LA REFORME INSTITUTIONNELLE DE 1962

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LA REFORME INSTITUTIONNELLE DE 1962
REPONSE ORGANISEE « LA REFORME INSTITUTIONNELLE DE 1962 »
Le drame algérien n'a pas seulement bouleversé les Français, mais il a infléchi – et très
durablement – les institutions créés en 1958. Les circonstances propres au conflit algérien imposent
au sommet de l’Exécutif la nécessité de décisions rapides, une concentration du pouvoir aux mains
d’un décideur qui ne peut être que le chef de l’Etat. En raison de ce contexte, une pratique
institutionnelle qui déborde très largement l’équilibre des pouvoirs instaurés par le texte de 1958,
joue en faveur du renforcement des pouvoirs présidentiels. En 1962, de Gaulle profite de l'émotion
soulevée par l'attentat du Petit-Clamart pour proposer aux Français une réforme nouvelle : l'élection
du président de la République au suffrage universel direct. Cette réforme fait évoluer le régime
politique en favorisant davantage une pratique présidentielle des institutions.
D’où notre problématique : Comment une pratique présidentielle s'est-elle imposée en 1962 ?
Nous répondrons à cette question en abordant d’abord le contexte institutionnel de
renforcement des pouvoirs présidentiels de 1958 à 1962, puis dans un second temps nous
analyserons la résistance et le refus des parlementaires et de la gauche face à ces pratiques et enfin
nous terminerons par montrer la victoire de la conception de De Gaulle.
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Entre 1958 et 1962, le pouvoir exercé par le général de Gaulle est de nature charismatique. La
pratique consacre le président de la République comme le seul véritable maître du jeu politique en
lançant l’idée du « domaine réservé ». Ce « secteur présidentiel» comprend l'Algérie, les Affaires
étrangères et la Défense, opposé au «secteur ouvert» qui comprend les autres départements
ministériels. Jacques Chaban-Delmas expliquait la différence entre le « secteur réservé» et le «
secteur ouvert»: « Dans le premier, le chef de l'État décide, dans le second, il opte. Dans le premier le
gouvernement exécute, dans le second il conçoit ». Dès lors, on peut considérer que le gouvernement
et l’article 20 qui « détermine et conduit la politique de la nation» disparaît avec la pratique du
pouvoir.
Le choix du Premier ministre que la Constitution réserve (comme sous les IIIème et IVème
Républiques) au chef de l'État change désormais de sens: il ne s’agit plus, aux yeux du général de
Gaulle, de désigner la personnalité la plus apte à recueillir une majorité à l'Assemblée nationale (ce
que supposerait le caractère parlementaire du régime), mais celle qui lui paraît la plus propre à
mettre en œuvre la politique définie à l'Élysée. Là encore, le général de Gaulle s'exprime sans
ambiguïté: « Le Premier ministre, il ne peut être que « le mien » ». De fait, en choisissant pour ce
poste Michel Debré, un fidèle de longue date, le président de la République désigne un chef d'étatmajor capable de mettre en œuvre et de suivre les impulsions données par le chef de l'État, de régler
les problèmes qu'il juge trop secondaires pour remonter jusqu'à lui. Le Premier ministre a donc un
rôle de subordonné. Le Premier ministre procède quasi exclusivement du chef de l'État et que son
unique mission est de mettre en œuvre la politique dont le président de la République a tracé les
traits majeurs. La politique conduite par le gouvernement est moins celle décidée par l’équipe réunie
autour du Premier ministre que celle voulue par le chef de l’Etat. Les conseils des ministres sont très
rarement le lieu de véritables débats. Tout au plus les ministres sont-ils invités à donner leur avis,
mais c’est le président qui tranche. Pour les questions essentielles, le gouvernement cesse donc
d’être l’organe de conception. Il devient avant tout celui de l’exécution.
Le Parlement, hier tout-puissant, connaît un spectaculaire effacement. Clé de voûte du pouvoir
selon la tradition républicaine appliquée par les IIIème et IVème Républiques, le Parlement conserve
dans la Vème République une grande partie de ses prérogatives, puisque les rédacteurs de la
Constitution ont veillé à ce que soit maintenu le principe de base du parlementarisme que constitue
la responsabilité du gouvernement devant l’Assemblée nationale. Dans la réalité, assuré de l'appui de
l'opinion qui attend de lui qu'il résolve le problème algérien, sachant les forces politiques neutralisées
par leur inaptitude à affronter cette question, le général de Gaulle va multiplier les gestes prouvant le
peu de cas qu'il fait du Parlement. En avril 1961, pour faire face au putsch d’Alger, le président de la
République met en application l’article 16 de la Constitution et il conserve les pouvoirs exceptionnels
que lui accorde cette disposition jusqu’au 30 septembre 1961, afin d’assurer l’ordre. Le Parlement
cesse d’être le lieu où se décide la politique nationale, et les élus se trouvent marginalisés par le
dialogue direct que le chef de l’Etat entretient avec la population. Ce lien direct entre De Gaulle et les
Français sans l’intermédiaire des partis prend différentes formes : les allocutions radiodiffusées et
télévisées, les voyages du général dans les départements qui sont l’occasion de « bains de foule » et
lors des référendums qui deviennent les éléments clés de la conception gaulliste des institutions.
Cette pratique du pouvoir aboutit donc de toutes les manières, à la perte d'influence d'un Parlement
hier omnipotent.
Ainsi la Vème République repose sur la séparation des trois pouvoirs : l’exécutif, le législatif et le
judiciaire ; ainsi que sur le renforcement des pouvoirs du président. Le président de la République,
son autorité et son pouvoir ont considérablement augmenté dans la nouvelle constitution et surtout
dans la pratique qui fait du chef de l’Etat la clé de voûte des institutions. Mais une opposition à ce
processus va se mettre en marche.
La pratique présidentielle débouche sur la minorisation du rôle des partis politiques dont le
Parlement est le lieu naturel d'expression. Et partis et Parlement supportent d'autant plus mal cette
mise à l'écart que la lettre de la Constitution affirme le caractère parlementaire du régime. Mais
comment ouvrir le procès en violation de la Constitution du général de Gaulle tant que dure l'épreuve
algérienne qui contraint à lui laisser les mains libres? Si bien que, de 1958 à 1962, s'accumulent de
sourde rancœur qui n'attendent pour se manifester que la fin de la guerre d'Algérie. A mesure que les
mois passent, la certitude qu'une épreuve de force se prépare entre de Gaulle et les partis politiques
ne cessent de s'affirmer. On constate en effet, parallèlement à la dérive présidentielle que connaît le
régime, un effritement du soutien dont le général de Gaulle bénéficiait en 1958 si bien qu'on peut
considérer qu'en 1962 la plus grande parti des forces politiques françaises se range dans l'opposition
à ce qui leur apparaît comme le pouvoir personnel du chef de l'Etat. Quatre ans après l'arrivée au
pouvoir du général, la quasi-unanimité qui avait marqué son accession à la tête de l'État n'est plus
qu'un souvenir. La nature du régime apparaissant plus clairement à travers la pratique quotidienne.
Le parti gaulliste UNR – l’Union pour la nouvelle République - est devenu la courroie de transmission
du chef de l’Etat dans le champ parlementaire et dans l’opinion. Il est devenu l’instrument du
président.
En entendant « demeurer au-dessus des partis », De Gaulle en fait les ignore. D’abord le parti
communiste apparaît comme l'adversaire irréconciliable de celui-ci. Même s’il se montre
relativement favorable aux orientations de politique étrangère du régime qui représentent une prise
de distance par rapport à l'allié américain et qu’il ne peut qu'approuver le résultat de la politique
algérienne et fera voter « oui » au référendum d'avril 1962, le PCF se livre à une analyse sans nuances
du régime de la Vème République. Il y voit un « régime présidentiel absolu » qui « ouvre la voie du
fascisme » ! On pourrait joindre au parti communiste dans le cadre de cette opposition catégorique le
nouveau parti formé en avril 1960 par des intellectuels et des militants d'extrême gauche, dissidents
de la SFIO, le Parti socialiste unifié (PSU). L’UDSR, ou parti dirigé par François Mitterrand, reste
violemment antigaulliste. La SFIO de Guy Mollet, qui avait participé au gouvernement Debré en
janvier 1959, glisse peu à peu à l’opposition en raison de la pratique du pouvoir du général de Gaulle.
Enfin, l'attitude du MRP vis-à-vis du pouvoir est encore plus embarrassée que celle du parti socialiste
SFIO. Il existe au MRP une vieille fidélité gaulliste remontant à l'époque de la Résistance. Toutefois, le
MRP fervent partisan de la démocratie parlementaire, est, comme les socialistes et les radicaux,
profondément heurté par la pratique présidentielle du général de Gaulle. La majeure partie des
forces politiques traditionnelles n'est retenue de passer à l'opposition que par l'obstacle du conflit
algérien. Mais la grande explication entre les forces politiques et le pouvoir n'est, à l'évidence,
qu'ajournée et il est clair que, une fois la paix signée en Algérie, une épreuve de force paraît
inévitable. Sans laisser le temps aux partis de l'engager, le général de Gaulle en prend l'initiative au
lendemain même de la ratification par le référendum d'avril 1962 des Accords d'Évian.
Après le remplacement de Michel Debré, sans l’aval de l’Assemblée Nationale, par un
successeur quasi-inconnu, Georges Pompidou, qui n’est ni un homme politique, ni un parlementaire,
mais un collaborateur personnel du président, l’Assemblée nationale donne la confiance à ce
gouvernement sans enthousiasme. Sans le MRP, en faveur d’une Europe supranationale, le
gouvernement de Pompidou n’a plus de majorité. Le chef de l’Etat va alors provoquer les
parlementaires sur un nouveau défi : une réforme constitutionnelle renforçant encore l'autorité du
président de la République. C’est l’attentat du Petit-Clamart contre le général de Gaulle du 22 août
1962 qui va précipiter les choses. Ce jour-là, la voiture du président de la République, prise sous un
feu croisé de tirs des hommes de l’OAS, est criblée de balles, et le chef de l’Etat n’échappe à la mort
sur par miracle. L’émotion est considérable dans tout le pays. Et le général de Gaulle juge le moment
venu de passer à l’action. Il propose au peuple un référendum sur l’élection du président de la
République au suffrage universel direct. Cette décision du général de Gaulle provoque un tollé quasi
général dans le monde politique comme chez les juristes. Il est en effet évident que le chef de l’Etat
désigné par le suffrage universel se prévaudra d’une autorité telle que tous les autres pouvoirs
apparaîtront insignifiants à côté du sien. L’élection du résident de la République au suffrage universel
s'inscrit à contre-courant de la culture politique de la plupart des parlementaires de 1962, partisans
de la «tradition républicaine» qui postule la prééminence du Parlement, formé des représentants élus
du peuple souverain. Si le président incarne en sa personne par l'élection la totalité de la
souveraineté populaire, il est fondé à juger secondaire la représentativité de députés dont chacun ne
représente que 1/400 de cette même souveraineté. De plus les souvenirs historiques sont vivaces
chez les Parlementaires : l'élection au suffrage universel de Louis-Napoléon Bonaparte en décembre
1848, le coup d'Etat du 2 décembre, le césarisme plébiscitaire. C'est donc au nom de la tradition
républicaine pour qui République et prépondérance parlementaire sont synonymes que les
adversaires de la réforme vont combattre le projet. Tous les partis, à l’exception de l’UNR, se
rassemblent donc contre ce qu’ils estiment être la tentative de « pouvoir personnel » du général de
Gaulle. La coalition de tous les partis a pris pour chef de file, un vieux parlementaire modéré Paul
Reynaud.
Cette constitution apporte une nouvelle répartition des pouvoirs entre les différentes
institutions. La guerre d’Algérie a provoquée une dérive vers un pouvoir personnel du président. Le
Parlement est le grand perdant de ces institutions et le mépris de De Gaulle vis-à-vis des partis
traditionnels poussent à la crise de 1962 entre les deux légitimités.
Le Général oppose donc la logique de la démocratie directe à celle de la démocratie
parlementaire. Si bien que, le référendum du 28 octobre 1962 est interprété comme une déclaration
de guerre du Général aux partis politiques et à l'institution qui est le lieu même de leur action, le
Parlement. Aussi vont-ils répondre en utilisant l'arme que leur donnent les institutions, la motion de
censure. Au Sénat, la réélection triomphale de Gaston Monnerville à la présidence prend figure de
manifestation d'hostilité au chef de l'État. A l'Assemblée nationale, les députés (sauf l’UNR) signent à
la suite de Paul Reynaud le texte d’une motion de censure accusant le président de la République de
violer « la Constitution dont il est le gardien ». Le 5 octobre, la motion de censure renverse le
gouvernement Pompidou. Le général de Gaulle réplique aussitôt en maintenant en fonctions le
gouvernement, en prononçant la dissolution de l’Assemblée nationale et en décidant que de
nouvelles élections législatives auront lieu, après le référendum, les 18 et 25 novembre 1962. Le
régime républicain sera-t-il parlementaire ou « semi-présidentiel » ?
L'aspiration des Français à être gouvernés est l'atout majeur du général de Gaulle. Il fait planer
la menace d'un retour aux faiblesses de la IVème République ou aux risques du passé. Au soir du 28
octobre tombe le verdict populaire: le général de Gaulle l'emporte. Les «oui» l'emportent nettement
sur les « non », puisque 62 % des suffrages exprimés ont approuvé l'élection du président de la
République au suffrage universel alors que 38,25 % l'ont rejeté. Le référendum du 28 octobre 1962
tourne incontestablement une page de l’histoire de la Vème République et apparaît comme la
seconde fondation de celle-ci. En 1962, les choses sont claires: le compromis de 1958 a pris fin et de
Gaulle l'a emporté sur les partis. La netteté de sa victoire et le prestige qu'elle tire d'avoir été acquise
par un vote populaire massif la rend irréversible aux yeux du monde politique, même si certains,
comme Pierre Mendès France, refusent toujours d'accepter une modification constitutionnelle qui
leur paraît «antirépublicaine». La victoire de l'interprétation gaullienne de la Vème République scelle
le sort de la consultation législative prévue pour les 18 et 25 novembre: celle-ci n'est que la
traduction parlementaire du choix populaire du 28 octobre.
Le scrutin des 18 et 25 novembre prend toute sa signification à la lumière du discours du 7
novembre du général de Gaulle qui le présente comme une explication entre la nouvelle République
et les «partis de jadis» dont il affirme qu'ils ne représentent pas la nation. Les alliances électorales
concluent des accords de désistement entre toutes ses composantes contre le parti gaulliste. Les
résultats du premier tour, le 18 novembre, apparaissent conformes à ceux du référendum. On assiste
en effet à un « raz de marée» gaulliste (en dépit d'un taux d'abstention fort élevé de 31 %). Avec 32 %
des suffrages exprimés, l'UNR établit un record historique dans l'histoire parlementaire de la France,
aucune formation n'ayant jamais franchi la barre des 30 %. Au soir du premier tour, les gaullistes
comptent déjà 61 élus. Dans l'opposition, si le parti communiste refait une petite partie du terrain
perdu en 1958 en passant de 19 à 21,7 % des suffrages exprimés, les partis du Cartel des « non»
subissent une écrasante défaite. Le MRP accentue son déclin en tombant à moins de 9 % des
suffrages exprimés. Les résultats du second tour ne font qu'amplifier les enseignements du premier.
L'écrasante poussée de l'UNR entraîne la disparition du Cartel des «non», MRP et indépendants
refusant le choix socialiste d'un communiste contre un gaulliste. Dans ces conditions, l'UNR qui
rassemble au second tour 42,1 % des suffrages frôle de peu la majorité absolue des députés avec 233
élus (il en fallait 242 pour atteindre la majorité). Elle la dépasse nettement si on lui adjoint les 36
députés « républicains-indépendants » rassemblés autour de Valéry Giscard d’Estaing. Grâce aux
désistements avec les socialistes, les communistes ont fait élire 41 députés et les socialistes 66 ; ils
gagnent des sièges. C’est l’affirmation de la bipolarisation gauche-droite en France.
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Ainsi cette réforme des institutions qui apporte au Président une légitimité populaire nouvelle
est approuvée par référendum le 28 octobre 1962. Il n’est plus élu par le collège électoral (députés,
conseillers généraux, délégués, des conseils municipaux…) mais par la nation. Au soir du 25
novembre, le général de Gaulle a donc parachevé sa victoire sur les partis politiques et définitivement
fondé son régime présidentiel. Ayant fait ratifier par le peuple ses vues constitutionnelles, disposant
d'une majorité inconditionnelle à l'Assemblée nationale, s'étant débarrassé de l'hypothèque
algérienne, il a les mains libres pour conduire le pays dans les voies qu'il a choisies.
La qualité de cette réforme est sans doute la stabilité, l’efficacité et la responsabilité politique
qu’elle occasionne en France. L'heure est à la réalisation des grands desseins du gaullisme.