entretien avec daniel bensimon – 15 octobre 2003

Transcription

entretien avec daniel bensimon – 15 octobre 2003
Daniel BENSIMON – entretien avec Alain
MICHEL (15 octobre 2003)
Dans une période aussi troublée
et
troublante
de
l’histoire
d’Israël et du Judaïsme, je
souhaitais poursuivre l’enquête
sur les “vraies” raisons de cet
enfermement actuel avec un
homme non politique et non
religieux.
Les paroles de Dany Ben Simon,
journaliste
engagé
et
transparent,
me
semblent
importantes pour nourrir et
comprendre ce débat primordial.
Son approche et ses convictions
ne sont pas communes, elles
sont certes provocantes mais
sincères et argumentées.
La neutralité “active” d’Hommes
de Parole se devait de les
transmettre
elles
aussi.
a.m.
Daniel
Bensimon
est
éditorialiste
pour le
quotidien
Haaret’z en
Israël. Il est
actuellement
envoyé
spécial dans
les territoires
palestiniens
Extraits : « Qu’a dit l’assassin de Rabbin au tribunal ? "Je n’ai fait que suivre
les ordres des rabbins. Vous, vous ne comprenez pas, mais Dieu, là-haut me
comprend parce que Rabbin a touché à la terre d’Israël". Et il a accueilli la
sentence avec un sourire.
Voilà pourquoi ni Peres ni Barak après Rabbin n’ont pu céder de territoire.
Voilà pourquoi Sharon est gardé par 300 gardes du corps, et pourquoi les
villes où ils se rend sont nettoyées une semaine avant sa venue. La pensée
qu’un autre Premier Ministre puisse être assassiné résonne dans nos esprits
comme la fin du pays, comme la guerre civile totale. »
Entretien Daniel Bensimon – 15/10/03
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ENTRETIEN AVEC DANIEL BENSIMON – 15 OCTOBRE 2003
Alain Michel :
Comment analysez-vous la situation entre Israéliens et Palestiniens et les
obstacles à la paix ?
Daniel Bensimon –
Du point de vue Israélien, les Palestiniens doivent traverser une guerre civile.
Pour être en mesure d'accepter un arrangement avec Israël, il leur faut d'abord
décider que les vrais Palestiniens sont les partisans d'un règlement politique et
pas les islamistes, et casser les réseaux religieux islamistes et terroristes. Je
comprends ce point de vue. Mais dans le cas où les Palestiniens décideraient de
régler leurs comptes et parviendraient à former une société civile, serions-nous
capables de faire la même chose ? Sans doute, mais au prix d'un conflit intérieur,
comme les Palestiniens.
Tous les discours politiques israéliens détaillent ce que les Palestiniens doivent
faire, mais nous laissons de côté la feuille de route et toute autre tentative de
solution. Sharon a-t-il jamais dit comment il voit la solution finale ? Aucun
Premier Ministre n’a jamais osé parler de cela pour ne pas risquer de provoquer
une guerre civile entre Juifs. Pourtant repousser la solution nous tue. Mille
personnes ont été sacrifiées dans l’Intifada. Il y a 20 ans, d'autres avaient été
sacrifiées au Liban pour les mêmes raisons sans que le problème ne change.
Nous sommes menacés par ce règlement avec les Palestiniens d’une façon
presque existentielle et Israël est déjà dans un état de guerre civile froide.
L'explosion sociale ne se produit pas car nous sommes incapables de le décider
mais nous formons une société inachevée qui ne parvient à assumer ses propres
tensions qu'en exacerbant celles des Palestiniens pour que leur société explose la
première.
Nous avons suscité un monstre en Cisjordanie afin d’empêcher un règlement
politique. Ce monstre, ce sont des implantations éparpillées partout. Un pilote
Israélien m'a dit la semaine dernière : "En survolant la Cisjordanie on arrive à la
conclusion qu’un règlement du conflit est impossible tellement les colonies sont
nombreuses".
A.M. : Mais si un jour, un Premier Ministre israélien décidait de passer un accord
avec les Palestiniens et de démanteler pour cela des colonies ?
D.B. : Je crois que nous verrions éclater la guerre civile israélienne. Ytzak Rabbin
avait donné très peu de terrain dans la première phase du processus d'Oslo :
Gaza et Jéricho ne sont que deux points sur la carte. Pourtant Rabbin a été
assassiné pour avoir donné 1 % de la Cisjordanie aux Palestiniens. Alors que
fera-t-on à celui qui donnera 10 ou 20 % des territoires ? Beilin parle même d'en
donner 95 % et on l'accuse bien sûr d'être un traître comme on l'a fait pour
Rabbin.
Qu'arriverait-il si des soldats israéliens en armes se trouvaient en face de colons
israéliens pour leur dire de quitter leurs colonies ? Les colons ont des armes.
Parmi eux, on compte aussi des militaires, des officiers, des pilotes… qui sont
d’excellents soldats. Environ 40 % des militaires de l’armée israélienne et 10 %
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du corps des pilotes portent la kippa. Leur mission, c'est la mission de la
théocratie israélienne : préserver la terre d’Israël. Et, la terre d’Israël pour eux
n’est pas Tel Aviv, c’est la Cisjordanie dont tous les toponymes figurent dans le
Livre.
Mon fils est officier parachutiste. Il a des sous-officiers qui sont religieux et
portent la kippa. Si un Premier Ministre donnait l’ordre de démanteler les
colonies de Cisjordanie, mon fils exécuterait l'ordre. Mais comment se
conduiraient ces sous-officiers qui habitent en Cisjordanie s'ils étaient pris entre
deux autorités contradictoires : le rabbin et le chef militaire ?
C’est une question qui inquiète au plus au point nos responsables politiques et
militaires qui craignent une guerre civile qui pourraient faire des centaines voire
des milliers de morts parce que cette question - Où est Israël ? Ici, ou là-bas
dans les territoires ?- est au cœur du problème de notre société. Tant que nous
n’essayons pas de trancher la question, nous pouvons croire que cela va bien
entre nous comme cela va bien pour le moment entre mon fils et ses sousofficiers. C’est le dilemme d’Israël qui hésite entre la démocratie ou la théocratie,
théocratie que les rabbins revendiquent en s'appuyant sur l'autorité du Livre. Ce
Livre, mal utilisé, peut créer une guerre mondiale ou tuer un premier ministre.
Qu’a dit l’assassin de Rabbin au tribunal ? "Je n’ai fait que suivre les ordres des
rabbins. Vous, vous ne comprenez pas, mais Dieu, là-haut me comprend parce
que Rabbin a touché à la terre d’Israël". Et il a accueilli la sentence avec un
sourire.
Voilà pourquoi ni Peres ni Barak après Rabbin n’ont pu céder de territoire. Voilà
pourquoi Sharon est gardé par 300 gardes du corps, et pourquoi les villes où ils
se rend sont nettoyées une semaine avant sa venue. La pensée qu’un autre
Premier Ministre puisse être assassiné résonne dans nos esprits comme la fin du
pays, comme la guerre civile totale.
A.M. : C'est donc l'identité même d'Israël qui est en jeu ?
D.B. : En effet, l'opposition porte sur ce qu’est Israël, son identité, parce que le
territoire forme l’identité. La géographie d’Israël, c’est la psychologie, c’est la
biographie d’Israël. Qu’est-ce qu’Israël veut dire, quel est le visage d’Israël ?
Aujourd’hui nous ne le savons pas. Le visage et l'identité du pays sont doubles et
cette dualité est le cœur de notre problème. Nous ne savons pas qui nous
sommes. Sommes-nous le prolongement d'un patrimoine de 5000 ans ou bien un
nouveau chapitre dans l’histoire des Juifs. Israël a-t-il 55 ans ou bien 5000 ans ?
Devons-nous appeler nos enfants Abraham, Isaac, ou Jacob comme le font les
religieux ? Nous n’avons pas réussi à trouver la solution pour nous débarrasser
du fardeau historique qui pèse sur nous. Tout le débat politique, la presse, la
littérature, le cinéma, portent sur cette déchirure sans pouvoir la réduire. C'est la
même déchirure qui s'est manifestée récemment chez les pilotes israéliens.
Certains me disent : "vous êtes un israélien, vous ne comprenez rien du tout,
nous nous sommes Juifs. Votre état d'Israël à 55 ans, alors que nous avons 5000
ans. Nous sommes les racines". Bien qu'en Israël, les chefs de gouvernement ont
toujours été des laïcs, ils ont toujours été menacés par des racines de 5 000 ans.
C’est le drame politique d’Israël, nous ne savons décider ni de la géographie, ni
de l’identité, ni même de l’âge de ce pays.
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A.M. : Et Rabbin avait tranché ?
D.B. : Oui, Rabbin avait décidé que l’âge du pays était l’âge du sionisme. Il a été
harcelé pendant deux ans, de 1993 à 1995, jusqu’à son assassinat. En
permanence, des colons venaient dormir autour de sa maison à Jérusalem pour
le menacer de mort parce qu'il avait, selon eux, trahi l’idée d’Israël qui doit
prolonger l’idée d’Abraham jusqu’aujourd’hui. Rabbin, ce laïc acharné, qui a
représenté pour Israël le visage du sionisme, du nouvel israélien, voulait que
l’autorité de l’état pèse sur ses épaules, que le Juif décide de son sort et soit
responsable de son avenir, contrairement au Juif de la Diaspora. Il est apparu
comme anti-Juif à des gens qui lui rétorquait que l’avenir d’Israël ne dépend pas
du Premier Ministre mais de Dieu. Et le conflit a été meurtrier.
J’ai couvert comme journaliste la manifestation anti-Rabbin d'octobre 1995, un
mois avant l’assassinat. J’ai vu des scènes que je n’aurais jamais pu imaginer.
Des images de Rabbin habillé en uniforme de SS nazi, au centre ville de
Jérusalem au milieu de 100 000 manifestants et des gens qui déchiraient ces
images avec une cruauté extraordinaire, presque des larmes aux yeux de rage et
de tristesse. Tous portait la kippa et criaient :"Rabbin traître ! il faut le tuer !
Rabbin assassin !" Toutes les colonies sont venues assassiner Rabbin oralement.
C'était horrible ! Et la télévision n’a même pas fait cas de la manifestation !
Pendant ce temps, à la Knesset, personne ne semblait prendre la mesure de ce
tremblement de terre. Tandis que le Premier Ministre soumettait au vote des
parlementaires la deuxième phase du processus d’Oslo pour transférer d’autres
villes aux mains de l’Autorité Palestinienne, le début de son assassinat
commençait à quelques centaines de mètres. Les Juifs montaient contre les
Israéliens : 5 000 ans de judaïsme contre 55 ans d’un sionisme laïc qui n’a rien à
faire avec les racines juives.
Dans la manifestation, les rabbins qui faisaient les discours avec les chefs
politiques de l’extrême droite, disaient : "Qu’est-ce que cet idiot connaît de
l’histoire juive ! Quelle autorité a-t-il pour parler, pour transférer des villes aux
Palestiniens ? C'est un traître ! Et que dit la Bible sur le traître ? Il faut le tuer !"
A ce moment, pour moi, il y a eu guerre civile. Une guerre civile n’est pas
nécessairement une tuerie générale, ce sont les chefs politiques qu'on cherche à
tuer. Un mois après la manifestation, le chef politique était effectivement
assassiné et dans les colonies, ce fut l’euphorie quand sa mort a été annoncée.
On a dansé comme pendant les fêtes. L’assassinat de Rabbin c’est le début de la
fin, le reflet de la cassure de la société israélienne.
Rabbin mort, Peres fut nommé Premier Ministre pendant six mois, puis perdit les
élections.
Je lui ai demandé à l'époque :
- Que s’est-il passé ?
- Nous avons perdu les élections,
- Qui nous ?
- Les gens comme toi et moi qui ont une mentalité israélienne.
- Qui a gagné ?
- Des gens qui n’ont pas une mentalité israélienne.
- Qui sont ces gens ?
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- Ce sont les Juifs.
C’était une phrase géniale qui exprimait en raccourci tout le drame de notre
pays.
Les Juifs ont battu les israéliens. Oslo était une idée israélienne, un compromis
politique. Mais Israël c’est une notion politique pour les uns et pour les autres
c'est une notion théologique qui n’a rien à voir avec la politique.
Pour comprendre un processus politique, il faut chercher le dilemme de ce
processus. Notre dilemme c’est que nous sommes incapables de trancher l’avenir
de cette terre. Je ne parle pas d’Israël, mais de la terre d’à-côté, la Cisjordanie.
Cela nous casse et risque de casser ce pays. Le projet israélien est menacé par le
projet juif. Le futur des Israéliens est menacé par le passé des Juifs. Notre
dilemme, c’est l’impossibilité de combiner les deux pour arriver à une solution
car pour parvenir à une solution, il faut passer par les rabbins. Et les rabbins
sont liés au Livre. On ne peut pas effacer ce Livre. C’est une force nucléaire. Les
rabbins disent : "Comment pourrions-nous lâcher la terre inscrite dans le Livre ?
Nous n'en avons pas l’autorité. C’est au-delà de la politique".
A.M. : De quand date ce dilemme selon vous ?
D.B : J’ai essayé de le comprendre en étudiant la période de la conquête des
territoires en 1967, point de départ de la division politique. Mes recherches m'ont
appris que le rêve de conquête était présent bien avant 1967. Cela m’a choqué
car je croyais jusque là qu' il n’y aurait pas eu de conquête sans la guerre des
Six Jours. Mais ce rêve du retour à la terre d’Israël était déjà présent dans les
années 20 et on le retrouve tout au long des décennies qui suivent.
Juste après la guerre des Six Jours, Moshe Dayan, qui s'était rendu au Mur des
Lamentations, a dit : "nous sommes revenus à nos terres, à nos ancêtres, à
notre histoire. Ce n’est pas une conquête politique, c’est un retour".
1967, c’est la fin d'Israël conçu comme un projet politique qui laisse la place à un
retour à la terre. Deux semaines à peine après la fin des combats, les chefs du
gouvernement israélien, Egal Alon, héros du sionisme, et Moshe Dayan, tracent
des plans dans les territoires et discutent de l’implantation juive en Cisjordanie.
Ce sont pourtant des laïcs acharnés. Ils ne sont jamais allés à la synagogue. Mais
ils sont pris d'un coup de folie juif et se mettent à évoquer les ancêtres. Ils
parlent de sécurité, mais pensent "retour aux racines". Dans ce gouvernement
de 1967, il y a pourtant 2 ou 3 ministres un peu traditionnels, presque religieux,
qui disent qu’un retour à la terre est très risqué pour Israël. Mais dans l’euphorie
de la victoire militaire, ces avertissements ne sont pas entendus. Tous vont au
Mur, embrassent le Mur et versent une larme. Le général laïc et le rabbin, côte à
côte, s’embrassent pour la première fois. Quelques mois seulement après la
guerre, les premiers colons font leur chemin vers Hébron et Jéricho.
Pour moi, c’est le début de la deuxième république israélienne. Tout Israël
devient alors une base militaire. Depuis, toutes les audiences du gouvernement
israélien commencent par les comptes-rendus des militaires sur la situation dans
les territoires et les territoires ont absorbé Israël, ses énergies, sa pensée, tout.
Dès qu’Israël a occupé les territoires, le pays est allé vers l’est avec un élan
extraordinaire et a abandonné le sud, le Neguev en est un exemple frappant.
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L’est est devenu quelque chose de magique. Depuis Moshe Dayan, tous les
ministres de la Défense passent leur temps en Cisjordanie. Quant aux religieux,
ils disent que cette terre a été donnée par Dieu, qu'elle a été libérée et non pas
occupée et ils ont donné de la guerre des Six jours une vision messianique :
l’armée israélienne ne pouvait pas battre toutes les armées du monde arabe, la
victoire est un signe de Dieu pour le retour à la terre !
On ne peut pas combattre avec des forces de logique une telle interprétation des
choses. Elle est du même ordre que le sourire de l’assassin de Rabbin au tribunal
alors qu'on lui annonçait qu'il allait passer toute sa vie en prison. Un sourire qui
exprimait une sorte de paix dans l’âme, la satisfaction de quelqu'un qui se dit
qu'il a sauvé la terre d’Israël et qui pense : " qu’est-ce que ma vie devant la
terre !". La jeune kamikaze islamiste à Haïfa dont on a retrouvé seulement la
tête après l'explosion avait le même sourire.
A.M. : Comment les Israéliens ont-ils réagi au procès de l'assassin de Rabbin ?
D.B. : Malheureusement Israël n’a pas saisi l’occasion de faire sa guerre civile.
Tuer un premier ministre c’est tuer la démocratie. Mais le pays a préféré
regarder l'événement comme un assassinat de droit commun, l'acte d'un obsédé
sexuel, d'un dément… bref, une affaire privée qu'on a vite réglée.
Deux semaines après la mort de Ytzak Rabbin, Shimon Peres invitait les rabbins
dans son bureau de Premier Ministre pour faire la paix avec eux alors que les
rabbins avaient peur de sortir de leurs maisons ! Il a invité les colons pour
devenir leur ami au lieu de trancher la question des territoires. On s’est
embrassé entre Juifs, et on a empêché cette psychothérapie indispensable parce
que Peres a préféré éviter à tout prix une guerre civile, et fuir cette pensée
inimaginable : que le Juif tue le Juif. Pendant les six mois qui ont suivi, il n’a rien
fait avec les Palestiniens sinon les écraser militairement.
A.M. : Combien de temps encore cette situation peut-elle durer ?
D.B. : Plus très longtemps parce que les pressions viennent de toute la
communauté internationale. Israël devra traverser sa Guerre de Sécession
comme les Etats-Unis, ou sa Révolution comme la France, pour trancher une
question très simple : "Ce peuple peut-il mener sa vie sans le spectre du Livre,
de la Bible ? Est-il capable de développer une autonomie pas seulement
intellectuelle, mais politique et mettre le Livre à côté ?"
Choisir un règlement politique au conflit avec les Palestiniens, c’est donner une
certaine interprétation au Livre, une interprétation politique moderne, de paix.
Israël laïc est-il capable de pratiquer sur lui-même cette intervention chirurgicale
politique qui risque de tuer le malade en provoquant une guerre civile ? Si
l'opération ne se fait pas, le malade mourra de toute façon. Il suffit de voir ce qui
se passe aujourd’hui. Nous n’en pouvons plus, nous ne savons plus, nous avons
perdu le sens des choses et sommes traumatisés par l'absence de solution. Le
problème nous tue, parce que nous ne sommes pas capables d’aller vers la
solution, craignant que la solution nous tue aussi.
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En 1996, j’ai demandé à Peres pendant qu’il était Premier Ministre : "Pourquoi
n’avez-vous pas réglé le problème à Hébron ?" Il m’a répondu : "Parce que les
Juifs m’auraient tué". Que peut-on faire ainsi ? Je pense qu’Israël se débat
aujourd'hui devant la salle d’opération et tue tout le monde, les médecins et les
autres patients, pour éviter l'opération redoutée.
AM : Le Livre peut-il être compatible avec Israël ?
DB : Quelques rabbins pensent qu’il est compatible. Mais ce ne sont pas les
rabbins qui doivent affirmer cela. Ce sont les hommes politiques qui doivent avoir
le courage de le dire malgré leur crainte d'exaspérer les divisions entre Israéliens
et Juifs, entre laïcs et religieux. D'autres divisions risquent aussi de casser ce
pays : entre riches et pauvres, entre Juifs et arabes israéliens… Mais la grande
division entre gauche et droite, n’est pas seulement une division politique. Elle
porte sur la place d’Israël dans le monde. Elle oppose le ghetto et l’universel, les
valeurs juives et les valeurs universelles.
Beilin ou Burg disent que Rabbin voulait insérer Israël dans le monde. De ce
point de vue, on pourrait dire que son enterrement a été "le plus beau moment
de sa vie". 85 chefs d’états étaient présents à ses obsèques. Parmi eux le
Président des Etats-Unis, 15 chefs d'Etat arabes, et d'autres venus de partout...
Les officiels étaient si nombreux que l'ont manquait de place. C’était vraiment
une scène extraordinaire. J’ai pleuré de joie. Rabbin était mort mais leur
présence légitimait le projet israélien. Pour moi, ce fut un moment rare où Israël
se liait avec d’autres nations et faisait partie de l’histoire. Le Juif a toujours été
en dehors ou à côté de l’histoire parce qu’il n’avait pas d'état, pas de terre. Il
vivait chez les autres, il était invité par les autres. Ce jour-là, nous n'étions plus
des pirates qui font ce qu'ils veulent et n'attachent aucune importance à ce que
le monde dit, ni les Nations-Unies, ni la France, ni personne… J’étais bouleversé
de la participation de personnalités habillées de kaftans, alors que nous n'avions
même pas de relations diplomatiques avec leurs pays ! C’était pour moi un signe
très fort ! Hélas, pendant la cérémonie, j’ai parlé avec le rabbin, un colonel du
corps rabbinique. "Que font ces gens ici ? - m’a-t-il dit - Quand j’ai enterré Golda
Meir, j’étais heureux parce qu’elle est morte comme une juive fière. Mais celui-là,
Rabbin, c’est un traître. Regarde tous ces gens. Tu vois pour qui il a fait la
paix ?"
Le moment de joie pour moi était pour lui un moment de tristesse. Mon rêve
était son cauchemar, dilemme entre le ghetto et l’univers. Notre pays veut-il
s'inscrire dans le courant de l'histoire ou rester à côté ?
AM : Que pensez-vous alors de la construction du mur ?
DB : Le mur c’est justement le retour du ghetto. Nous sommes sortis du ghetto,
mais malheureusement il est toujours présent, pas seulement dans la tête mais
dans le cœur des israéliens. Le mur est en train d’encercler Israël, d’encercler les
Palestiniens dans des enclaves. C’est horrible de voir cela ! Ce n’est pas
seulement une fermeture géographique, c’est une fermeture politique vis-à-vis
du monde. "Nous ne voulons pas être avec vous" : c’est ce que symbolise le mur.
Oui, il donne une sécurité, mais une sécurité aux dépens de l’indépendance, au
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détriment de tout ce qui est ouverture totale, liberté. Le mur signifie que l’état
d’Israël n’a pas réussi à donner la sécurité à ses citoyens et qu'il retourne à la
formule du ghetto. Autrefois, c’était le goy qui érigeait le mur, maintenant c’est
le Juif qui érige le mur, contre lui-même. Le Juif devient son propre ennemi. Et il
imite les méthodes de ceux qui l’ont tué. Les fils d’Israël deviennent les fils des
murs barbelés parce que nous ne voulons pas trancher le problème comme il
faut de peur de provoquer une guerre civile. Cela peut changer dans 10 ans,
dans 20 ans. Mais vous ne pouvez pas imaginer le poids obsédant de l’histoire.
Quand on entend Sharon parler de Minsk, de la Biélorussie, de sa famille, des
nazis, de la terre tâchée du sang juif, de la deuxième guerre mondiale… on
croirait qu'il est né en Europe de l'Est alors qu'il est né ici ! Mais ses grandsparents, les pogroms en Pologne, en Russie… tout cela ne se termine pas. Nous
en sommes tellement obsédés que nous construisons un grand camp !
AM : C’est un acte juif ce mur, ce n’est pas un acte israélien.
DB : Bien sûr. Le travail de 80 % de l’armée israélienne consiste à protéger les
Juifs. Ce sont les Israéliens qui protègent les Juifs. Je connais un endroit vers la
bande de Gaza où vivent dix familles et 300 soldats pour assurer la protection
des rabbins pour qu’ils aillent à la synagogue. C’est révoltant ! Dans la guerre
civile froide qui sévit entre le Juif et l’Israélien, le Juif est en train de battre
l’Israélien. Je pense néanmoins qu'il finira par perdre parce que ce système
politique sécuritaire va tomber. L’Israélien laïc est optimiste et la majorité des
Israéliens, près de 80 %, sont des laïcs prêts à tout règlement politique. Mais les
chefs politiques trahissent le mandat de leurs concitoyens et travaillent contre
l’intérêt de ce pays.
Pourtant, il y aura une fin à cela. L'affaire des pilotes, c’est une révolte relayée
dans la presse. Mais la révolte est partout et il y a beaucoup de refus dont on
n'entend pas parler. Je crois que nous sommes dans une période où tout bouge
et dans laquelle Israël est en train de se définir.
AM : Que dire du combat Sharon-Arafat ?
DB : C’est mineur. Ils sont des symboles mythologiques de leurs peuples, des
figures historiques des nationalismes juif et palestinien. Sharon est la dernière
balle dans le canon du Sionisme, et Arafat la dernière balle dans le canon des
Palestiniens... L’un n'existe que grâce à l’autre, comme une seule personnalité
divisée. Quand Arafat dit à ses invités qu'il a battu tout le monde et va battre
Sharon, Sharon fait de même chez lui. Mais pour le moment Arafat a cassé cinq
premiers ministres Israéliens parce qu’il représente un rêve, une revendication,
et non pas un règlement politique. Ce rêve palestinien est un cauchemar pour les
Israéliens parce qu'il exprime une injustice historique : "Vous avez pris ma
terre".
Sharon, lui, représente la force juive à l'état brut :"J’ai pris ta terre et je te
tuerai". Mais Sharon n’existe qu’à travers Arafat. Les gens ont voté Sharon pour
liquider Arafat tandis que ce dernier garde le pouvoir pour faire face à Sharon.
Ce ne sont pas des gens normaux. Ils n’ont fait que tuer toute leur vie et ne sont
pas capables de tourner la page. Un guerrier est un guerrier jusqu’à la fin.
Malheureusement il faut attendre que la biologie fasse son devoir. Les Israéliens
ne sont pas capable de se débarrasser de Sharon politiquement ; les Palestiniens
ne sont pas capables de se débarrasser d’Arafat. Le spectre de l’histoire occupe
le devant de la scène des deux côtés. Mais dès que l’un tombera, l'autre tombera
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aussi. Cela fait partie de ce règlement historique. Dès qu’ils partiront c’est la
politique qui va parler. Après eux, les choses vont aller vite.
AM : Donc, vous êtes optimiste.
DB : Bien sûr. Les guerres civiles vont peut-être avoir lieu mais nous sommes au
milieu de la définition, au milieu du travail au milieu de cette révolution
indispensable. En tant que journaliste ça me passionne, en tant que citoyen ça
m’attriste parce que je risque de payer le prix.
AM : Quelle est la proportion des rabbins intégristes, Juifs au sens idéologique
que vous avez défini ?
DB : Je ne peux pas donner la proportion, je ne sais pas. Il faut distinguer les
rabbins qui habitent en Israël et les rabbins qui habitent dans l’état Juif. Les
rabbins séfarades et les rabbins askhenazes ; les rabbins colons et les rabbins
civils. Quand je dis "les rabbins", je parle des milliers de rabbins dans les
territoires qui sont différents des rabbins qui habitent ici. Le corps rabbinique
dangereux habite en Cisjordanie. Ce sont des rabbins pirates qui habitent dans la
terre d’Israël, qui embrassent cette terre comme si Abraham était là, des rabbins
qui ont leur propre foi, leur propre loi. Ceux-là tiennent le gouvernement et
l’autorité de l’état pour l’instant.
Si le dilemme était enfin tranché, je ne sais pas ce qui pourrait se passer au sein
des rabbins. Ce serait passionnant de voir cela. La religion est-elle capable de
trouver un compromis ou bien est-elle totalitaire ? Je ne sais pas. Cela fait partie
d’un processus dont le terme approche. Il ne reste plus que les deux derniers
guerriers l'un en face de l'autre et les deux dernières balles dans les canons.
A.M. : Est-il envisageable qu’il n’y ait plus de Palestiniens ?
D.B. : C’est impensable. Ce sont deux peuples jumeaux, liés par la même
histoire, la même terre. Ils font partie de cette terre. Et le mur qui coûte des
milliards de dollars va tomber car une fois le règlement politique trouvé, les
Palestiniens veulent vivre avec les Israéliens.
A.M. : Si les sommes colossales qui sont dépensées pour la construction du mur
étaient utilisées pour accroître le bien être de tous, est-ce qu’on ne trouverait
pas la sécurité ?
DB : Oui, mais on ne pense pas à tout cela. Nous sommes dans un état de
psychose. Ce qui est en jeu pour les israéliens aujourd’hui, c’est d’exister. Ils ont
vraiment le sentiment qu’ils risquent de disparaître. Et ce mur leur donne une
sensation sécuritaire.
AM : Vous pensez donc que seuls des événements majeurs peuvent bouleverser
la situation ?
DB : Exactement. Un jour le monde devra décider d’entrer dans ce pays. Ce sera
plus facile une fois que les personnalités symboliques auront disparu. L’histoire
les aura gardées jusqu’à la fin. C’est encore la génération de 1948 qui dirige, 55
ans après la création de l’état d'Israël. Peres à la tête de l’opposition israélienne,
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et Sharon à la tête du gouvernement sont tous deux des fondateurs. Et à la tête
des Palestiniens, c’est aussi le fondateur.
AM : Il faut terminer l’histoire pour commencer…
DB : Bien sûr. Et tourner la page.
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