Réflexions pour une pratique plus apaisée des libéralités
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Réflexions pour une pratique plus apaisée des libéralités
analyse donations Par Guillaume Hublot, Docteur en droit, Diplôme supérieur de notariat, Associé KMH gestion privée Réflexions pour une pratique plus apaisée des libéralités L’abus de droit constitue pour le praticien une sorte de spectre constant d’insécurité juridique, provoquant régulièrement étonnement et frustration. L’arrêt de la cour d’appel de Douai du 16 juin 2009 s’inscrit dans cette incompréhension chronique de la sanction, et conduit ainsi à attiser les craintes et les aigreurs face à une supposée toute-puissance de l’Administration, tranchant selon son bon vouloir, trouvant sa justification dans la mise en lumière de l’intention du contribuable. Or l’intention est impalpable. Cette décision, autant que les réactions qu’elle déclenche, pousse à mener une réflexion d’ensemble, tant sur l’argumentaire du juge public, que sur la pratique incriminée des libéralités. n 1997, les époux Motte-Sauvaige apportent des actions d’une société opérationnelle à une holding créée à la même date, de manière à optimiser la gestion des droits de vote. Les plus-values sont E 22 placées sous le régime du report d’imposition de l’article 92, II, du Code général des impôts (CGI). Les époux reçoivent en contrepartie 161 actions de la holding « Label ». Six ans plus tard, en 2003, les époux Motte-Sauvaige consentent à leurs cinq enfants une donation-partage de la pleine propriété de 110 actions « Label ». Les donataires revendent les titres reçus à une seconde société holding familiale, « Java », créée en 1996. Les 50 actions « Label » restantes sont également vendues à la société Java par les époux. La donation a pour effet de purger les plus-values. Ainsi, le report d’imposition se transformait, par l’effet de la libéralité, en exonération finale, sur les 110 titres objet de la libéralité. La cession des parts reçues par les enfants à la société Java n’entraînait donc aucune imposition de cette sorte, le prix de vente correspondant au prix déclaré dans l’acte de donation. L’administration fiscale croit y voir un abus de droit, le foyer fiscal des époux Motte-Sauvaige ayant réalisé une économie fiscale sur la plus-value reportée de 110 actions. Ladite administration relève à l’appui de sa thèse la proximité temporelle des actes de donation et de cession, certaines clauses de la donation restreignant la libre disposition des biens donnés et le fait que Madame Motte-Sauvaige, gérante de chacune des holdings, conservait le pouvoir sur la chose. Alors que les juges de première instance rejettent les prétentions de l’administration fiscale (1), les juges d’appel lui donnent raison aux motifs « que la donation-partage suivie de la cession des titres par les enfants reposait sur une construction visant exclusivement à atténuer la charge fiscale qu’ils auraient normalement supportée eu égard à leur situation et à leurs activités réelles, s’ils n’avaient pas passé ces actes ». En l’espace de ces quelques mots, la cour d’appel consacre pour la première fois la théorie d’une donation effectuée dans un but exclusivement fiscal, sans que cette dernière ait pour autant été considérée comme fictive. Au centre du débat se trouvent les conditions de la libéralité (I), emportant pour le juge l’intention fiscale exclusive (II). I – DES CONDITIONS SANS DOUTE MALHEUREUSES MAIS SANS INCIDENCE SUR LA RÉALITÉ DE L’ACTE A – Condition de fictivité de l’acte de donation En matière de donation, les critères de la fictivité sont déterminés par les prohibitions issues du Code civil, dont la principale s’exprime au travers de l’adage « donner et retenir ne vaut ». Le donateur ne peut donc se réserver le droit de disposer de la chose donnée, ni la reprendre. Quelques constructions juridiques particulières permettent de s’appronotes (1) CA Lille, 4e ch., 6 déc. 2007, n° 0700550, non publié. D R O I T & PAT R I M O I N E ■ N°190 - MARS 2010 analyse donations cher de telles situations, sans pour autant leur être équivalentes, et n’entraînent ainsi aucune fictivité. Il s’agit des donations avec réserve de quasi-usufruit (2), ou encore de celles, généralement à terme, assorties d’obligations alternatives ou facultatives (3). Ces constructions juridiques emportent cependant un dépouillement irrévocable du donateur. Une analyse succincte suffit pour s’en convaincre. Dans le cadre d’une réserve de quasiusufruit, le donateur transfère au nupropriétaire une sorte de droit de créance contre sa propre succession, dont la valeur est assise sur le bien ayant servi de sous-jacent à la donation. À tout moment, le nu-propriétaire peut demander au quasi-usufruitier de lui apporter la preuve selon laquelle sa créance demeure couverte par l’actif net du débiteur. En cas d’insolvabilité, ou de risque préoccupant d’insolvabilité, le nu-propriétaire pourra soit forcer l’emploi des fonds, soit demander caution, soit encore, en cas d’abus d’usufruit, en demander en justice la déchéance, conformément à l’article 618 du Code civil. Si le donateur conserve tout contrôle de la chose, jusqu’à pouvoir la céder, il n’en existe pas moins une donation définitive et réelle de la valeur du bien, stigmatisée entre autres par les prérogatives spécifiques du donataire. Dans le cadre d’une donation à terme, le donateur a pris un engagement irrévocable de transférer le bien donné, à échéance fixe. Assortie d’une obligation alternative, le donateur se réserve un choix, celui de délivrer tel bien ou tel autre existant dans son patrimoine au moment de la donation. Le donateur peut alors disposer de l’une des deux choses jusqu’au terme de la donation, l’acte de disposition rendant ainsi tout choix ultérieur impossible. Le mécanisme de l’obligation facultative s’en écarte légèrement, le donateur s’engageant à donner un bien précis, mais pouvant se libérer de son obligation par la remise d’une chose de même valeur (4). Là encore, le donateur conserve un certain contrôle sur la chose. Néanmoins, son obligation est irrévocable : seul le compte à rebours volontairement créé diffère le transfert. Au final, la donation n’est jamais remise en cause, dès lors que l’obligation de donner est définitive. La stigmatisation de l’abus de droit provient plus généralement du comportement du donateur, lequel décide d’utiliser directement les fonds donnés (5). C’est ce comportement de réappropriation qui détruit l’intention libérale. Les clauses restrictives de propriété, ou aménageant les modalités d’exécution de l’obligation, ne sont pas, a priori, de nature à remettre en cause l’animus donandi. Or c’est en partie sur certaines clauses restrictives de la donation que s’appuient l’administration fiscale, le rapporteur public et finalement la cour d’appel, pour étayer leur position et finalement conclure à l’abus de droit. 1°/ Validité a priori des clauses de la donation Aux termes de l’acte, l’obligation de donner était immédiatement exécutée, les donataires copartagés recevant leurs lots en pleine propriété et en ayant la jouissance immédiate. Cependant, la cour note que l’acte interdisait aux donataires « de céder, nantir ou disposer d’une façon quelconque des actions, pendant la vie des donateurs ou du survivant d’entre eux, à peine de nullité (…) qu’en outre, les donataires se voient également imposer à la première demande des donateurs d’apporter les actions à toute société civile familiale constituée entre les donateurs et leurs enfants, dont ils ne peuvent demander la dissolution qu’un an après le décès des donateurs ; qu’enfin, l’acte de donation prévoit qu’en cas de vente des titres autorisée par les donateurs, le produit de la vente sera laissé en dépôt dans une banque ou tout établissement financier choisis par les donateurs jusqu’à ce que les donataires aient atteint l’âge de 25 ans, étant entendu qu’aucun retrait en capital ne pourra être effectué sans l’accord des donateurs jusqu’au décès de ces derniers, les donataires pouvant seulement disposer librement des revenus, coupons ou intérêts à compter de leurs 25 ans ». Deux séries de clauses sont ici à distinguer : - celles visant à l’interdiction d’aliéner le bien donné sont tout à fait classiques du droit des donations. Elles forment un couple presque nécessaire avec les clauses de droit de retour, toujours insérées aux actes de donation, lesquelles autorisent la résolution partielle de l’acte en cas de décès prématuré de l’un des donataires resté sans postérité. Le lot donné rejoint le patrimoine des donateurs, sans que ledit lot ait à être inscrit à l’actif de la succession du donataire prédécédé. Il en résulte une économie fiscale, d’ailleurs récemment renforcée (6). Afin d’en garantir la bonne exécution, le droit de retour se doit d’être assorti d’une interdiction d’aliéner. Ces dispositions vont donc de pair, et sont devenues des clauses types, présentes dans tout acte de donation ; – la seconde série de clauses vise à organiser la gestion et la disponibilité des actions ou de leur prix de vente, en cas de cession autorisée par les notes (2) G. Hublot, Quasi-usufruit, limites et perspectives d’avenir, Dr. & patr. 2003, n° 121, p. 48 et s. (3) B. Jadaud, La donation à terme, JCP N 2006, n° 3, n° 1024. (4) H. Lécuyer, Observations sur les donations alternatives et facultatives, Dr. famille 1999, chron. n° 6. (5) À titre d’exemple, l’abus de droit a été retenu dans un cas où un donateur avait retiré du compte de ses enfants une partie des fonds représentatifs du prix de cession des titres dont D R O I T & PAT R I M O I N E ■ N°190 - MARS 2010 il avait fait donation (TA Toulouse, 21 mai 2002, n° 97/1328). Le rapport du Comité consultatif pour la répression des abus de droit retient également une affaire similaire dans laquelle la donatrice d’un immeuble avait encaissé le prix de vente au lieu et place de son donataire (BOI 13-L-7-09). (6) La loi de finances pour 2010 a décidé l’imputation des droits acquittés lors de la première donation, sur une donation consentie après exercice du droit de retour du bien (CGI, art. 791 ter). 23 analyse donations Réflexions pour une pratique plus apaisée des libéralités donateurs. Ces formulations, relativement classiques, relèvent d’un souci commun à la plupart des donateurs : celui de s’assurer de la maturité suffisante de leurs enfants pour gérer et bénéficier des revenus d’un patrimoine financier qui pourrait être important, l’âge de la majorité n’étant pas considéré comme un rempart suffisant contre l’imprudence du jeune âge. Le terme visant l’âge de 25 ans, correspondant plus ou moins à l’entrée dans la vie active, est souvent retenu comme date charnière. Cet anniversaire avait justement été retenu pour libérer les donataires du contrôle de leurs parents sur les revenus éventuels des biens. L’interdiction de disposer des capitaux demeurait néanmoins jusqu’au décès de ces derniers. Chacune de ces clauses ne saurait être analysée en une réappropriation des biens, quand bien même les donateurs pourraient en diriger la gestion. Dès lors le critère de fictivité ne pouvait être retenu, critère que la cour, très sagement, ne relève d’ailleurs pas. 2°/ Critique de la pratique Dans les faits, les clauses insérées étaient à la fois plus larges et restrictives encore que le résumé qu’en fait la cour d’appel. Le rapporteur, P. Minne, relève à cet égard que les donateurs pouvaient « imposer aux enfants de retirer une partie des sommes en dépôt pour les apporter à la société de famille », et qu’enfin il était inscrit « une interdiction d’attaquer la donationpartage en justice à peine pour le donataire procédurier de se voir priver de la quotité disponible dans la succession » (7). Cette construction d’ensemble appelle plusieurs remarques négatives, lesquelles ne peuvent que conforter le sentiment de l’administration fiscale. a) Hypocrisie de la clause de libre perception des revenus : absence de jouissance réelle Si la technique n’est a priori pas répréhensible d’un point de vue strictement juridique, chacune des clauses étant intrinsèquement valable, nous ne pou24 vons que déplorer les rédactions trop restrictives, qui conduisent, comme ici, à transformer de facto le donataire en un incapable, durant la vie de ses parents. L’ensemble aboutit en effet à la mise en place d’une tutelle de fait, entière et totale, sur les biens donnés. Même l’assouplissement prévu au vingt-cinquième anniversaire des donataires, selon lequel ceux-ci pourraient percevoir et disposer librement des intérêts, coupons et dividendes, est un leurre, tant cette libre disposition est soumise à la bonne volonté des donateurs. Ces derniers disposent en effet de plusieurs techniques pour bloquer la perception de revenus. Tout d’abord, ceux-ci ont, au travers de l’acte de donation, le choix de l’établissement récipiendaire du prix de vente. Ce choix emportera en pratique celui du véhicule de placement. La souscription d’un contrat d’assurance-vie ou d’un contrat de capitalisation entraînera une absence technique de fruits : la performance éventuelle présente sur ces contrats est agrégée au capital et doit être juridiquement assimilée à un accroissement de valeur, et non à un revenu. La perception de cette plus-value latente suppose un ordre de rachat partiel, lequel doit donc être accepté par les parents donateurs. Or le contrat d’assurance-vie ou le contrat de capitalisation sont les réceptacles les plus souvent privilégiés en pratique, tant pour leur fiscalité avantageuse que pour leurs techniques et souplesse de gestion. Ensuite, ceux-ci peuvent forcer l’apport des fonds à une société familiale, laquelle serait constituée par les donateurs et les donataires. À cet égard, la rédaction des statuts de société civile permet de concentrer au besoin les droits de vote entre les mains de personnes minoritaires. Par ailleurs, le résultat d’une société civile ne saurait être assimilé, autrement que fiscalement, à un fruit immédiat. Il faut pour cela que les associés décident de sa distribution, sans quoi les revenus per- çus restent appartenir à la société. En cas de mise en place de cette solution, les parents conserveraient encore la maîtrise des revenus, en décidant du montant et du moment d’une éventuelle distribution. Au regard de la croissance de l’espérance de vie, les enfants donataires risquent bien de vivre cette situation de tutelle jusqu’à ce qu’ils atteignent eux-mêmes un âge relativement avancé. En l’espèce, nous constatons que certains des enfants étaient encore mineurs, laissant supposer des parents tout au plus âgés d’une cinquantaine d’années… Leur espérance de vie, selon les dernières tables de l’INSEE, serait alors d’une trentaine d’années. Voilà une indisponibilité particulièrement sévère, laquelle, sans être illimitée, s’avère d’une longueur extrême. b) Les risques juridiques de la clause : régime de la nullité De telles conditions se doivent d’être justifiées par un intérêt légitime et sérieux. Notamment, la jurisprudence explore régulièrement la légitimité des clauses d’inaliénabilité, tantôt pour les consacrer (8), tantôt pour les annuler (9). Parfois, constatant que la raison ayant commandé la clause avait disparu, la Cour de cassation lève l’interdiction (10). Le prononcé de la nullité de la clause pourrait entraîner, si la condition était jugée déterminante de la libéralité, la nullité de l’acte lui-même (11). notes (7) P. Minne, Donation-partage de titres suivie de leur cession immédiate : remise en cause sur le fondement des deux branches de l’abus de droit, Dr. fisc. 2009, n° 28, comm. 411. (8) Cass. civ., 27 juill. 1863, DP 1864, I, régulièrement confirmé depuis. La plupart des arrêts valident les interdictions d’aliéner lorsque les actes ont été faits avec réserve d’usufruit ou service de rente viagère. V. sur ces développements, M. Grimaldi, Les libéralités, Litec, 2000, n° 1221, p. 167. (9) TGI Rochefort-sur-Mer, 20 oct. 1993 : nullité de la clause en l’absence de toute indication sur les raisons qui l’ont motivée. (10) Cass. 1re civ., 8 déc. 1998, n° 96-15-110 Bull. civ. I, n° 351. (11) M. Grimaldi, Les libéralités, précité, n° 1218. D R O I T & PAT R I M O I N E ■ N°190 - MARS 2010 analyse donations En l’espèce, les clauses érigeant une telle incapacité de jouissance, prévoyant dans le même temps tous les éléments de leur pérennisation, notamment au travers de la menace d’exhérédation partielle, seraient sans aucun doute jugées déterminantes de la libéralité. La nullité totale de l’acte serait alors prononcée, si jamais le juge venait à les considérer comme non légitimes. Il nous semble qu’une autre menace plane ici : celle de la fraude à la loi. En effet, l’interdiction selon laquelle « donner et retenir ne vaut » a été érigée pour protéger les donataires contre un éventuel chantage affectif ultérieur du donateur. La série de charges et conditions de l’acte incriminé va directement à l’encontre de l’esprit de la loi. En fabriquant un tel carcan, les donateurs se réservent la possibilité, jusqu’à leur décès, de soumettre leurs enfants à leur volonté, pouvant à leur guise priver ou gratifier ces derniers des revenus du patrimoine donné. En cas d’apport des sommes à une société civile, cette privation peut causer un préjudice grave, les associés étant imposés directement sur le résultat de la société, que celui-ci soit ou non distribué. Dès lors, la rédaction de la libéralité enchaîne de manière particulièrement odieuse les donataires à leurs prétendus bienfaiteurs. La nullité de l’acte pourrait être encourue. Dès lors, on s’étonnera moins de la décision du juge administratif, lequel, sentant le caractère civilement abusif, en déduit le caractère fiscalement abusif. Que pouvait-il constater, en effet, à part la privation quasi totale de jouissance issue des charges de l’acte, alors même que celui-ci énonçait par ailleurs l’immédiate mais irréelle jouissance ? c) Élément de pertinence juridique et psychologique Une troisième raison nous pousse à condamner ces rédactions : leur manque de pertinence juridique et psychologique. La portée de ces clauses n’est en réalité qu’une menace vaine, fragilisant, comme on a pu le voir, la libéralité plutôt que de la renforcer. Tout d’abord, la prohibition de la dépense ou du retrait en capital ne concernera que les parties à l’acte et sera donc inopposable au banquier ou à l’assureur recevant les fonds, contrairement à une opinion assez répandue. Dans une telle hypothèse, tout donataire devenu juridiquement capable pourra demander le retrait des fonds lui appartenant, sans que l’établissement teneur de compte puisse s’y opposer. Il appartiendra au donateur de faire annuler la donation faite à l’enfant fautif. Mais alors faudra-t-il faire constater le manquement par un juge, c’est-à-dire poursuivre son enfant en justice ? Est-ce bien là ce que prévoient les parents qui s’apprêtent à donner ? L’acte de donation nous semble tout à coup bien perverti. Cette perversion contenue dans la libéralité elle-même s’étendra sans doute aux relations familiales, qu’un litige apparaisse ou non. Ces clauses odieuses ne font que créer un climat psychologique de défiance malvenu, particulièrement en matière de transmission de patrimoine. Trop souvent le praticien oublie que la succession et la préparation de la transmission du patrimoine sont des matières avant tout humaines, cristallisant, au moment où elles ont lieu, les craintes, les espérances et les frustrations de chacun. La vie des familles nous semble recéler suffisamment de petits et grands traumatismes pour qu’il ne soit pas nécessaire d’en ajouter. Si la crainte des donateurs est parfois légitime, elle est trop souvent régulièrement mauvaise conseillère. C’est ici le cas. B – Une argumentation malheureuse et imprécise de la cour d’appel de Douai L’argumentation de la cour d’appel de Douai débute sur les clauses relevées ci-dessus. À leur propos, ladite cour d’appel note « qu’ils (M. et Mme Motte-Sauvaige) ne démontrent pas que D R O I T & PAT R I M O I N E ■ N°190 - MARS 2010 le contrôle des titres par l’intermédiaire de la société civile Java, à laquelle ils ont été en définitive cédés, nécessitait que ces titres fassent préalablement l’objet, au demeurant pour une partie seulement d’entre eux, d’une donation à leurs enfants, dans des conditions qui privaient ces derniers de toute possibilité d’en disposer, ni même d’en percevoir les dividendes ». L’argumentaire utilisé est à la fois techniquement imprécis et juridiquement erroné. Le terme de « dividende » est tout d’abord impropre, puisque le dividende n’est que le résultat de la société, transformé en fruit par décision des associés. La clause de l’acte est plus large, puisque portant sur tous les revenus possibles de la chose donnée, ou de celle qui lui serait substituée. La cour décide par ailleurs de faire abstraction de la limite d’âge fixée pour la perception des revenus par les donataires, alors qu’au-delà de leur vingt-cinquième anniversaire, les enfants pouvaient « disposer librement des revenus, coupons ou intérêts ». Cette allégation trop approximative nie purement et simplement l’existence de la rédaction. Cette conclusion ne peut être atteinte que par la conjonction de l’ensemble des clauses de l’acte, et par des éléments extérieurs à celuici, aucunement relevés par le juge ou le rapporteur public. L’argumentation utilisée est donc insuffisante, menant le juge sur des sentiers glissants. De ces affirmations précédentes, il conclut, en effet, que le fait que « les sommes issues de la vente des actions aient été versées sur le compte bancaire de leurs enfants ne suffit pas à établir que les époux Motte-Sauvaige se sont effectivement dessaisis des titres ayant fait l’objet de la donation, ni par suite de l’intention libérale qui serait celle de l’acte ». En poursuivant ainsi, sans le saisir, le spectre de la fictivité, le juge commet deux nouvelles erreurs. Premièrement, l’absence de dessaisissement ne peut être tirée d’une quelconque clause d’inaliénabilité, même renforcée. Ce serait confondre transfert de la chose et jouissance. Si 25 analyse donations Réflexions pour une pratique plus apaisée des libéralités l’une précède l’autre, ces deux notions ne sont pas équivalentes. En l’espèce, le dessaisissement ne peut être nié, les biens ayant été cédés et le prix de vente encaissé par les donataires. Aucune réappropriation n’a eu lieu, ni en fait, ni en droit. La cour opère de nouveau un glissement, quoique logique à ce stade, concluant à l’absence d’intention libérale, alors qu’il eût peut-être été plus aisé de travailler sur le concept de fraude à la loi : si les clauses de l’acte ne conduisent pas à la réappropriation des biens, elles entraînent néanmoins des effets potentiellement comparables à ceux que le législateur de 1804 avait condamnés. Cette recherche s’écarte nécessairement des seuls éléments matériels de la donation pour prendre un certain recul sur l’ensemble du montage. En l’occurrence, nous avions la présence d’une donation avant cession, ladite cession intervenant entre deux sociétés toutes deux contrôlées par le donateur. A – L’impossible recherche de la volonté maligne La justification du montage peut trouver sa logique ailleurs que dans la volonté d’éluder l’impôt. Plusieurs raisons peuvent être invoquées. 1°/ La chronologie des opérations II – LA RECHERCHE DU BUT EXCLUSIVEMENT FISCAL Si l’argumentaire développé est celui de la fictivité, la cour d’appel de Douai ne peut se résoudre à retenir cette qualification. Dès lors, elle s’en trouve réduite à la recherche du but exclusivement fiscal, c’est-à-dire à la recherche d’une intention. Comme le fait remarquer le rapporteur public, « la notion de poursuite d’un but exclusivement fiscal (…) ne doit pas non plus cantonner le juge de l’impôt dans un contrôle purement formel de tout montage qui, par hypothèse, emporte des effets autres que fiscaux à un moment donné » (12). Le juge mesure la portée et la réalité des montages qui lui sont soumis, examinant les éléments qui permettraient de conclure que les contribuables, recherchant le bénéfice d’une application littérale des textes, n’ont pu être inspirés par aucun autre motif que celui de diminuer les charges fiscales dont ils se seraient normalement acquittés en l’absence des actes litigieux. Cette formulation correspond à la jurisprudence récente du Conseil d’État (13), ayant sans doute commandé la réforme de l’article L. 64 Livre des procédures fiscales par la loi de finances rectificative pour 2008. 26 En purgeant les plus-values en report d’imposition, les donataires optimisent la transmission nette de leur patrimoine à leurs enfants. Or, entre deux chronologies opérationnelles, la moins coûteuse doit être toujours préférée. La possibilité de purger les plus-values pouvait justifier le moment de donner. C’est le besoin ou l’opportunité du projet de cession qui justifiait la chronologie des opérations. Il en va d’ailleurs toujours de même dans les opérations de donation avant cession. On sait que ces opérations contribuent à réaliser des économies importantes, et elles sont dorénavant parfaitement admises, à condition toutefois que la donation intervienne réellement avant la cession, c’est-à-dire avant l’échange de volonté. Dans le cas inverse, ce n’est que la chronologie des opérations qui doit être remise en cause, et non l’existence d’une donation, ou la présence de manœuvres frauduleuses. En l’espèce, l’opportunité de la cession pouvait être justifiée par telle ou telle raison, relevant soit d’une stratégie d’ordre social, la rationalisation ou le renforcement des droits de vote, soit d’une stratégie d’ordre économique, le dégagement d’un capital. À l’appui de cette dernière hypothèse, on constatera que les époux Motte- Sauvaige ont conservé une partie des titres pour les vendre eux-mêmes, acceptant au passage le paiement de l’impôt de plus-value afférent à la cession. Qu’une donation soit intercalée entre ces deux opérations est classique. 2°/ La qualité du cessionnaire La cour relève ensuite que le cessionnaire des titres était « la société Java dont Mme Motte-Sauvaige était la gérante et détenait l’intégralité du capital ». Nous rejoignons sur ce point Maître Rémi Gentilhomme, lorsqu’il souligne que « voir dans une telle occurrence la démonstration du but exclusivement fiscal revient à confondre la proie avec l’ombre » (14). Deux arguments majeurs vont en ce sens. Le premier réside dans la personnalité morale des sociétés. Sauf à déclarer ladite société fictive, cette dernière est un acteur juridique différent des membres qui la constituent. Évidemment, si tel avait été le cas, la qualification de la recherche exclusive se serait probablement imposée. Le second réside dans l’encaissement du prix de vente. Encore une fois, la cour d’appel de Douai recherche vainement l’absence de dessaisissement. Son raisonnement est entièrement construit autour de cette notion aboutissant à la fictivité, sans jamais parvenir à la saisir. Ces circonvolutions sont vaines, et pour cause ! L’absence de dépossession n’aurait pu être trouvée qu’aux cas de non-paiement du prix de vente, paiement au vil prix, ou encaissement du paiement par le donateur. Toute autre pratique ne semble pas condamnable. notes (12) P. Minne, Donation-partage de titres suivie de leur cession immédiate : remise en cause sur le fondement des deux branches de l’abus de droit, précité. (13) P. Minne, Donation-partage de titres suivie de leur cession immédiate : remise en cause sur le fondement des deux branches de l’abus de droit, précité. (14) R. Gentilhomme, Peut-on (vraiment) abuser du droit de donner ? – À propos de CAA Douai, 16 juin 2009, JCP N 2009, n° 47, n° 1317. D R O I T & PAT R I M O I N E ■ N°190 - MARS 2010 analyse donations 3°/ La rapidité de l’opération B – Le légitime sentiment du juge On sait que la rapidité de la chronologie n’est pas porteuse d’abus de droit. Souvent soulignée par l’administration fiscale qui y voit un argument fondateur, la vitesse d’exécution ne saurait constituer une preuve. À l’égard des donations avant cession, le Comité consultatif pour la répression des abus de droit semble même avoir abandonné ce terrain, ne recherchant plus que l’ordre chronologique réel des opérations. L’argument ne saurait être révélateur d’un quelconque but fiscal ou d’une volonté maligne. Dans toute une série d’opérations de restructuration, que celles-ci visent l’aménagement d’un patrimoine social ou d’un patrimoine privé, les actes se suivent dans un laps de temps restreint. Le bon moment de l’exécution est celui de la décision. Dans le cadre d’opérations complexes, il n’y a généralement aucun intérêt à attendre, d’autant plus que le temps conduit souvent en la matière à émousser la compréhension qui fut claire l’espace d’un instant. Par ailleurs, il s’agit de chantiers que l’on préfère voir terminés plutôt qu’en friche perpétuelle. La rapidité entre deux actes est alors naturelle et souhaitable en pratique. Il serait bon que l’administration fiscale, comme le juge, finissent par intégrer cette logique de pur bon sens. Au final, il ne reste au juge que cette série de clauses odieuses, allant jusqu’à la menace d’exhérédation partielle et éventuelle des donataires, cette volonté marquée au fer rouge de repousser, voire de nier aux donataires la jouissance transférée. Passée cette constatation, on peut alors légitimement s’interroger sur les motivations qui ont conduit à donner. L’acte lui-même suinte de réticence et de défiance vis-à-vis des donateurs. Or le donateur n’est jamais contraint de donner. Cet acte doit être libre de toute menace. C’est justement la raison pour laquelle il doit être passé par acte authentique, la présence du notaire garantissant normalement la sérénité du donateur comme celle du gratifié. Pourtant, au travers des clauses, on prêterait plutôt au donateur le profil d’un Monsieur Scrooge avant que celui-ci n’ait été visité par les trois esprits de Noël ! Pour autant, rechercher l’intention fait partie du domaine de la divination, et la divination devrait être exclue des chambres de la justice. Face à certains débordements particulièrement habiles de la pratique, le juge français ne cesse de tenter de juger en équité, corrigeant ainsi, sans base légale réelle et sérieuse, des situa- D R O I T & PAT R I M O I N E ■ N°190 - MARS 2010 tions par trop caricaturales. Dans un autre cas d’abus de droit, l’arrêt « Saunier » (15) avait ainsi beaucoup ému, la Cour de cassation n’étant parvenue à condamner les contribuables, sans doute à raison, qu’en torturant les règles de droit. Cette recherche de réalisme et de correction des anormalités devrait appeler les praticiens à ne pas rechercher sans cesse la limite fiscale, mais à conseiller et raisonner leurs clients pour aboutir à la construction de situations et d’actes juridiquement équilibrés. L’administration fiscale réagirait alors beaucoup mieux aux optimisations fiscales, ne se sentant pas la victime de grossièretés. Le manque d’élégance juridique conduit souvent à une triple fragilité : fragilité juridique tout d’abord, fragilité psychologique ensuite, fragilité fiscale enfin. En l’espèce, ce qui condamne le montage est le déséquilibre quasi clinique de la libéralité, laquelle frôle la fraude à la loi. Pourquoi ne pas plutôt formuler les clauses incriminées, sous forme de souhaits, dans un préambule à l’acte. Le donateur y grandirait sans doute en bonté et sagesse, le donataire en responsabilité et gratitude. ■ notes (15) Cass. com., 15 mai 2007, n° 60-14.262. 27