Texte d`Epictète les choses qui dépendent de nous
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Texte d`Epictète les choses qui dépendent de nous
1 CORRIGE DE L'EXPLICATION DE TEXTE « Il y a des choses qui dépendent de nous et d 'autres qui ne dépendent pas de nous. Ce qui dépend de nous, c'est la croyance, la tendance, le désir, le refus, bref tout ce sur quoi nous pouvons avoir une action. Ce qui ne dépend pas de nous, c'est la santé, la richesse, l'opinion des autres, les honneurs, bref tout ce qui ne vient pas de notre action. Ce qui dépend de nous est, par sa nature même, soumis à notre libre volonté; nul ne peut nous empêcher de le faire ni nous entraver dans notre action. Ce qui ne dépend pas de nous est sans force propre, esclave d'autrui; une volonté étrangère peut nous en priver. Souviens-toi donc de ceci : si tu crois soumis à ta volonté ce qui est, par nature, esclave d'autrui, si tu crois que dépende de toi ce qui dépend d'un autre, tu te sentiras entravé, tu gémiras, tu auras l'âme inquiète, tu t'en prendras aux dieux et aux hommes. Mais si tu penses que seul dépend de toi ce qui dépend de toi, que dépend d'autrui ce qui réellement dépend d'autrui, tu ne te sentiras jamais entravé dans ton action, tu ne t'en prendras à personne, tu n'accuseras personne, tu ne feras aucun acte qui ne soit volontaire; nul ne pourra te léser, nul ne sera ton ennemi, car aucun malheur ne pourra t'atteindre. » (Epictète, Manuel, I) INTRODUCTION Comment bien conduire sa vie, rester maître de soi, sur le trône comme dans les chaînes ? Epictète, dans ce texte extrait du chapitre I du Manuel, soulève la question fondamentale de la liberté, fondement du bonheur et de la vertu : quelle distinction devons-nous opérer pour vivre libre et accéder à la (1) Thème et sagesse? (1) Epictète répond que si l'ordre des événements est indépendant de contexte problématique nous, celui du jugement est libre, de sorte que chacun reste maître de ses représentations. Le secret du bonheur réside en peu de chose : savoir bien user de sa volonté, limiter ses désirs à ce que l'on est certain de posséder et conserver. (2) Il n'est qu'une chose qui ne dépend que de nous, sur laquelle (2) Thèse nous avons un pouvoir absolu : notre volonté. C'est par la maîtrise de soi et de ses jugements que peut être mis fin à notre servitude. L'intérêt principal de ce texte réside dans l'affirmation d'une liberté intérieure, entendue comme pouvoir absolu de juger et comme condition nécessaire du bonheur et de la vie réussie. Mais que vaut précisément cette liberté intérieure ? La sagesse (3) Intérêt philosophique stoïcienne peut-elle efficacement nous mener sur le chemin du bonheur ? (3) Le texte s'articule autour de trois idées principales : Epictète nous invite d'abord à distinguer deux ordres de réalité : les événements et notre jugement (" Il y a des choses…action "). Il souligne ensuite que ce qui est à notre portée est libre et sans empêchement (" Ce qui ne dépend pas…priver "). Epictète conclut que seul l'ordre du jugement permet d'accéder à la sagesse (" (4) Plan bref du Souviens-toi…t'atteindre "). (4) texte * PARTIE EXPLICATIVE 2 (5) Introduction de la 1ère partie du texte (6) 1ère souspartie : la distinction entre les choses qui dépendent et qui ne dépendent pas de nous (7) 2ème souspartie : les choses qui dépendent de nous (8) Analyse des termes importants Le premier paragraphe établit une séparation radicale entre ce qui est à notre portée et ce qui est hors de notre pouvoir. La première partie du texte se déploie en trois étapes : Epictète insiste sur la nécessaire partition, pour conquérir " un îlot inexpugnable d'autonomie au centre du fleuve immense des événements " (Pierre Hadot, La citadelle intérieure, p. 99-100), entre les actes de notre âme et les circonstances extérieures ("Il y a des choses…nous"). La seule chose qui dépende véritablement de nous est notre intention morale, le sens que nous donnons aux événements (" Ce qui dépend de nous…action "). Ce qui ne dépend pas de nous et est, par conséquent, indifférent, correspond au destin, au cours de la nature, aux actions des autres hommes (" Ce qui ne dépend pas…action "). (5) Le texte, qui ouvre le Manuel d'Epictète, débute par une distinction capitale entre deux domaines, séparation qui forme un principe fondamental de la pensée d'Epictète et qui va lui permettre de montrer que dès que nous sommes maîtres des " choses qui dépendent de nous", nous sommes en mesure de gouverner correctement notre vie. La recherche du bonheur est ici fondée sur une délimitation précise de notre sphère de liberté et il semble que, sans cette distinction liminaire, l'homme soit condamné à la souffrance et à l'esclavage. La notion de dépendance, présente dès le début du texte, indique très clairement que la question du bonheur est intimement liée à celle de la liberté. C'est que la sagesse d'Epictète consiste d'abord en une prise de conscience aiguë de la situation tragique de l'homme : tout notre malheur ne vient jamais que de l'ignorance où nous sommes de ce qui justement dépend de nous; nous souffrons parce que nous cherchons obstinément des biens que nous ne pouvons pas obtenir et fuyons des maux inévitables. (6) Qu'est-ce qui, dès lors, dépend de nous ? (7) Quelles sont les choses qui sont en notre pouvoir, que rien ne peut nous arracher, sur lesquelles il nous est loisible d'avoir une " action ", c'est-à-dire un acte volontaire et libre ? Essentiellement " la croyance, la tendance, le désir, le refus ". Ces opérations de notre âme sont énumérées dans leur ordre hiérarchique véritable. D'abord les jugements : ce sont eux les uniques responsables de nos désirs et aversions; ensuite les tendances, désirs et aversions qui sont subordonnés aux jugements. Désirs et aversions portent la couleur de nos jugements : ils sont des jugements en actes. Les jugements (8) désignent les idées et conceptions que nous nous faisons des êtres et des choses dans le cours de notre vie quotidienne : c'est ce qui nous apparaît bon ou mauvais suivant notre humeur, notre tempérament, nos habitudes. Les jugements sont donc nos idées, nos opinions, nos croyances. La tendance, par opposition à la libre volonté gouvernée par la raison, est l'impulsion, l'instinct en quelque sorte. Le désir est la spécification d'une tendance car il vise un objet particulier qui fait partie de nos habitudes. Le corps fatigué, par exemple, a besoin de repos (tendance) mais nous recherchons une pièce silencieuse pourvue d'un bon lit (désir) et fuyons les endroits agités, bruyants que nous avons alors en aversion (répugnance, répulsion vis-à-vis d'un objet déterminé). En somme, nous recherchons ce qui, selon nous, est bon, et nous nous 3 (9) 3ème souspartie : les choses qui ne dépendent pas de nous (10) Conclusion de la 1ère partie : bilan + annonce de la partie suivante sous la forme d'une question éloignons de ce qui nous semble mauvais. Les choses qui dépendent de nous, c'est-à-dire toutes nos pensées, sont des œuvres qui nous appartiennent, de sorte que nous sommes les ouvriers entièrement responsables de nos attachements comme de nos détestations. Toutes ces choses ont en commun de relever de notre jugement, de notre opinion; elles sont des actes de notre âme, parce que nous pouvons les choisir librement. Epictète suggère donc ici que le pouvoir de l'individu réside dans le fait que ses jugements et opinions proviennent de lui seul, de sorte que la liberté consisterait en un pouvoir absolu de juger. Quelles sont alors ces choses qui nous échappent et se révèlent hors de notre portée ? (9) " La santé, la richesse, l'opinion des autres, les honneurs ". Toutes ces choses ont en commun de ne pas provenir de notre oeuvre, de ne pas relever de notre jugement, c'est-à-dire de notre liberté. Toutes ces réalités étrangères sont en nous comme des tyrans qu'il convient de détruire si nous voulons gagner notre liberté. " La santé ", d'abord, renvoie au corps qui ne dépend pas de nous, en ce sens que nous naissons beaux ou laids, bien ou mal portants; nous pouvons perdre nos avantages, nous enlaidir, devenir infirmes, malades. Surtout, l'identité réelle de l'homme n'est pas fondée sur son corps, même si nous confondons souvent les deux. " La richesse " comprend nos biens auxquels nous sommes affectivement et juridiquement attachés. Or à partir du moment où nous éprouvons ce genre d'attachement pour ce que nous possédons, nous avons peur de le perdre, nous nous acharnons à le faire fructifier, nous ne sommes plus libres. Nos possessions sont, en effet, peu ou prou indépendantes de nous, les mécanismes économiques sont de régulation difficile, nous pouvons être ruinés, c'est-à-dire perdre ce que nous possédons. Quant à "l'opinion des autres " et aux "honneurs ", Epictète fait référence ici au goût que nous éprouvons pour les marques, les témoignages de considération de la part d'autrui. Célébrité, gloire, réputation flatteuse, faveur du public apparaissent comme des suites obligées de la richesse puisque la richesse engendre souvent la gloire. Or cet attachement à l'opinion des autres constitue lui aussi une dépendance, un esclavage. Et lorsqu'on veut acquérir la considération d'autrui, il faut se conformer à ses exigences et donc trahir son identité réelle, devenir autre que soi, s'aliéner dans le regard d'autrui. Epictète, en distinguant les choses qui dépendent de nous et celles qui sont hors de notre portée, délimite donc un centre d'autonomie dont l'âme est le principe directeur. (10) D'une part, tous les événements naturels extérieurs, qui tombent sous la loi de la causalité universelle; d'autre part, la raison et sa puissance intérieure d'assentiment qui libère l'âme de l'individu et le rend maître de lui-même. La liberté, le vrai moi, mais aussi le bien moral, résident dans la volonté. Tout part du sujet et de la volonté libre, tout est affaire de jugement. Ce premier paragraphe souligne ainsi que ce ne sont pas les choses en tant que telles qui nous troublent, mais nos représentations des choses, l'idée que nous nous en faisons, le discours intérieur que nous énonçons à leur sujet. Dès lors, comment définir la liberté et le bonheur, sachant que tout notre pouvoir se fonde sur nos jugements et nos opinions ? 4 * (11) Introduction de la 2ème partie (2ème paragraphe) : idée générale + idées secondaires. (12) 1ère souspartie (13) 2ème souspartie (14) Analyse des termes ou expressions importants Le premier paragraphe nous conviait à prendre conscience de l'existence de deux ordres de réalités. Le second nous invite à tirer les conséquences de la signification de chacun de ces deux ordres et élabore une théorie de la liberté intérieure contre laquelle aucun tyran, aucune perspective de souffrance ne sauraient prévaloir. Deux idées importantes sont ici développées : les choses qui relèvent de notre volonté sont véritablement en notre pouvoir et ne sauraient être subordonnées à la volonté des autres (" Ce qui dépend…action "); au contraire, tout ce qui appartient à l'ordre des réalités extérieures est indifférent et peut tomber sous le pouvoir d'autrui (" Ce qui ne dépend pas…priver "). Il s'agit de bien mettre en évidence ce qui est véritablement de notre ressort, de circonscrire précisément le périmètre de notre action et de notre liberté intérieure. (11) Le paragraphe précédent a recensé les choses qui dépendent de nous, c'està-dire les réalités sur lesquelles nous pouvons exercer une action. Epictète précise que ces choses sont par nature libres, au-dessus de tout empêchement ou obstacle : "croyance, tendance, désir, refus" ne peuvent nous aliéner, échappant à l'emprise d'autrui. Que peut bien faire, en effet, une volonté étrangère contre mes jugements et représentations ? Moi seul décide de ce que je veux. Autrui peut certes me contraindre à réaliser telle ou telle chose, il peut même user de la force à mon endroit, mais, en aucun cas, il ne me fera vouloir cette contrainte. Je découvre ainsi que je possède une volonté absolument libre, que je dispose en quelque sorte d’un domaine de pouvoir et de liberté, qui est tout intérieur à moi-même et qui est fermé à l'emprise des autres. La liberté désigne ici ce pouvoir absolu de la volonté qui choisit, adhère, donne ou non son assentiment. Citadelle intérieure inexpugnable qui dévoile les pouvoirs prodigieux du sujet face à l'ordre imposant du monde. (12) Ainsi " la libre volonté " dont nous parle Epictète dans le deuxième paragraphe consiste-t-elle en un acte d'évaluation, en un pouvoir de juger : relier tous nos actes, nos désirs et les actions qu'ils entraînent à l'opinion que nous formons à propos des buts que nous poursuivons. Notre liberté réside bel et bien dans nos opinions que nous valorisons par notre assentiment. Moralité: l'âme est véritablement libre de juger des choses comme elle veut. " Ce qui ne dépend pas de nous est sans force propre, esclave d'autrui; une volonté étrangère peut nous en priver ". (13) La deuxième phrase du second paragraphe est construite très exactement sur le modèle de la première: Epictète y définit les caractéristiques de ces choses qui sont, par nature, indifférentes, c'est-à-dire qui ne relèvent nullement de notre volonté. Ces choses qui nous sont extérieures sont d'abord " sans force propre ", inconsistantes, faibles, fragiles, précaires et éphémères (14) : elles ne possèdent en elles-mêmes aucune valeur, elles se révèlent en quelque sorte dans leur nudité, si nous prenons conscience que c'est nous, par nos jugements, qui leur attribuons telle ou telle valeur. C'est dire que les choses en elles-mêmes ne peuvent nullement nous offusquer et pénétrer dans notre "citadelle intérieure ", ce réduit inviolable de liberté : elles ne touchent pas 5 (15) Conclusion de la 2ème partie: bilan + annonce de la dernière partie (16) Introduction de la 3ème et dernière partie notre moi, elles restent aux portes, à l'extérieur de notre liberté; en ellesmêmes, elles ne sont ni bonnes ni mauvaises car ce qui nous trouble, ce sont les jugements que nous portons sur elles. Epictète donnera plus loin l'exemple de la mort qui n'est terrible que parce que nous la jugeons effrayante (Cf. Manuel, V). Ces choses de la vie, qui ne dépendent pas de nous, en raison même de leur inconsistance, sont dégradantes, avilissantes, indignes d'un homme libre. Elles n'ont besoin, pour être exécutées, que d'un esclave, d'une créature docile et passive, sans volonté propre et sans pensée réelle. De sorte que s'intéressent au corps, à la richesse, à la gloire, au pouvoir ceux qui ont perdu leur identité intérieure, tandis que les hommes libres les voient pour ce qu'elles sont : des choses qui exigent de nous le renoncement à notre statut d'homme libre et notre subordination totale et aveugle aux réalités extérieures. Les désirs portant sur la prospérité, le corps, la renommée sont souvent contrariés (expérience du désir déçu, des chagrins cruels, des déceptions) et, en ce sens, ces choses étrangères que nous désirons par dessus tout sont autres que nous. Mais cette dépendance vis-à-vis de l'extérieur ne peut paradoxalement se produire que par moi : seule est responsable l'orientation de mon désir vers le corps, les biens, l'amour de la gloire, la recherche du pouvoir d'où naissent successivement la peur de la mort, la crainte des voleurs (on parlerait aujourd'hui de "phobie sécuritaire"), l'angoisse de ne plus plaire, la crainte inspirée par l'autorité. Le deuxième paragraphe précise donc la distinction liminaire entre les choses qui dépendent de nous et celles qui n'en dépendent pas. En opposant de cette façon cause extérieure et cause intérieure, Epictète fonde une discipline du désir consistant à ne vouloir que ce qui relève de notre volonté : il s'agit de dépouiller les objets ou les événements des fausses valeurs que les hommes ont l'habitude de leur attribuer et qui nourrissent craintes et superstitions. Cette discipline suppose une délimitation précise de notre pouvoir, c'est-à-dire une prise de conscience et une connaissance de nos capacités réelles. Il reste à dégager les conséquences, sur le plan éthique, de la découverte de ce pouvoir que nous avons de donner librement aux choses une valeur. Cette transformation radicale de notre conscience de nous-mêmes, de notre rapport avec notre corps et les biens extérieurs, n'est elle pas, en effet, la condition sine qua non de la vie heureuse et réussie ? (15) * Ce qui est en cause, dans ce dernier paragraphe, c'est probablement la chose la plus difficile qui soit : le gouvernement de notre humeur entendue comme disposition personnelle à plus ou moins bien supporter les dangers et les difficultés de la vie. Nous expérimentons, en effet, l'état de notre humeur comme essentiellement variable et croyons que la joie, la tristesse sont liées à un événement bénéfique ou néfaste qui, objectivement, détermine notre état de vulnérabilité. Il va donc s'agir de comprendre comment nous pouvons maîtriser nos états intérieurs, en particulier la tristesse, le dégoût, la lassitude de la vie, la dépression ou la neurasthénie. Deux arguments majeurs sont ici développés : malheur et insatisfaction découlent de ce que nous estimons libre 6 (17) 1ère souspartie (18) Explication : l'ignorance à l'origine du malheur (19) Les conséquences : la superstition et la misanthropie (20) La superstition ce qui, par nature, est esclave, et propre ce qui nous est étranger ( " Souvienstoi…hommes " ). En revanche, liberté, sérénité et contentement naissent de ce que nous reconnaissons nôtre ce qui nous appartient véritablement, et indifférent ce qui nous est totalement extérieur ( " Mais si tu penses…t'atteindre " ). (16) Le début de la première phrase est une véritable interpellation du disciple par le maître. Le " souviens-toi donc de ceci " est un impératif prescrit par Epictète à son disciple de garder toujours présent à l'esprit ce qui va lui être communiqué. Attention, vigilance, mémoire permettent à l'esprit de se nourrir et de se transformer. (17) De quoi faut-il donc se souvenir ? C'est par le jugement, nous rappelle Epictète, que nous nous révélons comme la source unique de notre conception du monde et, partant, de nos bonheurs ou de nos malheurs. Notre liberté ou notre servitude dépendent, en somme, de l'exercice de ce jugement. Le jugement est producteur de servitude car il opère une inversion ou une confusion de ces deux types de réalités qu'Epictète nous a invité à dissocier dans le premier paragraphe. Nous sommes entravés, envahis par le trouble, nous adressons sans cesse des reproches aux dieux comme aux hommes, dès lors que nous croyons en notre pouvoir des choses qui, en réalité, ne dépendent point de notre volonté. Inversement, nous en venons à considérer les choses qui dépendent naturellement de nous – la croyance, le refus, le désir, etc. – comme nous étant étrangères. L'erreur et la conscience malheureuse se nourrissent de cette illusion qui fait que nous n'appréhendons pas la réalité telle qu'elle est. Au contraire, nous la travestissons, nous la déformons, au point que nous devenons les victimes de notre propre ignorance. (18) Le contenu de ce jugement qui "estime libre ce qui par nature est esclave" détermine un état intérieur triplement négatif. " Tu te sentiras entravé" exprime l'atteinte à la liberté intérieure : le sujet, en subordonnant de façon irréfléchie ses désirs, à cause du jugement erroné, aux valeurs extérieures, se met à la merci des obstacles du monde; c'est lui-même qui se ligote. " tu gémiras " désigne l'état propre à déploration lorsque le sujet juge mal le monde. Cette prostration générale est enfin caractérisée par ce qu'Epictète appelle le " l'âme inquiète", c'est-à-dire l'état d'agitation extrême de l'âme possédée par la crainte. Il s'agit ici du phénomène de l'angoisse : une âme agitée, troublée, ne peut plus voir le monde de façon stable et perd tout contact avec son identité intérieure. L'individu qui a perdu ainsi son équilibre cherche des responsables puisqu'il y a toujours, hors de moi, une cause quand les choses ne vont point, une cause forcément malintentionnée : on trouve que les choses sont injustes, que les dieux sont responsables du désordre du monde : " tu t'en prendras aux dieux et aux hommes. " Epictète dévoile ici une double attitude qui naît de l'ignorance: la superstition et la misanthropie, qui vont de pair et qui sont toutes deux des dispositions passionnelles. (19) La première attitude - la superstition - désigne une relation instrumentale à la divinité, un culte dégénéré qui est pétri de crainte et d'irrationnel. 20) En effet, si j'ignore l'ordre nécessaire des choses, j'en viens à désirer l'impossible et, comme j'obtiens rarement satisfaction, je finis par incriminer le destin, les 7 (21) La misanthropie (22) 2ème souspartie du 3ème paragraphe : les vertus thérapeutiques de la connaissance (23) Le rôle de la réflexion dieux. Autrement dit, je mets sur le compte de la divinité ma propre impuissance et incompréhension. Sans doute une telle attitude peut-elle conduire tout droit à l'athéisme : je rends responsable la providence des grands malheurs qui me frappent (la mort, par exemple), j'y vois la preuve de son inexistence ou de son imperfection. La misanthropie procède de la même façon, sauf que son objet n'est plus les dieux mais les hommes. Là aussi, plutôt que de me révolter contre moimême, je préfère, par lâcheté, mauvaise foi ou inconséquence, accuser les autres. Le ressort de la haine est à chercher dans une attitude passionnelle où le sujet, ignorant de lui-même et du monde, souffrant de ce défaut de savoir, attribue aux autres ce qui, en réalité, ne vient que de lui-même. Epictète le dit plus loin dans le Manuel : " Lorsque donc nous sommes traversés, troublés, chagrinés, ne nous en prenons jamais à un autre, mais à nous-mêmes, c'est-àdire à nos jugements propres. Accuser les autres de ses malheurs est le fait d'un ignorant… " (V). L'ignorant reproche aux autres son propre malheur, ce qui est une singulière façon de fuir sa propre responsabilité à l'égard de sa propre existence. En réalité, le trouble vient des opinions et d'elles seules. (21) Le ressort passionnel de la superstition et de la misanthropie dégagé, Epictète, dans un deuxième temps ( " Mais si tu penses…t'atteindre " ), envisage les conditions de la liberté et du bonheur. En effet, la bonne attitude consiste, lorsque nous sommes contrariés ou affligés, à ne pas en imputer la faute aux autres mais à nous-mêmes, c'est-à-dire à nos propres jugements. Tandis que l'ignorant incrimine toujours les autres – le monde extérieur, le destin, la providence, la société, etc. -, celui qui commence à s'instruire s'accuse lui-même. En ne désirant que ce qui dépend de nous, en manifestant de l'indifférence à l'égard de ce qui nous est étranger, nul ne nous contraindra; nous n'accuserons dès lors personne, jamais nous n'agirons contre notre gré, nous n'aurons finalement aucun ennemi et rien de nuisible ne saurait nous affecter. (22) Epictète préconise, pour atteindre la paix de l'âme, un véritable travail sur nos représentations (" si tu penses que"). C'est grâce à ce travail de soi sur soi que l'homme, d'abord esclave et malheureux, peut se libérer et établir avec autrui et le monde une authentique concorde. La liberté vraie consiste en un véritable pouvoir réflexif du sujet sur lui-même : il s'agit d'abord de prendre conscience que c'est le sujet lui-même qui est à la source des significations du monde; en modifiant notre regard sur les choses, nous réalisons par là-même la puissance que nous possédons de transformer ce regard; nous découvrons, par conséquent, la faculté intérieure que nous avons de voir les choses telles que nous voulons les voir; et cette transformation de la conscience du monde entraîne une transformation de la conscience du moi. La réflexion est donc une modification radicale de notre perception du monde et de nous-mêmes, par une inversion de nos perspectives intellectuelles et affectives. (23) En prenant conscience des choses qui dépendent de nous, je peux cesser de désirer celles qui m'échappent naturellement et, du coup, restreindre mes désirs, les limiter à mon espace propre. Par là, je réduis l'impétuosité de ces désirs, la souffrance qu'ils occasionnent en moi, la part d'espérance et de 8 (24) La connaissance libère de l'attitude passionnelle (25) Etre indifférent aux outrages (26) L'amitié (27) Conclusion de la partie explicative : bilan + annonce de la partie réflexive. crainte qu'ils nourrissent, ainsi que les risques de désillusions ou de déceptions. Je deviens littéralement maître de moi-même, c'est-à-dire de mes représentations, et je jouis de cette maîtrise; cette nouvelle ouverture à soimême et au monde libère la conscience de ses tourments et la rend disponible pour l'instauration de rapports neufs avec les réalités extérieures. Superstition, misanthropie n'ont plus de raison d'être (" tu ne 'en prendras à personne, tu n'accuseras personne ") : le sage est celui qui s'accuse toujours lui-même parce qu'il sait que ce qui est sien, c'est l'usage des représentations; il ne reproche donc plus rien à qui que ce soit. Parce qu'il connaît véritablement l'étendue de son pouvoir, il s'estime à sa juste valeur et est en paix avec luimême. (24) L'indifférence au malheur fait que le sage est libre et imperméable aux outrages, tout en étant en paix avec les autres hommes. La paix intérieure est la condition sine qua non de l'amitié puisqu'à l'origine de la haine, nous l'avons vu, il y a la souffrance et l'ignorance. " Nul ne pourra te léser " : si je suis vexé de l’insulte qu’un individu m’adresse, c’est que j’accorde une certaine valeur à son estime. Mais si je pense que ce n’est qu’un imbécile, ses propos ne m’atteignent plus. Cette maîtrise de ma volonté, de mes pensées, de mes désirs est une règle de vie fondamentale. Ne pas se laisser prendre par une représentation immédiate et passionnée, voilà le remède, lequel définit la maîtrise de soi. (25) La discipline du désir et du jugement, la connaissance de l'ordre des choses nous délivrent paradoxalement de nous-mêmes pour nous ouvrir au monde et aux êtres. En comprenant, nous nous maîtrisons et nous nous libérons de surcroît. Epictète précise à la fin du texte que " nul ne sera ton ennemi ". Car l'amitié avec les autres hommes est bien un idéal, une vertu, qui résulte d'un choix de vie. Etre bien avec les autres suppose que l'on soit bien avec soimême. Faire du bien à autrui, c'est se faire du bien à soi-même. La liberté intérieure, chichement conquise, n'est nullement une forme perverse d'égoïsme, une posture de repli sur soi. Bien au contraire : Epictète suggère que la liberté et le bonheur sont des formes de réconciliation avec soi-même et le monde qui doivent permettre au sage de pacifier ses relations avec les autres hommes, afin sans doute d'oeuvrer pour le bien de la communauté. (26) Au total, quel est le secret du bonheur selon Epictète et quelle est la tâche du sage ? De bien tracer la démarcation entre ce qui m'appartient réellement, et sur quoi je peux agir immédiatement (essentiellement ma faculté de penser les choses et de les vouloir), et, de l'autre, ce qui ne m'appartient pas mais dépend toujours de circonstances extérieures situées au-delà de ma sphère d'activité. Hors de nous, rien ne peut être bon ni mauvais, ni utile, ni nuisible; c'est de croire le contraire qui est la source de nos maux. Le sage dessine ainsi le périmètre de sa liberté et de son action; il s'attache à transformer son rapport aux choses plutôt que les choses elles-mêmes qui nous échappent toujours à certains égards. Ce texte d'Epictète définit, en somme, le secret d'une sagesse qui consiste en un véritable travail sur soi : prendre conscience que le bonheur dépend uniquement de la pente que je donnerai à ma volonté et à mes idées, à mes représentations des choses, qui sont essentiellement au pouvoir de ma volonté (27). 9 * (28) Introduction de la partie réflexive : l'intérêt du texte, les questions qu'il pose (29) L'intérêt du texte : une théorie féconde de la liberté intérieure et de la maîtrise de soi (30) Les limites du texte, ses difficultés Ce texte d'Epictète s'inscrit dans une longue tradition philosophique qui assigne à la réflexion philosophique la tâche de défricher le sentier du bonheur. D'inspiration stoïcienne, ce texte est d'abord fécond en ce qu'il fait de la maîtrise de soi, c'est-à-dire de l'exaltation de la force morale personnelle, la condition nécessaire du bonheur. Mais cette liberté intérieure qu'Epictète exalte, sans laquelle l'homme serait condamné au malheur, n'est – elle pas repliée sur elle-même, indifférente à tout l'extérieur ? N’est- elle pas purement formelle, abstraite, impassible, sans vie ? La sagesse que prône Epictète estelle vraiment efficace ? (28) Le texte d'Epictète présente le premier intérêt d'insister, bien avant Spinoza, sur le pouvoir créateur du sujet. En effet, nos opinions sont libres parce que notre faculté d'assentiment est un pouvoir de décision qui se double d'un pouvoir d'invention. L'âme devient d'une certaine manière cause de soi par l'autonomie de l'acte d'assentiment qui fonde le jugement vrai, par l'autonomie également du contenu propre de ses jugements. Une telle perspective se fonde sur un dualisme moral : d'une part, tous les événements naturels extérieurs évoqués par Epictète dans le premier paragraphe; d'autre part, la raison et sa puissance intérieure d'assentiment qui libère l'âme de l'individu et le rend maître de lui-même. (29) Ce dualisme est tout entier orienté vers l'accès au bonheur et consacré à l'acquisition de sa condition, la liberté. Le bonheur, tel qu'Epictète l'envisage dans ce texte, réside dans cette maîtrise de soi qui met fin à notre servitude et à notre esclavage. La guérison de l'âme, qui est la tâche permanente et ultime de la philosophie, consiste en une capacité de se réjouir en soi-même, d'être content de soi, d'avoir confiance en soi. En n'importe quelle affaire, du fait de cette maîtrise de soi, la sage sait garder contentement et allégresse, car il sait faire, par la liberté de son jugement, que nul empêchement ne survienne jamais. Cette liberté intérieure ne désigne pas une pure contingence, un aveuglement à l'endroit de la causalité extérieure, mais la capacité, pour le sujet souverain, affranchi des bornes étriquées du moi passionnel, de sculpter sa propre vie dans le sens de la vertu, de l'idéal moral et du bonheur. La liberté intérieure est synonyme d'indifférence à l'égard des causes extérieures et du destin, d'indépendance, d'invulnérabilité, de cohérence avec soi-même. L'indifférence en question n'est pas une sorte de froideur, d'apathie psychologique à l'endroit du monde extérieur. Elle participe plutôt d'une discipline du désir et de la nécessité interne : faire en sorte que nous ne désirions que le bien qui dépend de nous et que nous ne désirions jamais des choses dont nous pourrions être frustrés. En somme, l’homme peut goûter le bonheur quels que soient sa condition et son environnement, par la seule maîtrise de sa volonté. Pour féconde qu'elle soit, cette conception stoïcienne du bonheur et de la liberté pose cependant de nombreuses difficultés. (30) La première est abordée par Hegel dans La phénoménologie de l'esprit (IV, B, "Liberté de la conscience de soi : Stoïcisme, Scepticisme et la 10 (31) Retour à la fécondité du texte Conscience malheureuse”) : la liberté stoïcienne incarne une liberté abstraite, vide de contenu. Si la liberté intérieure désigne essentiellement la liberté de la pensée, du jugement, de la représentation, elle est détachement du monde extérieur, humain ou naturel. Liberté purement spirituelle, désincarnée, c'està-dire sans vie. Loin de définir la liberté authentique rendant possible l'accès au bonheur, l'exaltation stoïcienne de la volonté incarne un résultat culturel dialectiquement produit par les contradictions de l'esclavage. Dans le contexte qui est celui de l'esclavage, la volonté de l'individu est conduite à prendre conscience de son efficacité et à renverser son propre esclavage en liberté intérieure, s'assurant ainsi la véritable maîtrise. La notion de liberté intérieure figurerait en quelque sorte une idéologie inventée pour justifier l'inaction stoïcienne. D'autre part, il semble que la distinction, au coeur de l'idée de liberté intérieure, entre " ce qui dépend de nous " et " ce qui ne dépend pas de nous ", instaure une dichotomie entre l'homme rationnel, source de l'assentiment et du jugement, et l'homme passionnel, extérieur à la nature du précédent. Le dualisme s'installe ici en l'homme. En effet, hors notre pouvoir de juger, tous les éléments de notre être nous sont étrangers. Notre corps, nos passions sont extérieurs à notre être véritable mais on ne comprend pas pourquoi. Qui plus est, la liberté intérieure, telle qu'Epictète la définit à titre de condition nécessaire du bonheur, rend incompréhensible la relation entre la volonté et la nécessité extérieure ou le Destin : comment comprendre que l'homme, soumis au destin, ait le pouvoir de décréter que certains éléments de la nature lui sont étrangers ? On peut aussi mettre en doute l'efficacité de cette sagesse. Epictète affirme que je peux maîtriser mes désirs par ma seule volonté. Or, ce n’est pas ce que j’expérimente. J’éprouve au contraire en moi un conflit entre mes désirs et ma volonté. Par exemple, ma volonté d’accomplir un travail auquel je me suis engagé par une promesse peut être combattue par mon désir de m’amuser ou de paresser. C’est parfois le désir qui l’emporte et non toujours la volonté raisonnable. Epictète ne nous dit pas comment faire pour renforcer notre volonté. Mes désirs s’imposent à moi, comme s’ils étaient déterminés par quelque chose d’extérieur, et je n’en suis pas le maître. Comment un tel déchirement en moi-même est-il possible ? La sagesse stoïcienne ne rend donc pas compte de la dualité qu’il y a en chacun de nous entre le désir et la volonté. Toutefois, comme le souligne Pierre Hadot dans La citadelle intérieure, la philosophie d'Epictète ne se réduit pas à une théorie de la connaissance ou de la représentation, par opposition à une théorie de l'action. (31) Certes, cette liberté intérieure est avant tout une discipline du désir dont la finalité est d'apporter à l'homme la sérénité intérieure par l'amour du Destin. Mais cette doctrine est aussi une discipline de l'action. Et c'est bien ce que suggère le dernier paragraphe du texte. Agir selon la Raison, en ne désirant que les choses qui sont en notre pouvoir, c'est préférer l'intérêt commun, c'est agir conformément à la nature. Faire du bien à autrui, c'est se faire du bien à soimême. La liberté intérieure n'est pas fondée uniquement sur une philosophie de l'amour de soi. Il s'agit plutôt d'aimer le Tout, amour qui seul rend possible 11 la cohérence avec soi-même, c'est-à-dire la liberté et le bonheur. * Conclusion générale (32) Conclusion générale : bilan, traitement du problème Comment vivre libre et se hausser au niveau d'une existence signifiante et comblée ? Par la délimitation de notre sphère propre de liberté. La force intérieure – morale et spirituelle – de l'individu en quête de liberté réside dans le fait que ses jugements et opinions proviennent de lui seul. La seule chose qui dépende véritablement de nous est notre intention morale, le sens que nous donnons aux événements. Ce texte d'Epictète est rivé à une belle finalité, au coeur de l'exigence éthique : établir sa propre maîtrise sur sa vie, réaliser en soi l'humanité de l'homme. C'est la question même de la sagesse que soulève Epictète et qui reste actuelle, en ce qu'elle traduit l'aspiration profonde de l'homme au bonheur, à la maîtrise du mal et des passions. Ce texte décrit un cheminement éternel, à réitérer en permanence : l'effort pour donner un sens à son existence, pour construire la liberté, pour instaurer une modalité neuve de la vie. (32) 12