de ses membres sont irréprochables, sa composition est inattendue
pour un milieu où les règles de normalité sont religion. Les patriarches ne sont jamais les
pères des enfants (sauf dans La Femme infidèle) et il y a souvent un rapport malsain à
l’argent entre les membres de la famille. Les hommes font même figure d’âme charitable
auprès de leurs épouses : dans Les noces rouges, Paul reproche une certaine ingratitude
dans l’attitude d’Hélène et de Lucienne envers lui : à Hélène « Toi au moins, tu ne risques
pas de te tuer au travail ! Demandes à ta mère si elle n’a pas été contente que je te donne
168
une éducation et que je paye tes études…
». Dans Inspecteur Lavardin, la situation était
la même avant le meurtre : Raoul Mons n’était pas le père de Véronique. Il avait épousé
Hélène et habitait sa demeure, pour se « rembourser » du prêt qu’il lui avait concédé avant le
décès de son premier mari. Cette situation tout aussi ambiguë est d’ailleurs la clé du drame.
Dans Merci pour le chocolat et La Cérémonie, les familles sont également recomposées,
mais un lien d’amour les unit.
La vie familiale est rythmée par de véritables cérémonies, toutes similaires et élevées
au rang d’institution : les repas et les réceptions. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si l’un
des films clé de Chabrol s’intitule La Cérémonie. En effet, le mot « cérémonie » renvoie au
respect religieux, puisque cela désigne à la fois le faste avec lequel on célèbre un culte, et,
par extension, toute forme extérieure de solennité accordée à un acte de la vie sociale. Il
s’agit d’un rituel, qui est décliné de la même manière par la bourgeoisie chabrolienne quelles
que soient les époques, comme si les gestes étaient inscrits dans une tradition ancestrale.
Ainsi, par exemple, les images des repas sont construites de façon exactement similaire que
la scène se déroule dans les années 1970 ou dans les années 2000. On mange dans la salle
à manger, autour d’une table rectangulaire, avec le service en porcelaine et l’argenterie,
166
167
168
La Cérémonie, séquence 57’’45-59’’06
Merci pour le chocolat, séquence pré-générique
Les noces rouges, séquence soirée TV
53
La Bourgeoisie dans le cinéma français
et servis par une domestique. La forme de la table justement, permet les face à face, les
confrontations, aiguise les soupçons. Il n’y a que dans La Cérémonie où la table de la salle
à manger est ronde, car il n’y a pas de tension dans cette famille, l’antagonisme s’exprime
vis-à-vis de « la bonne ». Qu’elle soit carrée ou rectangulaire, la table reflète une absolue
symétrie, l’ordre et la propreté. L’ascétisme bourgeois est ainsi mis en valeur, tout comme
l’austérité du décor participe à l’aspect négatif de la représentation des dominants.
Les hommes parlent davantage que les femmes, et souvent la bouche pleine, oubliant
rapidement les règles de politesse (particulièrement dans Inspecteur Lavardin et Les noces
rouges).
Grossièreté et dégoût
La mise en scène du repas est l’occasion pour Chabrol de tourner ces bourgeois
en ridicule. En effet, les bonnes manières se sont qu’un fin vernis, car dès que l’on va
plus en profondeur dans l’observation du comportement bourgeois, on s’aperçoit vite qu’ils
169
sont grossiers et inspirent le dégoût. Dans Les noces rouges, la scène du repas débute
par un gros plan sur l’assiette de Paul Delamare, accompagné de bruits de bouches.
Il commence à parler en des termes particulièrement vulgaires, que l’on ne devrait pas
entendre dans la bouche d’un homme distingué : « Le Frank est une belle salope, sous
ses airs bonasses…un beau dégueulasse…une ordure pourrie, une pourriture puante…
enfin bref ! ». Il y a visiblement correspondance entre ce qu’il y a dans la bouche de Paul,
et ce qu’il en sort symboliquement : les mots sont à l’image de la nourriture ici : ils sont
répugnants. La scène du premier repas dans Inspecteur Lavardin, avec Raoul Mons est
similaire. La dernière image le montre à table, disant, la bouche pleine, et les yeux presque
exorbités : « Blasphème ! ». Le personnage est écœurant et grossier sous son apparence
170
de gardien de la « morale, de la renommée de la ville », comme lui dit une visiteuse.
171
Quand la « délégation chrétienne » lui montre l’affiche de la pièce de théâtre qui doit être
jouée le soir-même, un « Oh merde… ! » lui échappe. Cette image péjorative résulte de la
superficialité des comportements que Chabrol met en avant dans sa représentation de la
bourgeoisie. Il écrit d’ailleurs : « La bourgeoisie n’a pas de personnalité en soi : elle n’est
pas la réalité de l’ « être » mais de l’ « avoir ». A toutes les époques, elle est obligée de se
fabriquer des types de comportements
172
».
A la grossièreté s’ajoute le ridicule. Les attitudes précieuses, les excès de fierté ou
les contradictions caricaturent le milieu de la bourgeoisie, parfois même jusqu’à la rendre
pitoyable. Charles Desvallées est le mari trompé de La Femme infidèle, qui espionne sa
173
femme devant chez son amant, durant des heures, sous la pluie , sans aucune notion de
dignité. Lucienne Delamare et sa fille, dans Les noces rouges, se moquent ouvertement de
Paul pendant son sommeil, qui ronfle et s’agrippe à ses couvertures, comme pour garder
la fermeté et l’autorité de son rang même quand il est le plus vulnérable. Enfin, Raoul Mons
incarne toute l’antipathie qu’inspire cette classe sociale à Chabrol, que ce soit lorsque la
domestique apporte le plat du déjeuner dans ce décor solennel et que Raoul lui dit « Posezle sur la table. Nous sommes des gens simples », ou encore, lorsqu’il pousse des cris de
cochon quand Véronique le poignarde.
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Les noces rouges, séquence du repas du soir, 9’’36
Inspecteur Lavardin, première séquence 2’’02
« Notre paire qui êtes aux cieux »
Propos de Claude Chabrol, cité par Wilfried Alexandre dans Claude Chabrol, la traversée des apparences, éd. Le Félin, p. 49
La Femme infidèle, 38’’20
Troisième partie : Les bourgeois et leur ancrage dans la réalité
B. Un grain de sable dans le mécanisme
2. Une bourgeoisie isolée dans le temps : la société n’a pas d’emprise
sur elle
A. Un groupe intouchable
Les aléas économiques, politiques, le progrès social : tout ce qui façonne et modernise la
société et ses membres n’a pas d’effet sur la bourgeoisie chabrolienne. Elle est isolée dans
le temps, hors des réalités et veut paraître un modèle imperturbable. Ce groupe qui se place
au-dessus de la société semble intouchable.
C’est une bourgeoisie historique, de pouvoir, une communauté de notables à la
174
réputation solidement ancrée dans les alentours. Paul Delamare par exemple, est députémaire, autrement dit, une personnalité pour une petite ville de province. Sa présence en
des lieux publics est vécue comme un honneur par le reste de la population, qui lui doit une
reconnaissance éternelle : « Nous savons quel homme occupé vous êtes et avec quelle
ardeur et quel talent vous défendez les intérêts de notre province devant le Parlement. Nous
vous sommes d’autant plus reconnaissants d’être parmi nous ce soir », dit le directeur de
l’école à l’occasion d’un spectacle scolaire. De même, dans Inspecteur Lavardin, quelques
villageois font appel au bourgeois de la commune pour faire interdire la pièce de théâtre
jugée blasphématoire, et invoquent la réputation de Raoul Mons, « garant de la bonne
morale » pour qu’il fasse censurer la représentation.
La bourgeoisie est isolée de la société, à tel point qu’il est impossible de repérer des
éléments historiques, relatifs à l’actualité, dans les films de Chabrol. Cet isolement dans
le temps, et donc symboliquement dans l’espace, a des conséquences directes sur la vie
des bourgeois.
C’est un monde de solitude, d’uniformité, qui n’accepte pas la différence, et cet univers
ne permet ni l’éclosion d’une véritable identité, ni une quelconque ouverture sur le monde
qui l’entoure. Louis Marcorelles écrit : « La misère du monde est représentée pour ce qu’elle
175
est : une erreur, un refus d’ouvrir les yeux tout grands sur le réel.
». C’est cette distance
à la réalité, cette incapacité de voir l’évolution des mœurs et des sentiments et de l’accepter
qui précipite la bourgeoisie vers sa chute.
B. Condamnation à mort d’une classe sociale
En effet, Chabrol nous donne à voir une bourgeoisie corrompue, qui court à sa perte.
Tous ses membres sont condamnés à un funeste destin. Le premier d’entre eux est Raoul
Mons, bourgeois catholique et conservateur, austère et pervers. Il incarne un homme en
176
contradiction « avec ses pulsions profondes », en contradiction avec son milieu et le
discours qu’il tient. Il chasse les comédiens blasphémateurs de sa commune, alors que luimême mène une double vie, loin des préceptes et des valeurs morales chrétiens : trafiquant
de drogue, pervers sexuel, il tente même de violer sa belle-fille. Le sort qui lui est réservé est
donc sans appel : il meurt, poignardé par sa jeune victime, et personne ne le pleure. C’est
le même destin qui est réservé à Paul Delamare. Ce bourgeois sans scrupule a l’apparence
174
175
176
Les noces rouges
cité dans Claude Chabrol, La traversée des apparences, op. cit., p. 58
D’après Max Charnet (interprété par Jean-Luc Bideau), le gérant de la boite de nuit où se rendait Raoul
55
La Bourgeoisie dans le cinéma français
d’un homme sûr de lui, qui « aime que [s]a femme l’attende à la maison » et qui « tient bien
177
la municipalité » . Quand il découvre que sa femme le trompe avec son premier adjoint et
ami Pierre Maury, il décide de les faire chanter après quoi, Pierre et Hélène l’assassinent.
La mort de Raoul Mons et Paul Delamare est présentée et vécue comme un soulagement,
comme si la société était débarrassée de ses pires éléments. C’est d’ailleurs la bourgeoisie
elle-même qui élimine ses membres ( par Pierre et Hélène, puis Véronique et Claude).
Dans La Femme infidèle, la fin ouverte ne laisse planer que peu de doutes : la police
arrive au domicile des Desvallées, et Charles va à leur rencontre, comme s’il se rendait.
La condamnation de la bourgeoisie est tout aussi visible dans Merci pour le chocolat.
Mika a tué la première femme d’André, et tente d’éliminer Guillaume et Jeanne, les enfants.
178
La société n’a pas d’emprise sur cette bourgeoisie, à tel point que la police n’apparaît à
aucun moment pour inquiéter la meurtrière. Mais la musique que l’on entend tout au long du
film, jouée par André ou Jeanne, au piano, est très symbolique : c’est Funérailles, de Liszt.
Il y a autour de ce morceau beaucoup de mystère : Jeanne demande de l’aide à André pour
179
jouer ce titre ( elle a « plus de mal » qu’avec les autres œuvres) et André n’arrive pas à
lui faire comprendre comment l’interpréter. Tous deux ne parviennent à aucun moment à le
jouer en entier, et pourtant, cet air est lancinant tout au long du film, il flotte dans l’air. Ce
n’est que dans les derniers instants, alors que Mika avoue à André qu’elle a tué Lisbeth et
voulu faire la même chose aux enfants, que l’on entend pour la première fois Funérailles,
et en entier. Le morceau est joué par André, car c’est lui seul qui connaît la vérité et peut
sceller le sort de sa femme. Cette musique est annonciatrice du dénouement : à travers
Mika, ce sont tous les secrets, l’hypocrisie, le mensonge, les tromperies, les passe-droits,
la folie, les privilèges de ce milieu confiné, isolé, hors de la société, qui sont condamnés.
L’issue du film ne laisse planer aucune ambiguïté.
Enfin, les seuls contacts que la bourgeoisie a avec les autres groupes sociaux lui sont
fatals. Quand Raoul Mons sort de son château, par exemple, il est assassiné. Elle entretient
un rapport de destruction avec le reste de la société. Dans La Cérémonie, Chabrol présente
une couche de la société aveugle et sclérosée, qui, si elle avait traversé les apparences,
aurait pu échapper au drame. La mise en scène de la condamnation à mort de cette classe
sociale est d’ailleurs réelle : les dominés éliment les dominants. En tuant toute la famille,
même les enfants (Gilles, Mélinda et son bébé, puisque Sophie tire une seconde fois à bout
portant dans le ventre de la jeune fille), c’est la reproduction d’une catégorie sociale qui est
réduite à néant.
Cette condamnation à mort est une critique ouverte de Chabrol envers la bourgeoisie.
Le réalisateur est lui-même issu de ce milieu et pourtant, il s’est toujours évertué à le tourner
en ridicule. Même s’il renie ainsi ses origines, il fait partie de ses artistes qui finissent par
faire l’éloge du populaire par rejet absolu de leur propre milieu social, en l’occurrence, la
bourgeoisie. C’est par cette « haine de soi » que les classes populaires sont réhabilitées. En
montrant le Mal incarné par la bourgeoisie, le Bien se reflète sur les classes inférieures. De là
découle que tout ce qui a trait à la classe dominante ( ses valeurs, sa culture, ses mœurs…)
a moins de vertu que ce qui est relatif aux « gens du peuple ». C’est ce que disent C. Grignon
177
Les noces rouges, séquence repas du soir ( à partir du retour à la maison de Lucienne: 8’’40)
178
179
Ce n’est que par un coup de téléphone de Louise que l’on apprend l’accident matériel de Jeanne et Guillaume
C’est ce qu’elle dit quand André lui demande ce qu’elle a choisi de présenter au concours de Budapest. Scène « Intrusion
chez les Polonski »
56
Troisième partie : Les bourgeois et leur ancrage dans la réalité
180
et J.-C. Passeron dans Le Savant et le Populaire : au « racisme de classe » qui habite
encore de vastes secteurs de la classe dominante, ils opposent le « cultural lag », c’est-àdire, la réhabilitation des classes populaires, que l’on peut aisément appliquer à Chabrol :
« « Les gens du peuple valent mieux que nous » leur culture est culturellement plus riche
181
que la nôtre, à la limite, c’est la seule culture qui soit « naturellement culturelle » » .
La bourgeoisie chabrolienne est donc représentée hors du temps, hors des aléas de la
société, tant par l’image qu’en donne le réalisateur à travers les années, que par l’isolement
temporel dans lequel elle s’enferme. La société n’a pas de prise sur elle et elle n’évolue pas
en même temps que les autres groupes sociaux. Cela résonne comme une condamnation
à mort de cette classe sociale, sclérosée dans des rituels immuables et dont le mot d’ordre
est la préservation des apparences. La critique acerbe de Chabrol concerne la fausseté
des bourgeois, qui sous leurs bonnes manières, n’ont pas de leçons à donner aux classes
populaires et ne peuvent en aucun cas servir d’exemple. Lapropriété a fondé cette classe,
elle seule la maintient.
Nous allons maintenant voir comment Claude Sautet envisage le rapport entre les
bourgeois et la société moderne, qui évolue à toute vitesse.
II/ Chez Sautet, une bourgeoisie ancrée dans la réalité
Sautet est totalement engagé dans les réalités affectives, économiques et sociales de son
temps : il exprime ce qu’il observe autour de lui. Il représente donc une bourgeoisie au
contact de la société, une bourgeoisie qui, parce qu’elle fréquente d’autres groupes sociaux,
parce qu’elle est ouverte sur les problèmes de ses semblables, souffre avec eux. Ses
personnages sont empêtrés dans les vicissitudes quotidiennes. L’environnement explique
les comportements des bourgeois, et les soucis, les frustrations de la société, se lisent dans
leurs attitudes.
Les bourgeois de Sautet sont inscrits dans la réalité : celle des années 1970 et 1980,
cette France en transition qui amortit lentement les conséquences de mai 1968 et qui, sous
des apparences de calme cache la torpeur et la morosité.
1. Les bourgeois souffrent avec la société
La classe bourgeoise que peint Sautet est celle des années 1970, la France de la Vème
République sous Georges Pompidou (1969-1974) et Valéry Giscard-d’Estaing (1974-1981)
182
. Jean-Pierre Jeancolas pense que « les années Pompidou (et probablement celles de
Giscard) ont été un temps mou, dans lequel se sont amorties lentement les ondes de
180
terme employé dans Le Savant et le Populaire, GRIGNON, C., PASSERON, J.-C., éditions du Seuil, p. 32. Il doit être
entendu comme « la certitude propre à une classe de monopoliser la définition culturelle de l’être humain et donc des hommes qui
méritent d’être pleinement reconnus comme tels »
181
182
idem
Les choses de la vie date de 1969, Vincent, François, Paul...et les autres de 1974 et Mado, de 1976
57
La Bourgeoisie dans le cinéma français
choc de mai 68 (…) ; ce furent les années où affluèrent les premiers signes visibles d’un
183
bouleversement des mœurs que le volontarisme gaullien avait masqué
».
A. Chômage, récession, insatisfactions personnelles permanentes malgré un
environnement favorisé
Crise économique
Les bourgeois de Sautet font face à différentes crises : personnelles, professionnelles,
sociales. Aucun d’eux n’est épargné par la société et ils sont tous victimes des vicissitudes
de la vie, au même titre que les autres groupes sociaux. Ils ont tous connu les Trente
Glorieuses et ont profité allègrement des fruits de la croissance. En effet, les personnages
de Sautet sont des contemporains de l’avènement de l’Etat-providence français, qui s’est
édifié durant la période de forte croissance économique de l’après guerre (1950-1975).
Cette période, outre par une croissance régulière du pouvoir d’achat et l’accès à la société
de consommation (voiture, réfrigérateur, télévision…), se caractérise aussi par une sorte
de garantie de l’emploi. Non seulement le chômage demeure à un niveau très faible
184
(1,7% en 1968 ), mais la France souffre en permanence d’une pénurie de main-d’œuvre.
L’économie et le social sont en phase. La demande de force de travail et la croissance
rapide de la productivité offrent un emploi à temps complet à tous. Même les ouvriers peu
qualifiés peuvent facilement trouver des emplois bien rémunérés dans la construction ou
185
sur les chaînes d’assemblage des entreprises « fordistes ».
C’est la situation décrite dans Les choses de la vie. Les personnages sont l’archétype
de cette France optimiste et qui va bien, qui n’a pas de problème d’argent, saisit les
opportunités qui se présentent, et qui entreprend. Pierre a tout pour être heureux : un
métier enrichissant et épanouissant, une vie sentimentale heureuse et un avenir prometteur.
L’esthétique générale du film traduit cet état d’esprit. C’est un film très lumineux (de très
nombreuses scènes sont tournées en extérieurs, pendant l’été), coloré (toutes les robes
d’Hélène par exemple, ont des couleurs très vives et gaies) et qui, malgré le dénouement
tragique, garde une tonalité plutôt positive (le ton des images n’a par exemple rien à voir
avec Mado, film très sombre, souvent tourné en intérieurs, durant des soirées d’automne,
voire même la nuit). Ce film témoigne de cette France bourgeoise qui ne connaît pas la
difficulté.
L’entrée dans la crise économique ne remet pas foncièrement en cause toutes les
avancées sociales et les progrès réalisés dans la vie quotidienne. Le contexte économique
est pourtant bouleversé. A partir du milieu des années 1970, la croissance industrielle qui
avait été le moteur des pays riches comme la France devient négative. Elle se traduit par des
pertes massives d’emplois, notamment dans le secteur industriel des petites et moyennes
entreprises. L’impasse économique et ses conséquences sociales sont clairement montrées
dans Mado et Vincent, François, Paul...et les autres.
Vincent, patron d’une entreprise de mécanique générale, fait partie de ces victimes
de la crise, malgré une position sociale jusque là bien installée. Son statut de bourgeois
aisé, acquis par des années de travail acharné est sérieusement ébranlé par la déroute
financière que déclenche l’annulation d’une commande et l’impossibilité du report pour
quelques jours d’une traite qu’il doit payer à Beccaru. Son métier, son entreprise, ses
183
JEANCOLAS, J.-P., Le cinéma des Français-La Vème République 1958-1978), éd. Stock, 1979, p.288
184
185
58
chiffres issus de BIHR, Alain, La société française et ses fractures, in Cahiers français n°314, p.7
à ce propos, voir Cahiers français n°314, idem
Troisième partie : Les bourgeois et leur ancrage dans la réalité
rapports avec les ouvriers correspondent aux données réelles des petites et moyennes
industries de la France des années 1970. Le nombre d’ateliers de mécanique générale est
186
confirmé par les études de cette époque. Dans un texte de La Documentation Française ,
on peut lire que « l’industrie française est sans doute encore trop caractérisée par de petites
entreprises héritées de la France préindustrielle, particulièrement nombreuses dans le
textile et la confection, le cuir, l’ameublement, la mécanique, etc. Celles-ci ont été soumises
à de grandes vagues de restructuration depuis trente ans, mais elles subsistent encore
en trop grand nombre… ». Les petites et moyennes entreprises dans le secteur de la
mécanique générale étaient en nette progression, passant de 3120 en 1966 à 3310 en 1970
187
(+5,9%) . La faillite de Vincent est un phénomène courant dans le secteur des P.M.E.
188
car comme le souligne Gérard Adam , la vitalité des petites entreprises « est acquise au
prix d’une très grande mortalité (…) bien connue dans le commerce et les métiers ». De
chef d’entreprise, Vincent « tombe » à une fonction d’employé au service commercial, chez
Armand, son ex-associé. Entre 1974 et 1988, la désindustrialisation fait perdre 1,4 million
d’emplois industriels, ramenant les effectifs globaux de l’industrie au niveau du début des
années 1950. Quand Vincent annonce la vente de l’entreprise à ses employés, il leur dit :
« Pour vous, normalement, ça ne devrait pas changer » ; mais il pèche par naïveté : ses
ouvriers vont fatalement avoir des problèmes.
Vincent, François, Paul...et les autres illustre la désillusion et l’échec auxquels les
bourgeois peuvent être confrontés. Au-delà des difficultés professionnelles et économiques
à venir, Vincent est toujours entre deux coups de cœur, entre deux « coups de gueule»,
189
190
et pour lui, tout s’écroule puisqu’il perd à la fois son métier, ses amours , et sa santé .
Paul, lui, avait une vocation d’écrivain et travaille paresseusement à un livre qu’il ne parvient
pas à achever. Échec également pour François, dont les succès de médecin mondain sont
en contradiction avec ses rêves d’étudiants ; François est jugé, méprisé, trompé par sa
femme…La possibilité d’un redressement est parfois envisagée mais les conditions ne sont
jamais réunies. Il est vrai que Vincent s’est remis au travail chez Armand, mais malgré
l’illusion d’un redémarrage professionnel dans un emploi plus subalterne et l’espoir d’un
retour (en fait peu probable) de Catherine, il se retrouve seul face à un avenir de moins en
moins reluisant, surtout après la décision de Jean de partir pour six mois à Bordeaux. La
gaieté qu’il manifeste à la fin du film est celle d’un homme délivré de ses responsabilités.
Le personnage de Simon dans Mado est aussi un bourgeois touché par l’échec : même
s’il s’en sort financièrement, et qu’il peut retrouver Hélène, Mado le quitte (elle ne semble
pas faite pour lui) et il est rongé par l’insatisfaction.
La ville et ses frustrations
En effet, malgré la qualité de vie des bourgeois, leur environnement et les effets
néfastes de la société sont une source permanente de tensions, de stress et de frustrations.
Les modalités de la vie urbaine des années 1970 semblent nuire à l’épanouissement de la
bourgeoisie selon Sautet. Dans Les choses de la vie, le réalisateur formule un réquisitoire
contre la vie dans les grandes villes, responsable en partie de la mort de Pierre : « S’il meurt
186
187
STOFFAES, Christian in Français qui êtes-vous? Des essais et des chiffres, p.170
voir à ce propos Les Français 1945-1975- Chronologie et structures d’une société, par Gérard VINCENT, p.331, ed. Masson,
1977
188
189
190
Français qui êtes-vous? Des essais et des chiffres, ibid., p.184
Marie le quitte et Catherine demande le divorce et part à l’étranger.
Il fait une alerte cardiaque.
59
La Bourgeoisie dans le cinéma français
et s’il a eu un accident, ce sont les conditions dans lesquelles il vit dans la société, l’état de la
vie urbaine, qui provoquent à un certain âge une espèce d’agression sur sa sensibilité ; cela
fait qu’il ne voit aucune issue possible, même avec les êtres qu’il aime. Eux aussi l’agressent
191
sourdement et rendent sa sensibilité trop fragile »
. Les contraintes et les pressions
génératrices de déprimes apparaissent quand cesse le travail et commence le temps du
repos et des loisirs. Les jours de congé offrent des occasions d’examens de conscience,
de bilans négatifs. Les personnages cherchent à diluer leurs angoissent en organisant des
rencontres collectives. Or c’est durant ces moments de détente, de relâche, d’euphorie,
que surgissent les ennuis. Parfois, le spectacle de l’allégresse générale ne réconforte pas
l’individu, bien au contraire, il lui fait mesurer toute l’intensité de son isolement. C’est par
exemple lors du premier week-end chez Paul que Vincent reçoit le coup de téléphone de
Catherine lui annonçant sa volonté de divorcer rapidement ; c’est après le match de boxe
de Jean que Vincent remarque, malgré l’exaltation ambiante, la solitude de François. Dans
Mado, c’est pendant le déroulement de la fête de l’auberge, dans la salle en liesse et
enfumée qu’apparaissent la déception, la mélancolie et la détresse de Simon.
Cette société en transition, entre un passé sécurisant, fait d’abondances, et un présent
incertain et troublant, se reflète chez Pierre, dans Les choses de la vie. En effet, il est tiraillé
entre sa vie heureuse, passée avec sa femme (Catherine), mais insuffisante et monotone, et
un présent engageant son avenir et le coupant d’une partie de sa vie. Tout cela est à l’origine
de son angoisse et de sa fuite, car il n’est pas en état de supporter des affrontements et des
scènes avec Hélène. Cet échec social est corrélé avec sa vie professionnelle, selon Sautet :
« Ce qui a déclenché la déconfiture de ses rapports avec Hélène, c’est l’insatisfaction
et l’échec professionnel. Il est probable que s’il avait une réussite professionnelle, son
écartèlement entre deux femmes n’aurait pas existé
192
».
La bourgeoisie de Sautet est donc touchée de plein fouet par les évolutions de
la société, faites de crise économique, d’insatisfactions personnelles et de frustrations,
alors que la classe dominante semble tout avoir pour être heureuse. Sa situation pourrait
cependant être pire.
B. « Allez, on s’en sortira ! » inégalités et conflits de génération
Cette phrase de Pierre dans Mado témoigne des difficultés généralisées dont souffrent
les plus faibles dans la société. En effet, les méfaits de la situation économique touchent
davantage les petits. Les « grands » s’en sortent toujours. Les victimes, comme l’attestent
les chiffres, sont les jeunes. En 1974, les statistiques dénombrent 689 200 demandes
d’emplois non satisfaites, soit une augmentation de 51% en un an, due en partie à la crise
pétrolière. L’année suivante, la crise persiste, le nombre de chômeurs dépasse le million.
C’est l’année de sortie de Vincent, François, Paul...et les autres. En 1977, le total des
chômeurs est de 1 200 000. Les groupes les plus touchés sont les moins de vingt-cinq ans,
193
les femmes et les ouvriers, les taux devenant catastrophiques pour les jeunes ouvrières .
Ce constat alarmant sous-tend la dramaturgie de Mado. Dès les premières minutes du film,
Simon apprend que son associé et ami Julien a perdu, en spéculant, l’argent consacré aux
travaux du chantier. Mais Simon et Lépidon, ceux qui ont du pouvoir, et des capitaux, n’ont
191
192
193
60
Interview donnée dans Positif, n°115, in Le cinéma de Claude Sautet, op. cit., p.75
Le cinéma de Claude Sautet, op. cit., p.42
Chiffres issus de Français qui êtes-vous? Des essais et des chiffres, op. cit., p. 184
Troisième partie : Les bourgeois et leur ancrage dans la réalité
qu’à répercuter le taux de la hausse des prix du terrain sur les coûts des terrains : ils ont
toujours la possibilité de s’en tirer. Mais les vraies victimes sont ailleurs, juste à côté.
Des enquêtes menées en 1968-1970 montrent que les jeunes sont quasiment exclus
des secteurs industriels à emplois qualifiés, où on peut faire carrière, en particulier dans les
194
grandes entreprises . Mado et Catherine sont obligées de travailler à mi-temps à la suite
d’une compression de personnel. Elles se « débrouillent » pour arrondir les fins de mois.
C’est pour cela que Mado se prostitue. Elle n’est pas très contente de son sort, mais elle s’en
sort comme elle peut, négociant des rapports de dignité dans des situations socialement
condamnables. Simon est un spectateur face à cette jeunesse qui avance en tâtonnant, au
contact de Mado. Alex cherche une ferme à la campagne « au lieu de se trimbaler d’usine en
usine, à se faire embaucher, débaucher, réembaucher…puis, pour finir, pointer au chômage
195
comme des cons
», dit-il à Pierre. En effet, au milieu des années 1970, les secteurs les
plus exposés à la concurrence internationale, comme les charbonnages, la sidérurgie, les
chantiers navals et le textile, connaissent une crise sans précédent. Les cohortes les plus
récentes de salariés sont confrontées à la dégradation du marché du travail. Le chômage a
196
augmenté, le temps partiel également et les formes atypiques d’emploi se développent .
Quand ils arrivent à Paris, Pierre et Alex viennent tout droit de Nantes et des chantiers
197
navals, après cinq mois de chômage . Joseph Korkmaz écrit que « les jeunes, que la
remise en ordre après mai 68 a rendu perplexes, semblent aussi désabusés que leurs aînés
198
». Rien, pas même les études, n’ouvre automatiquement les portes du travail. A Vincent
qui lui demande ce qu’il va faire après les examens, Pierre, le fils de Paul, répond : « là,
pour vivre, je travaille dans une boite, mais je ne fais rien…Ca peut pas durer, c’est pas
199
possible, ça va sauter quelque part ! »
. Dans Mado, Pierre n’est engagé par Simon
que temporairement, en remplacement du comptable qui se fait opérer. Il a certainement
plus de diplômes qu’Alex, Mado ou Francis. Alex, comble de la dérision, finit par trouver un
emploi de laveur de voitures, et n’est embauché qu’à l’essai seulement. L’intérim et le travail
précaire ont pris une place considérable sur le marché du travail. Selon Gérard Vincent, le
nombre d’entreprises de travail temporaire est estimé à 66 en 1968. Il s’élevait à 1020 en
200
1974 et à 1423 en 1977 . Les emplois précaires étaient alors perçus comme transitoires.
Les nouvelles générations n’ont pas connu la félicité des périodes d’euphorie et de
suffisance économique de l’après-guerre, comme leurs parents, d’où leur frustration. Les
jeunes n’ont pas les moyens d’imposer leurs valeurs, ils ne sont que les victimes de plus forts
qu’eux. Dans Mado, face à Simon qui se débat avec les millions, Pierre est un observateur
distant, économe en mots, évitant tout jugement péjoratif du monde des affaires, et toute
critique du comportement vénal de Mado. Il est coincé dans cette attitude de témoin, il
traîne un certain défaitisme et garde une distance mélancolique à l’égard des problèmes
qui l’entourent.
194
195
196
197
198
199
200
Selon Gérard Vindt, La société française, in Alternatives économiques, n°69, p. 13
Mado, 2’’00
voir La société française et ses fractures, in Les Cahiers français n°314, op. cit., p.8
Mado, 3’’00
Le cinéma de Sautet, op. cit., p.52
Vincent, François, Paul...et les autres, scène « du gigot »
Les Français 1945-1975- Chronologie et structures d’une société, op. cit., p.55
61
La Bourgeoisie dans le cinéma français
Le brassage social et générationnel fait que les bourgeois sont au contact des victimes
de la crise économique mais s’en sortent mieux que les autres, bien que leurs enfants ne
soient pas non plus épargnés. Mais, l’échec et la vulnérabilité poussent les bourgeois à
trouver des refuges ou des expédients artificiels à leurs problèmes.
C. La femme-refuge et l’alcool
La femme est un témoin de l’écroulement de la forteresse virile. Elle est prête à partager
la peine de son compagnon mais n’est pas disposée à s’enfoncer dans la culpabilité et le
remords. Hélène, par exemple, dans Les choses de la vie, n’a pas de vie sans Pierre.
En revanche, dans bien des cas, la faillite personnelle de l’individu provient d’une crise
de couple. Dans Vincent, François, Paul...et les autres, François ne comprend pas pourquoi
sa femme le quitte. Vincent et lui ont une attitude inconséquente avec leurs compagnes.
Ils sont surpris à chaque fois qu’elles ont un comportement indépendant. Ils ne devraient
cependant pas l’être puisqu’ils sont responsables de ce comportement. François ne voit
pas, dans l’infidélité de son épouse, sa part de responsabilité personnelle. Il n’est préoccupé
que par l’atteinte à sa dignité, à son « standing » bourgeois. Le réquisitoire de Lucie ne
se complique pas de fioritures : « Ils (les autres hommes) ont quelque chose que n’a
plus François…ils sont vivants…Toi, tu m’entretiens, mais tu ne me fais pas vivre. Tu ne
sais plus, parce que tu nous méprises (…) tout…tes enfants, tes amis, ta femme. Même
ton métier. Tu n’es plus qu’une machine à sous. Tu n’as plus de sang, tu n’as plus d’air.
201
Alors, je respire ailleurs…voilà ! »
. Elle est écœurée par l’égoïsme, l’avarice et le
mutisme de son conjoint. Elle se révolte contre sa situation de ménagère comblée de biens
matériels, de mère au foyer, de bourgeoise sans soucis. L’arrivisme social dans lequel
s’est engouffré François est montré comme un échec. Tout comme l’arrivisme des autres
bourgeois d’ailleurs.
Les personnages réagissent, violemment parfois, pour se défendre des agressions
d’autrui. Vincent coule parce que Beccaru veut s’emparer de son entreprise. Simon, dans
Mado, vend ses meubles pour tenir tête à Lépidon. Ainsi, la prétention bourgeoise au gain
de pouvoir se mue en agressivité, en tension permanente. Dans cette vulnérabilité, les
hommes cherchent à s’accrocher à leurs épouses, autrefois source de stabilité et gardienne
de l’image et des codes de sociabilité de leur famille auprès des autres. Ainsi, malgré son
202
infidélité, François reste attaché à Lucie , Vincent est toujours amoureux de Catherine,
malgré sa relation avec Marie. Il va d’ailleurs voir sa femme quand il atteint l’apogée de la
débâcle : il a rompu avec Marie et son entreprise s’effondre. Dans Mado, Simon se rend
auprès d’Hélène dans des circonstances similaires : il a tout vendu pour résister à Lépidon
et sa relation avec Mado ne le satisfait plus.
Lorsque la « femme-refuge » fait défaut, les bourgeois de Sautet diluent leurs chagrins
dans des substituts : l’alcool (Vincent, quand il va voir Catherine, a bu), ou le tabac (Pierre,
dans Les choses de la vie, fume sans arrêt, tout comme François ou Vincent, à qui on
conseille d’arrêter tout excès après son alerte cardiaque, dans Vincent, François, Paul...et
les autres).
Chez C. Sautet, la société a donc une pleine emprise sur les classes dominantes, dont
le quotidien est fait de frustrations personnelles, d’échecs professionnels ou de déceptions.
Ce contact avec la réalité, avec le monde contemporain dans lequel elles vivent ne se fait
201
202
62
Vincent, François, Paul...et les autres, séquence retour de chez Clovis 36’’35
Vincent, François, Paul...et les autres
Troisième partie : Les bourgeois et leur ancrage dans la réalité
pas à sens unique. En effet, si la société a prise sur les bourgeois, les bourgeois, eux, ont
de l’ emprise sur la société.
2. Emprise des bourgeois sur la société
A. Acteurs du paysage urbain
Les bourgeois de Sautet exercent des professions en contact avec des capitaux
économiques importants, synonymes de pouvoir. C’est à travers ce pouvoir symbolique
et concret à la fois que les classes dominantes peuvent modeler la société, dans le sens
où ils participent à la construction cette France moderne, celle qui naît dans les années
1970, qui tourne la page de l’après-guerre et profite de la croissance. Ils font partie de ceux
qui donnent une nouvelle impulsion aux villes, car ils ont les moyens de les façonner. En
effet, qu’ils soient promoteurs immobiliers, ou chefs d’entreprises, ils ont de l’emprise sur
l’évolution de la société, car ils décident du paysage urbain à venir et sont les témoins
privilégiés des enjeux à venir. Les conséquences de cette entrée dans la modernité se feront
sentir dans chaque geste du quotidien.
Ainsi, Simon dans Mado, est un promoteur immobilier engagé dans de nombreuses
affaires, en tant qu’actionnaire principal ou associé. On le voit sur le chantier d’un immeuble
en périphérie parisienne, au milieu de constructions modernes aux formes originales et
203
en rupture avec les bâtiments traditionnels . Le projet dans lequel il est engagé avec
son ami Julien (qui se suicide, acculé par les dettes) est novateur. Il explique lui-même à
204
Pierre que c’est un projet intelligent, « une cité-jardin, un truc bien foutu
». En effet, la
croissance urbaine, l’augmentation du nombre de travailleurs (ouvriers, employés…) et de
leur pouvoir d’achat durant les Trente Glorieuses impliquent la construction de nouveaux
205
ensembles pour loger la population . Mais les promoteurs de Mado, et Simon en particulier,
ne veulent pas « des petites merdes comme on en voit partout », comme lui dit Francis,
206
alors que le groupe d’amis visite le Val de Maintrey . Il est vrai que Simon a acheté un
immense terrain à la campagne sur lequel il va construire des lotissements, transformer cet
espace rural, paisible (les oiseaux chantent et on entend le clocher du village à côté), en une
banlieue parisienne au bord de l’autoroute. Il fait partie de ceux qui donnent l’impulsion au
207
processus de rurbanisation . Comme l’explique Gérard Vincent, « la croissance urbaine
ne se développe plus seulement selon le processus classique de la tache d’huile, mais
procédant de façon diffuse, elle dissémine sur de vastes espaces un très grand nombre
de constructions ponctuelles. Il en résulte une telle augmentation du prix des terrains qu’il
n’est pas rare que ce prix soit supérieur à celui de la construction. Alors que Le Corbusier
et l’urbanisme futuriste avaient condamné sans phrase la maison individuelle tenue pour
petite-bourgeoise, médiocre et réactionnaire, depuis le début de la Vème République, la
203
204
205
Mado, 18’’34
idem, 17’’49
Entre 1950 et 1968, la croissance des Trente Glorieuses se traduisait par une hausse du niveau de vie moyen de 4 à 5%
par an. Chiffres issus de La société française et ses fractures, in Les Cahiers français n°314, p.55
206
207
Mado, séquence « Val de Maintrey »
La rurbanisation est le développement des espaces ruraux situés à la périphérie des grandes villes et dont ils deviennent
les banlieues
63
La Bourgeoisie dans le cinéma français
208
construction de maisons individuelles ne cesse de croître ». De nouvelles villes vont
209
ainsi apparaître, ainsi que de nombreuses infrastructures , au coût social élevé, mais
génératrices d’emplois et de richesses. En 1980, à l’heure où Gérard Vincent écrit, la course
effrénée à la construction est lancée et il a été calculé que « si l’on veut construire dans
la région parisienne 25 000 maisons individuelles par an, il faudra libérer dans les dix
ans à venir 20 000 hectares, soit trois fois la surface de Paris », et de se demander si
« le lobby puissant des constructeurs de maisons individuelles parviendra à obtenir des
dérogations des pouvoirs publics qui prévoient, dans leurs schémas d’urbanisme, de garder
210
des réservoirs de verdure
». Les promoteurs crapuleux de Mado répondent à ces
questions puisque Lépidon et Barachet ont recours à de faux permis de construire, pour
classer les trente cinq hectares du terrain agricole en zone résidentielle. Le paysage serein
de la campagne n’est immaculé que pour quelque temps encore. Mais il inspire à « Papa »
une autre vision de la vie : « J’en suis même à me demander si ma vie toute entière n’a
pas été une sorte d’erreur…
211
».
L’architecte des Choses de la vie, Pierre, partage la même vision des choses que
Simon. Il défend une conception qui prend en compte la vie des habitants et leur confort,
bien avant les logiques de profits. Ainsi, il s’énerve violemment contre le promoteur chargé
de l’inspection de l’avancée des travaux, et défend son travail comme ses idées :
Pierre – Les garages sont sous-terrain. En effet, dessus, il y a de l’herbe.
Promoteur – J’aime beaucoup l’herbe mais vous savez très bien qu’on peut gagner une
trentaine de boxes en surface sans que pour cela, vos immeubles s’effondrent. D’ailleurs,
la publicité est déjà partie : les immeubles Sud et Sud-Est sont livrés avec boxes. Ce qui
permet de les changer de catégorie.
Pierre – Ca ne me paraît pas possible !
Promoteur – Vous voulez rire ? C’est décidé ! (…) Par la société, par tout le monde !
Pierre – Pas par moi ! Moi, j’vous dis que les gens qui regarderont par la fenêtre verront
des jardins et pas des parkings ! (…) Tant que je serais là, si je vois une cage à lapins sur la
pelouse, j’ la fous par terre ! C’est vous qui habiterez ici ? Non ! Bon ! Moi, j’vais aller chez
vous et j’vais faire passer le tout-à-l’égout sous vos fenêtres, on verra votre gueule… ! Si
vous faites passer la pub et les plans après, ça vous regarde. J’m’en fous ! »
∙
212
La qualité de la vie des futurs habitants est en jeu, et on ne sait pas si Pierre perd le
contrôle de son projet. Il est en tout cas acteur des modifications spatiales de la ville.
Par sa profession, sa renommée, son talent, il a, tout comme Simon, de l’emprise
sur la société. Ils ont le pouvoir de façonner le paysage urbain et de décider des
conditions de vie de ses habitants futurs.
B. Une emprise limitée ?
208
209
Les Français 1976-1979. Chronologie d’une société, op.cit., p.159
Routes, autoroutes, réseaux d’électricité, d’eau, ramassage scolaire, distribution du courrier...La construction d’un si grand
lotissement engendre une multitude d’infrastructures.
210
211
212
64
idem
Mado, séquence « Val de Maintrey »
Les choses de la vie, séquence sur le chantier, 13’’23
Troisième partie : Les bourgeois et leur ancrage dans la réalité
Même s’il est vrai que les bourgeois des films de Sautet exercent des fonctions de pouvoir,
même symbolique, ils sont confrontés à des logiques financières bien plus fortes que les
leurs. Ce sont de plus gros industriels ou de plus grands promoteurs, qui ont encore plus
de pouvoir que les bourgeois, et proposent une autre perspective à la société.
C’est notamment le cas dans Vincent, François, Paul...et les autres, lorsque Vincent
doit vendre son entreprise. Il cherche un repreneur, et il envisage de céder son usine à
l’industriel à qui il doit de l’argent, Beccarut. Celui-ci est présenté de manière très péjorative,
comme un « requin », sans scrupule, qui met en faillite une entreprise dans laquelle le travail
213
est encore humanisé . Il représente la grande industrie, dans laquelle on ne fait pas de
cadeau, où on ne parle pas aux employés et où le travail n’est envisagé que comme une
valeur marchande, et non dans sa dimension humaine. Ainsi, lorsque Beccarut vient visiter
l’entreprise de mécanique générale de Vincent, il n’a pas le contact humain, chaleureux de
Vincent. Il arrive dans une voiture de luxe (une Rolls’Royce) escorté d’un chauffeur et d’un
assistant qui lui ouvre la porte, il porte un manteau de fourrure et n’échange pas un mot
214
avec le personnel . On ne le voit pas étudier les comptes ou le passif de l’entreprise, il ne
fait qu’un rapide état des lieux, plein de mépris. Ce nouveau visage de l’industrie moderne
est une réalité face à laquelle les petits patrons n’ont aucune chance de résister. Pourtant,
Vincent préfère vendre son entreprise à Farina, qui représente encore le monde du travail et
les relations sociales comme Vincent les envisage. Farina est « un homme bien », comme le
qualifie Vincent, qui lui ressemble d’ailleurs, par sa bonhomie, son accent du Sud ( à l’opposé
du ton précieux et pincé qu’emploie Beccarut, et qui symbolise la ville et l’anonymat), son
honnêteté, mais aussi par les valeurs qu’il défend et sa conscience de l’effort et du travail.
L’image des promoteurs immobiliers sans scrupule est la même, que ce soit Lépidon,
dans Mado, ou Wilkinsen dans Les choses de la vie, dont on ne voit même pas le visage, et
dont on ne fait qu’en entendre parler, mais qui représente l’internationalisation du marché, et
215
la dilution des rapports humains . Les valeurs défendues par les bourgeois de Sautet sont
essentielles pour comprendre la manière dont ils appréhendent le monde et leur place dans
la société. Ils sont au contact de cette société en évolution, et essaient de s’y positionner,
en façonnant comme ils peuvent le paysage urbain et industriel qui naît sous leurs yeux.
C’est sûrement un des derniers moyens qu’ils ont trouvé pour imprimer leur point de vue
sur le monde, pour que les valeurs qu’ils défendent survivent à la modernité.
3. Une adaptation indispensable de la bourgeoisie à la modernité
Une des caractéristiques de la bourgeoisie selon Sautet, nous l’avons vu, c’est qu’elle fait
« corps-à-corps » avec son époque. Le mode de vie, le confort, l’aisance, mais aussi les
principes et les valeurs du milieu bourgeois entrent parfois en contradiction avec l’évolution
de la société, avec la modernité et ses corollaires et ses membres doivent nécessairement
s’adapter.
A. Un bouleversement de certaines valeurs
Les membres de la classe dominante traversent tous à la fois une crise d’identité
personnelle, qui les éloigne de leurs rêves de jeunesse et les oblige à démissionner de leurs
213
214
215
Notamment à travers les relations qu’entretien Vincent avec ses salariés.
Vincent, François, Paul...et les autres, séquence « visite de Beccarut », 1’15’’30
Wilkinsen est le nom du promoteur qui a décidé que les boxes seraient mis en surface afin d’en construire davantage et
de rehausser le standing de l’immeuble en construction. Son nom est prononcé dans la séquence « sur le chantier », 13’’38
65
La Bourgeoisie dans le cinéma français
idéaux et une crise plus générale relative à leur statut de bourgeois, les obligeant à remettre
en cause leur intégrité. Le cas de François, dans Vincent, François, Paul...et les autres est
exemplaire. Sa réussite l’a confiné dans un carriérisme stérilisant, qui le coupe de son passé
de militant de gauche et de ses ambitions. L’argent, les mondanités l’ont éloigné de ses
amis. C’est pour cela que les désaccords naissent au sein du groupe. Chacun est déçu par
l’autre. L’échange entre Paul et François, lors du déjeuner à la campagne, est significatif
du fossé qui s’est creusé au sein du groupe. Lorsqu’ils parlent du manque de logements à
Paris, et de l’expulsion des pauvres vers l’extérieur de la ville, le médecin trouve cela normal
et n’est pas révolté outre mesure :
François – C’est l’évolution urbaine, c’est inévitable… Faut savoir s’adapter !
Pierre (le fils de Paul) – S’adapter…T’es très marrant toi ! faut avoir les moyens de
s’adapter !
Paul – C’est François qui a raison… ceux qui n’ont pas d’argent n’ont qu’à s’adapter…
ou pour en avoir, ou pour s’en passer…Mais pas pour emmerder les autres, qu’est-ce que
ça veut dire…? S’adapter, ça veut dire quoi ? ça veut dire : vivre avec son temps, bouger
avec la société…Comme François. Naturellement, une seule devise : « pour changer de vie,
changer la vie ! » hum… Ah autrefois, c’était autre chose ! Fallait pas rire avec le progrès
social, sinon y’s’fachait ! Seulement, c’était la grande époque des dispensaires ! « Créons et
multiplions les dispensaires de banlieues ! Nous devons soigner les pauvres gratuitement…
Lucie, qui le coupe – …La science n’est pas à vendre… !
Paul – Nous sommes au service du monde...etc, etc… ». Voilà ce qu’on entendait à
Maisons-Alfort dans les années 1950. Et puis alors, j’sais pas c’qui s’est passé, pfff, tout
à coup, coup de baguette : plus de dispensaire dis donc ! Et à la place, une clinique toute
blanche, à l’Etoile. « Nous sommes au service du monde, mais… du beau monde ! »
216
.
Cette scène centrale est emblématique du film. Elle symbolise toute la nostalgie d’une
classe sociale impuissante face à l’évolution de la société, et qui oblige ses membres, ici
François, à s’adapter jusqu’à trahir ce en quoi ils croient. C’est le temps qui passe, la réalité
qui a rejoint François. La société ne lui laisse pas le choix. Il s’enferme dans l’égoïsme,
transgresse aussi l’amitié de ses compagnons, cette amitié dont Zeldin dit qu’elle « apparaît
217
comme un désir de sécurité nouvelle, mais aussi de dépassement de soi » ; elle est
une valeur capitale, et sa trangression est culpabilisante. En effet, lorsque Vincent a besoin
d’argent, et qu’il vient en parler à François, chez Clovis, celui-ci se défile, sans même lui
demander de quelle somme il s’agit. Il le laisse face à ses problèmes, seul. Cette attitude
répugne d’ailleurs Lucie, qui ne le reconnaît plus et le quitte un peu plus tard. « C’est
tellement grotesque…et j’le sais tellement… », résume-t-il sa situation à Paul, après leur
dispute autour du gigot.
L’adaptation difficile et douloureuse des bourgeois à l’évolution de la société se traduit
également par la trahison de leur intégrité, par l’obligation de se « salir les mains » pour
obtenir quelque chose. Dans Mado, le monde de l’immobilier est vicié à la base et Simon est
amené à abandonner son légalisme et son rigorisme pour venir à bout de son adversaire
Lépidon. Il n’a pas d’autre solution que d’utiliser les mêmes moyens que ceux contre qui il
lutte, le chantage et la corruption, et perd ainsi de sa crédibilité auprès des siens : Mado le
critique, et Francis dit à Girbal : « N’empêche que Simon, pour s’en tirer, il a dû employer
216
217
66
Vincent, François, Paul...et les autres, séquence du gigot, 1’01’’00
Histoire des passions françaises, Tome 3, Goût et corruption, éditions du Seuil, 1978, p.347
Troisième partie : Les bourgeois et leur ancrage dans la réalité
218
exactement les mêmes moyens que Lépidon,… des moyens crapuleux
» . La morosité
et la culpabilité de Simon se manifestent alors jusqu’à la fin du film. Il ne partage pas
l’enthousiasme du groupe pour le Val de Maintrey, parce qu’il n’est finalement concerné que
de loin : il a acheté le terrain pour le revendre plus cher. Il a été obligé de se comporter
comme un bandit, car ce sont désormais les règles de la société. Pour s’en sortir, il faut
soit des appuis politiques, soit passer par des pratiques illégales. Manecca lui dit d’ailleurs
qu’ils sont complémentaires, quand Simon lui remet l’argent. Le chantage et la corruption
semblent inévitables pour lui, le bourgeois cultivé et farouchement honnête qui par principe,
veut honorer la dette contractée par son ami et associé Julien et qui l’a poussé au suicide.
C’est toute une réflexion sur l’activité économique qui est en jeu : après le boom
économique, Simon et ses associés entrent dans une période moins faste qui exigerait
de leur part un peu de réflexion. Mais les habitudes sont prises. La concurrence attaque
plus perfidement sans ménager les adversaires. Il faut riposter, ne pas craindre de se salir.
A la réflexion ils pourraient comprendre que leur activité commerciale débouche sur le
mensonge, l’insatisfaction refoulée, et le néant. Les valeurs apparemment universelles que
la bourgeoisie défend sont amenées à évoluer quand la société l’exige.
B. Une adaptation à la société de consommation
Les bourgeois de Sautet sont inscrits dans leur époque, mais celle-ci leur échappe car
elle va trop vite pour eux. La société de consommation, et l’accumulation des objets
est génératrice d’abondance jusqu’à l’engorgement. Grisé par la vitesse qu’il ne contrôle
219
plus, Pierre
est tué dans sa fuite vers Rennes. J. Korkmaz écrit : « Dans Les
choses de la vie, l’objet-voiture s’imposait de l’extérieur comme fétiche de la société de
consommation, symptôme du monde urbain, mais produit de l’aliénation. Pierre est victime
d’un gadget de notre modernité (…). L’homme n’arrive plus à concrétiser les progrès des
techniques récentes qui déferlent suivant une accélération telle que la remise en cause
220
des connaissances est perpétuelle, et à la longue, épuisante
». Les certitudes les
plus tenaces, consolidées par les siècles d’érudition accumulée dans le capital familial, sont
ébranlées avec une facilité désarmante. Tout ce que les bourgeois ont appris et qui constitue
un refuge, une part de leur identité (puisque tout ce en quoi ils croient est un héritage), est
mis à mal par la modernité et la vitesse à laquelle elle bouleverse la société.
La nouvelle génération est sensible à l’avènement de la mécanique et ses rapports
avec l’objet n’ont pas le caractère d’un défi, d’un narcissisme quelconque ou d’un refuge
apaisant. Les jeunes s’accommodent aux objets puisque ceux-ci existent, et ils cherchent à
en tirer profit. Ils sont davantage aliénés au monde des objets car ils n’ont pas, comme leurs
aînés, de valeurs morales ou esthétiques à leur opposer. Ainsi Pierre, dans Les choses de
la vie, est embarrassé devant les engins fabriqués ingénieusement par son fils Bertrand
(notamment un oiseau mécanique, purement inutile et incohérent) et sa surprise est totale
lorsqu’il apprend que ce dernier les vend et compte monter une petite société avec ses
221
copains . Il semble ne pas comprendre l’intérêt de telles choses. Bertrand essaye de
profiter matériellement de la robotisation de la modernité. L’objet amusant pour Pierre est
source de revenu pour Bertrand. « Entre la génération du père et celle du fils s’interpose
218
219
220
Mado, séquence fête du village
Les choses de la vie
Le cinéma de Claude Sautet, op. cit., p.67
221
Les choses de la vie, séquence appartement de Catherine, 22’’40
67
La Bourgeoisie dans le cinéma français
222
la civilisation de la quincaillerie », écrit J. Korkmaz . La distance entre Pierre et Bertrand,
ce manque de contact entre eux provient de la sensation que le père et le fils n’ont pas
grand chose en commun, Pierre a la sensation qu’il ne détient finalement aucune vérité
révélée, aucune technique, aucune tradition. Cette gêne réciproque vient aussi du fait que
la communication est difficile dans une société où les cris des oiseaux sont remplacés par
des substituts robotiques.
Dans Vincent, François, Paul...et les autres, la mécanique est synonyme de
machinisme, d’amélioration à moindre frais de la production. Les nouvelles machines sont
performantes, seulement, il faut les payer. En fait, elles mènent à la faillite les patrons qui ne
peuvent plus suivre. D’ailleurs le corps de Vincent, acculé, dos au mur, stressé et esseulé,
réagit par une alerte cardiaque : il a atteint sa limite vitale.
Dans cet univers, les bourgeois ne peuvent qu’essayer de s’adapter à la modernité et
à l’évolution de la société, et regrettent à n’en pas douter leur optimisme de jeunesse. Et
223
François de conclure en soupirant : « Tu n’as plus vingt ans…On n’a plus vingt ans… ».
222
223
68
Le cinéma de Claude Sautet, op. cit., p.69
A Vincent, dans son cabinet médical, après son alerte, dans Vincent, François, Paul...et les autres, 1’30’’00
CONCLUSION
CONCLUSION
Au terme de notre étude, nous pouvons à présent revenir sur la question qui a guidé notre
travail, à savoir : quelle représentation de la bourgeoisie trouve-t-on dans le cinéma français,
en particulier dans les films de Claude Sautet et Claude Chabrol, des années 1970 à nos
jours ?
Il nous a d’abord fallu définir la « bourgeoisie » et ses membres, afin de mieux
cerner la complexité de la représentation possible de ce groupe social. On associe au mot
« bourgeois » tout un ensemble d’images satiriques négatives et péjoratives et comme l’écrit
224
Barthes dans Mythologies
, « la bourgeoisie se définit comme la classe qui ne veut pas
être nommée », en ce sens que les individus qui « en sont » interdisent en somme qu’on
les appelle bourgeois ou bourgeoise. C’est pourquoi elle est difficile à identifier.
225
Fondée sur la richesse matérielle, la bourgeoisie atteint le statut de classe par cet
effort constant pour se réaliser en tant que groupe social. La bourgeoisie existe ainsi en soi,
mais aussi pour soi, par la mobilisation qu’elle manifeste dans son existence quotidienne
en vue de préserver et de transmettre cette position dominante. En effet, nous avons vu
que la richesse multiforme dont disposait la bourgeoisie se définissait par l’accumulation de
capitaux et engendrait une distance entre elle et le reste de la société.
Capitaux économiques tout d’abord, puisque les bourgeois sont à l’origine des
propriétaires terriens, des possesseurs, des héritiers, mais aussi des décideurs, des
hommes ou des femmes de pouvoir, à travers les professions qu’ils choisissent d’occuper.
Cette aisance financière se traduit dans leur train de vie, dans leurs habitations (châteaux,
maisons bourgeoises, grand appartement parisien…) et leurs lieux de résidence. Pour
autant, la richesse matérielle ne suffit pas pour être coopté dans ce groupe social. Le capital
économique doit être légitimé par d’autres formes de capitaux, notamment social et culturel.
Le capital social se fabrique grâce à la fréquentation d’autres membres de la
bourgeoisie, s’entretient par des réceptions, des cérémonies mondaines et vise à constituer
un réseau de connaissances d’individus dotés de « propriétés » communes qui permettent
l’affirmation de l’appartenance à un groupe, et la pratique de l’entraide et de la solidarité. Le
capital familial fait en outre partie du capital social.
Enfin, une des composantes essentielles de la richesse des bourgeois et qui marque
la « distinction » selon Bourdieu, est le capital culturel. Nous l’avons dit, c’est à la fois cet art
du détail, dont fait état B. Le Wita, et la familiarité naturelle avec les « œuvres légitimes » et
les pratiques culturelles qui s’y rapportent. Il y a donc « ces petits riens », qui sont autant de
codes et de règles très précises vécues par les bourgeois comme des traits spécifiquement
humains et qui créent de la distinction entre les hommes (politesse, élégance, manière de
s’exprimer, de s’habiller, de se comporter avec les autres…). L’approche bourdieusienne
du capital culturel met en avant la maîtrise de la « culture légitime » qui passe par un
apprentissage quasiment inconscient, au sein de la famille, des goûts dominants, des
224
225
BARTHES, Roland, Mythologies, 1970, éd. Seuil, p.246
Selon les critères marxistes, cités dans PINCON, Michel et PINCON-CHARLOT, Monique, Sociologie de la bourgeoisie,
2003, La Découverte
69
La Bourgeoisie dans le cinéma français
normes du Beau, ou d’une compétence spécifique à juger une œuvre d’art. Ce sont ces
éléments qui créent la distinction entre des personnes qui ont intégré ce capital culturel dès
leur plus jeune âge et s’en servent comme support à la domination, et le reste de la société.
La bourgeoisie a toujours été une classe intermédiaire, « ni noble, ni paysan, ni militaire,
226
ni ouvrier
» ; elle a su défier le temps à travers des valeurs apparemment universelles,
que le reste de la société lui emprunte.
Les hypothèses de départ ont guidé ce travail, et la phase de définition théorique de
la bourgeoisie s’est couplée d’un repérage d’éléments objectifs dans les films sélectionnés,
ce qui permet maintenant de valider nos deux premières hypothèses.
Les films sélectionnés nous ont donné un aperçu des représentations que deux
cinéastes ont de la bourgeoisie et des mentalités de leur époque. Les artifices propres
à l’industrie cinématographique n’ont pas entravé notre objectivité, en ce sens que nous
sommes restés conscients que les films ne sont pas la réalité, et tout ne peut pas
correspondre parfaitement à ce que les chercheurs ont observé dans la « vraie vie ».
Cependant, la représentation de la bourgeoisie au cinéma passe inévitablement par la mise
en scène de pratiques quotidiennes, d’un mode de vie particulier, d’habitudes, d’une hexis
corporelle et tout un ensemble d’habitus que nous avons repérés tant chez Claude Chabrol
que chez Claude Sautet et qui correspondent à la présentation faite par les sociologues.
Claude Chabrol et Claude Sautet nous présentent deux visions différentes du groupe
dominant. Pour le premier, les bourgeois excluent les autres membres de la société en
érigeant des barrières symboliques infranchissables. C’est notamment à travers leur rapport
à la culture et aux pratiques qui en découlent qu’ils vivent exclusivement entre eux.
Chabrol va même jusqu’à ne représenter que des bourgeois, niant ainsi l’existence d’autres
catégories sociales. Quand celles-ci sont présentes à l’image, ça n’est que pour mettre en
évidence la distance avec laquelle la bourgeoisie envisage le reste du monde.
A l’opposé, Claude Sautet donne la représentation d’une bourgeoisie plus subtile car
plus éloignée des stéréotypes. Il n’existe pas de barrière sociale entre les bourgeois et les
autres membres de la société. Bien au contraire, ce brassage social étoffe les personnages
et les enrichit d’un réseau de connaissance. On ne voit aucune pratique culturelle
correspondant à celles mises en valeurs par les sociologues. Elles sont remplacées par la
fréquentation de lieux de socialisation du groupe, comme les petits restaurants, les cafés
parisiens, ou des week-end à la campagne entre amis.
En revanche, la bourgeoisie telle qu’elle est montrée chez Sautet est profondément
ancrée dans son temps. Elle souffre des aléas économiques, des déceptions de la vie,
du temps qui passe, de la nostalgie d’une jeunesse perdue et trahie. Elle fait face à la
modernité, à la vitesse avec laquelle la société évolue et doit adapter ses valeurs. C’est
quoi qu’il en soit une bourgeoisie plus libérale, qui ne s’encombre pas des codes et des
valeurs qui régissent le milieu.
Il nous faut cependant prendre un peu de distance vis-à-vis de ces représentations, et
se demander le rapport qu’entretiennent les réalisateurs avec le milieu qu’ils dépeignent.
Nous l’avons dit, Chabrol est lui-même un bourgeois, bien qu’il ait cherché à tout prix
à s’éloigner de ses origines sociales : c’est la « haine de soi », décrite par Passeron et
Grignon dans Le Savant et le Populaire
226
227
70
Ni vue ni connue, op. cit., p58
Le Savant et le Populaire, op. cit.
227
. C’est un milieu qu’il exècre, il en donne
CONCLUSION
donc une représentation très négative. Les bourgeois sont tournés en ridicule (Les noces
rouges, Inspecteur Lavardin) ou mis face à leurs contradictions (La Femme infidèle, Merci
pour le chocolat). Il va même jusqu’à présenter la mort symbolique de cette classe sociale,
condamnée à disparaître parce qu’elle méprise les autres membres de la société. Pourtant,
il frôle lui-même la contradiction, en s’intégrant symboliquement dans certains films. Dans
La Cérémonie, son film Les noces rouges est rangé dans la catégorie des « bons films »
par Catherine Lelièvre, autrement dit, il inscrit ses réalisations parmi les œuvres légitimes,
les seules, faut-il le rappeler, que les bourgeois consomment dans ses films. Narcissisme
ou autophagie ?
Sautet, quant à lui, est proche de ses bourgeois car il leur ressemble : son ascension
sociale lui a permis de côtoyer les classes dominantes, tout en restant au contact de ses
origines modestes. Il s’agit d’une bourgeoisie plus libérale, révélée par les autres groupes
sociaux, et dont les valeurs sont progressivement dissoutes. Pourtant, son approche n’est
pas davantage compréhensive. Les bourgeois de Sautet font partie de la société, ils sont
donc pris dans les vicissitudes de la vie, au même titre que les chômeurs, les jeunes ou les
ouvriers, et ne sont pas montrés comme un groupe à part, mais ils parviennent toujours à
s’en sortir mieux que les autres, au prix de la perte d’une part de leur intégrité. Sautet ne
filme pas que les bourgeois, et il n’en reste pas moins vrai qu’il ne s’agit jamais d’un cinéma
bourgeois, bien au contraire, puisque la société contemporaine, le monde bourgeois, ne
sont jamais glorifiés, loin de là.
On constate donc que la représentation de la bourgeoisie dans un film n’est jamais
totalement objective et induit, comme toute œuvre d’art, un engagement. Peindre les riches,
les privilégiés, c’est finalement mettre aussi en valeur les injustices sociales, c’est montrer
du doigt les inégalités. Les médias ont par exemple présenté La Cérémonie comme un film
228
marxiste sur la lutte des classes , pointant ainsi sa dimension politique, tant et si bien
que certains coproducteurs se sont retirés : TF1 refusa de s’engager dans un film au sujet
si sulfureux (« impossible de programmer ça en prime time »). Les succès commerciaux
de tous ces films témoignent de l’intérêt du public pour ce genre de sujet. Si ce cinéma
peut amener à modifier la représentation que l’on se fait d’autrui, de l’autre (le bourgeois ou
l’ouvrier) alors il peut donner à réfléchir. Et c’est déjà beaucoup.
228
Bien que Chabrol se défende de toute intention de ce genre.
71
La Bourgeoisie dans le cinéma français
Bibliographie
Filmographie
Les Choses de la vie, C. Sautet, 1969
Mado, C. Sautet, 1976
Vincent, François, Paul…et les autres, C. Sautet, 1974
La Femme infidèle, C. Chabrol, 1969
Les noces rouges, C. Chabrol, 1973
Inspecteur Lavardin, C. Chabrol, 1986
La Cérémonie, C. Chabrol, 1995
Merci pour le chocolat, C. Chabrol, 2000
Ouvrages
ALEXANDRE Wilfrid, Claude Chabrol, la traversée des apparences, Paris, Editions Le
Félin, 2003, 267 p.
BARTHES Roland, Mythologies, Paris, Editions du Seuil, coll. Points Essais, 1970, 233
p.
BEYLIE Claude et PINTURAULT Jean, Les Maîtres du cinéma français, Paris, Editions
Bordas, 1990, 395 p.
BINH, N.T. et RABOURDIN Dominique, Sautet par Sautet, Paris, Editions de La
Martinière, 2005, 384 p.
BOUJUT Michel, Conversations avec Claude Sautet, Editions Actes Sud, coll. Institut
Lumière, 1993, 279 p.
BOURDIEU Pierre, La Dictinction, Critique sociale du jugement, Paris, Editions de
Minuit, 1979, 640 p.
BRISSET Stéphane, Le Cinéma des années 1980, Paris, M. A. Editions, 1990, 234 p.
BUACHE Freddy, Le Cinéma des années 1970, Paris, Editions Hatier, 1990, 247 p.
FERRO Marc, Cinéma et Histoire , Paris, Editions Denoël/Gonthier, coll. Médiations,
1977, 178 p.
GRIGNON Claude et PASSERON, Jean-Claude, Le Savant et le Populaire.
Misérabilisme et populisme en sociologie et en littérature, Paris, Editions du Seuil,
1989, 260 p.
72
Bibliographie
JEANCOLAS Jean-Pierre, Le cinéma des Français-La Vème République 1958-1978,
Paris, Editions Folio, 1979, 290 p.
KORKMAZ Joseph, Le Cinéma de Claude Sautet, Paris, Editions Lherminier, coll.
Cinéma Permanent, 1985, 169 p.
LANGLOIS Gérard, Claude Sautet, les choses de sa vie, Paris, Editions Broché, 2002,
421 p.
LAYANI Jacques, Les films de Claude Sautet , Paris,Editions Seguier, 2005, 138 p.
ème
LE WITA, Béatrix, Ni vue ni connue, 3
éd., Paris, Maison des sciences de l’homme,
1995, 200 p.
ème
PINCON Michel et PINCON-CHARLOT Monique, Sociologie de la bourgeoisie , 2
éd., Paris, Editions La Découverte, coll. « Repère », 2003, 120 p.
PINCON Michel et PINCON-CHARLOT Monique, Voyage en grande bourgeoisie.
ème
Journal d’enquête, 2
éd., Paris, Presses Universitaires de France, 2005, 182 p.
PIVASSET Jean, Essai sur la signification politique du cinéma, Paris, Editions Cujas,
1971, 624 p.
SORLIN Pierre, Sociologie du cinéma , Paris, Editions Aubier-Montaigne, coll.
Historique, 1977, 319 p.
TASSOUE Aldo (sous la direction de), Que reste-t-il de la Nouvelle Vague?, Paris,
Editions Stock, 2003, 349 p.
ZELDIN Théodore, Histoire des passions françaises 1848-1945, Tome 1 « Ambition
et Amour », Tome 3 « Goût et Corruption », Paris, Editions du Seuil, coll. PointsHistoire, 1978, 478 p.
ème
ZELDIN Théodore, Les Français, 2
éd., Paris, Editions Fayard, 1983, 246 p.
∙
Périodiques
BINGAHM Michael et LE LAY Stéphane, Mouvements, n°27/28, Quand la société fait
son cinéma, mai-juin-juillet-août 2003.
STOFFAES Christian, La revue française, Vol. 56, N° 3, « Français, qui êtes-vous ?
Des essais et des chiffres », février 1983.
VINCENT Gérard, Revue française de sociologie,Vol. 22, N°2 Les Français 1976-1979,
Chronologie et structures d’une société, avril-juin 1981.
ème
Alternatives économiques, Hors-Série « 1968-1998, la fin d’un monde», n°37, 3
trimestre 1998.
ème
Alternatives économiques, Hors-Série « La société française », n°69, 3
trimestre
2006.
73
La Bourgeoisie dans le cinéma français
Cahiers Français, n° 311, novembre-décembre 2001.
Cahiers Français, n° 314, « La société française et ses fractures », mai-juin 2002.
Les Cahiers de la cinémathèque, n° 50, « La petite bourgeoisie dans le cinéma français
1920-1950 », décembre 1988, 104 p.
Lycéens au cinéma, « La Cérémonie », 1995, 19 p.
∙
Articles
BANTIGNY Ludivine, La Nouvelle Vague, un demi-siècle de cinéma français, Vingtième
siècle, n°74, avril-mai-juin 2002, p. 157-159
BORY Jean-François, Dans l’actuelle société bourgeoise, Le Nouvel Obs, 15/02/1971
REYSSET Pierre, Le pouvoir de représentation, Politix, Vol. 16, n° 61, 2003, p.189-195
74
ANNEXES
ANNEXES
Annexe n°1 Les Choses de la vie
1969
Réalisation : Claude Sautet
Avec : M. Piccoli (Pierre), R. Schneider (Hélène), L. Massari (Catherine)
Résumé :
Au volant de sa voiture, Pierre, architecte d'une quarantaine d'années, est victime d'un
accident de la route. Ejecté du véhicule, il gît inconscient sur l'herbe au bord de la route.
Il se remémore son passé, sa vie avec Hélène, une jeune femme qu'il voulait quitter, sa
femme Catherine et son fils...
Annexe n°2 Mado
1976
Réalisation : Claude Sautet
Avec : M. Piccoli (Simon Léotard), O. Piccolo (Mado), J. Dutronc (Pierre), C. Denner
(Manecca), Romy Schneider (Hélène)
Résumé :
Simon est un riche promoteur immobilier qui fréquente Mado, une occasionnelle dont
il voudrait être le seul client. Il engage comme comptable Pierre, un des amis chômeur de
Mado. Simon se retrouve au bord de la faillite quand un de ses amis et associés, Julien, ruiné
par les manœuvres frauduleuses du puissant Lépidon, se suicide. Lépidon veut racheter, à
bas prix, une partie des affaires de Simon. Pour la première fois depuis longtemps, Simon
rend visite à Hélène, une femme qu’il a aimait et qui est devenue alcoolique. Il décide de
piéger Lépidon grâce à Manecca, escroc sympathique ayant conservé des documents très
compromettants pour Lépidon.
Annexe n°3 Vincent, François, Paul…et les autres
1974
Réalisation : Claude Sautet
Avec : Y. Montand (Vincent), M. Piccoli (Francois), S. Reggiani (Paul), G. Depardieu
(Jean), S. Audran (Catherine)…
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La Bourgeoisie dans le cinéma français
Résumé
Vincent, François, Paul sont des amis de jeunesse, qui ont l’habitude de se retrouver
les week-end dans la maison de Paul. Ce dernier est un écrivain en manque d’inspiration,
Vincent possède une entreprise de mécanique au bord de la faillite et François est un
médecin trompé par sa femme. Tous les quatre sont rongés par leurs problèmes personnels
et professionnels et des tensions commencent à naître au sein du groupe. Ils finissent tous
par s’en sortir, mais avec quelques dégâts.
Annexe n°4 La Femme infidèle
1969
Réalisation : Claude Chabrol
Avec : S. Audran (Hélène Desvallées), M. Bouquet (Charles Desvallées), M. Ronet
(Victor Pégala)
Résumé
Charles vit une existence paisible dans une maison cossue de banlieue parisienne
auprès de se femme Hélène et de leur fils. Par d’imperceptibles signes, Charles comprend
que sa femme le trompe, et décide de la faire suivre. Charles se rend alors chez Victor
Pégala, son rival. D’abord gêné et inquiet, ce dernier se détend peu à peu que le mari bafoué
se fait passer pour quelqu’un de compréhensif et de tolérant. Mais au comble de la jalousie,
Charle le tue, puis efface minutieusement les traces de son forfait. La police enquête et se
rend chez le couple pour l’interroger. Tous deux mentent, évidemment, pour protéger son
secret. Mais Hélène découvre la vérité…et ne dit rien.
Annexe n°5 Les noces rouges
1973
Réalisation : Claude Chabrol
Avec : S. Audran (Lucienne Delamare), M. Picoli (Pierre Maury), C. Piéplu (Paul
Delamare)
Résumé
Pierre et Lucienne sont amants, chacun s’ennuyant profondément dans sa vie et dans
son couple. Ils se retrouvent en cachette dès qu’ils le peuvent. Paul est le maire de la
commune où ils vivent et Pierre son adjoint. Paul veut utiliser son pouvoir au conseil
municipal pour acheter une partie du terrain sur lequel une entreprise va venir s’implanter,
et ainsi, gagner beaucoup d’argent en escroquant tout le monde. Pierre n’est pas dupe,
mais les deux amants sont pris en flagrant délit, et Paul menace de les faire chanter. Ne
supportant plus la situation, Hélène et Pierre tuent leurs conjoints respectifs.
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ANNEXES
Annexe n°6 Inspecteur Lavardin
1986
Réalisation : Claude Chabrol
Avec : J. Poiret (Inspecteur Lavardin), B. Lafont (Hélène Mons), J.-C. Briali (Claude),
J. Dacqmine (Raoul Mons)
Résumé
Raoul est un écrivain catholique très conservateur que l’on retrouve mort, nu, sur une
plage. L’inspecteur Lavardin est envoyé sur place pour enquêter. Il se rend chez la famille
et découvre d’anciennes connaissances en le personne d’Hélène, la veuve et de son frère,
Claude. Il prend d’abord une fausse piste, en cherchant du côté d’une troupe de théâtre qui
voulait faire jouer une pièce que Raoul avait fait censurée. Puis son attention se porte sur
une boite de nuit, dont il apprend qu’elle était fréquentée par le défunt et sa belle fille.
Annexe n°7 La Cérémonie
1995
Réalisation : Claude Chabrol
Avec : I. Huppert (Jeanne), S. Bonnaire (Sophie), J.P. Cassel (Georges Lelièvre), J.
Bisset (Catherine Lelièvre),V.Ledoyen (Mélinda)
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La Bourgeoisie dans le cinéma français
Résumé :
Sophie est la nouvelle domestique d’une riche famille recomposée en province. Elle fait
connaissance avec une postière, Jeanne et elles se lient d’amitié. Très vite, Jeanne
influence Sophie et la pousse à ne pas se laisser marcher sur les pieds. Les Lelièvre
trouvent le comportement de Sophie de plus en plus surprenant, mais Catherine ne veut
pas se séparer d’elle, elle lui est indispensable. Alors que Mélinda comprend que Sophie
est analphabète, celle-ci menace la jeune fille de révéler à tout le monde ce qu’elle vient
d’apprendre : Mélinda est enceinte. Face à ce chantage, Mélinda avoue tout à ses parents,
qui décident de renvoyer Sophie. Au cours d’une folle soirée, Jeanne et elles massacrent
la famille.
Annexe n°8 Merci pour le chocolat
2000
Réalisation : Claude Chabrol
Avec : I. Huppert (Mika Muller), J. Dutronc (André Polonski), A. Mouglalis (J. Pollet),
B. Catillon ( Louise Pollet)
Résumé :
Jeanne, jeune pianiste préparant un concours international, découvre qu’elle est peutêtre la fille d’un célèbre pianiste de Lausanne, André Polonski. Elle décide de la rencontrer
afin de trouver sinon un père, du moins un mentor et quelques conseils. Bien que surpris
de cette intrusion dans leur vie, André et Mika, sa femme et héritière d’une très grande
entreprise de chocolats, accueillent chaleureusement la jeune fille. Mika lui propose même
de passer quelques jours avec eux, afin de travailler ce concours. Jeanne accepte, d’autant
qu’elle a remarqué l’attitude étrange de Mika, et la soupçonne de vouloir manipuler, voire
empoisonner, le fils d’André.
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