féminisme: comment dire le juste et l`injuste
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féminisme: comment dire le juste et l`injuste
Document à intégrer dans une publication future. Une réflexion prospective pour l’éducation populaire aujourd’hui SEMINAIRE janvier-juin 2003 FÉMINISME: COMMENT DIRE LE JUSTE ET L’INJUSTE ? Pour une éducation populaire féministe Animation et rédaction : Majo Hansotte Secrétariat : Claudine Drion, le Monde selon les femmes. Ce travail a été mené dans le cadre de la mission de Majo Hansotte pour la DG Culture (CFWB), mission portant sur la citoyenneté. Une vingtaine de participantes appartenant à différentes organisations invitées par la coordination liégeoise de la Marche mondiale des Femmes ont contribué, au cours de six journées de travail durant l’hiver et le printemps 2003, à définir les enjeux d’une ème éducation populaire pour le féminisme du 21 siècle. Cette recherche collective devrait notamment enrichir les méthodes du féminisme contemporain et favoriser son intervention dans l’espace public local et mondial. Ont participé à cette recherche : Marie Bruyer, Poupette Choque, Marie-Rise Clinet, Marie-Thérèse Coenen, Annie Cornet, Dominique Dauby, Jeanne-Marie Delvaux, Caroline Doucy, Claudine Drion, Elisabeth Dumont, Fanette Duchesne, Gisèle Eyckmans, Majo Hansotte, Marie-Noëlle Humblet, Nadine Liétar, Marie-Jo Macors, Annick Martin, Adélie Miguel, Patricia Reinbold, Florence Ronveaux, Anne-Françoise Santy, Fatima Shaban, Nicole Vanenis, Huguette Wilmotte. SOMMAIRE !" # $ %&'( # !" ) *+," - &,!" . / (-, !/!" ) . 0 +1!! 2$(3!%( ,(1 +'!!-( 4 #0 +/2"5( 2(1+'!! -'(( '"&6('( ,&2& (2( /"2!!7&( 0 (,&2& (*&*"&(*+'", !7&( #0 8 # !7&( 2$!'/( !( ,(,&2& (22 (( 2 +-!- ,( # )0 (,&2& (*(2$!'/( !( ,(, + ! 6( ## .0 (/ !7&(*(2$&"/!(1+'!!-( #) !"! #$ !%& '!()*%& +,(# #(! !"! ,.#'* Féminisme, comment dire le juste et l’injuste ? -2- - Pour une éducation populaire féministe QUELQUES RÉFLEXIONS PRÉALABLES élaborées par le groupe de travail Le féminisme n’est pas une lutte particulière, concernant seulement les femmes : les questions posées à travers ce mouvement concernent les enfants, les hommes et les femmes de notre temps, pris dans des rapports insatisfaisants ou violents. Historiquement, les mouvements féministes ont véritablement inauguré une autre façon de voir l’engagement ème ème. politique par rapport aux mouvements classiques du 19 siècle et du début du 20 Les mouvements féministes ont commencé par être essentiellement revendicatifs mais très vite, ils ont formulé des visions alternatives, refusant les discriminations de sexes, la séparation entre expériences de vie et objectifs politiques, les clivages entre dimensions économique, culturelle, politique. Les inégalités et difficultés touchant les femmes sont en effet tout à fait révélatrices des différentes aliénations et exploitations du monde contemporain ; de même les différents courants du féminisme, les multiples luttes des femmes de par le monde sont emblématiques des espérances portées par de nombreux humains. Le féminisme est un combat de longue date, conquérant à partir de 1789 son statut de lutte politique et démocratique, mais on peut le voir déjà à l’œuvre dans la résistance des poétesses grecques de l’Antiquité. Plus globalement, le féminisme s’inscrit dans les luttes sociales, car si on est homme ou femme biologiquement, on est surtout homme ou femme à cause des rôles sociaux imposés, à travers une culture de la séparation et de la hiérarchisation des sexes. Ces rôles dès lors peuvent être transformés. Le féminisme a ainsi partie liée avec 1 l’histoire de la citoyenneté . Dans leur évolution récente, les luttes féministes ont contribué à modifier le regard sur les mouvements sociaux qui prévalait avant 1975. L’égalité entre hommes et femmes, c’est à la fois une question permanente présente dans tous les mouvements sociaux, question qui traverse la famille, les communautés, le travail, l’économie, les cultures, l’écologie… En même temps, le féminisme est un mouvement autonome qui a ses analyses, ses pratiques. L’originalité du féminisme historiquement, c’est d’avoir valorisé un pluralisme philosophique et politique, faisant de ce pluralisme la condition même du combat politique. Les torts subis par les femmes représentent un véritable analyseur des dérives de l’ultra libéralisme contemporain et de la permanence d’un patriarcat dur et archaïque. Il s’agit donc d’inventer des processus d’expression collective, symbolique et sociale qui relayent le fait que le féminisme contemporain n’est pas qu’une lutte particulière. Il ne s’agit donc pas de parler des femmes ou des hommes comme si c’étaient des « natures » profondément spécifiques, mais bien de considérer que le regard des femmes sur les rapports économiques, sociaux et Voir Majo Hansotte, LES INTELLIGENCES CITOYENNES. Comment se prend et s’invente la parole collective, De Boeck Université, 2002, 229 p. Féminisme, comment dire le juste et l’injuste ? -3- Pour une éducation populaire féministe culturels d’aujourd’hui peut faire surgir une vigilance critique et des fidélités nouvelles à l’égard des principes démocratiques. En effet, autour de la condition féminine se jouent des affrontements vitaux pour la survie des démocraties. Les rapports humains fondés sur la violence, sur les hiérarchies ancestrales, sur la marchandisation du corps et commercialisation des embryons représentent la face cachée de la mondialisation sauvage. la Faire du féminisme un mouvement universel et culturel (et non pas uniquement un courant défensif et occidental) est un défi prometteur. Pourquoi ? Parce que la résistance aux différentes violences et inégalités liées à la condition féminine nécessite un déconditionnement idéologique et culturel, à travers la promotion de l’expression des femmes sous toutes ses formes et dans tous ses registres. Un mouvement politique fort s’accompagne d’une dimension symbolique forte grâce à laquelle le rapport que les citoyennes et citoyens entretiennent avec le monde se modifie. Le féminisme peut et doit devenir plus encore que par le passé non seulement un mouvement politique mais aussi un courant culturel proposant des registres symboliques inédits en lien avec des formes de vie quotidienne, à travers un engagement dans l’espace public susceptible de promouvoir un nouvel imaginaire. Faire du féminisme un courant culturellement novateur est important également pour sortir complètement d’une culture de la victimisation où s’égrènent longuement les malheurs féminins, finissant par les banaliser. UN CHEMINEMENT EN CINQ ÉTAPES Le travail de notre groupe a permis d’identifier un cheminement progressif pour le déploiement du féminisme dans les différentes dimensions de la vie collective. Certes, nous nous inscrivons dans une histoire de plusieurs siècles de luttes et de conquêtes et il importe de 2 le rappeler. Le processus que nous avons construit peut être proposé comme un parcours de référence au mouvement féminin mais aussi aux structures éducatives. Ce cheminement est à la fois éducatif et actif et sa progression permet de rejoindre les ème exigences de l’éducation populaire et les enjeux de celle-ci au 21 siècle. PREMIÈRE ÉTAPE : IDENTIFIER LES LIEUX DU CONFLIT Ce qui constitue un mouvement socio-politique, c’est que des femmes et des hommes identifient un affrontement, c’est-à-dire des ennemis ou des réalités à combattre, qu’ils se donnent des finalités et des objectifs précis de transformations, se constituent en contrepouvoir, développent une culture inventive et une résistance critique, et identifient sur cette base des alliances et des réseaux partenaires. 2 Voir Annexe 1, dans la ligne du temps du féminisme, les dates que nous retenons dans l’histoire comme ayant marqué l’avancée du féminisme. Féminisme, comment dire le juste et l’injuste ? -4- Pour une éducation populaire féministe Nommer les torts subis et leurs ancrages Ce point de départ permet d’élaborer des espérances politiques. Les principaux torts subis par les femmes - non pas en tant que classes sociales substantielles (la classe « naturelle » des femmes par exemple) mais en tant qu’objets d’une série de violences ou de ème dominations propres à l’ultra-libéralisme et au patriarcat du 21 siècle –sont emblématiques des luttes sociales à venir. Notre groupe de travail a donc fait un premier tour de ces lieux emblématiques où le féminisme peut avoir valeur de résistance et d’offensive créatives. « Les lieux conflictuels » envisagés par le groupe ne sont pas nouveaux Il ne s’agit pas d’une révélation ; simplement, le projet du groupe est de les articuler dans une perspective d’éducation populaire et d’en explorer toutes les implications méthodologiques pour le féminisme d’aujourd’hui et de demain. En partant des principaux lieux où les femmes subissent un tort, on voit apparaître des régularités et des convergences qui touchent d’une part aux conditions matérielles et économiques, c’est-à-dire à l’infrastructure des rapports sociaux, et d’autre part à la dimension culturelle et symbolique, qui forge les mentalités, amenant à accepter un ordre établi, à travers des catégories imposées. UN PREMIER LIEU : LE CORPS Nous avons relevé différents processus où le corps des femmes est à la fois marqué par les rapports marchands et le mépris qu’ils portent à ce qui est humain, mais aussi par la violence des rapports de domination sociale et/ ou économique et enfin par l’enfermement ou le contrôle généré par les relations patriarcales. Le patriarcat est toujours à l’œuvre, y compris dans le monde occidental, renforcé par la montée du religieux. - Relevons en désordre : Les violences conjugales ; - la prostitution et la traite des êtres humains ; - le rapport à l’image et à la consommation à travers les pubs sexistes et l’utilisation du corps - des femmes dans les publicités ; l’orientation des recherches scientifiques vers l’utilisation du corps de la femme en vue de la procréation, enlevant aux femmes la maîtrise sur leur fécondité (bébés éprouvettes et dépossession des embryons) ; - - la violence patriarcale archaïque, y compris au cœur du monde occidental, à travers la répudiation, les mutilations génitales, la lapidation, les mariages forcés, l’enfermement du corps dans des vêtements le dissimulant (la burqa, le tchador) ; la non-reconnaissance des témoignages de femmes victimes de viol vis-à-vis desquelles les institutions et les acteurs fonctionnent d’abord sur un a priori de mensonge ou de soupçon. Bien sûr, le corps de la femme en tant qu’objet de violence et en tant que marchandise est depuis toujours au cœur de la domination subie. L’objectif ici est de relier cette dimension du corps aux autres composantes des rapports de sexe en explorant des perspectives nouvelles et créatives. Le projet est de développer à partir du corps non pas une plainte, ou une Féminisme, comment dire le juste et l’injuste ? -5- Pour une éducation populaire féministe analyse sociologique, ou un constat, mais bien d’inventer une culture offensive enracinée dans les ressources du corps. Autrement dit, il s’agit de sortir du constat ou de la lamentation pour inventer une résistance joyeuse et une esthétique impertinente. L’enjeu n’est donc pas de reproduire : 1. la plainte ancestrale ; 2. le moralisme judéo-chrétien ; 3. le sociologisme déterministe, 4. le biologisme déterministe. Le corps ici est pris comme un espace novateur articulant le dedans et le dehors qui peut susciter des démarches, des gestes, des pratiques refusant la maîtrise : la maîtrise des rapports d’autorité mais aussi la maîtrise du langage rationnel. Ce sont donc toutes les ressources du langage corporel proche et symbolique tout à la fois qui nous paraissent trop peu déployées dans la tradition féministe. L’éducation populaire féministe, ce serait donc toutes les démarches d’expression et d’invention à partir de la vie quotidienne qui inventent un au-delà des codes imposés. Repenser l’éducation populaire féministe autour du thème du corps est une manière de privilégier l’expression et la résistance. Cette entrée se prête particulièrement bien à l’internationalisation du féminisme parce qu’elle est concrète, symbolique et collective, qu’elle peut avoir un impact sur les modes d’organisation du mouvement féministe. En effet, privilégier le rapport au corps permet d’inventer des événements fédérateurs qui ne jouent pas seulement sur le discours et l’argumentation mais bien plus sur la scénographie, la rencontre, le mouvement, la liberté : liberté du dehors, pouvoir des femmes de sortir de chez elles, de se montrer, de manifester au sens fort du terme. Le thème du corps permet à la fois de manifester les deuils que subissent de nombreuses femmes mais aussi d’inventer les fêtes que le corps en mouvement permet. Cette approche concrète de la situation des femmes permet donc de déployer un travail d’éducation populaire autour d’une expression à la fois humaine et politique dans deux directions : une direction centrée sur le tort et la dénonciation (le corps en deuil) et une direction beaucoup plus joyeuse, créative, expressive faisant du mouvement féministe un mouvement culturel au sens fort du terme, inventant des langages et des référents dans une offensive positive et attractive (le corps en fête). LE CORPS EN DEUIL Autour des violences faites au corps de femmes, violences symboliques et physiques, peuvent circuler de nombreux récits. Cette entrée a été privilégiée notamment par Vie Féminine lors de sa rencontre d’été 2003 proposant à ses animatrices une démarche de narration, à partir de la consigne suivante : « un moment de ma vie au cours duquel mon corps ou le corps d’une femme de mon entourage n’a pas été suffisamment respecté ». Les récits font apparaître évidemment le statut d’objet de séduction et d’objet marchand du corps de la femme, mais aussi le corps instrumentalisé dans des circuits hospitaliers, le corps enfermé dans des vêtements à l’intérieur des murs et bien sûr le corps violenté. Les témoignages ont notamment évoqué la femme machine lors de l’accouchement, la femme reproductrice et pondeuse, à Féminisme, comment dire le juste et l’injuste ? -6- Pour une éducation populaire féministe travers des témoignages de pressions familiales subies par des jeunes femmes de chez nous pour qu’elles « donnent des enfants à leur famille et belle-famille ». Le corps en deuil, c’est aussi un ressort pour inventer des énonciations politiques fortes, dénonçant les torts subis, non seulement par les femmes mais aussi par tous les humains et dont le mouvement féminin se veut le fer de lance : par exemple le pacifisme et l’accueil des réfugiés. Le corps en deuil peut donc donner lieu à une énonciation politique : « nous les femmes en noir », par exemple, un collectif international qui se mobilise régulièrement et qui invite tous ceux partageant son combat à porter ce nom, hommes ou femmes. Ceux qui rejoignent les femmes en noir deviennent des femmes en noir. LE CORPS EN FÊTE L’autre facette du corps ouvre sur l’invention de langages, de démarches qui s’appuient sur différentes traditions et inventent des événements joyeux. Ces événements sont novateurs et ont une destination collective ; en même temps, ils sont subversifs et critiques, en cassant des habitudes et des clivages. Citons à ce propos la revue théâtrale inventée par les Femmes Prévoyantes Socialistes autour du thème « Stop modèle », transformant les instruments de coquetterie en instruments de torture et dénonçant « la dictature de la taille 36 ». De même autour de la Louvière des femmes chômeuses se sont données comme nom joyeux les « parolesses » et elles inventent différentes interventions sur les marchés ou les places publiques autour de stéréotypes (voir « Paroles citoyennes » ). Dans le même ordre d’idée, on peut évoquer bien sûr les différentes parades altermondialistes. Donnons une place particulière à « la parade des lanternes » à Hotton en Ardennes où des jeunes filles d’origine turque se sont retrouvées dans le cortège, aux côtés de leurs frères, avec des déguisements extrêmement originaux et inventifs : bref dans une posture d’égalité tout à fait nouvelle et dans une liberté de mouvements et de vêtements tout à fait révolutionnaire eu égard à leurs habitudes culturelles. Cet exemple montre bien la richesse du travail d’expression, de rencontre, d’inventions scénographiques. Une telle entrée évite le piège de l’argumentation, de la conviction que l’on veut imposer et qui souvent est bloquante, provoquant des réactions de méfiance. En revanche, entrer par l’expérience culturelle et expressive sans discours « prêchi-prêcha » permet presque naturellement que des femmes commencent à s’affranchir du patriarcat. Le corps en fête résiste au patriarcat sans l’agresser de front. Cette démarche ne se situe pas dans le registre de la libération individuelle et sexuelle des femmes telle qu’on la connue en 1968. La déconstruction propose un registre politique plus large, esthétique, symbolique, collectif. Ce qui est revendiqué à travers ces démarches, c’est le droit à l’expression des femmes comme citoyennes, puisque inventant des événements collectifs et y participant dans une liberté de gestes et de mouvements. Une telle option permet que le féminisme ne soit plus réservé à une élite intellectuelle mais qu’il se popularise. Il s’agit d’une dynamique articulant le dedans et le dehors : sortir de l’espace privé et s’extérioriser par un choix libre d’attributs et de gestes. Féminisme, comment dire le juste et l’injuste ? -7- Pour une éducation populaire féministe LE PIEGE DES LUTTES REDUITES En effet se focaliser exclusivement sur l’intégration économique des femmes comme levier de leur émancipation représente au plan international un piège. On constate en effet que les pays à forte domination patriarcale envoient leurs femmes travailler pour être rentables et les poussent à occuper la sphère économique, mais à une condition, c’est que cet espace de production soit tout de suite relayé par l’espace privé. Bref, l’enfermement des femmes dans l’espace privé n’est pas du tout corrigé par leur intégration sur le marché de l’emploi, puisque est seulement autorisé leur va et vient entre la sphère du travail et la sphère familiale. L’on voit notamment cette tendance à l’œuvre dans un pays comme l’Iran où les femmes contrôlées par la religion et les hommes, voilées jusqu’aux yeux, occupent des fonctions économiques pointues et variées. Ce qui leur est refusé, c’est l’accès à l’espace public dans tous les sens du terme : l’accès à l’espace public démocratique, à la libre expression de leurs désirs et de leurs projets, l’accès aux espaces publics concrets, c’est-à-dire aux lieux de libre rencontre, de libre association ou de libre loisir. LE CORPS ET LE DEHORS La conquête de l’espace public par les femmes à travers leurs droits de sortir physiquement, de s’inventer des registres d’expression et d’action représente un levier pour le mouvement culturel féminise international, dont l’enjeu est la conquête de l’espace public. Un tel enjeu peut aussi s’appuyer sur une démarche plus argumentaire : par exemple, une plateforme revendicative comme celle proposée par le mouvement de la Marche mondiale des femmes. En bout de course, c’est aussi une revendication économique, à savoir que les femmes puissent s’approprier l’argent qu’elles gagnent et ne pas être de simples machines à travailler. Ce qui est interrogé de manière inventive et expressive dans des dispositifs collectifs toujours renouvelés, c’est le lien social, ce qui est refusé ou combattu, c’est le consumérisme, le natalisme, le conservatisme social et la reproduction des hiérarchies entre sexes. Il s’agit néanmoins d’inventer un mouvement beaucoup moins mental et discursif que dans les années 70 et 80 : un mouvement plus symbolique et expressif touchant à des thèmes qui ne sont pas exclusivement féminins comme l’alter - mondialisme, le pacifisme, l’avenir des jeunes migrants, la double peine, etc. L’option du corps et de l’invention symbolique permet aussi une articulation forte aux pratiques artistiques, notamment à l’art contemporain, ou encore aux poètes et aux artistes de toutes les cultures. C’est aussi contribuer à mettre sous le signe de la gaieté l’offensive féminine. Féminisme, comment dire le juste et l’injuste ? -8- Pour une éducation populaire féministe UN DEUXIÈME LIEU : LA PENSÉE Le statut immobile et ancestral imposé à de nombreuses femmes est le fruit d’un refoulement, repoussant « hors frontière » la pensée critique et divergente, pensée indispensable au développement des démocraties. Relevons en désordre : - le retour en force de la famille comme valeur unique et l’enfermement de la femme dans celle-ci, courant de pensée particulièrement puissant aux Etats-Unis ; - la puissance des stéréotypes, y compris auprès des jeunes générations, qui empêchent tant les filles que les garçons d’avoir des projets inédits en relation avec leurs désirs ; - la manière dont sont ridiculisées des femmes revendicatrices et contestatrices ; la persistance d’un discours nataliste où pour être en ordre avec la société, une femme doit - avoir des enfants; l’importance des mythologies médiatiques et télévisuelles (Star - Academy par exemple) où - filles et garçons mettent en spectacle des rapports tout à fait convenus ; la pauvreté des modèles de vie inventifs et alternatifs qui pourraient proposer aux femmes - de tous les jours (et pas seulement aux intellectuelles) des scénarios ouverts et diversifiés ; la vision dogmatique des rapports entre hommes et femmes véhiculée dans de nombreuses - communautés ethniques ; l’invisibilité des codes dominants complètement intégrés dans les esprits et les pratiques à travers les images, les médias, les modes, les habitudes. UN TROISIÈME LIEU : LA REPRODUCTION SOCIALE Qu’ils s’agisse des pays développés ou des pays en voie de développement, du Nord ou du Sud, les mouvements féminins sont confrontés à des processus très profonds de reproduction sociale. Les termes « reproduction sociale » sont à prendre dans le sens que leur donne Bourdieu : les processus d’éducation, de formation et de production qui répètent un ordre social existant, renforçant les positions acquises et maintenant les autres positions dans un statut subalterne. Relevons en désordre - la prédominance des rapports patriarcaux dans les activités sociales et économiques, particulièrement dans les pays du sud ; - le petit nombre de femmes dans des postes à responsabilités, maintenant au sein même des démocraties une hiérarchie implicite ; - la reproduction des rôles en matière de relations sentimentales entre hommes et femmes (ou pour résumer « de jeunes hommes n’épousent pas des femmes mûres mais l’inverse est vrai ») ; a contrario le silence entretenu à l’égard de nouvelles pratiques égalitaires minoritaires telles que l’émergence d’hommes intéressés par la vie domestique /familiale ou - intéressés par les relations amoureuses/ affectives avec des femmes de tous âges ; le manque d’encadrement des adolescents et adolescentes à l’école et ailleurs pour favoriser leur compréhension et analyse des rapports sociaux de sexe. NB : ce manque « d’éducation populaire » encourage la reconduction implicite des évidences sexistes ; Féminisme, comment dire le juste et l’injuste ? -9- Pour une éducation populaire féministe - la difficulté de reconnaître légalement et politiquement un aspect collectif aux menaces pesant sur les femmes: on individualise, on psychologise la violence conjugale, les « tournantes », etc. Notamment le viol est présenté comme une conséquence presque - normale du psychisme masculin ce qui tend à le légitimer ; la manière dont les réflexes de défense à l’égard des humiliations et vexations ne sont pas suffisamment développés chez les filles dans l’éducation familiale et scolaire ; en ce compris les réflexes de défense à l’égard des comportements humiliants ou vexatoires venant des - filles elles-mêmes ; les inégalités salariales persistantes y compris dans les pays occidentaux après presque un - siècle de luttes à ce sujet ; la spécialisation persistante des rôles en éducation entraînant le manque de prise en charge collective des enfants : pauvreté des services publics insuffisamment organisés et décentralisés comme les crèches, maisons pour enfants, … ; - le manque de visibilité voire même le déni obstiné dont fait l’objet l’Histoire des femmes dans l’Histoire tout court : par exemple le mouvement ouvrier est étudié dans nos écoles comme un mouvement important de transformation collective, mais le mouvement des femmes qui dans les faits a eu une importance équivalente n’est jamais étudié dans nos - écoles ; la désinformation à l’égard des conditions de vie concrètes des femmes: par exemple l’énorme insuffisance statistique (à une époque qui ne jure que par la statistique) touchant à la comparaison entre réussites professionnelles des filles et des garçons, accès des filles et des garçons aux responsabilités politiques, économiques, sociales, juridiques, locales et internationales, accès des filles et des garçons à l’instruction, à l’expression artistique et - esthétique, aux loisirs et à l’épanouissement physique et culturel ; le rapport au patronyme et au nom de famille où dans de nombreux pays occidentaux, c’est le nom du père et celui du mari qui identifie les femmes. UN QUATRIÈME LIEU : LES LANGAGES SYMBOLIQUES La manière dont les relations sociales et culturelles de sexe sont parlées à travers les langues, les images, les médias et les codes est révélatrice des représentations implicites véhiculées. Nos sociétés excellent en effet à banaliser ou à neutraliser l’injustice ou l’inégalité que certains termes révèlent : tout un langage politiquement correct au nom d’un soi-disant respect de la différence tend à occulter les fractures et les affrontements. Bref, il est de bon ton de parler de « caractéristiques culturelles » plutôt que de « femmes dominées », de « différence culturelle » plutôt que « d’aliénation intégriste », etc. Voilà pourquoi le féminisme paraît là aussi être un courant analyseur de cette « novlangue » qui prône un statu quo de bon aloi et tend à neutraliser tout ce qui fait faille, tout ce qui pourrait avoir une force de transformation collective. Ce dernier axe est particulièrement important, car il touche aussi à la disqualification que subissent une série de termes liés aux combats politiques et sociaux : par exemple, « éducation populaire », « exploitation », « aliénation », « domination ». Relevons en désordre : - la péjorativisation des termes féminins : exemple : entraîneur, entraîneuse, etc. ; Féminisme, comment dire le juste et l’injuste ? - 10 - Pour une éducation populaire féministe - la féminisation des noms de métier tournée en ridicule alors qu’elle a son importance pour favoriser l’accès des filles à toutes les professions , par exemple : la fameuse polémique de la cafetière ; - les plaisanteries variées évoquant l’idiotie des femmes , par exemple : les blagues sur les blondes ; - les termes ironiques évoquant les aspirations féminines à l’émancipation , par exemple : les pétroleuses ; les suffragettes, les brûleuses de soutien-gorge, les « mal -baisées ». En particulier, notons qu’en matière d’images, un important travail est à faire qui permette de comprendre la manière dont les médias relaient une certaine vision des rapports entre hommes et femmes, la manière dont plus largement les nouvelles technologies de l’information privilégient le rapport au masculin, dans leur choix de dispositifs : par exemple les jeux vidéo « mâles et guerriers ». Féminisme, comment dire le juste et l’injuste ? - 11 - Pour une éducation populaire féministe DEUXIÈME ÉTAPE : SE DONNER QUATRE INTELLIGENCES POUR AGIR Pour inventer des formes d’actions et d’engagements, il est important d’identifier sur quoi il faut mettre l’accent pour transformer ce qui est inacceptable et insatisfaisant au regard des principes démocratiques d’égalité et de liberté. C’est en effet par rapport à ces principes démocratiques que la situation actuelle des femmes est insatisfaisante. En dehors de cette référence méta - sociale, les situations vécues ne peuvent pas être évaluées. Les lieux emblématiques que le groupe a identifiés amènent donc à penser le déploiement du féminisme autour de deux orientations importantes. La première orientation concerne les relations concrètes entre humains : les rapports au corps et les pratiques de reproduction sociale. La deuxième orientation touche aux visions du monde et aux représentations : la normalisation des rapports entre hommes et femmes (la pensée unique) et les langages ou images qu’elle véhicule. Voilà deux orientations fortes et complémentaires pour le combat féministe : intervenir sur les rapports concrets (l’infrastructure des rapports sociaux) et inventer des pratiques symboliques et culturelles pour modifier les mentalités. Il s’agit de mener un travail de conscientisation, d’éducation et d’expression avec et par les femmes. Tel est l’objectif traditionnellement ancré dans l’histoire de l’éducation populaire, ème laquelle s’est donné dès le 19 siècle la mission de transformer des acteurs soumis et affaiblis individuellement en acteurs sociaux, collectivement organisés et offensifs, en leur donnant des moyens d’analyse et aussi des moyens d’expression et d’action. A partir de là, quatre perspectives de travail inspirées des « intelligences citoyennes » de Majo Hansotte ont été valorisées par le groupe. QUELLES SONT NOS RESSOURCES POUR AGIR ? 1. La narration La narration privilégie les témoignages proches de la vie quotidienne et le lien à l’Histoire 3 des femmes . La narration assure donc dans les processus d’éducation populaire le lien aux formes de vie concrètes et à l’expérience. Elle favorise la transmission de l’Histoire des femmes, de leur exploitation comme de leurs créations et inventions ; dans la sensibilisation publique, la narration permet de promouvoir les témoignages, déclencheurs et éveilleurs d’un combat à mener, et permet aussi d’inventer des fidélités aux événements. Raconter et écouter des récits font partie d’une habitude humaine très ancienne, grâce à laquelle l’exigence de Justice se transmet comme un héritage ou un bien précieux. Le récit peut, en effet, témoigner de l’exigence de Justice. 3 Voir annexe 2, les récits des participantes Féminisme, comment dire le juste et l’injuste ? - 12 - Pour une éducation populaire féministe Enfants, adolescentes ou adultes, nous pouvons écouter ou lire des témoignages dans lesquels les « héroïnes » racontent les injustices qu’elles ont subies, les combats qu’elles ont menés pour plus de Justice… Parce que nous sommes nourries par ces récits, nous devenons plus attentives aux injustices et nous renforçons nos exigences ou nos espérances pour l’avenir. La réception d’un récit comprend trois temps : le récit nous aide à comprendre les autres – une attitude éthique – à analyser ce qui s’est passé – une attitude critique – à utiliser ce qui est raconté pour imaginer notre avenir à tous – une attitude dynamique qui « potentialise » le récit, qui en fait un moteur pour nous engager dans un projet, une action, une intervention, un nouveau récit, une œuvre nouvelle en faveur du Juste. 2. L’argumentation L’argumentation touche au combat législatif proprement dit. L’intelligence argumentative permet que les enjeux féministes puissent faire leur chemin dans la classe politique. Elle contribue à ce que les différentes lois reposent bien sur une argumentation prenant le point de vue des femmes en considération. Si le débat et l’argumentation sont essentiels pour discerner le Juste de l’Injuste, ils le sont à trois conditions : • Ne pas appliquer des règles de logique purement formelles et mécaniques parce qu’elles ne prennent pas la réalité des rapports sociaux, y compris les rapports de sexe • en compte ; Ne pas utiliser la force du raisonnement et de l’argument pour impressionner l’autre et • le faire taire ; Ne pas être malhonnête ou peu sincère : le principe de débattre avec d’autres n’a alors plus de sens. Les femmes ont particulièrement à être vigilantes à l’égard de ces repères permettant d’identifier que l’on est dans un vrai débat et non pas dans un jeu de langage rhétorique, inscrit dans un rapport de force. C’est autour des quatre questions identifiées dans le tableau suivant que s’évalue la qualité politique et éthique d’un débat. Féminisme, comment dire le juste et l’injuste ? - 13 - Pour une éducation populaire féministe Votre conviction le rapport au Juste : Ce que vous proposez, est-ce bien seulement pour certains humains ou juste pour toutes et tous ? le rapport au Sincère : le rapport au Vrai : le rapport au Droit : Ce que vous croyez Quels faits vous Quelles lois ou règles est-il à mettre en relation avec les permettent de dire cela ? peuvent vous servir de références ? situations vécues par vous ? Quelles lois ou règles vous posent difficulté ? Travailler les textes démocratiques Un autre axe important pour le mouvement féministe est d’interroger les textes fondateurs du Droit international et des Constitutions européennes et nationales. On constate en effet que la plupart des textes régissant le Droit et les Constitutions sont formulés à partir d’un point de vue essentiellement masculin dans le contenu et dans la grammaire ; ce qui leur donne une légitimité réduite. L’on songe en particulier à la révision de la Constitution belge qui pourrait être l‘ occasion de repenser la manière avec laquelle le texte est formulé et plus encore à la Constitution européenne où le point de vue féminin devrait être autant garanti que le point de vue masculin. 3. La déconstruction La déconstruction représente une option relativement neuve pour le féminisme contemporain : ce sont toutes les démarches créatives développées par les groupes de base d’abord, projetées dans l’espace public ensuite, qui imposent de manière originale de nouvelles questions, de nouvelles visions du monde. Dans des processus de base, la déconstruction amène progressivement des femmes à interroger leurs rapports sociaux, leurs rapports familiaux pour les remettre en question. Dans l’espace public, ce sont toutes les formes d’interventions créatives qui déclenchent un autre regard, qui suscitent un étonnement ou un basculement des opinions : comment introduire dans l’opinion un doute sur des évidences acceptées comme telles ? Comment diffuser le soupçon sur les mots, sur la syntaxe, sur les règles de vie admises ? Féminisme, comment dire le juste et l’injuste ? - 14 - Pour une éducation populaire féministe La vigilance critique c' est résister aux discours d' embrigadement ou aux humiliations. La déconstruction, joyeuse ou silencieuse, n’est pas la dérision : ni se moquer, ni inverser les choses. Elle cherche surtout à débusquer l’arbitraire dans des règles ou codes, en les détricotant de façon inventive. Elle ne s’attaque pas à des personnes privées, ce que la dérision peut faire. La déconstruction est une attitude éthique de résistance. 4. La prescription Cette étape de la prescription est indispensable à l’émergence d’un mouvement social complet. Comment faire en sorte que des prescriptions précises soient produites par le point de vue féminin et porté par de nombreux acteurs ? Inventer des injonctions radicales non négociables qui font avancer les rapports sociaux ces dernières années (« à travail égal, salaire égal ! » ou bien « un enfant si je veux, quand je veux »). Comment formuler ces exigences de Justice pour être entendues et ne pas rester dans son coin ? De nombreux slogans célèbres sont construits de la façon suivante : a) se situer : dire ce qu’on veut ici et maintenant; b)se rebaptiser c’est-à-dire se donner un nouveau nom : « Nous, les femmes en noir » ; Ce nouveau nom est un nom de combat qui permet d’être rejointes par d’autres; c) exiger un avenir juste : « Nous voulons nos enfants vivants ». Féminisme, comment dire le juste et l’injuste ? - 15 - Pour une éducation populaire féministe TROISIÈME ÉTAPE : EXPLORER TOUTES LES COMPOSANTES DU MOUVEMENT Nous constatons que l’argumentation a été très privilégiée dans l’histoire du féminisme, ce qui en fait un courant rationnel et légaliste, même si de nombreuses formes d’expression sont sorties de ce cadre. 1) Définir l’exigence féministe Il est important pour le déploiement du féminisme que des exigences radicales de changement soient identifiées, explorées, partagées et comprises par un maximum de femmes. Qu’est-ce que le féminisme ? Une urgence, une survie ? Un projet de société, un projet politique, une utopie ? Comme mouvement social, où se situe-t-il sur l’échiquier politique ? Le féminisme est-il un courant culturel, joyeux, festif, désobéissant, se rendant visible, faisant la nique, interrogeant les mots et les langages imposés ? Le féminisme est-il un mouvement de réflexion sur les rapports dominés /dominants en faisant surgir un point de vue « en plus », une analyse nouvelle ? Pour donner au féminisme un statut visible de mouvement social et ne pas le maintenir dans une lutte particulière, il est important qu’il se déploie dans trois sphères de la vie collective : l’action des groupes de base proches et quotidiens, les interventions mobilisatrices dans l’espace public et médiatique, le travail législatif et la stabilisation des conquêtes au niveau des États, envisageant le suivi de l’application des lois dans la vie quotidienne. Ce travail est épuisant, car de très nombreuses pratiques restent en désaccord avec la loi. Il s’agit là de trois sphères différentes pour une action politique. Ces trois sphères sont complémentaires, mais renvoient à des démarches, à des attitudes, à des ressources et à des modes d’actions fondamentalement différents. Les trois composantes du développement féministe sont respectivement : le travail quotidien et local avec des groupes de base, la sensibilisation et la mobilisation de la société civile, l’offensive juridico-politique à l’égard des Etats et de leurs différents niveaux de pouvoirs. C’est à l’articulation de ces trois sphères que l’on peut évaluer l’amplitude d’un mouvement social et sa portée. On peut donc considérer qu’un processus d’éducation populaire « féministe » est complet lorsque pour différentes actrices ont été mis en place et identifiés trois registres de l’action collective et trois cibles différentes de cette action. Il serait donc indispensable que les différentes organisations féministes se situent par rapport à ces trois Féminisme, comment dire le juste et l’injuste ? - 16 - Pour une éducation populaire féministe sphères, identifient ce qu’elles développent plus spécifiquement comme initiatives liées aux trois sphères. Bien sûr, les trois composantes n’obéissent pas à un ordre strictement chronologique, mais peuvent être menées de manière interactive en clarifiant pour les groupements féministes les pôles d’actions à développer et les synergies entre ces pôles d’actions, en créant sur cette base des pactes entre associations pour assurer à l’ensemble une force et un cohérence locales et mondiales : ces sphères n’incarnent en rien une hiérarchie dans l’action. Une manière de repenser le féminisme contemporain est donc d’articuler, dans la réflexion mais aussi dans les pratiques, ces trois niveaux d’action et d’intervention profondément complémentaires et indispensables. Cette articulation est celle que prône l’éducation populaire : une culture de l’action collective où chacun-e apprend de l’autre à partir de l’expérience, pour développer des savoirs et des actions. Il s’agirait donc pour le mouvement féministe d’identifier différents niveaux d’intervention et donc différentes méthodes pour pouvoir créer des synergies et des liens forts. Le réseau est en conséquence un moyen d’action parmi d’autres pour autant qu’il soit bien situé dans des objectifs et par rapport à des logiques d’action. Il nous semble dès lors important de promouvoir les approches déconstructive et narrative pour articuler trois sphères d’action : groupes de base, espace public et travail législatif. C’est ainsi que nous pourrons favoriser l’expression culturelle et politique du féminisme. Féminisme, comment dire le juste et l’injuste ? - 17 - Pour une éducation populaire féministe 2) Déployer le féminisme en mouvement culturel et politique Un enjeu important pour le féminisme est d’élargir les modalités de la société civile organisée. Qu’entend-on par société civile organisée ? Il s’agit de toutes les modalités d’intervention imaginées par les citoyennes et les citoyens pour aborder la question du changement, proposer d’autres logiques sociales. Cette société civile tend à s’organiser petit à petit sur le plan mondial à travers des initiatives comme la marche mondiale des femmes ou les forums sociaux. Le sens donné à « société civile » ici n’est donc pas à confondre avec le corporatisme ou l’enfermement des citoyens dans leurs préoccupations ou touchant strictement à leur environnement immédiat. La société civile organisée, ce sont tous les processus par lesquels des gens s’engagent en faveur de l’intérêt général et du bien commun, ce qui nécessite des méthodes, des lieux, des démarches d’informations. On considère cette société civile organisée comme une des trois composantes d’une société moderne : les Etats, le Marché et la société civile. De nos jours, en effet, les citoyennes et les citoyens sont nécessairement confrontés à une pluralité d’États dont certains en voie de fédération et voient leur sort arbitré notamment par des États au pluriel dont il ne font pas partie. Voilà pourquoi on parlera des Etats comme partenaires des mouvements sociaux et de la société civile plutôt que d’un Etat. Un processus complet d’engagement féministe devrait donc impliquer les niveaux d’intervention suivants : 1. la conscientisation des femmes là où elles sont et leur accès à l’expression en lien avec leur vie quotidienne ; 2. 3. la mobilisation publique et la sensibilisation médiatique ; le combat législatif et parlementaire. Ces différents repères représentent trois phases de l’action sociale et culturelle du féminisme, à travers trois « figures » de militantes : les animatrices travaillent avec des groupes de base pour mener des démarches de conscientisation, d’expression, d’échanges de pratiques quotidiennes ; les « déclencheuses « qui savent forger des mots d’ordre, mobiliser des combats, rendre visibles les exigences, trouver des performances symboliques et enfin les élues qui ont reçu des autres le mandat de transformer les rapports insatisfaisants à travers la modification du droit. Dans les colonnes qui vont suivre, ces trois composantes de l’action collective sont formalisées de façon structurelle. Féminisme, comment dire le juste et l’injuste ? - 18 - Pour une éducation populaire féministe Les groupes de base La société civile Les États Conscientisations et accès à Sensibilisation ou mobilisation Combats législatifs et l’expression en lien avec la vie quotidienne publiques et médiatiques conquêtes politiques Ce travail de conscientisation, ce Cette sensibilisation publique, ce Cette troisième dimension d’un sont toutes les démarches par lesquelles des femmes sont toutes les manifestations fortes d’un refus et d’une mouvement socio-politique concerne le rapport de la société rencontrant d’autres femmes et d’autres hommes expriment et exigence. Les registres sont multiples ; par exemple : La civile avec les Etats de droit : la manière dont un mouvement analysent les rapports insatisfaisants qui les enferment Marche mondiale des femmes, les femmes en noir, ou encore pèse sur la formalisation des textes de lois, des normes ou inventent d’autres rapports. Les groupes de base sont des « lles mères de la place de Mai» etc… On peut comparer cet axe publiques. Cet axe de travail jusqu’à présent a été bien groupes locaux qui se rencontrent régulièrement et qui partent des questions : Qu’est-ce que l’on veut changer ? Qu’est-ce que de travail à des processus de déclenchement : les « déclencheuses » dans développé chez nous par les associations féministes, faisant l’on veut exprimer ? Les groupes de base sont appuyés par des « animatrices » l’espace public sont indispensables pour faire apparaître de manière percutante proposant des méthodologies, les inégalités et les injustices, faire surgir de mille et une façons pour comprendre, s’exprimer, agir… « le choc du doute ou de la révolte ». du féminisme un courant légaliste, valorisant le travail des élues. Et, suivis vigilants pour contrôle de l’application des conquêtes législatives. Trois figures complémentaires pour un agir politique : les animatrices, les « déclencheuses, » les élues. Ces trois figures pouvant être assumées à des moments différents par chacune d’entre nous. Comment le féminisme peut-il se donner des méthodes et des processus d’éducation populaire en amont et au-delà du combat juridique et parlementaire ? Comment investir aussi le champ culturel et l’espace public ? Féminisme, comment dire le juste et l’injuste ? - 19 - Pour une éducation populaire féministe QUATRIÈME ÉTAPE : EXPLORER L’INVENTION DÉCONSTRUCTIVE L’intelligence déconstructive apparaît comme prioritaire à explorer pour inventer des pratiques d’éducation populaire dans une perspective d’émancipation des femmes : favoriser la transformation du mouvement féministe trop rationnel et trop légaliste (privilégiant l’argumentation) en un mouvement culturel riche, ancré dans les pratiques de vie et suscitant un imaginaire fort, des utopies variées. On constate, en effet, une timidité très grande des féministes à l’égard de la subversion créative, de l’invention utopique, de l’intervention et de la performance esthétique - politique, bref une timidité à l’égard des registres inventifs multiples de la résistance. 1) Une culture du doute démocratique Un des premiers objectifs de l’intelligence déconstructive est d’asseoir une culture du doute démocratique. Ce doute démocratique est une attitude tout à fait indispensable pour garantir le développement correct des démocraties. On constate cependant qu’à l’origine de la pensée des lumières, cette condition indispensable de l’exercice démocratique s’est trouvée déniée ou réduite par la toute puissance du positivisme et des sciences dites exactes, et par des pratiques idéologiques d’endoctrinement centrées sur l’affirmation plutôt que sur le doute et la question. Un bon exemple de cette faillite tragique de la culture du doute est incarnée par une partie de la société américaine contemporaine où cette culture du doute semble inexistante . A cet égard, le féminisme a un rôle tout à fait central et incontournable à jouer dans les années à venir, car comme le mouvement gay ou comme le mouvement d’émancipation des noirs, le mouvement féministe est particulièrement sensible aux clivages artificiels imposés entre les humains et aux dégâts qui en résultent. Plus largement, la tradition des pratiques sociales des femmes est faite de distance et de petites résistances à l’égard du machisme et de l’autorité abusive . Les femmes sont donc porteuses d’un capital symbolique riche en matière de distance critique, et donc porteuses d’une ressource indispensable aux démocraties contemporaines. Ce qui rend le doute et le questionnement, la capacité d’autocritique et d’autodérision à l’égard de soi-même indispensables et salutaires, c’est la condition post-moderne où se juxtaposent des références hétéroclites au sein d’un même espace, d’un même discours, d’un même métier, d’un même collectif, d’un même lieu, d’un même projet. Face à cela, le questionnement et le doute permettent de construire ou de reconstruire un projet commun ainsi que la capacité d’interroger systématiquement toutes les informations et toutes les catégories en cours. Féminisme, comment dire le juste et l’injuste ? - 20 - Pour une éducation populaire féministe 2) Pratiquer l’impertinence culturelle et la résistance Cette approche est différente de l’approche narrative, mais elle représente aujourd’hui un axe clé touchant à nos rapports aux médias et au symbolique. C’est une impertinence culturelle qu’il faut pouvoir développer en préservant le droit au plaisir et en privilégiant l’accès à l’espace public. Comment le mouvement féministe peut-il valoriser les différentes ressources culturelles existantes pour développer des stratégies joyeuses de détournement, de questionnement, de doute ? Comment peut-il à travers mille et une formes de créativité, encouragées pour toutes quelles que soient leurs origines, développer une culture de la pensée critique en lien avec les principes démocratiques ? Le principe d’impertinence représente une dimension centrale dans un travail d’éducation populaire. Qu’entendre par impertinence ? Ce sont toutes les modalités créatives par lesquelles un groupe se « paie le luxe » d’interroger les rôles sociaux, les rapports amoureux, les rapports familiaux, les rapports de travail, pour débusquer ce que ces différents rapports ont d’arbitraire et d’injuste. Ce sont aussi toutes les modalités symboliques par lesquelles un groupe se « paie le luxe » d’imaginer une manière totalement différente de vive et d’avoir du bonheur. A cet égard, on peut constater que les discours trop rationnels et trop verbaux passent moins bien que les réalisations symboliques. L’impertinence correspond à un mouvement de « dissémination » : comme si on soufflait sur les références traditionnelles pour les jeter à tous vents et les mélanger. La question principale est : comment se débloquer, comment oser ? L’impertinence, c’est ce qui prépare l’audace de la vie et le passage à l’action. C’est un moment très important dans la conscientisation politique, moment qui passe par l’invention de pratiques culturelles mélangées et métissées pour « détricoter » les classifications acquises. DES IDÉES D’ACTIONS Imaginer des démarches et inventer des outils pédagogiques attractifs pour apprendre dès la petite enfance le doute et le questionnement par rapport à l’image et aux technologies de l’information est essentiel. Quelques petites idées : donner davantage d’extension aux slogans de la Meute : sur des publicités ambiguës ou sexistes, coller des slogans « Non merci, je n’achète pas ». Autre idée, face à des publicités de cosmétiques, coller la phrase « Est-ce vraiment cela qui compte ? ». Autre exemple encore, distribuer un autocollant qui proclame : « ça ne te pose aucune question, pourquoi ? ». Féminisme, comment dire le juste et l’injuste ? - 21 - Pour une éducation populaire féministe 3) Une culture de l’impertinence créative Ce deuxième axe de l’intelligence déconstructive peut être particulièrement enrichi par toutes les formes symboliques d’investissement de l’espace public. C’est inventer des événements rituels, en valorisant notamment les événements folkloriques rituels ou sociaux que nous héritons de l’Histoire. DES IDÉES D’ACTIONS Un premier exemple pour mener ce travail est l’alter - parade qui a lieu notamment à Liège, dénonçant plus largement les méfaits de la mondialisation marchande : le corps est un lieu convergent de toutes les formes d’exploitation. Une idée parmi d’autres, un char intitulé « arrête ton char Julot ». Ce char comporte une très grande poupée gonflable. Des infirmières proposent aux patients des petites pilules pour devenir immédiatement une femme-objet comme la poupée gonflable ou un homme objet partenaire de la poupée gonflable. Celles et ceux qui ne veulent pas ces pilules signent une charte avec deux devises en tête : « mal baisée », jamais ne dirai ; me moquer des blondes, jamais ne ferai. Le principe de la déconstruction est de provoquer un malaise ou une surprise et pour avoir de l’effet, le geste doit se répéter. Un deuxième exemple concerne la parade des lanternes qui s’est déroulée en 2002 dans le village de Hotton dans la province de Luxembourg. Des jeunes filles d’origine turque se sont engagées dans cette parade aux côtés de leurs frères en portant des vêtements fantasques, en participant à l’événement de façon libre, montrant qu’une approche davantage reliée à l’expression et aux événements fédérateurs est plus efficace qu’une approche trop bavarde et trop rationnelle. Une autre idée de déconstruction : la recherche d’héroïnes inscrites dans l’Histoire qui peuvent nous servir de repères. Cette piste peut être exploitée de manière narrative (voir plus loin) mais peut aussi être traitée sur le thème déconstructif de la « disparition ». Dans cette perspective, on peut imaginer tout un processus de sensibilisation de l’opinion publique et des jeunes autour de « Louise Michel, avis de recherche » : 1. réaliser de nombreuse affiches sous forme d’avis de recherche inspirées de 2. Child Focus, avec le portrait de Louise Michel: disparue depuis… coller largement dans les villes ces affiches ; 3. organiser un meeting sur une place publique avec des pancartes reprenant l’avis de recherche ; 4. sur cette même place, simuler une émission « Appel à témoin, RTBF » : « Louise Michel a disparu depuis le… Elle allait à un rendez-vous au Féminisme, comment dire le juste et l’injuste ? - 22 - Pour une éducation populaire féministe ministère de l’Education pour négocier l’intégration dans les programmes scolaires de l‘ Histoire des femmes et du féminisme. Différents témoins racontent les étapes de la vie de Louise Michel et constatent que non seulement elle a « disparu » physiquement, mais aussi qu’elle n’apparaît pas dans les « manuels scolaires ». Un autre exemple de performance déconstructive autour des médias : organiser une journée d’informations fantaisistes où les journaux écrits, parlés et télévisés éviteraient de prononcer le mot « femme » et toutes les qualifications féminines 4) Une pratique de l’utopie féministe L’effet de l’utopie est comparable à celui d’un voyage : après s’être promenées ailleurs, on en revient stimulées. Le propre de l’utopie est qu’elle n’a pas à se réaliser mais qu’elle propose un imaginaire alternatif inventant des souhaitables qui servent de moteur. Le propre de l’utopie est d’imaginer une société idéale à partir de principes que l’on défend. Diffuser ou même disséminer un peu partout un courant d’utopie féministe permettrait de favoriser un autre imaginaire et d’autres désirs Le propre de ces utopies féminines seraient évidemment de postuler l’égalité entre hommes et femmes, d’inventer des modalités d’organisation sociale en cohérence avec ce principe et de travailler dans la jubilation . Ainsi les utopies éducatives pourraient être multipliées, suscitant étonnement et perplexité : imaginer une école où les jouets guerriers sont mis dans une pièce noire et fermée, dans laquelle l’on ne peut se rendre qu’un à la fois. A l’inverse, les jeux coopératifs sont mis dans une salle claire, fréquentée tous les jours par les enfants. Dans cette même école , il y a des grands-mères qui racontent l’histoire des femmes et l’histoire des enfants. Dans l’évaluation , il y a des rubriques comme « esprit critique, sens de la coopération ». Dans cette même école de demain, on brouille les savoirs traditionnels : par exemple, les filles donnent les cours d’informatique et de technologie et les garçons des cours de couture ou de cuisine. Féminisme, comment dire le juste et l’injuste ? - 23 - Pour une éducation populaire féministe CINQUIEME ÉTAPE : EXPLORER L’INTELLIGENCE NARRATIVE Encourager toutes les formes de narrations réalistes ou poétiques représente un enjeu considérable dans le devenir du mouvement féministe à condition d’encourager ce rapport au récit et à la narration sous l’angle d’un pacte. En effet, faire de la narration un pacte, c’est refuser la consommation passive des témoignages immédiats, spectaculaires. Le « pacte », c’est un rapport d’implication réciproque entre femmes, entre hommes et femmes où chacun(e) s’engage à respecter ce qui lui est narré et à faire quelque chose de ce qu’on lui raconte. L’enjeu de l’intelligence narrative, c’est une fidélité collective à ce qui est raconté. L’intérêt de l’intelligence narrative, c’est aussi d’être proche des formes de vie quotidienne, des registres de paroles non élitistes et non techniques ; c’est aussi de pouvoir accueillir toutes les cultures et toutes les sensibilités . Faire l’Histoire et transmettre l’Histoire Il serait important en matière d’éducation populaire de sortir du dilemme entre la prétention universelle à détenir la vérité démocratique et le relativisme culturel acceptant passivement la cohabitation avec des cultures dominatrices pour les femmes. L’objectif : créer des lieux et des démarches où l’on puisse raconter des insatisfactions de femmes de toutes origines, mais aussi des victoires et des conquêtes obtenues par des femmes. Par exemple, on constate que peu de moyens sont mis en œuvre pour que les femmes musulmanes, regrettant pour elles-mêmes ou pour leurs filles le port de voile, puissent s’exprimer. Seules s’expriment les femmes qui défendent cette pratique sans pour autant disposer des moyens d’analyse permettant de situer cette obligation dans des rapports hiérarchiques religieux, sociaux et familiaux. En particulier ne sont pas abordées les questions que cette pratique culturelle peut faire surgir comme toute pratique culturelle d’ailleurs : d’où vient ce port du voile ? A quelles visions des rapports humains correspond-il ? Qui détient l’autorité dans cette pratique ? Est-il stratégique de porter le voile pour pouvoir gagner sa liberté sur d’autres terrains ? En termes de transmission historique, relevons aussi qu’il existe peu d’ouvrages, de lieux, de films, de pièces transmettant l’Histoire des femmes dans une perspective collective. Ce serait là un axe de travail tout à fait important à développer pour les différentes organisations de femmes : mélanger les « historicités », faire se rencontrer l’histoire des femmes ouvrières en Europe occidentale, l’histoire des femmes du Maghreb, l’histoire des femmes d’Afrique ou d’Asie. Un exemple de fidélité à relancer : la conquête de la contraception. Parce que des femmes ne racontent plus suffisamment ce que cette conquête a représenté et quelle victoire magnifique elle a été, la vigilance s’émousse et on voit notamment l’État réduire progressivement le soutien aux contraceptifs dans sa politique de santé. Dans le rapport aux États, la narration permet que des témoignages nourrissent le travail législatif et suscitent la mobilisation des parlementaires. Féminisme, comment dire le juste et l’injuste ? - 24 - Pour une éducation populaire féministe DES IDÉES D’ACTIONS Nous avons exploré le pacte narratif sous un autre angle : chacune a réalisé un petit texte se remémorant un moment particulier : « la première fois où je me suis impliquée dans un combat ou un refus» . Les différentes étapes de ce pacte narratif ont abouti à partager pour les unes et pour les autres ce qui a été déclencheur dans l’engagement de la personne et à travers ce moment déclencheur, quelle espérance pour le Je (la narratrice), pour le Nous (notre groupe) et pour le Nous Toutes : autrement dit, les perspectives de transformation personnelles et collectives présentes à travers ce récit. Dans un deuxième temps, le groupe a partagé tous ces récits et les a utilisés pour dégager les conditions pratiques de l’engagement: quels sont les rapports de force et quelles sont les coopérations qui ont transformé ces rapports de force ? Comment être fidèles à ces récits en termes d’actions collectives ? Comment imaginer des démarches qui prolongent les espérances de ces récits ? Un exemple de cette valorisation de la narration peut être évoqué à travers l’initiative mise sur pied dans le Beaujolais, à Villefranche-sur-Saône, intitulée « Un week-end chez l’autre ». Ce projet a rassemblé 7 femmes de générations différentes issues de l’immigration marocaine, de 75 ans à 26 ans environ : Sabah Bouquelifi ; Atika Bouriah ; Kenza Elamraoui ; Fahima Kourtel ; Essia Joncoux ; Emine Unex ; Zineb Zouzou Saïdouni. Ces femmes souhaitaient transmettre aux générations montantes un certain nombre de richesses symboliques et culturelles refoulées par l’immigration. Le projet a consisté à mobiliser 6 écrivains français de renom et une photographe qui ont chacun été reçus dans la famille des différentes femmes pour passer un week-end :Sylvie Chausse ; Jean Yves Loude ; Daniel Pelligra ; Thierry Renard ; Annie Salager ; Joël Vernet , Laurence Verrier. En échange, ces 7 artistes ont chacun invité leur « partenaire » marocaine chez eux, pour un week-end. Au cours de ces deux week-ends, chaque femme et son partenaire ont produit en collaboration une courte nouvelle et dans un cas, un récit photographique ; dans toutes ces réalisations, l’essentiel du message des femmes était présent. Ces 7 réalisations, plus ou moins réalistes ou totalement imaginaires selon les goûts, ont été rassemblées dans un très beau livre intitulé « Un week-end chez l’autre ». A l’occasion de la sortie du livre, les femmes et leurs partenaires littéraires ont participé à des émissions de la radio locale pour présenter l’ouvrage, ont organisé des séances -ateliers en lien avec des bibliothèques de la région pour la diffusion de l’ouvrage. Est envisagée une caravane au Maroc pour présenter l’ouvrage, en entourant cette présentation d’interventions symboliques (danses, vêtements, photos, …) : Un Week-end chez l’autre , La passe du vent, 2003. Autres démarches narratives : - mettre sur Internet des - victimisation) ; organiser une Nuit d’écriture femmes, Féminisme, comment dire le juste et l’injuste ? histoires - 25 - positives (résiliance plutôt que Pour une éducation populaire féministe - En région rurale, aller chercher en cascade des récits de femmes (chacune devenant chercheuse de récit à son tour puis mise en commun) ; - Réaliser des CV alternatifs (insérer expériences personnelles positives) ; Créer une comédie musicale avec l’ histoire d’un groupe de femmes ; - Faire circuler l’histoire de la diffusion « Les Monologues du vagin » encore en construction ; - « Ni putes ni soumises » : relayer ce collectif de jeunes filles, faire événement … A SUIVRE ….. Féminisme, comment dire le juste et l’injuste ? - 26 - Pour une éducation populaire féministe Annexe 1 : Ligne du temps du féminime Nous nous inscrivons dans une histoire… en voici quelques éléments partiaux et partiels à garder en mémoire. 1 - Quelques personnalités marquantes dans l' histoire du féminisme Sappho (7ème siècle av. J.-C) Sappho naquit et vécut dans l' île de Lesbos. Son mari mourut jeune : elle resta veuve avec une jeune fille et se dévoua dès lors à la poésie ; elle appela autour d' elle plusieurs femmes illustres; elle en fit ses élèves et ses compagnes; elle les aima avec la passion d' une âme élevée et sensible. Dans ses poésies, elle leur exprima sa tendresse avec toute la violence du plus tendre amour. Christine de Pisan (1364-1431) Une des premières femmes de lettres ayant vécu de sa plume. À la cour de Charles VI, elle est la protégée d' Isabeau de Bavière. Son œuvre abondante et variée lui assure une certaine notoriété : œuvres savantes, ouvrages didactiques édifiants et politiques, en prose ou en vers, et textes lyriques dans tous les genres à la mode. Elle est restée célèbre pour avoir défendu, avec beaucoup d' ardeur, la cause des femmes. Louise Labé (1524-1566) Femme de lettres qui parvient à publier de son vivant un recueil qui contient un texte en prose : " le Débat de folie et d' amour ", trois élégies, vingt-quatre sonnets. Elle a appris le latin, l' italien, quelques rudiments de grec, la musique (on l' appellera " La dame au luth "), mais aussi tous les arts des armes traditionnellement réservé aux hommes. Une femme rebelle déclarant qu' elle voulait voir les femmes : "non en beauté seulement, mais en science et vertu passer ou égaler les hommes". Olympe de Gouge (1748-1793) Rédactrice de la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne en 1791, où elle proposa l' égalité des femmes, et souligne leurs droits à la propriété, à la sûreté, et à la résistance à l' oppression. Elle soutint aussi les droits des femmes non-mariées, la liberté d' expression, et les droits des citoyennes à participer à la politique aussi bien que les hommes. Elle fut aussi femme de lettres mais fut exécutée en 1793 pour son combat pour l' égalité. Terwagne de Méricourt (1762-1817) Venue de la région Liège prêter main forte aux révolutionnaires, elle prononce en 1792 un discours à la Société des Minimes de Paris, pour inciter les femmes à organiser une corps d' armée. "Brisons nos fers, il est temps que les femmes sortent de leur honteuse nullité, où l' ignorance, l' orgueil et l' injustice des hommes les tiennent asservies depuis longtemps." Héroïne révolutionnaire, elle fut surnommée l' Amazone de la Liberté Flora Tristan (1803-1844) Fille illégitime d' une Française pauvre et d' un riche Péruvien. Elle épousa le lithographe chez qui elle travaillait comme ouvrière et elle en eut trois enfants. Elle dut fuir la brutalité de son mari qui l' avait blessée d' un coup de pistolet et qui avait enlevé sa fille. Ses déboires familiaux ne l' empêchèrent pas de lutter, à partir de son expérience personnelle, pour défendre la cause Féminisme, comment dire le juste et l’injuste ? - 27 - Pour une éducation populaire féministe des "parias" comme elle. Elle appela les femmes et les travailleurs à s' unir au-delà des frontières et des métiers (et ce plus de vingt ans avant Karl Marx!) Louise Michel (1830-1905) Signe avec 37 autres femmes un manifeste Le Droit des femmes en 1868. Pendant la Commune, elle fait parie des plus révolutionnaires et elle anime le Club de la révolution, tout en se montrant très préoccupée de questions d’éducation et de pédagogie. De 1890 à 1895, Louise Michel est à Londres, où elle gère une école libertaire. Anarchiste, elle s' est engagée dans les combats anti-esclavagistes, féministes et syndicaux. Clara Zetkin Révolutionnaire allemande, elle fait décider en 1910 par le Congrès international des femmes socialistes d' organiser chaque année une journée internationale des femmes, le 8 mars. Virginia Woolf Auteure, notamment d' Une chambre à soi en 1929. Pour elle, il ne suffit pas à une femme qui veut écrire de reconnaître dans sa mémoire un héritage spécifiquement féminin, maternel, il lui faut encore inventer une généalogie nouvelle d’artistes femmes, une histoire culturelle féminine, un précédent non plus seulement familial mais social. Simone de Beauvoir Auteure, notamment, du Deuxième sexe en 1949, où la construction sociale du supposé déterminisme naturel est mise en avant : "on ne naît pas femme, on le devient". 2- Des faits marquants en Belgique 4 1847 : Zoë Gatti de Gamond devient la première inspectrice des écoles maternelles, primaires et normales pour filles. 1880 : L’Université Libre de Bruxelles s’ouvre aux femmes, suivie par l’Université de Liège en 1881 et par celle de Gand en 1882. 1892 : création de la ligue du droit des femmes par Marie Popelin, docteure en droit et Louis Franck, avocat. 1929 : Lucie Dejardin, première femme élue à la Chambre (en 1921, Marie Spaak-Janson était entrée au Sénat mais par cooptation) 1948 : droit de vote des femmes aux élections législatives 1962 : ouverture du premier centre de planning familial en Belgique francophone, "la Famille heureuse" 1966 : grève de 3 mois des 3000 ouvrières de la FN-Herstal « à travail égal, salaire égal » 1967 : la FGTB publie la Charte des droits de la femme au travail 1968 : la CSC publie le Statut de la travailleuse Pas à pas, l' histoire de l' émancipation de la femme en Belgique, Publication du Ministère de l' Emploi, Egalité des Chances , 1991. Moi les féministes j’ai rien contre, Poupette Choque et Claudine Drion, Ed. Luc Pire et le Monde selon les femmes, 2004. Féminisme, comment dire le juste et l’injuste ? - 28 - Pour une éducation populaire féministe 1972 : 11 novembre, première journée nationale des femmes (au Passage 44 à Bruxelles avec Simone de Beauvoir) 1973 : autorisation de la vente de la pilule contraceptive 1978 : ouverture du Refuge pour femmes battues de Liège et de La Louvière, et quelques mois après, de celui de Bruxelles. 1981,82, 83, 84 : "femmes contre la crise", des milliers de femmes dans les rues pour protester contre les mesures d' austérité qui frappent surtout les femmes : la suppression du complément chômage pour les travailleurs-euses à temps partiel involontaire, le statut de cohabitant-e avec les droits réduits qu' il entraîne et l' exclusion du droit aux allocations de chômage pour les chômeurs-euses de longue durée. 1990 : dépénalisation de l’interruption volontaire de grossesse 1992 : création de SOS Viol 1993 : décret relatif à la féminisation des noms de métier, fonction, grade et titre par la Communauté Française 2000 : 40.000 personnes à Bruxelles le 14 octobre pour le rassemblement européen de la Marche mondiale des femmes 2002 : loi sur la parité sur les listes électorales 2002 : 8 mars, premier parlement des femmes à la Chambre 2002 : loi attribuant le logement familial à la victime de violences conjugales 2003 : loi créant le Fonds de créance alimentaire (qui sera transformé eb 2004 en Service de créances alimentaires aux intentions plus limitéées). 3- Et aussi au plan international… National Woman Suffrage Association, créée en 1869 aux USA : des centaines de clubs et d' associations pour les droits des femmes voient le jour. Le mouvement atteint l' Angleterre. Conférences internationales de l'ONU sur les droits des femmes : 1975 à Mexico, 1980 à Copenhage, 1985 à Nairobi et 1995 à Pékin : cette dernière aboutit à un engagement des pays membres de l' ONU envers un plan d' action en 12 points. Marche mondiale des femmes de l'an 2000 : dans tous les pays, des associations de femmes font marcher des centaines de milliers de femmes contre la pauvreté et les violences faites aux femmes. Prix Nobel de la Paix 2003 à l’Iranienne Shirin Ebady, première femme d’origine musulmane à recevoir cette distinction. Féminisme, comment dire le juste et l’injuste ? - 29 - Pour une éducation populaire féministe Annexe 2 : Récits Ces récits narratifs ont été rédigés durant le processus de travail collectif du groupe. Récit numéro un Septembre 94, en répondant à une offre d’emploi pour la coordination d’un projet d’insertion socioprofessionnelle, je me retrouve engagée à Vie Féminine. Au-delà de la dimension professionnelle, une sorte d’alchimie s’opère. Découverte d’une action collective, d’un projet féministe qui rejoint une série de choses présentes en moi mais pas nécessairement encore formulées : des questions, des aspirations, des révoltes, une injustice ressentie. Pour moi, le premier moment d’un engagement dans une démarche collective et féministe, ce n’est pas une action précise, ponctuelle, mais la rencontre avec un mouvement de femmes (qui ne se dit pas encore féministe à l’époque). Rencontre qui a « structuré » mon féminisme. Récit numéro deux « La solide Madame Tout le monde » Elle est vieille, ronde, passe-partout aux yeux d’une fille de 15 ans. Elle ressemble à une mère sans grande autorité. Et de plus, elle est professeur de cuisine. Tout pour déplaire. Rien en elle n’évoque la modernité. L’autre, beaucoup plus jeune, attentive à son apparence, coquette, voulant faire amie-amie. Quelle garce cette prof de couture ! (Toujours aux yeux de cette fille de 15 ans). Et cette fille de 15 ans qui refuse obstinément la discrimination, qu’elle identifie comme telle, et d’autorité fréquente « l’atelier bois » réservé aux garçons. Malaise du prof mais il lui donnera quand même les outils et le bois et la laissera à la joie de creuser, polir … ce bois si tendre qu’est le cerisier. Tout aurait pu baigner si la coutureuse n’avait décidé de moffler la fille et estimé qu’elle devait doubler. Elle ne voulait rien entendre et sans doute que les menaces proférées par la fille de révéler partout qu’elle avait un amant marié n’ont pas arrangé son humeur. Et, oh surprise, un jour la prof de cuisine « convoque » la fille. Que va-t-il se passer ? Elle est déjà prête à mordre, à défendre son droit de choisir son atelier bois. Mais non ! Du calme ! La prof de cuisine : « Voilà, je sais que tu ne sais pas cuire un œuf. J’ai cependant décidé de te mettre le maximum de points en cuisine, vu que les cotes cuisine-couture sont jointes et que la prof couture veut te mettre zéro, pour que tu puisses continuer tes humanités. Je connais ta mère et je sais que le jour où tu le décideras, elle pourra t’apprendre autant et peut-être mieux que moi. Je ne suis pas d’accord d’empêcher une élève, bonne en plus, de poursuivre des études qui lui ouvriront d’autres horizons et d’autres carrières possibles. Va donc à l’atelier bois en paix !! La fille soulagée a donc continué son petit bonhomme de chemin sans se poser de questions et encore moins remercier cette prof. C’est bien plus tard naturellement qu’elle a réfléchi à la situation. Quelle puissance chez cette femme-qui-ressemblait-à-une-mère-sans-autorité. On peut imaginer la lutte qu’elle a du mener au sein de l’institution école pour « imposer » son point de vue et faire admettre le droit des filles de travailler le bois, de faire admettre qu’une fille qui ne sait pas cuire un œuf n’est pas perdue pour la cause et est digne de respect et d’encouragement. Moralité : Ne vous fiez pas aux apparences ! La vraie puissance peut être bien au chaud dans chaque « Madame Tout le Monde » Récit numéro trois Printemps 78-79, 19 ans … je décide de faire mon stage d’étudiante éducatrice au Collectif et Refuge pour femmes battues – rue Hocheporte – aux Grignoux – à Liège. Je sais que j’ai envie de travailler avec des adultes, des femmes et dans une perspective politique de changement de société. Je revois le local, petit, sympa et la grande table autour de laquelle plusieurs femmes sont assises, MarieJo, Monique, Bernadette, Nicole … l’Affiche de l’ASBL, rouge et noire avec sa serrure et le sigle des femmes. Impression immédiate d’être enfin où je devais être. Impression d’entendre, avec des voix chaleureuses : « Sois la bienvenue ». Impression de légèreté, de convivialité, de force commune, de volonté commune. Je suis bien là où je dois être car tout ce qui m’est présenté et offert est en cohérence avec moi-même. Je vais enfin pouvoir associer ma réflexion personnelle, privée avec ma vie professionnelle. Je vais enfin pouvoir agir sur un changement de société et intensifier, nourrir ma réflexion Féminisme, comment dire le juste et l’injuste ? - 30 - Pour une éducation populaire féministe politique par des échanges, des confrontations, des projets communs et le plus important encore, être avec des femmes. Je vais également effectuer un stage dans un lieu autogestionnaire, non institutionnel … cet aspect est également très moteur car je connaissais une de mes difficultés qui est de fonctionner face à un poids institutionnel et hiérarchique. Ces sentiments de légèreté, de chaleur humaine, de certitude de pouvoir changer la société, de reconnaissance d’appartenance m’accompagnera pendant plusieurs années … à savoir jusqu’à mon départ du Collectif. Et je pense bien, avec le recul que mon départ était lié à ces pertes de sentiments. Récit numéro quatre Il y a 20 ans, par idéal, par utopie j’entre en action directe non violente dans les mouvements pacifistes, communautaires, tiers-mondistes, auto-gestionnaires etc… c’est dans cette mouvance et ce réseau que je vais ouvrir les portes et faire mes premiers pas féministes. Toute ma réflexion, mon approche et mon besoin de vivre la non violence, une conduite vers des rencontres et des stages de formation. Quoi de plus naturel alors de m’inscrire, avec les copines, à un stage de Wendo, technique d’auto-défense pour les femmes qui valorise plus la confiance en soi la vigilance et le « désarmement » de l’adversaire que les coups ? Je peux dire que c’est Gandhi qui m’a amenée au féminisme au départ. J’étais une gamine qui avait construit son identité en cherchant à être partout l’égale des garçons. Je pouvais tout faire comme eux, les jeux, les courses, aller aux matches de foot et y jouer toutes les récrés, grimper, escalader, m’aventurer partout, et puis boire comme eux plus tard etc … Mais en niant complètement mon sexe. J’étais mal dans ma peau de femme à la fin de mon adolescence. Et ne je pouvais que très peu m’identifier aux luttes des femmes dont j’entendais parfois des échos chez ma mère : je n’étais pas des leurs. Par cette décision de participer au stage de Wendo avec les copines, je savais que je faisais rupture avec le passé. J’acceptais, et ce n’était pas sans malaise, de me joindre à un groupe composé de femmes uniquement et donc de me définir comme femme parmi elles et face à elles. Mais ce qui à mes yeux justifiait ma participation c’était avant tout ce qui nous unissait à l’origine : notre lutte pacifiste. La porte était donc ouverte, et le bouleversement a démarré : je suis entrée pendant trois jours dans un partage de parole et destin de femmes, dans un échange de combats de femmes, dans une affirmation de réalité de femmes, dans une reconnaissance d’une opposition aux hommes … Et j’y ai apporté ma participation, premier acte de ma propre identification à une spécificité de lutte de femmes. Déclic, point de non-retour, j’avais sauté les murs et franchi les barrières. Forte d’un sentiment immense de confiance en moi et d’enthousiasme chaleureux nourris par ces trois journées intensives, j’ai pris conscience d’une dimension inconnue alors de moi-même qui ouvrait l’horizon. Un peu plus tard, je me suis engagée dans l’organisation d’un autre stage, pour d’autres, et la construction de mon appartenance et de mon adhésion aux luttes féministes s’est organisée au fil du temps. Récit numéro cinq 1990. Lors d’une réunion du Monde selon les Femmes où il n’y avait pas autant de participantes que d’habitude, Catherine a conclu que c’était sans doute la dernière : « L’enterrement du Monde selon les Femmes » ! Cette éventualité m’a révoltée, un sentiment d’inacceptable, il fallait réagir. Déclic du à l’indignation. On a décidé de ne pas se laisser aller : à trois, un projet a été rédigé pour faire financer la Monde selon les Femmes. J’ai ressenti une appartenance, une complicité entre nous, on y était bien. L’avantage de se soutenir, de mettre ensemble nos aspirations. C’était difficile pour moi de structurer ce désir au départ « épidermique » de renforcer une association de femmes mais l’apport des deux autres l’a permis. Rendre visible ce défi m’a donné de l’énergie. Je jubilais un peu d’imaginer que ce projet anticonformiste puisse être « accepté » par l’ « Institution ». Je sentais qu’on se battait pour rendre le quotidien plus humain, plus sensible. Femmes libres pas soumises Femmes complices pas cancan Femmes poètes pas bébêtes Femmes rebelles pas aliénées Femmes sujets pas objets Femmes couleurs pas grises Femmes debout pas endormies Femmes chanteuses pas annonantes Femmes du vent pas poussières Femmes maintenant pas demain Féminisme, comment dire le juste et l’injuste ? - 31 - Pour une éducation populaire féministe Récit numéro six Septembre 76, « le test est positif » « Ca veut dire que je suis enceinte ? » « Oui » « Est-ce que vous pouvez m’aider ? » « Non ». J’ai 20 ans. J’ai eu un rapport sexuel pour la première fois huit jours auparavant. « Tu vas te faire avorter » me demande l’amie avec qui je partageais mon kot. « Je ne crois pas » mais je me pose la question. Je prends rdv à l’hôpital St Pierre. On me dit d’aller à Utrecht, qu’en Belgique, c’est encore interdit. J’ai une amie dont la maman accepte de nous prêter la voiture pour aller en Hollande mais « Tu l’auras dans une semaine, pas avant, réfléchis ». Le lendemain matin, je la rappelle « Vous pouvez garder l’auto, je garde le bébé ». Pour moi c’est clair, « si c’est pour faire plaisir au reste du monde et me conformer au parcours prévu, ce n’est pas une raison suffisante pour renoncer à l’aventure. Se conformer c’est être raisonnable, poursuivre ses études, trouver du travail, un mari ( !) et avoir des enfants après. Cela peut paraître paradoxal mais pour moi, à ce moment, être féministe passe par l’affirmation de ce que « je veux » et pas les autres. A partir de ce moment, tout un univers s’ouvre à moi. Mes intuitions se concrétisent en rencontres, en confidences reçues, en informations sur « ce qui existe ». Des femmes se battent pour le droit à l’avortement. Le 11 novembre, grande rencontre de femmes autour de ce sujet. Le 8 mars 77 également. J’y suis avec mon ventre déjà bien arrondi. Je vais rue du Méridien à la maison des femmes, elles ont une bibliothèque de livres féministes ; il existe aussi une librairie « Les rabouilleuses » à Ixelles. J’y trouve des livres pour ma future … fille. Je lis Benoîte Groult, Annie Leclerc, « La cause des femmes » de Gisèle Halimi et « Du côté des petites filles » de Belotti. Lors d’un débat public, je prends la parole pour affirmer l’importance du choix en matière d’avortement. Permettre aux femmes de choisir est essentiel. Récit numéro sept Mon rapport au dit « genre », fut très tôt malaise. Je suis née et j’ai grandi dans une famille où l’homme était majoritaire et majoritairement violent et buveur, … et bien fragile. Deux frères morts trop jeunes, l’un suicidaire, l’autre cancéreux. La petite fille que j’étais les a avant tout protégés, aidés, écoutés. Aujourd’hui encore je ressens la nécessité d’aider, autant et sans doute plus, que celle de me défendre et de m’affirmer vis à vis d’eux. Mes engagements au niveau collectif, Patro d’abord, association de parents, Vie Féminine et puis ACRF ont tous été teintés de ma volonté de permettre à chacun de trouver sa place, d’être reconnu. Mon travail dans un centre de planning m’a donné l’occasion de travailler avec des couples, des groupes de paroles … où l’expression et l’écoute des « torts subis » était réciproques et concernait l’individu luimême plutôt que la société. En entrant à l’ACRF, je choisis de rentrer dans un mouvement d’éducation permanente collectif car j’en ressens la nécessité. L’individuel m’étouffe. C’est ici à la formation (où je venais par intérêt pour une méthode d’action collective) que s’éveille tout doucement le projet d’un engagement dans l’action collective pour la cause des femmes. J’y rencontre des « pures et dures » non sans certaines réticences … et suis contente d’y entendre aussi des femmes plus nuancées, moins « attaquantes ». Les échanges nourrissent ma réflexion, je ressens la nécessité de m’informer davantage. Le groupe me porte vers un je ne sais quoi à clarifier. Récit numéro huit Mes premières lunettes « Genre » C’était à la fin du siècle dernier en 1999 … J’avais décidé de reprendre des études sociales après avoir eu deux enfants, ce qui avait permis à mon ex de faire remarquer perfidement que « décidément, je faisais tout à l’envers … ». J’avais alors 30 ans et j’étais entourée de jeunes filles qui en avaient dix de moins, elles, persuadées pour la plupart que le féminisme c’était « trop ringard » ou du moins parfaitement inutile à l’heure actuelle. Nous sommes parties en voyage d’étude au Maroc avec au programme, notamment, la visite d’un orphelinat d’Etat. C’est à cette occasion que j’ai découvert ce que j’appelle aujourd’hui « les lunettes genre ». Soutenue par une condisciple d’origine marocaine, nous nous sommes mises à questionner les évidences, à demander au porte parole officiel des infos sur les formations, les infrastructures, les sports, les activités des garçons et des filles, ce qui a mis en évidence les différences de traitement, d’attention et de projet de vie pour chacun. Les filles n ‘étaient pas encouragées à faire des études au-delà des humanités, de type technique « couture, cuisine, puériculture » et tout le toutim … et encouragée à se marier. Nous n’avons pas eu de « discours » revendicatif, mais le seul fait de questionner les évidences, en particulier du fait d’une jeune Féminisme, comment dire le juste et l’injuste ? - 32 - Pour une éducation populaire féministe fille maghrébine comme ma copine, a mis notre hôte très mal à l’aise et suscité une agressivité à laquelle nous répondions par la dérision, l’ironie … La réaction de notre prof, étiquetée féministe à l’école nous a déçue. Elle jugeait notre intervention grossière et méprisante par rapport à un pays d’accueil, le respect de la culture, des traditions, discours de légitimation des inégalités plus prévisible dans la bouche d’un homme. découverte que les femmes peuvent avoir intégré le point de vue de l’oppresseur découverte de la force, de la solidité, de la parole collective découverte que questionnement = action déconstructive. Récit numéro neuf C’était dans les années 70, au moment où le Parti féministe unifié mettait les partis traditionnels face à la faible place qu’ils donnaient aux femmes et aux questions de femmes. Je ne fréquentais aucun groupe féministe mais je lisais les journaux féministes belges et français et j’étais une assidue des Editions des femmes. Les injustices imposées aux femmes me révoltaient et j’avais pris le pli de les dénoncer par l’écriture. J’étais en particulier une habituée des courriers des lecteurs des journaux, surtout celui de la Libre Belgique, à laquelle j’étais abonnée pour connaître la pensée de l’ennemi. Tout l’art consistait à poser les problèmes de manière à la fois suffisamment claire et encore assez « soft » pour que le texte soit publié. Hors courrier des lecteurs, j’avais réussi à faire publier un message favorable à la libéralisation de l’avortement via les œuvres du journal. Outre les journaux, mes cibles préférées étaient les hommes politiques de droite. Je me souviens d’un courrier adressé à Grafé sur le thème de l’absence inadmissible de pissotières publiques pour femmes et d’un autre, signé Lysistrata, qui menaçait De Sanger d’une grève de la maternité en représailles de je ne sais quelle iniquité qu’il venait d’imposer aux femmes. Je me servais aussi de l’arme de la « naïveté » dans la vie quotidienne, par exemple pour renvoyer le policier qui venait me remettre une contravention à mon mari en m’appuyant sur l’incapacité juridique de la femme encore en vigueur à l’époque. La question du nom me mobilisait à l’extrême et je refusais d’être appelée par le nom de mon mari, ce qui m’avait valu un échange de courriers féroces avec le directeur du centre de transfusion sanguine, échange qui s’était conclu par ma « démission » de donneuse de sang. Ce qui constitue le point commun de tous ces éléments est ma volonté d’agir individuellement en m’inscrivant dans un mouvement collectif (auquel je souscrivais sans y participer « physiquement ») et en visant un impact public. Ce n’est que bien plus tard que j’ai rejoint des groupes et, même alors, la dimension individuelle est restée quelque chose de fondamental pour moi. Récit numéro dix 1973, classe de Bio. Je viens tout juste d’avoir 13 ans. Le prof, homme, fait de « l’humour » en expliquant que « les femmes c’est rien que des emmerdeuses partout où elles sont et qu’il faudrait créer des zoos pour les y enfermer. Zoos dans lesquels « on » pourrait aller en chercher une en vue de la procréation » … ( !?) Moi, la timide, comme ce n’était pas la première fois qu’il provoquait ainsi, je me suis entendue dire (plutôt que je n’ai dit) « et si on faisait le contraire ». Les autres filles me tapaient du coude en disant « tais-toi, mais t’es folle ou quoi ». Lui, s’est approché, m’a soufflé sa fumée et m’a dit « Ah je vois que nous avons une féministe parmi nous ». Je ne savais pas ce qu’était une « Féministe ». Je l’ai raconté à mon retour à la maison. Mon père a beaucoup ri en me disant « t’es bien de la famille » et puis il m’a raconté l’histoire de sa mère et de mes tantes : femmes engagées dès le début du siècle dernier (1917). Je les ai alors fait raconter leur histoire, il en restait deux en vie. Je suis de leur clan : affiliée. Ensuite j’ai lu « nos classiques » et me suis engagée plus collectivement. D’abord déléguée de ma classe au niveau d’un projet d’école. Puis presque tous les combats de femmes depuis. Femmes contre la crise, dépénalisation de l’avortement etc, etc… Mais toujours j’ai mes grande-tantes et ma grand-mère derrière moi un peu comme des fantômes bienveillantes et souriantes : l’accoucheuse de Sprimont … tatouée sur le bras qui expliquait aux femmes pourquoi elles devaient réclamer le droit de vote, celle qui était résistante pendant la guerre, celle qui avait été travailler contre l’avis de tous et élevait seule ses enfants parce que son mari « batifolait » et qu’elle ne voulait rien lui devoir, ni faire semblant de l’ignorer … enfin bref, celles dont le récit m’a construit : « mes petites matriarches perso ». Récit numéro onze Le 8 mars 84, j’ai participé à la manifestation des « femmes contre la crise » à Bruxelles. J’étais syndiquée depuis que je travaillais (2 ans) mais je n’étais pas engagée sur ce plan-là. Je l’étais dans la lutte antimissiles. Les premières mesures de réduction des dépenses chômage allaient toucher les femmes puisque les femmes, involontairement à temps partiel, n’allaient plus avoir droit au complément chômage. Je me suis sentie concernée, étant à l’époque entre sous-statut et chômage. Je ne connaissais pas de militante syndicale mais j’ai retrouvé des copines à la manif. Je me sentais un peu extra terrestre, peu Féminisme, comment dire le juste et l’injuste ? - 33 - Pour une éducation populaire féministe consciente qu’il y avait une discrimination à l’égard des femmes. Je crois que je me demandais « mais qu’est ce qu’elles veulent ? ». Après la manif, je n’ai plus eu de contact avec des associations ou collectifs de femmes pendant plusieurs années et sans pouvoir discuter avec d’autres, ma prise de conscience féministe est restée bloquée dans un mélange de sentiments. J’étais gênée d’être dans le « mauvais camp » puisque je suis devenue travailleuse à temps partiel cohabitante et j’ai vu mon complément chômage disparaître ! Mais ça n’a pas suffit à me remobliliser ! D’autres événements ont dû arriver par m’éveiller pour de bon. Ce qui apparaît comme significatif après réflexion, c’est que j’avais oublié pourquoi on manifestait et que grâce aux souvenirs évoqués, je me suis rendu compte que j’avais pourtant conscience d’être discriminée. L’autre élément, c’est que sans pouvoir en discuter, j’ai enfoui le problème dans une cave … préférant rester sans doute dans le « neutre » des mesures sociales injustes sans devoir en plus porter l’étiquette des « femmes discriminées » dont je ne pouvais me sentir fière ! Heureusement les choses ont changé … j’ai rencontré des copines et des associations qui m’ont permis de me former et de me sentir fière d’être féministe ! Récit numéro douze 1990. Je travaille depuis 4 ans à l’ACRF. Le Mouvement, pas spécialement féministe telle que la caricature le définit, me délègue pour le représenter au sein d’une structure « inter-mouvements »féminins(ACI, Femmes au foyer, Vie féminine, Acrf...). L’objectif principal de ce groupe : mettre sur pied, collectivement sur Namur, une manifestation, un événement, pour le 8 mars. Nouvellement arrivée, je découvre d’autres Mouvements dont j’avais entendu parler, et d’autres que je connaissais un peu mieux. Je me laisse porter et me limite à faire, dans mon Mouvement, la pub pour la soirée-théâtre prévue. Le jour J arrive, et, catastrophe pour moi, le comité prévu pour l’accueil est réduit à peu de choses : l’une est malade, l’autre à un enfant entré d’urgence en clinique...) et il me revient de recevoir les invités, resituer la journée du 8 mars dans le cadre du travail mené en « inter-mouvements », de présenter la pièce de théâtre (dont j ‘ai oublié le titre et l’auteur, mais qui traitait d’un sujet poignant avec une seule femme en scène...). Bref, amenée, malgré moi, à non seulement trouver ma place, mais à la dire... à un public, en majorité féminin. Prise de conscience : De la place du mouvement ACRF dans une action menée en partenariat De la place du mouvement dans une action « féministe », ou en tout cas « à spécificité féminine » Du lien entre mon travail professionnel, le militantisme et/ou l’engagement personnel. Récit numéro treize Engagement fortuit, engagement qui fait du bruit. Lorsque j’étais arrivée aux Etats-Unis, Carine m’avait hébergée, le temps que je trouve un logement. Après quelques mois, j’avais pris mes marques et là, cela faisait longtemps que je ne l’avais plus vue. Je lui ai téléphoné pour prendre de ses nouvelles et elle m’a proposé de la rejoindre une manif. Je ne savais pas exactement de quoi il s’agissait, mais je savais que cela avait à voir avec les femmes, et de toute façon, je voulais lui montrer mon soutien. Je suis donc arrivée sur le quad, espace vert au centre de l’université ; juste devant le bâtiment principal, ironiquement appellé « union » (syndicat), alors qu’à l’époque il n’en existait pas et qu’il a fallu 10 ans pour en imposer un. Il y avait beaucoup de monde. Je me sentais un peu perdue. Carine était là mais courait un peu dans l’organisation. Elle et d’autres portaient un ruban sur la poitrine. Blanc ou rose, je ne sais plus. Je lui ai demandé ce que cela signifiait. Air embêté, oh rien ! Silence, encore des silences. Tabou. On ne parle pas. Chacune reste avec ses problèmes et les gère. Celles qui parviennent à briser la loi du silence, on les vénère : lecture de poèmes, d’extraits de romans, autant d’exemples de mots que nous ne pouvions pas trouver ou ne voulions pas prononcer. Mes ancêtres auraient peut-être du plus les lire. Mais ce ne sont pas des classiques, évidemment. Beaucoup de Toni Morisson. Je ne sais pas pourquoi, cela m’a marquée. Probablement parce qu’une citation d’elle se trouvait sur les t-shirts en vente. Féminisme, comment dire le juste et l’injuste ? - 34 - Pour une éducation populaire féministe Tout le groupe commence à avancer. Nous quittons le quad pour descendre Green Street. Il fait très chaud et j’ai envie d’une bière. Mais, non, bien sûr ! Carine me dit que je suis folle, que cela ne se fait pas ici. Ah oui, pays des libertés, mais pas question de boire en rue. Dès que le soir tombe, même plus question de boire en rue si on est une femme. « C’est chercher des problèmes ! » Sous entendu : « s’il t’arrive quelque chose, tu l’auras bien cherché ! » Voilà donc un bon moyen de me confiner à l’espace privé. La première chose que l’on m’a d’ailleurs remise lors de mon inscription aux cours, c’est un sifflet. « Ah bon, vous savez que j’aime la montagne ? ! » « Non, c’est en cas de tentative de viol. Sifflez pour vous défendre. » Il paraît que tout le monde sifflerait en cœur ou accourrait à la rescousse. Des coups de sifflet, je n’en ai jamais entendu ; des annonces de viol ou de meurtre, par contre … Pourquoi tant de violence ? Et pourquoi matérialiser la crainte dans ce petit bout de métal ? Et pourquoi ne pas refuser ce manque de liberté de mouvement ? Education ? Prise en charge ? D’après moi, permettre à plus de personnes de se balader la nuit serait plus efficace que de donner des sifflets et conseiller de rester chez soi. Mais en attendant, nous utilisons nos sifflets pour manifester. Faire du bruit, nous faire entendre. Après quelques prises de conscience, j’apprendrai que c’était de la réappropriation. Féminisme, comment dire le juste et l’injuste ? - 35 - Pour une éducation populaire féministe Ce document « Féminisme: comment dire le juste et l’injuste ? Pour une éducation populaire féministe » est le résultat d’un travail collectif, il appartient à toutes les personnes y ont participé. Il peut être distribué dans les associations. Il est téléchargeable sur le site du Monde selon les femmes : www.mondefemmes.org Féminisme, comment dire le juste et l’injuste ? - 36 - Pour une éducation populaire féministe