LET`S RIDE THE TIGER.* Lionel Scoccimaro n`est
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LET`S RIDE THE TIGER.* Lionel Scoccimaro n`est
LET’S RIDE THE TIGER.* Lionel Scoccimaro n’est pas photographe. C’est ce qui rend son travail photographique si intéressant. Il est, à vrai dire, plus que cela. S’il semble sculpter l'image, c’est pour amener plus loin le médium photographique. Il se sert de celui-ci pour explorer des contrées nouvelles, souterraines, encore vierges ou balisées par d’autres pionniers. L’utilisation et la maîtrise affichée de tous les codes établis de la photographie traditionnelle ne le contentent pas. Il cherche à dépasser la technique ; pour lui donner à dire, pour nous donner à voir. Il s'amuse dès lors de ces clichés à la manière d’un enfant du postmodernisme, ou comme un vieux classique rompu à toutes les avant-gardes… et inversement. Sa volonté de « dépayser » le familier permet de rencontrer sur le bord de sa route des octogénaires espiègles ou vibrants, des jeunes filles peu vêtues, des plages anonymement célèbres à l’autre bout de la terre, des tableaux de maîtres, un catcheur, des dentiers égarés, deux cinéastes incroyables, des sculptures lascives, beaucoup de bulles ou rien qu’une cigarette. Pour lui, un voyage en forme de trajet quotidien, comme une routine, magique, dont on ne se lasserait jamais. Un ordinaire extra-. Ce qui fait justement l’extraordinaire de son approche, c’est que Lionel Scoccimaro fait plus que de la photographie. Il réalise des photos qui n’en sont pas ; ou, précisément, qui ne sont pas que ça. Installations (série Octodégénérés sur murs colorés, tirages de la série Surf Trip servant de « décor » d’accrochage), vidéos (Just a cigarette, Devant la glace…), posters (Surf Trip), sculptures, artefacts de produits dérivés (série Pin-Ups), etc. Le titre de l’exposition, « Photographs », apparaît dès lors comme une litote entendue : tout est évidemment de la photographie. Seulement, il ne l’utilise pas pour ce qu’elle est, mais pour ce qu’elle représente. C’est ainsi que la deuxième série des Octodégénérés datant de 2005 se rapproche d’une démarche picturale. Le cadrage des portraits, la lumière traitée en clair-obscur, le contrapposto des poses, la recherche d’une vérité du modèle, tout concourt à créer de véritables tableaux photographiques. Absence de fonds, luminosité, simplicité apparente, on glisse près du Titien, alors que plumes, slime, tenues outrageuses, maquillage débordant nous poussent vers la série History Portraits / Old Masters de Cindy Sherman. A moins que tout cela ne bascule vers un portrait d’Iggy Pop, sexagénaire adolescent, par Annie Leibovitz. Car il est bien capable d’évoquer simultanément des référents aussi disparates. Seulement, il préfère brouiller les pistes et diluer les sources. Et pour ne pas se laisser enfermer dans un classicisme encombrant, il s’amuse des formats comme d’une partition, alternant les rythmes, brisant les conventions en peignant des murs aux couleurs inattendues, refusant la rigueur, la froideur des images mais sans échafauder pour autant des installations complexes. C’est la photographie qui se fait support d’une entité englobante. Refuser les étiquettes. Comme le fait de déclarer que les trois vidéos, Just a cigarette, Bubble Play et Devant la glace, sont des photographies relève quasiment de l’acte duchampien. Pourtant, nul doute possible, elles sont, plus qu’un prolongement, une mutation de son travail photographique. La forme change mais les enjeux et concepts se perpétuent dans le mouvement. Les vidéos, proches du plan fixe, à l’action limitée, retrouvent des similitudes avec la fixité photographique. La vidéo Running Thunder Galerie Dukan / Paris, France / Leipzig, Deutschland de Steve McQueen en serait un miroir tragique : vidéo à l’arrêt ou photo qui bouge, attente de la mort ou sommeil travesti ? A l’inverse des séries des Octodégénérés, le traitement des vidéos est laissé brut, direct, dans une mise en valeur de l’instantané (photographique). Dans Just a cigarette, derrière l’apparente banalité de l’action, on est hypnotisé autant par la mythique dernière cigarette du condamné, que par la vision ironique d’une sensualité féminine érotisée, que par l’acte, déclaration d’indépendance féministe manigancée par Edward Bernays dans Propaganda. Après la photographie de studio et la photographie rotative projetée, Lionel Scoccimaro interroge une nouvelle possibilité de manipulation de l’image. Des photographies personnelles, prises lors de voyages autour de spots célèbres pour initiés de surf, sont scannées, agrandies puis tirées de telle sorte qu’elles puissent former un poster géant. Ce dernier, dont le grain visible trahit le processus, devient support d’accrochage pour une autre série de photos. L’œuvre s’efface, devient second plan, décor factice. Sur la remise en question du statut même de l’œuvre d’art, quasi papier peint, viennent se greffer des questionnements sur l’anonymat / la célébrité (des lieux inconnus glorifiés, comme un aboutissement warholien), le cliché (la carte postale touristique contrastant avec la pauvreté, et de l’image, et du tirage), l’inconscient collectif, la diffusion de masse vs. l’underground culturel, etc. Une extrapolation qui se renferme sur elle-même et met à mal nos attentes, nos évasions, nos rêves de grandeur. Cet arrière-plan devenu premier plan ouvre la voie à la dernière reformulation de l’identité photographique : la série Custom Made Pin-Up. On pourrait penser qu’il ne s’agit que d’une sorte de produits dérivés de ses sculptures culbutos Custom Made. Des produits dérivés qui peuvent parfois avoir le statut d’œuvres (multiples et autres reprises « low cost ») ou garder leur potentiel uniquement commercial. Mais ce serait minimiser la dimension conceptuelle de la série. Elles sont des reliques d’une performance qui n’a pas eu lieu. Elles viennent rendre compte de la confrontation des cultures déjà mise en œuvre dans la sculpture même, entre l’underground héroïsé et l’histoire de l’art et des formes sculptées (la Vénus de Lespugue en modèle polysémique). Une mise en abîme de sa propre œuvre qui dénote un post-modernisme assumé et intégré par le médium. Au-delà des formes et des supports, une constante demeure. Il suffit pour la découvrir de rentrer dans le cadre : Lionel Scoccimaro est un humaniste. Il place la figure humaine au centre de ses photographies. Même absente (Santa Barbara palm trees Sunset) ou évasive (série Surf Trip), elle est terriblement présente. Dans les deux premières séries des Octodégénérés (2001-2003), il récupère et fait rejouer des images stéréotypées d’enfants, images personnelles ou empruntées à des amis. Les protagonistes de ces re-productions sont sa grand-mère accompagnée de son frère jumeau. Les histoires de famille se mélangent et se confondent. Une série à placer entre le français Christian Boltanski et l’anglaise Gillian Wearing. Le premier pour la perte d’identité et l’interchangeabilité des vécus (L’album de la famille D.). La seconde pour sa mise en scène dans la peau des membres de sa propre famille (série Album). Entre la France et l’Angleterre, il y a une eau dans laquelle nage allègrement notre jeune héritier. Mais l’humanisme n’est pas un regard enchanteur sur l’homme. Il est l’incarnation de la raison, de l’objectivité sur notre être et son devenir. Dans un respect constant, l’artiste ne s’interdit cependant pas une vérité sur le corps, ses changements, où le Galerie Dukan / Paris, France / Leipzig, Deutschland refus de la mort invite l’humour à danser, où jusqu’à la sénilité est feinte. Un réalisme sans fard qui éclate littéralement dans les vidéos. Dans Just a cigarette, l’intimité apparente devient universalité inquiétante. La familiarité de la décoration intérieure d’une personne âgée, la banalité du caméscope, l’attente interminable (mais de quoi ?), la langueur blême appuient tant sur notre ressenti profond que sur la surface de la représentation de la solitude ou de l’ennui. L’extrême concentration sur un être devient incarnation du type même de notre futur à tous. Un constat dérangeant. Mais derrière les artifices, c’est l’artiste que l’on ressent. Un regard, une approche qui constituent une sorte d’autobiographie déguisée. Un regard sur soi. Même s’il met une distance relative avec lui-même, sans pathos ni compassion, il choisit tout de même de remonter à ses origines, poursuivant jusqu’à l’auto-citation (ses jouets culbutos). Si c’est une évidence dans les Octodégénérés, cela ne transparait pas moins dans la série Surf Trip qui mêle voyages, souvenirs, rêveries assouvies, intimité nostalgique mais partagée. Idem dans Custom Made Pin-Up : les mannequins sont des amies, au plus proche du réel, incarnation d’une humanité non retouchée mais sensible. Lionel Scoccimaro se dévoile. Un peu. Sur ses envies, passées ou à venir, sur ce qui le constitue. Il fabrique, a posteriori, un avant, il partage, retravaille une mémoire possible. Il crée du sens, tisse entre ses pièces des liens comme entre le spectateur et lui-même. Et laisse même traîner négligemment quelques indices…. En 1988, Lionel Scoccimaro a 15 ans. Frank Black en a 23. Le premier rêve d’évasions adolescentes, le second sort, avec son groupe The Pixies, son premier album Surfer Rosa. Près de vingt ans plus tard, l’artiste utilisera la chanson phare de cet album, Where’s my mind?, comme bande-son de la vidéo Bubble Play (2007). Plus qu’une coïncidence, plus qu’un simple coup du sort, une fatalité. Surfer Rosa, c’est un condensé sublime de son travail photographique. En surface, l’évocation du surf, une copine qui pose dénudée sur la pochette, troublante danseuse de flamenco dressée entre classicisme, sensualité et provocation, un poster déchiré, une mise en scène du réel, une zone d’ombre sur la beauté. En profondeur, une réflexion sur les déviances, la religion, l’expérience personnelle dissimulée mais magnifiée, des références à des héros personnels, de la poésie surréalisante. Et tant de relectures possibles entre les deux. Sa façon d’aborder la photographie est d’ailleurs similaire à l’approche musicale des Pixies. Œuvres à strates, couches superposées de vernis pop sur une violence incandescente, objets de convoitise paradoxale. Comme une évidence, la chronique de Surfer Rosa par le magazine Spin résume à merveille son travail photo : une « beauté brutale ». Surfer Rosa est une œuvre abondamment citée et reprise. Un dernier point partagé avec son travail. Mais citation, reprise, clin d’œil évocateur, réappropriation s’accompagnent chez lui d’une véritable remise en question des hiérarchies culturelles. Il n’est sans doute pas surprenant de retrouver à ses côtés des références explicites à Ashley Bickerton (la pose dans le fauteuil inspirée du tableau The Patron), à Richard Prince (la série Untitled (girlfriends) renvoie à Custom Made PinUp, du sujet, fatalement, à son traitement simulationniste) ou encore à Pepón Osorio (la chambre du fils de la pièce Badge of Honor avec ses posters et sa culture adolescente reconstituée). De simples camarades de jeux. Mais Lionel Scoccimaro cherche à aller plus loin. Il n’hésite pas à se sampler lui-même. A titre d’exemple, et Galerie Dukan / Paris, France / Leipzig, Deutschland bien qu’avec des visions et des visées différentes, des culbutos apparaissent dans les Octodégénérés comme dans Custom Made Pin-Up. De la même manière, dans cette dernière série, c’est toute la sous-culture qui reçoit un vibrant hommage, tant par les héros choisis (Harmony Korine, Jerry Garcia, Troy Lee…) que dans le support. Format de poster et logo tiré du magazine Chromes et Flammes (devenu Custom Made), une extraction effectuée afin de resculpter une nouvelle réalité, comme adolescent l’on apprend à s’approprier les éléments extérieurs. Si l’artiste suinte sous les surfaces polies et les papiers glacés, c’est par le geste qu’il opère un bouleversement des valeurs. Dans Devant la glace, la grand-mère est, tour à tour, Robert de Niro dans Taxi Driver, un cliché des films d’horreurs, un enfant dont les grimaces défient les autorités. Grande ou petite histoire, haute ou basse culture (l’opposition « célèbrement » dépassée), l’artiste puise où bon lui semble. Mais ce n’est pas pour autant un acte détaché. Car il y a la volonté chez lui de (re)placer sur le trône les déchus des pratiques populaires. Pas de vols d’univers (comme chez (tant) d’autres), pas de retours non plus de l’objet photo modifié dans son élément d’origine, mais la construction savante, par couches et parasitages, d’un monde unique. Un contrecourant. Une attitude qui paraît lui convenir à merveille. Il aime à contrecarrer nos certitudes formatées. Alors que les vieux remontent le cours de leur vie (la petite fille à la bouée a-t-elle réellement changé ?), qu’ils s’attendent sans se toucher avant une danse évanouie, ils s’épanouissent facétieusement dans un comportement que l’on n’ose s’avouer. A l’inverse, dans les vidéos, alors que Christoph Büchel transforme des grands-mères en punks (No Future) ou qu’Aernout Mik les filme pleins de vitalité bagarreuse (Kitchen), Lionel Scoccimaro nous prend à contre-pied et les fige, avec tendresse, mais dans une vérité nue et dure. Même le surf reçoit un traitement frontalement contradictoire : ni dans l’action, ni dans la beauté (des corps et des lieux), mais, une fois de plus, dans l’image volée au réel. Que dire enfin de ces filles qui narguent les codes de la beauté canonique, affrontent le kitsch ou la pornographie, se rient du Made in Heaven de Jeff Koons, questionnent la glorification du porno-chic publicitaire et naviguent en eaux troubles, dans un entre-deux mondes magnifié par l’art ? Une affirmation éclatante de sa vision, pleine d’ironie respectueuse, en forme de défi lancé au statut même de la photographie. Et si vous n’êtes toujours pas convaincus que c’est définitivement un grand photographe…. « You fucking die » ! ** * paroles extraites de la chanson « River Euphrates », album Surfer Rosa, The Pixies, 1988, 4AD records. ** morceau de conversation « célèbre » entre Steve Albini et Frank Black laissé sur l’album Surfer Rosa (4AD records, 1988). Galerie Dukan / Paris, France / Leipzig, Deutschland