LE CHEIKH ABD EL-HAMID BEN BADIS VU PAR MALEK BENNABI

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LE CHEIKH ABD EL-HAMID BEN BADIS VU PAR MALEK BENNABI
LE CHEIKH ABD EL-HAMID BEN BADIS VU PAR MALEK
BENNABI
Youssef Girard
Au milieu des ruines
2
L’homme de l’islah algérien
4
Ben Badis défenseur de l’Algérie arabe et musulmane
8
L’éducation contre la dépersonnalisation
9
Lorsque nous parlons de la perception d’un individu par un autre, cela signifie que nous
cherchons à comprendre la relation qu’il y a entre deux sujets d’études. Cette mise en relation
nous en dira autant sur la personne décrite ici que le cheikh Abd el-Hamid Ben Badis, que sur
celui décrivant cette personne, dans le cadre de cet article de Malek Bennabi.
En effet, celui qui décrit une personne et son action le fait en fonction d’un regard singulier
porteur de son identité individuelle propre. Dans le regard de Malek Bennabi sur le cheikh Abd
el-Hamid Ben Badis, nous apprenons autant de choses sur le penseur Algérien et sa pensée que
sur le président-fondateur de la l’Association des Oulémas et chef de file du mouvement
réformateur algérien.
Avant de rentrer dans le vif du sujet, il est important de noter que les deux personnages,
étudiés ici, sont deux des plus grandes figures de l’Islam de l’Algérie contemporaine. Le cheikh
Abde el-Hamid Ben Badis est la grande figure du mouvement réformateur en Algérie.
Il représente, à l’instar du cheikh Mohammed Abduh en Egypte, le ‘alim de formation
classique s’engageant pour la promotion d’une réforme culturelle et religieuse. Malek Bennabi,
quant à lui, est la figure même de l’intellectuel musulman connaissant à la fois les références
culturelles arabo-islamiques et la culture occidentale.
Cette double culture permit à l’intellectuel Algérien de développer une pensé singulière à la
fois proche de celle du mouvement réformateur algérien mais en même temps critique vis-à-vis
de celui-ci.
Malek Bennabi était conscient qu’il était difficile pour lui de porter un regard détaché, « neutre
», sur l’action d’un homme qu’il avait admiré et qui fut son contemporain. Il reconnaissait qu’il lui
manquait le recul du temps pour porter un regard global sur la pensée et l’œuvre du cheikh Abd
el-Hamid Ben Badis.
Selon le penseur Algérien, « parler de Ben Badis alors que l’écho de sa voix vibre encore à nos
oreilles, alors que sa figure n’a pas encore pris cette mobilité éternelle qui permet à l’historien de
lire ses traits définitifs, est une tâche quelque peu malaisée pour un homme de cette génération. Il
faudrait plus de recul. Ben Badis est encore trop près de nous. Son nom nous impose d’abord
une image familière de l’homme que nous connaissons. Nous le voyons marcher de son pas
menu par les ruelles du vieux Constantine, saluant ce groupe, s’arrêtant à celui-ce pour demander
des nouvelles d’un absent ou d’un malade »[1].
Dans les écrits de Malek Bennabi se rapportant au cheikh Abd el-Hamid Ben Badis, la
question, pour l’auteur de « vocation de l’Islam », n’était pas tant de présenter celui-ci dans les
détails de son existence que de tirer de la figure du cheikh ce qui pouvait servir à l’édification
culturelle, religieuse et même idéologique de ses contemporains.
Cette question était posée par le penseur Algérien dans les premières lignes du premier article
qu’il consacra à Abd el-Hamid Ben Badis en 1953 : « comment dégager une figure de Ben Badis
qui soit valable pour ses compatriotes qui l’ont connu et pour le postérité ? »[2]. « C’est pourquoi,
selon Malek Bennabi, Ben Badis ne doit pas, comme une figure du passé, être relégué dans une
galerie rétrospective. Sa présence salvatrice parmi nous doit être comme elle l’était dans le combat
islahiste[3]. La présente génération doit reprendre les tâches un peu oubliées avec le même élan
créateur de jadis »[4].
Dans cette perspective, Malek Bennabi a étudié la pensée et l’action du fondateur de
l’association des Oulémas d’abord dans le but d’inspirer la pensée et l’action de ses
contemporains.
Ainsi il affirmait : « ce qui nous intéresse davantage, c’est le sens de sa pensée, de son action
dans le cadre social et politique qui se transforme en fonction de cette pensée et cette action »[5].
Pour cela l’intellectuel Algérien voulait « procéder un peu à la manière de A. J. Toynbee en
histoire générale, c’est-à-dire, cerner du même trait les causes historiques d’une époque et les
effets qu’elles déterminent à travers la pensée et l’action de ses contemporains »[6].
Au milieu des ruines
Malek Bennabi qui fut, selon Anouar Abdel-Malek, « l’un des premiers philosophes sociaux du
monde arabe et afro-asiatique de notre temps »[7], mit, dans tous ses écrits sur le cheikh Abd elHamid Ben Badis, l’action et la pensée de ce dernier en rapport avec le contexte social qui fut le
sien, c’est-à-dire celui de l’Algérie sous domination coloniale. « Ben Badis, écrivait le penseur
Algérien, a vécu dans un cadre social et politique qui a fourni assurément toutes les motivations
qui l’ont fait agir et penser comme il a agi et pensé. Sa personnalité c’est le prisme à plusieurs
facettes qui réfléchit tous les aspects de ce milieu où germent les idées qui vont le transformer
»[8].
De fait, dans tous ses écrits de sur Abd el-Hamid Ben Badis, Malek Bennabi ne se contenta
pas de faire le portrait du fondateur de l’association des Oulémas mais dressa un véritable « état
des lieux » du monde dans lequel évoluait le cheikh de Constantine.
Cet « état des lieux » du monde arabo-islamique en général et de l’Algérie en particulier était
sous-tendu par la recherche des causes de l’origine de son asservissement. La décadence, et sa
conséquence la colonisation, furent sûrement l’une des origines des réflexions de Malek Bennabi
comme de nombreux autres intellectuels arabo-musulmans.
Pour ces hommes de foi et de culture la domination européenne provoqua une véritable «
crise occidentale dans la pensée arabo-islamique ». « Pourquoi sommes-nous dominés ? » ; «
Qu’est ce qui a provoqué notre chute ? » ; « Où avons-nous failli ? » ; « Comment redresser la
situation ? » ; « Comment promouvoir une renaissance politique et culturelle du monde araboislamique ? ». Telles étaient les réflexions et les questionnements des intellectuels arabomusulmans de l’époque[9].
Pour Malek Bennabi, « le monde musulman émerge de l’ère post-Almohade depuis le siècle
dernier, sans toutefois retrouver encore son assiette. Comme un cavalier qui a perdu l’étrier et ne
parvient pas encore à le reprendre, il cherche son nouvel équilibre. Sa déchéance séculaire, qui
l’avait condamné à l’inertie, à l’apathie, à l’impuissance, à la colonisabilité, a conversé néanmoins
ses valeurs plus ou moins fossilisées »[10].
L’efficacité de l’idée islamique, écrivait le penseur Algérien, « ira diminuant tout au long de
l’ère post-almohadienne, jusqu’au moment où sonnera l’heure du colonialisme dans le monde. Le
contact brutal avec la civilisation nouvelle a lieu pour la conscience musulmane dans les pires
conditions »[11].
Selon Malek Bennabi, la crise du monde arabo-islamique en général et de l’Algérie en
particulier devait être comprise à deux niveaux différents : premièrement, les causes internes de la
décadence qui avaient permis la domination par l’impérialisme Occidental et la colonisation ;
deuxièmement, l’action propre de la colonisation et de l’impérialisme.
L’une des causes de la décadence interne du monde arabo-islamique, sur laquelle Malek
Bennabi insiste particulièrement dans ses écrits sur Abd el-Hamid Ben Badis, était le mysticisme,
le maraboutisme, qui avait envahi toute la société maghrébine, maintenue dans un véritable état
léthargique depuis le fin de l’ère almohadienne.
Malek Bennabi ne condamnait pas la mystique en tant que telle mais les dérives qui l’avaient
transformée en un élixir permettant aux sociétés musulmanes de ne pas affronter les réalités de
leur propre défaillance en se réfugiant dans un monde uniquement métaphysique. Le
maraboutisme était devenu dans ces conditions une sorte d’ « opium du peuple », pour reprendre
une formule devenue célèbre.
De fait, le mouvement islahiste algérien, et Abd el-Hamid Ben Badis à sa tête, s’attacha à
combattre avec vigueur le maraboutisme et ses dérives.
Selon l’intellectuel Algérien, « la pensé islahiste s’est traduite surtout dans ce combat contre un
mysticisme de Bas-Empire post-almohadien […]. La civilisation musulmane avait perdu son essor
depuis longtemps. La pensée mystique musulmane a subi le sort de toutes ses valeurs culturelles,
avant d’aboutir avec elle au naufrage où tout s’est englouti, au cours des siècles post-almohadien.
Plus que toute autre valeur, elle était exposée à la perte de ses prestiges dans cette dégradation
générale »[12].
Pour Malek Bennabi, les dérives de la mystique musulmane étaient l’un des symptômes les
plus marquants du déclin du monde arabo-islamique. « Il suffirait de situer la pensée mystique à
deux époques, nous dit le penseur Algérien, pour sentir sa chute vertigineuse : l’époque où elle
était incarnée par un Hassan El Basri[13] ou un Soufyan Eth-Thouri[14] et l’époque où elle
portera une livrée faite de mille pièces pour mobiliser l’austérité du derviche ou du charlatan, aux
yeux des foules crédules rêvant d’un paradis à bon marché. Au demeurant la livrée rapiécée sera
parfois même sur le dos d’un gai luron comme ce muphti de l’Est européen qu’on voit avec son
cafetan symbole de pauvreté, hanter ces hôtels de luxes où descendent les délégations qui
viennent à des congrès islamiques, où après toute sa bonne humeur vaut mieux que l’hypocrite
bigoterie qui l’entoure.
La pensée mystique n’a pas subi d’ailleurs que ce travestissement vestimentaire risible mais
innocent au cours des siècles. D’autres travestissements l’ont déshonorée davantage quand elle
fut adoptée comme une fausse clef par ces sectes batinites ismaéliennes[15] et qarmates[16] qui
voulaient s’introduire dans la cité musulmane pour la détruire. Et l’on peut se demander ce qu’elle
fut réellement dans l’attitude étrange d’un Halladj[17] ou dans l’œuvre énigmatique d’un
Mohieddin Ibn Arabi[18] ? En tout cas, après avoir été l’emblème du sursum corda dans une
société tendue à la réalisation de l’idéal le plus élevé sur le plan spirituel comme sur plan
temporel, la pensée mystique devint le signe d’une société dissoute qui n’avait plus la notion claire
de sa place et de sa mission sur terre. Dans les siècles post-almohadiens on devenait mystique par
une sorte de panique communiquée à l’âme par le naufrage d’une société qui était à l’heure
tragique du sauve-qui-peut »[19].
En plus des causes internes du déclin du monde arabo-islamique, Malek Bennabi met en avant
l’impact de la colonisation sur l’environnement social dans lequel le cheikh Ben Badis a évolué.
Cet environnement marqué par la défaite et la soumission de l’Algérie à la colonisation française
fut, selon le penseur Algérien, un facteur décisif pour la formation intellectuelle et de
l’engagement du cheikh de Constantine.
Pour l’auteur de « vocation de l’Islam », le fait qu’Abd el-Hamid Ben Badis vienne de cette
ville, durement marquée par l’occupation coloniale, n’était pas anodin. « On peut, écrit Malek
Bennabi, alors procéder le long de cette direction à quelques sondages de l’histoire comme on
procède pour dresser une carte géographique. Le premier sondage doit se faire au niveau des
causes qui ont déterminé la vocation du cheikh. Aucune ville algérienne n’a gardé, comme
Constantine, avec la même intensité tragique, le souvenir de l’installation du colonialisme dans ses
murs.
Dans le vieux Cirta, un monde détruit, mais dont les vestiges prestigieux subsistaient dans les
mœurs, les usages et parfois dans les visages même de ces lieux, n’a pas cessé de parler aux
générations qui s’y sont succédées jusqu’à celle de Ben Badis. Le nouvel ordre s’est installé sur ces
ruines et ces vestiges. Il faut imaginer ce que sera le choc de cette génération constantinoise qui a
vu la mosquée de Salah Bey devenir la cathédrale de la ville… »[20].
C’est dans le désastre de cette Algérie dégénérée par plusieurs siècles de décadence et de
soumission à la colonisation française, selon Malek Bennabi, que l’on devait rechercher l’origine
de l’action et de la pensée du cheikh Adb el-Hamid Ben Badis ; action et pensée dont le but était
de relever ce pays humilié et meurtri par la colonisation. « Ben Badis, affirmait l’intellectuel
Algérien, est venu au moment crucial d’une débâcle sans nom. Il est tragique de naître et de
méditer parmi les ruines d’un monde anéanti qu’il faut reconstruire »[21]. Malek Bennabi
poursuivait : « Ben Badis a médité sur le monde post-almohadien dans sa cité natale au plus
sombre de son histoire.
Avec quoi pouvait-il concevoir sa résurrection. La doctrine était claire : ce qui constitue une
nation, c’est la foi, la culture, la fierté du passé. Tant qu’un peuple ne les a pas perdues, il est libre
même s’il est enchaîné. C’est ce qu’il écrit dans ses séances d’édifications « qui constituent la
préface ou l’éditorial de chaque numéro du Chihab[22] »[23].
Ici étaient résumés les thèmes que l’islah algérien défendit tout au long de son histoire :
défense de la foi islamique, de l’histoire et de la culture comme fondement de l’identité nationale
algérienne.
L’homme de l’islah algérien
Loin de condamner toute forme de mysticisme ou d’ascétisme, Malek Bennabi saluait la profonde
spiritualité du cheikh Abd el-Hamid Ben Badis qui fut, pour le penseur Algérien, le moteur de
son engagement en faveur du mouvement réformateur en Algérie : « il était un croyant fervent.
C’est assurément ce trait-là qui est essentiel pour l’étude d’une vocation qui marque, si
puissamment l’islahisme algérien »[24].
Pour Malek Bennabi, le cheikh Ben Badis était plus qu’un croyant fervent. Il était un véritable
mystique au sens le plus noble du terme : « dans le cours de sa vie et dans toutes les alternatives
de celle-ci, qu’il médite ou qu’il enseigne, qu’il parle ou qu’il écrive, la figure de Ben Badis garde
toujours un trait mystique. A la fin de sa vie, c’est son trait essentiel sinon son unique trait.
Pourtant l’idée de présenter un portrait de Ben Badis mystique serait accueillie plutôt comme une
originalité dans cette Algérie qui a mené, avec lui et derrière lui le combat de l’Islah »[25].
Ainsi, le penseur Algérien précisait la portée du mysticisme du Cheikh de Constantine : « Ben
Badis n’a pas endossé la livrée rapiécée des faux mystiques qui veut frapper l’imagination de ses
contemporains. Il a régénéré une authentique valeur culturelle islamique et l’a incarné non pas audessus de la mêlée mais au sein d’un combat. Depuis bien des générations une vocation mystique
avait signifié une nouvelle rupture au sein d’une société désintégrée, atomisée, réduite en
individus. Voici qu’elle reprend avec Ben Badis sa signification à l’époque de Hassan El Basri
quand le monde musulman était à l’apogée de sa grandeur temporelle et spirituelle. La pensé
mystique était en quelque sorte reformulée dans le feu de l’action islahiste au sein d’une société
qui retrouvait peu à peu le sens de sa mission »[26].
En plus de sa fervente croyance et de son mysticisme, Malek Bennabi replaçait l’action du
cheikh Constantinois dans le grand mouvement de réforme de la salafiyyah qui avait émergé dans
le monde musulman au XIXème siècle, grâce à l’action de Djamal ed-Din al-Afghani.
Pour le penseur Algérien, le cheikh Ben Badis fut le grand introducteur de la pensée de la
salafiyyah, née au Machrek, en Algérie : « le vénérable cheikh était revenu, un peu avant la guerre
de 1914 de l’Université d’El-Azhar où il avait brillamment achevé ses études commencées à la
Zitouna. Or, la vieille et prestigieuse institution égyptienne venait elle-même de subir des
transformations radicales pour l’époque sous la direction de son recteur Cheikh Abdou et sous
l’influence de Djamal Ed-Din El Afghani. Si bien que lorsque Ben Badis arrivait, il pouvait y
trouver les éléments idéologiques de sa vocation »[27].
Tout en replaçant l’action du Cheikh Abd el-Hamid Ben Badis dans la dynamique de la
salafiyyah qui touchait l’ensemble du monde musulman, Malek Bennabi mettait en avant les
sources spécifiquement algériennes ou maghrébines de la pensée et de l’action du fondateur de
l’association des Oulémas.
Peu étudier, ces sources spécifiques de la pensée du cheikh Ben Badis, étaient, pour Malek
Bennabi, à l’origine de la spécificité de l’islah algérien. Selon l’intellectuel Algérien, « un autre
détail biographique pourrait suggérer une autre réponse. Le cheikh Ben Badis était, on le sait
constantinois. Mais on sait aussi que Constantine avait été, vers les années 1895-1900, le centre
d’action « islahiste », avant la lettre, grâce à deux personnages dont nous avions évoqué seulement
les noms : Cheikh Ben Mehanna et Cheikh Abd El Kader Madjawi. On est donc fondé à se
demander si cette action n’avait pas servi de prémisses à l’islahisme proprement dit, soit
directement par les propres idées de Ben Badis, soit indirectement dans l’ambiance où il avait
grandi. Cela nous mettrait en présence d’une source proprement nord-africaine de tout le
mouvement réformateur en Algérie »[28].
Contre certaines tendances islamiques qui refusaient de prendre en compte les spécificités
culturelles, sociales et historiques de chaque pays musulman, Malek Bennabi affirmait, en
historicisant la pensée babisienne, les spécificités de l’islah algérien. Pour lui, l’islah en Algérie
avait pris une couleur, une texture, propre et singulière correspondant à l’identité et à l’histoire
particulière de son pays.
Il répondait aussi à des questions lier à la conjoncture sociale particulière de l’Algérie sous
domination française depuis 1830.
Cet islah algérien était le résultat du mariage fécond entre le grand mouvement réformateur de
le salafiyyah, initié par Djamal ed-Din al-Afghani, et du mouvement de réforme spécifique à
l’Algérie, lancé par les Cheikhs Mehanna et Abd el-Kader Madjawi. Ainsi Malek Bennabi affirmait
: « L’islahisme a pu aussi, il est vrai par l’intermédiaire de Ben Badis, avoir sa source à la fois au
Caire et à Constantine. Et pour notre part, nous croyons qu’il s’agit d’une synthèse »[29].
Cette synthèse, de la salafiyyah et du mouvement réformateur spécifiquement algérien, ne s’est
pas uniquement effectuée dans un but intellectuel mais déboucha sur un engagement concret du
fondateur de l’association des Oulémas au service d’une action de réforme culturelle et religieuse.
L’engagement, mut par la foi, du cheikh Abd el-Hamid Ben Badis revêtait une importance
particulière pour Malek Bennabi. Celui-ci chercha toute sa vie, non à réapprendre la croyance
islamique aux musulmans, mais à ce que cette croyance retrouve, ce qu’il appelait, une efficacité
c’est-à-dire que la foi islamique fut le moteur d’une action politique, sociale et culturelle
permettant le redressement du monde musulman.
Contre une attitude quiétiste, Malek Bennabi voulait redonner à l’Islam sa force mobilisatrice
dans une perspective immanente[30]. De fait, La figure du cheikh Ben Badis en tant qu’homme
d’action était capitale pour le penseur Algérien.
Ainsi, il affirmait : « nous céderions volontiers à la sollicitation de suivre ses pas. D’abord à
son petit bureau de la rue Arbain Chérif où il va rédiger son éditorial. Voici qu’il relève la tête
pour écouter ce visiteur, venu de l’intérieur, lui apporter des nouvelles sur la marche de islah dans
le pays. Il donnera des instructions à ce collaborateur sur le tirage du numéro du « Chihab » en
cours d’impression. Il ira probablement donner ensuite son cours à ses élèves, à cette génération
formée à son école et qui compte notamment le poète Hamma El Aïd.
Il ira tout à l’heure encore à ce cercle des fidèles de son cours public, à la petite mosquée de
Sidi Kammouch ou de Djemaa Lakhdar. C’est son groupe d’Ansar, son état-major avec lequel il
dresse les plans de l’action islahiste et réunit ses moyens. Nous le suivrions volontiers dans cet
itinéraire quotidien auquel chaque jour ajoute une variété de péripéties nouvelles, parfois
extraordinaires, quand il sera, par exemple, l’objet d’une tentative d’assassinat à porte de son
domicile, de la part d’un fanatique exalté ou d’un simple assassin à gages, on se demande encore
»[31].
Dans les multiples activités d’Abd el-Hamid Ben Badis, Malek Bennabi insistait sur son
engagement dans la lutte idéologico-culturelle pour la défense de l’identité algérienne contre les
partisans de l’assimilation et de la soumission au colonialisme français.
Face à ces figures de la « politique politicienne », la « boulitique » selon la terminologie
algérienne, le fondateur de l’Association des Oulémas représentait, pour le penseur Algérien,
l’homme qui défendait une véritable idée, celle de l’identité arabo-islamique de l’Algérie.
Poursuivant l’idée du cheikh Abd el-Hamid Ben Badis selon laquelle un peuple est libre même
s’il est enchaîné à condition qu’il ait pas perdu la foi, la culture et la fierté de son passé, Malek
Bennabi affirmait : « un peuple peut être libre même s’il est enchaîné, c’est irrationnel. Ce n’est
pas le langage de la raison à cette époque où tout le monde était raisonnable et sage et où l’on se
faisait Voix des Humbles ou Voix Indigènes[32] pour parler à son maître. Quel défi c’était à la
face des ces « Zaïms » réunis alors en fédération à Constantine[33] d’où ils adressaient
héroïquement de temps à autre « une protestation énergique » contre l’inconduite d’un
administrateur. Il faut avoir des idées bien claires sur les origines et le développement des sociétés
pour comprendre la force propulsive d’un tel défi et sa vertu rédemptrice. C’était le moment de «
A Dieu va » quand l’âme algérienne échouée fort longtemps sur des rivages silencieux reprenait le
flot comme une voile déployée dans laquelle soufflait le destin. Il n’était pas entré en effet dans la
lutte avec les réserves et les calculs d’un « Zaïm » mais avec le don total de soi et la ferveur d’un
mystique »[34].
Même s’il avait un profond respect pour l’action du cheikh Ben Badis, Malek Bennabi n’en
avait pas moins un regard critique sur l’engagement politique de l’Association des Oulémas et de
son fondateur. Le penseur Algérien dénonçait l’alliance des Oulémas avec les partisans de
l’assimilation au sein du Congrès Musulman Algérien qui défendaient le rattachement de l’Algérie
à la France, en 1936. Le Congrès approuva le projet Blum-Violette, prévoyant d’octroyer des
droits politiques de citoyens français à environ vingt mille Algériens parmi les élites. L’alliance de
l’Association du cheikh Abd el-Hamid Ben Badis et avec les assimilationnistes au sein du Congrès
Musulman était dû, pour Malek Bennabi, aux faiblesses idéologiques des Oulémas qui des
entraîna leur fourvoiement dans une politique de compromission avec le colonialisme.
Selon le penseur Algérien, « l’Islah tint encore entre ses mains le sort de la renaissance en
mettant à son service les ressources de l’âme musulmane tirée de sa torpeur. C’était son moment
privilégié où le rapport idée-personne était au profit de l’idée islahiste qui connut son moment
d’Archimède, son apothéose dans le Congrès Musulman Algérien, en 1936. Ce triomphe était-il
définitif ? Il eut fallu que les Oulémas n’eussent pas dans leur univers culturel une cause
perturbatrice du rapport idée-personne susceptible de la transformer de nouveau en rapport idéeidole.
Or les Oulémas portaient en eux un complexe d’infériorité vis-à-vis des intellectomanes
politiciens qu’ils jugeaient comme leurs protecteurs. En fait – ils n’étaient pas eux même
suffisamment immunisés pour ne pas permettre le retour offensif de l’idole déguisée en « Zaïm »
faiseur de miracle politique et, avec lui, le retour de l’amulette sous la forme du bulletin de vote et
le retour des Kermesses maraboutiques sous la forme de zerdas électorales auxquelles eux-mêmes
convièrent le peuple à sacrifier. Les Oulémas ont eu, le vertige des hauteurs, sur cette cime où ils
avaient porté l’Islah, en fondant le congrès musulman algérien en 1936. Le rapport idée-personne
a échappé de leurs mains de cette hauteur pour tomber dans le bourbier politique où l’idole a
remplacé l’idée. L’Islah traîna alors dans le ruisseau où coulait le champagne des festins électoraux
mêlé parfois au sang pur du peuple versé pour des causes impures bien des fois »[35].
Au-delà de ces errements politiques, pour le penseur Algérien, les multiples aspects de
l’engagement du cheikh Abd el-Hamid Ben Badis étaient dus à l’environnement social dans lequel
il évoluait. Celui-ci, ravagé par plusieurs siècles de décadence et soumis à près d’un siècle de
colonisation française, nécessitait l’engagement total d’hommes, afin de redresser l’Algérie. Cette
vision correspond aux idées de Malek Bennabi qui postulait que l’intellectuel arabo-musulman
devait lutter sur tous les fronts, culturels, politiques, idéologiques, pour refuser sa condition d’être
marginal et demeurer lui-même.
Selon Malek Bennabi, « la polyvalence de son rôle en est une conséquence. C’est le polémiste
caustique, le croyant qui croit en la mission historique de sa religion, c’est le mystique qui
demeure cependant fidèle à la plus stricte orthodoxie, c’est le pédagogue qui forme une
génération d’intellectuels, le journaliste qui dirige et rédige le « Chihab », l’érudit qui a le courage
d’entreprendre la correction et la réédition du livre d’Abou Bakr Ibn El Arabi : « Awacim Min El
Kawacim ». Il est même à son temps perdu, le poète qui mettra sur les lèvres de la jeune
génération les strophes du premier hymne national. C’est tout cela Ben Badis et plus encore »[36].
Ben Badis défenseur de l’Algérie arabe et musulmane
De l’action du cheikh Abd el-Hamid Ben Badis, Malek Bennabi retint en premier lieu sa lutte
pour la préservation de l’identité algérienne arabe et musulmane. Afin de préserver cette identité
le fondateur de l’association des Oulémas dénonça la politique assimilationniste de l’Etat français
qui visait à faire des Algériens des français. Pour cela l’Etat français combattait toutes les
spécificités culturelles et identitaires des Algériens, car elles étaient susceptibles de servir de
fondement à une opposition à la domination coloniale. L’école était le lieu privilégié de cette
politique de dépersonnalisation et d’acculturation des Algériens.
Décrivant de l’impact de la colonisation au niveau culturel Malek Bennabi affirmait : « de fait,
c’est une opération de clivage culturel qui commençait sur toute l’étendue du pays pour séparer la
conscience algérienne de son assise historique arabo-islamique. Dans les nouvelles écoles qui
s’ouvrent comme Sidi El-Djeliss, les petits algériens commencent à apprendre leurs nouvelles
leçons d’histoire sur leurs ancêtres, les Gaulois. Cette leçon n’est qu’une parcelle, un simple
aspect scolaire d’une nouvelle sédimentation culturelle destinée à recouvrir, à oblitérer par
couches successives, la personnalité du pays, au fond de sa conscience et de son subconscient.
On parlera plus tard de dépersonnalisation : c’est cela sa signification précise, c’est-à-dire, une
œuvre de désalgérianisation de l’Algérie dans tous les domaines, par tous les procédés. La langue,
l’économie, la politique, l’administration, ont joué leur rôle comme facteur d’assimilation »[37].
Cette action de dépersonnalisation de l’Algérien, d’assimilation, de désalgérianisation, selon
Malek Bennabi, se poursuivait jusque dans les casernes, jusque sur les champs de batailles et
même jusque dans la mort : « Même la caserne jouera ce rôle car, en 1912, la loi sur la
conscription obligatoire est étendue à l’Algérie. Et le peuple algérien donnera dans la guerre de
1914-1918, vingt-quatre mille de ses enfants morts sans doute héroïquement, mais en holocauste
sur l’autel de cette « civilisation », qui entend utiliser l’indigène comme mercenaire armé d’un fusil
ou parfois d’une plume. Même la mort dépersonnalisait l’Algérien quand il mourait sous
l’uniforme d’une armée étrangère. Ainsi, tout au long d’un siècle de colonisation inaugurée par un
clivage séparant la conscience algérienne de son assise historique millénaire, c’est une œuvre de
sédimentation culturelle qui se poursuit lentement mais sûrement, pour donner naissance au bout
du processus, à cette Algérie des Louis Bertrand[38] et des André Servier[39] »[40].
Face à cette politique coloniale de dépersonnalisation qui, selon Malek Bennabi, atteignit son
point culminant dans les déclarations de Ferhat Abbas niant l’existence d’une nation algérienne, le
cheikh Abd el-Hamid Ben Badis représentait le défenseur de l’authenticité culturelle de l’Algérie
arabe et musulmane.
Il était la figure même, selon le penseur Algérien, de la résistance culturelle à la colonisation et
à sa politique assimilationniste en ce faisant le défenseur de l’identité spécifique de l’Algérie. Cette
résistance culturelle, promue par l’association des Oulémas, à la politique coloniale d’assimilation
fut l’un des fondements idéologiques du Mouvement National Algérien, depuis les années 1920
jusqu’au déclanchement de la révolution Algérienne en novembre 1954.
Ainsi, le cheikh Abd el-Hamid Ben Badis fut promoteur de la renaissance nationale-culturelle
de l’Algérie au moment même ou l’action coloniale atteignait son apogée en ralliant à sa cause, sur
le plan culturel, une partie de l’intelligentsia algérienne francophone formé dans les écoles de la
République coloniale.
Selon Malek Bennabi, « en Algérie, le processus de désalgérianisation aboutit dans la
conscience d’un intellectuel à une négation qui jeta l’effroi : « j’ai interrogé, dira-t-il, je n’ai pas
trouvé de nation algérienne »[41].Chez le cheikh Ben Badis, le processus déclenche au contraire
une plus ferme prise de conscience qui mit sur les lèvres de la nouvelle génération algérienne un
défi inouï ; je traduit : « l’Algérie est musulmane et fait parti de monde arabe »[42]. C’était en fait,
une suspension de la sédimentation culturelle qui avait suivi l’installation du colonialisme. Son
effet immédiat fut celui d’une immunisation qui arrêta net le processus de désalgérianisation dans
un pays et détermine la nouvelle orientation de celui-ci. Il marquait en effet l’instant d’un
nouveau clivage et le départ d’une nouvelle sédimentation qui déclencha en Algérie un processus
de récupération des valeurs traditionnelles enfouies momentanément sous le limon de l’ère
coloniale. La langue arabe était ainsi récupérée. Elle devient le moyen d’expression d’une vie
publique qui affranchit de plus en plus ses thèmes de l’inspiration étrangère. Le pendule bat, à
présent, les nouvelles heures de l’histoire algérienne. Bien sûr, le maître de l’école communale
continue à enseigner au petit algérien sa leçon d’histoire sur ses ancêtres les Gaulois. Mais l’enfant
sortira de la leçon en fredonnant pour lui-même ou en chantant avec ses camarades de jeu : «
l’Algérie est musulmane et arabe… »[43].
La politique coloniale d’assimilation, de désalgérianisation, aboutit, selon Malek Bennabi, à une
bipolarisation de l’élite algérienne divisée entre francophone d’un côté et arabophone de l’autre.
Cette bipolarisation se retrouva au niveau idéologico-culturel dans les idées défendues par l’un ou
par l’autre groupe. Chaque groupe avait ses propres références culturelles correspondant à sa
langue et agissait en fonction de ces références. « D’abord au sommet de l’échelle, écrivait Malek
Bennabi, l’apparition de deux clans dans l’élite : celui qui parlera l’arabe et essayera avec Ben
Badis de retrouver des références islamiques, une idée classique authentique qui échappera
définitivement avec l’échec de l’Islah et la fuite de ses partisans dans la fonction publique après la
révolution et celui qui parlera français et portera tous les masques – le Kémalisme, le messalisme,
l’anti-messalisme, le berbérisme, le progressisme, le pseudo-existentialisme, le faux marxisme –
pour servir sous chacune de ses étiquettes les dieux du jour, les mascottes du moment en fait
pour se servir soi-même sous tous ces masques »[44].
L’éducation contre la dépersonnalisation
Afin de lutter contre la politique coloniale de déculturation, d’assimilation, de désalgérianisation,
le cheikh Abd el-Hamid Ben Badis s’attacha particulièrement à mener une action éducative en
direction des enfants Algériens, aussi bien des garçons que des filles, par la création de medersas.
Celles-ci avaient pour fonction à la fois de lutter contre l’analphabétisme qui ravageait
l’Algérie[45], et d’apprendre aux élèves la langue arabe, l’histoire nationale algérienne et les bases
de l’Islam. Le fondateur de l’association des Ouléma présentait cette action éducative comme un
moyen de « survie » du peuple algérien face à la domination coloniale. Ainsi, en février 1930, dans
la revue ech-Chihab, le cheikh Abd el-Hamid Ben Badis affirmait : « quelles que soient les suites
qu’aura notre appel, nous aurons fait notre devoir. Nous sommes au bord de l’abîme. Si notre
communauté ne se ressaisit pas d’urgence, il n’en restera plus, dans une cinquantaine d’année,
qu’un souvenir »[46].
Pour Malek Bennabi, l’action éducative de l’Association des Oulémas était la pièce maîtresse
de l’œuvre du cheikh Abd el-Hamid Ben Badis : « Si un phénomène social se justifie par la
réponse qu’il apporte à une problème collectif, voilà l’islahisme confirmé d’emblée par sa lutte
quotidienne contre l’analphabétisme. Il couvre, en effet aujourd’hui tout le territoire algérien d’un
immense réseau de médersas où des milliers d’enfants musulmans viennent s’instruire. C’est cet
enseignement libre qui constitue le témoignage concret de l’œuvre de Ben Badis puisque tout cet
enseignement a été créé et est dirigé par l’association des oulémas qui garde, précisément le nom
du vénérable disparu comme symbole de son idée et l’étendard de son action. Et ce n’est pas
certes pour une autre raison que la principale fondation de l’association a vu le jour à Constantine
et se nomme l’Institut Ben Badis, où l’élève de l’enseignement libre vient achever le cycle local de
ses études pour aller ensuite à la Zitouna et à El-Azhar »[47].
Malek Bennabi insistait sur la continuité posthume de l’action éducative du cheikh Abd elHamid Ben Badis. En effet, cette action fut poursuivie par l’Association des Oulémas après la
mort du fondateur du mouvement le 16 avril 1940. L’envoi par l’Association des Oulémas
d’étudiants algériens au Machrek était le symbole de la l’insertion de l’Algérie dans le monde
arabo-islamique contre la politique coloniale qui avait cherché à l’en détacher. « Comme on le
voit, affirmait le penseur Algérien, l’œuvre déjà est immense. Surtout si l’on tient compte des
derniers pas qu’elle vient encore de franchir, grâce aux efforts patients de l’actuel président de
l’association des oulémas, le Cheikh El-Ibrahimi qui a su profiter de son séjour en Orient pour
organiser l’envoi de missions scolaires tant en Egypte que dans les autres pays du Moyen-Orient.
On peut juger là de la vitalité de l’œuvre qui franchit son troisième pas dans l’espace de deux
décades : l’humble medersa où l’on peut acquérir les rudiments de l’instruction primaire, l’Institut
Ben Badis qui dispense une sorte d’enseignement secondaire et enfin, la chance pour l’élève
pauvre d’accéder après deux degrés, soit à un enseignement supérieur islamique, soit à un
enseignement technique, avec une bourse qui délivre ses parents de tout souci à son sujet. A vrai
dire, cette œuvre d’enseignement est un miracle. Arriver à un tel résultat, dans un pays où la
pauvreté n’a d’égale que l’alphabétisme, n’est pas chose ordinaire. Et le peuple algérien qui sait
apprécier un tel résultat, reconnaître que ses sacrifices n’ont pas été dans ce domaine en pure
perte. La Medersa qui se peuple d’enfants justifie sans phrases, les sacrifices que tel petit centre a
dû faire pour la construire. Et tout cela a pu être obtenu grâce à l’association des oulémas et
auréole la figure de son fondateur : Ben Badis »[48].
Dans cette lutte pour la préservation de l’identité arabo-islamique de l’Algérie et des Algériens,
l’Association des Oulémas mena son action en France auprès des émigrés Algériens. Ainsi, des
l’entre-deux guerre le cheikh Abd el-Hamid Ben Badis envoya le cheikh Foudil el-Ourtilani en
France pour créer des cercles d’enseignement et des medersas au sein l’immigration algérienne.
Malek Bennabi qui fut directeur d’un centre culturel rattaché à l’Association des Oulémas à
Marseille durant l’entre deux guerre était particulièrement sensible aux questions se rapportant à
l’immigration algérienne[49].
L’action des Oulémas en France visait à lutter contre l’assimilation, la désislamisation et la
désalgérianisation des travailleurs immigrés : « il conviendrait encore d’ajouter à cette justification
et à cette gloire la somme des efforts qui se dépensent en France où des milliers de prolétaires
algériens vont travailler et parfois même s’y fixent avec leurs femmes et leurs enfants. Une
colonie nombreuse d’Algériens risquait en Métropole de se trouver peu à peu coupée de
spiritualité islamique. Ce grave danger est maintenant écarté – tout au moins en partie – grâce à
l’initiative des oulémas qui ont aujourd’hui un peu partout en France leurs délégués et leurs foyers
»[50].
Il convient de noter que l’extrait cité est tiré d’un article datant de 1953 et qu’après
l’indépendance de l’Algérie, en 1962, l’action des Oulémas en France fut inexistante. Malek
Bennabi, dans le contexte national algérien, s’étonnait qu’après l’indépendance, « la voix de l’Islah
se soit tue et que les sinécures de l’Etat ou d’autres aient absorbé les hommes qui menaient le
combat »[51].
Au sein de l’immigration algérienne, le même phénomène se produisit. Les hommes qui
avaient organisé l’action islahiste en France, retournèrent bien souvent en Algérie après
l’indépendance, délaissant l’action éducative et religieuse en direction des immigrés et de leurs
enfances qui étaient, pourtant, de plus en plus nombreux. Mais peut être que, pour paraphraser
l’intellectuel Algérien, il appartient à « la présente génération » de « reprendre les tâches un peu
oubliées », du cheikh Abd el-Hamid Ben Badis et de Malek Bennabi, « avec le même élan créateur
de jadis »[52] ?
NOTES
[1] Bennabi Malek, « A la mémoire de Ben Badis », Que-sais-je de l’islam, n°3, Alger, avril 1970,
in Bennabi Malek, Mondialisme, Dar el-Hadhara, Alger, page 184
[2] Bennabi Malek, « Cheikh Ben Badis », Le Jeune Musulman, n°20, Alger, 24 avril 1953, in.
Bennabi Malek, Colonisabilité, Dar el-Hadhara, Alger, 2003, page 218
[3] Le mouvement réformateur. Nous préférons utiliser le vocable de « réformateur » que celui de
« réformiste » du fait de l’ambiguïté du terme « réformiste ». En effet, ce terme sert souvent à
désigner une attitude politique opposée à l’option révolutionnaire. Cela est assez éloigné de
l’action du mouvement réformateur au sein de l’Islam. Au sein de l’Islam le mouvement «
réformateur » consista à revenir aux formes principiels de l’Islam afin de faire face au défit du
temps. De fait, certains musulmans furent des réformateurs sur le plan religieux et des
révolutionnaires sur le plan politique, comme Djamel ed-Din al-Afghani, d’autres furent des
réformateurs sur le plan religieux et des réformistes sur le plan politique, comme le Cheikh
Mohammed Abduh, enfin certains furent des conservateurs sur le plan religieux et des
réformistes sur le plan politique, comme l’Emir Khaled.
[4] Bennabi Malek, « Ben Badis le mystique », Révolution Africaine, n° 219, Alger, 30 avril 1970,
in. Bennabi Malek, Mondialisme, op. cit., page 124
[5] Bennabi Malek, « A la mémoire de Ben Badis », op. cit., in Bennabi Malek, Mondialisme, op.
cit., page 185
[6] Bennabi Malek, « A la mémoire de Ben Badis », op. cit., in Bennabi Malek, Mondialisme, op.
cit., page 185
[7] Abdel-Malek Anouar, Anthologie de la littérature arabe contemporaine, Ed. Seuil, Paris, 1965,
page 196
[8] Bennabi Malek, « A la mémoire de Ben Badis », op. cit., in Bennabi Malek, Mondialisme, op.
cit., page 185
[9] Pensons seulement au titre de l’emblématique ouvrage de Chekib Arslan : « Pourquoi les
musulmans ont-ils reculé alors que d’autres ont avancé ? »
[10] Bennabi Malek, Le problème des idées dans le monde musulman, El Bay’yinate, Alger, 1990,
page 137
[11] Bennabi Malek, Le problème des idées dans le monde musulman, op. cit., page 89
[12] Bennabi Malek, « Ben Badis le mystique », op. cit., in. Bennabi Malek, Mondialisme, op. cit.,
page 120
[13] Hassan el-Basri : grand nom de la mystique musulmane, fondateur de l’école de Basra, mort
en 728
[14] Soufyan eth-Thaouri : mystique et fondateur d’une école juridique, mort en 778
[15] Les plus importantes furent les nizarites d’Alamut, au nord de Téhéran, et du nord de la Syrie
qui engendrèrent la secte des « assassins ». Sur l’ismaélisme cf. Henri Corbin, Histoire de la
philosophie islamique, Gallimard, 1999
[16] Secte ismaélienne fondé par Hassan Qarmat dans sud de l’Irak. Elle réussi à fonder un Etat à
Bahreïn vivant du pillage des pèlerins se rendant à la Mecque et de razzias dans le delta irakien.
[17] Mansour Halladj : mystique condamné à mort pour ces déclarations jugés hétérodoxes. Mort
en 923
[18] Mohammed « Mohieddin » Ibn Arabi : grande figure de la mystique musulmane critiqué pour
ses conceptions jugés hétérodoxes par certains Oulémas. Né en 1165 à Murcie mort en 1240 à
Damas.
[19] Bennabi Malek, « Ben Badis le mystique », op. cit., in. Bennabi Malek, Mondialisme, op. cit.,
page 120-122
[20] Bennabi Malek, « A la mémoire de Ben Badis », op. cit., in Bennabi Malek, Mondialisme, op.
cit., page 186
[21] Bennabi Malek, « Ben Badis le mystique », op. cit., in. Bennabi Malek, Mondialisme, op. cit.,
page 122
[22] Journal créé par le Cheikh Ben Badis en novembre 1925 qui devint l’organe de l’association
des Oulémas dès la création de l’association en 1931 et parut jusqu’en août 1939.
[23] Bennabi Malek, « Ben Badis le mystique », op. cit., in. Bennabi Malek, Mondialisme, op. cit.,
page 123
[24] Bennabi Malek, « Cheikh Ben Badis », op. cit., in. Bennabi Malek, Colonisabilité, op. cit.,
page 218
[25] Bennabi Malek, « Ben Badis le mystique », op. cit., in. Bennabi Malek, Mondialisme, op. cit.,
page 120
[26] Bennabi Malek, « Ben Badis le mystique », op. cit., in. Bennabi Malek, Mondialisme, op. cit.,
page 124
[27] Bennabi Malek, « Cheikh Ben Badis », op. cit., in. Bennabi Malek, Colonisabilité, op. cit.,
page 218
[28] Bennabi Malek, « Cheikh Ben Badis », op. cit., in. Bennabi Malek, Colonisabilité, op. cit.,
page 218-219
[29] Bennabi Malek, « Cheikh Ben Badis », op. cit., in. Bennabi Malek, Colonisabilité, op. cit.,
page 219
[30] Dans une interview paru dans le journal El Moudjahid du 18 octobre 1968, Malek Bennabi
affirmait : « Agir contre le mal, établir l’égalité, la rétablir ! Or toues ces notions n’ont un contenu
que part l’Islam. Non pas l’Islam dans une perspective métaphysique débouchant sur le paradis
ou l’enfer, mais un Islam conduisant à deux notions essentielles : la dignité de l’homme récupérée
et le rétablissement de la justice sociale ».
[31] Bennabi Malek, « A la mémoire de Ben Badis », op. cit., in Bennabi Malek, Mondialisme, op.
cit., page 184-185
[32] La Voix des Humbles créée par le président de l’association des instituteurs indigènes Saïd
Faci en mai 1922 à Oran, transférée à Constantine par son nouveau directeur Zénati ; parait
jusqu’en décembre 1928. Zénati publie de juin 1929 à décembre 1930 La Voix des indigènes. En
1930, La Voix des Indigènes reprend sa parution. Ces publications défendaient l’ « œuvre »
coloniale de la France en Algérie et l’assimilation et la francisation.
[33] Malek Bennabi fait référence à la Fédération de Elus créé en 1927 et dirigé par le Docteur
Bendjelloul qui défendait l’assimilation.
[34] Bennabi Malek, « Ben Badis le mystique », op. cit., in. Bennabi Malek, Mondialisme, op. cit.,
page 123-124
[35] Bennabi Malek, Le problème des idées dans le monde musulman, op. cit., page 81
[36] Bennabi Malek, « A la mémoire de Ben Badis », op. cit., in Bennabi Malek, Mondialisme, op.
cit., page 185
[37] Bennabi Malek, « A la mémoire de Ben Badis », op. cit., in Bennabi Malek, Mondialisme, op.
cit., page 186-187
[38] Louis Bertrand (1866-1941) écrivain français, directeur de la revue « L’Afrique Latine » qui
défendait l’idée de la latinité de l’Afrique du Nord. Il promus quelques écrivains « indigènes »
défenseur de la colonisation française. Il a remplacé Maurice Barrès à l’académie française en
1925.
[39] André Servier, écrivain français et défenseur de la colonisation, il est l’auteur du « problème
tunisien et la question du peuplement français ».
[40] Bennabi Malek, « A la mémoire de Ben Badis », op. cit., in Bennabi Malek, Mondialisme, op.
cit., page 187
[41] Il s’agit de Ferhat Abbas qui publia le 2 3 février 1936, dans le journal L’Entente, un article
dans lequel il écrivait : « Si j’avais découvert la « nation algérienne », je serais nationaliste… Et
cependant je ne mourrai pas pour la « patrie algérienne », parce que cette patrie n’existe pas. Je ne
l’ai pas découverte. J’ai interrogé l’Histoire, j’ai interrogé les vivants et les morts ; j’ai visité les
cimetières : personne ne m’en a parlé. Sans doute ai-je trouvé « l’Empire arabe », « l’Empire
musulman », qui honorent l’islam et notre race. Mais ces empires sont éteints. Ils correspondaient
à l’Empire latin et au saint Empire romain germanique de l’époque médiévale. Ils sont nés pour
une époque et une humanité qui ne sont plus les nôtres… Nous avons donc écarté une fois pour
toutes les nuées et les chimères pour lier définitivement notre avenir à celui de l’œuvre française
dans ce pays ».
[42] En avril 1936 le cheikh Ben Badis, répondit au propos de Ferhat Abbas dans la revue AchChihab, en affirmant : « Nous aussi nous avons cherché dans l’histoire et dans le présent, nous
avons constaté que la nation algérienne musulmane s’est formée et existe comme se sont formées
les nations de la terre encore existantes. Cette nation a son histoire illustrée des plus hauts faits :
elle a son unité religieuse et linguistique, elle a sa culture, ses traditions et ses caractéristiques
bonnes ou mauvaises, comme c’est la cas de toute nation sur la terre. Nous disons ensuite que
cette nation algérienne musulmane n’est pas la France, ne peut pas être la France et ne veut pas
être la France. Il est impossible qu’elle soit la France même si elle veut l’assimilation ; elle a un
territoire bien déterminé qui est l’Algérie avec ses limites actuelles […]. Ce peuple musulman
algérien n’est pas la France, il ne peut pas être la France, il ne veut pas être la France, il ne veut
pas l’être et, même s’il le voulait, il ne le pourrait pas, car c’est un peuple très éloigné de la France,
par sa langue, ses mœurs, son origine et sa religion. Il ne veut pas s’assimiler ».
[43] Bennabi Malek, « A la mémoire de Ben Badis », op. cit., in Bennabi Malek, Mondialisme, op.
cit., page 188
[44] Bennabi Malek, Le problème des idées dans le monde musulman, op. cit., page 117
[45] En 1954, 86% de la population masculine musulmane d’Algérie était illettré. Cf. Ageron
Charles-Robert, Histoire de l’Algérie contemporaine, PUF, Paris, 1979, page 533
[46] El Korso Mohammed, « Structures islahistes et dynamique culturel dans le mouvement
national algérien 1931-1954 », in. Carlier Omar et Colonna Fanny, Lettrés, intellectuels et
militants en Algérie 1880-1950, OPU, page 62
[47]Bennabi Malek, « Cheikh Ben Badis », op. cit., in. Bennabi Malek, Colonisabilité, op. cit., page
219
[48] Bennabi Malek, « Cheikh Ben Badis », op. cit., in. Bennabi Malek, Colonisabilité, op. cit.,
page 219-220
[49] Sur l’action des Oulémas et de Malek Bennabi en France cf. Sellam Sadek, La France et ses
musulmans : Un siècle de politique musulmane (1895-2005), Fayard, Paris, 2006
[50] Bennabi Malek, « Cheikh Ben Badis », op. cit., in. Bennabi Malek, Colonisabilité, op. cit.,
page 220
[51] Bennabi Malek, « Ben Badis le mystique », op. cit. in. Bennabi Malek, Mondialisme, op. cit.,
page 124
[52] Bennabi Malek, « Ben Badis le mystique », op. cit., in. Bennabi Malek, Mondialisme, op. cit.,
page 124