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Université Lyon 2 Institut d’Etudes Politiques de Lyon La Bourgeoisie dans le cinéma français La représentation de la bourgeoisie des années 1970 à nos jours à travers les films de Claude Sautet et de Claude Chabrol Dans le cadre du séminaire « Sociologie des acteurs et enjeux du champ culturel » Marlène Ruat Sous la direction de M. Max Sanier, Maître de Conférence en communication Année Universitaire 2006-2007 Jury : Gwenola Le Naour, Maître de Conférence en sciences politiques Table des matières REMERCIEMENTS . . INTRODUCTION . . Premiere partie : Les pratiques de la bourgeoisie, présentation concrète et objective . . I / Des signes extérieurs de richesse : pratiques concrètes et quotidiennes de la bourgeoisie . . 1. Richesse économique . . 2. Mode de vie et comportement quotidien . . II/Le capital culturel et le capital symbolique : approche anthropologique . . 1. Les pratiques culturelles, sources de distinction : conception bourdieusienne . . 2. La culture bourgeoise selon Le Wita . . Deuxième partie : Les bourgeois et le reste de la société, deux manières d’appréhender les barrières sociales . . I/ Pour Claude Chabrol, des barrières sociales infranchissables . . 1. Une familiarité avec la culture, source d’exclusion des autres groupes sociaux . . 2. Une représentation par opposition aux autres groupes . . 3. La négation possible du reste de la société : un entre-soi absolu . . II/ Chez Sautet, une bourgeoisie inattendue et subtile . . 1. Absence de barrières sociales : le réseau préféré à l’entre soi . . 2. Des pratiques culturelles légitimes absentes à l’écran . . Troisième partie : Les bourgeois et leur ancrage dans la réalité . . I/ Une bourgeoisie chabrolienne figée . . 1. Une représentation inchangée au fil des années . . 2. Une bourgeoisie isolée dans le temps : la société n’a pas d’emprise sur elle .. II/ Chez Sautet, une bourgeoisie ancrée dans la réalité . . 1. Les bourgeois souffrent avec la société . . 2. Emprise des bourgeois sur la société . . 3. Une adaptation indispensable de la bourgeoisie à la modernité . . CONCLUSION . . Bibliographie . . Filmographie . . Ouvrages . . Périodiques . . Articles . . ANNEXES . . Annexe n°1 Les Choses de la vie . . Annexe n°2 Mado . . Annexe n°3 Vincent, François, Paul…et les autres . . Annexe n°4 La Femme infidèle . . Annexe n°5 Les noces rouges . . 5 6 10 10 10 15 19 19 23 29 29 29 33 38 42 42 45 51 51 51 55 57 57 63 65 69 72 72 72 73 74 75 75 75 75 76 76 Annexe n°6 Inspecteur Lavardin . . Annexe n°7 La Cérémonie . . Résumé : . . Annexe n°8 Merci pour le chocolat . . 77 77 78 78 REMERCIEMENTS REMERCIEMENTS Tout d’abord, un grand merci à Monsieur Sanier, pour ses très nombreux conseils, ses encouragements, sa disponibilté, son attention et son enthousiasme envers ce travail tout au long de l’année. Merci ! Je remercie ensuite chaleureusement Madame Le Naour d’avoir accepté d’être membre de ce jury, mais aussi pour son aide dès les premiers instants et à chaque fois que j’en avais besoin. Merci à mes parents et à Marion, pour leur soutien, leurs encouragements, leur précieuse aide de tous les instants. Enfin, merci à toutes les Mado, les Vincent, François, Paul...et les autres, mes amis et compagnons de route durant cette année, qu’ils soient là ou plus loin, mais toujours à mes côtés… Merci ! « Pour un cinéaste français vivant en France en 1970, les seuls sujets honnêtes sont à l’image de la réalité qui l’entoure. Le problème du cinéaste est donc double. D’abord, faire saisir au plus grand nombre, sa pensée ; c’est donc un problème de forme. Le second aspect consiste à démonter le mécanisme de cette réalité. Pour cela il y a des choses à faire : il faut fuir le sentiment faux, il faut refuser l’héroïsme, il ne faut montrer que ce qui est, il faut montrer que le propre d’une société aliénée est dans la putréfaction des valeurs fondamentales, dans les trucages si poussés que la nature disparaît derrière une morale fabriquée, il faut montrer que la valeur des êtres est détruite et comment elle est détruite… Enfin, il faut fuir la bonne conscience, c’est tout. » Claude Chabrol1 1 Cité dans KORKMAZ, Joseph, Le Cinéma de Claude Sautet, Paris, éd. Lherminier, Collection Cinéma Permanent, 169 p. 5 La Bourgeoisie dans le cinéma français INTRODUCTION Etudier la bourgeoisie en sciences sociales a longtemps paru paradoxal. Comme le disent Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot dans Voyage en grande bourgeoisie, les recherches demandées par les instances administratives ne s’intéressent pas à ces classes 2 « qui ne subissent pas de contraintes économiques » . On s’intéresse davantage à ceux qui sont exclus qu’à ceux qui ont des capitaux et il est de tradition en Europe que la sociologie soit une arme de compréhension du social pour lutter contre la domination. Ces deux sociologues sont pourtant parmi les premiers à avoir étudié en détail cette catégorie sociale, pour comprendre le principe de ségrégation urbaine, puisque dans le cadre de leurs travaux sur les inégalités spatiales qui structurent la ville, il leur fallait comprendre les enjeux et les intérêts de « ceux qui choisissent de payer les prix les plus élevés du marché pour habiter et vivre où bon leur semble 3 ». La bourgeoisie fascine autant qu’elle rebute, tant les images qui sont associées à ce groupe sont multiples et floues. C’est justement cette représentation qui nous intéresse tout particulièrement ici, et notamment celle que l’on retrouve à travers un des vecteurs culturels les plus populaires, le cinéma. ème Le 7 art n’est pourtant pas non plus le terrain privilégié des sociologues ou des historiens car jusque dans les années 1960, l’image n’avait qu’une légitimité contestée et étudier des films comme des documents semblait inapproprié voire blasphématoire, tant les matières universtaires « nobles » n’auraient pu cautionner une analyse cinématographique. Ce n’est qu’une quainzaine d’années après la Seconde Guerre Mondiale que la bande de 4 la Nouvelle Vague a réussi à mettre sur un pied d’égalité le cinéma et les autres arts, à 5 force de qualité d’écriture et de travail technique et esthétique . Le cinéma est peu à peu considéré comme un champ de production artistique. Dans Sociologie du cinéma, Pierre Sorlin écrit que « les films ne sont plus considérés comme de simples fenêtres sur l’univers, ils constituent un des instruments dont une société dispose pour se mettre en scène et se 6 montrer » . Les films ne sont pas le reflet de la société, l’écran ne révèle évidemment pas le monde comme il est, mais comme on le découpe, comme on le comprend à une époque donnée. Le réalisateur, à partir de contraintes strictes (budget de production, choix des acteurs, des lieux, temps de réalisation imparti…) et à travers un langage particulier (des images animées, une bande son, la construction des plans…), crée à la fois sa propre représentation du monde, et un support pertinent à l’analyse de la société à travers son œuvre. 2 3 PINCON Michel, PINCON-CHARLOT Monique, Voyage en grande bourgeoisie, 2005, Paris, PUF, p.13 idem 4 on a coutume de parler de la Nouvelle Vague pour la période 1958-1963 et qui regroupe des jeunes réalisateurs qui ont remis en question les mécanismes de production et ont insufflé un nouvel état d’esprit valorisant l’idée d’auteur de film aux dépens d’une conception technicienne du cinéma. 5 6 6 à ce propos, voir FERRO, Marc, Cinéma et Histoire, 1977, Folio, p. 11-12 SORLIN, Pierre, Sociologie du cinéma, 1977,ed. Aubier-Montaigne, p.12 INTRODUCTION Notre travail réunit donc à la fois une approche sociologique et cinématographique autour d’une problématique, celle de la représentation de la bourgeoisie dans le cinéma français des années 1970-1980. La période étudiée doit être fonction des films sur lesquels notre démonstration sera basée, et ces films dépendent évidemment de leur contenu, mais aussi, comme nous venons de le dire, de leurs réalisateurs. Il convient avant toute chose de délimiter les « frontières spatio-temporelles » de notre propos, ainsi que définir chaque terme du sujet. Nous allons donc, dans cet essai, étudier la représentation de la bourgeoisie. Le dictionnaire Larousse 1995 donne une définition simple du substantif qui renvoie au verbe représenter : « présenter de nouveau. Faire apparaître d’une manière concrète. Figurer par un moyen artistique, par le langage ; décrire, évoquer. Etre le symbole, l’incarnation ». Il s’agit en effet de présenter, d’identifier des éléments tangibles de ce qu’on entend par « bourgeoisie », au travers d’un moyen artistique : le cinéma. Il va donc falloir repérer dans des extraits de films ce que des auteurs, des sociologues ont décrit comme les caractéristiques de ce groupe social. Définir la bourgeoisie semble ici malaisé puisque ce sont par les représentations que l’on verra tout au long de ce travail que l’on cernera mieux cette catégorie sociale. En effet, il est très difficile d’en donner une définition précise et assez peu de travaux ont été 7 réalisés à ce propos. On retiendra donc les deux approches essentielles : bourdieusienne , représentée par Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot et ethnographique, avec Béatrix Le Wita. A cela s’ajoutent les écrits de Pierre Bourdieu sur la culture dominante, qui participent évidemment à la définition de ce groupe social. La conception bourdieusienne de la bourgeoisie amène les sociologues à mettre en œuvre le système théorique de P. Bourdieu qui structure l’espace social avec des axes 8 selon lesquels se répartissent les différentes formes de capitaux . Verticalement, on va du minimum de capital économique au maximum. De droite à gauche, on va du minimum de capital culturel au maximum. Ce qui importe, c’est que les agents sociaux et les groupes se répartissent spatialement dans cet espace théorique. Pinçon et Pinçon-Charlot tentent donc de définir la bourgeoisie à partir de critères économiques, matériels, comme les foyers assujettis à l’impôt sur les grandes fortunes. Mais en fait, cette catégorie sociale est la combinaison de plusieurs critères, comme le capital relationel, social, symbolique et le capital culturel. Dans Sociologie de la bourgeoisie, ils écrivent : « Les bourgeois sont riches, mais d’une richesse multiforme, un alliage fait d’argent, mais aussi de culture, de relations sociales et de prestige. Comme les handicaps sociaux se cumulent, les privilèges s’accumulent ». Les auteurs envisagent la bourgeoisie comme une « conscience de classe » : « Elle est a peu près la seule au tournant de ce siècle à exister réellement en tant que classe, c'est-à-dire en ayant conscience de ses limites et de ses intérêts collectifs. 9 Aucun autre groupe social ne présente, à ce degré, conscience de soi et mobilisation ». De là découle une certaine idéologie, une mise en avant de l’individualisme, mais qui 7 8 d’après le système théorique mis en place par Pierre Bourdieu Le capital, au sens bourdieusien du terme, peut être compris comme l’ensemble des ressources dans un domaine particulier et qui participent à la structuration de l’espace social par la hiérarchisation des groupes qui la composent. Ainsi, on parle de capital économique pour l’ensemble des ressources économiques, financières d’un individu. Le capital culturel est l’ensemble des ressources qui concourent à forger la culture d’un individu, c’est-à-dire ses possiblités de fréquenter les musées ou d’écouter de la musique classique par exemple. Le capital symbolique est ce qui renvoie aux représentations d’une personne, par exemple, son nom, ou son “carnet d’adresse“ . Cette définition bien que réductrice, j’en conviens, permet de mieux saisir le reste du système bourdieusien. 9 PINCON, Michel et PINCON-CHARLOT, Monique, Sociologie de la bourgeoisie, 2003, La Découverte, 7 La Bourgeoisie dans le cinéma français n’empêche pas pour autant le collectivisme social, c’est-à-dire des lieux où les bourgeois se retrouvent entre gens du même monde. Enfin, cette classe sociale est celle qui consomme 10 11 le plus la « culture légitime », c'est-à-dire l’opéra, les musées, le théâtre entre autres . La définition proposée par Béatrix Le Wita, dans Ni vue ni connue est fondée sur une approche ethnographique. Elle décrit davantage les pratiques culturelles, le mode de vie de la bourgeoisie. Pour elle, c’est une classe hybride car le bourgeois n’est défini que par négation par rapport aux autres classes : ils ne sont ni aristocrates, ni prolétaires, et leur modèle culturel est fait d’emprunts à ces deux catégories. Il est également réducteur de l’enfermer dans des termes aussi divers que « « classe aisée ou privilégiée », « classes 12 supérieures », « upper middle class » ou « middle class » », et pourtant, tous lui correspondent. Etymologiquement, le mot bourgeois s’apparente au mot bourg, et se définit donc à l’origine comme quelqu’un né de ou dans la ville et qui ne peut s’en séparer. Mais, 13 comme le dit F. Braudel , « il n’y a pas de ville en Europe dont l’argent ne déborde sur les terres voisines »et c’est ainsi que le bourgeois s’implante aussi à la campagne. Dans la version du dictionnaire Trévoux de 1771, cité par Le Wita, on trouve l’explication à la négativité qui suit le mot : propriétaire terrien, il ne peut être « qu’un jouisseur paisible et paresseux des joies rustiques, ignorant tout des choses de la terre ». L’image qui colle à la peau du bourgeois est celle de l’arrivisme social : « Impossible semble-t-il de regarder le bourgeois conquérant autrement que sous les traits du parvenu » nous dit Le Wita. Son approche ethnographique montre que les bourgeois ont des racines historiques, que l’aisance matérielle n’est pas le fruit d’un hasard, mais d’un vrai travail, et se transmet de générations en générations. Nous mêlerons donc ses deux conceptions de la bourgeoisie tout au long de notre essai, afin d’enrichir au maximum notre approche. Il nous faut revenir sur le choix du « cinéma français des années 1970-1980 » car c’est ici que se situe notre terrain. Tout d’abord, nous avons choisi des films réalisés par deux réalisateurs français qui ont filmés la bourgeoisie tout au long de leur carrière. Le choix d’un corpus uniquement français tient au fait que les sources bibliographiques à propos de la bourgeoisie ne concernent que la bourgeoisie française : il n’y a donc pas lieu d’étudier des films étrangers. Claude Sautet et Claude Chabrol se sont rapidement imposés. Ces deux réalisateurs sont des monuments du cinéma français et leur talent et leurs parcours font autorité dans le milieu. Claude Sautet, tout d’abord, est un réalisateur prolifique dans les années 1970. Il tourne six de ses douze films entre 1969 et 1979, et quatre mettent en scène « des bourgeois 14 classiques, bons vivants, reflets d’une société pompidolienne, puis giscardienne ». Tous ses films ne sont pas des observations des tracas de la bourgeoisie, mais en ce qui concerne ses films des années 1970, il y a toujours des représentations d’une classe dominante. Sautet ne fut pas élevé en bourgeois mais il dit, cité par J. Layani : « au fur et à mesure que ma vie avancait, j’ai commencé à fréquenter des cadres, des bourgeois, et qu’à l’époque de la prospérité en France, la vie de ces gens-là représentait ce à quoi tout le monde aspirait ». Il est donc un réalisateur-témoin qui filme sa société comme il la ressent. Il se veut 10 11 12 13 14 8 BOURDIEU, Pierre, La Dictinction, 1979, Editions de Minuit, 640 p. Nous y reviendrons plus tard, au cours du mémoire LE WITA, Béatrix, Ni vue ni connue, 1988, Maison des sciences de l’homme, p.28 cité par LE WITA LAYANI, Jacques, Les films de Claude Sautet, 2005, éd. Seguier, p. 16 INTRODUCTION profondément ancré dans la réalité de son époque et aurait pu faire partie de la Nouvelle Vague. Mais il se dit « trop timide et introverti pour [se] lier à un groupe de cinéastes contrairement à Claude Chabrol, qui lui, est un des « fondateurs » de ce courant. 15 15 », TASSOUE, Aldo (sous la direction de), Que reste-t-il de la Nouvelle Vague?,ed. Stock, 2003, p. 265 9 La Bourgeoisie dans le cinéma français Premiere partie : Les pratiques de la bourgeoisie, présentation concrète et objective 16 Lorsqu’en 1979, F. Braudel trace le portrait type d’un bourgeois du XVIème siècle, il mentionne certes l’état économique (« être dans une relative aisance »), mais également l’état moral (« vivre avec dignité »). Ces critères sont toujours d’actualité puisque toutes les enquêtes de terrain et les questionnaires réalisés auprès des membres de la bourgeoisie font état de ce genre d’éléments récurrents qui contribuent à décrire et cerner avec plus d’acuité ce groupe social. Les sociologues et les réalisateurs qui servent d’appui à notre démonstration mettent en évidence certains aspects qui se recoupent. Ce qui est le plus évident, ce sont les pratiques quotidiennes, les manifestations extérieures qui témoignent d’une aisance sociale et financière. Elles sautent aux yeux et permettent de distinguer dans un premier temps les bourgeois du reste de la société. Le capital symbolique vient ensuite comme second élément essentiel dans la représentation objective de la bourgeoisie. Il s’agit à la fois de pratiques culturelles, d’un rapport étroit et familier avec l’art, d’un capital social travaillé ou hérité et d’une éducation particulière qui impliquent une certaine distance par rapport au monde social. Nous aborderons donc la culture bourgeoise selon le point de vue anthropologique des deux principaux auteurs de référence à ce propos : P. Bourdieu et B. Le Wita. I / Des signes extérieurs de richesse : pratiques concrètes et quotidiennes de la bourgeoisie Nous diviserons les pratiques quotidiennes les plus visibles et les éléments les plus concrets observables en deux sous-ensembles, à savoir d’abord la richesse économique, ce qui est repérable par tout un chacun, le mode de vie et le comportement quotidien des membres de la bourgeoisie, dont on trouve des représentations tant chez Chabrol que chez Sautet. 1. Richesse économique A. Des milieux socioprofessionnels supérieurs Les sociologues qui ont travaillé sur la bourgeoisie ont tout d’abord dû définir un seuil de richesse. Le niveau de fortune peut apparaître dans un premier temps comme un indice objectif afin de situer géographiquement les personnes auprès desquelles enquêter. Michel 16 10 Cité dans LE WITA, Béatrix, Ni vue ni connue, 1988, Maison des sciences de l’homme, p.35 Premiere partie : Les pratiques de la bourgeoisie, présentation concrète et objective Pinçon et Monique Pinçon-Charlot ont commencé leurs enquêtes en se renseignant sur les foyers assujettis à l’Impôt Sur la Fortune (ISF) : « Le nombre d’assujettis à l’ISF augmente de 7,8% de 1997 à 1998, mais l’ISF ne prend pas en compte le patrimoine professionnel 17 ni les œuvres d’art » . Il y a des écarts de niveau de vie entre les 10% les plus riches et les 10% les plus pauvres dans un rapport de 1 à 4, et les mêmes écarts de patrimoine sont de 1 à 80 ,nous disent les auteurs, entre les contribuables soumis à l’ISF. En 1998, 18 pour 39% des français, la richesse commence avec un patrimoine de 2 millions de francs . Or, il peut s’agir d’un appartement 4 pièces à Paris, ou de fortunes récentes, accumulées dans le spectacle, la télévision, le sport ou les nouvelles technologies et peu appréciées par les vieilles familles de Neuilly, la commune la plus huppée de la banlieue parisienne. Pour autant, le travail reste la valeur fondamentale, et la fortune finit par être perçue comme résultant de l’effort. La bourgeoisie, c’est donc d’abord la richesse matérielle. Mais accéder aux sommets de la société ne saurait se faire dans la gêne et dans la médiocrité des revenus. Dans les films de Chabrol, les bourgeois occupent toujours des postes de pouvoir, d’autorité, de commandement, de prestige, exigeants, bien voire très bien rémunérés, professions libérales, chefs d’entreprises, artistes de renommée. Dans La Cérémonie, Georges, le père est un riche industriel qui possède une entreprise de conserves, Catherine tient une galerie d’art et a été mannequin étant jeune ;dans Merci pour le chocolat, Mika est l’héritière et P.-D.G. des chocolats Müller, une maison suisse de renom international et André est un pianiste mondialement connu, Louise Pollet est la directrice de l’institut médico-légal de Lausanne et son mari était architecte. Dans La Femme infidèle, Charles Desvallées possède vraisemblablement un cabinet d’assurance et dans Les noces rouges, Paul Delamare est député-maire. Il en va de même chez Sautet, où les bourgeois sont issus de catégories socioprofessionnelles supérieures : dans Mado, Simon est un riche promoteur immobilier ; dans Les choses de la vie, Pierre est un grand architecte et dans Vincent, François, Paul…et les autres, on trouve un médecin (François, qui possède d’ailleurs une clinique), le patron d’une entreprise de précision mécanique (Vincent) et un écrivain (Paul).Chez les deux réalisateurs, se sont des professions qui symbolisent le pouvoir, les valeurs entrepreneuriales et dynamiques de la société : Mika, par exemple est, selon 19 Dufreigne : « Une femme de tête, elle n’aime pas perdre ! ». Pourtant, alors que chez Sautet, le travail est montré, chez Chabrol, en revanche, la bourgeoisie n’est pas une classe laborieuse. Dans les films de Claude Sautet, les bourgeois sont à chaque fois vus sur leur lieu de travail : en train de travailler, de négocier, ou de constater que leurs employés ont bien exécuté les ordres, par exemple. Dans Les choses de la vie et Mado, les personnages joués par Piccoli se rendent sur les chantiers en cours d’exécution, discutent avec leurs partenaires financiers et font entendre leur voix. Pierre a d’ailleurs une forte colère quand 20 il apprend que ses plans ont été modifiés, sans qu’on lui demande son avis . De même, Simon et ses amis se rendent sur le terrain racheté à Barachet, et il n’hésite pas à marcher 21 dans la boue, ou à visiter la ferme faisant partie du lot. Il en va de même dans Vincent, 17 18 PINCON Michel, PINCON-CHARLOT Monique, Voyage en grande bourgeoisie, 2005, Paris, PUF chiffres issus de PINCON Michel, PINCON-CHARLOT Monique, Voyage en grande bourgeoisie, 2005, Paris, PUF 19 20 21 Merci pour le chocolat, séquence du marriage Les choses de la vie, séquence « sur le chantier »13’’38. Mado, séquence « Val de Maintrey » 1’29’’06 11 La Bourgeoisie dans le cinéma français François, Paul…et les autres, où des scènes capitales sont tournées au sein même de l’usine de Vincent, au milieu des ouvriers ou dans un bureau. La fortune est ici montrée comme résultant de l’effort. A l’opposé, chez Chabrol, il s’agit davantage d’une bourgeoisie qui prospère, loin des moyens de production. Les seuls bourgeois que l’on voit sur leur lieu de travail sont le mari trompé d’Une femme infidèle, et sa seule occupation est d’espionner sa femme, non de produire, Georges, dans son bureau qui appelle Sophie pour lui demander un service dans La Cérémonie, et Mika, lors du conseil d’administration de son entreprise dans Merci pour le chocolat. Ce sont des personnes qui décident plutôt qu’elles n’agissent dans l’entreprise, leurs professions sont intellectuelles plutôt que manuelles. Dans les autres films, les personnages ne sont vus que dans l’intimité, chez eux, et rarement dans la sphère publique. 22 23 Bourdieu et Le Wita constatent également que les membres de la bourgeoisie sont issus de catégories socioprofessionnelles supérieures. Parmi les personnes enquêtées, on trouve notamment des médecins hospitaliers, des cadres supérieurs, des ingénieurs, des 24 directeurs de sociétés, des inspecteurs des finances, des députés, des assureurs …ou encore des professeurs d’université, des professions libérales, des patrons, des analystes 25 financiers, banquiers … La richesse économique indispensable au bourgeois passe donc par l’occupation d’une profession supérieure, donc valorisée et valorisante, qui lui procure un certain pouvoir et une certaine prestance, qu’il exerce également à travers son lieu de vie. B. Les espaces de la bourgeoisie Le pouvoir social est un pouvoir sur l’espace. Habiter un beau quartier, une grande et vieille bâtisse ou même un château constitue un privilège dont les membres de la bourgeoisie sont conscients. La ville est le lieu où les familles bourgeoises s’épanouissent. Regroupées dans quelques zones bien délimitées, elles y cultivent un entre-soi qui leur permet de partager leur quotidien avec leurs semblables. Pinçon et Pinçon-Charlot le constatent dans Voyage 26 en grande bourgeoisie : alors qu’ils pourraient choisir d’habiter n’importe qu’elle région en Ile-de-France, puisqu’ils ne subissent aucune contrainte économique, « ils résident de fait dans quelques arrondissements de l’Ouest de Paris, le VIIème, le VIIIème, le nord du XVIème et le sud du XVIIème arrondissement, et dans quelques rares communes de l’Ouest résidentiel dont Neuilly constitue l’archétype ». Les banlieues riches et verdoyantes font aussi partie de leurs lieux de résidence privilégiés, et c’est dans ces espaces, urbains ou provinciaux, que Chabrol et Sautet font évoluer leurs personnages. Les trois films de Claude Sautet se déroulent à Paris, ou en proche banlieue. Les héros bourgeois habitent tous de beaux et de vastes appartements : celui de Simon, dans Mado en est le parfait exemple. Des scènes essentielles s’y déroulent et on a l’occasion de mieux en imaginer la surface : il s’organise autour du bureau, pièce centrale qui dessert une multitude de pièces, salons, entrée, salle à manger, bibliothèque (que l’on voit grâce 22 23 24 25 26 12 dans La Dictinction, 1979, Editions de Minuit, 640 p. Op.cit LE WITA, Béatrix, Ni vue ni connue, 1988, Maison des sciences de l’homme BOURDIEU, Pierre, La Dictinction, op. cit. PINCON, Michel et PINCON-CHARLOT, Monique, Voyage en grande bourgeoisie, 2005, Paris, PUF, p.13 Premiere partie : Les pratiques de la bourgeoisie, présentation concrète et objective aux portes vitrées), mais également une plus petite partie réservée à Simon, avec chambre, 27 salle de bain et cuisine . Ce vieil appartement, à en juger par le craquement du parquet, la hauteur des plafonds et les grandes portes, abrite le promoteur immobilier et son père et sert aussi de bureau, puisqu’une secrétaire y travaille. Le hall de l’immeuble, l’ascenseur et la montée d’escaliers en fer forgé travaillé suggèrent le standing du bâtiment. Il en va 28 de même pour l’appartement de Lucie et François , qui jouxte le cabinet médical de ce dernier. A l’inverse, l’appartement de Pierre dans Les choses de la vie est plus petit et plus moderne, mais se situe au dernier étage d’un immeuble récent, et possède non seulement une vue imprenable sur les toits de Paris, mais en plus une superbe terrasse et une baie vitrée, au cœur de la capitale. On sait par ailleurs que Pierre et son ex-femme possèdent une maison sur l’Ile de Ré, et l’appartement de Catherine à Paris témoigne également d’un haut niveai de vie. En revanche, la bourgeoisie chez Chabrol est tout le temps provinciale ou banlieusarde (c’est le cas de La Femme infidèle, où les Desvallées vivent près de Versailles). En effet, tous ses films se déroulent loin de Paris, à la campagne, ou dans de petites villes, parfois même du bord de mer (Dinan, dans Inspecteur Lavardin, et la proximité de Saint-Malo dans La Cérémonie). Les demeures habitées par les personnages sont soit des châteaux (Les noces rouges, Inspecteur Lavardin), soit de grandes maisons « bourgeoises » (La Cérémonie, Merci pour le chocolat). Seul Merci pour le chocolat ne se situe pas en France mais en Suisse, sur les hauteurs de Lausanne, ville connue pour abriter de riches familles. Les propriétés sont entourées de vastes jardins (La Femme infidèle, Merci pour le chocolat) de parcs (Inspecteur Lavardin, Les noces rouges) voire d’un domaine avec étang (La Cérémonie, Vincent, François, Paul…et les autres). Ces cadres de vie contribuent au processus de reproduction sociale : les familles fortunées investissent un quartier, un lotissement, une bourgade et les façonnent à leur image et à leur usage pour qu’ils acquièrent une valeur exceptionnelle. Dans les beaux quartiers parisiens, les épiceries fines, les commerces rares comme les antiquaires, l’élégance des passants, tout cela contribue au principe de goût, de préférences esthétiques qui sont susceptibles de structurer des dispositions adultes. En province, les bourgeois vivent entre eux, barricadés derrière des grilles, des barrières ou des murs, comme on le voit par exemple dans Inspecteur Lavardin, où des paparazzi essayent par tous les moyens de glaner des informations sur le meurtre, en essayant de franchir le mur d’enceinte du 29 château . Ces grandes propriétés, ou les maisons de famille reçues en héritage sont vécues comme un réel privilège, voire même comme un élément de définition de la bourgeoisie, 30 selon Le Wita . Elles permettent à leurs propriétaires de passer des week-ends ou de petites vacances au grand air : marche à pied, tennis ou cheval. Dans Les choses de la vie, Pierre, son ex-femme et son fils ont l’habitude de se retrouver sur l’Ile de Ré, pour faire de la voile et profiter de l’air marin. Ainsi, les bourgeois peuvent fuir la grisaille parisienne ou banlieusarde, car, par leurs divers points d’ancrage, ils maîtrisent l’espace, ce qui est un luxe absolu. c. La possession d’objets de valeur 27 28 29 30 Mado, séquence « Appartement de Simon » de 5’’38 à 13’’38 puis 14’’11 à 17’’45 Vincent, Francois, Paul...et les autres, séquence « Appartement Francois » Inspecteur Lavardin : 1’05’’10 Ni vue, ni connue, op. cit. 13 La Bourgeoisie dans le cinéma français Le capital économique se reflète à travers tout ce que les individus possèdent, et pas seulement leur patrimoine immobilier. Les signes extérieurs de richesses sont facilement repérables car se sont souvent des objets de luxe ou des œuvres d’art composant la décoration d’un intérieur. Parmi ces « objets » de luxe, on trouve tout d’abord de belles voitures de collection ou de marques prestigieuses : Mercedes (Merci pour le chocolat), Jaguar (Inspecteur Lavardin), Alpha Roméo (Les choses de la vie). C’est une preuve d’aisance financière, d’autant plus si un chauffeur est à disposition, comme dans La Cérémonie, lorsque celui-ci est envoyé 31 pour chercher un dossier oublié chez lui par Georges . La décoration intérieure des appartements et des maisons est un point commun aux deux réalisateurs. Tant chez Chabrol que chez Sautet, on observe la présence des mêmes objets. Les pièces sont très spacieuses, et pourtant, elles sont encombrées par une multitude oeuvres d’art, héritées bien souvent ou achetées aux enchères. Dans Mado, l’ensemble des meubles est même vendu pour honorer une traite de 75 millions de Francs. On trouve entre autre : deux Chagall et autres tableaux et gravures, du mobilier ancien, des meubles de style, des luminaires, des bronzes, des porcelaines, des faïences, de 32 l’argenterie ou de très nombreux livres reliés . Dans La Cérémonie, on visite la maison en même temps que Sophie, et Catherine donne quelques indications qui permettent de 33 comprendre à quel point leur demeure est un écrin . On peut notamment voir de précieuses tapisseries aux murs, (« Attention, à la tapisserie, elle est fragile » dit Catherine en passant), des maquettes de bateaux, des tableaux de chasse, des cheminées en marbre, des vases chinois, une collection de petits soldats, une tabatière, des meubles en bois précieux parfois incrustés, des tapis, de nombreux fauteuils en velours ou cuir, de grands miroirs, des lampes sur pieds, des chandeliers…La pièce centrale est une sublime bibliothèque, contenant de très beaux et précieux livres, reliés cuir et or dans lesquels la lumière se reflète et accentue l’image de richesse qu’ils renvoient. Cette même bibliothèque est meublée très confortablement et avec goût : canapés, consoles, bureau, lithographie d’Art Nouveau, lampes, miroirs, bouquets de fleurs, tapis et de grands rideaux encadrent les fenêtres. La décoration est ici plus qu’ailleurs une occasion d’affirmer la position occupée dans l’espace social, comme un rang à tenir ou des distances à maintenir. Les pianos de Merci pour le chocolat jouent parfaitement ce rôle. Ils ne sont utilisés que par une certaine élite (seules deux personnes parmi les protagonistes en jouent) et ils occupent tant de place qu’un espace leur est réservé. Le mode de vie d’un groupe social se lit à travers son mobilier, car, nous dit Bourdieu, les propriétés de ce mobilier « sont l’objectivation des nécessités 34 économiques et culturelles qui ont déterminé leur sélection » . La présence de meubles anciens et d’objets d’art indiquent que les personnages de Chabrol et Sautet appartiennent au monde de la richesse, celui des collectionneurs de tableaux notamment, car la possibilité d’être présent sur le marché de l’art comme acheteur dépend d’abord des ressources économiques. Les œuvres achetées représentent un patrimoine très important, et exposées dans des pièces de réception, ces œuvres participent à la notoriété d’un collectionneur et au travail de gestion du capital social. 31 32 33 34 14 La Cérémonie , 29’’30 Mado, séquences « Appartement de Simon » et « Vente des meubles de Simon » La Cérémonie, séquence « visite de la maison Lelièvre » BOURDIEU, Pierre, La Dictinction, 1979, Editions de Minuit, p.84 Premiere partie : Les pratiques de la bourgeoisie, présentation concrète et objective 2. Mode de vie et comportement quotidien A. Allure physique, vestimentaire et comportement bourgeois La distinction bourgeoise se définit toujours, tant dans la manière de parler que dans la 35 manière de tenir son corps, par « la détente dans la tension » et par l’aisance dans la retenue. Les vieilles familles bourgeoises renvoient l’image de la crispation, à quoi il est facile d’opposer la fougue et la décrispation des jeunes. Dans Merci pour le chocolat, la famille Polonski se classe dans la catégorie des familles bourgeoises anciennes, alors que les Pollet, et Jeanne surtout, incarne la jeunesse et la vitalité. Mika est une femme discrète, qui agit tout en douceur et en retenue. Elle intériorise ses sentiments et contrôle par anticipation ses réactions. Chacun de ses gestes est très calme, posé, et son attitude 36 est un peu hautaine, précieuse, distante. La séquence du repas du soir , lorsqu’elle va chercher un plat dans la cuisine, illustre ce point. La domestique prépare la saucière, et Mika entre dans une attitude qui lui est très familière : une sorte d’absence dans la présence. Elle sourit, attend le plat, mais paraît ne pas être là, et a l’air d’anticiper son entrée dans la pièce voisine. Cette distance avec la réalité semble provenir d’une intériorisation des sentiments et des réactions, depuis l’enfance de cette femme, élevée dans milieu également bourgeois. La distinction provient d’un subtil équilibre entre ce qu’on laisse entrevoir de soi et ce que l’on masque. Bien qu’elle veuille paraître naturelle, elle traduit une perpétuelle « double négation » et l’association de contraire propre à la nature bourgeoise : maquillage léger sous lequel on perçoit le grain de la peau et la couleur du teint, cheveux naturels mais coupés et coiffés, ton de la voix ferme mais ouvert, gestes précis mais suspendus. En revanche, Jeanne, représente cette nouvelle bourgeoisie, la relève prometteuse, douée et pleine d’entrain qui vient bousculer le calme de cette maison. Tout en respectant les codes du milieu qu’elle connaît bien, elle ne cache pas ses contrariétés et ne se prive pas de dire quand un sujet de conversation la contrarie. Les modes vestimentaires et cosmétiques sont des éléments capitaux du mode de domination, car elles renvoient au symbole du pouvoir. Certaines tenues évoquent indubitablement le mot bourgeois. Tout un ensemble de signes vestimentaires et corporels viennent signifier l’exception, le refus du laisser-aller, le souci du contrôle de soi et de son apparence. La perception des hiérarchies sociales passe donc par celle du maintien du corps, de l’hexis corporelle 37 . Tous les personnages des films de Chabrol et de Sautet possèdent cette distinction naturelle qui fait d’eux les membres d’un groupe social dominant. Les hommes, en particulier, portent tous le costume, apanage du cadre supérieur, accompagné d’un manteau voire d’un chapeau, alors que les ouvriers et employés visibles dans les films sont représentés avec des bleus de travail, des blouses, des canadiennes et des bonnets. Toujours rasés de près, les bourgeois se recoiffent à l’occasion et s’assurent de l’homogénéité de leur apparence. 35 36 idem Merci pour le chocolat, séquence « Repas du soir », 1’09’’30 37 terme bourdieusien utilisé dans La Dictinctionpour désigner un ensemble de dispositions pratiques corporelles, manières de se tenir, de parler, de marcher… ces dispositions corporelles ne sont pas naturelles, mais socialement construites, font sens et tiennent leur logique du contexte social et du système des représentations qui les construisent. 15 La Bourgeoisie dans le cinéma français Les enfants, et surtout les jeunes filles présentes à l’écran sont les plus caractéristiques du « style bourgeois » décrit par B. Le Wita. Cette dernière énumère les éléments classiques de toute tenue bourgeoise : « Tailleur de tweed ou de drap de laine, jupe droite ou plissée, kilt, chemisier, gilet, pull-over en cachemire ou shetland, loden, mocassins, escarpins, 38 foulard, petit sac en bandoulière, veste autrichienne » ou encore « gabardine beige, ample, épaulée et laissée entrouverte, un foulard Hermès autour du cou, des boucles 39 d’oreilles fantaisie, un sac en bandoulière, des bas noirs ou bleu marine, des escarpins » . Véronique, dans Inspecteur Lavardin, illustre parfaitement cette constatation. Lorsqu’elle est présentée à l’Inspecteur Lavardin, elle porte une jupe porte-feuille, un pull bleu marine 40 et un chemisier blanc à col rond . Plus tard, quand elle tue son beau-père, elle porte un kilt et des chaussettes blanches remontées sous les genoux, ou encore, lors de la remise de la rançon, elle est vêtue de la même jupe porte-feuille bleu marine, ainsi que des ballerines et 41 de son sac en bandoulière . Le but de ces tenues si facilement repérables pour l’œil avisé est justement d’être visibles et significatives sur la scène sociale, alors que, paradoxalement, la neutralité est recherchée. Les éléments trop « modes », ou trop « jeunes » sont annihilés par des couleurs sombres, sobres et passe-partout, des formes amples afin de masquer la taille, ou de cacher une marque, et des chemisiers, dont on laisse uniquement voir le col, dans des tons pastels. Ces vêtements agissent comme un code des apparences et témoignent de l’appartenance à un milieu. Plus précisément, « ils sont repérés intuitivement 42 comme tels par les pairs », nous dit B. Le Wita . Cependant, les autres femmes des films de Chabrol et de Sautet ne portent pas rigoureusement les tenues présentées par la sociologue et dresser la nomenclature, nécessairement imparfaite, des éléments constituants l’habit bourgeois ne rend pas compte de ce qui permet d’identifier telle femme à une bourgeoise. Pour autant, aucune des héroïnes de nos films n’est excentrique et leur appartenance à la bourgeoisie ne se lit qu’à travers des détails. Ainsi, certaines d’entre elles sont habillées par des couturiers, 43 donc avec des tenues d’une grande valeur et de très bon goût, et cela se voit. Hélène a de superbes robes Courrèges monochromes, et Mika est habillée de tailleurs Yves Saint44 Laurent . Elles portent toutes un soin particulier à leur allure, en toutes occasions, qu’elles restent chez elles ou qu’elles sortent. Quand Mika, par exemple, rentre simplement des 45 courses alimentaires , elle est parée d’atours luxueux : un manteau, des gants, un bracelet et un collier de grosses perles de culture, des escarpins, et un sac en cuir et fourrure qui pend de son avant-bras. Certains accessoires font partie d’un système de signes relevant d’un art infini du détail. Hélène Desvallées, dans La Femme infidèle, Lucienne, dans Les noces rouges, Hélène Mons, dans Inspecteur Lavardin ou Lucie, la femme de François dans Vincent, François, Paul…et les autres portent toutes de beaux bijoux, bagues, colliers, boucles d’oreilles en or et perle. Le bijou estampille l’ensemble de la personne et signifie de 38 39 40 41 42 43 44 LE WITA, Béatrix, Ni vue ni connue, 1988, Maison des sciences de l’homme, p.76 idem, p. 78 Inspecteur Lavardin ,séquence 9’’19 idem, séquence 1’23’’55 Ni vue ni connue, ibidem Les choses de la vie Merci pour le chocolat. La signature du couturier est repérable pour un œil avisé. Le générique confirme qu’Isabelle Huppert est habillée par Y.Saint-Laurent. 45 16 idem, séquence « retour des courses »1’18’’20 Premiere partie : Les pratiques de la bourgeoisie, présentation concrète et objective manière manifeste l’appartenance au milieu (collier de perles, bagues saphir ou émeraude entourées de diamants), de même que les membres de la bourgeoisie savent lire un nœud de cravate et la signification d’un carré de soie posé sur les épaules. Enfin, les bourgeois introduisent la tenue dans l’univers domestique. Qu’elle soit décontractée ou non, elle doit permettre de sortir ou de recevoir sans avoir à se changer. Tous les bourgeois de Sautet et de Chabrol en témoignent. Le père de Simon par exemple, 46 dans Mado, est extrêmement coquet bien qu’il n’ait pas d’activité sociale particulière : complet sombre, cravate, pochette, boutons de manchettes. Il en va de même pour les parents Lelièvre, dans La Cérémonie. Georges et Catherine sont deux personnes très distinguées et s’habillent le week-end comme pendant la semaine, quelles que soient leurs occupations. Ils font cependant un effort tout particulier le soir de la retransmission de l’opéra Don Giovanni à la télévision. Ce soir-là, alors qu’ils restent tous les quatre à la maison, Georges porte un smoking noir, avec un nœud papillon, et Catherine un smoking blanc, particulièrement chic. Ils se sont donc habillés comme s’ils sortaient, alors qu’ils ne sont en représentation pour personne, ils sont juste entre eux. Le soin apporté à la tenue, à la présentation de soi est une manière de se gouverner et cela assure à la fois les possibilités de l’échange social avec les autres membres du groupe, mais met également une distance avec les catégories sociales dominées. Le laisser-aller est antinomique de l’élégance, et celle-ci est une affirmation permanente du rapport à son propre corps et en quelque sorte, une manifestation de sa force et de sa détermination, ce qui semble ainsi justifier la distance à l’égard du commun. B. L’art de la table ∙ ∙ 46 Observer des scènes de cuisine, d’agapes en tout genre, c’est observer la comédie humaine dans tous ses états. Les repas sont l’occasion d’extérioriser les richesses et le luxe : profusion de nourritures savamment présentées, vins exquis, vaisselle raffinée et décor floral. Manger s’accompagne d’un certain décorum et de codes révélateurs du milieu auquel appartiennent les convives. Ici, la nourriture, la façon de la présenter, la manière de servir ou de se faire servir, le comportement à table sont autant d’éléments qui marquent la distinction entre les classes dominantes et les classes dominées. Chez Chabrol, les repas sont présentés comme de véritables cérémonies sociales, tandis que chez Sautet, seuls la nourriture en elle-même et le vin marquent la distinction. Dans Mado, c’est la présence d’une caisse de Château Margaux 1947 qui fait l’objet 47 d’une cérémonie de dégustation avec raffinement et délicatesse . « Papa » reçoit en effet en cadeau d’un ami une douzaine de bouteilles de ce vin d’exception, dont la rareté le fait le dissimuler aux autres invités. Il partage la bouteille avec les deux témoins de la scène. Simon, bien que préoccupé, s’arrête même en passant à côté de son père lorsqu’il voit les bouteilles. Le groupe montre qu’il connaît et apprécie ce vin, dans la manière qu’ils ont à ouvrir la bouteille (en prenant mille précautions pour ne pas la secouer), à la déguster (dans des verres spéciaux, en sentant, en goûtant du bout des lèvres). L’émotion procurée par cette bouteille laisse entendre qu’on ne boit pas un bon vin avec n’importe qui : cela nécessite une certaine liturgie, une communion qui ne peut se célébrer qu’avec certaines personnes qui sont capables de jouir de la même manière. Le privilège de consommer des mets rares semble réservé dans ce cas à une élite nantie : « Boire ça en pleine crise, ça ne devrait pas 48 être permis… ! » dit « Papa » . Mado, séquence « Appartement de Simon », 8’48’’ 17 La Bourgeoisie dans le cinéma français ∙ Les repas sont des rendez-vous familiaux plus ou moins conviviaux, qui se déroulent dans la salle à manger et non la cuisine, et lors desquels il s’agit de manger « dans 49 les formes ». Il y a des règles très strictes à respecter, signes de bonne éducation. 50 Dans Inspecteur Lavardin, lors du repas avec Jean Lavardin , on ne se précipite pas sur les plats, l’invité se sert en premier, on attend que le dernier à se servir ait commencé à manger, les mains sont posées sur la table, au maximum jusqu’aux poignets, le dos est droit, on ne sauce jamais, on s’essuie la bouche du bout des lèvres, discrètement et les enfants ne parlent pas. L’atmosphère, bien que décontractée, laisse transparaître de la retenue et de l’ordre : parfaite symétrie de la pièce, de la table, les personnages sont face à face, l’espace où l’on mange est peu encombré, les couverts sont ordonnés, pas une miette de pain ne traine, la nappe est blanche et bien repassée, et quand elle a fini, Véronique demande poliment l’autorisation de sortir de table. La nourriture est simple (poulet et pommes de terre), mais présentée avec soin, dans de l’argenterie (couverts, plat, sousbouteille, corbeille à pain, salière et poivrière), de la porcelaine (assiettes, saucière) et des verres en cristal. La manière de présenter la nourriture, de la consommer, la disposition des couverts, strictement différenciés selon la suite des plats, l’étiquette 51 régissant la tenue, tout cela est l’expression, selon Bourdieu, d’un « habitus 52 d’ordre ». Une fois de plus, cette rigueur de la règle jusque dans le quotidien est une manière de s’éloigner de l’état de nature : « C’est aussi tout un rapport à la nature animale, aux besoins primaires et au vulgaire qui s’y abandonne sans frein ; c’est une 53 manière de nier la consommation dans sa signification et sa fonction primaires ». De même, on mange dans l’ordre et on exclue toute coexistence de mets que l’ordre sépare : ainsi, avant de servir le dessert, on enlève tout ce qui reste sur la table, ou on change de pièce pour prendre le café : dans Merci pour le chocolat, lorsque 54 Jeanne mange avec la famille Polonski , chaque plat vient l’un après l’autre, et à la fin, il est décidé de prendre le café dans le salon. Chaque boisson a son récipient 55 d’ailleurs : on ne sert pas le café dans une tasse de chocolat . Manger dans les formes est ainsi une manière de rendre hommage à la maîtresse de maison dont on respecte ainsi l’ordonnance du repas. C. Sociabilité mondaine Le capital économique précédemment évoqué ne suffit pas à maintenir la position sociale : il y faut encore un travail constant d’entretien. Le capital social et le capital symbolique exigent un travail de tous les instants, un travail qui doit être continuellement renouvelé et passe par un travail de représentation. Les codes et les rituels liés à la façon de tenir son corps, de se vêtir, de manger, ont pour effet de dire qui est qui et de confondre l’intrus. Par exemple, le personnage de « Papa », dans Mado, fait un baise-main à Mado la première fois qu’il la 56 voit , son langage, à la fois soutenu et raffiné (« Boire ça en pleine crise, ça ne devrait pas être permis ! »), son élégance : tous ces signes et bien d’autres sont autant d’affirmations de la position sociale, la proclamation de l’appartenance à la haute société. La femme joue un rôle essentiel dans la gestion du capital social, surtout dans sa dominante familiale. Les femmes de la bourgeoisie des films de Chabrol et de Sautet ne sont pas définies par leur seule insertion professionnelle. Celle-ci, lorsqu’une profession est exercée, est le plus souvent un « job », comme Catherine Lelièvre, dans La Cérémonie, 56 18 Mado, séquence « Appartement de Simon » Premiere partie : Les pratiques de la bourgeoisie, présentation concrète et objective qui annonce à Sophie lors de leur première rencontre, presque à mots couverts, qu’elle « [s]’occupe un peu d’une galerie de peinture ». La femme doit consacrer du temps à l’éducation de ses enfants, à la gestion du capital social familial : elle gère les dîners et les réceptions. Ainsi, à l’occasion de l’anniversaire de Mélinda, la famille Lelièvre décide d’organiser une petite réception et c’est Catherine qui donne les ordres à Sophie et s’assure que les invités ne manquent de rien. Elle les rassure aussi quant au repas à venir, les prévenant que ce ne sera rien de sophistiqué : « Je ne prépare pas un gueuleton, c’est plutôt une sorte de buffet ». Elle fait la conversation aux invités et se vante d’avoir trouvé une « perle » en la personne de Sophie. La présence de domestique au service d’une famille fait partie des dépenses de représentation nécessaires pour assurer un certain standing. Toutes les familles chabroliennes en ont, bien que leur présence soit discrète, excepté dans La Cérémonie. La femme peut servir de faire-valoir également, lorsqu’elle accompagne son compagnon dans les réceptions. C’est le cas de Mado, dans le film éponyme, qui elle, n’a pas de capital social, mais brille par sa beauté et sa jeunesse lors du cocktail où 57 Simon rencontre Lépidon . De même, Lucienne, l’épouse infidèle des Noces Rouges, joue parfaitement son rôle de représentation. Elle accompagne son mari, député-maire de leur ville, et participe aux mondanités, fait honneur de sa présence lors d’inaugurations ou de spectacles scolaires, en marquant une distance telle qu’elle semble ignorer les personnes qui l’entourent, tout en restant polie. Car la politesse est la pierre angulaire des comportements bourgeois et une pratique rituelle. Le salut, la manière de se présenter, l’àpropos des remerciements, l’expression des sentiments forment un concentré de bonne éducation où se régulent la proximité et la distance que l’on doit entretenir avec l’autre. II/Le capital culturel et le capital symbolique : approche anthropologique La richesse multiforme dont est pourvue la classe dominante est fait d’argent, mais aussi de culture, de relations sociales et de prestige. Nous allons maintenant étudier par quel processus la bourgeoisie entretient un rapport si particulier avec la culture qu’elle en devient familière. Les deux approches suivantes sont des approches anthropologiques, résultant pour l’une (Bourdieu) d’un travail de plusieurs années sur la consommation des biens culturels et notamment à partir d’un questionnaire remis à un très grand nombre de personnes, d’origines sociales et de milieux professionnels différents. L’autre (Le Wita) est un travail ethnographique sur une population précise, la bourgeoisie parisienne, réalisée à la suite de nombreux entretiens. Tous deux mettent en avant la place essentielle qu’occupe la culture dans la définition de la bourgeoisie et montrent comment s’expliquent les pratiques culturelles et la domination de ce groupe vis-à-vis du reste de la société. 1. Les pratiques culturelles, sources de distinction : conception bourdieusienne Pour Pierre Bourdieu, la bourgeoisie se définit en grande partie par ses pratiques culturelles. C’est par la reproduction des schémas d’acquisition des connaissances générales que 57 Mado, séquence34’’20 19 La Bourgeoisie dans le cinéma français se met en place la distinction des classes dominantes. Nous verrons comment s’effectue la socialisation avec la culture légitime et quelles en sont les manifestations et les conséquences. A. Les moyens d’acquisition de la culture légitime L’institution chargée d’apporter le bagage culturel le plus large aux membres de la société est l’école. L’acquisition d’un capital scolaire et celle d’un capital culturel sont corrélées. Pourtant, une certaine fraction de la société développe des compétences et des connaissances plus nettes dans des domaines peu enseignés dans le système scolaire traditionnel, comme la musique ou la peinture. L’aptitude à reconnaître spontanément un style artistique, à apprécier une œuvre et à en parler constitue la culture légitime. Bourdieu, dans La Distinction, la définit ainsi : « Propension et aptitude à reconnaître la légitimité et à apercevoir les œuvres comme devant être admirées pour elles-mêmes, qui est inséparablement une aptitude à y reconnaître quelque chose de déjà connu, à savoir les traits stylistiques propres à les caractériser dans leur singularité (c’est un « Rembrandt ») 58 ou en tant qu’elles appartiennent à une classe d’œuvres (c’est un Impressionniste) ». L’apprentissage scolaire permet l’acquisition d’une base commune de culture légitime, plus ou moins développée selon les circonstances, les goûts ou les aptitudes individuelles. Mais on n’accède pas à cette culture que par les titres scolaires, qui garantissent surtout des connaissances spécifiques et la possession d’une « culture générale ». Il faut des compétences pour juger du beau et la question est de savoir si ces dispositions sont le résultat d’un apprentissage ou d’un don de la nature, qui relèverait davantage d’un contact privilégié avec l’œuvre d’art. L’environnement familial, qui, à travers certaines normes esthétiques mises à disposition dès la toute petite enfance, compte pour beaucoup dans l’inculcation de cette culture. Les compétences en matière de culture légitime proviennent d’une maîtrise des normes et des critères de jugement, due à une « exposition » prolongée aux œuvres d’art, une familiarité consécutive d’un contact répété avec l’art et avec des « connaisseurs » ou des personnes cultivées. Cette familiarisation dès le plus jeune âge fournit aux membres de la bourgeoisie une aisance qui se remarque. Elle rend possible la maîtrise et les références à 59 des règles qui évitent « les aléas de l’improvisation ». La famille est au cœur du dispositif de la reproduction sociale. Toute l’éducation recourt à des formes explicites ou implicites d’apprentissage et d’inculcation. Dans les grandes familles, l’intériorisation de nombreuses dispositions passe par une éducation consciente de ses buts. La maison de famille, écrin de la mémoire de la lignée, accueille les différentes générations dans un décor qui est aussi celui où vécurent leurs prédécesseurs et qui abrite les souvenirs. Cet environnement forme alors, de manière implicite le jeune héritier au culte des ancêtres. Le capital culturel se transmet à la fois de façon implicite, par la décoration et le mobilier des demeures, et de manière explicite, dans un effort constant pour éduquer les goûts et développer les connaissances. B. L’appropriation du capital culturel La fréquentation de « temples » de la culture 58 BOURDIEU, Pierre, La Dictinction, 1979, Editions de Minuit, p.24 59 20 idem, p.71 Premiere partie : Les pratiques de la bourgeoisie, présentation concrète et objective Pour les catégories socioprofessionnelles supérieures dont sont issus les membres de la bourgeoisie, le coût économique de l’appropriation d’un capital culturel n’est pas un frein. Le prix des places de concert à l’opéra, ou de l’entrée dans un musée n’est pas un problème. Au contraire, la fréquentation du théâtre par exemple est l’occasion de dépenses et d’exhibition de la dépense : tenues de soirée, repas au restaurant après la représentation, choix des places les plus chères…La fréquentation du cinéma d’art, de l’opéra ou de musées devient même une routine tant c’est une pratique courante. Les vernissages, soirées de gala, premières au théâtre ou expositions font partie des cérémonies sociales où les participants affirment leur appartenance à un milieu cultivé. En revanche, le musée d’art rassemble un public beaucoup plus large, tout comme les bibliothèques. La bourgeoisie a davantage tendance à se déplacer pour des concerts ou des pièces et expositions d’avantgarde, dans des musées à faible fréquentation touristique L’appropriation matérielle et personnelle de la culture légitime Les galeries ou les salles des ventes offrent le spectacle de l’art exposé, susceptible d’être contemplé mais aussi d’être acheté, approprié par une minorité de privilégiés au capital économique élevé. On se trouve dans une autre configuration quand l’œuvre d’art, le tableau, la statue, le bronze ou le vase chinois entrent dans l’univers domestique des biens de luxe que l’on possède et dont on profite au quotidien. Ils témoignent d’un goût poussé et même si l’on n’en possède pas personnellement, ils font partie des éléments constitutifs d’un groupe auquel on appartient, lorsqu’ils décorent les bureaux ou les salons des personnes que l’on fréquente. Ainsi, s’approprier une œuvre d’art est une pratique hautement distinctive : c’est « s’affirmer comme le détenteur exclusif de l’objet et du goût véritable pour cet objet, ainsi converti en négation réifiée de tous ceux qui sont indignes de le posséder, faute d’avoir les moyens matériels ou symboliques de se l’approprier ou, simplement, un désir de le posséder assez fort pour « tout lui sacrifier » 60 ». Il faut tout de même distinguer la possession proprement matérielle des objets de luxe ou des œuvres d’art et leur appropriation personnelle, c'est-à-dire, la connaissance profonde de ces objets. Bourdieu donne l’exemple de l’achat d’un manoir. Posséder une telle bâtisse n’est qu’une affaire d’argent. Mais s’approprier la cave, les souvenirs de chasse, les secrets de cuisine ou les recettes de jardinage font appel à des compétences longues et anciennes, que seuls le temps et un art de vivre peuvent apporter. C’est par l’appartenance à un groupe ancien, par la fréquentation des vieilles personnes aux souvenirs innombrables ou le contact de vieux objets chargés de mémoire que l’on a accès à la valeur ajoutée la plus distinctive, celle qui ne s’accumule qu’avec le temps. Les objets qui ont le plus de pouvoir distinctif sont « ceux qui témoignent le mieux de la qualité de l’appropriation, donc de la qualité du propriétaire, parce que leur appropriation exige du temps ou des capacités qui, supposant un long investissement de temps, comme la culture picturale ou musicale, ne peuvent être acquises à la hâte ou par procuration, et qui apparaissent donc comme les témoignages les 61 plus sûrs de la qualité intrinsèque de la personne ». L’accumulation depuis l’enfance de connaissances et de points de comparaisons nécessaires au jugement et à la critique des œuvres légitimes constitue l’essence même de la distinction propre aux classes dominantes. C. Le goût 60 61 62 62 et ses variations BOURDIEU, Pierre, La Dictinction, 1979, Editions de Minuit, p.318-319 idem, p. 320 Terme entendu au sens de « préférence manifestée », comme défini dans La Dictinction, op. Cit. p.59 21 La Bourgeoisie dans le cinéma français La bourgeoisie contient diverses catégories socioprofessionnelles et ainsi, apparaissent des groupes de dominants dominés par des personnes possédant davantage de capital économique ou social ou même culturel. Bourdieu classe par exemple les patrons d’industries dans les dominants dominants, alors que les professeurs et certaines professions libérales sont des dominants dominés, et il différencie également la bourgeoisie selon qu’il s’agit d’une bourgeoisie ancienne ou récente. Cette polarisation permet de dégager des variantes du goût dominant. Il distingue le goût « bourgeois » ou « de rive droite » en désignant les goûts des patrons et l’étalage de luxe et d’argent dû à un fort capital économique et à une consommation non bridée, et le « goût intellectuel » ou « de rive gauche » celui des professeurs et des intellectuels. Ainsi les pratiques culturelles observées chez les patrons sont différentes de celles des professeurs et intellectuels. Les premiers s’adonnent à la chasse, au tiercé, à la lecture de récits historiques, de journaux comme France-Soir, L’Aurore, Lectures pour tous, et aux pratiques culturelles et aux activités les plus coûteuses et les plus prestigieuses comme les voyages, le théâtre de boulevard, le music-hall, les salles des ventes et les « boutiques », les voitures de luxe, le bateau, l’hôtel (trois étoiles) et les villes d’eau. Les professeurs sont davantage attirés par la lecture de poésie, d’essais philosophiques, d’ouvrages politiques, par le théâtre plutôt classique ou d’avant-garde, les musées, la 63 musique classique, France-Musique ou la marche à pied . Leurs goûts et leurs pratiques culturelles sont d’ailleurs proches de ceux des professions libérales. Pour autant, ces derniers préfèreront la fréquentation des salles de concert, des antiquaires et des galeries, la lecture de mensuels illustrés, la possession de pianos, de livres d’art, de meubles anciens, d’œuvres d’art, de matériel audiovisuel, de voitures étrangères et la pratiques de sports demandant un équipement coûteux donc un capital économique supérieur comme l’équitation, le golf, la chasse ou le ski nautique. Bourdieu constate aussi une opposition entre le goût « intellectuel » et le goût « bourgeois ». Les détenteurs du goût « intellectuel » affichent une préférence pour les œuvres contemporaines (comme Picasso, Kandinsky ou Boulez) et pour la nouveauté en matière de théâtre, en allant voir des pièces plus avant-gardistes, achètent parfois des meubles aux puces et apprécient les plats exotiques ou « à la bonne franquette », tandis que le goût « bourgeois » marque sa préférence pour des œuvres plus anciennes et « consacrées », comme le Rhapsodie hongrois, les Quatre Saisons, la Petite musique 64 de nuit et la peinture expressionniste, particulièrement Renoir, Watteau …Le goût « bourgeois » est un goût des valeurs sûres en peinture, musique, cinéma ou théâtre et à apprécier la cuisine traditionnelle française. Le capital économique et la structure du patrimoine jouent ici un rôle dans les préférences et dans les habitudes de consommation. A l’intérieur de chaque fraction, les nuances se justifient en fait par les trajectoires sociales. Il y a ceux qui appartiennent à une famille bourgeoise depuis longtemps et donc, ont acquis leur capital culturel par la fréquentation précoce et quotidienne d’objets, de gens, de lieux rares et distingués, 63 Liste non exhaustive résultant d’un questionnaire soumis à la classe dominante et utilisé par Bourdieu dans La Distinction. Il visait à mesurer, selon les catégories socioprofessionnelles : les compétences légitimes (connaissances et préférences en matière de peinture et de musique et sur la fréquentation des musées), les dispositions esthétiques (des questions sur les chances de faire une photo belle ou laide selon les modèles et les sujets proposés, mais également sur les choix en matière d’intérieur, de meubles, de cuisine, de vêtements...) et les dispositions à l’égard de la culture moyenne (questions sur les préférences en matière de chanson, de radio, de lectures, sur la connaissance des acteurs et des metteurs en scènes ou sur la pratique de la photo). 64 22 Eléments extraits de la liste proposée dans le même questionnaire que précédemment. Premiere partie : Les pratiques de la bourgeoisie, présentation concrète et objective et ceux qui doivent leur capital à un effort d’acquisition grâce au système scolaire. Plus l’ancienneté dans le groupe dominant est importante, plus les connaissances d’œuvres intimistes, peu connues du grand public, ou réservées à un public de connaisseurs ou d’initiés sont grandes : par exemple, forte capacité à citer plus de onze œuvres musicales rares telles Le Clavecin bien tempéré, l’Art de la fugue, Concerto pour la main gauche, L’Oiseau de feu, ou aptitude à reconnaître des œuvres de Braque, Bruegel ou Kandinsky. C’est cette « valeur ajoutée », ce capital culturel qui ne s’acquière qu’avec le temps et une familiarisation très jeune avec la culture légitime, qui constitue une part essentielle de la distinction, cette distance entre les classes dominantes et le reste de la société. La culture bourgeoise est cependant envisagée de manière un peu différente et plus large par B. Le Wita. 2. La culture bourgeoise selon Le Wita 65 Dans Ni vue, ni connue , Béatrix Le Wita procède à une approche ethnographique de la bourgeoisie. Elle s’est attachée aux formes d’éducation instituant une personne dans l’état de bourgeoisie : « on naît bourgeois mais on apprend aussi à le devenir. Naître bourgeois, c’est entrer dans une culture(…). Devenir bourgeois, c’est disposer de la capacité 66 socialement héritée de maîtriser ces schèmes et, par là même, de les reproduire » . Pour elle, la culture est un état mais aussi un processus d’acquisition individuel socialement modelé. A. Les écoles de la bourgeoisie Le souci éducatif fait de la nécessité de se réapproprier les valeurs du groupe, un impératif catégorique. Comme nous l’avons dit, ce sont les femmes qui jouent un rôle décisif dans l’organisation de la vie familiale et ce sont elles qui sont en position de transmettre les traits fondamentaux de la culture du groupe. L’éducation des ces femmes devient déterminante et on préfère qu’elle soit transmises plutôt qu’acquise. C’est pourquoi il est intéressant de chercher à connaître les structures éducatives dans lesquelles certaines femmes de 67 la bourgeoisie peuvent grandir . Il faut à la fois une institution qui exige et procure un haut niveau intellectuel et qui inculque les valeurs chères aux parents. En enquêtant sur la mémoire familiale des filles qu’elle a rencontré, Le Wita constate que ces dernières ont fréquenté des écoles libres aux noms évocateurs : « Sainte Marie, La Tour, Lübeck, Dupanloud, Les Oiseaux…des noms qui symbolisent plus d’un siècle d’histoire d’éducation 68 des femmes dans le monde ». Dans ces établissements se développe une éducation au sens jésuite du terme : on éduque l’homme en le modelant selon une éthique religieuse ou morale et intellectuelle digne de son groupe social. 65 66 67 L’inculcation de principes religieux fait partie des enseignements dans ce genre d’écoles. Pourtant, comme le dit une des filles interrogées : « la foi ne se transmet pas », et reste donc en principe du domaine du privé. Mais dans ces écoles, c’est une éducation LE WITA, Béatrix, Ni vue ni connue, 1988, Maison des sciences de l’homme, 159 p. idem p. 5 Il faut préciser qu’une majorité des parents ne mettent pas leur enfants dans ces institutions. Mais ceux qui les y envoient en sont bien souvent des anciens élèves. 68 idem, p.101 23 La Bourgeoisie dans le cinéma français globale qui est transmise : scolaire et morale. Et les principes moraux sont dictés par la religion catholique. Par exemple, l’esprit critique doit être développé au nom du principe 69 jésuite : « on devient quelqu’un quand on est capable de critiquer l’éducation reçue ». Pour autant, la religion fait partie de l’ensemble des éléments importants pour comprendre l’éthique bourgeoise. Elle ne constitue cependant pas un point déterminant expliquant la personnalité d’un membre de la bourgeoisie, puisque tous les bourgeois ne sont pas croyants ou n’ont pas le même rapport à la religion ni la même pratique. Toutes les femmes que Le Wita a rencontré insistent sur leur capacité à savoir écrire un texte, ou rédiger une lettre par exemple. Dans la culture bourgeoise, on accorde une place très importante à l’art de la correspondance. On ne doit pas ignorer, par exemple, les codes et formules permettant de signifier le degré de proximité ou de distance que l’on entretient avec le destinataire. Savoir rédiger, c’est savoir se présenter et se faire comprendre, et cet exercice est vécu comme une règle de politesse, qui, à force de se perdre, devient une marque de distinction. En effet, maîtriser le rapport à l’autre est un élément essentiel qui caractérise la culture bourgeoise. Parmi les principes fondateurs transmis par l’éducation bourgeoise se détache la recherche de l’équilibre entre une valorisation excessive de la personne et sa dilution au sein de la collectivité. La place à accorder à l’individu est donc balisée par deux pôles extrêmes : le collectivisme (la négation ou la dilution de la personne) et l’individualisme hédoniste (l’hypertrophie du « moi »). C’est au nom d’un principe chrétien que certaines écoles 70 catholiques privées , fréquentées par la bourgeoisie parisienne, se préoccupent tant de la place de l’individu dans leur structure. « Aucun être n’est réductible à un autre, « l’Esprit 71 Saint parle en chacun » » est la règle au cœur du projet éducatif du collège Sainte Marie. Ainsi, les anciennes élèves témoignent avoir ressenti un vif intérêt pour leur personne. Il n’y a par exemple pas d’anonymat. Chaque élève est connue, repérée, située familialement et socialement. Toutes les relations avec le corps enseignant sont personnalisées et il n’y a pas de réunion parents-collège, mais des rendez-vous en tête-à-tête avec les responsables pédagogiques. Le but de ces institutions est donc de donner un enseignement global, c'està-dire, ne pas apporter uniquement des connaissances scolaires, mais aussi inculquer un mode de vie particulier inscrit dans la culture bourgeoise. Pour aider les enfants à trouver leur place, les demoiselles de Sainte Marie refusent d’accorder une place trop importante aux « états d’âme » et aux amitiés trop fortes au sein de l’école, ce qui pourrait faire naître des sentiments passionnels permettant à l’enfant d’échapper à l’autorité et à la classe. Pourtant, le collège vit en vase clos et ceci constitue un terrain propice aux grandes amitiés, qui sont donc minutieusement contrôlées. L’enjeu est l’appréhension des distances sociales et culturelles : éduquer une jeune fille, c’est lui apprendre à reconnaître les siens. Très tôt, on apprend aux enfants à ne donner qu’une place raisonnable aux élans affectifs, car c’est une perte d’autonomie et d’énergie. Les enfants sont également plongés dans l’esprit de corps par tout un ensemble de cérémonies, de traditions propres à chaque école : retraites liées à la pratique religieuse, voyages scolaires, pièces de théâtre à monter…L’adolescente est donc tenue de s’ouvrir aux autres. Il ne s’agit pas pour autant de s’ouvrir réellement aux autres milieux sociaux, 69 70 Ni vue ni connue, ibidem, p.107 notamment le collège Sainte Marie, école de filles uniquement, dont Le Wita parle plus particulièrement dans Ni vue ni connue. 71 24 Ni vue ni connue, ibidem, p.114 Premiere partie : Les pratiques de la bourgeoisie, présentation concrète et objective mais se tourner davantage vers les familles démunies, les handicapés, les malades, les aveugles, tout cela dans une logique de morale chrétienne « d’aller vers son prochain », vers l’autre. En fait, écrit Le Wita : « cette ouverture à l’autre n’est pas une ouverture sur le monde social. On apprend à des enfants privilégiés à être sensibilisés aux malheurs des autres.(…)Cette expérience à l’autre faite d’actes bénévoles et généreux permet à ces 72 jeunes femmes de ne pas penser « l’inégalité sociale » en termes de conflits » . C’est donc une imprégnation permanente des valeurs bourgeoises et chrétiennes qui structure les élèves de ces collèges. Qu’ils soient suivis ou non plus tard dans leur vie d’adulte, ces préceptes font partie de l’éducation et de la culture bourgeoise. B. Le capital familial « Chacun appartient à une famille avant d’appartenir à une classe. C’est par sa famille que 73 le bourgeois-né est bourgeois : c’est avec sa famille qu’il s’agit de le devenir ». La famille est le lieu privilégié de la transmission culturelle, nous le savons désormais. Mais c’est aussi une institution majeure dans la culture bourgeoise, car elle devient un véritable capital : « Si les plus grands ont aussi les plus grandes familles tandis que les « parents pauvres » sont aussi les plus pauvres en parents, c’est qu’ en ce domaine comme ailleurs, 74 le capital va au capital(…) ». La famille est à la fois un capital social, et contribue à l’inculcation de la culture du groupe et au développement de facultés intellectuelles non soupçonnées. Les bourgeois sont en effet très souvent capables de raconter leur histoire familiale, et de se déplacer dans l’espace généalogique. Tout ceci suppose un certain entraînement, quand l’auditeur peut aisément se perdre par l’absence de repère dans cet univers immatériel. B. Le Wita suppose donc que la mémorisation de telles données généalogiques pourrait tout à fait « dépendre de variables socioculturelles » et que « par son capital scolaire 75 et culturel, la bourgeoisie serait sur ce point favorisée ». Le système éducatif bourgeois considère le développement de la mémoire comme fondamental pour celui de l’intelligence. Au sein de la famille bourgeoise se déroule donc une sorte d’entraînement naturel et collectif de cette faculté : il n’est pas rare d’entendre, au cours d’un dîner ou d’une balade une citation apprise par cœur, tirée d’une pièce de théâtre ou d’un poème : ce capital oral circule entre les membres du groupe. Tout un ensemble de facteurs culturels favoriserait donc le souvenir et la mémoire, ce qui expliquerait pourquoi les bourgeois arrivent à se souvenir plus précisément que d’autres. Dans la bourgeoisie, la mémoire se transmet de générations en générations et fonctionne comme un capital accumulé. La mémoire bourgeoise est singulière car elle est chargée de transmettre un statut et un sentiment d’appartenance au groupe. « On est bourgeois par la famille et non par le 76 sang », nous dit Le Wita. Mettre en avant ce que la mémoire familiale bourgeoise a de spécifique oblige à prendre en compte la place occupée par ce groupe social dans la société. Chaque génération doit donc maintenir le statut acquis, éclairée par le souvenir 72 73 74 LE WITA, Béatrix, Ni vue ni connue, 1988, Maison des sciences de l’homme, p.129 Goblot, 1980, cité dans Ni vue ni connue, idem, p. 133 Bourdieu, cité dans Ni vue ni connue, ibidem, p.134 75 76 idem, p.136 idem 25 La Bourgeoisie dans le cinéma français des anciens, toujours présents à travers les photos, ou les tableaux accrochés aux murs. Le processus de mémorisation se fait essentiellement de manière orale et s’établit ainsi facilement entre les générations, ce qui permet de reconduire le statut de bourgeois. La manière de raconter est aussi typique de la culture bourgeoise et est comparable aux règles 77 de politesse : « elles relèvent d’un art infiniment varié de marquer des distances ». Les sentiments sont également éloignés de ces récits familiaux, et on trouve peu de souvenirs personnels. Selon Le Wita, cette distanciation que le narrateur entretient avec sa propre histoire reflète en partie les pratiques familiales dans lesquelles il a grandi. Enfant, il a grandi entouré de toute une fratrie, de gouvernants, de nurses et de cousins et les tête-à-tête avec son père ou sa mère étaient rares. L’apprentissage de la distance était donc inné, tandis qu’aujourd’hui, les enfants sont élevés directement par leurs parents, et l’apprentissage de l’art de la distance ne se fait plus aussi aisément qu’autrefois. De même, le contenu des discours et des souvenirs a changé. On parle de divorce, de vacances, du travail des femmes, même si les récits sont toujours agrémentés de quelques anecdotes valorisantes pour la famille, de querelles politiques ou de développement économique des pays. Tous ces souvenirs évoquent donc un genre de vie, une manière d’être, de penser, d’agir et reflètent la culture du groupe. Enfin, les liens familiaux sont très forts au sein de la bourgeoisie. Les maisons de familles, héritées d’un grand-père sont l’occasion de se retrouver tous ensemble pendant les vacances. C’est un rituel pour souder la famille. De même que la solidarité entre les membres d’une même famille est un élément crucial de la culture bourgeoise. Le Wita donne l’exemple d’une fille de grands bourgeois qui en épousant un artiste s’est éloignée de sa famille, ne partageant plus les mêmes valeurs. Quand elle s’est séparée de son compagnon, sa famille l’a réintégrée et aidée par tous les moyens à s’en sortir. C. Le rapport aux autres Les bourgeois veulent maîtriser la représentation qu’ils vont donner d’eux-mêmes. Cette constante distance à la société s’apprend et se transmet. Elle requiert une éducation fondée sur le gouvernement de soi et suppose une quasi-ritualisation de la vie quotidienne qui institue l’homme dans son statut de bourgeois. Cette maîtrise passe par le contrôle des rapports entre enjeux individuels et enjeux collectifs. Pour cela, il doit intérioriser des normes contraignantes, comme les règles à tables : « Le bourgeois croit que sa culture (…) devrait être universellement partagée. Vision naïve : les bourgeois n’ont pas conscience de leur particularisme. Ainsi, leurs manières de table leur apparaissent n’être qu’un « niveau minimal » de politesse. On apprend à ne pas faire (manger la bouche ouverte, par exemple) et à faire (lever le bras pour porter un verre à sa bouche) 78 ». Le passage de la sphère privée à la sphère publique nécessite une ritualisation du quotidien, qui passe à la fois par l’ « art du détail », et « le contrôle de soi » 79 . L’attention portée aux plus petits détails sert aux initiés à repérer des microgroupes sociaux dans un univers très homogénéisé. Cela commence dès l’école, et même dans les institutions comme les collèges Sainte Marie où le port de l’uniforme est obligatoire. Ainsi, il est possible de détecter une infinie variété de « bourgeoisies ». A travers la tenue 77 78 LE WITA, Béatrix, Ni vue ni connue, 1988, Maison des sciences de l’homme, p.80 79 26 idem, p.151 idem, p.82-83 Premiere partie : Les pratiques de la bourgeoisie, présentation concrète et objective réglementaire et en théorie, similaire pour toutes les élèves, il est possible de faire des différences qui disent le degré de fortune et de conformité à la règle du milieu : si les habits sont neufs ou pas, les pulls tricotés ou non, si les chaussettes ou les manteaux viennent de boutiques de marques ou pas. Le Wita cite Eléonore, une élève de 18 ans qui, en commentant une photo de classe, élabore neuf catégories de bourgeoises : « pas très bourgeoise, bourgeoise sage, très bourgeoise, très bourgeoise-très BCBG, hyperminette 80 bourgeoise, petite bourgeoise, bourgeoise cru Sainte Marie, super bourgeoise, aristo » . Une hiérarchie interne et implicite prend alors forme et rentre en jeu dans les relations entre les membres de la bourgeoisie. Cette attention aux détails et aux nuances est inséparable de la notion de contrôle de soi. C’est une conduite qui vise à soustraire l’homme à sa nature propre, celle de ses instincts et de le libérer de sa dépendance à l’égard du monde. Pour cela, il a fallu intégrer tout un ensemble de codes et de comportements, comme lors du repas : « l’action du repas reste néanmoins essentielle dans la formation culturelle du groupe en contribuant à 81 l’apprentissage des rôles, à la solidarité familiale et à la distribution sociale » . Le repas est vécu, selon Le Wita, comme un moment privilégié de socialisation autour duquel se concentre et se transmet l’ensemble des signes distinctifs du groupe familial bourgeois. Mais dans un monde où la représentation de soi donne lieu à des mises en scènes codifiées et repérables, ces signes permettent au groupe de se sentir original et lui donnent la possibilité d’être nommé et reconnu pour lui-même. Même si des variantes dans l’application des codes culturels sont possibles, les comportements obéissent bel et bien à des normes très rigoureuses. Elles donnent lieu à des mises en scènes si précises que tout étranger est immédiatement repéré par les membres initiés du groupe. Pour traverser un salon par exemple, il faut reconnaître dans la position des meubles les trajets possibles et les attitudes conformes. Si un enfant arrive dans la pièce en courant, il sera arrêté par une grande personne qui lui apprendra à maîtriser le passage du dehors au dedans, à cheminer progressivement de l’agitation au calme. Sans de pareilles ritualisations, ni les bonnes manières ni le contrôle de soi ne peuvent véritablement s’acquérir, et par là, la représentation que l’on donne de soi peut être écorchée. Pour compléter l’éducation bourgeoise et pour se constituer un environnement à la hauteur, les rallyes sont l’occasion de mettre en application et de parfaire les règles apprises pour se confronter aux autres. Les rallyes participent à la socialisation des jeunes. Ils existent depuis les années 1950. Auparavant, l’enfant sera passé par le stade des visites culturelles, des apprentissages du bridge et de la danse, pour qu’il comprenne que la culture légitime fait partie de sa classe. Le tout se faisant sous le contrôle sourcilleux des mères qui engagent des frais considérables. Les grandes soirées dansantes supposent une infrastructure musicale, la location d’un local, un buffet. Les invités ne sont acceptés que sur présentation du carton d’invitation et une tenue correcte est indispensable (chemise, veste, cravates pour les garçons). Mais les enjeux sont à la hauteur des dépenses : il s’agit de parfaire une éducation, de donner la dernière touche à une œuvre fragile et précieuse : un héritier ou une héritière digne du destin exceptionnel qui se propose. Ces soirées sont une étape initiatique au cours de laquelle l’adolescent(e) entre dans son milieu. Toutes les 80 81 idem, p. 96 Sjögren, cité dans LE WITA, Béatrix, Ni vue ni connue, 1988, Maison des sciences de l’homme, p.84 27 La Bourgeoisie dans le cinéma français familles bourgeoises n’entrent pas dans « le système des rallyes », certaines refusent d’y entrer, et il y a ainsi tout un jeu de distinctions sociales. Ainsi, le milieu bourgeois reste fermé. Toutes les institutions scolaires privées, la localisation géographique des résidences et les fréquentations possibles des jeunes sont autant de preuves de la stratégie d’évitement mise en œuvre au sein de la bourgeoisie. Le groupe est formé d’individus qui ont conscience de leur proximité sociale et de la similitude de leurs intérêts. Avec la bourgeoisie, on est tout à la fois dans un processus d’agrégation des semblables et de ségrégation des dissemblables. C’est la représentation de la bourgeoisie et son contact avec le reste de la société que nous allons étudier dans la deuxième partie, à travers deux point de vue différents : d’abord celui de C. Chabrol puis celui de C. Sautet. 28 Deuxième partie : Les bourgeois et le reste de la société, deux manières d’appréhender les barrières sociales Deuxième partie : Les bourgeois et le reste de la société, deux manières d’appréhender les barrières sociales Notre première partie a tenté de cerner ce que l’on entend communément par « bourgeoisie », à travers des éléments objectifs, visuels, distinctifs extraits des huit films, et grâce à l’apport théorique de sociologues spécialistes de la question. Nous allons maintenant nous intéresser plus précisément à la représentation qu’il en est faite par Claude Sautet et Claude Chabrol. L’avantage d’étudier deux réalisateurs réside dans la richesse qu’apportent leurs points de vue pour saisir la multiplicité de ce groupe social. Nous allons donc voir que chacun donne une vision très différente de la bourgeoisie dans le rapport qu’elle entretient avec les autres membres de la société. Le point de vue de Chabrol est très tranché : la distinction dont nous avons parlé précédemment est une réalité, et la bourgeoisie pratique l’entre-soi à outrance, jusqu’au mépris de ces congénères. Nous verrons en revanche que Sautet nous présente une bourgeoisie originale, presque insaisissable et en rupture avec les conventions du milieu, puisque les distances avec les autres sont réduites à néant. I/ Pour Claude Chabrol, des barrières sociales infranchissables La représentation de la bourgeoisie que donne Claude Chabrol est celle d’un monde social cloisonné en groupes qui ne se mêlent pas. Le réalisateur a d’ailleurs l’habitude de construire ses films en procédant à un dualisme manichéen. Il présente deux classes sociales, en les comparant, pour mieux les opposer. C’est tout d’abord dans le rapport avec la culture que se créée une distance entre les bourgeois et le reste de la société, mais aussi à l’intérieur même de la classe dominante. 1. Une familiarité avec la culture, source d’exclusion des autres groupes sociaux Le rapport étroit entre les bourgeois chabroliens et la culture et ses pratiques est source d’entre-soi, d’exclusion à outrance de tous ceux qui ne partagent pas le lien privilégié à la culture dominante. 29 La Bourgeoisie dans le cinéma français A. La culture en héritage : reproduction de la domination et exclusion des « autres » La culture bourgeoise et le rapport bourgeois à la culture doivent leur caractère si particulier au fait qu’ils s’acquièrent bien au-delà des discours, « par l’insertion précoce dans un monde 82 de personnes, de pratiques et d’objets cultivés ». L’immersion dans une famille où la musique est non seulement écoutée, mais aussi jouée, et, d’autant plus si l’instrument de musique est « noble » (comme le piano, ou le violon), a pour effet de produire un rapport à la musique plus familier, qui se distingue du rapport un peu lointain, contemplatif et parfois approximatif de ceux qui ont accès à la musique par le concert ou par le disque. Il en va de même pour ceux qui ont découvert la peinture tardivement, à travers la visite de musées ou la lecture de livres. Ils se distinguent du rapport qu’entretiennent avec elle ceux qui sont nés dans un univers composé d’objets d’art, accumulés par la famille et témoignage de leur richesse et de leur bon goût. La musique classique est omniprésente dans les œuvres de Claude Chabrol comme symbole de l’art noble et élitiste, et par extension, symbole de la classe dominante et de la culture légitime. Dans La Cérémonie ou Merci pour le chocolat, le capital culturel est montré, étalé, et contribue à la reproduction de la distinction. Dans Merci pour le chocolat, le rapport à la culture est tout l’enjeu du film : il y a ceux qui jouent, qui comprennent et ressentent la musique (Jeanne et André), il y a ceux qui l’écoutent (Mika et Guillaume) et il y a les autres. Or, dans l’univers clos de la maison bourgeoise de Lausanne, personne d’autre n’est confronté à la culture. La distance se fait donc entre les personnages et le spectateur. Cet état se met en place très rapidement. Lors de la première rencontre entre Jeanne et André, celui-ci lui demande ce qu’elle fait dans la vie, ce à quoi elle répond : « Je prépare le concours de Budapest ». Or, tout le monde ne sait pas ce qu’est cette épreuve. Evidemment, on suppose qu’il s’agit d’un concours international de musique, exigeant et élitiste. Mais seuls les initiés comprennent directement la valeur symbolique de cette compétition. André sait par cette information à qui il a à faire : une pianiste, certainement très douée et ambitieuse, et, parce qu’elle pourrait 83 être sa fille , il lui prête une grande attention. Leur discussion est d’ailleurs filmée comme un tête-à-tête, excluant les autres personnages, puisque Mika sort de l’image et les laisse seuls. C’est un dialogue d’initiés entre André et Jeanne qui s’en suit : André – C’est assez relevé 84 vous savez, qu’est-ce que vous allez jouer ? Jeanne – Il y a obligatoirement un prélude et fugue de Bach, une étude de Chopin. Tout ça, ça va à peu près…Mais j’ai du mal avec Liszt. J’ai choisi Funérailles. André – C’est un bon choix (Il pose son bras sur les épaules de Jeanne et l’entraîne vers le piano). Il faut pas le jouer comme une marche funèbre. En tout cas pas seulement. Mais si vous réussissez votre coup, c’est le triomphe. Ca fait de l’effet quand même. (Il joue 82 BOURDIEU, Pierre, La Dictinction, 1979, Editions de Minuit, p.71 83 Guillaume et Jeanne sont nés le même jour, dans la même clinique de Lausanne, et ils ont pu être confondus. Cela signifie, sans faire trop de raccourcis, que les Pollet et les Polonski appartiennent au même milieu : le choix d’un établissement de santé privé, se fait, la plupart du temps, lorsqu’on en a les moyens. C’est la recherche d’une certaine qualité des soins, la discrétion ou le désir de rester entre gens du même milieu qui motive la décision. Or ici, c’est certainement les trois. 84 30 À propos du Concours de Budapest. Deuxième partie : Les bourgeois et le reste de la société, deux manières d’appréhender les barrières sociales magistralement quelques notes, puis reprend).Mais c’est un autre piège : il faut totalement sortir de votre esprit toute notion de virtuosité. Le spectateur étranger au monde de la musique classique n’est que le témoin passif de l’enjeu de la scène. Il en sera de même plus tard lors du repas avec Jeanne le soir : le dialogue ne fait pas progresser l’intrigue, à tel point que Mika coupe court à la conversation, et essaye de séparer le duo : André – Je n’sais pas si tu connais le concerto pour piano, de Britten ? Jeanne – J’crois que je l’ai déjà entendu André – Ce n’est pas une de ses œuvres majeures à mon avis mais du point de vue pianistique, c’est absolument fascinant : toute la partie de piano exige de littéralement survoler les notes. C’est le contraire de nos Funérailles si tu veux. Rien ne doit être appuyé, à aucun moment, et pourtant, c’est la partie de piano, bien sûr qui structure l’ensemble du discours (Mika le coupe) Mika – Jeanne, tu te sers du rôti pendant qu’il est bien chaud s’il te plait . Bien que familiers avec la musique classique, Guillaume et Mika ne partagent pas le rapport charnel qu’entretiennent des musiciens avec l’instrument : il s’agit d’interpréter, de vivre le morceau de musique, ce que peu de personnes sont capables de faire. Les parties de piano en duo cloisonnent les membres de la famille et pire, elles sont interrompues dès 85 qu’un « étranger » vient troubler l’entre-soi. La séquence du piano , le premier soir, montre à quel point la pratique de l’instrument exclue le reste du microgroupe : Jeanne et André jouent tous les deux, ensemble et de manière fusionnelle (les deux pianos sont d’ailleurs entrelacés). Dès que Mika entre dans la pièce, ils s’arrêtent, au milieu de la partition et dans une fausse note, pour marquer la cassure entre l’harmonie des musiciens, et l’intrusion sacrilège de Mika. De plus, André avoue qu’il n’a pas vu son fils de l’après-midi, ils l’ont ignoré. La relation entre Jeanne et André devient quasi filiale : il lui transmet son savoir, comme il aimerait le faire avec son fils, mais celui-ci ne s’intéresse pas au piano. Ils écoutent ensemble les interprétations produites par les autres pianistes, ils jouent ensemble pour le plaisir…Si Jeanne est acceptée si vite dans cette famille, c’est aussi parce que le capital culturel d’André doit être transmis, comme un héritage. La simple connaissance de l’œuvre ne suffit pas, il faut aller au-delà. C’est par l’expérience du professeur ou du parent que cela s’acquière. Cette situation illustre parfaitement les procédés de reproduction de la domination. Grâce au contact privilégié de personnes cultivées, des membres de la famille ou des amis, capables d’apporter une plus-value à l’individu, l’enfant ou l’adolescent se distingue. Elle sait jouer le morceau, mais elle ne le joue pas comme il faut. Ici, la fréquentation d’André peut apporter à Jeanne ce qu’il lui manque pour réussir, pour remporter le concours donc pour dominer les autres. Le rapport à la culture légitime marque la distinction à la fois entre les membres de la bourgeoisie, et évidemment entre les bourgeois et les autres groupes sociaux, car la démonstration pourrait être la même si elle était appliquée à La Cérémonie. Aucune communication n’est possible avec ceux qui n’ont pas de contact avec la culture légitime : il ne s’établit aucun lien entre Sophie et ses patrons, aucune conversation, car dans cette configuration, la culture a pour fonction de cloisonner, de rejeter. Lors de la réception 85 Séquence « retour des courses » 1’17’’00-1’19’’42 31 La Bourgeoisie dans le cinéma français 86 d’anniversaire de Mélinda , les invités sont regroupés dans le salon. Sophie se poste à l’entrée de la pièce, avec un plateau, et attend que sa patronne la remarque et lui dise quoi faire. Elle reste d’ailleurs plusieurs secondes inactive. Elle n’est ensuite pas présentée aux convives et personne ne lui adresse la parole. Elle ne fait que passer. D’ailleurs, elle part rejoindre Jeanne sans que personne ne s’en aperçoive. Dans cette réunion mondaine, elle n’a pas sa place car elle ne partage rien avec la classe dominante et surtout pas leur rapport à la culture. B. Inclure les siens Les pratiques culturelles ont aussi pour fonction de rassembler les membres d’une communauté. Des liens se tissent et s’érigent en frontières sociales infranchissables. Dès son arrivée chez les Polonski, Jeanne est reconnue par Mika car elle l’a remarquée 87 lors de l’exposition des photos de Lisbeth, la mère de Guillaume . Les explications sont rapides sur la raison de la présence de la jeune femme, mais, parce qu’ils fréquentent les mêmes lieux, et a fortiori parce que ce sont des lieux où seuls des gens distingués se rencontrent (une galerie d’art, un vernissage donc une cérémonie mondaine entre personnes du même milieu), ils la considèrent avec intérêt et la laissent parler. Il n’en aurait pas été de même si cette jeune inconnue arrivait de nulle part et si ses origines laissaient planer un doute sur la « qualité » de sa personne. C’est quasiment pour les mêmes raisons que, dans La Cérémonie, les Lelièvre reconnaissent Jérémie, le petit ami de Mélinda comme l’un des leurs. En effet, Georges 88 est « un fou de musique » , un mélomane absolu. C’est d’ailleurs le trait principal de son caractère car on ne connaît presque rien de lui. Lors de la réception d’anniversaire, Jérémie est présenté aux parents de Mélinda qui restent distants, surtout le père. Son attitude se transforme dès que Jérémie reconnaît le morceau de musique en fond sonore, et l’atmosphère se détend immédiatement, le jeune homme ayant passé avec brio le « test » d’entrée dans le cercle familial et étant alors considéré comme un membre du groupe : Jérémie – Concerto pour flûte et harpe, Köchel 299 (…) Mélinda – Tu vas être content papa, il a reconnu Mozart ! Georges – Vous aimez Mozart ? Jérémie – Beaucoup Monsieur ! Mélinda m’a dit que vous étiez un vrai fou de musique ! Georges – Elle n’a pas présenté ça comme un défaut j’espère ! Et la conversation continue… La musique classique est donc une véritable caractéristique du personnage de Georges. Chabrol donne une épaisseur particulière à la figure du père de famille, car chaque musique qui lui est associée renforce sa présence dans le film. Georges écoute deux sortes de musique. Mozart est affecté à deux usages mondains : la fête publique (la réception d’anniversaire) puis privée, sous la forme d’un opéra en famille et en habit devant 89 la télévision. L’œuvre galante du « Mozart français » joue son rôle mondain (Jérémie cite le 86 87 88 89 Séquence « réception d’anniversaire » 45’’45- 49’’22 « Mais je vous connais Mademoiselle, je vous ai vu à la galerie, c’est ça ? » dit Mika d’après Mélinda. Paroles rapportées par Jérémie, son petit ami lors de la réception d’anniversaire. Le Concerto pour flûte et harpe. Voir l’analyse des œuvres musicales de La Cérémonie par Philippe Roger, dans le fascicule Lycéen au cinéma. 32 Deuxième partie : Les bourgeois et le reste de la société, deux manières d’appréhender les barrières sociales numéro d’opus, selon le catalogue Köchel, afin de briller aux yeux de M. Lelièvre) et l’œuvre dramatique trouve son répondant dans le massacre final (là encore, une nouvelle touche de snobisme lorsque que la mère se sert d’un livret bilingue relié). Mais l’importance des morceaux de musique classique doit se lire plus en profondeur. Les extraits choisis et associés au personnage ne le sont pas par hasard. Selon Philippe Roger, Chabrol double le réseau de références d’un ensemble plus discret, qui déplace imperceptiblement les lignes de compréhension du récit. Le père ne se contente pas de la 90 partie classique de la musique, qu’il n’utilise d’ailleurs que lors des grandes occasions. « Son jardin secret, c’est le postromantisme », nous dit Philippe Roger. « Lorsqu’il est seul au bureau ou chez lui, il n’écoute que des instruments à cordes, au lyrisme sombre : le Concerto pour violoncelle de Edward Elgar et le Poème d’Ernest Chausson pour violon. Deux œuvres deux fois entendues. Chabrol privilégie la partie orchestrale des ces partitions ignorées du grand public, l’instrument soliste intervenant peu dans les extraits » et donc les morceaux sont difficilement repérables par des non-initiés. Le rapport entre Georges et la musique classique est donc très profond et renvoie la pratique culturelle à ce qu’elle a de plus intime, de subjectif. Pour aller au-delà de ce qui est audible, et saisir le double sens des morceaux écoutés, il faut posséder des connaissances musicales suffisantes. Enfin, la conversation du groupe d’amis est jalonnée de signaux qui affirment leur appartenance à une élite. L’un des invités récite : « Il y a chez les gens de bien beaucoup de choses qui me répugnent, et certes non le mal qui est en eux », que Georges reconnaît et attribue à Nietzsche. Un autre cite Paul Nisan « Je ne laisserai personne dire que 20 ans est le plus bel âge de la vie », et chacun y va de son commentaire. C’est une conversation entre personnes cultivées, et cela fait partie des habitudes du milieu que de montrer que l’on appartient à une élite cultivée. Les membres du groupe se reconnaissent donc ainsi, et s’agrègent, se rassemblent à l’image, autour de Mélinda. Les connaissances des personnages dans des domaines aussi pointus, leur familiarité extrême et naturelle avec la culture légitime est une marque de distinction, puisque tous ceux qui ne partagent pas leur savoir et leur ressenti aux œuvres sont exclus du groupe et des enjeux. Ils instaurent ainsi une barrière infranchissable entre les groupes sociaux et pratiquent l’entre-soi à outrance. 2. Une représentation par opposition aux autres groupes Quand d’autres groupes sociaux sont présents à l’image, chacun se définit par opposition à l’autre. Ou plutôt, la bourgeoisie marque sa distance vis-à-vis des groupes inférieurs. Pour cela, Chabrol la met au contact d’éléments communs aux classes dominées : la culture, mais celle des groupes inférieurs, à travers la télévision, les valeurs universelles comme le Bien et le Mal, et le rapport au langage. A. La culture des pauvres : les bourgeois et la télévision Pour Bourdieu, « l’art populaire est celui qui procure la participation individuelle du spectateur au spectacle (…). Il offre des satisfactions directes, immédiates, en renversant 91 les convenances et les conventions ». La télévision répond à cette définition, ou du moins, se fait vecteur de la culture populaire. Elle procure en effet des satisfactions 90 91 Classique tant au sens de période esthétique que de notoriété BOURDIEU, Pierre, La Distinction, 1979, Editions de Minuit, p. 33 33 La Bourgeoisie dans le cinéma français immédiates et constitue un rapport individuel du téléspectateur au spectacle. Le petit écran est présent dans tous les films de Chabrol (sauf Inspecteur Lavardin), et diffuse la même chose : des programmes annihilants, hypnotisants et brisants la communication entre les individus. Elle offre bien souvent un spectacle de piètre qualité comme des publicités (Merci pour le chocolat, la séquence dans la chambre de Guillaume), et ne peut être tolérée par les bourgeois que si les programmes revêtent un soupçon de culture légitime, choisie par eux : 92 de « bons films » (Catherine et Gilles regardent Les noces rouges, de Chabrol…), de bons réalisateurs (dans Merci pour le chocolat, Mika offre des cassettes vidéos à Guillaume : Renoir, La nuit du carrefour, et Lang : Le secret derrière la porte), ou un interlude de musique classique (La Femme infidèle). Les bourgeois sont très critiques envers ce média qui représente la culture facile, la culture de masse. Leur rapport au petit écran est sans ambiguïté. C’est un rapport individuel à la télévision, à tel point que les familles sont séparées pendant les soirées. Dans La Femme infidèle, la famille Desvallées sort de table et se dirige au salon pour passer la 93 soirée. Mais le petit garçon choisit de monter dans sa chambre : Charles – Tu ne regardes pas la télé ? L’enfant – Ca m’ casse les pieds Charles – Tu es d’une sagesse ! Puis devant la télé : Hélène – Tu ne suis pas l’exemple de ton fils… Charles – C’est mon fils…laisse-le moi…tu sais que plus c’est mauvais, plus ça me plait ! La vérité ne sort pas que de la bouche des enfants puisque le discours tenu autour du poste est à peu près similaire dans Les noces rouges, par Paul Delamare, représentant de 94 l’Etat et de l’élite, selon sa femme : Paul – Je n’comprends pas comment vous pouvez regarder ces inepties… Hélène – Mais… c’est à vous, les … élus de la nation, de faire le nécessaire… Paul – Bonsoir…! Pierre Sorlin, dans Sociologie du cinéma, explique à quel point la télévision prend une place de plus en plus grandissante dans la société et le rôle qu’elle joue comme acteur social, prenant même le relais de l’école : « Toute forme de communication, à quelque niveau qu’elle intervienne, suppose l’existence d’une réserve d’idées et d’images dont se servent les locuteurs. L’école du XIXème a fourni ce barrage minimum ; elle a créé (…) le stock indispensable pour que des échanges se produisent. En un autre sens, à une échelle sans doute différente, la télévision crée des habitudes (…), impose à un large public des 95 modèles, des exemples, des prétextes ou des occasions de paroles ». Chez Chabrol, les échanges qui se produisent devant la télévision sont l’occasion de régler ces comptes. Le pouvoir hypnotique des images semble déclencher des vérités qu’il serait impossible de se dire en face sans blesser l’interlocuteur. En effet, la volonté des personnages est 92 comme le dit Catherine dans La Cérémonie 93 94 95 34 La Femme infidèle, séquence du repas, « 4’’40 » Les noces rouges, séquence « repas en famille », 10’’18 SORLIN, Pierre, Sociologie du cinéma, 1977, éd. Aubier-Montaigne, p.14 Deuxième partie : Les bourgeois et le reste de la société, deux manières d’appréhender les barrières sociales annihilée devant le spectacle qu’offre la télévision. Les échanges ne se font plus en faceà-face, comme lors des repas (moment de partage, de convivialité en famille), mais côte à côte, sans se regarder dans les yeux, et anesthésient les réactions. Dans Les noces rouges par exemple, Paul, quelque peu énervé par l’attitude abêtie de sa femme et de sa belle-fille, leur glisse quelques phrases susceptibles de les faire réagir : Paul – Ma chère Hélène, demande à ta mère si elle n’a pas été contente que je te donne une éducation et que je paie tes études… Lucienne – Ravie ! et aussi que tu veuilles de moi, j’ai été ravie mon chéri ! Paul – Mais tu me rends très heureux. Vous me rendez très heureux toutes les deux ! Lucienne – Merci Les bourgeois ont donc un point de vue très critique sur cet objet car ils s’en méfient. Pourtant, ils se laissent piéger et hypnotiser par les images : tous les personnages placés devant une télévision dans les films de Chabrol ont le même regard perdu, loin, et une posture relâchée, presque dégradante : le corps est semi allongé (Guillaume dans Merci pour le chocolat est dans sa chambre, sur son lit en train de fumer, ou Lucienne et sa fille dans Les noces rouges, sont avachies dans un canapé, l’œil morne), et toutes les manifestations de leur force, de leur assurance et de leur détermination les quittent. Ce qui est en jeu dans le rapport à la télévision, c’est le pouvoir. Paul, dans Les noces 96 rouges, est le parfait représentant du pouvoir politique et est mis face à son impuissance en ne captant pas l’attention de ses femmes, et en ne proposant pas d’alternative de qualité au programme télévisuel. Marc Ferro, dans Histoire et Cinéma, écrit : « L’image – télévisuelle 97 particulièrement – est partout, maîtresse des mœurs et des opinions, sinon des idées ». L’historicité bourgeoise est ainsi menacée : ce ne sont plus eux qui imposent leur culture et leur mode de vie comme modèle à suivre. Ils sont devancés par ce média de masse qui fournit une alternative à la culture légitime : les bourgeois ne peut pas contrôler les programmes qu’ils regardent, ils ne peuvent que les subir. En revanche, les bourgeois parviennent à maintenir une distance avec la classe populaire dans la manière de consommer la « culture » émise par le petit écran. C’est de cette façon qu’ils se définissent en opposition des classes dominées. Dans La Cérémonie, la télévision occupe la première place du début à la fin. On découvre la demeure quand la famille étrenne le bouquet satellite venant alimenter la luxueuse nouvelle télé. Modeste, l’ancienne a été reléguée sous les combles, dans la chambre que la bonne, Sophie, va occuper : l’œil mort de l’écran éteint est la première chose donnée à voir, quand Sophie entre dans la pièce. En liant pratiquement la présentation des deux télévisions, Chabrol se conforme au dualisme manichéen qu’il pratique toujours : il y a la télé des maîtres et celle des domestiques. La première dispose de tous les accessoires imaginables : télécommande donnant accès à des programmes internationaux, meuble design a roulettes, branchement possible sur la chaîne hi-fi… Plus petite et démodée, la seconde n’a que les chaînes de base. Les programmes semblent aussi tranchés que les objets. A la merveille technologique on attribue la culture dite d’élite : retransmission de l’opéra estampillé Karajan, diffusion de 96 97 Il est député-maire, et « tient fermement la municipalité », dit-il. On apprend par ailleurs qu’il a des contacts avec un ministre. FERRO, Marc, Cinéma et Histoire, Paris, Folio, p.12 35 La Bourgeoisie dans le cinéma français 98 « bons films ». Au vieux poste on relègue la sous-culture : celle du rap des Minikeums , 99 comme du langage relâché de Maureen Dor, traitant de « bouquin » un dictionnaire , celle 100 des Téléthon pupulaires, ou Pascal Sevrant invoquant l’Audimat , notion abstraite qui désigne finalement la masse populaire sans nom qui regarde la télé. Chacun se révèle dans sa façon d’user du poste : pour Sophie, il est un refuge quand 101 son secret est menacé , devant lequel elle s’alimente aveuglément de sucreries, comme une enfant. Le petit écran est pour elle une ouverture sur le monde, mais sa manière de consommer la télévision est source de régression. A l’opposé, Georges ne consent à regarder une émission qu’en tenue de soirée, opéra oblige. La mise en parallèle des scènes autour de la télévision soulignent bien l’écart qui divise les deux classes sociales. Chabrol utilise le même procédé pour montrer à quel point les bourgeois et les classes dominées n’ont pas les mêmes valeurs. B. Des valeurs différemment interprétées Le clivage entre les classes sociales réside dans les différences d’interprétation de valeurs universelles et au fondement de la société, comme le Bien et le Mal. La bourgeoisie, lorsqu’elle maîtrisait l’historicité, avait imposé ses valeurs comme modèle à la société. Elles étaient notamment basées sur des préceptes chrétiens, qui sont devenus universels, et servent de ligne de conduite à l’ensemble de la société. C’est au nom de ces principes moraux que des conflits naissent entre les classes dominantes et les classes dominées, puisque les garants de l’ordre moral sont eux-même les premiers à le transgresser. Les bourgeois sont paradoxalement ceux qui ont le moins de scrupules à passer outre les valeurs bourgeoises. Les sujets de La Femme infidèle, et Les noces rouges sont l’adultère des bourgeoises, et le meurtre, commis par les hommes. Dans La Cérémonie, 102 Jeanne constate que la famille Lelièvre ne respecte même pas le repos dominical : Jeanne – T’es libre le dimanche ? Sophie – Ça dépend Jeanne – J’en étais sûre ! Ils respectent même pas l’jour du Seigneur… faut pas te laisser faire hein ! La différence de conception entre le Bien et le Mal entre les deux classes explique pourquoi un bien peut être un mal et un bienfait être perçu comme une agression. Dans La Cérémonie, les mots « bien » et « mal » ne se recouvrent pas. Quand Mélinda accuse son père de « toujours vouloir faire le bien des gens malgré eux », Sophie répond : « Nous aussi on fait le bien, on aide au Secours Populaire ». La répartie de Mélinda confirme ce dialogue de sourds : « Je sais, vous nous l’avez déjà dit ». Bien et Mal sont ainsi renvoyés d’un camp à l’autre, le mot « bien » s’enrichissant de toutes ses ambiguïtés, employé aussi au sens de « possession ». Comment comprendre alors la phrase de Nietzsche cité par l’invité de Mélinda « Il est chez les gens de bien beaucoup de choses qui me répugnent, et certes non le mal qui est en eux… » ? Le sens détourné des valeurs bouleverse l’ordre : si les 98 99 100 101 102 36 programme pour les enfants, animé par des marionnettes. 1’23’’20 23’’44 « Grâce à vous l’après-midi, la 2 devient la 1 !» Lorsque Georges lui demande, par téléphone, de préparer un dossier que son chauffeur viendra chercher. 59’’07 La Cérémonie 33’’17 Deuxième partie : Les bourgeois et le reste de la société, deux manières d’appréhender les barrières sociales bourgeois ne sont plus garants des valeurs au fondement de la société, qui le sera ? Mika, dans Merci pour le chocolat, témoigne de ce changement : « Le Mal, c’est que je détourne 103 le Bien. Plus c’est violent en moi, plus ça se manifeste en Bien ». Chabrol donne donc une image de la bourgeoisiereprésentant le Bien, le beau par rapport à la classe populaire, mais incarnant le Mal. La fin de La Cérémonie se comprend alors comme une conséquence inévitable du nouvel ordre établi : « On a bien fait », déclare Jeanne après le massacre final, l’adverbe contenant cette fois le sentiment de l’injustice réparée, tout autant que celui du devoir accompli. C. Haine, domination et mépris : le langage comme violence symbolique Dans La Cérémonie, les mots circulent pour mieux souligner qu’ils ne signifient pas la même chose. Telle est la raison de la tuerie : l’incompréhension réciproque se manifeste par un traitement complexe du langage. Les classes sociales ne peuvent pas lutter à armes égales, dès lors que la communication ne passe pas. C’est aussi le rôle de l’analphabétisme dans le film que de dire combien le langage et sa maîtrise définissent les rapports sociaux. Celui qui maîtrise les mots a le pouvoir, les autres sont dominés. Au vocabulaire limité de Sophie s’oppose la logorrhée de ses patrons. Ce sont les mots qui donnent les ordres. C’est d’ailleurs toujours Catherine qui dirige les scènes, donc qui commande, dans tous les sens du terme : lors de la première scène, au café, c’est elle qui passe la commande, de manière autoritaire, alors que Sophie ne voulait rien. Ainsi, le vocabulaire employé par les personnages glisse insidieusement du badinage à une violence continue et symbolique. Cette violence se manifeste notamment dans ce qu’on pourrait appeler des « fondu enchaînés narratifs ». A la conversation familiale au salon pour savoir comment qualifier Sophie, le choix s’arrêtant finalement sur le mot « bonne », succède un repas débutant sur ces mots du fils, à propos des moules : « Mais c’est qu’elles sont bonnes ! », enchaînant aussitôt : « elle sait faire la cuisine, la boniche ? ». Cette déclinaison autour du mot, rapporté à la fois à une personne et à un mollusque, aboutit au registre péjoratif et dit, de manière elliptique, tout le dédain qu’inspire la classe sociale de cette femme encore inconnue. Le vocabulaire en dit long, qui assimile subrepticement la « bonne » à un objet : « on ne peut pas reprocher à un garçon d’aimer les belles choses », dit Georges à propos de Sophie. Ce sont de telles fissures dans la représentation des Lelièvre qui graduent la tension pour aboutir à la violence fatale de la fin. 104 Employée de maison au début, Sophie devient une fille « répugnante », qui n’est 105 pas « entièrement » responsable de son analphabétisme. Là encore, l’ajout de l’adverbe dit le mépris dont le véritable drame est qu’il est masqué par une bonté forcée, à la limite de la charité : Georges est prêt à offrir des cours de conduite, à payer les lunettes… Un mot ici, une intonation ailleurs : « Vous êtes gentille, vous changez les draps », lors de la visite de la chambre des Lelièvre, contribuent à la violence quotidienne. Sous couvert d’une bonté charitable, les mots échangés disent l’asservissement dans lequel est maintenue Sophie soit par la condescendance avec laquelle on s’adresse à elle, soit par la manière dont on la considère : « Faudra p’têt quand même lui apprendre à servir… », dit Georges d’un ton moqueur, alors que la seconde précédente, Catherine venait de dire à Sophie de poser le plat sur la table afin qu’ils se servent eux-même. Sophie, ne réagit pas, totalement dominée, et ne maîtrisant que quelques phrases qu’elle utilise à tout bout de champ : « Je 103 104 105 1’28’’34, Merci pour le chocolat Propos de Georges dans la voiture avec Gilles. « Si vous êtes analphabète, ça n’est pas entièrement votre faute », dit Georges à Sophie. 37 La Bourgeoisie dans le cinéma français sais pas », « Ca va » et « J’ai compris ». Pour autant, il ne suffit pas de connaître les codes du langage et ses techniques, il faut évidemment les maîtriser : Jeanne a beau parler et lire beaucoup, ouvrir les lettres et écrire de la poésie, elle ne réussit pas à empiéter autrement que physiquement sur le terrain des Lelièvre (elle visite la maison avec Sophie, saccage la chambre des parents…) Le mépris avec lequel les bourgeois de Chabrol considèrent les classes inférieures s’illustre dans la manière de traiter les humains en objets. Dans La Femme infidèle, l’employée de bureau de Charles, Brigitte, est présentée comme un objet sexuel, une parfaite sotte, idiote et soumise, dont l’utilité humaine est nulle (le mépris est poussé jusqu’à nous faire comprendre qu’elle n’a aucun talent : elle est aguichante, mais « d’après Paul, 106 elle ne tient pas ses promesses… » dit Charles). Elle sera même sacrifiée à l’autel du bien-être de l’associé: « Je ne sais pas si on pourra garder Brigitte... A cause de Paul : il ne supporte plus une remarque » annonce Charles à sa femme. Dans La Cérémonie, il en va de même pour Sophie qui, en tant qu’objet purement utilitaire, est invisible quand on n’en a pas besoin. Un plan montre la jeune femme débarrassant la table pendant que, hors champ, la conversation des Lelièvre tourne autour d’elle. Cette distinction entre la personne présente dans le champ et les voix hors champ indique à la fois que Sophie entend tout, et que, pour les Lelièvre, sa présence ne compte pas. De même lors de l’anniversaire, Sophie est la seule à ne pas être présentée à Jérémie, qui d’ailleurs, ne la voit même pas. Chabrol présente ainsi à quel point les barrières sociales sont infranchissables, puisque les groupes sociaux se définissent en opposition les uns aux autres. La distance des bourgeois avec le reste de la société est immense, et construite de mépris et de violence symbolique envers les plus faibles. Cette violence va même jusqu’à nier l’existence du reste de la société. 3. La négation possible du reste de la société : un entre-soi absolu La bourgeoisie existe en soi, nous l’avons vu, par sa place dans les rapports de production, puisqu’elle est la classe qui prélève la plus-value et vit concrètement. Mais elle est aussi une classe pour soi, car elle se construit comme classe dans la pratique, en défendant collectivement ses intérêts. Forte de sa position dominante elle peut même s’offrir un luxe 107 de plus, celui de « dénier l’existence de classes antagonistes ». Chabrol matérialise cet entre-soi absolu, c'est-à-dire, le fait de ne fréquenter que des personnes du même milieu que soi, « rester entre soi », en ne représentant dans ses films que des bourgeois. Quelques fois, d’autres catégories sociales apparaissent, mais c’est pour mieux montrer à quel point la classe dominante les exclue. A. Absence de toute autre catégorie sociale Les huit films de Chabrol que nous avons sélectionnés ont pour personnages principaux des bourgeois. Mais dans leurs environnements, leurs fréquentations et leurs connaissances, aucun membre des autres catégories sociales n’est présent. Ils vivent en huis clos pour la plupart, souvent terrés dans leurs propriétés entourées de grands murs. Le plus flagrant est peut-être Merci pour le chocolat. A Lausanne, il ne semble exister personne d’autre que de 106 107 38 Scène au bureau de Charles, à Paris, 16’’30. Paul est l’associé de Charles, ou du moins, son collègue. PINCON, Michel et PINCON-CHARLOT, Monique, Sociologie de la bourgeoisie, 2003, La Découverte, p.48 Deuxième partie : Les bourgeois et le reste de la société, deux manières d’appréhender les barrières sociales grandes fortunes et des bourgeois. En effet, même lorsque les personnes sont dans des lieux publics, ou dehors, elles vivent en autarcie. Dans les premières minutes se déroule le mariage civil de Mika et André. Ils sont entourés d’amis, de proches, et il n’y a aucun étranger. Même la mairesse est une vieille amie de Mika. Le monde extérieur est représenté par un photographe, qui souhaite prendre une photo des époux pour la presse locale. C’est ennuyés, que les Polonski acceptent, et posent avec distance. Par là, c’est le seul moment où ils paraîtront au monde extérieur. 108 La séquence suivante met en scène Louise et une amie . On croit dans un premier temps qu’elles sont dehors, au milieu d’autres gens. Mais en fait, on découvre qu’elles sont derrière une baie vitrée. Il en est de même pour les habitations. Jeanne et Louise vivent sur « les hauteurs » de Lausanne, c'est-à-dire, littéralement, au-dessus de la ville, isolées du reste de la population. Leur maison d’architecte est composée de baies vitrées, qui donnent 109 à voir un paysage, mais pas des personnes évidemment . Plus tard, on les voit prendre 110 leur petit déjeuner , face au lac. On a l’impression qu’elles sont au milieu du reste de la société, mais en fait, elles sont dans une bulle. Par ailleurs, pour quitter la maison, Jeanne 111 emprunte une route encadrée de grilles et de murs de protection . Enfin, la seule fois où l’on voit Mika hors de chez elle, c’est lorsqu’elle préside le conseil d’administration de son 112 entreprise . Cette instance est une prolongation du « cercle », forme symbolique de la 113 classe et des groupes aux intérêts similaires, dont parlent M. Pinçon et M. Pinçon-Charlot . 114 Les bourgeois craignent en fait le « mélange social ». Le Wita dit que le bourgeois se fait une conception souvent vague et lointaine de l’altérité, parce qu’il refuse son existence, et l’expulse, matériellement, de son environnement. A l’image, Chabrol traduit très bien cela. Dans La Cérémonie, la présence de Sophie ne bouleverse pas la famille en apparence. Pourtant, ils l’incluent dans toutes leurs discussions, puisqu’elle fait dorénavant partie de leur quotidien. Mais ils prennent soin de l’exclure en permanence de leur environnement, en niant sa présence ou en lui affectant un espace bien à elle. Tout d’abord, les lieux sont strictement distribués. Quand Sophie découvre la maison, la cuisine lui est présentée 115 comme « son domaine ». De la même manière d’ailleurs que les bourgeois sont définis historiquement par leurs propriétés terriennes, Sophie a, elle aussi son domaine, la cuisine, qui peut être compris dans un double sens : comme sa compétence et son espace. De même, elle n’entre pas dans la bibliothèque, elle ne franchit pas le seuil de la porte, heurtée par la violence symbolique du lieu, réservé à ses patrons. Comme pour mieux signifier qu’elle n’est pas chez elle, elle est constamment en mouvement dans la maison, alors que dans sa chambre, elle est assise. Parallèlement, les Lelièvre sont statiques, ancrés dans les lieux. Ils maîtrisent leur environnement où ils montrent une préférence pour les postures arrêtées. Ils sont assis sur les divans du salon ou de la bibliothèque, et autour de la table, pendant que Sophie fait le service. Lors de la soirée devant l’opéra, la caméra balaye la 108 109 110 111 112 113 114 115 Merci pour le chocolat, séquence 6’’18 Merci pour le chocolat 11’’58 idem, 59’’42 idem, 13’’16 idem, 31’’17 PINCON, Michel et PINCON-CHARLOT, Monique, Sociologie de la bourgeoisie, 2003, La Découverte, p. 37 LE WITA, Béatrix, Ni vue ni connue, 1988, Maison des sciences de l’homme, p. 20 La Cérémonie, séquence « visite de la maison », 12’’42 39 La Bourgeoisie dans le cinéma français pièce par un panoramique descriptif, qui fait état de la quasi absence des maîtres dans la pièce. En fait, ils se fondent dans le décor, possèdent les lieux jusqu’à disparaître. Ils sont assis dans les fauteuils, dans la bibliothèque, et ignorent le drame qui se joue dans leur propre maison. La fragmentation des lieux traduit la négation du groupe social inférieur, représenté par Sophie. En effet, le montage des scènes de repas désigne avec minutie les liens complexes qui séparent chacun des groupes ou cimentent les alliances. Les Lelièvre mangent ensemble et même si on apprend au cours d’un repas que c’est une famille recomposée, elle apparaît d’emblée comme un groupe, alors que Sophie mange toute seule à plusieurs reprises. D’un côté, le repas scelle les rapports familiaux et inscrit les dominants dans l’entre-soi, de l’autre, il décrit une extrême solitude. Dans le plan où, au fond du champ, Sophie mange avec les doigts tandis qu’au premier plan apparaît un tas de vaisselle sale, on comprend que les bourgeois se désintéressent totalement de son sort, et occultent les conditions d’existence de cette représentante de la classe populaire. Encore une fois, le montage traduit la séparation des groupes, l’exclusion des « prolétaires » du champ bourgeois, en montrant, en parallèle, des activités similaires, mais dans des espaces propres à chacun. A la réception d’anniversaire de Mélinda répond la scène chez Jeanne, où Sophie et elle fêtent à leur façon l’anniversaire de Sophie. Les scènes de voiture sont aussi doublées, puisqu’alors que Georges fait part à Gilles de son 116 énervement à l’encontre de la postière , celle-ci dira plus tard à Jeanne, dans sa propre voiture, toute la haine qu’elle a pour les riches. En montrant séparément les groupes sociaux dire et faire les mêmes choses, mais dans des endroits qui leur sont réservés et qui les définissent, Chabrol illustre l’entre-soi permanent dans lequel les bourgeois vivent. B. Des barrières sociales insurmontables La répartition des espaces et les déplacements disent donc l’immuabilité et le cloisonnement des classes. Pourtant, à quelques reprises, les personnages chabroliens ont tenté de franchir les barrières sociales. Mais cela est impossible est conduit au drame. En effet, on l’a vu, le récit cloisonne très nettement les personnages selon leurs classes sociales, les bourgeois d’un côté, les prolétaires de l’autre. Pourtant Mélinda incarne le personnage qui essaie de créer des liens entre les deux groupes, de se mettre à la place de l’autre : alors que Jeanne a la prétention d’écrire de la poésie, Mélinda d’être douée pour la mécanique... Mais, habitus de classe oblige, elle s’y prend maladroitement et ne peut s’empêcher de reproduire domination et mépris. Lorsqu’elle aide Jeanne, en panne sur le bord de la route, elle lui jette son mouchoir sale à la figure, en un geste de dédain qu’elle n’est même pas 117 en mesure de reconnaître . De même, le déclic meurtrier a lieu juste après que Mélinda a 118 cherché à empiéter sur le terrain de Sophie. Chabrol explique très bien comment, souvent, le patron fait le travail à la place du domestique : Mélinda prépare le thé, mais ne peut s’empêcher de demander à Sophie où sont les tasses et de lui servir le sucre. Les deux personnages ne cessent d’aller et de venir dans la cuisine, territoire de Sophie, de s’asseoir et de se lever, dans une chorégraphie des gestes qui indique le danger encouru quand on ne reste pas à sa place. Sophie le lui fait cruellement remarquer, après l’avoir traitée de 116 117 118 40 Scène juste après que Georges se soit expliqué avec Jeanne, à La Poste. 1’07’’06 La Cérémonie, 34’’18 dans les bonus du DVD de La Cérémonie, édition mk2 Productions Deuxième partie : Les bourgeois et le reste de la société, deux manières d’appréhender les barrières sociales « salope » : « Mêlez-vous de ce qui vous regarde ». C’est lorsque la communication s’établit entre les deux classes que le drame a lieu. En effet, quand Mélinda passe un peu de temps 119 120 avec Sophie, à essayer de partager quelque chose avec elle , ou chercher du réconfort , elle découvre son secret et plonge au plus profond de son intimité, dans ce qui explique sa personnalité. Parallèlement, Sophie a également découvert le secret de Mélinda. Elles sont donc à armes égales pour la première fois, et c’est Sophie qui prend temporairement le dessus en menaçant Mélinda. Mais la jeune fille reprend vite le pouvoir en mettant toute la famille au courant, et précipite leur chute par la même occasion. L’empiètement de Jeanne sur l’intimité des Lelièvre tend également vers la destruction. Quand elle ouvre leur courrier, elle attire les foudres de Georges, qui va jusqu’à la gifler, et attise sa haine contre ces bourgeois. Plus tard, quand elle accompagne Sophie chercher ses affaires, le soir, elle se rend dans la chambre des parents, et la saccage. La pénétration de l’intimité du couple (leur chambre à coucher), par le franchissement des barrières sociales, aboutit à l’anéantissement des dominés. Car dans cette configuration, ce sont Sophie et Jeanne qui prennent le pouvoir : l’image lors de la soirée devant l’opéra, montrant les deux 121 complices dominer les bourgeois, les toiser du haut de la mezzanine . Les rôles sont encore une fois renversés. Jeanne et Sophie sont les spectatrices de la pièce, ce sont elles qui sont au théâtre, perchées comme dans un poulailler, que la contre-plongée surélève. Les comédiens passifs de la scène sont les Lelièvre. La dimension sociale du spectacle est ainsi réactivée, puisque, comme dans Don Giovanni, les personnages bien habillés seront 122 les victimes désignées . Enfin, quand les barrières sociales sont franchies cela conduit au drame, à l’anéantissement symbolique d’une classe. Dans La Cérémonie, la réunion dans une même pièce des prolétaires et des bourgeois est suivie d’un carnage. Sophie et Jeanne tuent les maîtres, sans pitié, et détruisent également tout ce qui représente leur domination et leur distinction, puisque Sophie tire à plusieurs reprises sur les livres dorés de la bibliothèque (symbole de culture et de richesse). Un peu plus tôt dans la scène, la limite de la domination de l’espace par les bourgeois est figurée par une image, plusieurs fois visible, mais qui trouve toute sa dimension au cours du premier meurtre, celui de Georges : dans la cuisine 123 est suspendu le tableau d’un lièvre, tête en bas . C’est sous cette peinture, à l’angle du mur de la cuisine que s’affaisse M. Lelièvre, le cou ensanglanté, après que les deux filles ont pointé leur fusil de chasse sur lui. La mort du bourgeois est donc physique, et symbolique. Sophie et Jeanne ont tué pour avoir été exclues du monde bourgeois, de son langage, de sa propriété. La représentation de la bourgeoisie dans ses rapports avec le reste de la société est donc sans ambiguïté : les barrières sociales sont infranchissables parce que la domination, le mépris et la négation de l’existence de l’autre sont le mode de vie de la bourgeoisie. Quand les frontières tentent d’être dépassées, cela conduit au drame et à la destruction d’une partie de la société. Cette représentation très tranchée et sans appel donne le point de vue subjectif d’un cinéaste. 119 120 121 122 Elle lui propose de faire un test de magazine féminin : « Quelle salope êtes-vous » Elle pense être enceinte et ne l’a encore dit à personne séquence « Mozart, nous voilà ! », 1’35’’25 Dans l’opéra de Mozart, c’est lors d’un bal costumé qu’a lieu un quiproquo, et Don Giovanni est démasqué comme étant le meurtrier du Commandeur 123 Le tableau est particulièrement bien visible à la minute 1’37’’35 41 La Bourgeoisie dans le cinéma français Voyons maintenant comment Claude Sautet envisage, dans ses films, les relations entre les bourgeois et les autres groupes sociaux. II/ Chez Sautet, une bourgeoisie inattendue et subtile Le cinéma de Claude Sautet s’oppose en de nombreux points à celui de Claude Chabrol. Tout d’abord, il réalise des films « choral », ou une multitude de personnages sont présents, du bourgeois au prolétaire, plaçant la classe dominante au contact de ses congénères. Un grand nombre d’observateurs disent de lui qu’il écrit des histoires « vraies », et dont les personnages reproduisent « une image réelle de la société française 124 d’aujourd’hui ». Il a choisit de peindre le Français urbain, marqué par son statut social mais capable de le remettre en cause. La bourgeoisie ainsi représentée est d’un autre genre : elle se mêle aux autres groupes sociaux, comme pour mieux retrouver ses origines et sa raison d’être. Son éternel balancement entre l’aristocratie et le prolétariat auxquels ils n’appartiennent pas, font d’elle une classe hybride. Il n’est donc pas anormal que Sautet en fasse un tel tableau. 1. Absence de barrières sociales : le réseau préféré à l’entre soi Les bourgeois vus dans les films de Sautet vivent essentiellement à Paris, ce qui les place d’emblée dans un environnement riche, fait de brassage social et intergénérationnel. A. Brassage social De nombreux liens interpersonnels sont montrés. C’est souvent ce qui fait la force des personnages et leur caractère. Les bourgeois décrits sont « des bourgeois classiques, bons vivants, reflets d’une société pompidolienne, puis giscardienne 125 ». Ainsi, dans Mado, Simon est un grand bourgeois, riche, amateur d’art, intelligent, blasé mais libéral et ouvert aux idées nouvelles et à la modernité. Il semble mépriser les conventions bourgeoises. En fait, son personnage renvoie à de nombreux individus appartenant à la bourgeoisie, qui refusent le conformisme de leur milieu. Il fréquente une jeune femme, Mado, qui se prostitue pour arrondir ses fins de mois. Elle incarne le milieu populaire, mais en même temps elle s’immisce dans l’univers bourgeois et celui des affaires douteuses de par sa relation avec Simon et Manecca. Avec elle, il découvre le monde des petits salariés, des chômeurs, des étudiants pauvres. Il embauche Pierre comme comptable, sans vraiment le connaître, mais parce que c’est un ami de Mado, il lui fait confiance. Il n’hésite pas à se faire accompagner de celle-ci alors qu’il se rend à une 126 réception mondaine , où les codes bourgeois voudraient que seuls les gens du milieu soient présents. 124 125 KORKMAZ, Joseph, Le Cinéma de Claude Sautet, Paris, éd. Lherminier, Collection Cinéma Permanent, 169 p. LAYANI, Jacques, Les films de Claude Sautet, Paris, éditions Seguier, p.16 126 La scène où Lépidon propose de lui racheter la dette de Julien. On ne sait pas grand chose de la nature de la réception, mais il s’agit très probablement d’une réunion de promoteurs immobiliers, peut-être une cérémonie de remise de prix. On peut voir 42 Deuxième partie : Les bourgeois et le reste de la société, deux manières d’appréhender les barrières sociales Il en va de même dans Vincent, François, Paul…et les autres. Cette bande d’amis de longue date a l’habitude de se retrouver le week-end, dans la maison de Paul. Vincent est le chef d’une entreprise de mécanique, François est médecin, Paul est écrivain, et Jean travaille comme ouvrier dans l’entreprise de Vincent. Les trois hommes ont cet attachement pour la banlieue, où peuvent se côtoyer des personnes aux activités hétéroclites et de milieux différents. C’est ce qui explique que François, médecin, fréquente Jean, jeune boxeur. A cette époque, le mélange des classes sociales ne semble possible qu’en banlieue. Leurs relations sont établies sur un pied d’égalité, chacun dit ce qu’il pense sans peur de 127 franchir les barrières sociales. La première scène présente le groupe d’amis en train de jouer au football, en habits de la semaine, à savoir manteaux, veste de costume, pull, chemise et même chaussures de ville pour les bourgeois (les autres ont des bottes). Les équipes sont « mixtes », c'est-à-dire les bourgeois avec les ouvriers, et les jeunes avec les vieux. D’ailleurs, tout le monde est le bienvenu chez Paul, il n’y a pas de barrière, de portail à franchir pour entrer dans sa propriété, et les dimanches sont l’occasion de se retrouver 128 non pas entre personnes du même milieu, mais selon les affinités amicales . La mixité sociale dans les relations est à l’opposé de l’entre-soi dont nous avons parlé. Mais elle concoure tout autant à la fabrication d’un réseau de connaissances, très utile au bourgeois en toutes circonstances. Une des composantes essentielles du groupe social dominant est son capital social. Les grandes familles sont remplacées chez Sautet par des « bandes », des associés, des ex-femmes. En effet, la solidarité est de mise chez les bourgeois de Sautet, même si elle ne vient pas de là où on l’attendait. Dans Vincent, François, Paul…et les autres, François ne prête pas l’argent dont Vincent a besoin pour sauver son affaire, mais en réalité il ne le lui demande pas. En revanche, c’est son ancien associé, Armand, qui le dépanne sans discuter, puis le père de son ex-femme, alors qu’il ne lui avait pas demandé. La réussite, professionnelle surtout, est tributaire du réseau que le bourgeois possède : il lui faut du capital économique, une assistance appropriée (politique souvent) et profiter de certaines circonstances favorables. Dans Mado, Simon ne parvient à ses fins que parce qu’il a su activer son réseau : il a d’abord rencontré Vaudable, un ancien collègue de Lépidon, grâce à son avocat, puis, grâce à Mado, il entre en contact avec Manecca qui possède les documents compromettants. Il a alors les armes pour toucher Lépidon, par l’intermédiaire de Barachet. C’est parce qu’il ne met aucune barrière sociale dans ses relations avec les autres qu’il connaît la réussite : « le capital va au capital », écrit 129 Bourdieu . Les itinéraires professionnels de certains personnages expliquent les rapports étroits entre les groupes sociaux. Vincent, par exemple, dans Vincent, François, Paul…et les autres, semble avoir connu une ascension professionnelle qui le rapproche de ses ouvriers, puisqu’il vit au jour le jour les mêmes évènements qu’eux, et comprend leurs problèmes. « La crise économique a atténué les disparités entre les classes productives et les prolétaires, 130 chacun étant touché par le marasme ambiant », écrit J. Korkmaz . des femmes très distinguées, portant robes de couturier, gants, chapeaux et bijoux. Elles accompagnent leurs époux et sont en représentation comme dans toutes les cérémonies mondaines. 127 128 Séquence « Une partie de campagne… » 2’’15 Séquence du « gigot ». Quand Paul rejoint François dehors, deux voitures d’amis arrivent, alors que personne ne les attendait. 129 130 BOURDIEU, Pierre, La Distinction, 1979, Éditions de Minuit, 640 p. Le cinéma de Claude Sautet, op. cit. 43 La Bourgeoisie dans le cinéma français L’aspect choral des films se reflète aussi dans le brassage générationnel. Petits et grands, jeunes et moins jeunes ont les même activités et ne cloisonnent pas leurs vies. Les pères sont surtout présents. Celui de Simon, dans Mado, est plus étoffé que celui de Pierre dans Les choses de la vie ou que celui de Catherine dans Vincent, François, Paul… et les autres. Le dénominateur commun aux trois vieillards est leur élégance et leur allure. Le père de Pierre est fringuant et coureur ; celui de Catherine vient donner de l’argent à Vincent, alors que dans les deux autres films, se sont les pères qui demandent de l’argent à leurs fils. Les trois personnages, quel que soit leur degré de réussite dans la vie, sont délivrés de l’obsession de leur statut social maintenant qu’ils sont dans le troisième âge. Ils ont alors moins de responsabilités et se sentent plus libres dans leurs rapports aux autres. Ils mènent une vie plus détendue et plus agréable que leur progéniture et tiennent à profiter des plaisirs qu’ils peuvent encore obtenir. Le père de Simon se mêle aisément au reste de la bande, que ce soit celle des associés de son fils, celle de ses amis ou ceux de Mado. Les plus jeunes sont aussi membres du groupe et ils sont là non pas en tant que « fils de », mais en tant qu’amis, donc traités d’égal à égal avec les bourgeois. Dans Mado, même si Simon est le personnage principal majeur, deux groupes générationnels sont en contact : d’un côté Papa, Julien, Maxime, Maurice, Girbal, Antoine, Hélène ; de l’autre, les jeunes : Mado, Pierre, Alex, Francis, Roger, Solange. La plupart sont présents dans la scène finale, lorsque les voitures sont embourbées, après avoir visité le terrain acheté par Simon et avoir fait la fête dans un village. Enfin, dans Vincent, François, Paul…et les autres, les trois personnages principaux ont chacun une vie propre, malgré leurs liens passés. Le caractère unitaire du groupe est même dur à saisir parfois. Ils ont une « bande à contacts étendus, mais il n’y a pas de 131 dilution tribale ». En effet, la bande ne crée pas une communauté, elle offre un prétexte 132 à « l’émulation interindividuelle » (le match de football au début pousse chacun à se surpasser pour gagner), aux plaisanteries (« on » a débranché le delco de la voiture de Vincent), et permet un face à face permanent renvoyant chacun à ses contradictions (Paul, qui n’a plus d’inspiration ni d’ambition réelle, reproche à Jean de vouloir se lancer dans un match perdu d’avance). L’esprit grégaire de ces personnages aux origines sociales différentes se traduit par un fourmillement permanent à l’image. Les ambiances sont très bruyantes, chargées de rires, 133 134 de conversations mêlées, de bruits hors-champ … Les plans sont souvent larges , afin de montrer l’ensemble des groupes, la réunion des milieux et des origines et l’unité des membres. Quand, chez Chabrol, les atmosphères étaient feutrées, calmes, harmonieuses, chez Sautet, en revanche, les mouvements dans le champ et les bruits parasites sont autant de révélateurs de l’état d’esprit du groupe, de la manière dont les relations sociales sont vécues, à savoir dans la chaleur humaine, la convivialité et l’agitation urbaine. B. De la proximité pour se donner bonne conscience ? Les bourgeois de Sautet sont des humanistes raffinés et cultivés, mais l’attention qu’ils portent aux autres semble être une manière de se donner bonne conscience. 131 132 133 134 44 Le cinéma de Claude Sautet, op. cit., p.54 idem voir notamment la scène dans la cuisine, après le feu dans la cabane en bois on parle d’ailleurs de « plans d’ensemble » Deuxième partie : Les bourgeois et le reste de la société, deux manières d’appréhender les barrières sociales En effet, en restant au contact de la société, ils évacuent leur culpabilité d’être impuissants face à la réalité : le chômage de Mado et de ses amis, les magouilles pour Simon, la nostalgie d’un passé trop loin pour les trois amis de Vincent, François, Paul… et les autres, ou encore l’insatisfaction personnelle qui pousse Pierre à fréquenter Hélène, une femme bien plus jeune que lui dans Les choses de la vie. Alors que l’individualisme prend une place de plus en plus importante dans la société, l’égoïsme et l’égocentrisme sont contrebalancés par la recherche du réconfort auprès du plus grand nombre possible de personnes, et peu importe leurs origines. Simon cherche à aider les plus faibles de son groupe et espère ainsi se faire aimer du plus grand nombre, pour échapper à sa solitude. Mado l’a compris : « Au fond, tu voudrais être bien vu par tout le monde : les pauvres, les riches, les jeunes, les vieux…tu voudrais gagner sur tous les 135 tableaux. Mais aimer quelqu’un vraiment, ça tu peux pas. Tu t’aimes trop ». Il propose pourtant à Pierre de remplacer son comptable, bien qu’il ne lui demande rien d’autre que de lui servir de chauffeur, et offre à Alex la ferme qui se trouve sur les terres achetées et destinées à la construction…Son altruisme semble sincère, mais il allège par là même sa conscience d’avoir obtenu ce qu’il voulait en employant les mêmes méthodes que ceux qu’il a mis à terre. Cette capacité à faire tomber les barrières est historiquement une caractéristique des professions libérales. En effet, dans Histoire des passions françaises 1848-1945, T. Zeldin écrit que des études réalisées auprès de personnes nées dans les années 1930 montrent que même si de puissants obstacles freinaient l’établissement de liens d’amitié entre personnes de conditions différentes, les membres aisés des professions libérales sont les plus enclins à faire tomber les barrières de la classe. L’amitié, écrit-il, « unit rarement des semblables ; les individus recherchent auprès de leurs amis les qualités qu’ils admirent, de préférence à celles qu’ils possèdent ; ou alors ils sont menés par le désir d’un mixte de 136 l’image qu’ils se font d’eux même et de ce qu’ils voudraient être que les bourgeois de Sautet envisagent leurs relations avec autrui. ». C’est comme ce la 2. Des pratiques culturelles légitimes absentes à l’écran A. Absentes ou sous-entendues ? Les personnages de Claude Sautet acquièrent le statut incontestable de bourgeois à travers leur niveau et cadre de vie, et une certaine éducation qui fait d’eux des personnes distinguées, raffinées et respectées. Les pratiques culturelles sont absentes à l’écran. Cela ne signifie pas qu’elles ne font pas partie de leur vie, mais simplement que les activités culturelles ne sont pas partagées avec le groupe. Par exemple, dans Mado, Simon est visiblement doté d’un fort capital culturel, certainement hérité de son père. Ils possèdent 137 une très grande collection d’objets et d’œuvres d’art et Manecca dit de Simon : « Vous 138 qui êtes un amateur d’art… ». La seule activité partagée par « Papa » avec ses amis est une partie de bridge, suivie de la dégustation d’une bouteille de Château Margaux. De 135 136 Mado, scène de tête-à-tête entre Mado et Simon 1’10’’21 ZELDIN, Théodore, Histoire des passions françaises 1848-1945. Tome 3 « Goût et Corruption », Paris, éditions du Seuil, p. 346-347 137 138 Mado voir la scène du dépouillement de l’appartement, 1’14’’00 idem 1’08’’13 45 La Bourgeoisie dans le cinéma français même, les seuls indices que l’on a de la distinction culturelle de Pierre dans Les choses de la vie sont son goût pour les beaux et anciens meubles, puisqu’il fréquente une salle des 139 140 ventes , et le fait qu’il écoute de la musique classique, dans sa voiture … Dans Vincent, François, Paul…et les autres, le bon goût et la distinction de François se lisent à travers l’ameublement de son appartement parisien et de son cabinet médical, et à son allure physique soignée. Paul représente l’intellectuel, l’artiste, l’écrivain entouré de ses livres, mais dont l’inspiration s’est tarie. Quant à Vincent, à en juger par sa manière de s’exprimer, il est visiblement moins cultivé que ses deux amis, la réussite professionnelle représente son orgueil d’homme, sa raison d’être et sa personnalité et ce pour quoi il est admiré : combatif, entreprenant, optimiste. Il ne faut pas être étonné du manque de culture et de diplômes de ce dernier, car d’après G. Vincent : « Il semble que les ingénieurs diplômés soient très peu nombreux à créer des entreprises : 26% seulement des créateurs d’entreprises auraient fait des études supérieures. Si ce chiffre est exact, cela donnerait à penser qu’un cursus universitaire élevé contribue à atténuer les facultés créatrices et 141 le goût du risque pour développer le désir de sécurité ». Vincent semble issu de cette génération d’entrepreneurs qui se sont lancés dans l’industrie sans bagage universitaire, et corrélativement, sans le bagage culturel que procurent les titres scolaires, comme l’écrit Bourdieu La manière de réagir de certains personnages (ceux joués par M. Piccoli surtout) et la façon de se comporter en société ou en privé ne correspond pas à l’attitude tout en retenue et en maîtrise de soi qu’exigent les relations sociales dans le milieu bourgeois. En effet, l’éducation bourgeoise veut que calme et contrôle de soi soient les maîtres-mots de l’apparence bourgeoise. Même si les bourgeois interprétés par Piccoli semblent toujours tenus à dominer constamment leurs muscles, il en résulte tension, crispation, nervosité 142 et colères. Simon , par exemple, est un personnage froid et distant avec ses proches. Il peut pourtant être sujet à des sautes d’humeurs colériques, et il s’emporte facilement. C’est le cas dans son appartement, quand il cherche à joindre Girbal, son avocat, et que « Papa » intervient sur la ligne téléphonique par inadvertance : il s’énerve alors violemment 143 contre lui . Plus tard, et à plusieurs reprises, il hausse le ton avec Mado, de manière assez inexpliquée, simplement agacé qu’elle ne comprenne pas son point de vue sur Manecca ou 144 sur les moyens qu’il veut employer pour s’en sortir . Idem pour François, dans Vincent, François, Paul...et les autres, qui réagit violemment contre sa femme, Lucie, après qu’elle lui avoue le tromper. Il va même jusqu’à la frapper et la bousculer. Lucie aussi porte en elle « une violence bourgeoise, de bonne éducation », comme la décrit Sautet, dans Sautet par 145 Sautet . Elle n’hésite pas à faire le procès de son mari, et lui parler durement, presque avec mépris. 139 140 Les choses de la vie, 38’’39 idem, 47’’00 141 VNCENT, Gérard, Les Français 1945-1975 Chronologie et structures d’une société, p.331, cité dans Le Cinéma de Claude Sautet, op. cit. 142 143 144 145 46 Mado idem, séquence 15’’50 idem, séquence 42’’18 BINH, N.T., RABOURDIN, D., Sautet par Sautet, Paris, Editions de La Martinière, p. 224 Deuxième partie : Les bourgeois et le reste de la société, deux manières d’appréhender les barrières sociales B. Loisirs bourgeois ou prolétaires ? Les loisirs des bourgeois de Claude Sautet sont loin de la représentation que l’on se fait d’eux habituellement, ou de ce que l’on peut voir chez Chabrol. L’absence de barrières sociales explique que les « pratiques culturelles » des bourgeois (entendues au sens large) sont proches de celles du milieu populaire. Qu’il s’agisse des repas, des lieux fréquentés ou des sports pratiqués, leurs habitudes sont les mêmes que celles des groupes dominés. Comme ils fréquentent des classes inférieures, des chômeurs, des ouvriers, des étudiants, ils partagent leurs préoccupations et leurs distractions. Le matérialisme de la vie les pousse à jouir des plaisirs d’un présent capricieux. Selon Bourdieu, « l’hédonisme qui porte à prendre au jour le jour les rares satisfactions (les « bons moments ») du présent immédiat est la seule philosophie concevable pour ceux qui, comme on dit, n’ont pas d’avenir et qui 146 ont en tout cas peu de chose à attendre de l’avenir ». La nourriture (la « bouffe » comme il est souvent dit dans les dialogues), occupe une place primordiale dans les jouissances quotidiennes. La bonne chère est un palliatif aux tracas endémiques des bourgeois. Les scènes de bistrots, de brasseries, de petits restaurants sont pléthores. Ce sont d’ailleurs des lieux de rencontres, de brassage social et culturel : au restaurant chez Lucienne, dans 147 Mado, Simon retrouve les amis de Mado, avec qui il discute de leurs projets d’avenir . Plus tard, c’est dans cette même brasserie que les associés et amis de Simon se réunissent, autour d’un déjeuner, et sur la nappe en papier, font les comptes de ce que rapporte la vente 148 des biens de Simon, pour payer Manecca . Les plus vieux mangent avec les jeunes, les bourgeois avec les chômeurs, tout cela dans une atmosphère très enfumée, typiquement française. La fréquence des scènes de préparation et de consommation de repas, et la rareté des scènes de représentation théâtrales, cinématographiques et artistiques dans l’univers filmique de C. Sautet, correspondent aux comportements des bourgeois analysés par Bourdieu. En effet, l’alimentation (y compris les repas au restaurant ou à la cantine) absorbe 37,4% du budget des industriels et gros commerçants, et 24,4% du budget des professions libérales tandis que la culture n’occupe qu’une place très modeste : 1,3% pour les premiers 149 et 2,3% pour les seconds . La viande demeure le plat privilégié des hommes. Elle procure vigueur et vitalité. La querelle autour du gigot saignant dans Vincent, François, Paul...et les autres est assez significative. François coupait avec application les tranches de viande au 150 moment où la discussion vire aux invectives . Tous les repas sont conviviaux, parfois trop arrosés, mais le vin, le pain, la charcuterie sont toujours présents. « Le vin, remarque Zeldin, a joué dans la vie des Français un rôle aussi considérable et aussi complexe que celui joué par les idées politiques ou sociales. On tenait le vin pour responsable de cet aspect le plus admirable du caractère national – la cordialité, la franchise dans les rapports humains, la bonne humeur, le don de la 146 147 148 La Distinction, op. cit., p. 203 Mado, séquence « réunion au café » 46’’45 : Alex explique son projet de s’installer à la campagne comme pépiniériste idem, 1’14’’31 149 Chiffres tirés du tableau 17 – Structure des dépenses chez les professeurs, professions libérales, industriels et gros commerçants. La Distinction, op. cit., p. 205 150 Vincent, François, Paul...et les autres, séquence du « gigot » 1’01’’33 47 La Bourgeoisie dans le cinéma français 151 conversation et la délicatesse du goût… », autant de caractéristiques réunies dans le groupe de Vincent, François, Paul...et les autres et Mado. Les bourgeois n’ont pas peur de se montrer enivrés. Au contraire, le vin consolide la communauté et regroupe les individus, puis, quand la communication s’avère plus difficile, il incarne sa nostalgie et on déplore sa rareté. Dans Vincent, François, Paul...et les autres, lors de l’inauguration du nouveau café d’un des amis de la bande, Clovis, Paul a trop bu et 152 amuse la galerie . Il en profite d’ailleurs pour inviter tout le monde chez lui, le week-end à venir, et ne s’en souviendra plus le moment venu. Cette séquence est particulièrement longue car des faits importants s’y déroulent. Malgré le brouhaha, Vincent parvient à joindre Armand au téléphone, qui lui prête une partie de l’argent dont il a besoin, tandis que François déplore de ne pouvoir aider son ami. Lucie arrive avec Julia, et on comprend en même temps que François, que sa femme s’éloigne de lui, qu’il y a des tensions entre eux. Cette scène met en avant d’autres enjeux. On peut voir que Vincent, malgré une grande popularité parmi les invités (il est accosté six fois avant d’atteindre la cabine téléphonique), est tout seul face à ses ennuis d’argent et de cœur. De plus, ce genre de « rendez-vous incontournable » pour les membres du groupe fonctionne comme une sorte de test : il met à l’épreuve ceux qui voudraient prendre des distances avec le reste de la bande, puisqu’ils sont montrés du doigt : quand Vincent arrive à l’inauguration du café, Clovis se réjouit de le voir mais lui dit : « On m’avait dit qu’tu viendrais p’têt’… j’me suis dit « ah l’salaud ! » ! ». Dans Les choses de la vie, c’est un restaurant plus bourgeois que Pierre et Hélène 153 fréquentent . Comme le décrit Bourdieu, « chaque table constitue un petit territoire séparé 154 et approprié ». Ils se disputent à propos de leur prochain départ en Tunisie, et cela sonne comme le début de leur rupture. Ils semblent familiers de ce lieu puisqu’en arrivant, ils font signe à quelqu’un, de loin, indiquant à quel endroit ils s’assoient. Ainsi, la fréquentation des restaurants, brasseries, bistrots et cafés n’est présentée qu’en groupe, mais ces lieux sont révélateurs de la personnalité et de la vision de la vie des bourgeois de Sautet. Bourdieu écrit que ces troquets sont « la réalité contre le toc, le simili, la poudre aux yeux ; c’est le petit bistrot qui ne paie pas de mine avec ses tables en marbre et ses nappes de papier mais où on en a pour son argent et où on n’est pas payé en monnaie de singe comme dans les restaurants à chichis ; c’est l’être contre le paraître, la nature et le naturel, la simplicité ( à la bonne franquette, sans façon, sans cérémonie), contre (…) les simagrées, les manières et les façons (…) c’est la liberté et le refus des formes spontanément perçues comme instrument de distinction et de pouvoir 155 ». Ces lieux sont très bruyants, on y fume beaucoup, on bouge beaucoup, on se déplace, on s’agrège à une table, les plats et les verres circulent, on rit et on chante : c’est le cadre privilégié de l’échange, brassant les origines sociales et les niveaux de fortune. La séquence chez Clovis, dans Vincent, François, Paul...et les autres, ou plus tard, alors que le groupe se sépare, juste avant la fin du film, illustre à quel point les bourgeois, avec leurs cigares, aiment s’y retrouver. 151 152 153 154 155 48 Histoire des passions françaises 1848-1945. Tome 3 « Goût et Corruption », op. cit., p. 458 Vincent, François, Paul...et les autres, séquence « chez Clovis » Mado, séquence restaurant, 25’’06 La Distinction, op. cit., p.222 idem, p.222 Deuxième partie : Les bourgeois et le reste de la société, deux manières d’appréhender les barrières sociales Une autre pratique surprenante de la part des bourgeois de Sautet est le sport dévolu aux classes populaires. Ou du moins, du sport qui n’est pas habituellement 156 pratiqué par les classes dominantes. Il n’y a que Pierre qui s’adonne à une activité plus typiquement bourgeoise, la voile. Cependant, il ne s’agit que d’un petit bateau, rien de chic ou d’ostensiblement cher. La voile, comme le golf, le ski ou l’équitation présentent des obstacles économiques qui peuvent expliquer que les classes populaires y aient moins accès. Mais cela n’explique cependant pas tout et l’apprentissage précoce, dans la tradition familiale notamment, sont des indicateurs de l’ancienneté et du degré intégration dans le milieu bourgeois. De plus, de nombreux éléments qu’apprécient les bourgeois se retrouvent dans ce genre de sports : ils sont pratiqués dans des lieux réservés ou dur d’accès ( clubs privés, étendues d’eau, lac ou mer inaccessibles sans le matériel adéquat), à des moments choisis par eux, au prix d’une dépense corporelle relativement réduite et avec les partenaires de leur choix. Dans Vincent, François, Paul...et les autres, les trois personnages principaux sont 157 amis avec Jean , employé chez Vincent, et boxeur qui hésite à passer professionnel. Par l’intermédiaire de cet ouvrier, on découvre l’intérêt que portent les trois bourgeois pour la boxe. Sans le pratiquer, ils se rendent pourtant aux entraînements de Jean, le conseillent 158 pour son prochain combat , s’intéressent aux autres boxeurs. Paul surtout, avoue être fin 159 connaisseur : « Jean, il est très bon. C’est un styliste. Mais l’autre , c’est un tueur… Je l’connais, j’l’ai vu ya deux ans au Palais des Sports ! Contre un styliste justement, et qui les prenaient…Comment y s’appelait déjà ?…Amadoui !… Et ben Amadoui, il a pas fait deux rounds ! ». Les classes bourgeoises entretiennent un rapport particulier avec le corps. On a vu qu’elles établissent, par leur comportement, une distance avec « l’état de nature » de l’homme. Tout ce qui se rapporte au corps doit être distingué, travaillé, cultivé, pour s’éloigner de ce qui rapproche l’homme de l’animal. La boxe demande un engagement 160 corporel total, quasiment à nu, de l’effort et de la souffrance . Les bourgeois envisagent le sport comme un moyen d’entretenir leur santé, et non détruire ou abîmer leur corps. Pourtant, les sports les plus typiquement populaires comme le football, le rugby ou la boxe étaient à leurs débuts, adulés des aristocrates. C’est en se vulgarisant qu’ils sont justement devenus « vulgaires » aux yeux des dominants : « la composition sociale de leur public qui redouble la vulgarité inscrite dans leur divulgation, mais aussi les valeurs et les vertus exigées, force, résistance au mal, disposition à la violence, esprit de « sacrifice », de docilité et de soumission à la discipline collective, antithèse parfaite de la « distance au rôle » 161 impliquée dans les rôles bourgeois ». Outre la boxe, on voit au début du film les trois amis prendre part à une partie de football (avec les plus jeunes du groupe) dans laquelle ils 156 157 158 159 160 161 Les Choses de la vie interprété par G. Depardieu 54’’47 l’adversaire à venir de Jean, Catano. À ce propos, voir La Distinction, op. cit. Idem, p. 239 49 La Bourgeoisie dans le cinéma français 162 163 s’engagent avec joie et sans retenue . Tous trois connaissent bien les règles y jouer, preuve que ce sont des amateurs et connaisseurs de ce sport. et savent Sautet nous donne donc la représentation d’une bourgeoisie subtile, dont les caractéristiques presque caricaturales ne sont pas mises en avant. Les relations que les bourgeois de Sautet entretiennent avec le reste de la société sont essentielles pour appréhender une autre facette possible de la classe dominante. Alors que chez Chabrol, elle cultive l’entre-soi et la distinction, niant jusqu’au mépris l’existence des groupes sociaux inférieurs, chez Sautet, la mixité sociale fait sa force. Nous allons donc voir dans la troisième partie si la réalité sociale a de l’emprise sur les dominants ou si le mode de vie qu’ils proposent fonctionne comme un modèle imperturbable traversant les années, de 1970 à nos jours. 162 Vincent, François, Paul...et les autres, 1er séquence « Partie de campagne chez Paul », 2’’02-13’’20. Paul se fait même mal au pied après un contact sur un autre joueur 163 50 après qu’un joueur ait fait une faute, il est décidé de tirer un coup-franc indirect, règle connue par les connaisseurs du jeu Troisième partie : Les bourgeois et leur ancrage dans la réalité Troisième partie : Les bourgeois et leur ancrage dans la réalité Nous allons à présent étudier comment les réalisateurs inscrivent les bourgeois dans la société, entendue au sens de contemporanéité. Le contexte social dans lequel un film est réalisé se reflète nécessairement dans le sujet traité, surtout si celui-ci s’attache à décrire une partie des membres de cette société. Mais l’absence de référence au « temps présent » est tout aussi révélateur de la manière dont les groupes sociaux en question sont vus par le cinéaste. Des années 1970 à nos jours, la France est entrée dans la modernité, en passant par la la croissance éconoique puis la récession. Autant d’évènements qui façonnent une société. Pourtant, Chabrol représente les bourgeois sans réel ancrage dans la réalité. Pour Sautet, au contraire, la classe dominante a des liens directs avec la société : elle façonne les bourgeois comme elle est façonnée par eux. I/ Une bourgeoisie chabrolienne figée Claude Chabrol, comme tous les réalisateurs de la Nouvelle Vague, a toujours tenu à montrer ce qui lui semblait être la réalité de son époque. Prendre les classes dominantes comme sujet dans une grande partie de ses films témoigne de l’importance de ce groupe au sein de la société. La bourgeoisie que présente Chabrol est figée dans le temps. Sa représentation ne change pas entre les années 1970 et 2000, puisqu’elles ont les mêmes caractéristiques. De plus, la société elle-même n’a pas de prise sur la bourgeoisie. Nous verrons qu’elle est isolée de tous points de vue : (spatial, temporel) et les conséquences que cela engendre. 1. Une représentation inchangée au fil des années Nous allons procéder ici à une comparaison entre les cinq films de Claude Chabrol que nous avons sélectionnés : La Femme infidèle, Les noces rouges, Inspecteur Lavardin, La Cérémonie, Merci pour le chocolat. Nous verrons grâce à cela les permanences dans les pratiques des dominants et à quel point cette représentation est révélatrice de l’opinion qu’a Chabrol de cette classe sociale. A. Les mêmes lieux, les mêmes univers familiaux, les mêmes rites Province et rumeurs Le réceptacle de la bourgeoisie chabrolienne est la province. Calme et sereine de réputation, mais couvant d’inavouables secrets, la province est le cadre où se déploient les dominants. Loin d’une capitale qui étouffe les conflits, nivelle les antagonismes, la province 51 La Bourgeoisie dans le cinéma français les exacerbe, les caricature. Plus qu’ailleurs, la bourgeoisie y règne, et protège jalousement ses avantages et sa respectabilité. Les noces rouges insiste plus que les autres films sur l’environnement dans lequelle se déploie la bourgeoisie. Le générique apparaît sur l’image fixe d’une petite ville. C’est typiquement un paysage français, presque caricatural, composé d’un hameau, de l’église en son centre, de quelques arbres, des champs qui indiquent la ruralité et une maison forte. Les dix premiers plans décrivent la bourgade dans toute sa banalité. Des maisons, des commerces, une place, la route principale, la Poste, quelques rues… L’endroit semble désert, bien que progressivement, des passants apparaissent de loin, puis des enfants à vélo. Un détail insignifiant doit cependant retenir l’attention du spectateur : la plupart des volets sont clos, ou entrouverts, comme si on voulait préserver ses secrets mais voir ceux des autres. C’est cette mentalité dans laquelle se meut la bourgeoisie de province selon Chabrol. Les rumeurs enflent autour d’une maison fermée, ou à propos d’une ombre qui se faufile en douce la nuit, chez le voisin. C’est cette rumeur qui pose problème à la classe dominante, qui l’empoisonne même, mais qui est l’essence même de la province. En effet, les défauts des « bonnes familles » sont exacerbés dans ce milieu confiné, alors qu’à Paris ils sont noyés dans l’anonymat. L’adultère, par exemple, ne peut passer inaperçu dans une bourgade de la région parisienne ou dans un petit village où tout le monde se connaît, là où 164 le mensonge prend une autre dimension. Ainsi, Pierre Maury est connu de tous, et est 165 salué par ses concitoyens dès qu’il sort de chez lui, et on se retourne sur son passage (il est adjoint au maire et habite en plein centre-ville) : il lui est impossible de passer sans être vu. Le regard à l’affût qu’il jette autour de lui, alors qu’il sort un pull-over de sa voiture (que l’on remarque à peine d’ailleurs), indique à quel point il craint les « on-dit ». La province et ses rumeurs sont donc constitutives de la bourgeoisie chabrolienne, quelles que soient les époques. Dans Inspecteur Lavardin, ce dernier commence son enquête en se renseignant sur la famille de Raoul Mons, auprès du gendarme qui vient le chercher à la gare, bien conscient que les rumeurs sont une source riche d’informations : Lavardin – Vous le connaissiez, vous, Raoul Mons ? Gendarme – Oh… de nom, comme tout le monde, par ses livres. On dit qu’il était sur le point de rentrer à la Comédie Française. Lavardin – Et la famille ? Gendarme – Oh…très catholique comme lui. Pas mal de sous je crois. Ya le frère de sa femme qui vit avec eux. Il est bizarre comme type. (…) Lavardin – Et la veuve ? Gendarme – Oh…plus jeune. 40 ans tout au plus. Comme on dit : « elle a de la classe ! » Lavardin – Et on a pas idée de qui… ? Gendarme – Ah non ! Si on savait, on vous aurez pas demandé de venir ! Cependant, ce « On dit » transforme la vérité et induit le policier en erreur au fil de l’enquête, protégeant trop bien le secret des bourgeois. Dans la petite ville de province où se déroule La Cérémonie, c’est aussi la rumeur qui provoque un cercle vicieux de violence entre Georges et Jeanne. Lorsqu’il se rend au bureau de Poste, pour s’expliquer avec la jeune femme à propos des lettres ouvertes, il la menace 164 165 52 L’amant de Lucienne, dans Les Noces rouges. Première séquence : de 00’’00 à 05’’00 Troisième partie : Les bourgeois et leur ancrage dans la réalité de porter plainte. Alors qu’il met en avant le fait qu’il sait des choses sur elle, elle lui rétorque qu’elle en sait beaucoup plus sur lui : « Vous, vous lisez ptêt’ des ragots dans les journaux, mais moi je sais qui vous êtes, hein, vous et votre famille ! Je sais que votre femme c’est une putain, et que l’aut’ elle valait pas mieux…d’ailleurs c’est pas étonnant qu’elle se soit 166 suicidée… », après quoi il la gifle. Cette scène provoque une haine profonde en Jeanne et précipite son désir de vengeance. Les ragots ne sont pas le fruit des seules classes populaires. Ils courent également au sein de la bourgeoisie à propos des leurs, et se font plus insidieux quand ils sont relayés par des proches. Dans Merci pour le chocolat, c’est un bruit de fond, un mélange de voix, de discussions qui matérialisent l’hypocrisie ambiante lors du mariage de Mika et André. Dufreigne, qui, le premier, s’affirme « non-amateur de rumeurs », s’exprime en « messes 167 basses » ou change de conversation quand les intéressés s’approchent . L’image de la bourgeoisie chabrolienne est accolée à celle de la province et s’en nourrit. Les dominants d’adonnent également aux mêmes rituels domestiques. La famille et les rites domestiques La représentation de la cellule familiale et des cérémonies domestiques est une autre caractéristique de cette bourgeoisie figée. En trente ans, la famille bourgeoise est restée la même : les parents et leur enfant unique semblent s’imposer comme un idéal-type. Paradoxalement, même si l’éducation et le mode de vie en société de ses membres sont irréprochables, sa composition est inattendue pour un milieu où les règles de normalité sont religion. Les patriarches ne sont jamais les pères des enfants (sauf dans La Femme infidèle) et il y a souvent un rapport malsain à l’argent entre les membres de la famille. Les hommes font même figure d’âme charitable auprès de leurs épouses : dans Les noces rouges, Paul reproche une certaine ingratitude dans l’attitude d’Hélène et de Lucienne envers lui : à Hélène « Toi au moins, tu ne risques pas de te tuer au travail ! Demandes à ta mère si elle n’a pas été contente que je te donne 168 une éducation et que je paye tes études… ». Dans Inspecteur Lavardin, la situation était la même avant le meurtre : Raoul Mons n’était pas le père de Véronique. Il avait épousé Hélène et habitait sa demeure, pour se « rembourser » du prêt qu’il lui avait concédé avant le décès de son premier mari. Cette situation tout aussi ambiguë est d’ailleurs la clé du drame. Dans Merci pour le chocolat et La Cérémonie, les familles sont également recomposées, mais un lien d’amour les unit. La vie familiale est rythmée par de véritables cérémonies, toutes similaires et élevées au rang d’institution : les repas et les réceptions. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si l’un des films clé de Chabrol s’intitule La Cérémonie. En effet, le mot « cérémonie » renvoie au respect religieux, puisque cela désigne à la fois le faste avec lequel on célèbre un culte, et, par extension, toute forme extérieure de solennité accordée à un acte de la vie sociale. Il s’agit d’un rituel, qui est décliné de la même manière par la bourgeoisie chabrolienne quelles que soient les époques, comme si les gestes étaient inscrits dans une tradition ancestrale. Ainsi, par exemple, les images des repas sont construites de façon exactement similaire que la scène se déroule dans les années 1970 ou dans les années 2000. On mange dans la salle à manger, autour d’une table rectangulaire, avec le service en porcelaine et l’argenterie, 166 167 168 La Cérémonie, séquence 57’’45-59’’06 Merci pour le chocolat, séquence pré-générique Les noces rouges, séquence soirée TV 53 La Bourgeoisie dans le cinéma français et servis par une domestique. La forme de la table justement, permet les face à face, les confrontations, aiguise les soupçons. Il n’y a que dans La Cérémonie où la table de la salle à manger est ronde, car il n’y a pas de tension dans cette famille, l’antagonisme s’exprime vis-à-vis de « la bonne ». Qu’elle soit carrée ou rectangulaire, la table reflète une absolue symétrie, l’ordre et la propreté. L’ascétisme bourgeois est ainsi mis en valeur, tout comme l’austérité du décor participe à l’aspect négatif de la représentation des dominants. Les hommes parlent davantage que les femmes, et souvent la bouche pleine, oubliant rapidement les règles de politesse (particulièrement dans Inspecteur Lavardin et Les noces rouges). Grossièreté et dégoût La mise en scène du repas est l’occasion pour Chabrol de tourner ces bourgeois en ridicule. En effet, les bonnes manières se sont qu’un fin vernis, car dès que l’on va plus en profondeur dans l’observation du comportement bourgeois, on s’aperçoit vite qu’ils 169 sont grossiers et inspirent le dégoût. Dans Les noces rouges, la scène du repas débute par un gros plan sur l’assiette de Paul Delamare, accompagné de bruits de bouches. Il commence à parler en des termes particulièrement vulgaires, que l’on ne devrait pas entendre dans la bouche d’un homme distingué : « Le Frank est une belle salope, sous ses airs bonasses…un beau dégueulasse…une ordure pourrie, une pourriture puante… enfin bref ! ». Il y a visiblement correspondance entre ce qu’il y a dans la bouche de Paul, et ce qu’il en sort symboliquement : les mots sont à l’image de la nourriture ici : ils sont répugnants. La scène du premier repas dans Inspecteur Lavardin, avec Raoul Mons est similaire. La dernière image le montre à table, disant, la bouche pleine, et les yeux presque exorbités : « Blasphème ! ». Le personnage est écœurant et grossier sous son apparence 170 de gardien de la « morale, de la renommée de la ville », comme lui dit une visiteuse. 171 Quand la « délégation chrétienne » lui montre l’affiche de la pièce de théâtre qui doit être jouée le soir-même, un « Oh merde… ! » lui échappe. Cette image péjorative résulte de la superficialité des comportements que Chabrol met en avant dans sa représentation de la bourgeoisie. Il écrit d’ailleurs : « La bourgeoisie n’a pas de personnalité en soi : elle n’est pas la réalité de l’ « être » mais de l’ « avoir ». A toutes les époques, elle est obligée de se fabriquer des types de comportements 172 ». A la grossièreté s’ajoute le ridicule. Les attitudes précieuses, les excès de fierté ou les contradictions caricaturent le milieu de la bourgeoisie, parfois même jusqu’à la rendre pitoyable. Charles Desvallées est le mari trompé de La Femme infidèle, qui espionne sa 173 femme devant chez son amant, durant des heures, sous la pluie , sans aucune notion de dignité. Lucienne Delamare et sa fille, dans Les noces rouges, se moquent ouvertement de Paul pendant son sommeil, qui ronfle et s’agrippe à ses couvertures, comme pour garder la fermeté et l’autorité de son rang même quand il est le plus vulnérable. Enfin, Raoul Mons incarne toute l’antipathie qu’inspire cette classe sociale à Chabrol, que ce soit lorsque la domestique apporte le plat du déjeuner dans ce décor solennel et que Raoul lui dit « Posezle sur la table. Nous sommes des gens simples », ou encore, lorsqu’il pousse des cris de cochon quand Véronique le poignarde. 169 170 171 172 173 54 Les noces rouges, séquence du repas du soir, 9’’36 Inspecteur Lavardin, première séquence 2’’02 « Notre paire qui êtes aux cieux » Propos de Claude Chabrol, cité par Wilfried Alexandre dans Claude Chabrol, la traversée des apparences, éd. Le Félin, p. 49 La Femme infidèle, 38’’20 Troisième partie : Les bourgeois et leur ancrage dans la réalité B. Un grain de sable dans le mécanisme 2. Une bourgeoisie isolée dans le temps : la société n’a pas d’emprise sur elle A. Un groupe intouchable Les aléas économiques, politiques, le progrès social : tout ce qui façonne et modernise la société et ses membres n’a pas d’effet sur la bourgeoisie chabrolienne. Elle est isolée dans le temps, hors des réalités et veut paraître un modèle imperturbable. Ce groupe qui se place au-dessus de la société semble intouchable. C’est une bourgeoisie historique, de pouvoir, une communauté de notables à la 174 réputation solidement ancrée dans les alentours. Paul Delamare par exemple, est députémaire, autrement dit, une personnalité pour une petite ville de province. Sa présence en des lieux publics est vécue comme un honneur par le reste de la population, qui lui doit une reconnaissance éternelle : « Nous savons quel homme occupé vous êtes et avec quelle ardeur et quel talent vous défendez les intérêts de notre province devant le Parlement. Nous vous sommes d’autant plus reconnaissants d’être parmi nous ce soir », dit le directeur de l’école à l’occasion d’un spectacle scolaire. De même, dans Inspecteur Lavardin, quelques villageois font appel au bourgeois de la commune pour faire interdire la pièce de théâtre jugée blasphématoire, et invoquent la réputation de Raoul Mons, « garant de la bonne morale » pour qu’il fasse censurer la représentation. La bourgeoisie est isolée de la société, à tel point qu’il est impossible de repérer des éléments historiques, relatifs à l’actualité, dans les films de Chabrol. Cet isolement dans le temps, et donc symboliquement dans l’espace, a des conséquences directes sur la vie des bourgeois. C’est un monde de solitude, d’uniformité, qui n’accepte pas la différence, et cet univers ne permet ni l’éclosion d’une véritable identité, ni une quelconque ouverture sur le monde qui l’entoure. Louis Marcorelles écrit : « La misère du monde est représentée pour ce qu’elle 175 est : une erreur, un refus d’ouvrir les yeux tout grands sur le réel. ». C’est cette distance à la réalité, cette incapacité de voir l’évolution des mœurs et des sentiments et de l’accepter qui précipite la bourgeoisie vers sa chute. B. Condamnation à mort d’une classe sociale En effet, Chabrol nous donne à voir une bourgeoisie corrompue, qui court à sa perte. Tous ses membres sont condamnés à un funeste destin. Le premier d’entre eux est Raoul Mons, bourgeois catholique et conservateur, austère et pervers. Il incarne un homme en 176 contradiction « avec ses pulsions profondes », en contradiction avec son milieu et le discours qu’il tient. Il chasse les comédiens blasphémateurs de sa commune, alors que luimême mène une double vie, loin des préceptes et des valeurs morales chrétiens : trafiquant de drogue, pervers sexuel, il tente même de violer sa belle-fille. Le sort qui lui est réservé est donc sans appel : il meurt, poignardé par sa jeune victime, et personne ne le pleure. C’est le même destin qui est réservé à Paul Delamare. Ce bourgeois sans scrupule a l’apparence 174 175 176 Les noces rouges cité dans Claude Chabrol, La traversée des apparences, op. cit., p. 58 D’après Max Charnet (interprété par Jean-Luc Bideau), le gérant de la boite de nuit où se rendait Raoul 55 La Bourgeoisie dans le cinéma français d’un homme sûr de lui, qui « aime que [s]a femme l’attende à la maison » et qui « tient bien 177 la municipalité » . Quand il découvre que sa femme le trompe avec son premier adjoint et ami Pierre Maury, il décide de les faire chanter après quoi, Pierre et Hélène l’assassinent. La mort de Raoul Mons et Paul Delamare est présentée et vécue comme un soulagement, comme si la société était débarrassée de ses pires éléments. C’est d’ailleurs la bourgeoisie elle-même qui élimine ses membres ( par Pierre et Hélène, puis Véronique et Claude). Dans La Femme infidèle, la fin ouverte ne laisse planer que peu de doutes : la police arrive au domicile des Desvallées, et Charles va à leur rencontre, comme s’il se rendait. La condamnation de la bourgeoisie est tout aussi visible dans Merci pour le chocolat. Mika a tué la première femme d’André, et tente d’éliminer Guillaume et Jeanne, les enfants. 178 La société n’a pas d’emprise sur cette bourgeoisie, à tel point que la police n’apparaît à aucun moment pour inquiéter la meurtrière. Mais la musique que l’on entend tout au long du film, jouée par André ou Jeanne, au piano, est très symbolique : c’est Funérailles, de Liszt. Il y a autour de ce morceau beaucoup de mystère : Jeanne demande de l’aide à André pour 179 jouer ce titre ( elle a « plus de mal » qu’avec les autres œuvres) et André n’arrive pas à lui faire comprendre comment l’interpréter. Tous deux ne parviennent à aucun moment à le jouer en entier, et pourtant, cet air est lancinant tout au long du film, il flotte dans l’air. Ce n’est que dans les derniers instants, alors que Mika avoue à André qu’elle a tué Lisbeth et voulu faire la même chose aux enfants, que l’on entend pour la première fois Funérailles, et en entier. Le morceau est joué par André, car c’est lui seul qui connaît la vérité et peut sceller le sort de sa femme. Cette musique est annonciatrice du dénouement : à travers Mika, ce sont tous les secrets, l’hypocrisie, le mensonge, les tromperies, les passe-droits, la folie, les privilèges de ce milieu confiné, isolé, hors de la société, qui sont condamnés. L’issue du film ne laisse planer aucune ambiguïté. Enfin, les seuls contacts que la bourgeoisie a avec les autres groupes sociaux lui sont fatals. Quand Raoul Mons sort de son château, par exemple, il est assassiné. Elle entretient un rapport de destruction avec le reste de la société. Dans La Cérémonie, Chabrol présente une couche de la société aveugle et sclérosée, qui, si elle avait traversé les apparences, aurait pu échapper au drame. La mise en scène de la condamnation à mort de cette classe sociale est d’ailleurs réelle : les dominés éliment les dominants. En tuant toute la famille, même les enfants (Gilles, Mélinda et son bébé, puisque Sophie tire une seconde fois à bout portant dans le ventre de la jeune fille), c’est la reproduction d’une catégorie sociale qui est réduite à néant. Cette condamnation à mort est une critique ouverte de Chabrol envers la bourgeoisie. Le réalisateur est lui-même issu de ce milieu et pourtant, il s’est toujours évertué à le tourner en ridicule. Même s’il renie ainsi ses origines, il fait partie de ses artistes qui finissent par faire l’éloge du populaire par rejet absolu de leur propre milieu social, en l’occurrence, la bourgeoisie. C’est par cette « haine de soi » que les classes populaires sont réhabilitées. En montrant le Mal incarné par la bourgeoisie, le Bien se reflète sur les classes inférieures. De là découle que tout ce qui a trait à la classe dominante ( ses valeurs, sa culture, ses mœurs…) a moins de vertu que ce qui est relatif aux « gens du peuple ». C’est ce que disent C. Grignon 177 Les noces rouges, séquence repas du soir ( à partir du retour à la maison de Lucienne: 8’’40) 178 179 Ce n’est que par un coup de téléphone de Louise que l’on apprend l’accident matériel de Jeanne et Guillaume C’est ce qu’elle dit quand André lui demande ce qu’elle a choisi de présenter au concours de Budapest. Scène « Intrusion chez les Polonski » 56 Troisième partie : Les bourgeois et leur ancrage dans la réalité 180 et J.-C. Passeron dans Le Savant et le Populaire : au « racisme de classe » qui habite encore de vastes secteurs de la classe dominante, ils opposent le « cultural lag », c’est-àdire, la réhabilitation des classes populaires, que l’on peut aisément appliquer à Chabrol : « « Les gens du peuple valent mieux que nous » leur culture est culturellement plus riche 181 que la nôtre, à la limite, c’est la seule culture qui soit « naturellement culturelle » » . La bourgeoisie chabrolienne est donc représentée hors du temps, hors des aléas de la société, tant par l’image qu’en donne le réalisateur à travers les années, que par l’isolement temporel dans lequel elle s’enferme. La société n’a pas de prise sur elle et elle n’évolue pas en même temps que les autres groupes sociaux. Cela résonne comme une condamnation à mort de cette classe sociale, sclérosée dans des rituels immuables et dont le mot d’ordre est la préservation des apparences. La critique acerbe de Chabrol concerne la fausseté des bourgeois, qui sous leurs bonnes manières, n’ont pas de leçons à donner aux classes populaires et ne peuvent en aucun cas servir d’exemple. Lapropriété a fondé cette classe, elle seule la maintient. Nous allons maintenant voir comment Claude Sautet envisage le rapport entre les bourgeois et la société moderne, qui évolue à toute vitesse. II/ Chez Sautet, une bourgeoisie ancrée dans la réalité Sautet est totalement engagé dans les réalités affectives, économiques et sociales de son temps : il exprime ce qu’il observe autour de lui. Il représente donc une bourgeoisie au contact de la société, une bourgeoisie qui, parce qu’elle fréquente d’autres groupes sociaux, parce qu’elle est ouverte sur les problèmes de ses semblables, souffre avec eux. Ses personnages sont empêtrés dans les vicissitudes quotidiennes. L’environnement explique les comportements des bourgeois, et les soucis, les frustrations de la société, se lisent dans leurs attitudes. Les bourgeois de Sautet sont inscrits dans la réalité : celle des années 1970 et 1980, cette France en transition qui amortit lentement les conséquences de mai 1968 et qui, sous des apparences de calme cache la torpeur et la morosité. 1. Les bourgeois souffrent avec la société La classe bourgeoise que peint Sautet est celle des années 1970, la France de la Vème République sous Georges Pompidou (1969-1974) et Valéry Giscard-d’Estaing (1974-1981) 182 . Jean-Pierre Jeancolas pense que « les années Pompidou (et probablement celles de Giscard) ont été un temps mou, dans lequel se sont amorties lentement les ondes de 180 terme employé dans Le Savant et le Populaire, GRIGNON, C., PASSERON, J.-C., éditions du Seuil, p. 32. Il doit être entendu comme « la certitude propre à une classe de monopoliser la définition culturelle de l’être humain et donc des hommes qui méritent d’être pleinement reconnus comme tels » 181 182 idem Les choses de la vie date de 1969, Vincent, François, Paul...et les autres de 1974 et Mado, de 1976 57 La Bourgeoisie dans le cinéma français choc de mai 68 (…) ; ce furent les années où affluèrent les premiers signes visibles d’un 183 bouleversement des mœurs que le volontarisme gaullien avait masqué ». A. Chômage, récession, insatisfactions personnelles permanentes malgré un environnement favorisé Crise économique Les bourgeois de Sautet font face à différentes crises : personnelles, professionnelles, sociales. Aucun d’eux n’est épargné par la société et ils sont tous victimes des vicissitudes de la vie, au même titre que les autres groupes sociaux. Ils ont tous connu les Trente Glorieuses et ont profité allègrement des fruits de la croissance. En effet, les personnages de Sautet sont des contemporains de l’avènement de l’Etat-providence français, qui s’est édifié durant la période de forte croissance économique de l’après guerre (1950-1975). Cette période, outre par une croissance régulière du pouvoir d’achat et l’accès à la société de consommation (voiture, réfrigérateur, télévision…), se caractérise aussi par une sorte de garantie de l’emploi. Non seulement le chômage demeure à un niveau très faible 184 (1,7% en 1968 ), mais la France souffre en permanence d’une pénurie de main-d’œuvre. L’économie et le social sont en phase. La demande de force de travail et la croissance rapide de la productivité offrent un emploi à temps complet à tous. Même les ouvriers peu qualifiés peuvent facilement trouver des emplois bien rémunérés dans la construction ou 185 sur les chaînes d’assemblage des entreprises « fordistes ». C’est la situation décrite dans Les choses de la vie. Les personnages sont l’archétype de cette France optimiste et qui va bien, qui n’a pas de problème d’argent, saisit les opportunités qui se présentent, et qui entreprend. Pierre a tout pour être heureux : un métier enrichissant et épanouissant, une vie sentimentale heureuse et un avenir prometteur. L’esthétique générale du film traduit cet état d’esprit. C’est un film très lumineux (de très nombreuses scènes sont tournées en extérieurs, pendant l’été), coloré (toutes les robes d’Hélène par exemple, ont des couleurs très vives et gaies) et qui, malgré le dénouement tragique, garde une tonalité plutôt positive (le ton des images n’a par exemple rien à voir avec Mado, film très sombre, souvent tourné en intérieurs, durant des soirées d’automne, voire même la nuit). Ce film témoigne de cette France bourgeoise qui ne connaît pas la difficulté. L’entrée dans la crise économique ne remet pas foncièrement en cause toutes les avancées sociales et les progrès réalisés dans la vie quotidienne. Le contexte économique est pourtant bouleversé. A partir du milieu des années 1970, la croissance industrielle qui avait été le moteur des pays riches comme la France devient négative. Elle se traduit par des pertes massives d’emplois, notamment dans le secteur industriel des petites et moyennes entreprises. L’impasse économique et ses conséquences sociales sont clairement montrées dans Mado et Vincent, François, Paul...et les autres. Vincent, patron d’une entreprise de mécanique générale, fait partie de ces victimes de la crise, malgré une position sociale jusque là bien installée. Son statut de bourgeois aisé, acquis par des années de travail acharné est sérieusement ébranlé par la déroute financière que déclenche l’annulation d’une commande et l’impossibilité du report pour quelques jours d’une traite qu’il doit payer à Beccaru. Son métier, son entreprise, ses 183 JEANCOLAS, J.-P., Le cinéma des Français-La Vème République 1958-1978), éd. Stock, 1979, p.288 184 185 58 chiffres issus de BIHR, Alain, La société française et ses fractures, in Cahiers français n°314, p.7 à ce propos, voir Cahiers français n°314, idem Troisième partie : Les bourgeois et leur ancrage dans la réalité rapports avec les ouvriers correspondent aux données réelles des petites et moyennes industries de la France des années 1970. Le nombre d’ateliers de mécanique générale est 186 confirmé par les études de cette époque. Dans un texte de La Documentation Française , on peut lire que « l’industrie française est sans doute encore trop caractérisée par de petites entreprises héritées de la France préindustrielle, particulièrement nombreuses dans le textile et la confection, le cuir, l’ameublement, la mécanique, etc. Celles-ci ont été soumises à de grandes vagues de restructuration depuis trente ans, mais elles subsistent encore en trop grand nombre… ». Les petites et moyennes entreprises dans le secteur de la mécanique générale étaient en nette progression, passant de 3120 en 1966 à 3310 en 1970 187 (+5,9%) . La faillite de Vincent est un phénomène courant dans le secteur des P.M.E. 188 car comme le souligne Gérard Adam , la vitalité des petites entreprises « est acquise au prix d’une très grande mortalité (…) bien connue dans le commerce et les métiers ». De chef d’entreprise, Vincent « tombe » à une fonction d’employé au service commercial, chez Armand, son ex-associé. Entre 1974 et 1988, la désindustrialisation fait perdre 1,4 million d’emplois industriels, ramenant les effectifs globaux de l’industrie au niveau du début des années 1950. Quand Vincent annonce la vente de l’entreprise à ses employés, il leur dit : « Pour vous, normalement, ça ne devrait pas changer » ; mais il pèche par naïveté : ses ouvriers vont fatalement avoir des problèmes. Vincent, François, Paul...et les autres illustre la désillusion et l’échec auxquels les bourgeois peuvent être confrontés. Au-delà des difficultés professionnelles et économiques à venir, Vincent est toujours entre deux coups de cœur, entre deux « coups de gueule», 189 190 et pour lui, tout s’écroule puisqu’il perd à la fois son métier, ses amours , et sa santé . Paul, lui, avait une vocation d’écrivain et travaille paresseusement à un livre qu’il ne parvient pas à achever. Échec également pour François, dont les succès de médecin mondain sont en contradiction avec ses rêves d’étudiants ; François est jugé, méprisé, trompé par sa femme…La possibilité d’un redressement est parfois envisagée mais les conditions ne sont jamais réunies. Il est vrai que Vincent s’est remis au travail chez Armand, mais malgré l’illusion d’un redémarrage professionnel dans un emploi plus subalterne et l’espoir d’un retour (en fait peu probable) de Catherine, il se retrouve seul face à un avenir de moins en moins reluisant, surtout après la décision de Jean de partir pour six mois à Bordeaux. La gaieté qu’il manifeste à la fin du film est celle d’un homme délivré de ses responsabilités. Le personnage de Simon dans Mado est aussi un bourgeois touché par l’échec : même s’il s’en sort financièrement, et qu’il peut retrouver Hélène, Mado le quitte (elle ne semble pas faite pour lui) et il est rongé par l’insatisfaction. La ville et ses frustrations En effet, malgré la qualité de vie des bourgeois, leur environnement et les effets néfastes de la société sont une source permanente de tensions, de stress et de frustrations. Les modalités de la vie urbaine des années 1970 semblent nuire à l’épanouissement de la bourgeoisie selon Sautet. Dans Les choses de la vie, le réalisateur formule un réquisitoire contre la vie dans les grandes villes, responsable en partie de la mort de Pierre : « S’il meurt 186 187 STOFFAES, Christian in Français qui êtes-vous? Des essais et des chiffres, p.170 voir à ce propos Les Français 1945-1975- Chronologie et structures d’une société, par Gérard VINCENT, p.331, ed. Masson, 1977 188 189 190 Français qui êtes-vous? Des essais et des chiffres, ibid., p.184 Marie le quitte et Catherine demande le divorce et part à l’étranger. Il fait une alerte cardiaque. 59 La Bourgeoisie dans le cinéma français et s’il a eu un accident, ce sont les conditions dans lesquelles il vit dans la société, l’état de la vie urbaine, qui provoquent à un certain âge une espèce d’agression sur sa sensibilité ; cela fait qu’il ne voit aucune issue possible, même avec les êtres qu’il aime. Eux aussi l’agressent 191 sourdement et rendent sa sensibilité trop fragile » . Les contraintes et les pressions génératrices de déprimes apparaissent quand cesse le travail et commence le temps du repos et des loisirs. Les jours de congé offrent des occasions d’examens de conscience, de bilans négatifs. Les personnages cherchent à diluer leurs angoissent en organisant des rencontres collectives. Or c’est durant ces moments de détente, de relâche, d’euphorie, que surgissent les ennuis. Parfois, le spectacle de l’allégresse générale ne réconforte pas l’individu, bien au contraire, il lui fait mesurer toute l’intensité de son isolement. C’est par exemple lors du premier week-end chez Paul que Vincent reçoit le coup de téléphone de Catherine lui annonçant sa volonté de divorcer rapidement ; c’est après le match de boxe de Jean que Vincent remarque, malgré l’exaltation ambiante, la solitude de François. Dans Mado, c’est pendant le déroulement de la fête de l’auberge, dans la salle en liesse et enfumée qu’apparaissent la déception, la mélancolie et la détresse de Simon. Cette société en transition, entre un passé sécurisant, fait d’abondances, et un présent incertain et troublant, se reflète chez Pierre, dans Les choses de la vie. En effet, il est tiraillé entre sa vie heureuse, passée avec sa femme (Catherine), mais insuffisante et monotone, et un présent engageant son avenir et le coupant d’une partie de sa vie. Tout cela est à l’origine de son angoisse et de sa fuite, car il n’est pas en état de supporter des affrontements et des scènes avec Hélène. Cet échec social est corrélé avec sa vie professionnelle, selon Sautet : « Ce qui a déclenché la déconfiture de ses rapports avec Hélène, c’est l’insatisfaction et l’échec professionnel. Il est probable que s’il avait une réussite professionnelle, son écartèlement entre deux femmes n’aurait pas existé 192 ». La bourgeoisie de Sautet est donc touchée de plein fouet par les évolutions de la société, faites de crise économique, d’insatisfactions personnelles et de frustrations, alors que la classe dominante semble tout avoir pour être heureuse. Sa situation pourrait cependant être pire. B. « Allez, on s’en sortira ! » inégalités et conflits de génération Cette phrase de Pierre dans Mado témoigne des difficultés généralisées dont souffrent les plus faibles dans la société. En effet, les méfaits de la situation économique touchent davantage les petits. Les « grands » s’en sortent toujours. Les victimes, comme l’attestent les chiffres, sont les jeunes. En 1974, les statistiques dénombrent 689 200 demandes d’emplois non satisfaites, soit une augmentation de 51% en un an, due en partie à la crise pétrolière. L’année suivante, la crise persiste, le nombre de chômeurs dépasse le million. C’est l’année de sortie de Vincent, François, Paul...et les autres. En 1977, le total des chômeurs est de 1 200 000. Les groupes les plus touchés sont les moins de vingt-cinq ans, 193 les femmes et les ouvriers, les taux devenant catastrophiques pour les jeunes ouvrières . Ce constat alarmant sous-tend la dramaturgie de Mado. Dès les premières minutes du film, Simon apprend que son associé et ami Julien a perdu, en spéculant, l’argent consacré aux travaux du chantier. Mais Simon et Lépidon, ceux qui ont du pouvoir, et des capitaux, n’ont 191 192 193 60 Interview donnée dans Positif, n°115, in Le cinéma de Claude Sautet, op. cit., p.75 Le cinéma de Claude Sautet, op. cit., p.42 Chiffres issus de Français qui êtes-vous? Des essais et des chiffres, op. cit., p. 184 Troisième partie : Les bourgeois et leur ancrage dans la réalité qu’à répercuter le taux de la hausse des prix du terrain sur les coûts des terrains : ils ont toujours la possibilité de s’en tirer. Mais les vraies victimes sont ailleurs, juste à côté. Des enquêtes menées en 1968-1970 montrent que les jeunes sont quasiment exclus des secteurs industriels à emplois qualifiés, où on peut faire carrière, en particulier dans les 194 grandes entreprises . Mado et Catherine sont obligées de travailler à mi-temps à la suite d’une compression de personnel. Elles se « débrouillent » pour arrondir les fins de mois. C’est pour cela que Mado se prostitue. Elle n’est pas très contente de son sort, mais elle s’en sort comme elle peut, négociant des rapports de dignité dans des situations socialement condamnables. Simon est un spectateur face à cette jeunesse qui avance en tâtonnant, au contact de Mado. Alex cherche une ferme à la campagne « au lieu de se trimbaler d’usine en usine, à se faire embaucher, débaucher, réembaucher…puis, pour finir, pointer au chômage 195 comme des cons », dit-il à Pierre. En effet, au milieu des années 1970, les secteurs les plus exposés à la concurrence internationale, comme les charbonnages, la sidérurgie, les chantiers navals et le textile, connaissent une crise sans précédent. Les cohortes les plus récentes de salariés sont confrontées à la dégradation du marché du travail. Le chômage a 196 augmenté, le temps partiel également et les formes atypiques d’emploi se développent . Quand ils arrivent à Paris, Pierre et Alex viennent tout droit de Nantes et des chantiers 197 navals, après cinq mois de chômage . Joseph Korkmaz écrit que « les jeunes, que la remise en ordre après mai 68 a rendu perplexes, semblent aussi désabusés que leurs aînés 198 ». Rien, pas même les études, n’ouvre automatiquement les portes du travail. A Vincent qui lui demande ce qu’il va faire après les examens, Pierre, le fils de Paul, répond : « là, pour vivre, je travaille dans une boite, mais je ne fais rien…Ca peut pas durer, c’est pas 199 possible, ça va sauter quelque part ! » . Dans Mado, Pierre n’est engagé par Simon que temporairement, en remplacement du comptable qui se fait opérer. Il a certainement plus de diplômes qu’Alex, Mado ou Francis. Alex, comble de la dérision, finit par trouver un emploi de laveur de voitures, et n’est embauché qu’à l’essai seulement. L’intérim et le travail précaire ont pris une place considérable sur le marché du travail. Selon Gérard Vincent, le nombre d’entreprises de travail temporaire est estimé à 66 en 1968. Il s’élevait à 1020 en 200 1974 et à 1423 en 1977 . Les emplois précaires étaient alors perçus comme transitoires. Les nouvelles générations n’ont pas connu la félicité des périodes d’euphorie et de suffisance économique de l’après-guerre, comme leurs parents, d’où leur frustration. Les jeunes n’ont pas les moyens d’imposer leurs valeurs, ils ne sont que les victimes de plus forts qu’eux. Dans Mado, face à Simon qui se débat avec les millions, Pierre est un observateur distant, économe en mots, évitant tout jugement péjoratif du monde des affaires, et toute critique du comportement vénal de Mado. Il est coincé dans cette attitude de témoin, il traîne un certain défaitisme et garde une distance mélancolique à l’égard des problèmes qui l’entourent. 194 195 196 197 198 199 200 Selon Gérard Vindt, La société française, in Alternatives économiques, n°69, p. 13 Mado, 2’’00 voir La société française et ses fractures, in Les Cahiers français n°314, op. cit., p.8 Mado, 3’’00 Le cinéma de Sautet, op. cit., p.52 Vincent, François, Paul...et les autres, scène « du gigot » Les Français 1945-1975- Chronologie et structures d’une société, op. cit., p.55 61 La Bourgeoisie dans le cinéma français Le brassage social et générationnel fait que les bourgeois sont au contact des victimes de la crise économique mais s’en sortent mieux que les autres, bien que leurs enfants ne soient pas non plus épargnés. Mais, l’échec et la vulnérabilité poussent les bourgeois à trouver des refuges ou des expédients artificiels à leurs problèmes. C. La femme-refuge et l’alcool La femme est un témoin de l’écroulement de la forteresse virile. Elle est prête à partager la peine de son compagnon mais n’est pas disposée à s’enfoncer dans la culpabilité et le remords. Hélène, par exemple, dans Les choses de la vie, n’a pas de vie sans Pierre. En revanche, dans bien des cas, la faillite personnelle de l’individu provient d’une crise de couple. Dans Vincent, François, Paul...et les autres, François ne comprend pas pourquoi sa femme le quitte. Vincent et lui ont une attitude inconséquente avec leurs compagnes. Ils sont surpris à chaque fois qu’elles ont un comportement indépendant. Ils ne devraient cependant pas l’être puisqu’ils sont responsables de ce comportement. François ne voit pas, dans l’infidélité de son épouse, sa part de responsabilité personnelle. Il n’est préoccupé que par l’atteinte à sa dignité, à son « standing » bourgeois. Le réquisitoire de Lucie ne se complique pas de fioritures : « Ils (les autres hommes) ont quelque chose que n’a plus François…ils sont vivants…Toi, tu m’entretiens, mais tu ne me fais pas vivre. Tu ne sais plus, parce que tu nous méprises (…) tout…tes enfants, tes amis, ta femme. Même ton métier. Tu n’es plus qu’une machine à sous. Tu n’as plus de sang, tu n’as plus d’air. 201 Alors, je respire ailleurs…voilà ! » . Elle est écœurée par l’égoïsme, l’avarice et le mutisme de son conjoint. Elle se révolte contre sa situation de ménagère comblée de biens matériels, de mère au foyer, de bourgeoise sans soucis. L’arrivisme social dans lequel s’est engouffré François est montré comme un échec. Tout comme l’arrivisme des autres bourgeois d’ailleurs. Les personnages réagissent, violemment parfois, pour se défendre des agressions d’autrui. Vincent coule parce que Beccaru veut s’emparer de son entreprise. Simon, dans Mado, vend ses meubles pour tenir tête à Lépidon. Ainsi, la prétention bourgeoise au gain de pouvoir se mue en agressivité, en tension permanente. Dans cette vulnérabilité, les hommes cherchent à s’accrocher à leurs épouses, autrefois source de stabilité et gardienne de l’image et des codes de sociabilité de leur famille auprès des autres. Ainsi, malgré son 202 infidélité, François reste attaché à Lucie , Vincent est toujours amoureux de Catherine, malgré sa relation avec Marie. Il va d’ailleurs voir sa femme quand il atteint l’apogée de la débâcle : il a rompu avec Marie et son entreprise s’effondre. Dans Mado, Simon se rend auprès d’Hélène dans des circonstances similaires : il a tout vendu pour résister à Lépidon et sa relation avec Mado ne le satisfait plus. Lorsque la « femme-refuge » fait défaut, les bourgeois de Sautet diluent leurs chagrins dans des substituts : l’alcool (Vincent, quand il va voir Catherine, a bu), ou le tabac (Pierre, dans Les choses de la vie, fume sans arrêt, tout comme François ou Vincent, à qui on conseille d’arrêter tout excès après son alerte cardiaque, dans Vincent, François, Paul...et les autres). Chez C. Sautet, la société a donc une pleine emprise sur les classes dominantes, dont le quotidien est fait de frustrations personnelles, d’échecs professionnels ou de déceptions. Ce contact avec la réalité, avec le monde contemporain dans lequel elles vivent ne se fait 201 202 62 Vincent, François, Paul...et les autres, séquence retour de chez Clovis 36’’35 Vincent, François, Paul...et les autres Troisième partie : Les bourgeois et leur ancrage dans la réalité pas à sens unique. En effet, si la société a prise sur les bourgeois, les bourgeois, eux, ont de l’ emprise sur la société. 2. Emprise des bourgeois sur la société A. Acteurs du paysage urbain Les bourgeois de Sautet exercent des professions en contact avec des capitaux économiques importants, synonymes de pouvoir. C’est à travers ce pouvoir symbolique et concret à la fois que les classes dominantes peuvent modeler la société, dans le sens où ils participent à la construction cette France moderne, celle qui naît dans les années 1970, qui tourne la page de l’après-guerre et profite de la croissance. Ils font partie de ceux qui donnent une nouvelle impulsion aux villes, car ils ont les moyens de les façonner. En effet, qu’ils soient promoteurs immobiliers, ou chefs d’entreprises, ils ont de l’emprise sur l’évolution de la société, car ils décident du paysage urbain à venir et sont les témoins privilégiés des enjeux à venir. Les conséquences de cette entrée dans la modernité se feront sentir dans chaque geste du quotidien. Ainsi, Simon dans Mado, est un promoteur immobilier engagé dans de nombreuses affaires, en tant qu’actionnaire principal ou associé. On le voit sur le chantier d’un immeuble en périphérie parisienne, au milieu de constructions modernes aux formes originales et 203 en rupture avec les bâtiments traditionnels . Le projet dans lequel il est engagé avec son ami Julien (qui se suicide, acculé par les dettes) est novateur. Il explique lui-même à 204 Pierre que c’est un projet intelligent, « une cité-jardin, un truc bien foutu ». En effet, la croissance urbaine, l’augmentation du nombre de travailleurs (ouvriers, employés…) et de leur pouvoir d’achat durant les Trente Glorieuses impliquent la construction de nouveaux 205 ensembles pour loger la population . Mais les promoteurs de Mado, et Simon en particulier, ne veulent pas « des petites merdes comme on en voit partout », comme lui dit Francis, 206 alors que le groupe d’amis visite le Val de Maintrey . Il est vrai que Simon a acheté un immense terrain à la campagne sur lequel il va construire des lotissements, transformer cet espace rural, paisible (les oiseaux chantent et on entend le clocher du village à côté), en une banlieue parisienne au bord de l’autoroute. Il fait partie de ceux qui donnent l’impulsion au 207 processus de rurbanisation . Comme l’explique Gérard Vincent, « la croissance urbaine ne se développe plus seulement selon le processus classique de la tache d’huile, mais procédant de façon diffuse, elle dissémine sur de vastes espaces un très grand nombre de constructions ponctuelles. Il en résulte une telle augmentation du prix des terrains qu’il n’est pas rare que ce prix soit supérieur à celui de la construction. Alors que Le Corbusier et l’urbanisme futuriste avaient condamné sans phrase la maison individuelle tenue pour petite-bourgeoise, médiocre et réactionnaire, depuis le début de la Vème République, la 203 204 205 Mado, 18’’34 idem, 17’’49 Entre 1950 et 1968, la croissance des Trente Glorieuses se traduisait par une hausse du niveau de vie moyen de 4 à 5% par an. Chiffres issus de La société française et ses fractures, in Les Cahiers français n°314, p.55 206 207 Mado, séquence « Val de Maintrey » La rurbanisation est le développement des espaces ruraux situés à la périphérie des grandes villes et dont ils deviennent les banlieues 63 La Bourgeoisie dans le cinéma français 208 construction de maisons individuelles ne cesse de croître ». De nouvelles villes vont 209 ainsi apparaître, ainsi que de nombreuses infrastructures , au coût social élevé, mais génératrices d’emplois et de richesses. En 1980, à l’heure où Gérard Vincent écrit, la course effrénée à la construction est lancée et il a été calculé que « si l’on veut construire dans la région parisienne 25 000 maisons individuelles par an, il faudra libérer dans les dix ans à venir 20 000 hectares, soit trois fois la surface de Paris », et de se demander si « le lobby puissant des constructeurs de maisons individuelles parviendra à obtenir des dérogations des pouvoirs publics qui prévoient, dans leurs schémas d’urbanisme, de garder 210 des réservoirs de verdure ». Les promoteurs crapuleux de Mado répondent à ces questions puisque Lépidon et Barachet ont recours à de faux permis de construire, pour classer les trente cinq hectares du terrain agricole en zone résidentielle. Le paysage serein de la campagne n’est immaculé que pour quelque temps encore. Mais il inspire à « Papa » une autre vision de la vie : « J’en suis même à me demander si ma vie toute entière n’a pas été une sorte d’erreur… 211 ». L’architecte des Choses de la vie, Pierre, partage la même vision des choses que Simon. Il défend une conception qui prend en compte la vie des habitants et leur confort, bien avant les logiques de profits. Ainsi, il s’énerve violemment contre le promoteur chargé de l’inspection de l’avancée des travaux, et défend son travail comme ses idées : Pierre – Les garages sont sous-terrain. En effet, dessus, il y a de l’herbe. Promoteur – J’aime beaucoup l’herbe mais vous savez très bien qu’on peut gagner une trentaine de boxes en surface sans que pour cela, vos immeubles s’effondrent. D’ailleurs, la publicité est déjà partie : les immeubles Sud et Sud-Est sont livrés avec boxes. Ce qui permet de les changer de catégorie. Pierre – Ca ne me paraît pas possible ! Promoteur – Vous voulez rire ? C’est décidé ! (…) Par la société, par tout le monde ! Pierre – Pas par moi ! Moi, j’vous dis que les gens qui regarderont par la fenêtre verront des jardins et pas des parkings ! (…) Tant que je serais là, si je vois une cage à lapins sur la pelouse, j’ la fous par terre ! C’est vous qui habiterez ici ? Non ! Bon ! Moi, j’vais aller chez vous et j’vais faire passer le tout-à-l’égout sous vos fenêtres, on verra votre gueule… ! Si vous faites passer la pub et les plans après, ça vous regarde. J’m’en fous ! » ∙ 212 La qualité de la vie des futurs habitants est en jeu, et on ne sait pas si Pierre perd le contrôle de son projet. Il est en tout cas acteur des modifications spatiales de la ville. Par sa profession, sa renommée, son talent, il a, tout comme Simon, de l’emprise sur la société. Ils ont le pouvoir de façonner le paysage urbain et de décider des conditions de vie de ses habitants futurs. B. Une emprise limitée ? 208 209 Les Français 1976-1979. Chronologie d’une société, op.cit., p.159 Routes, autoroutes, réseaux d’électricité, d’eau, ramassage scolaire, distribution du courrier...La construction d’un si grand lotissement engendre une multitude d’infrastructures. 210 211 212 64 idem Mado, séquence « Val de Maintrey » Les choses de la vie, séquence sur le chantier, 13’’23 Troisième partie : Les bourgeois et leur ancrage dans la réalité Même s’il est vrai que les bourgeois des films de Sautet exercent des fonctions de pouvoir, même symbolique, ils sont confrontés à des logiques financières bien plus fortes que les leurs. Ce sont de plus gros industriels ou de plus grands promoteurs, qui ont encore plus de pouvoir que les bourgeois, et proposent une autre perspective à la société. C’est notamment le cas dans Vincent, François, Paul...et les autres, lorsque Vincent doit vendre son entreprise. Il cherche un repreneur, et il envisage de céder son usine à l’industriel à qui il doit de l’argent, Beccarut. Celui-ci est présenté de manière très péjorative, comme un « requin », sans scrupule, qui met en faillite une entreprise dans laquelle le travail 213 est encore humanisé . Il représente la grande industrie, dans laquelle on ne fait pas de cadeau, où on ne parle pas aux employés et où le travail n’est envisagé que comme une valeur marchande, et non dans sa dimension humaine. Ainsi, lorsque Beccarut vient visiter l’entreprise de mécanique générale de Vincent, il n’a pas le contact humain, chaleureux de Vincent. Il arrive dans une voiture de luxe (une Rolls’Royce) escorté d’un chauffeur et d’un assistant qui lui ouvre la porte, il porte un manteau de fourrure et n’échange pas un mot 214 avec le personnel . On ne le voit pas étudier les comptes ou le passif de l’entreprise, il ne fait qu’un rapide état des lieux, plein de mépris. Ce nouveau visage de l’industrie moderne est une réalité face à laquelle les petits patrons n’ont aucune chance de résister. Pourtant, Vincent préfère vendre son entreprise à Farina, qui représente encore le monde du travail et les relations sociales comme Vincent les envisage. Farina est « un homme bien », comme le qualifie Vincent, qui lui ressemble d’ailleurs, par sa bonhomie, son accent du Sud ( à l’opposé du ton précieux et pincé qu’emploie Beccarut, et qui symbolise la ville et l’anonymat), son honnêteté, mais aussi par les valeurs qu’il défend et sa conscience de l’effort et du travail. L’image des promoteurs immobiliers sans scrupule est la même, que ce soit Lépidon, dans Mado, ou Wilkinsen dans Les choses de la vie, dont on ne voit même pas le visage, et dont on ne fait qu’en entendre parler, mais qui représente l’internationalisation du marché, et 215 la dilution des rapports humains . Les valeurs défendues par les bourgeois de Sautet sont essentielles pour comprendre la manière dont ils appréhendent le monde et leur place dans la société. Ils sont au contact de cette société en évolution, et essaient de s’y positionner, en façonnant comme ils peuvent le paysage urbain et industriel qui naît sous leurs yeux. C’est sûrement un des derniers moyens qu’ils ont trouvé pour imprimer leur point de vue sur le monde, pour que les valeurs qu’ils défendent survivent à la modernité. 3. Une adaptation indispensable de la bourgeoisie à la modernité Une des caractéristiques de la bourgeoisie selon Sautet, nous l’avons vu, c’est qu’elle fait « corps-à-corps » avec son époque. Le mode de vie, le confort, l’aisance, mais aussi les principes et les valeurs du milieu bourgeois entrent parfois en contradiction avec l’évolution de la société, avec la modernité et ses corollaires et ses membres doivent nécessairement s’adapter. A. Un bouleversement de certaines valeurs Les membres de la classe dominante traversent tous à la fois une crise d’identité personnelle, qui les éloigne de leurs rêves de jeunesse et les oblige à démissionner de leurs 213 214 215 Notamment à travers les relations qu’entretien Vincent avec ses salariés. Vincent, François, Paul...et les autres, séquence « visite de Beccarut », 1’15’’30 Wilkinsen est le nom du promoteur qui a décidé que les boxes seraient mis en surface afin d’en construire davantage et de rehausser le standing de l’immeuble en construction. Son nom est prononcé dans la séquence « sur le chantier », 13’’38 65 La Bourgeoisie dans le cinéma français idéaux et une crise plus générale relative à leur statut de bourgeois, les obligeant à remettre en cause leur intégrité. Le cas de François, dans Vincent, François, Paul...et les autres est exemplaire. Sa réussite l’a confiné dans un carriérisme stérilisant, qui le coupe de son passé de militant de gauche et de ses ambitions. L’argent, les mondanités l’ont éloigné de ses amis. C’est pour cela que les désaccords naissent au sein du groupe. Chacun est déçu par l’autre. L’échange entre Paul et François, lors du déjeuner à la campagne, est significatif du fossé qui s’est creusé au sein du groupe. Lorsqu’ils parlent du manque de logements à Paris, et de l’expulsion des pauvres vers l’extérieur de la ville, le médecin trouve cela normal et n’est pas révolté outre mesure : François – C’est l’évolution urbaine, c’est inévitable… Faut savoir s’adapter ! Pierre (le fils de Paul) – S’adapter…T’es très marrant toi ! faut avoir les moyens de s’adapter ! Paul – C’est François qui a raison… ceux qui n’ont pas d’argent n’ont qu’à s’adapter… ou pour en avoir, ou pour s’en passer…Mais pas pour emmerder les autres, qu’est-ce que ça veut dire…? S’adapter, ça veut dire quoi ? ça veut dire : vivre avec son temps, bouger avec la société…Comme François. Naturellement, une seule devise : « pour changer de vie, changer la vie ! » hum… Ah autrefois, c’était autre chose ! Fallait pas rire avec le progrès social, sinon y’s’fachait ! Seulement, c’était la grande époque des dispensaires ! « Créons et multiplions les dispensaires de banlieues ! Nous devons soigner les pauvres gratuitement… Lucie, qui le coupe – …La science n’est pas à vendre… ! Paul – Nous sommes au service du monde...etc, etc… ». Voilà ce qu’on entendait à Maisons-Alfort dans les années 1950. Et puis alors, j’sais pas c’qui s’est passé, pfff, tout à coup, coup de baguette : plus de dispensaire dis donc ! Et à la place, une clinique toute blanche, à l’Etoile. « Nous sommes au service du monde, mais… du beau monde ! » 216 . Cette scène centrale est emblématique du film. Elle symbolise toute la nostalgie d’une classe sociale impuissante face à l’évolution de la société, et qui oblige ses membres, ici François, à s’adapter jusqu’à trahir ce en quoi ils croient. C’est le temps qui passe, la réalité qui a rejoint François. La société ne lui laisse pas le choix. Il s’enferme dans l’égoïsme, transgresse aussi l’amitié de ses compagnons, cette amitié dont Zeldin dit qu’elle « apparaît 217 comme un désir de sécurité nouvelle, mais aussi de dépassement de soi » ; elle est une valeur capitale, et sa trangression est culpabilisante. En effet, lorsque Vincent a besoin d’argent, et qu’il vient en parler à François, chez Clovis, celui-ci se défile, sans même lui demander de quelle somme il s’agit. Il le laisse face à ses problèmes, seul. Cette attitude répugne d’ailleurs Lucie, qui ne le reconnaît plus et le quitte un peu plus tard. « C’est tellement grotesque…et j’le sais tellement… », résume-t-il sa situation à Paul, après leur dispute autour du gigot. L’adaptation difficile et douloureuse des bourgeois à l’évolution de la société se traduit également par la trahison de leur intégrité, par l’obligation de se « salir les mains » pour obtenir quelque chose. Dans Mado, le monde de l’immobilier est vicié à la base et Simon est amené à abandonner son légalisme et son rigorisme pour venir à bout de son adversaire Lépidon. Il n’a pas d’autre solution que d’utiliser les mêmes moyens que ceux contre qui il lutte, le chantage et la corruption, et perd ainsi de sa crédibilité auprès des siens : Mado le critique, et Francis dit à Girbal : « N’empêche que Simon, pour s’en tirer, il a dû employer 216 217 66 Vincent, François, Paul...et les autres, séquence du gigot, 1’01’’00 Histoire des passions françaises, Tome 3, Goût et corruption, éditions du Seuil, 1978, p.347 Troisième partie : Les bourgeois et leur ancrage dans la réalité 218 exactement les mêmes moyens que Lépidon,… des moyens crapuleux » . La morosité et la culpabilité de Simon se manifestent alors jusqu’à la fin du film. Il ne partage pas l’enthousiasme du groupe pour le Val de Maintrey, parce qu’il n’est finalement concerné que de loin : il a acheté le terrain pour le revendre plus cher. Il a été obligé de se comporter comme un bandit, car ce sont désormais les règles de la société. Pour s’en sortir, il faut soit des appuis politiques, soit passer par des pratiques illégales. Manecca lui dit d’ailleurs qu’ils sont complémentaires, quand Simon lui remet l’argent. Le chantage et la corruption semblent inévitables pour lui, le bourgeois cultivé et farouchement honnête qui par principe, veut honorer la dette contractée par son ami et associé Julien et qui l’a poussé au suicide. C’est toute une réflexion sur l’activité économique qui est en jeu : après le boom économique, Simon et ses associés entrent dans une période moins faste qui exigerait de leur part un peu de réflexion. Mais les habitudes sont prises. La concurrence attaque plus perfidement sans ménager les adversaires. Il faut riposter, ne pas craindre de se salir. A la réflexion ils pourraient comprendre que leur activité commerciale débouche sur le mensonge, l’insatisfaction refoulée, et le néant. Les valeurs apparemment universelles que la bourgeoisie défend sont amenées à évoluer quand la société l’exige. B. Une adaptation à la société de consommation Les bourgeois de Sautet sont inscrits dans leur époque, mais celle-ci leur échappe car elle va trop vite pour eux. La société de consommation, et l’accumulation des objets est génératrice d’abondance jusqu’à l’engorgement. Grisé par la vitesse qu’il ne contrôle 219 plus, Pierre est tué dans sa fuite vers Rennes. J. Korkmaz écrit : « Dans Les choses de la vie, l’objet-voiture s’imposait de l’extérieur comme fétiche de la société de consommation, symptôme du monde urbain, mais produit de l’aliénation. Pierre est victime d’un gadget de notre modernité (…). L’homme n’arrive plus à concrétiser les progrès des techniques récentes qui déferlent suivant une accélération telle que la remise en cause 220 des connaissances est perpétuelle, et à la longue, épuisante ». Les certitudes les plus tenaces, consolidées par les siècles d’érudition accumulée dans le capital familial, sont ébranlées avec une facilité désarmante. Tout ce que les bourgeois ont appris et qui constitue un refuge, une part de leur identité (puisque tout ce en quoi ils croient est un héritage), est mis à mal par la modernité et la vitesse à laquelle elle bouleverse la société. La nouvelle génération est sensible à l’avènement de la mécanique et ses rapports avec l’objet n’ont pas le caractère d’un défi, d’un narcissisme quelconque ou d’un refuge apaisant. Les jeunes s’accommodent aux objets puisque ceux-ci existent, et ils cherchent à en tirer profit. Ils sont davantage aliénés au monde des objets car ils n’ont pas, comme leurs aînés, de valeurs morales ou esthétiques à leur opposer. Ainsi Pierre, dans Les choses de la vie, est embarrassé devant les engins fabriqués ingénieusement par son fils Bertrand (notamment un oiseau mécanique, purement inutile et incohérent) et sa surprise est totale lorsqu’il apprend que ce dernier les vend et compte monter une petite société avec ses 221 copains . Il semble ne pas comprendre l’intérêt de telles choses. Bertrand essaye de profiter matériellement de la robotisation de la modernité. L’objet amusant pour Pierre est source de revenu pour Bertrand. « Entre la génération du père et celle du fils s’interpose 218 219 220 Mado, séquence fête du village Les choses de la vie Le cinéma de Claude Sautet, op. cit., p.67 221 Les choses de la vie, séquence appartement de Catherine, 22’’40 67 La Bourgeoisie dans le cinéma français 222 la civilisation de la quincaillerie », écrit J. Korkmaz . La distance entre Pierre et Bertrand, ce manque de contact entre eux provient de la sensation que le père et le fils n’ont pas grand chose en commun, Pierre a la sensation qu’il ne détient finalement aucune vérité révélée, aucune technique, aucune tradition. Cette gêne réciproque vient aussi du fait que la communication est difficile dans une société où les cris des oiseaux sont remplacés par des substituts robotiques. Dans Vincent, François, Paul...et les autres, la mécanique est synonyme de machinisme, d’amélioration à moindre frais de la production. Les nouvelles machines sont performantes, seulement, il faut les payer. En fait, elles mènent à la faillite les patrons qui ne peuvent plus suivre. D’ailleurs le corps de Vincent, acculé, dos au mur, stressé et esseulé, réagit par une alerte cardiaque : il a atteint sa limite vitale. Dans cet univers, les bourgeois ne peuvent qu’essayer de s’adapter à la modernité et à l’évolution de la société, et regrettent à n’en pas douter leur optimisme de jeunesse. Et 223 François de conclure en soupirant : « Tu n’as plus vingt ans…On n’a plus vingt ans… ». 222 223 68 Le cinéma de Claude Sautet, op. cit., p.69 A Vincent, dans son cabinet médical, après son alerte, dans Vincent, François, Paul...et les autres, 1’30’’00 CONCLUSION CONCLUSION Au terme de notre étude, nous pouvons à présent revenir sur la question qui a guidé notre travail, à savoir : quelle représentation de la bourgeoisie trouve-t-on dans le cinéma français, en particulier dans les films de Claude Sautet et Claude Chabrol, des années 1970 à nos jours ? Il nous a d’abord fallu définir la « bourgeoisie » et ses membres, afin de mieux cerner la complexité de la représentation possible de ce groupe social. On associe au mot « bourgeois » tout un ensemble d’images satiriques négatives et péjoratives et comme l’écrit 224 Barthes dans Mythologies , « la bourgeoisie se définit comme la classe qui ne veut pas être nommée », en ce sens que les individus qui « en sont » interdisent en somme qu’on les appelle bourgeois ou bourgeoise. C’est pourquoi elle est difficile à identifier. 225 Fondée sur la richesse matérielle, la bourgeoisie atteint le statut de classe par cet effort constant pour se réaliser en tant que groupe social. La bourgeoisie existe ainsi en soi, mais aussi pour soi, par la mobilisation qu’elle manifeste dans son existence quotidienne en vue de préserver et de transmettre cette position dominante. En effet, nous avons vu que la richesse multiforme dont disposait la bourgeoisie se définissait par l’accumulation de capitaux et engendrait une distance entre elle et le reste de la société. Capitaux économiques tout d’abord, puisque les bourgeois sont à l’origine des propriétaires terriens, des possesseurs, des héritiers, mais aussi des décideurs, des hommes ou des femmes de pouvoir, à travers les professions qu’ils choisissent d’occuper. Cette aisance financière se traduit dans leur train de vie, dans leurs habitations (châteaux, maisons bourgeoises, grand appartement parisien…) et leurs lieux de résidence. Pour autant, la richesse matérielle ne suffit pas pour être coopté dans ce groupe social. Le capital économique doit être légitimé par d’autres formes de capitaux, notamment social et culturel. Le capital social se fabrique grâce à la fréquentation d’autres membres de la bourgeoisie, s’entretient par des réceptions, des cérémonies mondaines et vise à constituer un réseau de connaissances d’individus dotés de « propriétés » communes qui permettent l’affirmation de l’appartenance à un groupe, et la pratique de l’entraide et de la solidarité. Le capital familial fait en outre partie du capital social. Enfin, une des composantes essentielles de la richesse des bourgeois et qui marque la « distinction » selon Bourdieu, est le capital culturel. Nous l’avons dit, c’est à la fois cet art du détail, dont fait état B. Le Wita, et la familiarité naturelle avec les « œuvres légitimes » et les pratiques culturelles qui s’y rapportent. Il y a donc « ces petits riens », qui sont autant de codes et de règles très précises vécues par les bourgeois comme des traits spécifiquement humains et qui créent de la distinction entre les hommes (politesse, élégance, manière de s’exprimer, de s’habiller, de se comporter avec les autres…). L’approche bourdieusienne du capital culturel met en avant la maîtrise de la « culture légitime » qui passe par un apprentissage quasiment inconscient, au sein de la famille, des goûts dominants, des 224 225 BARTHES, Roland, Mythologies, 1970, éd. Seuil, p.246 Selon les critères marxistes, cités dans PINCON, Michel et PINCON-CHARLOT, Monique, Sociologie de la bourgeoisie, 2003, La Découverte 69 La Bourgeoisie dans le cinéma français normes du Beau, ou d’une compétence spécifique à juger une œuvre d’art. Ce sont ces éléments qui créent la distinction entre des personnes qui ont intégré ce capital culturel dès leur plus jeune âge et s’en servent comme support à la domination, et le reste de la société. La bourgeoisie a toujours été une classe intermédiaire, « ni noble, ni paysan, ni militaire, 226 ni ouvrier » ; elle a su défier le temps à travers des valeurs apparemment universelles, que le reste de la société lui emprunte. Les hypothèses de départ ont guidé ce travail, et la phase de définition théorique de la bourgeoisie s’est couplée d’un repérage d’éléments objectifs dans les films sélectionnés, ce qui permet maintenant de valider nos deux premières hypothèses. Les films sélectionnés nous ont donné un aperçu des représentations que deux cinéastes ont de la bourgeoisie et des mentalités de leur époque. Les artifices propres à l’industrie cinématographique n’ont pas entravé notre objectivité, en ce sens que nous sommes restés conscients que les films ne sont pas la réalité, et tout ne peut pas correspondre parfaitement à ce que les chercheurs ont observé dans la « vraie vie ». Cependant, la représentation de la bourgeoisie au cinéma passe inévitablement par la mise en scène de pratiques quotidiennes, d’un mode de vie particulier, d’habitudes, d’une hexis corporelle et tout un ensemble d’habitus que nous avons repérés tant chez Claude Chabrol que chez Claude Sautet et qui correspondent à la présentation faite par les sociologues. Claude Chabrol et Claude Sautet nous présentent deux visions différentes du groupe dominant. Pour le premier, les bourgeois excluent les autres membres de la société en érigeant des barrières symboliques infranchissables. C’est notamment à travers leur rapport à la culture et aux pratiques qui en découlent qu’ils vivent exclusivement entre eux. Chabrol va même jusqu’à ne représenter que des bourgeois, niant ainsi l’existence d’autres catégories sociales. Quand celles-ci sont présentes à l’image, ça n’est que pour mettre en évidence la distance avec laquelle la bourgeoisie envisage le reste du monde. A l’opposé, Claude Sautet donne la représentation d’une bourgeoisie plus subtile car plus éloignée des stéréotypes. Il n’existe pas de barrière sociale entre les bourgeois et les autres membres de la société. Bien au contraire, ce brassage social étoffe les personnages et les enrichit d’un réseau de connaissance. On ne voit aucune pratique culturelle correspondant à celles mises en valeurs par les sociologues. Elles sont remplacées par la fréquentation de lieux de socialisation du groupe, comme les petits restaurants, les cafés parisiens, ou des week-end à la campagne entre amis. En revanche, la bourgeoisie telle qu’elle est montrée chez Sautet est profondément ancrée dans son temps. Elle souffre des aléas économiques, des déceptions de la vie, du temps qui passe, de la nostalgie d’une jeunesse perdue et trahie. Elle fait face à la modernité, à la vitesse avec laquelle la société évolue et doit adapter ses valeurs. C’est quoi qu’il en soit une bourgeoisie plus libérale, qui ne s’encombre pas des codes et des valeurs qui régissent le milieu. Il nous faut cependant prendre un peu de distance vis-à-vis de ces représentations, et se demander le rapport qu’entretiennent les réalisateurs avec le milieu qu’ils dépeignent. Nous l’avons dit, Chabrol est lui-même un bourgeois, bien qu’il ait cherché à tout prix à s’éloigner de ses origines sociales : c’est la « haine de soi », décrite par Passeron et Grignon dans Le Savant et le Populaire 226 227 70 Ni vue ni connue, op. cit., p58 Le Savant et le Populaire, op. cit. 227 . C’est un milieu qu’il exècre, il en donne CONCLUSION donc une représentation très négative. Les bourgeois sont tournés en ridicule (Les noces rouges, Inspecteur Lavardin) ou mis face à leurs contradictions (La Femme infidèle, Merci pour le chocolat). Il va même jusqu’à présenter la mort symbolique de cette classe sociale, condamnée à disparaître parce qu’elle méprise les autres membres de la société. Pourtant, il frôle lui-même la contradiction, en s’intégrant symboliquement dans certains films. Dans La Cérémonie, son film Les noces rouges est rangé dans la catégorie des « bons films » par Catherine Lelièvre, autrement dit, il inscrit ses réalisations parmi les œuvres légitimes, les seules, faut-il le rappeler, que les bourgeois consomment dans ses films. Narcissisme ou autophagie ? Sautet, quant à lui, est proche de ses bourgeois car il leur ressemble : son ascension sociale lui a permis de côtoyer les classes dominantes, tout en restant au contact de ses origines modestes. Il s’agit d’une bourgeoisie plus libérale, révélée par les autres groupes sociaux, et dont les valeurs sont progressivement dissoutes. Pourtant, son approche n’est pas davantage compréhensive. Les bourgeois de Sautet font partie de la société, ils sont donc pris dans les vicissitudes de la vie, au même titre que les chômeurs, les jeunes ou les ouvriers, et ne sont pas montrés comme un groupe à part, mais ils parviennent toujours à s’en sortir mieux que les autres, au prix de la perte d’une part de leur intégrité. Sautet ne filme pas que les bourgeois, et il n’en reste pas moins vrai qu’il ne s’agit jamais d’un cinéma bourgeois, bien au contraire, puisque la société contemporaine, le monde bourgeois, ne sont jamais glorifiés, loin de là. On constate donc que la représentation de la bourgeoisie dans un film n’est jamais totalement objective et induit, comme toute œuvre d’art, un engagement. Peindre les riches, les privilégiés, c’est finalement mettre aussi en valeur les injustices sociales, c’est montrer du doigt les inégalités. Les médias ont par exemple présenté La Cérémonie comme un film 228 marxiste sur la lutte des classes , pointant ainsi sa dimension politique, tant et si bien que certains coproducteurs se sont retirés : TF1 refusa de s’engager dans un film au sujet si sulfureux (« impossible de programmer ça en prime time »). Les succès commerciaux de tous ces films témoignent de l’intérêt du public pour ce genre de sujet. Si ce cinéma peut amener à modifier la représentation que l’on se fait d’autrui, de l’autre (le bourgeois ou l’ouvrier) alors il peut donner à réfléchir. Et c’est déjà beaucoup. 228 Bien que Chabrol se défende de toute intention de ce genre. 71 La Bourgeoisie dans le cinéma français Bibliographie Filmographie Les Choses de la vie, C. Sautet, 1969 Mado, C. Sautet, 1976 Vincent, François, Paul…et les autres, C. Sautet, 1974 La Femme infidèle, C. Chabrol, 1969 Les noces rouges, C. Chabrol, 1973 Inspecteur Lavardin, C. Chabrol, 1986 La Cérémonie, C. Chabrol, 1995 Merci pour le chocolat, C. Chabrol, 2000 Ouvrages ALEXANDRE Wilfrid, Claude Chabrol, la traversée des apparences, Paris, Editions Le Félin, 2003, 267 p. BARTHES Roland, Mythologies, Paris, Editions du Seuil, coll. Points Essais, 1970, 233 p. BEYLIE Claude et PINTURAULT Jean, Les Maîtres du cinéma français, Paris, Editions Bordas, 1990, 395 p. BINH, N.T. et RABOURDIN Dominique, Sautet par Sautet, Paris, Editions de La Martinière, 2005, 384 p. BOUJUT Michel, Conversations avec Claude Sautet, Editions Actes Sud, coll. Institut Lumière, 1993, 279 p. BOURDIEU Pierre, La Dictinction, Critique sociale du jugement, Paris, Editions de Minuit, 1979, 640 p. BRISSET Stéphane, Le Cinéma des années 1980, Paris, M. A. Editions, 1990, 234 p. BUACHE Freddy, Le Cinéma des années 1970, Paris, Editions Hatier, 1990, 247 p. FERRO Marc, Cinéma et Histoire , Paris, Editions Denoël/Gonthier, coll. Médiations, 1977, 178 p. GRIGNON Claude et PASSERON, Jean-Claude, Le Savant et le Populaire. Misérabilisme et populisme en sociologie et en littérature, Paris, Editions du Seuil, 1989, 260 p. 72 Bibliographie JEANCOLAS Jean-Pierre, Le cinéma des Français-La Vème République 1958-1978, Paris, Editions Folio, 1979, 290 p. KORKMAZ Joseph, Le Cinéma de Claude Sautet, Paris, Editions Lherminier, coll. Cinéma Permanent, 1985, 169 p. LANGLOIS Gérard, Claude Sautet, les choses de sa vie, Paris, Editions Broché, 2002, 421 p. LAYANI Jacques, Les films de Claude Sautet , Paris,Editions Seguier, 2005, 138 p. ème LE WITA, Béatrix, Ni vue ni connue, 3 éd., Paris, Maison des sciences de l’homme, 1995, 200 p. ème PINCON Michel et PINCON-CHARLOT Monique, Sociologie de la bourgeoisie , 2 éd., Paris, Editions La Découverte, coll. « Repère », 2003, 120 p. PINCON Michel et PINCON-CHARLOT Monique, Voyage en grande bourgeoisie. ème Journal d’enquête, 2 éd., Paris, Presses Universitaires de France, 2005, 182 p. PIVASSET Jean, Essai sur la signification politique du cinéma, Paris, Editions Cujas, 1971, 624 p. SORLIN Pierre, Sociologie du cinéma , Paris, Editions Aubier-Montaigne, coll. Historique, 1977, 319 p. TASSOUE Aldo (sous la direction de), Que reste-t-il de la Nouvelle Vague?, Paris, Editions Stock, 2003, 349 p. ZELDIN Théodore, Histoire des passions françaises 1848-1945, Tome 1 « Ambition et Amour », Tome 3 « Goût et Corruption », Paris, Editions du Seuil, coll. PointsHistoire, 1978, 478 p. ème ZELDIN Théodore, Les Français, 2 éd., Paris, Editions Fayard, 1983, 246 p. ∙ Périodiques BINGAHM Michael et LE LAY Stéphane, Mouvements, n°27/28, Quand la société fait son cinéma, mai-juin-juillet-août 2003. STOFFAES Christian, La revue française, Vol. 56, N° 3, « Français, qui êtes-vous ? Des essais et des chiffres », février 1983. VINCENT Gérard, Revue française de sociologie,Vol. 22, N°2 Les Français 1976-1979, Chronologie et structures d’une société, avril-juin 1981. ème Alternatives économiques, Hors-Série « 1968-1998, la fin d’un monde», n°37, 3 trimestre 1998. ème Alternatives économiques, Hors-Série « La société française », n°69, 3 trimestre 2006. 73 La Bourgeoisie dans le cinéma français Cahiers Français, n° 311, novembre-décembre 2001. Cahiers Français, n° 314, « La société française et ses fractures », mai-juin 2002. Les Cahiers de la cinémathèque, n° 50, « La petite bourgeoisie dans le cinéma français 1920-1950 », décembre 1988, 104 p. Lycéens au cinéma, « La Cérémonie », 1995, 19 p. ∙ Articles BANTIGNY Ludivine, La Nouvelle Vague, un demi-siècle de cinéma français, Vingtième siècle, n°74, avril-mai-juin 2002, p. 157-159 BORY Jean-François, Dans l’actuelle société bourgeoise, Le Nouvel Obs, 15/02/1971 REYSSET Pierre, Le pouvoir de représentation, Politix, Vol. 16, n° 61, 2003, p.189-195 74 ANNEXES ANNEXES Annexe n°1 Les Choses de la vie 1969 Réalisation : Claude Sautet Avec : M. Piccoli (Pierre), R. Schneider (Hélène), L. Massari (Catherine) Résumé : Au volant de sa voiture, Pierre, architecte d'une quarantaine d'années, est victime d'un accident de la route. Ejecté du véhicule, il gît inconscient sur l'herbe au bord de la route. Il se remémore son passé, sa vie avec Hélène, une jeune femme qu'il voulait quitter, sa femme Catherine et son fils... Annexe n°2 Mado 1976 Réalisation : Claude Sautet Avec : M. Piccoli (Simon Léotard), O. Piccolo (Mado), J. Dutronc (Pierre), C. Denner (Manecca), Romy Schneider (Hélène) Résumé : Simon est un riche promoteur immobilier qui fréquente Mado, une occasionnelle dont il voudrait être le seul client. Il engage comme comptable Pierre, un des amis chômeur de Mado. Simon se retrouve au bord de la faillite quand un de ses amis et associés, Julien, ruiné par les manœuvres frauduleuses du puissant Lépidon, se suicide. Lépidon veut racheter, à bas prix, une partie des affaires de Simon. Pour la première fois depuis longtemps, Simon rend visite à Hélène, une femme qu’il a aimait et qui est devenue alcoolique. Il décide de piéger Lépidon grâce à Manecca, escroc sympathique ayant conservé des documents très compromettants pour Lépidon. Annexe n°3 Vincent, François, Paul…et les autres 1974 Réalisation : Claude Sautet Avec : Y. Montand (Vincent), M. Piccoli (Francois), S. Reggiani (Paul), G. Depardieu (Jean), S. Audran (Catherine)… 75 La Bourgeoisie dans le cinéma français Résumé Vincent, François, Paul sont des amis de jeunesse, qui ont l’habitude de se retrouver les week-end dans la maison de Paul. Ce dernier est un écrivain en manque d’inspiration, Vincent possède une entreprise de mécanique au bord de la faillite et François est un médecin trompé par sa femme. Tous les quatre sont rongés par leurs problèmes personnels et professionnels et des tensions commencent à naître au sein du groupe. Ils finissent tous par s’en sortir, mais avec quelques dégâts. Annexe n°4 La Femme infidèle 1969 Réalisation : Claude Chabrol Avec : S. Audran (Hélène Desvallées), M. Bouquet (Charles Desvallées), M. Ronet (Victor Pégala) Résumé Charles vit une existence paisible dans une maison cossue de banlieue parisienne auprès de se femme Hélène et de leur fils. Par d’imperceptibles signes, Charles comprend que sa femme le trompe, et décide de la faire suivre. Charles se rend alors chez Victor Pégala, son rival. D’abord gêné et inquiet, ce dernier se détend peu à peu que le mari bafoué se fait passer pour quelqu’un de compréhensif et de tolérant. Mais au comble de la jalousie, Charle le tue, puis efface minutieusement les traces de son forfait. La police enquête et se rend chez le couple pour l’interroger. Tous deux mentent, évidemment, pour protéger son secret. Mais Hélène découvre la vérité…et ne dit rien. Annexe n°5 Les noces rouges 1973 Réalisation : Claude Chabrol Avec : S. Audran (Lucienne Delamare), M. Picoli (Pierre Maury), C. Piéplu (Paul Delamare) Résumé Pierre et Lucienne sont amants, chacun s’ennuyant profondément dans sa vie et dans son couple. Ils se retrouvent en cachette dès qu’ils le peuvent. Paul est le maire de la commune où ils vivent et Pierre son adjoint. Paul veut utiliser son pouvoir au conseil municipal pour acheter une partie du terrain sur lequel une entreprise va venir s’implanter, et ainsi, gagner beaucoup d’argent en escroquant tout le monde. Pierre n’est pas dupe, mais les deux amants sont pris en flagrant délit, et Paul menace de les faire chanter. Ne supportant plus la situation, Hélène et Pierre tuent leurs conjoints respectifs. 76 ANNEXES Annexe n°6 Inspecteur Lavardin 1986 Réalisation : Claude Chabrol Avec : J. Poiret (Inspecteur Lavardin), B. Lafont (Hélène Mons), J.-C. Briali (Claude), J. Dacqmine (Raoul Mons) Résumé Raoul est un écrivain catholique très conservateur que l’on retrouve mort, nu, sur une plage. L’inspecteur Lavardin est envoyé sur place pour enquêter. Il se rend chez la famille et découvre d’anciennes connaissances en le personne d’Hélène, la veuve et de son frère, Claude. Il prend d’abord une fausse piste, en cherchant du côté d’une troupe de théâtre qui voulait faire jouer une pièce que Raoul avait fait censurée. Puis son attention se porte sur une boite de nuit, dont il apprend qu’elle était fréquentée par le défunt et sa belle fille. Annexe n°7 La Cérémonie 1995 Réalisation : Claude Chabrol Avec : I. Huppert (Jeanne), S. Bonnaire (Sophie), J.P. Cassel (Georges Lelièvre), J. Bisset (Catherine Lelièvre),V.Ledoyen (Mélinda) 77 La Bourgeoisie dans le cinéma français Résumé : Sophie est la nouvelle domestique d’une riche famille recomposée en province. Elle fait connaissance avec une postière, Jeanne et elles se lient d’amitié. Très vite, Jeanne influence Sophie et la pousse à ne pas se laisser marcher sur les pieds. Les Lelièvre trouvent le comportement de Sophie de plus en plus surprenant, mais Catherine ne veut pas se séparer d’elle, elle lui est indispensable. Alors que Mélinda comprend que Sophie est analphabète, celle-ci menace la jeune fille de révéler à tout le monde ce qu’elle vient d’apprendre : Mélinda est enceinte. Face à ce chantage, Mélinda avoue tout à ses parents, qui décident de renvoyer Sophie. Au cours d’une folle soirée, Jeanne et elles massacrent la famille. Annexe n°8 Merci pour le chocolat 2000 Réalisation : Claude Chabrol Avec : I. Huppert (Mika Muller), J. Dutronc (André Polonski), A. Mouglalis (J. Pollet), B. Catillon ( Louise Pollet) Résumé : Jeanne, jeune pianiste préparant un concours international, découvre qu’elle est peutêtre la fille d’un célèbre pianiste de Lausanne, André Polonski. Elle décide de la rencontrer afin de trouver sinon un père, du moins un mentor et quelques conseils. Bien que surpris de cette intrusion dans leur vie, André et Mika, sa femme et héritière d’une très grande entreprise de chocolats, accueillent chaleureusement la jeune fille. Mika lui propose même de passer quelques jours avec eux, afin de travailler ce concours. Jeanne accepte, d’autant qu’elle a remarqué l’attitude étrange de Mika, et la soupçonne de vouloir manipuler, voire empoisonner, le fils d’André. 78