Raison et existence
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Raison et existence
LAURENT COURNARIE UNE INTRODUCTION À LA MÉTAPHYSIQUE Raison et existence Philopsis éditions numériques http://www.philopsis.fr Les textes publiés sont protégés par le droit d’auteur. Toute reproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite. © Laurent Cournarie - Philopsis 2007 UNE INTRODUCTION À LA MÉTAPHYSIQUE : RAISON ET EXISTENCE - LAURENT COURNARIE 1. LA MÉTAPHYSIQUE OU LA QUESTION DU SENS DE LA RAISON Qu’est-ce donc que la métaphysique ? Ici le paradoxe veut qu’introduire à la métaphysique soit d’emblée réfléchir à sa définition, et que la recherche de la définition soit une interminable introduction. A l’égard de la métaphysique, on ne pourrait jamais faire autre chose qu’introduire… Introduire à la métaphysique n’est pas un préalable, mais le style propre de la pensée métaphysique. Toute l’histoire de la métaphysique est l’histoire d’une introduction… On peut encore formuler autrement le paradoxe : la métaphysique a rapport au fondement (fondement du savoir, connaissance des principes…) mais le fondement se dérobe toujours. La métaphysique c’est l’exigence rationnelle du fondement de la science, mais la métaphysique n’en finit pas de ne pas pouvoir se fonder. L’entreprise peut donc paraître bien vaine : à quoi bon s’efforcer de poser ce qui ne peut s’atteindre ? Il est raisonnable de s’en tenir à ce qui peut être connu de manière certaine et rigoureuse (sciences), quand bien même le savoir ne reposerait pas sur des bases inébranlables. Les succès remportés en aval dans la connaissance des phénomènes compensent l’absence de fondement en amont. La science se fonde, pour ainsi dire, par ses conséquences, par son dynamisme, dans son mouvement même. C’est ce qu’on peut appeler la conception « positiviste » de la science qui est largement dominante aujourd’hui. D’un côté, les sciences (et les techniques) saisissent de mieux en mieux de plus en plus de phénomènes ; de l’autre, la métaphysique n’a pas encore produit le début d’une preuve de connaissance effective et l’enquête sur le fondement du savoir paraît une recherche inutile : elle n’apporte rien au progrès de la science. C’est déjà à vrai dire le constat que faisait Kant en 1787, dans la seconde édition de la Critique de la raison pure : « La Métaphysique, connaissance spéculative de la raison tout à fait isolée et qui s’élève complètement au-dessus des enseignements de l’expérience par simples concepts (et non pas comme la Mathématique, en appliquant ses concepts à l’intuition), et où, par conséquent, la raison doit être son propre élève, n’a pas encore eu jusqu’ici l’heureuse destinée de pouvoir s’engager dans la voie sûre d’une science ; elle est cependant plus ancienne que toutes les autres et elle subsisterait quand bien même toutes les autres ensemble seraient englouties dans le gouffre d’une barbarie entièrement dévastatrice. Car la raison s’y trouve continuellement dans l’embarras, même quand elle veut apercevoir a priori des lois que l’expérience la plus vulgaire confirme ou, du moins, a la prétention de confirmer. En elle, il faut sans cesse rebrousser chemin, parce qu’on trouve que la route qu’on a suivie ne mène pas où l’on veut arriver. Quant à l’accord de ses partisans dans leurs assertions, elle en est tellement éloignée qu’elle semble être plutôt une arène tout particulièrement destinée à exercer les forces des lutteurs en des combats de parade et où jamais un champion n’a pu se rendre maître de la plus petite place et fonder sa victoire une possession durable. On ne peut pas hésiter à dire que sa méthode n’ait été jusqu’ici qu’un simple tâtonnement et, ce qu’il y a de plus fâcheux, un tâtonnement entre de simples concepts. Or, d’où vient qu’on n’a pas pu trouver ici la voie sûre de la science ? Cela serait-il par hasard impossible ? Pourquoi donc la nature a-t-elle mis dans notre raison cette tendance Laurent Cournarie - Philopsis 2007 - www.philopsis.fr Page 3 UNE INTRODUCTION À LA MÉTAPHYSIQUE : RAISON ET EXISTENCE - LAURENT COURNARIE infatigable qui lui fait en rechercher la trace, comme si c’était un de ses intérêts les plus considérables ? » 1. On trouve dans ce texte de Kant, tous les arguments pour douter de l’utilité de toute réflexion métaphysique : - malgré son antiquité, la métaphysique n’a pas encore commencé de s’engager dans la voie d’une science ; inversement, toutes les disciplines qui se sont constituées comme sciences ont commencé par se séparer de la philosophie, en abandonnant toute préoccupation d’ordre métaphysique ; - la métaphysique est une arène où la raison est en conflit permanent avec elle-même (disputationes), par opposition aux sciences qui ont acquis une méthode assurée et qui progressent toujours un peu plus dans la connaissance de leur domaine propre. Si la science n’est pas un monde totalement pacifié, puisque les savants s’y affrontent, du moins un consensus finit par se constituer autour d’une théorie, alors que la communauté métaphysique est une communauté du dissensus ; - la conclusion ne fait donc pas de doute : il faut renoncer à la métaphysique et ce renoncement est la certitude que la raison est entrée définitivement dans l’âge de sa maturité. Tel fut l’enseignement du positivisme d’Auguste Comte. Le philosophe français distingue dans l’histoire de l’humanité (individu et espèce) trois âges : l’âge théologique ou imaginaire, l’âge métaphysique ou abstrait, l’âge positif ou scientifique. Dans « l’état théologique, l’esprit humain, dirigeant essentiellement ses recherches vers la nature intime des êtres, les causes premières et finales de tous les effets qui le frappent, en un mot, vers les connaissances absolues, se représente les phénomènes comme produits par l’action directe et continue d’agents surnaturels plus ou moins nombreux, dont l’intervention arbitraire explique toutes les anomalies apparentes de l’univers »2. L’esprit se trouve dans cette situation paradoxale de prétendre saisir les causes absolues des phénomènes alors qu’il est dans le plus grand état d’ignorance naturelle. Tout s’explique par l’action d’un agent surnaturel : un phénomène trouve en lui sa cause première et ultime. Le plus causal est aussi le plus inaccessible : la cause la plus invisible, la plus explicative. « Il est bien remarquable, en effet, que les questions les plus radicalement inaccessibles à nos moyens, la nature intime des êtres, l’origine et la fin de tous les phénomènes, soient précisément celles que notre intelligence se propose par-dessus tout dans cet état primitif, tous les phénomènes vraiment solubles étant presque envisagés comme indignes de méditations sérieuses. On en conçoit aisément la raison ; car c’est l’expérience seule qui a pu nous fournir la mesure de nos forces ; et, si l’homme n’avait d’abord commencé par en avoir une opinion exagérée, elles n’eussent jamais pu acquérir tout le développement dont elles sont susceptibles. Ainsi l’exige notre organisation. (…) Il en est de même en considérant sous le point de vue pratique la nature des recherches qui occupent primitivement l’esprit humain. Sous ce rapport, elles offrent à l’homme l’attrait si énergique d’un empire illimité à exercer sur le monde extérieur, envisagé comme entièrement destiné à notre usage, et comme présentant dans tous ses phénomènes des relations intimes et continues avec notre existence » 3. 1 Kant, Critique de la raison pure, PUF, p. 18. 2 Auguste Comte, Cours de philosophie positive, 1ère leçon, p. 21. 3 Ibid., p. 24 Laurent Cournarie - Philopsis 2007 - www.philopsis.fr Page 4 UNE INTRODUCTION À LA MÉTAPHYSIQUE : RAISON ET EXISTENCE - LAURENT COURNARIE Quand l’esprit parvient-il à renoncer à connaître l’essence des phénomènes, à s’interdire « tous ces sublimes mystères, que la philosophie théologique explique, au contraire, avec une si admirable facilité jusque dans les moindre détails » 4 ? Seulement avec l’âge positif de la science. Pour Auguste Comte, la métaphysique reste marquée par l’esprit théologique, et ne constitue, au plan théorique comme au plan pratique, qu’une époque de transition entre l’esprit théologique et l’esprit positif. « Dans l’état métaphysique, qui n’est au fond qu’une simple modification générale du premier, les agents surnaturels sont remplacés par des forces abstraites, véritables entités (abstractions personnifiées) inhérentes aux divers êtres du monde, et conçues comme capables d’engendrer par elles-mêmes tous les phénomènes observés, dont l’explication consiste alors à assigner pour chacun l’entité correspondante » 5. Autrement dit la métaphysique est dominée par la recherche des causes premières et finales. La disposition d’esprit n’a pas changé. Simplement, elle ne parle pas le langage de l’imagination, mais de la raison : elle procède par conceptualisation, remplace les agents surnaturels par des forces abstraites. C’est au fond le concept de cause qui constitue l’obstacle épistémologique à la constitution d’une connaissance scientifique de la nature. Dans ces conditions, une pensée scientifique doit prendre le parti de renoncer à la notion de causalité, au profit de la légalité des phénomènes. « Enfin dans l’état positif, l’esprit humain, reconnaissant l’impossibilité d’obtenir des notions absolues, renonce à chercher l’origine et la destination de l’univers, et à connaître les causes intimes des phénomènes, pour s’attacher uniquement à découvrir, par l’usage bien combiné du raisonnement et de l’observation, leurs lois effectives, c’est-à-dire leurs relations invariables de succession et de similitude. L’explication des faits, réduites alors à ses termes réels, n’est plus désormais que la liaison établie entre les divers phénomènes particuliers et quelques faits généraux dont les progrès de la science tendent de plus en plus à diminuer le nombre » 6. L’esprit scientifique fait le deuil de l’explication absolue, c’est-à-dire de la cause première ou finale : rapporter un phénomène à une cause originelle ou à un but ultime, c’est-à-dire en chercher l’explication dans la réponse à la question « pour-quoi ? », est une vaine entreprise, où l’esprit s’épuise sans progresser, se contentant de pseudo connaissances à la place d’un véritable savoir. Ou plutôt cherchant la vérité, là où il faut se satisfaire de l’exactitude dans la connaissance des conditions générales et particulières à chaque phénomène. Autrement dit, il faut réduire l’explication à la connaissance des lois des phénomènes, c’està-dire au « comment ? » de leur apparition. « Le caractère fondamental de la philosophie positive est de regarder tous les phénomènes comme assujettis à des lois naturelles invariables, dont la découverte précise et la réduction au moindre nombre possible sont le but de tous nos efforts, en considérant comme absolument inaccessible et vide de sens pour nous la recherche de ce qu'on appelle les causes, soit premières, soit finales. Il est inutile d'insister beaucoup sur un principe devenu maintenant aussi familier à tous ceux qui ont fait une étude un peu approfondie des sciences d'observation. Chacun sait, en effet, que, dans nos explications positives, même les plus parfaites, nous n'avons nullement la prétention d'exposer les causes génératrices des phénomènes puisque nous ne ferions jamais alors que reculer la difficulté, mais seulement 4 Ibid. 5 Ibid., p. 21 Auguste Comte, Cours de philosophie positive, 1ère leçon, p. 21-22 6 Laurent Cournarie - Philopsis 2007 - www.philopsis.fr Page 5 UNE INTRODUCTION À LA MÉTAPHYSIQUE : RAISON ET EXISTENCE - LAURENT COURNARIE d'analyser avec exactitude les circonstances de leur production, et de les rattacher les unes aux autres par des relations normales de succession et de similitude. Ainsi, pour en citer l'exemple le plus admirable, nous disons que les phénomènes généraux de l'univers sont expliqués, autant qu'ils puissent l'être, par la loi de la gravitation newtonienne, parce que, d'un côté, cette belle théorie nous montre toute l'immense variété des faits astronomiques, comme n'étant qu'un seul et même fait envisagé sous divers points de vue : la tendance constante de toutes les molécules les unes vers les autres en raison directe de leurs masses, et en raison inverse des carrés de leurs distances ; tandis que, d'un autre côté, ce fait général nous est présenté comme une simple extension d'un phénomène qui nous est éminemment familier, et que, par cela seul, nous regardons comme parfaitement connu, la pesanteur des corps à la surface de la terre. Quant à déterminer ce que sont en elles-mêmes cette attraction et cette pesanteur, quelles en sont les causes, ce sont des questions que nous regardons tous comme insolubles, qui ne sont plus du domaine de la philosophie positive, et que nous abandonnons avec raison à l'imagination des théologiens, ou aux subtilités des métaphysiciens. La preuve manifeste de l'impossibilité d'obtenir de telles solutions, c'est que, toutes les fois qu'on a cherché à dire à ce sujet quelque chose de vraiment rationnel, les plus grands esprits n'ont pu que définir ces deux principes l'un par l'autre, en disant, pour l'attraction, qu'elle n'est autre chose qu'une pesanteur universelle, et ensuite, pour la pesanteur qu'elle consiste simplement dans l'attraction terrestre. De telles explications, qui font sourire quand on prétend à connaître la nature intime des choses et le mode de génération des phénomènes, sont cependant tout ce que nous pouvons obtenir de plus satisfaisant, en nous montrant comme identiques deux ordres de phénomènes qui ont été si longtemps regardés comme n'ayant aucun rapport entre eux. Aucun esprit juste ne cherche aujourd'hui à aller plus loin. Il serait aisé de multiplier ces exemples, qui se présenteront en foule dans toute la durée de ce cours, puisque tel est maintenant l'esprit qui dirige exclusivement les grandes combinaisons intellectuelles. Pour en citer en ce moment un seul parmi les travaux contemporains, je choisirai la belle série de recherches de M. Fourier sur la théorie de la chaleur. Elle nous offre la vérification très sensible des remarques générales précédentes. En effet, dans ce travail, dont le caractère philosophique est si éminemment positif, les lois les plus importantes et les plus précises des phénomènes thermologiques se trouvent dévoilées, sans que l'auteur se soit enquis une seule fois de la nature intime de la chaleur, sans qu'il ait mentionné, autrement que pour en indiquer le vide, la controverse si agitée entre les partisans de la matière calorifique et ceux qui font consister la chaleur dans les vibrations d'un éther universel. Et néanmoins les plus hautes questions, dont plusieurs n'avaient même jamais été posées sont traitées dans cet ouvrage, preuve palpable que l'esprit humain, sans se jeter dans des problèmes inabordables, et en se restreignant dans les recherches d'un ordre entièrement positif, peut y trouver un aliment inépuisable à son activité la plus profonde » 7. La philosophie positive substitue ainsi la recherche expérimentale des lois, c'est-à-dire des relations invariables et constantes entre les phénomènes naturels, à la détermination des causes transcendantes, abstraites, absolues. Vouloir expliquer les phénomènes par leurs causes absolues, c'est tenter une opération interdite à l'esprit humain car elle nous entraîne à sortir du domaine des faits sensibles. Ces relations normales, constantes, invariables de succession autorisent la prévision ; celles de similitude permettent de rendre clair tel phénomène obscur, par son assimilation à un phénomène connu. Ainsi la gravitation, modèle de la loi positive ou de l’explication positiviste par la loi, est-elle envisagée tour à tour sous le point de vue de la succession (« tendance constante de toutes les 7 Auguste Comte, Cours de philosophie positive, p. 26-27 Laurent Cournarie - Philopsis 2007 - www.philopsis.fr Page 6 UNE INTRODUCTION À LA MÉTAPHYSIQUE : RAISON ET EXISTENCE - LAURENT COURNARIE molécules ») et sous celui de l'assimilation (similitude de la gravitation avec cet autre fait, bien connu, la pesanteur). Mais il est inutile de s’enquérir de l’essence de l’attraction, de la cause de la pesanteur : le terme de « gravitation universelle », précise Comte dans la 24ème leçon, « a le précieux avantage philosophique d'indiquer strictement un simple fait général, mathématiquement constaté, sans aucune vaine recherche de la nature intime et de la cause première de cette action céleste ni de cette pesanteur terrestre. Il tend à faire éminemment ressortir le vrai caractère essentiel de toutes nos explications positives qui consistent en effet à lier et à assimiler le plus complètement possible. Nous ne pouvons évidemment savoir ce que sont au fond cette action mutuelle des astres, et cette pesanteur des corps terrestres : une tentative quelconque à cet égard serait, de toute nécessité, profondément illusoire aussi bien que parfaitement oiseuse ; les esprits entièrement étrangers aux études scientifiques peuvent seuls s’en occuper aujourd’hui. Mais nous connaissons avec une pleine certitude l'existence et la loi de ces deux ordres de phénomènes ; et nous savons, en outre, qu'ils sont identiques. C'est ce qui constitue leur véritable explication mutuelle » 8. Ce rationalisme positiviste consiste donc à soutenir que la raison c’est seulement la science et la science seulement la connaissance des faits, par le système des lois et des théories. Mais il y a une autre option possible, à partir du même constat de l’impuissance de la métaphysique à « s’engager dans la voie sûre d’une science », qu’on peut appeler un rationalisme critique, qui ne juge pas insignifiant l’intérêt de la raison pour la métaphysique. Il y va dans la métaphysique d’une exigence de la raison aussi nécessaire que la science elle-même. Et même on peut voir dans la non-satisfaction de cette exigence la cause de la crise de la raison dans les sciences contemporaines : la dispersion de la science dans la spécialisation, c’est-à-dire la perte de l’unité du savoir, l’intérêt exclusif pour la connaissance des faits et l’efficacité traduisent une crise spirituelle de la science qui a perdu tout projet et tout sens. Tout se passe comme si les sciences avaient perdu l’idée de science. C’est ce que Husserl analysait dans les années 35-36, dans une conférence « La Crise des sciences européennes et la philosophie » et dans un ouvrage plus développé mais inachevé, intitulé La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale. A qui sait lire entre les lignes, on sent à l’ombre de quel péril le philosophe s’exprime. La détresse spirituelle qu’il évoque, le risque de la haine et de la division des nations européennes qui menacent sont autant d’allusion à la montée des totalitarismes, et avant tout à la montée du national-socialisme dont il est personnellement victime. Mais Husserl ne sépare pas cette crise morale et politique (valeur) et la crise des sciences (savoir). Il croit saisir le sens de la première en réfléchissant sur l’état des sciences, c’est-à-dire sur l’état de la raison à l’époque où domine cette crise des sciences. Il s’agit d’approfondir la crise vers sa cause et vers ses conséquences radicales. Fidèle à la méthode phénoménologique, il réduit le phénomène de la crise à son sens essentiel, en reconduisant la crise morale et politique à la crise de la raison qui en est la cause. Husserl précise ce qu’il faut entendre par crise des sciences. Les sciences ne sont pas en 8 Ibid, p. 388 Laurent Cournarie - Philopsis 2007 - www.philopsis.fr Page 7 UNE INTRODUCTION À LA MÉTAPHYSIQUE : RAISON ET EXISTENCE - LAURENT COURNARIE crise dans la scientificité de leur méthode, mais dans compréhension de leur tâche. Husserl précise l’objet de sa méditation au § 2 de la Krisis : « Nous prendrons notre point de départ dans un renversement qui eut lieu au tournant du siècle dernier dans l’attitude à l’égard des sciences [...] Pouvons-nous vivre dans ce monde dont l’événement historique n’est rien d’autre qu’un enchaînement incessant d’élans illusoires et d’amères déceptions ? » 9. Que dit Husserl dans ce texte ? Il parle d’un renversement qui s’est produit au XIXè siècle. Ce renversement ne met pas en cause la science dans sa rigueur méthodique, c’est-à-dire dans sa scientificité, mais dans sa valeur ou son sens par rapport à l’existence humaine. La science n’assume plus sa fonction spirituelle à l’égard de l’humanité : on dira qu’elle n’assume plus la fonction rectrice qui est précisément celle de la raison. Autrement dit, la science contemporaine ne réalise pas le sens de la raison en l’homme. Husserl explique ainsi qu’elle s’est limitée à l’examen et à la résolution de problèmes factuels : la science n’a jugé rationnels ou susceptibles de vérité que les faits. La science se réduit à une science des faits. Et l’humanité qui correspond à une science des faits est une humanité de fait, c’est-à-dire sans projet historique et où la raison est assimilée à un pur instrument. Ce qui s’est produit, c’est un écart entre la science et les exigences d’« une vue rationnelle » sur les questions essentielles que l’humanité se pose sur ellemême. Les questions nécessaires, qui s’imposent à la raison, que la raison doit prendre en charge en vue d’une connaissance vraie, c’est-à-dire dans une langue philosophique plus traditionnelle les questions 10 « métaphysiques » , sont négligées par la science. C’est ce divorce entre l’exigence d’une réponse rationnelle aux questions les plus nécessaires et la facticité de la raison scientifique qui est au cœur de la crise. La science se contente de connaître le monde en fait - le monde matériel (physique), ou historique ou psychique (sciences de l’esprit) puisque les sciences humaines calquent leur méthode sur les sciences naturelles. Autrement dit, la science n’a rien à nous dire des questions les plus hautes ou les plus « brûlantes ». La science factuelle « n’a rien à nous dire, puisqu’elle fait abstraction de tout ce qui est subjectif ». La subjectivité pourtant instauratrice de la science n’est pas objet de science – ou alors sur le mode objectivant des sciences physiques. Cette crise n’affecte pas seulement le domaine des sciences, mais à travers elles la civilisation européenne, pour autant que l’idée de science, apparue en Grèce et dont elle hérite, constitue son identité (l’idée d’une humanité vouée à l’idéal d’une connaissance infinie). Ainsi la crise spirituelle de l’Europe tient à la crise de l’auto compréhension par les sciences de la tâche de la science, c’est-à-dire à la crise d’une réflexion sur le sens authentique de la raison. La rationalité vraie, la raison dans sa vérité ne sépare pas l’ordre de la connaissance et l’ordre des valeurs, la science et 9 Nous recommandons de lire (ou relire) le texte intégral que nous ne pouvons pas citer ici complètement : Husserl, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, § 2, p. 10-11. 10 Husserl, Krisis, § 3, p. 13-14 Laurent Cournarie - Philopsis 2007 - www.philopsis.fr Page 8 UNE INTRODUCTION À LA MÉTAPHYSIQUE : RAISON ET EXISTENCE - LAURENT COURNARIE l’existence, l’objectivité et la subjectivité. La vocation de la raison est justement de ne pas dissocier la recherche scientifique et la quête du sens. 2. SCIENCE INCLASSABLE, SCIENCE INTROUVABLE La métaphysique n’est rien d’autre qu’une introduction à elle-même, avonsnous dit en commençant. Mais le problème se redouble : comment introduire (à) cette introduction ? Par où commencer une introduction à la métaphysique ? Le plus simple peut-être est d’énoncer des questions identifiées par la tradition philosophique comme métaphysiques. Par exemple : - qu’est-ce que l’être ? - pourquoi y a-t-il de l’être plutôt que rien ? - quelle est la différence entre l’essence et l’existence ? - sommes-nous libres ? - quelle est la nature du lien entre la cause et l’effet ? - l’âme est-elle immortelle ? - Dieu existe-t-il ? Ce qui ressort de ce rapide inventaire, c’est qu’aucun domaine de réalité ne peut prétendre constituer exclusivement le champ de la métaphysique : ni Dieu, ni l’homme, ni le monde. En fait, ces questions se distinguent à notre attention par leur extrême généralité. Elles sont si universelles et si formelles (par les notions qu’elles mettent en œuvre : essence, existence, âme, Dieu, causalité, liberté…) qu’il n’est pas du tout certain qu’elles correspondent effectivement à un objet précis. Et dans tous les cas, elles ne relèvent d’aucune science particulière – puisqu’une science se définit notamment par un objet spécifique. Ce pourrait être le premier caractère d’un énoncé métaphysique : ce dont la généralité et l’indétermination le rendent inclassable dans le système des sciences. Métaphysique veut dire « inclassable », « incomparable » à aucune science constituée. Evidemment, de ce caractère inclassable, deux conclusions opposées peuvent se tirer : a) la métaphysique ce n’est ni la logique, ni la physique, ni… : c’est une somme de négations, autrement dit ce n’est rien, ou rien qu’un discours dénué de sens. Il faut renoncer à la métaphysique comme une discipline privée de toute signification. C’est le point de vue du « positivisme logique » au XXè siècle (Cercle de Vienne) ; b) l’irréductibilité de la métaphysique à aucune science particulière est le signe d’un domaine inédit de connaissance rationnelle qui a la valeur d’un fondement : la métaphysique n’est aucune science parce qu’elle est le fondement de toute science. La métaphysique ici se laisse définir comme science du fondement de toutes les sciences. C’est d’ailleurs ce genre d’embarras qui a conduit, selon la légende, Andronicos de Rhodes, lointain successeur d’Aristote à la tête du Lycée, à nommer du titre de « métaphysique » (« après les textes sur la nature ») la Laurent Cournarie - Philopsis 2007 - www.philopsis.fr Page 9 UNE INTRODUCTION À LA MÉTAPHYSIQUE : RAISON ET EXISTENCE - LAURENT COURNARIE série des textes qui se révèlent inclassables dans les œuvres de Logique, de Physique, d’Ethique ou de Politique. L’anecdote n’est pas indifférente. Elle signale, par l’incertitude de sa nomination, une indétermination originelle. La métaphysique c’est d’abord l’histoire d’un mot. Aristote est sans doute, au sens strict, le premier métaphysicien de l’histoire de la philosophie. Il est l’auteur d’un ouvrage connu par les modernes sous le titre La métaphysique. Mais le terme de « métaphysique » comporte ce paradoxe d’être associé à un auteur qui ne l’a jamais employé. Le paradoxe se prolonge puisque ce titre d’ouvrage ne correspond pas au sens qu’on a voulu donner à « métaphysique ». Littéralement, on pourrait traduire méta-physique, par « au-delà des choses physiques », c’est-à-dire « au-delà de la nature ». Mais cette traduction est une entorse au grec classique où la préposition meta signifie simplement « après ». Meta n’a donc pas le sens (métaphysique) de transcendance que la tradition a pourtant retenu. Ce sens classificatoire est évidemment philosophiquement décevant. Meta doit pouvoir désigner un contenu, ce qu’il a fini par désigner, selon deux orientations. La métaphysique c’est l’au-delà de la physique, par quoi il faut entendre soit qu’elle concerne des études qui ne peuvent intervenir qu’après les études sur la nature – la métaphysique vient après la physique dans l’ordre chronologique de la connaissance : la physique est une connaissance seconde du point de vue de l’excellence et de la priorité de son objet mais première par rapport à nous ; donc métaphysique signifie post-physique ; soit dans un sens qu’on peut dire platonisant ou néo-platonien où la métaphysique est pensée sur le modèle du renversement qu’on retrouve par exemple dans le terme de métabolè, ce renversement présidant à un dépassement : métaphysique signifierait donc trans-physique (trans-naturel). Mais il n’en demeure pas moins qu’Aristote n’a pas eu recours à ce terme, mais qu’il parle seulement de « philosophie première ». Et le lecteur moderne est amené à se demander pourquoi les commentateurs et les successeurs d’Aristote ont éprouvé le besoin de donner un nom inédit à cette œuvre. En effet, on se retrouve en présence de trois noms ou expressions qui paraissent difficilement superposables : a) la dénomination post-aristotélicienne de « métaphysique » ; b) la dénomination aristotélicienne de « philosophie première » ; c) la position autant que la recherche par Aristote d’une « science de l’être en tant qu’être ». Laurent Cournarie - Philopsis 2007 - www.philopsis.fr Page 10 UNE INTRODUCTION À LA MÉTAPHYSIQUE : RAISON ET EXISTENCE - LAURENT COURNARIE Pour simplifier on peut renommer b) et c) respectivement par théologie et ontologie. Métaphysique, ontologie et théologie sont-elles synonymes ? Qu’est-ce qui, de l’ontologie ou de la théologie, réalise l’idée de philosophie première ? On comprend facilement l’embarras des éditeurs et des commentateurs d’Aristote. D’abord l’idée de « science de l’être en tant qu’être » (ontologie) est tout à fait nouvelle. Elle ne s’intègre pas à la distinction de la philosophie en dialectique, physique, morale. Aristote écrit : « il y a une science qui étudie l’être en tant qu’être et ses attributs essentiels. Elle ne se confond avec aucune des sciences dites particulières, car aucune de ces autres sciences ne considère en général l’être en tant qu’être, mais, découpant une certaine partie de l’être, c’est seulement de cette partie qu’elles étudient l’attribut : tel est le cas des sciences mathématiques » 11. Les mathématiques étudient l’être en tant que nombre et grandeur (l’être immobile mais non séparé), et non pas l’être en tant qu’être. De même pour la physique qui étudie l’être en tant que mobile (l’être mobile et séparé). L’être en tant qu’être doit être l’objet d’une science mais ne peut être l’objet d’une science particulière. Il est donc l’objet d’une science universelle et absolument première, puisqu’elle étudie l’être que les autres sciences présupposent et déterminent selon tel ou tel attribut (grandeur, mouvement…). Mais cette science de l’être en tant qu’être, qui est peut-être nécessaire, toujours confusément recherchée à travers les sciences particulières12, elle n’a jamais été dégagée par les prédécesseurs d’Aristote. On comprend que ses successeurs aient eu du mal à situer l’ontologie dans l’édifice connu de la philosophie. Et l’embarras est à son comble si l’on considère que la philosophie première (théologie) est également une partie de l’ontologie, puisque le divin n’est pas identifiable à l’être en tant qu’être, mais désigne seulement l’être en tant qu’immobile et séparé. Ensuite, les livres de la Métaphysique sont très disparates, comportant de nombreuses redondances (K est un doublet de B, et E), abordant des sujets qui appartiennent en propre à la physique (la substance sensible en E et H, le mouvement en et , la causalité en A), ou à la philosophie des mathématiques (critique de la théorie des idées et des nombres en A, M, et N). De fait, donc, la Métaphysique ne traite que très peu des questions théologiques (la deuxième partie de ). C’est pourquoi le titre de « philosophie première » était inapplicable à l’ensemble des livres. Finalement, la dénomination de « métaphysique » « par une ambiguïté sans doute inconsciente », permet de désigner la philosophie première sans exclure l’ontologie ; elle « préservait l’interprétation théologique de la science de l’être en tant qu’être : la recherche post-physique était en même temps science transphysique. Science du divin ou recherche qui, par les voies laborieuses de la connaissance humaine, essaie de s’élever jusqu’à l’être en tant qu’être, la métaphysique pouvait être l’une et l’autre à la fois, alors que l’expression philosophie première pouvait difficilement 11 Métaphysique, , 1, 1003a21 12 « Et, en vérité, l’objet éternel de toutes les recherches, présentes et passées, le problème toujours en suspens : qu’est-ce que l’être ? » Z, 1, 1028b2. Laurent Cournarie - Philopsis 2007 - www.philopsis.fr Page 11 UNE INTRODUCTION À LA MÉTAPHYSIQUE : RAISON ET EXISTENCE - LAURENT COURNARIE s’appliquer au second de ces aspects » 13. La métaphysique est donc le nom d’une science qui hésite entre l’ontologie et la théologie. Pour conserver l’apparence d’une unité, la tradition perpétuera un concept scolaire de la métaphysique en distinguant la métaphysique générale (l’ontologie) et la métaphysique spéciale (la théologie, à laquelle viendront s’ajouter la cosmologie et la psychologie rationnelles). La première traite de l’ens commune, de l’être en général, la seconde du summum ens, de l’être suprême, c’est-à-dire de Dieu. Dans le premier cas, la métaphysique est première parce qu’universelle (de l’être aux êtres particuliers) ; dans le second elle est universelle parce que première (de Dieu aux êtres). La métaphysique n’est donc pas un « mot originaire » (Urwort) comme dit Heidegger, renfermant en lui la signification qu’il désigne. Mais c’est pourtant ce mot obscur qui a dominé l’histoire de la philosophie, c’est-àdire, à travers celle-ci, l’histoire de la pensée (occidentale), qui a vu se succéder la fin et le retour de la métaphysique. La science ne peut tenir lieu de métaphysique : les questions de l’être, du sens de l’existence, de Dieu… continuent de se poser alors qu’elles ne se laissent pas formuler dans le langage scientifique. Et la science ne saurait échapper à la question de sa vérité – question qui ne relève pas directement d’elle-même (la science de la science n’est pas une science). Mais d’un autre côté la métaphysique n’est pas scientifique et tous les efforts pour la rendre telle ont échoué ou sont demeurés formels. La science soupçonne la métaphysique de n’être pas rationnelle : la métaphysique soupçonne la science de n’être que partiellement ou incomplètement rationnelle. 3. LE VOCABULAIRE DE LA MÉTAPHYSIQUE Avant de pousser plus loin la réflexion sur la métaphysique, à la fois dans l’histoire de la métaphysique et dans le rapport de la raison à l’existence, il est nécessaire de fixer le vocabulaire de la métaphysique. En un sens, la métaphysique traite des questions les plus simples ou les plus universelles. Elles procèdent toutes de l’étonnement qui est, selon la tradition, le sentiment à l’origine de la philosophie : « c’est, en effet, l’étonnement qui poussa, comme aujourd’hui, les premiers penseurs aux spéculations philosophiques. Au début, leur étonnement porta sur les difficultés qui se présentaient les premières à l’esprit ; puis, s’avançant ainsi peu à peu, ils étendirent leur exploration à des problèmes plus importants, tels que les phénomènes de la Lune, ceux du Soleil et des Etoiles, enfin la genèse de l’Univers. Or apercevoir une difficulté et s’étonner, c’est reconnaître sa propre ignorance (c’est pourquoi même l’amour des mythes est, en quelque manière, amour de la Sagesse, car le mythe est un assemblage de merveilleux). Ainsi donc, si ce fut bien pour échapper à l’ignorance que les premiers philosophes se livrèrent à la philosophie c’est qu’évidemment ils poursuivaient le savoir en vue de la seule connaissance et non pour une fin utilitaire »14. On peut, à travers ce texte, reconstituer, pour ainsi dire, la genèse du questionnement métaphysique : 13 14 Aubenque, Le problème de l’être chez Aristote, p. 43-44. Aristote, Métaphysique, A, 2, 982b12-21 Laurent Cournarie - Philopsis 2007 - www.philopsis.fr Page 12 UNE INTRODUCTION À LA MÉTAPHYSIQUE : RAISON ET EXISTENCE - LAURENT COURNARIE - la métaphysique (la philosophie) commence par l’étonnement : nul ne désire le savoir, s’il n’a conscience de son ignorance ; et nul n’a conscience de son ignorance si le réel ne l’étonne pas ; - la métaphysique consiste alors à prolonger l’étonnement et à radicaliser les questions qu’il suscite pour les porter à leur plus grande généralité : pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? Le néant était possible, et pourtant le monde existe ; cet écart entre le possible du néant et la réalité de l’être demande à être justifié, ou du moins assumé par l’intelligence ; - cette universalisation et cette radicalisation situe la métaphysique dans la visée d’une connaissance désintéressée. La métaphysique accomplit même l’idéal de la science pure, affranchie de toute utilité ou de toute application : elle relève de la science théorétique, et c’est pourquoi elle peut être assimilée à la sagesse. C’est ce qu’Aristote déduit dans la suite du passage : « mais, de même que nous appelons libre celui qui est à lui-même sa fin et n’existe pas pour un autre, ainsi cette science est aussi la seule de toutes les sciences qui soit une discipline libérale, puisque seule elle est à elle même sa propre fin ». Cela ne veut pas dire qu’elle ne représente pas un bien pour l’homme. Au contraire, elle est identifiée par Aristote au souverain bien luimême, au bien recherché pour lui-même. La métaphysique, c’est-à-dire ici la connaissance de ce qui est divin, n’est pas une science formelle vide, mais ce par quoi l’homme réalise la perfection (connaissance pure) de sa plus haute capacité (intellect)15 ; - mais en un sens, ces questions les plus radicales, sont les questions ordinaires. L’étonnement à l’origine de la connaissance métaphysique porte sur les objets les plus familiers, ou plus exactement procède justement d’un dessaisissement du moi par rapport aux fausses évidences du monde, aux certitudes familières, quand se fait jour, comme dit Jaspers, « la différence qu’il y a entre un objet faisant partie du monde et une question concernant l’être et notre situation dans le tout » 16. Une question métaphysique est une question qui n’a pas la forme d’une question concernant un objet : c’est une question « ontologique » (sur l’essence, sur l’être, sur l’origine de l’être…) ou une question existentielle (sur la liberté, le sens de l’existence, la valeur de la mort…). Or ce genre de questions est, par définition, accessible à tout homme, puisqu’elles le concerne en tant qu’être (ontologie) et en tant qu’homme (existence) – et c’est si vrai, que l’enfant, par un étonnement naturel, en est capable17. Mais évidemment, la métaphysique ne consiste pas seulement dans les questions qu’elle pose. La métaphysique prétend élaborer des réponses, construire un savoir de l’être, de Dieu, du monde. Or la constitution de la métaphysique n’est possible que par le travail conceptuel, c’est-à-dire tout un langage théorique. C’est ce vocabulaire « métaphysique » qu’il faut, rapidement, passer en revue. 15 Cf. Ethique à Nicomaque, X, 7 16 K. Jaspers, Introduction à la philosophie, p. 8 Cf. Jaspers 17 Laurent Cournarie - Philopsis 2007 - www.philopsis.fr Page 13 UNE INTRODUCTION À LA MÉTAPHYSIQUE : RAISON ET EXISTENCE - LAURENT COURNARIE Le vocabulaire métaphysique (de la philosophie) est pour l’essentiel d’origine aristotélicienne et a été fixé après lui par la pensée médiévale. Tous les énoncés métaphysiques ont recours aux mêmes concepts et aux mêmes couples d’oppositions. En effet, les concepts fondamentaux de la métaphysique ont cette particularité de fonctionner par opposition. On est en présence de couples conceptuels : être/devenir ; acte/puissance ; matière/forme ; substance/accident ; essence/existence, mais aussi nécessaire/contingent, éternel/temporel, en fait/en principe. On peut sans doute considérer que la métaphysique tient ce style « dualiste » de ses premiers initiateurs, Parménide et Platon (style qui plonge sans doute ses racines plus profondément dans les structures mythiques de la pensée, à travers les premiers « physiciens » – cf. Vernant, « Du mythe à la raison », Mythe et pensée chez les Grecs). Parménide oppose ainsi dans son Poème la voie de l’opinion et la voie de la vérité (il est nécessaire de penser que l’être est, qu’il est sans cause, sans commencement et sans fin) ; Platon cherche ce qu’il nomme « l’être réellement réel » (ontôs on), qu’il attribue aux Idées, au-delà des choses sensibles qui ne sont que des apparences. D’un côté, l’être, l’éternité, l’intelligible, l’identité, la forme ; de l’autre, le devenir, le temps, le sensible, l’indéfini, la matière – avec son corrélat psychologique : d’un côté, l’âme (immortelle et co-naturelle à l’intelligible), de l’autre le corps (facteur d’aliénation, fardeau et tombeau) ; et sa traduction morale : le bien consiste pour l’homme à vivre selon son âme (donc à fuir les plaisirs du corps), à séparer son âme de son corps, à s’immortaliser par l’exercice pur de la pensée, pour « s’évader au plus vite » vers l’intelligible. Le dualisme, c’est-à-dire en fait le primat de la série des termes qui signifient l’être et ce qui lui est assimilé sur la série des notions exprimant le devenir et le sensible, serait la marque de la pensée métaphysique. C’est, on le sait, le parti pris le plus constant de Nietzsche, dans sa critique de la métaphysique. La métaphysique consiste à postuler derrière le monde où nous vivons par notre corps, un « arrière-monde », un « outre-monde », à le peupler d’illusoires entités, et à partir de lui, de « déprécier » systématiquement la vie sensible : calomnie de la perception et des sens, haine du devenir, mépris de l’art. La métaphysique désigne alors une certaine « idiosyncrasie », une certaine espèce d’hommes souffrants, las de vivre. La métaphysique a un sens moral (et non pas théorique) et une origine psychologique : « Psychologie de la métaphysique. - Ce monde-ci n’est qu’apparence ; donc il y a un monde vrai. Ce monde-ci est relatif, donc il y a un monde absolu. Ce monde-ci est contradictoire, donc il y a un monde dénué de contradiction. Ce monde-ci est en devenir, donc il y a un monde de l’être. Autant de raisonnements faux (aveugle confiance dans la raison : si A existe, son contraire B doit aussi exister). C’est la douleur qui inspire ces raisonnements ; au fond, c’est le désir qu’il existe un pareil monde ; de même, la haine d’un monde qui nous fait souffrir s’exprime en ce qu’on en imagine un autre meilleur ; c’est le ressentiment des métaphysiciens contre le réel, qui est ici créateur »18. 18 Nietzsche, Volonté de Puissance, I, § 214, p. 98-99 Laurent Cournarie - Philopsis 2007 - www.philopsis.fr Page 14 UNE INTRODUCTION À LA MÉTAPHYSIQUE : RAISON ET EXISTENCE - LAURENT COURNARIE « L’homme cherche « la vérité » : un monde qui ne puisse ni se contredire, ni tromper, ni changer, un monde vrai – un monde où l’on ne souffre pas ; or la contradiction, l’illusion, le changement sont cause de la souffrance ! il ne doute pas qu’il existe un monde tel qu’il devrait être […] En somme : le monde tel qu’il devrait être, existe ; ce monde dans lequel nous vivons est une erreur ; ce monde, le nôtre, ne devrait pas exister. La croyance à l’être n’est donc qu’une conséquence ; le véritable premier mobile, c’est le refus de croire au devenir, la méfiance envers le devenir, la dépréciation de tout le devenir… Quels sont les hommes qui réfléchissent de la sorte ? Une espèce humaine improductive, souffrante, lasse de vivre » 19. Pour saisir l’être, ou se le rendre intelligible, la raison distingue donc des concepts premiers ou transcendantaux, a. les catégories : l’être est la notion la plus universelle, puisqu’il peut être attribué à toute réalité – sans être pour autan un genre (prédicat commun à plusieurs espèces d’êtres). Mais il y a plusieurs manières d’en parler, c’est-à-dire d’attribuer l’être par le discours. Si je dis : « l’homme est blanc », « homme » désigne l’être en tant que substance, et « blanc » en tant que qualité. Autrement dit, l’être se dit de plusieurs manières, selon les différentes formes ultimes d’attribution par le discours. Ces catégories, ou sens de l’être, sont donc : substance (homme), qualité (blanc), quantité (un mètre quatre-vingt), relation (double), lieu (à la Sorbonne), temps (aujourd’hui), position (assis), possession (avoir son stylo), action (écrire), passion (être écrit). Cette liste des catégories pose de nombreuses difficultés : a) on lui a reproché d’être empirique et non systématique (une rhapsodie), donc non fondée rationnellement ; b) ce qui pourrait s’expliquer si cette table est prélevée de la grammaire et de la langue grecque (cf. Trendelenburg) : substance, quantité, qualité, relation correspondent aux noms et aux adjectifs ; la position, la possession, l’action et la passion aux verbes, et le lieu et le temps aux adverbes. Finalement, on retrouve à nouveau le soupçon selon lequel toute la métaphysique est un jeu de langage, une invention du langage qui hypostasie des mots pour en faire des concepts en soi (des réalités)20, alors qu’elles ne sont que des fonctions de 19 Nietzsche, Volonté de puissance, II, Introduction, § 6, p. 10 20 Cf. Rougier, La métaphysique et le langage, 1960 ; cf. aussi Benveniste, Problèmes de linguistique générale, « Catégories de pensée et catégories de langue ». Le propos de Benveniste est de montrer à l’encontre d’une conviction largement répandue, que parler et penser ne sont pas deux activités distinctes, jointes seulement pour le besoin de la communication (p. 63). Sans doute le signe est-il employé comme véhicule d’une signification, d’un contenu de pensée : « le langage en tant qu’il est parlé, est employé à convoyer « ce que nous voulons dire » ». Le signe est le support de la signification (le vouloir dire). Mais la signification trouve dans le signe non pas la matière de son expression, mais la forme même d’elle-même comme contenu. Autrement dit le signe ne signifie que parce qu’il est toujours déjà informé par la langue : la signification est doublement forme en quelque sorte : en tant que concept ou visée d’un concept (signifié) et Laurent Cournarie - Philopsis 2007 - www.philopsis.fr Page 15 UNE INTRODUCTION À LA MÉTAPHYSIQUE : RAISON ET EXISTENCE - LAURENT COURNARIE en tant que forme linguistique. Non seulement pour être transmise et communiquée mais même pour être pensée, la signification a pour condition la forme de la langue. La pensée ne se saisit pas comme pensée mais comme pensée signifiante, c’est-à-dire comme pensée informée linguistiquement : « Pour devenir transmissible, ce contenu doit être distribué entre des morphèmes de certaines classes, agencés dans une certain ordre, etc. Bref, ce contenu doit passer par la langue et en emprunter les cadres. Autrement la pensée se réduit sinon exactement à rien, en tout cas à quelque chose de si vague et de si indifférencié que nous n’avons aucun moyen de l’appréhender comme « contenu » distinct de la forme que la langue lui confère. La forme linguistique est donc non seulement la condition de transmissibilité, mais d’abord la condition de réalisation de la pensée. Nous ne saisissons la pensée que déjà appropriée aux cadres de la langue » (p. 64). Penser c’est signifier un concept, mais signifier un concept c’est épouser les formes de la langue. Une pensée sans forme linguistique est « dénuée de sens ». Mais comment se représenter l’union ou la relation de ces deux dimensions de la signification en quelque sorte, la pensée et le langage, le vouloir-dire et la forme linguistique du vouloir-dire, ce qui est signifié (l’idée, le sens) et ce qui signifie (la forme symbolique) ? Car on ne saurait réduire la pensée au langage : ce serait annuler du même coup la signification. Le mot est bien le véhicule d’un sens, faute de quoi il n’est plus qu’une suite de sons, et alors la langue n’est tout au plus qu’une communication ou une expression. On doit même reconnaître leur distinction. Il y a en quelque sorte les formes conceptuelles (signifiés) et les formes linguistiques (signifiants), qu’on peut appeler catégories de pensée et catégories de langue – encore une fois la signification se joue entièrement au niveau de la forme : sans forme signifiante, le signe est aveugle (la pensée est indéterminée), sans forme signifiée, le signe est vide (le langage est insignifiant). Or entre les deux espèces de catégorie, on observe des différences : les catégories de pensée manifestent une liberté d’invention, de conception et visent l’universalité. Elles expriment en quelque sorte la spontanéité de l’entendement, libre de déterminer ses concepts, de les réviser, d’en « instaurer » de nouveaux. C’est d’une certaine façon l’activité même de la pensée philosophique, utilisant pour ce faire constamment la fonction méta-linguistique. Par ailleurs, la fonction de la catégorie intellectuelle est de poser une signification universelle. Penser c’est viser l’universel de la signification d’une certaine façon, et c’est pourquoi la philosophie peut se croire autorisée si facilement à réifier la signification (réalisme des significations, comme chez Platon, Frege, Husserl ou le premier Russell). Au contraire, les catégories de langues exercent une contrainte sur le sujet linguistique qui ne peut les changer à sa guise et surtout restent toujours relatives à une langue particulière. Or c’est cette disparité qui rend intéressante leur confrontation. Et dans ce projet, au lieu de penser (ou de parler) dans l’abstrait, il est préférable d’entrer dans le concret d’une situation historique, scruter les catégories d’une pensée et d’une langue définies » (p. 65), et l’on dispose à cet égard d’un document privilégié qui est précisément la liste des catégories d’Aristote au chapitre 4 du Traité des catégories. L’analyse du texte aristotélicien permet de vérifier le bien-fondé de la thèse selon laquelle la pensée signifie à travers les formes de la langue, c’est-à-dire de la médiation informante de la langue entre la pensée et le langage (la langue est toujours déjà à l’œuvre dans le rapport de la pensée et du langage, qui constitue l’essence de la signification) : ainsi Benveniste écrit-il : « Aristote pose ainsi la totalité des prédicats que l’on peut affirmer de l’être, et il vise à définir le statut logique de chacun d’eux. Or, il nous semble – et nous essaierons de montrer – que ces distinctions sont d’abord des catégories de langue, et qu’en fait Aristote, raisonnant d’une manière absolue, retrouve simplement certaines des catégories fondamentales de la langue dans laquelle il pense » (p. 67). La thèse de Benveniste a le mérite d’introduire une cohérence systématique dans une liste réputée rhapsodique. Il montre qu’on peut regrouper les 10 catégories en deux classes fondamentales : les 6 premières se réfèrent toutes à des formes nominales, les 4 dernières à des formes verbales. Schématiquement : Laurent Cournarie - Philopsis 2007 - www.philopsis.fr Page 16 UNE INTRODUCTION À LA MÉTAPHYSIQUE : RAISON ET EXISTENCE - LAURENT COURNARIE l’esprit, pour la plupart d’ailleurs très équivoques. La métaphysique n’est donc pas la « philosophia perennis » (la « métaphysique spontanée de l’esprit humain » dont parle Bergson), mais une structure de pensée héritée des catégories aristotéliciennes, elles-mêmes inscrites dans la particularité de la langue grecque. Cette condamnation du caractère linguistique (donc fautif et illusoire de la métaphysique) sur laquelle on reviendra plus tard, vaut au premier chef pour la notion d’être. Déjà Hobbes, au XVIIè siècle, avait relevé que l’être se réduisait au seul verbe est, que le sens de l’être consistait purement et simplement dans sa fonction prédicative (copule), mais que l’on pouvait se dispenser d’y recourir à condition d’employer un autre signe pour le même emploi – à l’exemple d’autres langues qui, tout en étant dépourvus de verbe « être », ne privent pas les locuteurs de la capacité de juger ; c) la relation de la substance aux autres catégories, enfin, est très problématique. Aristote précise toujours que la substance est le premier sens de l’être. Toutes les autres catégories sont des attributs de la substance, ses affections et sont ordonnées à elle. La notion d’être n’est pas univoque (de même le bien ou l’un) : elle Dès lors on peut conclure que « ces prédicats correspondent non point à des attributs découverts dans les choses, mais à une classification émanant de la langue même » (p. 66). Plus radicalement, il faut reconnaître qu’Aristote a été inconsciemment victime des contraintes de sa langue : « il pensait définir les attributs des objets ; il ne pose que des êtres linguistiques. C’est la langue qui, grâce à ses propres catégories, permet de les reconnaître et de les spécifier. C’est ce qu’on peut dire qui délimite et organise ce qu’on peut penser. La langue fournit la configuration fondamentale des propriété reconnues par l’esprit aux choses » (p. 70). C’est la langue qui prescrit les possibilités et (donc) les limites de ce qui est pensable. La pensée ne peut signifier qu’à partir et selon les formes signifiantes (catégories de langue). Penser c’est manier des signes, c’est-à-dire viser des significations à partir d’une « structure informée de signification » (p. 74). Mais ce qui vaut pour les catégories vaut pour l’être lui-même dont les catégories sont les figures de prédication. Le mot « être » n’est pas un concept universel, mais « la projection conceptuelle d’un état linguistique donné » (p. 70). Et Benveniste le démontre en confrontant les possibilité du verbe grec « être » avec les expressions comparables de la langue ewe du Togo. Si l’ontologie a été possible, c’est grâce à la structure de la langue grecque. En effet, a) toute langue ne possède pas un verbe « être » ; b) le grec autorise un usage logique (la copule du jugement), qui assure une simple fonction de synthèse ; c) grâce à l’article, il peut devenir une notion nominale, traitée comme une chose (to einai) ; d) son participe présent se substantive (to on) et de plusieurs manière (oi ontès, ta onta) ; d) il sert de prédicat à lui-même (to ti hèn einai). Laurent Cournarie - Philopsis 2007 - www.philopsis.fr Page 17 UNE INTRODUCTION À LA MÉTAPHYSIQUE : RAISON ET EXISTENCE - LAURENT COURNARIE est utilisée avec des significations différentes : ce n’est pas de la même façon que je dis qu’existe la substance ou un accident, un objet réel ou un objet fictif (comme le bien peut être moyen ou fin). Pour autant, la notion d’être ne peut être purement équivoque (la vérité serait impossible). Il doit donc y avoir une unité de la plurivocité, une unité dans la différence. Aristote explique ainsi que cette unité de l’être se fait en référence à la substance (pluralité ordonnée) : la qualité, la quantité… ne sont des manières d’être (ou des manières de dire l’être) qu’en référence et en dépendance de la substance. C’est pourquoi, notamment en Z, Aristote assimile la recherche de la philosophie première à la question : « qu’est-ce que l’être ? », et celle-ci à la question : « qu’est-ce que la substance ? ». C’est cet ordre interne au concept d’être que Thomas d’Aquin a nommé « analogie » – mais cette solution « analogique » ne supprime pas la difficulté (l’ousia qui est le terme par rapport auquel les catégories signifient l’être est une catégorie, mais une catégorie qui leur sert de fondement immanent : elle n’est pas l’être même, mais sa signification immédiate et par laquelle les autres catégories signifient médiatement l’être ; ensuite Aristote n’utilise jamais la notion d’analogie pour désigner le rapport des catégories à l’être : cf. Aubenque, op. cit., p. 190-206) ; b. en tant qu’acte et en tant que puissance : l’être peut exister sous deux régimes, en puissance c’est-à-dire potentiellement, ou en acte, c’est-à-dire effectivement. Quand une chose passe d’un état potentiel à un état actuel, Aristote parle d’energeia : quand l’actualité est pleine et entière, il parle d’entelecheia : ici l’acte est achevé, ou encore la fin est l’exercice de l’acte (Métaphysique , 6). On remarquera que l’acte est toujours antérieur à la puissance : la statue est en puissance dans le marbre, mais seulement parce qu’elle existe réalisée dans l’idée que s’en fait le sculpteur ; l’enfant est en puissance dans le sperme, parce que le père existe et possède en acte la forme de l’humanité qu’il transmet à l’enfant : il faut un générateur en acte ; c. en tant que forme (plutôt eidos que morphè) ou matière. Cette distinction recoupe la précédente entre acte et puissance. La forme c’est la structure rationnelle d’une chose, qu’exprime la définition, c’est-à-dire l’essence d’une réalité. La matière (étymologiquement, le bois, coupé ou non), est la réalité sousjacente qui peut recevoir des déterminations contraires (forme et privation). C’est la cause de la substance à titre de puissance déterminable, là où la forme est la cause déterminante ; d. en tant que substance ou accident : un accident c’est ce qui va avec (symbebèkos/symbainein) une substance ou est dit d’une substance. « On appelle accident ce qui appartient vraiment à quelque chose, Laurent Cournarie - Philopsis 2007 - www.philopsis.fr Page 18 UNE INTRODUCTION À LA MÉTAPHYSIQUE : RAISON ET EXISTENCE - LAURENT COURNARIE mais qui ne lui appartient ni nécessairement ni la plupart du temps » 21. Ainsi « blanc » est un accident pour le sujet qui en est pourvu : le blanc a beau lui appartenir (il a les cheveux blancs) du moins peut-il disparaître sans que l’être disparaisse. La substance est ainsi le support des qualités accidentelles - par opposition à des qualités « par soi » qui désignent des qualités qui ne sont pas affirmées d’un autre sujet (« homme » n’est pas affirmé d’autre chose que « homme », alors que « blanc » peut être affirmé d’homme, de cheval…). Cette distinction est nécessaire pour rompre avec la sophistique qui assimilait ce qu’on peut dire de l’accident avec ce qui concerne la substance (Coriscos est autre que Socrate, Socrate est un homme, donc Coriscos est autre qu’un homme) ; e. en tant qu’essence et existence : Aristote distingue bien entre deux locutions : ce qu’est une chose, et le fait qu’elle soit. La tradition ultérieure traduira par essence et existence. Essence et existence sont deux plans d’intelligibilité différents d’un être. La substance est ce qui existe vraiment, c’est-à-dire de manière séparée : ce qui a l’être, ce qui est et qu’on n’attribue pas à autre chose, c’est la substance individuelle (ousia). Et il faut distinguer de la substance entendue comme sujet existant ou subsistant (Thomas d’Aquin dira : ens dicitur quasi habens esse (on parle de l’étant comme de ce qui a l’être), ce qui est le propre de la substance première ou individuelle, la substance « seconde », ce qu’est principalement un être, le prédicat qui est supposé à tous les autres et qui correspond à l’essence. Ainsi on dira que Socrate c’est la substance (première) et l’humanité son essence (substance seconde : elle n’est substance que comme attribut du sujet existant séparément et en soi). Mais Aristote, conformément à la métaphysique platonicienne sans doute, privilégie le plan de l’essence, puisque c’est le point de vue de la connaissance. Il a bien vu que rien d’universel ne peut être substantiel (antiplatonisme), mais il n’a pas reconnu dans l’existence même le principe constitutif de la substance. Il a bien distingué les trois questions possibles qu’une science peut se poser au sujet d’une chose : si elle est, ce qu’elle est, pourquoi elle est, c’est-à-dire les plans de l’existence, de l’essence, de la cause. Et l’ordre de ces questions est lui-même logiquement fondé (en dehors du cas on l’on commence par donner une définition nominale) : on ne peut expliquer une chose sans savoir ce qu’elle est, et on ne sait ce qu’elle est sans savoir qu’elle existe : « nécessairement, en effet, quand on sait ce qu’est l’homme, on sait aussi qu’il est, car pour ce qui n’est pas, personne ne sait ce qu’il est : on peut seulement savoir ce que signifie le discours ou le nom, comme lorsque je dis bouc-cerf, mais ce qu’est un bouc-cerf, il est impossible de le savoir » 22. Donc Aristote indique bien que la recherche sur l’essence implique une présupposition d’existence, que l’essence (ce que c’est) n’est pas séparable de l’existence 21 Aristote, Métaphysique , 30, 1025a14 22 Aristote, Seconds Analytiques, 92b4-7 Laurent Cournarie - Philopsis 2007 - www.philopsis.fr Page 19 UNE INTRODUCTION À LA MÉTAPHYSIQUE : RAISON ET EXISTENCE - LAURENT COURNARIE (si c’est). Mais la priorité “existentielle” de l’ousia se renverse en une réaffirmation du primat ontologique de l’essence formelle ; l’ontologie de la substance reconduit le primat métaphysique de l’essence. Seule existe la substance individuelle, mais la forme est l’essence de la substance : le composé est plus substance que ses causes (matière et forme), mais la forme est l’essence de la substance, et il y a même des substances qui sont divines précisément parce qu’elles sont dépourvues de matière et de mouvement, et qu’étant seulement des formes, elles sont des réalités en acte (Dieu comme acte pur, « pensée de la pensée »). Ainsi comme le dit Gislon, Aristote est « moins affranchi de l’ontologie platonicienne qu’il n’y paraît. Disons plutôt qu’Aristote n’a pas trouvé la justification métaphysique complète de ce sentiment aigu de l’individuel concret qui le distinguait si nettement de Platon. Certain que l’individu seul mérite vraiment le titre d’« être », toutes ses enquêtes sur ce qui fait de l’individu un être véritable le ramènent pourtant à poser l’essence, ou la forme, comme la racine ultime de l’être de « ce qui est ». L’ontologie d’Aristote est donc sollicitée par deux tendances opposées : celle, toute spontanée, qui lui fait situer le réel dans l’individuel concret et celle, héritée de Platon, qui l’invite à le situer dans la stabilité intelligible d’une essence pure, qui reste toujours identique à elle-même malgré la pluralité des individus. (…) Aristote savait que l’individu seul est, ou existe, mais la seule sorte d’être qu’il pût se rendre intelligible était l’essence » 23. En résumé, « toute cette philosophie, qui ne s’intéresse en principe qu’à ce qui existe, l’aborde pourtant toujours de telle manière que le problème de son existence n’ait pas à se poser » 24. Il y a sans doute une raison profonde à cette subversion de l’existence. Aristote vit et pense dans un monde clos et hiérarchisé d’essences où mêmes les êtres naturels, corruptibles, sont engendrés à partir de formes fixes. L’ « éternalisme de la pensée » grecque (Koyré), est un obstacle en quelque sorte épistémologique à une métaphysique de l’existence. Pour Aristote, la cause du vivant c’est la forme spécifique qui se transmet d’un individu à l’autre, d’une génération à l’autre. Mais parce qu’elle est ce par quoi il y a génération, elle n’est elle-même ni engendrée ni engendrable : « Ce qu’on appelle forme ou substance n’est pas engendré, mais … ce qui est engendré, c’est le composé de matière et de forme, lequel reçoit son nom de la forme » 25. Peut-être faut-il dissiper l’équivoque, maintenue par Aristote, autour du concept d’ousia, et distinguer nettement entre substance et essence, c’est-à-dire reconnaître au sein de la substance la différence entre l’essence et l’existence. L’essence est l’universel prédicable ; la substance est le sujet imprédicable, ou énonçable seulement comme existant. La différence de la substance, c’est bien son existence. Cette distinction, constitue pour la métaphysique à la fois un progrès et un problème. Si l’analyse ontologique gagne en clarté, elle soulève la difficile question de l’articulation de ces deux plans d’être. Si essence et existence diffèrent l’une de l’autre, comment interpréter cette différence ? S’agit-il d’une différence réelle (Thomas d’Aquin), modale (Duns Scot), de raison (Suarez) ? L’analyse de l’être en termes d’essence et 23 24 25 Gilson, L’être et l’essence, p. 59 Gilson, L’être et l’essence, p. 61 Aristote, Métaphysique, 8, 1033b 17-18, p. 389 Laurent Cournarie - Philopsis 2007 - www.philopsis.fr Page 20 UNE INTRODUCTION À LA MÉTAPHYSIQUE : RAISON ET EXISTENCE - LAURENT COURNARIE d’existence est-elle univoque pour tout étant, ou faut-il envisager différemment leur distinction selon que la métaphysique traite de Dieu ou des êtres finis ? Toute la philosophie médiévale va disputer de cette question des relations entre l’essence et l’existence. Sans doute le thème de l’existence est-il d’abord un thème métaphysique : « toute métaphysique opère une distinction entre essentia et existentia » 26. Plus précisément, cette distinction de l’essence et de l’existence, appartient au moment scolastique de l’histoire de la métaphysique. C’est la scolastique qui, recueillant la philosophie aristotélicienne, à travers ses commentaires arabes, transposant la philosophie grecque dans un monde où l’acte philosophique consiste dans l’interprétation de l’Aristoteles Latinus, élabore et fixe le vocabulaire de l’être pour toute la tradition philosophique ultérieure, condamnée à l’utiliser même pour s’en affranchir. Mais si la distinction de l’essence et de l’existence s’impose à l’esprit en quête d’intelligibilité du réel, c’est-à-dire du point de vue de l’ontologie ou de la métaphysique générale, la question de leur composition se révèle aussi radicale, parce qu’elle intéresse la question théologique de Dieu. C’est pourquoi Suarez peut considérer au XVIIè siècle que la prima divisio entis, oppose en réalité l’ens infinitum et l’ens finitum27. Autrement dit la thèse sur le statut ontologique de l’existence rencontre nécessairement le discours théologique. C’est même l’idée chrétienne de Dieu qui, parce qu’elle excède la conceptualité de la philosophie grecque, impose à la métaphysique de privilégier la réflexion sur l’existence. Plus précisément si, comme l’enseigne la révélation, le monde a été créé – alors que la raison ne peut le démontrer, ou que la preuve contraire est concevable sans contradiction : ainsi Kant montre que l’idée de création contient une antinomie de la raison, qu’à son propos la raison peut démontrer également que le monde a un commencement dans le temps ou qu’il n’en a pas – alors toute l’existence se trouve frappée de contingence et demande sa raison d’être dans une existence nécessaire. 26 27 Heidegger, Nietzsche, II, p. 322-323 Cf. Suarez, Disputes métaphysiques, Quatrième dispute Laurent Cournarie - Philopsis 2007 - www.philopsis.fr Page 21 UNE INTRODUCTION À LA MÉTAPHYSIQUE : RAISON ET EXISTENCE - LAURENT COURNARIE 4. SCIENCE ET MÉTAPHYSIQUE À L’ÂGE CLASSIQUE S’il y a un siècle d’or de la métaphysique, c’est sans aucun doute le XVIIè siècle. Il est tout à fait remarquable que les plus grands savants soient les plus grands philosophes et qu’ils n’aient pas dédaigné la métaphysique. Davantage même, à partir du modèle des mathématiques, ils se sont efforcés d’achever métaphysiquement la rationalité scientifique. C’est le cas de Descartes, de Spinoza et de Leibniz. Autrement dit, ce qui caractérise cette époque de la philosophie et de la science, c’est que la connaissance des phénomènes naturels (science) n’est pas exclusive d’une enquête sur Dieu, l’âme ou la liberté humaine, c’est-à-dire précisément que la raison n’est pas enfermée dans les questions de « fait » mais qu’elle est appelée légitimement à traiter les questions métaphysiques. La rationalité classique est non positiviste. Ainsi, par exemple chez Descartes, le rationalisme scientifique n’est pas le vrai rationalisme, si la question de la démonstration de Dieu n’est pas abordée. L’assurance que les idées ont un objet, qu’une vérité objective correspond à leur certitude n’est fondée qu’à la condition que Dieu existe et plus précisément que la raison en démontre l’existence nécessaire. Il faut même ajouter non seulement que la métaphysique est un champ légitime et nécessaire de connaissances pour la raison, mais en plus que les connaissances métaphysiques sont susceptibles d’une plus grande certitude que les vérités mathématiques et physiques (cogito). Du moins les philosophes de l’âge classique n’ont pas le sentiment de déchoir, de renoncer à la raison en passant de problèmes scientifiques à des questions métaphysiques. Ce sont les mêmes principes qui permettent de raisonner sur la nature ou sur Dieu, par exemple le principe de causalité chez Descartes qui lui permet de définir Dieu par la notion de causa sui ; par exemple le principe de raison suffisante ou du meilleur pour penser l’ordre universel du monde : « Je commence en philosophe, mais je finis en théologien. Un de mes grands principes est que rien ne se fait sans raison. C’est un principe de philosophie. Cependant dans le fond, ce n’est autre chose que l’aveu de la sagesse divine, quoique je n’en parle pas d’abord » (Leibniz). La métaphysique n’est pas irrationnelle mais au contraire vient achever le rationalisme de la science en portant l’exigence d’intelligibilité sur les raisons des choses, et plus radicalement encore, sur la raison de tout le contingent. Autrement dit, la raison prend pour objet ce dont les sciences ne font que connaître les modes et les différents états possibles, c’est-à-dire l’existence. La raison scientifique constate les phénomènes : elle constate qu’il existe des phénomènes et cherche à connaître comment ils se produisent en les ramenant à des lois. La science présuppose l’existence mais n’en cherche pas la raison première. Or tel est le sens de la métaphysique : tenter pour la raison de rendre intelligible l’existence dans ses fondements. D’une certaine façon, la raison affronte son plus grand défi : justifier l’existence qui, en elle-même, relève du pur fait ou du pur donné. Naturellement, l’esprit peut se satisfaire de l’explication scientifique du monde et voir dans la métaphysique plutôt l’expression d’une angoisse Laurent Cournarie - Philopsis 2007 - www.philopsis.fr Page 22 UNE INTRODUCTION À LA MÉTAPHYSIQUE : RAISON ET EXISTENCE - LAURENT COURNARIE infantile que celle d’une raison complète. Mais à l’inverse, on peut dire, en suivant Leibniz, que la raison ne fait, dans la régression métaphysique de la connaissance des choses, que réaliser son principe intime de raison suffisante. C’est ce principe qui guide l’enquête scientifique des phénomènes : c’est le fil d’Ariane de la connaissance. Sans lui, l’idée d’une rationalité du monde n’aurait aucune consistance. C’est en vertu de son principe le plus intérieur que la raison passe de la connaissance physique à la connaissance métaphysique, c’est-à-dire rend raison de l’existence du monde. Mais rendre raison de l’existence du monde ce n’est rien d’autre que démontrer l’existence de Dieu. Démontrer l’existence est possible en démontrant l’existence de Dieu. Parler de démonstration, c’est envisager la méthode la plus rationnelle qui soit. Démontrer c’est établir une proposition en s’appuyant sur des preuves ou une argumentation appropriée ; plus précisément à partir des prémisses, selon des raisons nécessaires. La métaphysique a eu recours à trois types de preuves, ou à trois voies de démonstration. Pour reprendre le vocabulaire de Kant : la preuve téléologique, la preuve cosmologique, la preuve ontologique. Or la nécessité démonstrative n’est sans doute pas égale dans les trois. De la première à la troisième, on peut considérer que la rationalité est progressive. 1) La première fait appel au principe de finalité. La beauté, l’harmonie dans la nature sont autant d’effets que ni le hasard ni les lois mécaniques de la matière ne peuvent expliquer et qui se laissent naturellement interpréter comme des fins. Il suffit de contempler « les mouvements si bien réglés du ciel », « les correspondances entre toutes choses », pour conclure à l’existence d’une raison supérieure et divine, de même que devant les mouvements de « quelque mécanisme comme une sphère ou une horloge, nous n’hésitons pas croire qu’ils sont les ouvrages d’une raison »28. Une si constante régularité, tant d’analogies et d’uniformité dans les phénomènes supposent une cause extérieure et intelligente qui organise en un tout ordonné (monde) l’ensemble des choses. Ici la raison s’appuie sur une analogie : elle conçoit les choses de la nature comme analogues aux produits de l’art. Le monde est un artefact. Et plus complexe est la machine, plus simples sont les lois qui président à sa production et à sa conservation, plus parfait doit être son auteur. 2) Moins populaire et déjà plus « métaphysique » est la preuve cosmologique. Elle repose sur l’idée d’une impossibilité de la régression à l’infini dans l’ordre des causes. La série doit s’interrompre quelque part selon la formule d’Aristote : « il faut s’arrêter et ne pas aller à l’infini »29 -, faute de quoi la régression est interminable, et la série indéfinie sans raison. La régression est finie ou bien elle n’est pas fondée. Ainsi la raison peut partir du monde lui-même, qu’il soit ordonné ou non, comme dans la preuve appelée a contingentia mundi. Le principe en est le suivant : s’il y a du 28 29 Cicéron, De la nature des dieux, II, ch. XXXVIII, p. 444 Aristote, Physique VIII, 5, 256a 29, p. 115 Laurent Cournarie - Philopsis 2007 - www.philopsis.fr Page 23 UNE INTRODUCTION À LA MÉTAPHYSIQUE : RAISON ET EXISTENCE - LAURENT COURNARIE contingent, il y a du nécessaire. Ce qui est pourrait, par définition, ne pas être. Le fait d’être n’est pas en soi une raison d’être, mais au contraire a besoin d’être fondé en raison. Or ce fondement de l’existence ne peut pas être recherché dans le monde parce que l’existence dans le monde se conditionne toujours elle-même. On ne peut rendre raison de l’existence qu’en recherchant un fondement qui, ultimement, n’ait plus besoin d’être fondé, c’est-à-dire sur une existence pour laquelle la question de la possibilité de son inexistence cesse de se poser. Ce fondement de l’existence contingente est une existence nécessaire (Dieu). Leibniz est célèbre pour avoir mis en forme la preuve a posteriori par la contingence du monde, notamment aux paragraphes 7 et 8 des Principes de la nature et de la grâce (1714) : « 7. Jusqu’ici nous n’avons parlé qu’en simple physiciens : maintenant il faut s’élever à la métaphysique, en nous servant du grand principe, peu employé communément, qui porte que rien ne se fait sans raison suffisante ; c’est-à-dire que rien n’arrive sans qu’il soit possible à celui qui connaîtrait assez les choses de rendre une raison qui suffise pour déterminer pourquoi il en est ainsi, et non pas autrement. Ce principe posé, la première question qu’on a droit de faire sera : Pourquoi il y a plutôt quelque chose que rien ? Car le rien est plus simple et plus facile que quelque chose. De plus, supposé que des choses doivent exister, il faut qu’on puisse rendre raison pourquoi elles doivent exister ainsi, et non autrement. 8. Or, cette raison suffisante de l’existence de l’univers ne se saurait trouver dans la suite des choses contingentes, c’est-à-dire des corps et de leurs représentations dans les âmes ; parce que la matière étant indifférente en elle-même au mouvement et au repos, et à un mouvement tel ou tel autre, on n’y saurait trouver la raison du mouvement, et encore moins d’un tel mouvement. Et quoique le présent mouvement qui est dans la matière vienne du précédent, et celui-ci encore d’un précédent, on n’en est pas plus avancé, quand on irait aussi loin que l’on voudrait ; car il reste toujours la même question. Ainsi, il faut que la raison suffisante, qui n’ait plus besoin d’une autre raison, soit hors de cette suite des choses contingentes, et se trouve dans une substance qui en soit la cause, et qui soit un être nécessaire, portant la raison de son existence avec soi ; autrement on n’aurait pas encore une raison suffisante où l’on puisse finir. Et cette dernière raison des choses est appelée Dieu » 30. L’esprit passe de la physique à la métaphysique quand il pose la question de l’existence, ou plutôt dès lors que l’existence du monde n’est pas admise comme un fait et, qu’au contraire, ce fait est interrogé en direction de sa raison ou de son fondement. Ou encore c’est remonter de la nécessité hypothétique, qui « détermine les événements postérieurs du monde à partir des antérieurs »31, à la nécessité absolue qui détermine complètement, comme la racine ultime ou la raison dernière, toute la suite des états du monde. Autrement dit, c’est appliquer radicalement le grand principe (leibnizien) de raison suffisante. Celui-ci vaut à la fois pour la pensée et pour l’être, et énonce que rien n’existe et n’arrive sans raison. Chaque chose est déterminée à être et à être telle qu’elle est, ainsi et non autrement. Aussi la question première, c’est-à-dire métaphysique, se formule-t-elle comme suit : pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? Toute existence est en effet 30 31 Leibniz, Œuvres, Aubier-Montaigne, p. 393 Leibniz, De l’origine radicale des choses (1697), op.cit. p.339 Laurent Cournarie - Philopsis 2007 - www.philopsis.fr Page 24 UNE INTRODUCTION À LA MÉTAPHYSIQUE : RAISON ET EXISTENCE - LAURENT COURNARIE intrinsèquement contingente : le contraire (ne pas être), rien plutôt que quelque chose, n’était pas impossible. Que le monde existe, cela demeure une vérité de fait, c’est-à-dire contingente (dont le contraire n’implique pas contradiction). Ici la contingence n’est pas relative au temps. Même s’il était éternel, le monde n’en demeurerait pas moins contingent, puisque son essence n’impliquerait pas son existence : le fait de son existence soulèverait toujours la question de savoir pourquoi il existe plutôt que le contraire. Ce qui existe ainsi plutôt qu’autrement possède plus de raison que l’existence qui aurait pu être posée à la place32, et c’est vrai a fortiori si l’on juge de l’existence en soi par rapport à la possibilité du néant. L’entendement, muni de ce principe, conclut donc que la raison à laquelle la question de la raison suffisante cesse de s’appliquer, la raison de toutes les raisons médiates consiste dans un être nécessaire. La raison de l’existence réside dans une existence « portant la raison de son existence avec soi », c’est-à-dire une existence qui n’appartient pas au conditionné de la série des existences contingentes. La raison suffisante de la série des existences, nécessairement en dehors de cette série, est le concept métaphysique de ce qu’on appelle Dieu. Et finalement, la cause suffisante d’un monde parmi une infinité d’autres possibles, est nécessairement une cause intelligente, une volonté qui choisit, une puissance qui exécute. « Dieu est la première raison des choses : car celles qui sont bornées, comme tout ce que nous voyons et expérimentons, sont contingentes et n’ont rien en elles qui rende leur existence nécessaire, étant manifeste que le temps, l’espace et la matière, unies et uniformes en elles-mêmes et indifférentes à tout, pouvaient recevoir de tout autres mouvements et figures, et dans un autre ordre. Il faut donc chercher la raison de l’existence du monde, qui est l’assemblage entier des choses contingentes, et il faut la chercher dans la substance qui porte la raison de son existence avec elle, et laquelle par conséquent est nécessaire et éternelle. Il faut aussi que cette cause soit intelligente ; car ce monde qui existe étant contingent, et une infinité d’autres mondes étant également possibles et également prétendants à l’existence, pour ainsi dire, aussi bien que lui, il faut que la cause du monde ait eu égard ou relation à tous ces mondes possibles, pour en déterminer un. Et cet égard ou rapport d’une substance existante à de simples possibilités ne peut être autre chose que l’entendement qui en a les idées ; et en déterminer une ne peut être autre chose que l’acte de la volonté qui choisit. Et c’est la puissance de cette substance qui en rend la volonté efficace. La puissance va à l’être, la sagesse ou l’entendement au vrai, et la volonté au bien. Et cette cause intelligente doit être infinie de toutes les manières et absolument parfaite en puissance, en sagesse et en bonté, puisqu’elle va à tout ce qui est possible. Et comme tout est lié, il n’y a pas lieu d’en admettre plus d’une. Son entendement est la source des essences, et sa volonté est l’origine des existences. Voilà en peu de mots la preuve d’un Dieu unique avec ses perfections, et par lui l’origine des choses » 33. Mais aussi bien toutes ces preuves, tant physico-téléologiques que cosmologiques, sont-elles insuffisantes du point de vue de la raison. Certes elles paraissent conclure à l’existence de Dieu. Pourtant l’existence n’y est pas conclue radicalement. L’existence est plus démontrée par la raison à partir d’une forme donnée d’existence, qu’à partir d’elle-même : il y a de 32 Cf. Leibniz, « Sur la contingence », Recherches générales sur l’analyse des notions et des vérités, PUF p. 326 33 Leibniz, Essais de Théodicée, I, § 7, G-F p. 107-108 Laurent Cournarie - Philopsis 2007 - www.philopsis.fr Page 25 UNE INTRODUCTION À LA MÉTAPHYSIQUE : RAISON ET EXISTENCE - LAURENT COURNARIE l’ordre dans la nature, du mouvement, des existences (le monde comme « assemblage entier des choses contingentes »), donc il existe un principe absolument premier à leur fondement. Tout au plus l’existence passe-t-elle ici de la contingence à la nécessité. Mais à chaque fois, l’expérience de l’existence précède la preuve de l’existence. C’est pourquoi la raison réaliserait davantage son essence avec une preuve a priori, posant par ellemême l’existence. C’est alors seulement que la raison serait démonstrative et l’existence démontrée. Telle est précisément l’ambition de l’argument ou de la preuve ontologique de l’existence de Dieu : prouver l’existence sans présupposition, la déduire du concept. Aussi peut-on considérer, comme le montre Kant34, qu’elle est au principe de toutes les autres preuves. Si la preuve ontologique est la plus philosophique et, historiquement, la plus tardive, c’est le concept transcendantal de Dieu qu’elle prétend atteindre qui guide secrètement la raison dans ses différents efforts pour démontrer l’existence de Dieu. L’argument physico-téléologique présuppose l’argument cosmologique qui, subrepticement, recourt à l’argument ontologique : pour s’élever de la considération de l’ordre du monde à l’idée d’une intelligence souveraine (argument physico-téléologique), la philosophie fait appel à l’idée d’être nécessaire, c’est-à-dire effectue le mouvement propre de l’argument cosmologique qui, à son tour, implique l’argument ontologique dans le passage de l’être nécessaire à l’être parfait. L’argument ontologique consiste à conclure l’existence de Dieu de son idée ou de son concept. C’est Anselme qui le premier le formule dans le Proslogion. Pour démontrer l’existence de Dieu, il suffit de penser rigoureusement son concept. Dieu se laisse définir comme l’être tout puissant ou infini, c’est-à-dire « quelque chose en comparaison de quoi rien de plus grand ne peut être pensé ». Or si telle est l’essence de Dieu, il ne peut pas simplement exister dans la pensée sans exister réellement car, dans ce cas, puisque nous pouvons concevoir un être existant non seulement dans la pensée (comme simple concept) et mais aussi dans la réalité (comme une existence), on pourrait concevoir un être plus grand que l’être en comparaison de quoi rien de plus grand ne peut être pensé, ce qui est contradictoire. Autrement dit pour être pleinement ce que signifie son idée ou son concept, pour être tel qu’on ne puisse penser quelque chose de plus grand, il doit exister aussi dans le réel. Descartes reprend l’argument en insistant sur la notion de parfait : par l’idée de Dieu on comprend une perfection absolue ; or l’existence est une perfection (Dieu ne saurait être parfait et ne pas exister) ; donc Dieu existe nécessairement. Autant pour n’importe quelle idée, son essence n’implique pas son existence, autant dans le cas de Dieu mais de Dieu seulement, son essence enveloppe la nécessité de son existence. Si je pose Dieu, le prédicat de l’existence s’en déduit aussi nécessairement que du triangle se déduit le prédicat de l’égalité de ses angles à deux droits. 34 Cf. Kant, Critique de la raison pure, “L’idéal de la raison pure”, PUF p. 425 Laurent Cournarie - Philopsis 2007 - www.philopsis.fr Page 26 UNE INTRODUCTION À LA MÉTAPHYSIQUE : RAISON ET EXISTENCE - LAURENT COURNARIE Que valent les preuves de l’existence de Dieu ? Comme on l’a souvent dit, notamment Pascal, aucune preuve de Dieu n’est suffisante pour faire croire. Le Dieu de la raison n’est pas le Dieu de la foi, et sa démonstration n’ajoute rien à la foi et ne convertit pas l’athée – mais d’ailleurs ce n’est pas vraiment son office. Plus grave est donc la critique rationnelle des preuves. Si on les reprend successivement, on peut considérer avec Kant : - que la preuve téléologique est a) insuffisante car si elle prouve un auteur intelligent du monde, elle ne prouve pas un dieu créateur. C’est si l’on veut, l’idée de Dieu comme architecte ou grand horloger. La preuve ne recouvre pas tout le concept de Dieu. b) Surtout elle est très anthropomorphique : elle repose sur l’analogie avec l’artisan, c’est-à-dire avec l’homme : Monde/Dieu = artefact/artisan. D’une manière générale, la preuve par la finalité est suspecte à l’esprit rationnel, comme si l’idée de fin pouvait être explicative ; - la preuve cosmologique repose sur un usage abusif et contradictoire du principe de raison ou du principe de causalité. Plus exactement, le principe de raison n’est admissible que si précisément on n’arrête pas la recherche de la cause dans une cause première, c’est-à-dire si la raison d’être d’un phénomène est encore un phénomène et non un être qui est situé en dehors de la série des phénomènes. Autrement dit, on ne peut sortir du temps, d’une régression sans fin dans l’ordre des conditions sans falsifier le principe de raison ou de causalité et du même coup le rendre illégitime ; - enfin la preuve ontologique est un passe-passe théorique. Il n’est pas possible de déduire d’un concept une existence, fut-elle celle de Dieu – comme si « Dieu n’est pas » était une contradiction. L’argument fait comme si l’être avait le même sens dans ces deux propositions : Dieu est tout puissant / Dieu est, comme si l’existence était un attribut logique comme la toute-puissance ou la bonté. On croit que dans la seconde comme dans la première on ajoute un prédicat au sujet (l’existence comme la toutepuissance). Mais en fait, on passe du simple possible (le concept) au réel (l’existence) qui ne lui ajoute rien (aucune détermination supplémentaire). Il n’y a rien de plus dans 100 euros possibles que dans 100 euros réels. Du point de vue du concept, la somme est la même. Evidemment, dans la réalité cela change beaucoup. Mais précisément, il apparaît que l’existence n’est pas une détermination du concept, mais autre chose que le concept, qui renvoie à la perception et à l’expérience. Prouver qu’une chose existe c’est non pas la déduire d’un concept, mais la montrer immédiatement par la perception ou la démontrer médiatement par sa liaison avec une perception – ainsi on démontre en physique l’existence d’éléments matériels imperceptibles directement. La critique kantienne des preuves de l’existence de Dieu a une conséquence qui dépasse le simple cadre de la « théologie rationnelle ». Elle concerne la possibilité d’une connaissance métaphysique. Si par cette démonstration de l’existence, la métaphysique réalise toute l’exigence de la raison, mais si cette démonstration s’avère illusoire, alors c’est la métaphysique qui paraît sans projet et sans légitimité théorique. L’impossibilité d’une preuve Laurent Cournarie - Philopsis 2007 - www.philopsis.fr Page 27 UNE INTRODUCTION À LA MÉTAPHYSIQUE : RAISON ET EXISTENCE - LAURENT COURNARIE rationnelle de l’existence signe l’impossibilité d’une démonstration de l’existence, c’est-à-dire l’impuissance de la raison métaphysique à se constituer comme science. 5. L’ALTÉRITÉ MÉTAPHYSIQUE DE L’EXISTENCE Une question métaphysique est une question qui déborde le cadre de la connaissance scientifique. Pour reprendre une expression de Gabriel Marcel, on dira qu’elle relève du « méta-problématique ». Telle est la question de l’être. Ici la métaphysique (l’ontologie) ne requiert plus d’être considérée comme une science, mais comme ce que la science ne peut, par elle-même, rendre intelligible. Dans cette perspective, la question de l’existence relève bien de la métaphysique. S’il y a bien une dimension de l’être que la science ne peut prendre en charge et connaître, c’est bien l’existence. Ce qu’on a nommé l’existentialisme peut bien apparaître comme le prolongement, à l’époque contemporaine, de l’ancienne métaphysique. Toute interrogation existentielle est de nature métaphysique. Pourquoi existons-nous ? Sommesnous libres de choisir notre existence ? L’existence vaut-elle d’être vécue ?… On y retrouve, en effet, les caractéristiques de tout énoncé métaphysique : un énoncé général, portant sur ce qui n’est pas objectivable, et visant la totalité d’un phénomène. L’angoisse de la mort, l’angoisse suscitée par la conscience d’une liberté et d’une responsabilité infinies (Sartre) sont, à cet égard, des expériences métaphysiques fondamentales : tout le sens de l’existence s’y joue. Mais, parce qu’il y a un concept métaphysique de l’existence, une manière toute métaphysique d’en parler, on peut tout aussi bien considérer que la philosophie de l’existence s’affranchit de la métaphysique. C’est ainsi que Kierkegaard, le père de la philosophie existentielle, a systématiquement opposé l’existence au concept, c’est-à-dire la pensée de l’existence aussi bien à la science qu’à la métaphysique. Ainsi la pensée existentielle laisse deux options : - considérer que l’existence est le domaine de l’interrogation métaphysique – par opposition à la connaissance objective qui définit la science : l’existence relève du « méta-problématique » comme dit Gabriel Marcel ou de l’inobjectif selon Karl Jaspers : « L’existence est ce qui ne sera jamais objet, l’origine à partir de laquelle je pense et j’agis » – mais alors par métaphysique on ne peut plus entendre ce que la tradition entendait précisément par cette discipline jusqu’à Kant. Est métaphysique ce qui est irréductible à l’enquête strictement rationnelle dont le modèle est la science. La métaphysique consiste alors à éclairer l’existence et à l’analyser dans ses structures les plus fondamentales, sans prétendre démontrer l’existence et fonder un système de l’existence. Si la métaphysique conserve un sens, c’est par opposition au domaine de la vérité objective des sciences, et comme une pensée ouverte et non systématique ; Laurent Cournarie - Philopsis 2007 - www.philopsis.fr Page 28 UNE INTRODUCTION À LA MÉTAPHYSIQUE : RAISON ET EXISTENCE - LAURENT COURNARIE - considérer que la métaphysique traditionnelle a toujours méconnu l’existence, en privilégiant le plan de l’essence ou en croyant que la raison peut prétendre l’intégrer dans sa démarche par la démonstration. A ce moment là, l’existence apparaît comme ce qui est irréductible à toute raison, quelle soit scientifique ou métaphysique. C’est pourquoi la pensée existentielle, qui n’ose même plus se nommer métaphysique et même philosophie, s’accommode mieux d’autres formes littéraires d’expression, comme le journal, le théâtre ou le roman. L’existence ne se prouve pas, mais s’éprouve, ce qui donne à la description littéraire toute sa légitimité. Le savoir de l’existence n’est pas de nature conceptuelle, universelle et abstraite, mais littéraire, parce que seule la littérature – mais on peut étendre ce pouvoir descriptif à l’ensemble de l’art – dit au plus près l’épreuve subjective de l’existence, cette réflexion qui n’est jamais de nulle part mais toujours inscrite dans un sujet, dans une situation, impliquée dans un effort, face à des situations contingentes, affecté de passions, être un corps souffrant, désirant, une liberté qui n’est rien mais qui peut tout. Notamment le roman, malgré sa dimension fictive, est la forme qui se prête le mieux à cette intelligence de l’existence qui ne renonce par à exister pour se connaître, c’est-à-dire qui admet définitivement, comme le rappellent les philosophes ou les penseurs de l’existence, par exemple Kierkegaard ou Gabriel Marcel, que l’existence est première et subjective ou n’est pas : « Si l’existence n’est pas à l’origine, elle ne sera nulle part »35. Cette proposition est strictement anti-métaphysique, puisque la métaphysique repose sur la certitude que l’existence c’est le fait réel qui, en tant que tel, ne possède pas en lui sa raison d’être, et qu’il faut remonter dans l’ordre de l’être, vers l’essence ou vers Dieu, pour fonder l’existence. L’existence élève une protestation de la subjectivité contre le savoir, du temps vécu contre la pensée abstraite, du sentiment contre la raison, de l’individu contre le règne de l’universalité, et la littérature assume cette protestation en quelque sorte. La métaphysique aura toujours été une pensée « sub specie æternitatis », et qui méconnaît ou ignore a priori l’existence : le point de vue métaphysique sur la réalité est une négation de l’existence. C’est ce que Kierkegaard rappelle avec force, contre la métaphysique qui résorbe l’existence dans un système logique, ou contre la science qui s’enferme dans la connaissance objective : « Justement parce qu’elle est sub specie æterni, la pensée abstraite ne tient pas compte du concret, de la temporalité, du devenir propre à l’existence… Penser l’existence sub specie æterni et abstraitement, c’est essentiellement la supprimer »36. Mais malgré tout, dans les deux cas, un changement décisif s’est opéré dans la manière de comprendre le terme d’existence. L’existence n’est plus ici une catégorie abstraite qui décrit un plan d’être (l’être réel par opposition à l’être possible de l’essence) qui vaut pour tout étant, mais le plus vif de l’expérience subjective que doit assumer tout être humain. Et même quand l’existence paraît avoir cette dimension 35 G. Marcel, Du refus à l’invocation, Gallimard, p. 25 36 Kierkegaard, Post-scriptum aux Miettes philosophiques, p. 2 et p. 8 Laurent Cournarie - Philopsis 2007 - www.philopsis.fr Page 29 UNE INTRODUCTION À LA MÉTAPHYSIQUE : RAISON ET EXISTENCE - LAURENT COURNARIE d’universalité, elle devient inquiétante et oblige à une prise de conscience qui fait voler en éclat les certitudes acquises, suscitant l’angoisse ou, comme c’est le cas pour Roquentin, le héros du roman de Sartre, La nausée, il prend soudainement conscience que l’existence est pure contingence, qu’elle est toujours de trop, là, obstinément présente et sans raison. L’existence s’est échappée du langage : il n’est plus possible de dire simplement : « ceci est une chaise », et retenir l’existence dans le langage (par la logique attributive, par le jeu des catégories – l’être se dit en plusieurs sens) mais : il y a le fait que cette chaise existe. La chaise n’est pas l’objet d’une classe, mais un événement, une présence qui échappe à toute relation, à toute concept. Exister ce n’est pas être tel objet, pourvu de telle fonction, (être pour), mais le fait d’être, d’être là, « d’une effrayante et obscène nudité »37. Et Sartre peut écrire ce passage, le plus célèbre sans doute du roman : « L’essentiel c’est la contingence. Je veux dire que, par définition, l’existence n’est pas la nécessité. Exister, c’est être là, simplement ; les existants apparaissent, se laissent rencontrer, mais on ne peut jamais les déduire. Il y a des gens, je crois, qui ont compris ça. Seulement ils ont essayé de surmonter cette contingence en inventant un être nécessaire et cause de soi. Or aucun être nécessaire ne peut expliquer l’existence : la contingence n’est pas un faux-semblant, une apparence qu’on peut dissiper ; c’est l’absolu, par conséquent la gratuité parfaite » 38. L’existence n’est pas le fait d’être en général, mais le mode d’être spécifique à l’être humain. A partir de Kierkegaard, l’existence est rencontrée comme ce que l’individu doit prendre sur lui, face à la possibilité du mal, de la liberté et de la mort. Exister, cela veut dire étymologiquement sortir de soi, se tenir en dehors de soi, par quoi il fait entendre le fait d’avoir à être. Heidegger le premier définit l’homme (ce qu’il nomme le Dasein) comme l’être dont l’essence est d’exister, c’est-à-dire qui tient son être dans un mouvement, dans un projet d’être : l’homme est un être du possible, un pur pouvoir-être. Sartre donne une formulation plus simplifiée de cette thèse heideggerienne dans la formule : « pour l’homme, l’existence précède l’essence ». Cela veut dire que pour l’homme, être n’est pas l’effectuation d’une essence intelligible ou d’une nature déterminée, mais une réalisation libre de soi. Si l’homme a une essence, cette essence est le résultat de la liberté au cours de l’existence. Être pour une chose et être pour l’être humain ne peut pas se dire de la même manière : il faut réserver la notion d’existence à la subjectivité humaine. 37 38 Sartre, La nausée, p. 182 Sartre, La nausée, p. 187 Laurent Cournarie - Philopsis 2007 - www.philopsis.fr Page 30 UNE INTRODUCTION À LA MÉTAPHYSIQUE : RAISON ET EXISTENCE - LAURENT COURNARIE 6. LA CRITIQUE DE LA MÉTAPHYSIQUE ET APRÈS Mais alors on peut considérer que l’analyse plus ou moins indirecte de l’existence est ce qui reste à la philosophie quand elle a renoncé à la métaphysique, ou quand la métaphysique a renoncé à la prétention présente et future de se constituer comme science. Aussi, dans ces conditions là, la métaphysique est-elle désormais inutile, puisqu’elle peut être avantageusement remplacée par la littérature et par l’art. C’est ainsi que, contre toute attente, étant donnée la différence des manières d’instruire la pensée philosophique, la critique positiviste de la métaphysique se retrouve sur le même terrain que la philosophie existentielle. La métaphysique n’a pas d’autre objet que d’exprimer le sentiment de la vie. Mais sur ce terrain, la métaphysique est concurrencée par l’art : « l’art est le moyen d’expression adéquat et la métaphysique un moyen inadéquat, pour rendre le sentiment de la vie », c’est-à-dire aussi bien l’attitude du sujet dans la vie, que sa disposition affective. Le métaphysicien est ou bien un savant raté ou bien un artiste sans talent artistique : un musicien sans talent musical. « La métaphysique n’est qu’un substitut de l’art » (Carnap). Que reste-t-il donc à la philosophie, entre la science (vérité) et l’art (sentiment de la vie) ? Elle doit prendre conscience qu’elle est un discours nécessairement métalinguistique, donc qu’elle n’est pas un discours théorique. C’est seulement par cette auto-limitation qui lui assigne pour objet le langage et le discours des sciences, c’est-à-dire l’analyse logique du langage scientifique, qu’elle peut continuer d’exister de manière sérieuse avec l’aide des instruments de la logique moderne, pour un jour peut-être devenir « scientifique » : « La philosophie (est) une analyse logique du discours que la science produit pour parler des choses matérielles » (Ayer, Langage, vérité, logique). Carnap le dit plus radicalement encore : « Mais que reste-t-il alors finalement à la philosophie, si tous les énoncés qui disent quelque chose sont de nature empirique et appartiennent à la science du réel ? Ce qui reste, ce n’est ni des énoncés, ni une théorie, ni un système, mais seulement une méthode : la méthode de l’analyse logique ». Mais on peut se demander si la réduction de la philosophie à l’analyse logique du langage, c’est-à-dire donc la disparition de la métaphysique du champ de la philosophie et de l’exercice de la raison, est définitive. D’abord, la base théorique de la critique de la métaphysique, c’est-à-dire l’idée d’énoncés protocolaires, pouvant servir de critère à la signification des concepts, est une idée naïve. Ou plutôt le positivisme logique repose sur une sorte de pétition de principe, puisque la critique de la métaphysique à partir du non-sens de ses concepts et de ses propositions procède de l’idée strictement positiviste qu’il existe des faits en soi, des faits bruts. Mais si les faits n’existent jamais comme de purs faits, on ne peut construire sur eux la science et critiquer à partir de l’objectivité scientifique le non-sens métaphysique. Sans doute la métaphysique ne peut elle être scientifique, mais il n’en demeure pas moins que la science ne cesse pas d’elle-même de poser des questions dont le sens et la portée sont par nature métaphysiques. Laurent Cournarie - Philopsis 2007 - www.philopsis.fr Page 31 UNE INTRODUCTION À LA MÉTAPHYSIQUE : RAISON ET EXISTENCE - LAURENT COURNARIE Que reste-t-il de la métaphysique après les critiques modernes et contemporaines dont elle a pu faire l’objet : déconstruction kantienne (la métaphysique plonge la raison dans des illusions) ou heideggerienne (la métaphysique est aveugle à la question de l’être), analyse logique des énoncés métaphysiques (pseudo-énoncés). On peut commencer par évoquer la solution kantienne. La critique de la métaphysique n’est pas exactement sa fin. Si elle est interdite et impossible comme science, comme raison théorique, elle subsiste comme une disposition de la raison – d’où la légitimité de définir l’homme comme l’animal metaphysicum – et comme raison morale : les idées de Dieu, de monde (ou de liberté) et d’âme ne constituent pas des connaissances, mais elles servent de fondement rationnel à la morale. Kant écrit ainsi dans la seconde préface de la Critique de la raison pure : « Je dus donc abolir le savoir afin d’obtenir une place pour la croyance ». La métaphysique conserve encore un avenir dans la description des concepts et des catégories les plus générales de la pensée, par lesquels on organise l’ensemble de notre expérience, comme le soutient Strawson (Analyse et métaphysique). Enfin peut-être la métaphysique est-elle irréductible du fait même de la science. Après tout la question du nominalisme ou du réalisme, du statut et du sens des lois et des théories (description objective du réel ou langage formel et instrument de connaissance) demeure encore irrésolue et relève d’une interrogation extérieure à la science elle-même. La généralité et l’ampleur des questions dépassent la simple épistémologie et relèvent d’un discours méta-scientifique. Car le rejet de la métaphysique comme science repose sur l’idée ou l’idéal d’une science physique achevée – le modèle newtonien pour Kant par exemple. Or l’essentiel des découvertes de la science contemporaine révèle le caractère fondamentalement probabiliste des phénomènes (mécanique quantique, théorie quantique des champs). L’enseignement majeur est l’impossibilité de parvenir à des connaissances certaines. Autrement dit l’ouverture de la science elle-même, son incomplétude, son progrès oblige à un travail de révision et de justification des énoncés théoriques. La question de l’être par son indétermination même anticipe ce que la science contemporaine découvre sous la forme de l’incertitude des connaissances. La métaphysique n’est pas morte mais elle n’est plus nécessairement le propre de la philosophie… Laurent Cournarie - Philopsis 2007 - www.philopsis.fr Page 32 MENU DE NAVIGATION en mode plein écran dans Adobe Reader Déplacez la palette du sommaire ci-dessous en la saisissant par la barre du haut et redimensionnez-là à l’aide du coin en bas à droite. Cette palette vous permet de vous reporter aux têtes de chapitres. Ne la fermez pas ! 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