Opinions Libres - Olivier Ezratty

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Opinions Libres - Olivier Ezratty
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Votre TV va-t-elle être google-izée ?
On ne pouvait pas éviter l’annonce de Google TV pendant la conférence développeur Google I/O
2010 le 19 mai 2010.
Elle est en effet lourde de sens dans une offre qui évolue à une vitesse incroyable et comportant
de nombreuses inconnues sur sa vitesse d’adoption par les consommateurs. Et aussi une
transformation des modèles économiques à même de déstabiliser les acteurs traditionnels que
sont les chaînes de télévision classiques et l’écosystème de la publicité télévisuelle.
Décryptage…
Au cœur de Google TV
Google TV, c’est avant tout du logiciel avec des composantes “client” et “serveur” :
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Le client, c’est l’association du système d’exploitation Android, du navigateur Chrome pour
naviguer tout tout le web et du support intégré de Flash 10. S’y ajoute un protocole de pilotage
pour l’intégration avec des set-top-boxes et des télécommandes. Le tout est destiné à être
diffusé de manière intégrée dans les TV ou boitiers multimédia par les constructeurs.
Le serveur, c’est l’ensemble des services en ligne de Google : le moteur de recherche,
YouTube, et probablement d’autres comme Picasa Web Albums.
L’ensemble qui est gratuit de la tête aux pieds pour les consommateurs comme pour les
industriels est financé par la publicité.
Le tout devant exploiter des services, contenus et applications tierces-parties, d’où l’annonce de
Google TV dans la grande conférence développeur de Google. Ces applications seront diffusées
dans l’Android Market. Google pourrait faire ainsi à la TV ce que Apple a fait au smartphone :
créer une plateforme applicative dominante, avec un péage associé (cf “Les opportunités de la
télévision numérique” publié en juin 2009).
L’annonce de Google TV était associée à celle de la mise en open source du n+unième format
vidéo, le webM, qui combine le VP8 issu de l’acquisition de On2 Technologies, le codec audio
Vorbis et un container à base Matroska (celui du .MKV). Le format sera supporté nativement
dans Chrome, Flash, et par add-on dans Firefox et Internet Explorer. Ce format sera aussi
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supporté dans le silicium : notamment chez Qualcomm (dans la mobilité), Broadcom (mobilité et
set-top-boxes), nVidia (surtout dans les PC), Texas Instruments.
Notons au passage que l’annonce de Google TV faisait intervenir deux personnes qu’il est
intéressant de citer :
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L’homme orchestre de l’annonce est Vic Gundotra, le patron de l’engineering de Google, un
ancien de Microsoft Corp qui y était General Manager de l’activité de relations développeurs. Et
ce n’est pas le seul indien de l’équipe de Google TV !
Vincent Dureau, le patron de l’engineering de Google TV et de YouTube, un français,
ingénieur Télécom Paris et Agro passé par Thomson Multimédia (à Mountain View) et OpenTV.
Il n’est en effet pas rare de trouver des français influents dans cette industrie, j’aurais
l’occasion d’en reparler au sujet du cinéma numérique.
L’expérience utilisateur
A ce stade des démonstrations, l’interface utilisateur de Google TV reste sommes toutes assez
classique.
C’est une sorte de moteur de recherche Web plaqué sur la TV plus qu’une réellement
amélioration via les contenus web de l’expérience télévisuelle. S’y ajoutera “YouTube Leanback”
(ci-dessous), une version “canapé” et “télécommande” de YouTube permettant de s’abonner aux
vidéos favorites de ses amis et de se créer des chaines thématiques dédiées associées à un mot
clé (en bêta en juin 2010). Il y a aussi Google Listen & Watch qui semble assurer une fonction
équivalente, mais pour des contenus premium. L’histoire ne dit pas avec quel clavier on saisit ses
recherches à partir du canapé, à part peut-être avec son smartphone. Une autre nouveauté
présentée lors de l’annonce : l’ajout automatique de sous-titres s’appuyant sur les fonctions de
traduction de Google.
Au delà, les démonstrations ne font pas état d’une grande créativité dans les scénarios
utilisateurs : rien sur le “place-shifting” et le “time-shifting” (pour regarder un programme sur la
TV, et sa suite sur son PC ou son mobile, ou réciproquement), pas de guide de programmes
linéaires. L’accès à des contenus télévisuels classiques proviendra encore d’autres matériels
comme les set-top-boxes avec lesquels le moteur de recherche de Google pourra s’interfacer à
distance. S’est-on vraiment posé la question : “que veulent vraiment les téléspectateurs lorsqu’ils
sont devant leur TV après avoir passé des heures devant leur micro-ordinateur ?”. Pas sûr ! Sans
compter que le passage du PC à la TV suppose aussi de disposer de contenu de qualité visuelle
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supérieure au YouTube à 320×240 pixels.
Un peu comme pour l’Apple TV, l’offre Google TV semble donc plus adaptée aux jeunes de la
génération Y, une tentative de les faire revenir devant le poste de télévision qu’ils ont en partie
quitté même si les études de marché ne le montrent pas encore clairement. Les adultes habitués
à une consommation télévisuelle plus classique, linéaire (direct) comme délinéarisée (enregistrée
et programmée à partir d’un guide de programme) semblent pour l’instant un peu laissés pour
compte (cf cet article de Fast Company au sujet des téléspectateurs adultes).
L’approche écosystème de Google
Il s’agit pour Google de séduire d’un côté les développeurs d’applications et de l’autre, les
constructeurs. Le message clé : la plateforme est ouverte et open source. Sous-entendu : c’est
gratuit, très important pour maintenir au plus bas les coûts et prix des matériels supportant
Google TV.
Lors de l’annonce, Eric Schmidt, le CEO de Google, a mis paquet en rassemblant sur scène les
CEO d’Intel, Sony, Logitech, Dish Network, Adobe et BestBuy. Pas des seconds couteaux !
Chacun est dans une situation un peu particulière qui mérite d’être rappelée…
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Sony va lancer des TV et lecteurs Blu-ray sous Google TV. La raison ? Le constructeur perd des
parts de marché dans la TV, en particulier aux USA, et a besoin d’innover pour reprendre le
dessus. Leurs dalles d’écrans proviennent entre autres de Samsung. Il leur faut donc ajouter de
la valeur au dessus. Le choix de Sony ne traduit donc pas un engouement particulier des
constructeurs de télévision, mais plutôt une stratégie de sortie pour un constructeur en déclin.
Samsung serait parait-il intéressé, mais il est probable qu’ils soient quelque peu attentistes. Il y
a bien “People for Lava”, ce constructeur de TV scandinave à la Bang et Olufsen qui propose
déjà des TV sous Android, mais il est inconnu, donc passé sous silence. A noter que Sony est
encouragé dans sa relation avec Google par le succès de ses récents smartphones Xperia X10
(ci-dessous à droite) sous Android au Japon.
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Logitech va proposer un boitier (ci-dessous) qui se connectera à une TV existante en HDMI,
comme cette pléthore de boitiers exploitant les services et contenus Internet vus au CES 2010.
L’offre de Logitech permet de toucher le marché des foyers déjà équipés de TV non connectées.
C’est une set-top-box (sans disque dur) de plus qui s’ajoutera donc à celle de votre FAI ou de
votre opérateur câble ou satellite. Le boitier sera piloté avec une télécommande Logitech ou
avec un logiciel pour smartphone sous Android ou iPhone. Il reprend l’architecture logicielle
des télécommandes Harmony 900 et tourne sous Intel Atom Sodaville CE4100, à ce stade, le
seul processeur supporté par Google TV à ce stade. Le boitier pourra être étendu avec une
webcam de Logitech pour gérer de la vidéoconférence en 720p, une fonctionnalité qui
commence à faire son apparition dans les TV connectées (en général avec Skype). Le produit
sera commercialisé seulement aux USA pour démarrer, ce qui constitue une approche
minimaliste faisant penser au Zune de Microsoft. Et le prix n’a pas été annoncé. Par ailleurs,
Logitech est le leader mondial des télécommandes programmables, qui pourront ainsi
certainement s’interfacer avec Google TV via le protocole proposé par Google.
Intel promeut grâce à Google son processeur Atom Sodaville CE4100. C’est un autre
challenger du secteur, face aux Broadcom et autres ST Microelectronics qui dominent le
marché des TV et set-top-boxes. Sodaville va ainsi équiper la prochaine Freebox 6 et la future
Orange Box, toutes deux prévues d’ici la fin 2010. Sony ajoute un acteur significatif et
international à ces premiers clients régionaux. Le processeur Atom présente plusieurs
avantages, dont celui d’éviter les performances désastreuses des anémiques Yahoo Widgets
dans les TV comme chez Samsung. Est-ce que Google TV permettra à Intel de gagner
rapidement des parts de marché auprès des constructeurs de TV ? Pas évident ! Il faut aussi
noter que les processeurs de Mips supporteront aussi Google TV. Android étant open source, il
est adaptable à toutes les architectures de processeur. Celles qui sont basées sur un noyau
ARM devraient s’y mettre.
BestBuy pour la distribution de détail aux USA. Quel intérêt pour cette annonce ? Ces produits
devront être distribués à l’échelle mondiale chez tous les distributeurs de détail et pas
seulement chez BestBuy. Quid de la mise en valeur des TV connectées dans les points de vente
? Je n’ai pas vu une seule démo ou mise en évidence des Yahoo Widgets dans les TV Samsung
dans les points de vente en France (Fnac, Darty, Auchan, etc). Avec les TV sous Google TV, il
faudra que cela change et BestBuy pourrait donner le la.
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Dish Network est le second opérateur satellite américain, derrière DirecTV. Un cas intéressant
car cette société est très innovante dans les scénarios proposés aux consommateurs,
notamment depuis le rachat de la société Slingbox. Ils supportent le multiroom, le multidevices,
le pilotage du guide de programmes avec des télécommandes à écran. Cependant, d’un point de
vue de l’usage, l’annonce de Dish est décevante : il s’agit d’utiliser leur STB couplée (en
analogique ou en numérique ? quid du cryptage des contenus premium ?) à un appareil
supportant Google TV comme le boitier de Logitech. Le pilotage de la STB se fera visiblement
via le protocole IP de Google, et sans les affres d’une commande infrarouge. Mais cela reste
une intégration moyenne. Les chaines apprécieront aussi ce partenariat qui créé une couche
“overlay” (superposée) au dessus de leurs programmes, et au passage, de leurs propres revenus
publicitaires ! L’idéal serait pour les Google TV de supporter des tuners broadcast externes via
une liaison USB, Ethernet ou autre (satellite, TNT, câble) avec une intégration unifiée de l’accès
à tous les contenus TV numériques d’où qu’ils viennent.
Et puis Adobe, bien content de placer son player Flash dans l’affaire après ses déconvenues
avec le récalcitrant Apple.
Comme pour toute annonce de nouvelle technologie de grands acteurs de l’industrie, quelques
partenaires mordent à l’hameçon, ici, un par catégorie ce qui est un modeste butin. Le temps et
le marché font le reste et les partenariats se consolident et s’étendent à d’autres acteurs ou
restent lettres mortes faute d’une exécution correcte et/ou d’une adoption par les
consommateurs. Attendons donc quelques mois pour voir ! L’IFA de septembre 2010 et le
Consumer Electronics Show de janvier 2011 seront des marqueurs intéressants de l’adoption
industrielle de Google TV.
Ceux qui manquent à l’appel
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Quelques acteurs clés n’étaient pas du tout cités dans l’annonce, et ce n’est pas par hasard :
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Les opérateurs télécoms et ceux de l’IPTV. La solution de Google semble positionnée en “over
the top”, par dessus la tête des diffuseurs traditionnels ramenés à l’état de tuyaux. Ils vont
apprécier ! Leur stratégie actuelle consiste à faire évoluer leurs set-top-boxes, parfois en
reprenant le contrôle voire en internalisant les développements logiciels. Et à y intégrer
progressivement l’accès aux contenus Internet. Un accès qui ne pose pas trop de problèmes
techniques car la plupart des services en ligne proposent des API ouvertes. Après, il leur faut
en général s’assurer que les contenus diffusés par ces canaux sont légaux.
Les chaînes de télévision traditionnelles et les opérateurs du câble et du satellite. A part le
cas de Dish Network, la présentation de Google TV n’intégrait pas le scénario de la
consommation de télévision classique (TNT, satellite, câble, IPTV) qui restera dominante
pendant encore de longues années notamment chez les adultes et seniors. Les chaines de TV
vont évidemment être méfiantes envers ce cheval de Troie publicitaire que constitue Google TV.
Elles vont éviter tant que faire ce peut d’être mangées à la même sauce que les journaux en
ligne.
Les contenus premium et la vidéo à la demande, vaguement évoqués dans l’annonce Google.
En filigrane, c’est un peu la dominance du modèle “tout accessible tout gratuitement”, financé
par de la publicité… Google.
L’écosystème de la publicité télévisuelle. Il y a bien Google TV Ads mais c’est pour l’instant
une régie publicitaire TV en ligne pour les chaînes TV traditionnelles et centrée sur le marché
américain. Elle permet la création et la gestion de campagnes de publicité TV en ligne destinées
aux chaînes de TV classiques. On peut y choisir le ciblage des campagnes, les chaines, les
émissions selon des mots clés, etc. Mais le lien avec Google TV n’a pas présenté, ni même les
formats de publicité spécifiques à Google TV. Il est clair qu’à terme, un succès de Google TV
aurait comme conséquence immédiate un déplumage du revenu publicitaire des chaînes TV
locales traditionnelles et au passage d’une grande partie de l’écosystème local associé (cf
Didier Durand dans ZDNet).
Par contre, l’écosystème de la publicité sur le web, notamment sous forme de vidéos, va
profiter de Google TV qui va apporter un nouveau canal de diffusion.
Supposons que Google réussisse son coup au delà de ses espérances. Cela aurait un sérieux
impact sur les revenus des chaînes TV, et indirectement, sur leur capacité à financer des
contenus (notamment les séries TV et les films de cinéma pour ce qui est de la France). Avec
moins de contenus financés par la publicité, les contenus premium payants pourraient prendre le
dessus. Un autre impact serait un accroissement de la mondialisation des contenus et de leur
diffusion. En effet, seules les économies d’échelle permises par l’accès aux marchés mondiaux
permettraient de financer les contenus télévisuels “riches”. Bref, une grosse boite de Pandore ! A
quelle vitesse va-t-elle s’ouvrir, là est la question.
Un marché qui reste très ouvert
En se situant dans une mouvance de l’intégration de contenus Internet dans l’expérience
télévisuelle, Google TV est intéressant. Mais en soi, l’annonce n’a pas grand chose de
révolutionnaire. C’est plutôt le rôle et le poids de Google dans la sphère Internet qui donnent sa
plus grande signification à cette annonce.
Les concurrents ? Il y a les éditeurs de logiciels tels que l’israélien Boxee présent dans un boitier
de D-Link annoncé au CES 2010, Apple avec son Apple TV un peu laissée à l’abandon, faute de
modèle économique éprouvé, Yahoo qui semble un peu patiner avec ses Yahoo Widgets, et loin
derrière tout cela, Microsoft, qui vient récemment d’annoncer que Windows Media Center sera
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diffusé en version embarquée (avec Windows 7 embarqué) auprès des constructeurs de set-to-boxes, … utilisant l’Atom d’Intel ! Et puis les éditeurs de logiciels pour set-top-boxes (NDS,
OpenTV, Soft@Home, Netgem, …) qui devront rapidement intégrer l’accès aux services Internet
pour suivre le rythme et aussi créer de la valeur en enrichissant l’expérience télévisuelle avec les
contenus Internet. Le marché étant très fragmenté et naissant, il reste donc entièrement ouvert.
Cf cette réaction de certains de ces concurrents de Google dans Engadget, dont l’approche
éditoriale sur cette annonce est remarquable.
Si vous souhaitez creuser cette thématique, j’aurais l’occasion de commenter ces différentes
tendances de la télévision numérique lors le la 5ème Université d’Eté du SNPTV le mardi 29
juin 2010 à Paris.
Cet article a été publié le 23 mai 2010 et édité en PDF le 3 mai 2016.
(cc) Olivier Ezratty – “Opinions Libres” – http://www.oezratty.net
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