Cinq siècles après l`Espagne paie encore pour avoir renié son

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Cinq siècles après l`Espagne paie encore pour avoir renié son
Perspectives historiques
Cinq siècles après
l'Espagne paie encore pour avoir renié
son héritage arabe et juif
Par Juan Goytisolo
Pendant des siècles et des siècles, l'Espagne des Chrétiens, des Arabes, et
des Juifs, a développé une des cultures les plus brillantes que le monde ait
connu. Puis les Chrétiens, ayant pris seul le pouvoir, chassèrent de la
Péninsule, sous prétexte d'assurer la pureté de leur sang et de leur religion, les
Juifs puis les Arabes, appauvrissant ainsi leur propre culture, jusqu'à la rendre
quasiment exsangue... Il y a, pour chacun, quelques leçons à prendre de ce
drame historique.
Ce texte est paru dans Le Temps stratégique No 17.
Juan Goytisolo, écrivain espagnol, qui vit aujourd'hui entre Paris et Marrakech, a écrit
plusieurs romans, parmi lesquels Pièces d'identité (Paris, Gallimard, 1968), Don
Gulian (Paris, Gallimard, 1971) et Paysages après la bataille (Paris, Fayard, 1985).
Une première version de ce texte a paru dans la "Revue d'étude palestiniennes"
(Washington), No 17, automne 1985.
Plusieurs siècles durant, les Espagnols ont adhéré avec une belle unanimité à la
fiction absurde selon laquelle la Péninsule aurait été habitée, depuis ses plus
lointaines origines, par des populations déjà "espagnoles", les Tartesos, les
Ibériques, les Celtes ou les Celtibères, puis aurait été attaquée par les Phéniciens,
les Grecs et les Carthaginois, qui, après avoir affronté la résistance farouche des
autochtones (lors des sièges célèbres de Sagonte et de Numance), auraient fini par
devenir "espagnols" eux-mêmes: dans cette optique, Sénèque, le philosophe
stoïcien, précepteur de Néron, serait, parce que né à Cordoue, espagnol, comme
Martial, le poète latin satirique. Et Ortega y Gasset ne dit-il pas de Trajan, l'empereur
souverain qui conquit une bonne partie du Proche-Orient et vainquit les Parthes, qu'il
est un Sévillan?
Selon cette fiction, la personnalité des Espagnols modernes ne résulterait pas de
multiples apports culturels combinés au cours des siècles, mais d'une "essence"
espagnole inchangée depuis les origines.
Ce désir d'une origine et d'un lignage historique glorieux ressemble au désir de
certains commerçants, à la fortune d'origine douteuse, de se fabriquer une
généalogie remontant aux Croisades. Il a pour objet inavoué d'effacer un affront: la
présence, huit siècles durant, dans la Péninsule, de conquérants arabes, et qui
restèrent arabes.
Il n'y a nulle Espagne essentielle, inchangée depuis le fond des âges!
Dans cette perspective déformée, la prise de Grenade la Maure par les Rois
Catholiques, en 1492, ferme une longue parenthèse historique et rétablit la continuité
espagnole. Et lorsque, la même année, la Couronne expulse les Juifs qui ne se sont
pas convertis au christianisme, puis cent vingt ans plus tard, en 1610, chasse les
Maures d'Espagne, elle entreprend au fait, sous prétexte d'assurer l'unité religieuse
du pays, d'extirper du "corps vrai" du pays les communautés qui, malgré leur longue
cohabitation avec le christianisme, ne s'étaient, à la différence supposée des
Phéniciens, des Grecs, des Carthaginois, des Romains, des Wisigoths, jamais
hispanisées.
Or, comme l'a fort bien démontré l'historien espagnol contemporain Américo Castro,
les Ibériques, les Celtes, les Romains et les Wisigoths ne furent jamais des
Espagnols; alors que, tout au contraire, musulmans et juifs ont, dès le Xe siècle,
forgé avec les chrétiens la très riche civilisation moderne de l'Espagne, et son
identité unique en Europe.
On notera d'ailleurs que les royaumes chrétiens espagnols qui combattaient les
Maures, adoptèrent la tolérance religieuse traditionnelle de l'islam, puisque, du XIIe
au XVe siècle, ils n'ont pas hésité à associer des Maures et des Juifs à la conduite
de leurs guerres et à la gestion de leurs gouvernements.
Malheureusement les royaumes chrétiens ont également emprunté à leurs
adversaires des idées néfastes: aux Musulmans l'idée de "guerre sainte", aux Juifs
celle de "peuple élu", deux concepts qui ont marqué de façon indélébile la volonté
dominatrice des Castillans chrétiens.
La longue période de cohabitation des trois communautés les vit se spécialiser en
même temps qu'elles s'enrichissaient culturellement les unes les autres. Les
Chrétiens se consacraient de préférence à la guerre, les Juifs à la culture, les
Maures au travail artisanal. L'une des figures intellectuelles les plus prestigieuses du
XIIe siècle, Ramon Llul, écrivit en arabe une grande partie de son œuvre, et fondit en
un seul creuset, avec audace et originalité, les cultures juive, arabe et chrétienne.
Cette symbiose apparaît plus clairement encore dans l'architecture des monuments
les plus prestigieux de l'islam, la mosquée de Cordoue, la Giralda de Séville,
l'Alhambra de Grenade, et dans l'art chrétien mudéjar, c'est-à-dire adoptant le style
arabe.
De même, du XIIIe au XVe, voire au XVIe siècle, les Chrétiens firent construire
nombre de leurs monuments par des Maures: l'église de la Trinité à Saragosse par
Mohamet de Belico (1354); la chartreuse de Paular par Abdel Rahman (1440-1443);
l'hôpital de la Latina (aujourd'hui démoli) à Madrid par Maître Hazan; le portique de la
Pavoderia de la Seo, à Saragosse, par un architecte nommé Rami. Quant à la Tour
Penchée de Saragosse (détruite en 1887), sa construction fut confiée à cinq
architectes: deux Chrétiens, deux Musulmans et un Juif. Tout cela en contradiction
avec l'interdiction formelle, faite en 1480 à tout Musulman et à tout Juif par Isabelle la
Catholique, "d'avoir l'audace de représenter la figure de Notre Sauveur, ou de Sa
glorieuse Mère, ou de tout autre saint de notre religion".
Dès après la conquête de Grenade et la chute de la dernière dynastie maure de la
Péninsule, les Rois Catholiques décrétèrent, je l'ai dit plus haut, l'expulsion des Juifs.
D'ordinaire, les historiens espagnols affirment que cette décision cimenta l'unité de la
communauté juive. Au contraire, elle la divisa, la traumatisa, l'égara. Dès la fin du
XIVe siècle, de nombreux Juifs espagnols, pressentant le pogrom, se convertirent au
christianisme. En 1492, date de l'Edit d'expulsion, ce furent des communautés
entières qui rejoignirent in extremis les rangs des marranes, nom donné à l'époque
aux Juifs convertis dont on suspectait qu'ils continuaient à pratiquer le judaïsme en
secret.
Le démon de la discorde espagnole date de l'expulsion des Juifs...en 1492
Dès cette date il y eut en Espagne deux catégories de chrétiens, les "anciens" et les
"nouveaux", ces derniers étant séparés des premiers par le fait de n'avoir pas la
même "pureté de sang" (limpieza de sangre) qu'eux. Les barrières discriminatoires
élevées par la communauté "ancienne" dominante affectèrent aussi bien, dans
l'immédiat, les convertis sincères (il y en eut), que, durant quatre ou cinq
générations, les descendants de convertis. Telle est d'ailleurs l'origine de la discorde
séculaire qui fit le malheur des Espagnols. A ce jour les plaies ouvertes par l'Edit
d'expulsion ne sont point encore cicatrisées.
Les Castillans, triomphants, autoritaires, convaincus qu'ils étaient le peuple élu de
Dieu pour commander aux destinées du monde et instruire l'univers dans la religion
chrétienne, cédèrent bientôt à leurs pulsions conquérantes, affermies au feu de leur
longue lutte contre l'islam, et portèrent leurs armes jusqu'aux régions les plus
reculées d'Europe et d'Amérique - des Flandres à l'Italie, du Mexique au Pérou. Ils
obéissaient à une notion de l'honneur et de l'orgueil fondée entièrement sur leur
qualité de "vieux chrétiens" au "sang propre", héritiers des castes guerrières qui
avaient réussi l'exploit de la Reconquête (Reconquista) sur les Maures. Fiers de leur
origine "pure", ils refusaient d'exercer des fonctions intellectuelles ou techniques,
infamantes depuis l'âge des Rois Catholiques, et réservées, à les en croire, aux
Espagnols d'origine juive ou musulmane.
Contrairement à ce que d'aucuns ont affirmé, ce mépris des Castillans n'a pas pris fin
avec le XVIe siècle. Un historien de l'époque de Philippe V, soit plus de deux siècles
après l'Édit d'expulsion, cité par Dominguez Ortiz, affirme ainsi que "beaucoup de
Juifs sont restés en Espagne. Ces chrétiens nouveaux, médecins, financiers,
marchands, confituriers, vivent ordinairement de l'usure; ils sont ambitieux et habiles
(...) et se vengent (ainsi) avec force des Chrétiens". En 1787, Valentin Foronda
dénonce les ravages que provoque "le préjugé gothique" selon lequel l'exercice du
commerce est déshonorant, et raille la noblesse provinciale attachée à ses vieux
parchemins et à ses palais en ruines. Au IXe siècle même, le poète Blanco White
note dans ses Lettres d'Espagne (qui datent de 1822) que, dans la société
espagnole d'avant l'invasion napoléonienne, "la pureté du sang, c'est-à-dire
l'assurance qu'il n'a jamais été mélangé à du sang arabe ou juif, était pour tout bon
chrétien de la Péninsule la condition même de son honneur, le piédestal de sa
réputation".
La crainte d'être assimilés à des Juifs amena ainsi les Espagnols chrétiens à
négliger, trois siècles durant (du XVIe au XVIIIe), les activités scientifiques et
commerciales. Ce mépris précipita la ruine économique du pays, qu'avaient amorcée
déjà le dépeuplement des campagnes, l'importation massive d'or américain et les
guerres religieuses pratiquement ininterrompues. Les intellectuels d'origine juive
durent s'expatrier, comme le philosophe Vives, ou se taire. L'Inquisition, créée par les
Rois Catholiques, veilla jalousement sur la pureté de la foi. Et le Saint-Office, bien
avant que le luthéranisme ne se manifestât dans le pays, exerça une répression sans
pitié contre les marranes et les moriscos. L'humanisme espagnol, qui avait brillé de
tous ses feux au XVe siècle, finit par s'éteindre définitivement.
On ne peut comprendre le retard de la bourgeoisie espagnole sur les autres
bourgeoisies européennes si l'on ne remonte à ces guerres religieuses et raciales
aberrantes, qui en vinrent à faire préférer la pauvreté et l'analphabétisme à une
occupation risquant de ternir "la pureté du sang".
Puis les Chrétiens tuèrent en eux-mêmes toute trace de leur sensualité arabe...
Cette attitude de rejet radical du savoir et du travail trouve son expression ultime
chez Quevedo, le grand écrivain espagnol du XVIIe siècle qui, dans La hora de todos
et Los suenos, exalte la carrière des armes comme seule digne d'un Espagnol. Son
œuvre dessine l'image d'une Espagne ignorante, orgueilleuse et misérable, où il
suffisait d'exprimer quelque inquiétude intellectuelle ou religieuse, de savoir le grec
ou l'hébreu, pour être soupçonné de judaïsme. Au point que l'ignorance des
premières notions de l'écriture en vint à constituer un titre de gloire. Dans les œuvres
de Lope de Vega, notamment, nombreux sont les personnages qui s'enorgueillissent
de leur analphabétisme. Les auteurs ironisent-ils à leur propos? Point du tout! Ils
célèbrent au contraire leurs vertus. Et seul Cervantes, l'ironique auteur de Don
Quichotte, peut faire dire à l'un de ses personnages qu'il refuse d'apprendre à lire
parce que les choses écrites "sont des chimères qui envoient les hommes au
bûcher".
En même temps qu'elle témoigne de l'étouffement de l'inquiétude intellectuelle
"judaïque", la littérature espagnole des XVIe et XVIIe siècles démontre, par omission,
à quel point la sensibilité hispano-arabe a été à cette époque refoulée. Aucun
historien n'a, jusqu'à ce jour, évalué l'importance de ce phénomène, et l'impact
formidable qu'il a eu sur le caractère national espagnol.
Comme l'observe justement Xavier Domingo, "pour l'Arabe, les sentiments et la
sexualité sont indissociables. Pour le Chrétien (en revanche), tout ce qui a trait au
sexe est mauvais et peut contaminer l'âme. (...) Tout ce que l'Espagnol porte en lui
d'arabe est réprimé impitoyablement, et d'abord la sexualité".
Alors qu'au Moyen Age la littérature érotique arabo-andalouse, castillane aussi, avait
atteint les plus hauts niveaux de l'art, à partir des Rois Catholiques les écrivains
entreprirent de haïr le sexe, et toute forme de sensualité. Dans son Antéchrist,
Nietzsche rappelle que la première mesure prise par les monarques castillans après
la reconquête de Cordoue, fut de fermer les trois cents bains publics qui existaient
alors dans la ville.
Et une œuvre comme la Celestina, attribuée à Fernando de Rojas (1502), racontant
les manigances d'une vieille sorcière pour favoriser les amours charnelles d'un
couple adolescent, ne put être diffusée que parce que le Saint-Office ne contrôlait
pas encore complètement la vie et la conscience des Espagnols. Mais dès le milieu
du XVIe siècle, l'amour physique disparaît de la littérature de la Péninsule. Seul
l'amour idéal obtient désormais l'imprimatur; Pétrarque et son amour virginal pour
Laure de Noves remplacent Les mille et une nuits.
Don Quichotte lui-même, "le chevalier à la triste figure", est, comme la quasi-totalité
des personnages romanesques de l'époque, un être asexué, aux amours purement
platoniques. Chez Quevedo, enfin, la haine de la femme atteint des sommets
morbides; la description physiologique qu'il en donne est répugnante. Qu'elle est loin
l'atmosphère sensuelle des nuits d'Andalousie, chantées par les poètes: nourritures
délicieuses, vins exquis, esclaves blondes, éphèbes languissants.
Certes, au début de cette répression, les tensions morales et les déchirements
internes qu'elle provoqua trouvèrent une expression artistique. Mais l'étouffement finit
par gagner. A la fin du XVIIe siècle, l'art et la littérature du "Siècle d'or", qui, avec
Velazquez, Cervantes, Goangora, avaient étonné le monde, étaient mourants. Et si
l'on excepte Goya, ne connurent aucune renaissance jusqu'au début du XXe siècle.
Personne ne peut nier le rôle décisif joué par l'Andalousie dans la formation de la
culture castillane, et ce dès les origines. Pourtant, aujourd'hui encore, nous
n'admettons cette vérité en Espagne qu'après réserves mentales, marchandages
instinctifs, escamotages. Nous continuons à réduire systématiquement l'Arabe à son
passé glorieux mais disparu, comme si ce passé n'avait rien à voir avec la culture et
la vie espagnoles actuelles. Nous éliminons subrepticement le phénomène
d'emprunts à la culture arabe, par osmose, par capillarité, dans une longue
cohabitation qui a produit l'art et la littérature, merveilleux entre tous, de style
mudéjar.
Nous continuons à étudier l'histoire des Arabes et des Juifs de la Péninsule comme
celle de deux peuples hôtes mais étrangers, irréductiblement opposés au peuple
espagnol. Parallèlement à cette mutilation historique, nous persistons à déjudaïser et
à désarabiser les grandes œuvres espagnoles. Alors que la langue nouvelle utilisée
par les auteurs de la chanson de geste Cantar de mio cid (1140), par l'archiprêtre de
Hita pour écrire son poétique Libro de buen amor (1330), par l'infant don Juan
Manuel, le Boccace espagnol, dans son œuvre, témoigne de la vitalité, de l'énergie
produites par le métissage d'éléments latins et arabes à partir desquels a grandi
l'arbre touffu de la littérature espagnole. Et dans ce mélange, le rôle des Juifs est
fondamental: lorsque l'Espagne commence à prendre conscience d'elle-même, elle
est déjà une terre séfarade, célèbre dans tout le monde connu.
La leçon? Que sans métissage, un peuple devient vite aussi stérile
qu'un caillou...
Ce sont les Arabes qui ont fait apprécier dans la Péninsule l'héritage grec et les
littératures orientales, grâce à quoi l'Espagne médiévale devint le creuset de toutes
les cultures connues alors et la Castille diffusa dans toute l'Europe le grand savoir
classique, d'Aristote à Euclide, traduit dans Tolède la Maure par des Hébreux...
Et puis, au milieu du XVIIe siècle, l'Espagne s'enferme dans ses frontières, cesse de
s'intéresser aux autres peuples, aux autres cultures. Ce repli finit par stériliser la
culture espagnole, par tuer la production littéraire qui avait surgi en un temps de
métissage, de transvasement, d'ouverture féconde sur l'extérieur. D'ailleurs le monde
arabe lui-même avait connu une stérilisation et une décadence comparables deux
siècles plus tôt, dès lors qu'enfermé sur lui-même dans une tentative futile de
préserver sa pureté et son authenticité, il avait cessé d'absorber, d'intégrer à son
génie propre, et de transmettre, les héritages grecs, romain, persan, indien.
Voilà pourquoi je suis convaincu qu'en Méditerranée notamment, carrefour de
cultures et de civilisations nombreuses, il est absurde de chercher d'absolues
"identités nationales", en se fondant sur un passé mythique, falsifié, dénaturé, et en
niant les apports immenses d'autres peuples. Le poète syro-libanais Adonis dit très
justement que l'identité, loin d'être quelque chose de complet et de définitif, est "une
possibilité toujours ouverte". Aujourd'hui comme hier, l'identité vraie est un courant
qui ne cesse jamais, alimenté par une infinité de ruisseaux et de rivières.
Les grands zigs et les grands zags de l'histoire espagnole
Les origines: un manteau d'Arlequin
A l'époque néolithique, vers le IIe millénaire avant J.-C., l'Espagne est envahie par
les Ibères, lesquels doivent bientôt faire un peu de place aux Celtes. Les deux races,
se fondant en une population celtibère, occupent l'intérieur de la Péninsule, tandis
que les côtes se peuplent de Phéniciens, de Grecs, puis de Carthaginois.
Ces derniers infligèrent une première défaite aux Celtibères en 219 avant J.-C., lors
de la prise de Sagonte, ville prospère de la côte qui avait eu la mauvaise idée de
s'allier aux Romains. Un malheur ne venant jamais seul, ces derniers firent subir un
sort encore plus horrible à la ville de Numance en 133 avant J.-C.: ils acculèrent ses
habitants assiégés et affamés à se manger entre eux puis à se jeter dans le bûcher
géant qu'ils avaient allumé pour mettre fin à leur supplice.
Ainsi pacifiée, l'Hispanie demeura province romaine jusqu'aux invasions barbares.
Les Vandales ne firent que passer, mais les Suèves et les Wisigoths s'installèrent
dès 418. Tolède devint capitale du royaume wisigothique, qui prospéra jusqu'à la
défaite du roi Rodrigue contre les musulmans en 711.
Les Maures: l'affaire d'un petit millénaire
Les Maures, battus en 732 à Poitiers par Charles Martel, occupèrent tout le centre et
le sud de l'Espagne et y fondèrent le califat de Cordoue (IXe-Xe siècles) qu'ils
appelaient al-Andalus. Se divisant en royaumes indépendants au XIe siècle,
l'Espagne maure se laissa dès lors grignoter par les royaumes chrétiens du Nord,
malgré les résistances des dynasties Almoravides puis Almohades. A partir de 1260,
seul subsista le petit royaume de Grenade, qu'Isabelle et Ferdinand, les Rois
catholiques, conquérirent en 1492.
Le siècle d'or, si bien nommé
Stimulés par quatre siècles de croisade contre les Maures, les Espagnols partirent à
la conquête de nouveaux espaces: Nouveau Monde d'abord, puis une partie de
l'Europe, grâce à l'or ramené d'Amérique. Les politiques impériales de Charles-Quint
puis de Philippe II (1556-1598), si elle leur permit de gouverner un "empire sur lequel
le soleil ne se couchait jamais", ruinèrent définitivement l'économie espagnole. L'or
américain, servant à financer les guerres et des achats somptueux plutôt qu'à
développer l'économie du pays, se trouva en effet très vite dans les poches des
fournisseurs hollandais et des mercenaires suisses ou italiens, lesquels s'attachèrent
à le faire fructifier mieux que les dépensiers Espagnols.
La chute lente... jusqu'à quand?
Cette politique précipita la décadence de l'Espagne qui ne subit plus, des le XVIIe
siècle, qu'une longue série de revers: sécession du Portugal (1640) et des Pays-Bas
(1648), perte de l'Artois et du Roussillon (1659), de Gibraltar et de Minorque (1713),
invasion française (1808) et indépendance de toutes les colonies d'Amérique (18101825), le mouvement se terminant en 1898 par la perte de Cuba et des Philippines.
La faiblesse des monarques et les luttes qui opposèrent libéraux et conservateurs
pendant tout le XIXe siècle aboutirent à la dictature de Primo de Rivera (1923-1930)
puis à l'avènement de la République (1931). Celle-ci fut bientôt noyée dans le sang
par l'armée putschiste conduite par Franco (1936-1939). La dictature du Caudillo
devait durer jusqu'à sa mort en 1975, l'Espagne revenant alors à la royauté
(constitutionnelle) avec Juan Carlos de Bourbon.
Rugueux champions de la foi
Les Rois Catholiques
Ferdinand II d'Aragon roi d'Aragon et de Sicile, roi de Castille et roi de Naples scella
l'unité espagnole en épousant Isabelle de Castille en 1469, associant à l'expansion
atlantique de la Castille les ambitions méditerranéennes de l'Aragon.
L'union des deux royaumes permit d'achever la reconquête de la péninsule encore
dominée par les Maures. Le bon usage du catholicisme comme bannière de la
reconquête tant à l'extérieur - prise de Grenade en 1492 - qu'à l'intérieur - fondation
de l'Inquisition en 1478, expulsion des juifs en 1492 - valut au couple royal le titre de
"Rois Catholiques" décerné par le pape. Isabelle mourut en 1504. Remarié,
Ferdinand n'eut point d'héritiers mâles, et lorsqu'il mourut en 1516, vit lui succéder
sur le trône son petit-fils Charles de Gand - Charles Quint.
Le Saint-Office
Institution ecclésiastique, fondée par la cour de Rome, dans le dessein de rechercher
et de punir toute atteinte portée à la foi. On fait généralement remonter l'origine de
l'Inquisition à l'an 1204, époque où le pape Innocent III, voulant arrêter les progrès de
l'hérésie des Albigeois, envoya son légat Pierre de Castelnau et plusieurs autres
religieux bénédictins, prêcher dans le Languedoc. De l'Italie, où elle avait été
adoptée dans quelques États, l'Inquisition fut apportée et établie en France sous le
règne de Saint Louis, en 1255 mais elle trouva une opposition persistante dans le
pays même qui lui avait pour ainsi dire, servi de berceau. I1 n en fut pas de même en
Espagne, où cette institution, fondée en 1232, fut transformée plus tard sous
Ferdinand le Catholique, et reçut, avec une nouvelle organisation, des pouvoirs
véritablement formidables. Constituée en 1478, dans l'intention principale de
poursuivre les juifs et les Maures relaps, elle prit le nom de Saint Office et fut placée,
en 1483, sous la direction d'un grand inquisiteur, auquel on adjoignit le conseil, dit la
Suprême, et 45 inquisiteurs généraux. Le premier grand inquisiteur fut le célèbre
Thomas de Torquemada, prieur des dominicains de Ségovie; Sixte IV le confirma,
bien qu'il désapprouvât dans ses lettres à Ferdinand et à Isabelle, l'esprit de rigueur
et les pouvoirs trop étendus du nouveau tribunal. La procédure inquisitoriale devait
être secrète: le prévenu, enfermé dans une prison appelée casa santa (maison
sainte), était soumis, dans les cas les moins graves, à des peines spirituelles: mais,
pour d'autres cas, il pouvait avoir à subir l'amende, la prison ou la mort. Livré, dans
cette dernière circonstance, au bras séculier, il était ordinairement conduit au
supplice, le corps couvert d'un san benito, robe jaune en forme de sac, ayant une
croix devant et derrière, et parsemée de diables: sa sentence, publiquement
prononcée, était appelée auto-da-fé. Ce fut surtout sous Philippe II que l'Inquisition
signala son zèle rigoureux en Espagne et aussi dans les Pays Bas, où elle eut à
combattre l'hérésie. Au XVIIe siècle, Jean VI, roi de Portugal, la supprima dans son
royaume: et en 1808, Napoléon Ier l'abolit en Espagne. Ferdinand VII la rétablit en
1814, et les Cortès la supprimèrent définitivement en 1820. L'Inquisition, établie à
Rome par Pie VII, ne fut qu'un tribunal de discipline pour le clergé, appelé
Congrégation du Saint-Office, jusqu'en 1965, et Congrégation pour la Doctrine de la
foi depuis lors.
"Dieu qu'elle est jolie, doña Endrina!"
La sensualité hispano-arabe de l'archiprêtre de Hita (1290-1350)
Juan Ruiz, archiprêtre de Hita, est l'auteur de nombreux poèmes burlesques et
licencieux qui le firent jeter en prison par l'archevêque de Tolède. Le Libro de Buen
Amor, qui est son œuvre majeure, est de conception plus classique et d'esprit moins
rabelaisien. C'est un long poème lyrique qui reprend l'un des thèmes principaux de la
poésie médiévale: l'opposition entre amour humain et amour divin.
Cette opposition reflète les deux courants de pensée contradictoires qui ont influencé
le poète. D'un côté, l'auteur puise son inspiration dans la tradition arabe. Les
références au Collier de la Colombe du Cordouan Ibn Hazm (994-1064) sont
manifestes. Ce dernier, partant de l'idée que l'amour "n'est pas réprouvé dans la Loi"
et que "si Dieu, quand il forma l'homme, avait éprouvé que la femme fût mal, il ne
l'eût point donnée a l'homme pour compagne" et que "m'eût-elle été un bien, si noble
il ne l'eût pas créée."
De l'autre, il fait référence au néo-platonisme. Cette doctrine, qui doit beaucoup aux
penseurs grecs (Aristote et Platon notamment) et à la mystique orientale, est
présente dans tout le bassin méditerranéen depuis le IIIe siècle après J.-C. Elle milite
en faveur d'un certain ascétisme mystique, très en vogue chez nombre de penseurs
arabes. Ce mélange subtil d'ascèse et de sensualité permet de faire coexister
pacifiquement érotisme et religion. "Pour sainte ou saint qu'on soit je ne connais
personne qui, vivant seul, ne souhaite une compagnie" affirme l'auteur du Libro de
Buen Amor, qui ne dissimule pas ses émotions: "Dieu qu'est jolie dons Endrina sur la
place! Sa taille, sa démarche et son long col de cygne! Quels cheveux, quelle
bouche, quel teint quel maintien gracieux! Avec des dards d'amour elle frappe en
levant les yeux."
Réalité de l'Espagne par Américo Castro. Paris, Klincksieck, 1963. (Américo Castro,
né au Brésil en 1885, fut l'un des plus grands critiques littéraires espagnols de ce
siècle. La realidad historica de Espana publiée en 1954, est son œuvre majeure.)
"Baise-la, ses lèvres t'emplâtreront"
Le pessimisme caustique de Quevedo (1580-1645)
Francisco Gomez de Quevedo y Villegas, humoriste impitoyable, excellant dans la
satire burlesque et le pamphlet, tourne en ridicule les travers de ses contemporains.
Politicien raté, il tomba deux fois en disgrâce et fut condamné deux fois aux arrêts,
dans une prison d'abord, puis dans un monastère. Spectateur impuissant des débuts
du déclin de l'Espagne, Quevedo est l'auteur baroque par excellence, d'un
pessimisme noir et toujours hanté par la mort. Au-delà des jeux de mots, de la
truculence de ses expressions et de son style, apparaît l'humeur sombre et le
moralisme sentencieux de l'ancien élève des Jésuites. La description qu'il fait de la
femme, toujours fardée et artificielle, est éloquente:
"Si elle lavait son visage, tu ne la reconnaîtrais pas. Crois bien qu'il n 'y a rien de plus
travaillé au monde que le cuir d'une belle femme ou l'on épuise, sèche et fond plus
d'enduits qu'elles ne revêtent d'habits, tant elles se méfient de leurs avantages
naturels. Quand elles veulent flatter quelque odorat, elles font appel aux pastilles,
aux parfums, aux lotions. Elles dissimulent parfois les sueurs de leurs pieds dans des
pantoufles ointes d'ambre. Je te dis que nos sens sont à jeun de ce qu'est la femme
et gavés de ce qu'elle paraît. Baise-la, ses lèvres t'emplâtreront, embrasse-la, tu
n'étreindras qu'une planche et tu cabosseras du carton. Si tu couches avec elle, tu
en laisses la moitié au pied du lit dans ses souliers à hauts talons. Sa tu la poursuis,
tu te fatigues, si tu l'obtiens, tu t'en empêtres, si tu l'entretiens, elle te ruine, si tu la
laisses, elle te poursuit, et si tu l'aimes, elle te laisse tomber.
"Fais-moi comprendre ce qu'il y a de bon en elle, et considère maintenant cet animal
dont la superbe vient de notre faiblesse, la puissance de nos besoins (et il vaut bien
mieux qu'ils demeurent réprimés et insatisfaits) tu verras clairement ta folie.
Considère-la au moment de ses règles elle te dégoûtera. Quand elle ne les a plus,
souviens-toi qu'elle les a eues, et qu'elle en souffrira encore, et tu auras horreur de
ce qui te rend épris. Rougis d'être éperdu pour des choses que dans n'importe quelle
statue de bois ont un fondement moins dégoûtant."