Les rapports parents-enfants autour des "ludo
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Les rapports parents-enfants autour des "ludo
INC 1537-Ludo-aliments v05.qxp 3/11/09 16:40 Page i document ÉTUDE LES RAPPORTS PARENTS-ENFANTS AUTOUR DES « LUDO-ALIMENTS » : ENTRE CONFLIT ET NÉGOCIATION Un projet de recherche interdisciplinaire en cours, auquel l’Institut national de la consommation (INC) collabore dans le cadre du Programme national de recherche en alimentation et nutrition humaine (PNRA), financé par l’Agence nationale de la recherche, analyse la construction du champ des produits «ludo-alimentaires» destinés aux enfants. Dans un premier article paru l’an dernier 1, nous cherchions à faire le point sur les techniques et stratégies du marketing alimentaire pour capter l’attention et le désir des enfants, et sur les réactions de ceux-ci dont on s’apercevait qu’ils n’étaient pas dupes de ces promesses attirantes. Ce deuxième article rend compte de deux travaux qui portent sur la manière dont l’existence de produits alimentaires destinés aux enfants et les pratiques marketing qui les accompagnent interfèrent dans les rapports entre parents et enfants. La pratique «familiale» des courses alimentaires, rendue possible par l’invention du chariot de supermarché, impose des règles et des comportements nouveaux dans la mesure où l’enfant, partie prenante des décisions d’achat sur place, désire des produits qui ne sont pas forcément «autorisés» par les parents. Ensuite, la consommation à domicile de ces produits pour enfants, que nous appellerons dans le présent article des «ludo-aliments», génère également des stratégies et des comportements de compromis entre les différents membres de la famille. I – LES CHOIX ALIMENTAIRES EN GRANDE SURFACE : LE CHARIOT MÉDIATEUR Franck Cochoy et Thierry Escala ont travaillé sur la manière dont les distributeurs et les producteurs de produits alimentaires utilisent les grandes surfaces pour capter l’attention de la clientèle familiale et, par là, enfantine. En tant que produits alimentaires, les « ludo-aliments » sont d’abord pensés et orientés en direction des adultes qui font les courses et qui paient. En tant que produits ludiques, ils sont principalement axés sur les enfants qui vont faire les courses avec leurs parents et font pression pour voir leurs désirs assouvis. Les «ludo-aliments» posent ainsi la question de la place des enfants dans les magasins d’alimentation. Voilà déjà longtemps, une révolution est venue modifier le rapport des clients avec les linéaires des grandes surfaces alimentaires : l’apparition du chariot a transformé le consommateur, jusque-là individu consommant, en un être collectif hybride parent-enfant; cet outil a également introduit la dimension ludique comme un modèle comportemental plutôt que cognitif, et il fonctionne comme un objet, voire un «lieu», adapté à l’expression de choix négociés. Si le travail des chercheurs porte principalement sur le commerce français, ils rappellent que les chariots de supermarché (souvent désignés sous le nom de marque Caddie) ont été introduits aux États-Unis dès 1936, et importés en France dans l’après-guerre. L’enfant et le chariot Apparu en 1936, le chariot était une innovation clairement tournée uniquement vers les consommateurs adultes. Cependant, très vite, les consommateurs ont compris que cet outil pour adultes pouvait les aider à faire leurs courses avec des enfants. Mais ————— 1 « Le marketing agroalimentaire et les enfants : une tentative de décryptage », étude publiée dans le no 1496 d’INC Hebdo. INC Hebdo No 1537 9 - 15 novembre 2009 I 1537-Ludo-aliments v05.qxp 3/11/09 16:40 Page ii à l’époque, les enfants étaient vus, en particulier par les commerçants, comme une nuisance « sanitaire », surtout les plus petits avec leurs couches mouillées. Ce n’est que très progressivement que les fabricants et les distributeurs ont été obligés d’accepter les enfants, non plus comme de simples trublions susceptibles d’entraver la libre pratique de leur commerce, mais comme des acteurs inévitables de leur activité. Cette modification de la perception des professionnels s’est effectuée sous la contrainte des nouveaux comportements des consommateurs; il ne s’est en aucun cas agi d’une initiative spontanée et visionnaire de leur part. C’est ainsi que les fabricants de chariots ont développé des solutions ingénieuses pour pouvoir loger les enfants dans leurs chariots sans pour autant réduire les capacités de stockage des achats. Mais les chariots ont-ils réellement changé quelque chose dans le rôle, jusqu’alors insignifiant, que pouvaient avoir les enfants dans le rituel des courses ? Après tout, souvent les enfants ne vont pas ou ne restent pas dans les chariots, en particulier les plus âgés qui sont par ailleurs les plus aptes à participer activement au jeu consommatoire. Les enfants peuvent évidemment partager les courses, qu’elles se fassent avec ou sans chariot. Pourtant, ce dernier change effectivement la manière de faire les courses. Et il le fait selon deux logiques complémentaires. Comment les chariots inventent un « consommateur collectif » Tout d’abord, les chariots permettent de comprendre que la différence entre la consommation des enfants et celle des adultes n’est pas seulement cognitive,mais aussi comportementale. Pour les enfants, les chariots ne sont pas seulement des paniers roulants, mais aussi des lits roulants et des jouets roulants. Le paradoxe principal est que les chariots « comme jouets » sont les jouets que les enfants prennent le plus au sérieux, comme s’ils étaient des outils éducatifs. Plus le chariot ressemble à un jouet, plus les enfants l’utilisent comme des adultes, en « jouant » au jeu des courses, pour imiter leurs parents. Bien sûr, les chariots sont aussi un moyen pour les parents de garder leurs enfants calmes, ou de continuer leurs courses même avec des enfants épuisés. Sous cet aspect, les chariots «comme jouets » peuvent pratiquement devenir des stratagèmes pour occuper les enfants et les transporter tout au long des courses. L’une des prouesses majeures résultant de l’introduction des chariots est de réguler et d’adoucir le niveau très variable et imprévisible d’activité de l’enfant, et de l’ajuster aux modes de comportements plus prévisibles des parents. Quand les enfants sont épuisés et pourraient obliger leurs parents à s’arrêter et à rentrer à la maison, ces chariots offrent une sorte de lieu de repos permettant aux plus petits de souffler pendant que leurs parents continuent leur shopping. À l’inverse, quand les enfants sont pleins d’énergie, les chariots peuvent leur procurer un terrain de jeu mobile. Mais ces objets roulants modifient également le comportement des chalands d’une autre manière : si la première conséquence de l’utilisation du chariot résidait dans la relation entretenue entre enfants et chariots, en réduisant les premiers à leur comportement spécifique de jeu, la seconde est, a contrario, de contribuer à la relation avec les parents, en aidant les enfants à participer au monde adulte. Ces deux fonctionnalités ne sont pas exclusives l’une de l’autre, mais peuvent alterner pendant une même session de courses. Une enquête effectuée un samedi dans un supermarché a montré qu’une majorité des chariots agrégeaient ce que l’on pourrait appeler un «consommateur collectif» : 55 % des chariots rassemblaient au moins deux personnes, et la moitié de ces «consommateurs pluriels » comprenaient au moins un enfant de moins de 18 ans, et 38 % un enfant de moins de 12 ans. II INC Hebdo De plus, le chariot présente une fonction de «démocratisation». En donnant un «siège» à l’enfant, dans son sens politique, il aide les enfants à participer pleinement à la pratique des courses. Il rassemble plusieurs personnes autour de son panier large et ouvert et du siège enfant, afin de rendre possible la production de plusieurs choix publics. Ce faisant, il convertit le simple consommateur en un être réalisant des compromis entre ses différentes entités, il rend collectif le processus de choix et lui donne une dimension véritablement universelle. Le chariot «pluralise» et «égalise» le processus de choix : il y a autour de lui discussions, négociations… Grâce aux chariots, l’on découvre que la capacité des parents à prendre en compte les goûts de leurs enfants pendant les courses n’est pas uniquement issue de leur amour pour leur progéniture, mais réside aussi dans une véritable interaction familiale autour du chariot. Comment les enfants prennent leur part dans les courses familiales Une observation quantitative a été réalisée dans deux secteurs d’un supermarché : les produits laitiers et les gâteaux. L’étude a porté sur les cinq étapes présentes dans un choix collectif : l’interpellation, la délibération, l’adoption, la validation et la routine. L’interpellation renvoie aux situations dans lesquelles un membre prend une initiative, verbale ou non, afin d’attirer l’attention des autres. La délibération se rapporte aux situations dans lesquelles les membres discutent explicitement des choix à faire. L’étude s’est ensuite focalisée sur le consommateur qui prend le produit (préhension/adoption) et qui valide les choix (celui qui valide le produit choisi est celui qui le met dans le chariot). La routine se réfère enfin aux choix mécaniques, qui interviennent sans interpellation ni délibération. En premier lieu, une forte asymétrie persiste entre adultes et enfants : presque les deux tiers des produits sont pris par les adultes et validés par eux. Quand un adulte prend le produit, il le met aussi dans le chariot dans 80 % des cas. Cela contraste avec les choix des enfants, qui sont validés par l’enfant dans seulement 38 % des cas, et par l’adulte dans la même proportion. Cependant, une analyse plus fine montre que la contribution des enfants est très importante. 85 % des produits (plutôt rares) que les enfants réussissent à placer dans le chariot ont été choisis par eux-mêmes. En outre, pour chaque choix, la possibilité d’une contribution des enfants reste ouverte. Certes, 48 % des choix sont faits sans interpellation et 60 % sans délibération, mais lorsqu’une interpellation intervient, elle est due dans 66 % des cas à une initiative enfantine. Et lorsque l’enfant agit ainsi, une délibération s’ouvre dans 70 % des cas. D’évidence, l’enfant entre dans le jeu de la consommation comme un âpre négociateur. L’histoire du self-service est aussi, pour beaucoup, celle d’une colonisation spontanée des supermarchés par les enfants. D’un côté, le «ludo-aliment» est plus de la responsabilité des producteurs que des distributeurs. Mais, d’un autre côté, le moment où en apparaît l’aspect ludique n’est pas clair. Quand les ludoaliments deviennent-ils ce qu’ils sont supposés être? Immédiatement en magasin ? Ou plus tard, quand le produit entre dans la maison familiale et dans la cuisine ? Cette question est d’une importance capitale : comme pour beaucoup d’autres produits, le succès des ludo-aliments n’est pas uniquement lié à leur forme propre, mais aussi à la cohérence entre ces formes et ce que les professionnels de la distribution appelés « merchandisers » en font. Si ces derniers ne jouent pas le jeu des « ludo-aliments », par exemple en plaçant les produits hors d’atteinte des jeunes consommateurs, ou d’un environnement «enfantin», le risque est grand que ces produits ne remplissent jamais leurs promesses. Le merchandising du ludo-aliment Deux forces combinent leurs efforts pour donner forme à l’émergence d’un espace commercial consacré aux enfants. D’un côté, No 1537 9 - 15 novembre 2009 1537-Ludo-aliments v05.qxp 3/11/09 16:40 Page iii l’utilisation de données des panels de consommateurs afin de rentrer dans une logique d’assortiment tend à oublier, voire à faire disparaître, les enfants dans la figure abstraite du consommateur. La seule logique qui importe alors est celle de la meilleure façon de mettre en avant le produit. C’est le produit qui compte. La logique d’assortiment soutenue par les données de panel ne considère pas l’enfant comme tel, et exclut donc toute dimension ludique dans la mise en rayon. Cependant, le producteur n’oublie jamais sa cible et son univers. Les panels viennent comme un supplément à d’autres arguments, comme les qualités attractives des aliments sucrés et/ou «ludiques», ou le partenariat avec des entreprises de divertissement pour enfants comme Disney. Il semble que les producteurs aient une conscience plus aiguë de l’intérêt direct d’aller vers les enfants. Un packaging adapté au public visé La plupart du temps, les producteurs ne peuvent pas être présents dans les rayons des supermarchés. Leur contact avec les consommateurs passe donc par les techniques de packaging. Lorsqu’ils essaient de promouvoir leurs produits devant les distributeurs, les producteurs utilisent l’attractivité du linéaire comme argument principal : mieux un produit est mis en valeur, plus il attire la clientèle et génère des actes d’achat pour lui et son environnement. On sait que le packaging joue un rôle fondamental dans l’acte d’achat lui-même. La couleur, la forme et le nom d’un produit constituent ce que certains auteurs appellent les «trois niveaux d’achat»; ils correspondent à des niveaux de distance physique entre le consommateur et le produit. Les consommateurs sont d’abord stimulés par les couleurs, à environ quinze mètres, puis par les formes à un mètre, et enfin par le nom à moins de soixante-quinze centimètres. Les producteurs travaillent sur la cohabitation dans les linéaires entre le nouveau produit et ses concurrents. Ainsi, la conception du packaging est dépendante de sa présence et de son emplacement dans le supermarché. L’innovation dans le packaging est un outil efficace pour renouveler la curiosité du consommateur et renforcer l’attractivité d’un produit. Et cela est d’autant plus fondamental lorsqu’on s’adresse à une cible enfantine, dont le comportement d’achat est nettement plus d’impulsion que de raison. Un travail d’analyse des articles d’un magazine dédié à la distribution, l’hebdomadaire LSA, met à jour le fait que les distributeurs sont assez muets sur le sujet du packaging pour les produits pour enfants. Cependant, on a pu voir le développement d’une pratique de licences, qui semble jouer un rôle central dans le marketing de l’alimentation pour enfants. Les produits licenciés (Disney, dessins animés, personnages populaires chez les enfants…) représentent ainsi une part non négligeable des produits alimentaires pour enfants. Les distributeurs restent malgré tout réservés face à cette tendance, car le trafic associé à l’attractivité des licences reste limité à des activités promotionnelles (temps de la sortie d’un film…) et revêt donc un caractère éphémère. En conséquence, le caractère ludique des produits est rarement exploité et voulu comme tel par les distributeurs, qui semblent n’accepter la dimension ludique que s’ils la considèrent sans risque et très profitable. Ce sont donc les producteurs qui «parient» sur l’aspect ludique d’un produit et le mettent en œuvre dans l’indifférence, voire face à une certaine résistance des distributeurs. Le rôle du merchandising : le poids des producteurs Si les données de panel permettent aux distributeurs de sélectionner les produits qui leur sont les plus profitables, celles-ci ne déterminent qu’indirectement comment répartir les produits dans les linéaires. Dans ce domaine, ce sont les producteurs qui INC Hebdo jouent un rôle de conseil. Leurs recommandations vont de la proposition d’une stratégie de répartition des produits à la création de véritables «univers de consommation». Dans les deux cas, ces recommandations cherchent à reproduire le comportement du consommateur et à correspondre à ses attentes. Un exemple. En 1996, la marque Mars propose un meuble innovant dans lequel les rayons et de nouvelles formes ergonomiques sont supposés faciliter la visibilité des produits pour les achats d’impulsion, et leur localisation pour les achats planifiés. Plus remarquable, la marque conçoit ce meuble non seulement pour ses propres produits, mais aussi pour toute la partie «sucreries», y compris pour les produits de ses concurrents. D’autres producteurs vont encore plus loin en proposant un merchandising global selon une « approche du placement ». Cette approche cherche à déterminer la position idéale de chaque produit par rapport aux autres, selon une cartographie sophistiquée : les produits sont assortis selon la longueur de rayonnages occupée par chaque type de produit et selon la logique d’achat du consommateur. Par exemple, la marque de lait Candia explique que la disposition qu’elle propose tend à suivre la logique du consommateur et à réveiller son intérêt en organisant la circulation le long de tout le linéaire. Cette approche de «placement» joue sur les tensions entre les produits de telle manière qu’ils peuvent se promouvoir les uns les autres. Dans le secteur de l’alimentation pour enfants, petit-déjeuner et goûter sont les occasions principales de consommation sur lesquelles cette cible peut avoir un réel pouvoir de décision. L’intérêt des producteurs comme des distributeurs est donc de créer et de promouvoir une image globale des pistes de consommation. Une telle vision permet de rassembler les différents produits du même producteur dans le même rayon, et de multiplier ainsi les occasions d’achat. Les marques qui adoptent une telle approche sortent d’une pure logique d’assortiment fonctionnel pour aller vers une logique d’assortiment qui prend en compte les motivations et les expériences du consommateur au-delà du seul point de vente. Le principe est de reproduire les éléments qui font sens pour le consommateur. En d’autres termes, l’objectif est d’accroître la relation entre consommateurs et produits, dans l’espoir de faciliter les choix et d’induire des achats de routine. La création d’espaces « enfants » dans certaines grandes surfaces Si les distributeurs font si peu pour promouvoir un merchandising spécifique adapté aux enfants, cela ne signifie évidemment pas qu’ils ne voient pas l’intérêt de s’intéresser à cette cible. Et le développement d’espaces spéciaux adaptés aux enfants dans certaines grandes surfaces suffit à le prouver. Dès 1986, la revue LSA, dans un de ses numéros, présente un espace ludique dans un hypermarché Continent : seize mètres carrés y sont dévolus aux enfants, près de l’entrée du magasin. Allouer ainsi un espace où l’on ne vend rien semble poser problème : les vacances de Noël impliquent que tout mètre carré soit utilisé pour du profit. Cet espace n’est ouvert que les mercredis et samedis, quand les enfants peuvent faire les courses avec leurs parents. L’objectif est double. Pour les distributeurs, ce centre doit permettre de libérer les parents, l’idée étant de neutraliser le pouvoir de nuisance des enfants. Mais cet espace peut aussi être efficace en tant qu’espace promotionnel. Il est en effet l’objet d’activités sponsorisées par des annonceurs. La contribution active des enfants aux ventes des supermarchés devient un élément plus présent et discuté dans les papiers publiés dix ans plus tard. En 1996, le temps de l’expérimentation est passé, et ces espaces enfants se sont répandus dans les grandes et moyennes surfaces. Mais cet équipement est controversé. D’un côté, ces espaces sont présentés comme un moyen de développer la fidélité du consommateur, dans une période d’intense No 1537 9 - 15 novembre 2009 III 1537-Ludo-aliments v05.qxp 3/11/09 16:40 Page iv concurrence. D’un autre côté, l’idée d’une perturbation des ventes par les enfants est ouverte à discussion. Les enfants ne sont plus considérés comme des fardeaux. Ainsi, un directeur de centre E. Leclerc note que les parents ne laissent pas systématiquement leurs enfants dans l’espace qui leur est dédié, mais seulement en cas de forte affluence. Et, mieux, le pouvoir prescripteur des enfants est mis en avant : ceux-ci recommandent de nombreux produits. En d’autres termes, il est parfois plus judicieux de ne pas séparer les enfants des parents. En tout état de cause, placé de plus en plus au centre des préoccupations des producteurs et des distributeurs, l’enfant reste un élément de progression dans leur esprit : la créativité de la recherche agroalimentaire qui cible les plus jeunes ne se dément pas, et le nombre de produits alimentaires qui leur sont spécifiquement adressés ne cesse de s’accroître. Cet état de fait, qui contribue aussi à l’apprentissage de nouvelles relations d’achat dans la famille, a évidemment des répercussions au sein du foyer, dans l’espace privé du logement. Comment s’organise la prise alimentaire à la maison ? Et par quels processus l’enfant y accède-t-il ? II – LES MODALITÉS DE NÉGOCIATION PARENTS-ENFANTS AUTOUR DES ALIMENTS LUDIQUES Nous vivons dans une société d’individualisation et d’autonomisation précoce. Ainsi, tous les principes d’éducation et d’autorité qui ont pu prévaloir jusque dans les années soixante-dix sont depuis remis en question ou, du moins, donnent lieu à des rapports plus complexes entre enfants et parents. C’est le cas notamment de l’apprentissage et du comportement alimentaires, entre éducation traditionnelle impliquant soumission de l’enfant et éducation «moderne» fondée sur une certaine souplesse des formes d’autorité parentale. Cette «nouvelle» éducation, apparemment caractérisée par un affaiblissement du caractère prescriptif des normes, s’accompagne de la valorisation de deux compétences chez l’individu, jeune ou adulte : l’acquisition d’une distance à la règle, et la détermination des préférences. Dans un même foyer, l’alternance ou la coexistence des deux types d’éducation crée une certaine tension entre ceux-ci. L’espace d’apprentissage et de créativité de l’enfant correspond à un univers pourvu de règles et de cadres. Dans ce contexte d’une éducation qui n’est plus complètement traditionnelle et qui résiste sur certains aspects à une trop grande souplesse, on a vu apparaître un jeu de transgression chez les enfants auquel répond chez les parents une pratique de la dérogation. Très souvent, en effet, ces derniers peuvent accepter, par exemple, que leur enfant mange en dehors des repas alors même qu’ils sont persuadés du bien-fondé d’une prise de repas à des heures régulières et dans un cadre défini. Michèle Lalanne et Laurence Tibère ont conduit une étude ethnographique entre novembre 2007 et mars 2008 : vingt-cinq entretiens de 1 h 30 à 2 h 30 ont été réalisés auprès d’enfants de 4 à 12 ans et de leurs parents, à domicile, dans Toulouse et sa périphérie. Ces entretiens ont été complétés par des observations des séquences alimentaires (partage, à domicile, de certains repas) et des prises photographiques. Un modèle alimentaire fondé sur le plaisir et la santé Il est bon de rappeler que les modèles alimentaires diffusés au sein de la famille sont adossés à des systèmes culturels plus vastes. S’il existe, en France, des différenciations fondées sur des critères d’appartenance sociale (genre, âge, résidence, mais aussi catégorie socioprofessionnelle et niveau culturel), ce modèle alimentaire repose également sur des éléments largement partagés : l’importance du plaisir – en particulier du goût, des saveurs – et de la convivialité, celle du lien plus ou moins idéalisé au terroir et à la tradition. Ces caractéristiques traversent toutes les générations, comme en témoigne une enquête menée auprès des 10-11 ans : dans cette population aussi, c’est bien le plaisir qui est mis en avant autour des notions de «bonne cuisine», «manger ce qu’on aime», «ce qui est bon 2 ». Mais au-delà de cette vision partagée, les parents ont aujourd’hui plus ou moins intégré de nouvelles composantes de l’alimentation, liées à la santé («bien» manger, c’est protéger sa santé) et découlant notamment du programme national nutrition santé (PNNS). Dans les entretiens, ils se montrent ainsi préoccupés de structurer la journée alimentaire de leurs enfants autour de trois principaux repas, et en conséquence de surveiller et refréner les occasions de grignotage de leur progéniture. L’alimentation, objet d’éducation et de conflits Selon les parents, on constate des modes de fonctionnement allant d’une certaine rigidité à une grande souplesse vis-à-vis des « normes » alimentaires de leurs enfants. Certains parents laissent peu de place aux ajustements : «Je ne le laisse pas choisir, parce que je pense que ses préférences vont induire la répétition et, du coup, il va peut-être rejeter des choses. C’est : on mange telle chose et si tu ne veux pas manger, eh bien il n’y a pas autre chose après » (la mère d’un enfant de 6 ans). Mais si le style éducatif s’appuie sur une démarche informative et préventive, en particulier autour de la notion de santé, des ajustements paraissent possibles. Il s’agit, pour les parents, de rendre autonomes les choix de l’enfant. Par exemple, une mère de l’étude met à disposition de ses enfants des informations objectives sur les effets des produits alimentaires, et en particulier les produits sucrés, sur la santé. Chez certains enfants, ce type d’approche semble efficace, du moins dans la restitution d’un discours «nutritionnellement correct» : «Il faut manger toujours équilibré, manger un petit peu de tout… Il faut se dépenser et ne pas trop grignoter» (un enfant de 9 ans). Mais dans d’autres cas, cette tentative d’inculquer des normes est plutôt rejetée, l’alimentation devenant alors un espace conflictuel. Dans le premier cas, l’acceptation, l’alimentation est un sujet d’apprentissage par imitation; dans un cas de rejet, elle est un vecteur de construction de l’identité par opposition. Une pratique fréquente de la dérogation Au cours de l’étude, il est apparu que tous les parents se sentent concernés pour essayer de donner à leurs enfants des règles alimentaires «saines», aboutissant au respect d’un équilibre alimentaire et à une limitation du grignotage. Mais face à ce cadre théorique, la réalité est évidemment faite de conflits, de négo- ————— 2 Voir C. Fischler, « Le repas familial des 10-11 ans », coll. « Les cahiers de l’OCHA », 1997. IV INC Hebdo No 1537 9 - 15 novembre 2009 1537-Ludo-aliments v05.qxp 3/11/09 16:40 Page v ciations, d’interactions plus ou moins difficiles. Et contrairement à ce que disent les parents, à savoir qu’ils se montrent relativement intraitables et ne laissent que rarement la place à de petits arrangements avec les normes alimentaires voulues, il semble que ces dérogations sont en réalité très fréquentes. Deux éléments peuvent expliquer la permissivité des parents : d’une part, l’autorité parentale s’appuie aujourd’hui sur un modèle d’éducation « moderne », souple, laissant toute sa place à la négociation et à l’encouragement du développement des choix individuels; ensuite, l’attention accordée à l’autonomie nécessite de hiérarchiser et de justifier les préférences individuelles par rapport à des choix collectifs. Finalement, chaque moment de tension, de conflit potentiel, d’opposition, autour de l’alimentation, ne peut plus se résumer à la seule application monolithique, sans réflexion, de la norme. Il fait l’objet d’une négociation – puisqu’à la fois les parents souhaitent que leur enfant puisse prendre des décisions de manière autonome, que ce soit lui qui décide de ses choix, mais aussi qu’il suive des normes alimentaires envisagées comme bonnes pour sa santé – à l’issue de laquelle les parents n’ont pas toujours le dernier mot, d’autant que les enfants déploient des stratégies souvent efficaces. Les auteurs de l’étude s’appuient sur le modèle explicatif de «renversement temporaire des préférences 3 » pour expliquer les trois cas majeurs de dérogation. Un premier cas voit l’enfant et le parent avoir « en tête » tout l’intérêt que représente le plaisir ou le risque de manger : l’enfant profite alors de l’absence de surveillance du parent pour se servir; dans un second mécanisme, les déclencheurs vont représenter une sollicitation à laquelle il sera plus ou moins facile de résister; enfin, un troisième cas, qui concerne les motivations viscérales, s’observe chez les enfants qui, pris d’une irrésistible envie de manger, s’empressent de le faire avec ou sans l’autorisation du parent présent. Ainsi, quel que soit le style éducatif d’un foyer, il existe toujours des dérogations, et en nombre. De fait, la dérogation, du moins lorsqu’elle est encadrée par des limites et des points de repère, acquiert le statut de mécanisme d’apprentissage et de construction négociée d’une décision. Elle sert de levier dans un dispositif normé prévu pour des situations où plusieurs choix sont possibles, et ne représente pas un aveu de faiblesse dans l’éducation. Cette dérogation participe des logiques adaptatives, collectives et individuelles, fondements d’une éducation «moderne». pris de mise en avant. Mais, globalement, les enfants sont devenus une clientèle à part entière, et leur rôle est aujourd’hui incontesté dans la pratique des courses alimentaires et les choix familiaux. Ce pouvoir sans cesse croissant en tant que prescripteurs se retrouve à la maison, dans les rapports entretenus avec les parents autour de l’alimentation. On voit que celle-ci est devenue un thème et une occasion de négociations, et que les « bonnes résolutions » des parents cèdent souvent dans ce mode négocié devant l’insistance et le poids de l’enfant. Ces constats ne portent pas nécessairement au pessimisme. Que les enfants aient acquis un rôle et des stratégies de négociation peut être analysé comme un progrès par rapport à une éducation lointaine plus rigoureuse mais laissant peu de place à la discussion. L’apprentissage précoce de la négociation, avec de réels succès puisque les parents sont capables d’entendre les arguments, voire de déroger à des principes, n’est-il pas la meilleure garantie de formation pour des consommateurs en herbe qui, une fois complètement décisionnaires en matière d’achats, auront déjà acquis les nécessaires éléments propices au «bien consommer » ? Il ne s’agit donc pas de stigmatiser cette évolution, mais au contraire de l’accompagner. Il n’est plus de vérités « révélées » ou assénées, mais bien des réalités apprises et comprises. C’est là le rôle de l’éducation. Et l’éducation à la consommation, parent pauvre jusqu’à présent de l’éducation au sens large, devrait trouver une place plus grande dans le milieu scolaire et parascolaire. On peut légitimement penser que certaines attitudes parentales en matière d’alimentation, et reprenant des règles nutritionnelles simples (le gras, le sucré en consommation modérée, les légumes et les fruits…) pourraient être mieux acceptées par les enfants si ceux-ci avaient accès à un apprentissage extra-familial de la consommation et de l’alimentation. Apprendre à décrypter les propositions «marketing» des annonceurs, comprendre comment les linéaires sont organisés, permettre ainsi aux enfants, devenus des consommateurs à part entière, d’accéder à une meilleure connaissance de l’univers dans lequel ils sont sollicités en tant qu’acteurs, tout cela semble plus que jamais un impératif auquel il est, aujourd’hui encore, insuffisamment répondu. Pour une éducation du jeune consommateur On l’a vu, la place des enfants dans la distribution de masse reste en partie problématique. En premier lieu, les enfants ont « pénétré » les supermarchés, particulièrement grâce aux chariots. Mais, par ailleurs, les professionnels paraissent rencontrer certaines difficultés à s’adapter à la transformation du consommateur adulte seul en un consommateur collectif transgénérationnel. Cette résistance, fondée sur des craintes supposées (l’enfant vu comme un « empêcheur d’acheter en rond » pour les parents), a vocation à s’estomper devant le marché prometteur que constituent les enfants. L’on comprend bien que les producteurs ont moins de difficultés à axer une partie de leur marketing et de leurs produits directement vers cette cible. Les distributeurs, quant à eux, se retrouvent pris entre des logiques différentes, voire contradictoires (pour prendre un exemple qui n’est pas en rapport avec le thème de cet article : comment «gérer» la coexistence en linéaires de produits premiers prix et de produits haut de gamme, de produits à faible promesse qualitative et de produits du commerce équitable… tout en conservant une cohérence à l’enseigne et à sa communication ?). Ces logiques les obligent à réadapter sans cesse l’organisation de leurs magasins et leurs partis Article tiré de « Quand les enfants font craquer les modèles alimentaires des adultes », par Michèle Lalanne et Laurence Tibère, et de « Playing with(in) the Supermarket : From Fun Carts to Fun Food in French Mass Retailing », par Franck Cochoy et Thierry Escala, adapté par Jean-Pierre Loisel, Institut national de la consommation. ————— 3 Modèle développé par Jon Elster dans Agir contre soi : la faiblesse de volonté, 2007, Odile Jacob. INC Hebdo No 1537 9 - 15 novembre 2009 V