D`étudiant à intervenant, il garde intacte sa passion pour la télé
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D`étudiant à intervenant, il garde intacte sa passion pour la télé
Numéro spécial 90e anniversaire de l’École supérieure de journalisme de Lille - Samedi 11 octobre 2014 2 Sommaire À l’occasion des 90 ans de l’École supérieure de journalisme de Lille, l’association des anciens Réseau-ESJ a organisé pour ses adhérents trois jours exceptionnels les 10, 11 et 12 octobre. Cette Gazette spéciale, réalisée dans l’urgence par les étudiants de la 89e promotion, tente de relater les meilleurs moments de cet événement unique. Il manque la soirée de gala au Vélodrome de Roubaix. Pour une bonne raison : le pari était d’y distribuer cette Gazette... 8 - Colloque et signatures Le progamme Mercredi 8 octobre Numéro 0 Furet du Nord, présentation de la révue réalisée par les étudiants de la 88e sur les journalistes Jeudi le 9 octobre Projection Au Palais des Beaux-Arts, projection de «Les Gens du Monde». Vendredi 10 octobre Leçon inaugurale par Anne Sinclair à la Mairie de Lille ( Exposition Inauguration de l’exposition sur le journalisme. Cocktail Après la leçon à la Mairie. Diplômes Dans la foulée, remise des diplômes à la 89e dans le grand amphi de l’École. Bal à Jules Teuf dans les locaux de l’École Samedi 11 octobre A.G. Assemblée générale des Anciens Buffet Cocktail et buffet Colloque Colloque à L’ESJ 3 - Accueil par la Mairie 4 - Les gens du Monde Expo Labasse 5 - La leçon inaugurale 6 - Bal à Jules 7 - A.G. de Réseau ESJ 9 - Philippe Rochot expose 10 - 11 L’ESJ aujourd’hui 12 - 13 Les piliers Éditorial Pierre Savary Directeur de l’ESJ-Lille 14 - Les enfants ESjiens 15 - Le test 16 - Les années quarante 18 - Les années cinquante 20 - Les années soixante 22 - Les années soixante-dix 24 - Les années quatre-vingt 26 - Les années quatre-vingt-dix 28 - Les années deux mille 30 - Les années deux mille dix Jeune et vieille dame À l’approche de ce 90e anniversaire, en rendant cette semaine hommage au fondateur de l’École, Paul Verschave, en discutant avec sa petite-fille des archives de son grand père, j’ai eu une pensée pour tous ceux qui ont accompagné cette « jeune et vieille dame » pour reprendre l’expression de l’un d’eux, Loïc Hervouet. Paul Verschave a fondé l’École en 1924, entre deux guerres, il fut le premier. Robert Hennart l’a dirigée pendant trente ans à partir de l’immédiate après-guerre, les autres pendant des Gala Soirée de gala au Vélodrome de Roubaix Dimanche 12 octobre Clôture Matinée culturelle et apéritif de clôture. Un ours bien léché Cette Gazette a été écrite et mise en page par les “deuz”, étudiants de la 89e promotion sous la baguette d’Yves Sécher (49e) intervenant à l’École pour l’Édition. périodes plus courtes. Ces directeurs, ces présidents, ces serviteurs de l’ESJ ont connu l’École à un moment donné de son histoire, dans des contextes différents. Tous ont essayé de l’accompagner, cet anniversaire est aussi le leur. Il est celui de tous ceux, permanents – journalistes ou non –, pédagogues, formateurs, qui ont donné à cette École quelle qu’en soit la période ou la forme. Il est aussi bien sûr celui de tous les Anciens, de toutes les promotions, la 27e est la plus ancienne représentée cette année. Merci à vous tous pour cette fidélité à votre École. Gazette du 90e anniversaire de l’ESJ Lille du 10 au 12 octobre 2014 Echos des discours C’est un message positif pour l’avenir du journalisme 3 Vendredi 10 octobre.16h30. Rendez-vous à la mairie de Lille. La journaliste Anne Sinclair y prononce la leçon inaugurale à la 90e promotion de l’ESJ [page suivante]. Cette tradition remonte à près d’une quarantaine d’années. Huit cents personnes au moins – Anciens, étudiants et nombreuses personnalités – sont accueillies dans le hall d’honneur de l’Hôtel-de-ville par Martine Aubry, maire de Lille. Réception à la Mairie Martine Aubry, maire de Lille : « L’ESJ, une école dont nous sommes fiers ! » Martin Delacoux (90e) Ce que je retiens de tous ces discours, c’est un message positif, surtout en ce qui concerne le numérique, qui est l’avenir du métier. J’ai été marqué par certains discours, notamment par la transparence de Martine Aubry et d’Anne Sinclair. Il faut apprendre à ne pas tout dire. Ce que raconte Anne Sinclair est un peu du quotidien Sophie Bogatay, journaliste (58e) C’était super long. Hervé Bourges, il déjeune, il déjeune. Il côtoie les grands de ce monde comme toujours, il n’a pas changé. Martine Aubry est très sympa, très sobre. Anne Sinclair fait un petit peu sourire. Ce qu’elle raconte c’est un peu loin du quotidien qu’on vit mais ça motive, ça fait du bien à entendre. C’étaient des discours très sympas. L e grand carré de l’hôtel de ville de Lille était plein comme un œuf pour écouter le discours de Martine Aubry. Derrière son pupitre, la maire de Lille a exprimé son « bonheur » de fêter le 90e anniversaire de l’ESJ Lille, « convaincue qu’il était partagé ». « Nous sommes fiers de notre École », a souligné d’emblée Martine Aubry. « Il n’y a pas un endroit où j’aille sans qu’on me parle de cette école », a-t-elle ajouté. Brossant un rapide historique de l’institution depuis sa fondation en 1924, la maire a rappelé que les Anciens de l’ESJ Lille étaient les « meilleurs ambassadeurs » de la capitale des Flandres, en France comme à l’étranger. Tout en rappelant l’aide financière et morale que la mairie de Lille a toujours apportée à l’ESJ, y compris quand celle-ci rencontrait des difficultés financières, Martine Aubry a loué la « rigueur » inculquée par l’Ecole à ses étudiants, ainsi que sa formidable capacité d’innovation à l’heure de la révolution numérique. L’ESJ « a toujours été tournée vers l’avenir », a salué l’élue. Ce qui lui a permis au fil du temps de devenir « une référence ». Cette réussite, a expliqué Martine Aubry, tient essentiellement à la qualité du personnel de l’école, mais aussi à ses valeurs. Et au premier plan « la modestie, qui n’empêche pas l’ambition ». La maire de Lille a également rappelé le rôle « irremplaçable » du journalisme dans les démocraties modernes et la « responsabilité » des médias dans la transmission de l’information. Une responsabilité à laquelle les anciens de l’ESJ Lille tentent d’être à la hauteur depuis 90 ans. Adrien Lelièvre Fleur Pellerin : « Avec le numérique, tout change » Anne Sinclair est restée fidèle aux fondamentaux Guillaume Carré, journaliste (13e PHR) Anne Sinclair est restée fidèle aux fondamentaux. Elle a rappelé ce qu’est la base du métier et c’est plutôt pas mal, à l’heure actuelle où ça se disperse un peu dans tous les sens. Vérifier, recouper avant de publier la moindre information, c’est la base, c’est bien de le rappeler. La ministre de la Culture et de la Communication Fleur Pellerin a mis le numérique et son rôle dans l’évolution du journalisme au cœur de son discours. « Le plus beau métier du monde » est à un tournant, a souligné Fleur Pellerin. « Car avec le numérique, tout change ». La ministre a invité les écoles de journalisme, qui « jouent un rôle crucial dans l’avenir de l’information en France », à embrasser cette évolution « immense et sans équivalent » dans l’histoire. « Le renouveau et l’ébullition sont la clé », a-t-elle souligné, précisant que les étudiants en journalisme d’aujourd’hui feront « muter l’ADN de l’information ». Une tâche que la ministre a qualifié d’« exaltante ». « Dans un contexte de profusion, et parfois de confusion », la ministre a loué la capacité d’innovation des médias français, citant Elle, vendu dans 60 pays, Mediapart, observé dans le monde entier pour sa réussite économique en ligne, ou encore l’AFP et son « haut degré de professionnalisme ». Car « contrairement à une idée reçue, la presse se renouvelle beaucoup », a estimé la ministre. Gazette du 90e anniversaire de l’ESJ Lille du 10 au 12 octobre 2014 4 Jeudi 9 octobre, au Palais des Beaux-Arts, était projeté le documentaire Les Gens du Monde, réalisé par Yves Jeuland. Pendant cinq mois, le réalisateur s’est immergé dans le service politique du quotidien, au moment de la campagne présidentielle de 2012. L’ occasion de scruter le métier, avec ses acteurs en pleine action. Bertrand Labasse, lui, a délaissé l’habit de journaliste scientifique pour s’inscrire dans un temps plus long : celui de la recherche. Enseignant en Sciences de l’information à l’université d’Ottawa et à l’ESJ, ce Canadien d’adoption a traversé une nouvelle fois l’Atlantique pour inaugurer son musée virtuel de la presse francophone. Marque du temps, ce travail est à découvrir sur Internet. Mais l’inauguration officielle a eu lieu à l’hôtel de ville de Lille, vendredi 10 octobre. Docu & Expo Au centre du Monde ser le film, le documentariste a dû faire des choix. Sur les 168 heures de rush, moins d’1 % a été gardé. Pendant près d’une heure et demie, la caméra se faufile dans les couloirs de la rédaction, témoin des doutes et des joies de ces « gens » qui la composent. Interroger la sélection des journalistes « Les meilleurs journalistes ne doivent pas avoir de vie privée Ce qui m’a le plus épaté, c’est le rythme de travail... Je me dis que les meilleurs journalistes ne doivent pas avoir de vie privée » confie Yves Jeuland sur la scène de l’auditorium du Palais des Beaux Arts. À ses côtés, Raphaëlle Bacqué, grand reporter au Monde. Elle qui scrute et analyse, la voici à son tour observée derrière la caméra – discrète – du réalisateur. « C’est toujours difficile de laisser filmer les cuisines. On a l’impression qu’on est sales, fatigués en permanence. Ce n’est pas flatteur. Mais en contrepartie, on constate notre investissement », explique-t-elle. Pour réali- Parmi les débats quotidiens du journal, celui du recrutement des jeunes journalistes. Florence Aubenas défend Le Monde Académie, une alternative aux grandes écoles. « C’est un échec » estime Raphaëlle Bacqué. « La vérité, c’est que l’ESJ et le CFJ trustent les embauches. Il est extrêmement rare de trouver quelqu’un qui sait écrire sans avoir fait d’études. » Aux premières heures du Monde, les nouveaux venus sont encore formés sur le tard, auprès d’anciens. « Aujourd’hui, on demande aux jeunes d’être immédiatement opérationnels. Le fait d’avoir fait une école est un plus indéniable. » Quant à l’image de ce journal historique, la voilà mieux connue. « J’ai vu des jeunes de vôtre âge, en jean et basket », raconte Yves Jeuland. De quoi motiver les quelque 300 étudiants présents dans la salle. Clément Melki Paroles d’Anciens Alain Quesseveur (42e promo) De la campagne à la ville... Le passage abrupt d’une adolescence quasi-rurale à la semi-modernité de la métropole lilloise. L’ apprentissage du métier s’obscurcit, mais les images des à-côtés de l’ESJ gardent leur éclat : le clinquant des néons de la Grand’Place, les sombres arrières-cours de Wazemmes, les heures perdues (peut-être pas) au Furet du Nord. Le vieux tram brinquebalait ; le cheval tirait encore le lourd fardier du livreur de bière et l’on pouvait s’étourdir d’interminables séances du ciné-club. Le ciné sans fin, histoire et nouveauté, avec toujours d’étonnantes merveilles : Joseph Losey, en personne, venant parler de ses films; Henri Langlois prêtant de précieuses bobines de la cinémathèque; des débats jusqu’au bout de la nuit sur des films aujourd’hui oubliés. Il y avait parfois quelque féérie au détour de ces années d’études lilloises... Bertrand Fichou (59e promotion) Le rebelle de la promo 59 J’ai été le seul étudiant, je crois, à avoir eu un examen de passage pour passer en deuxième année. Tout le monde se promenait avec Le Monde ou Libé sous le bras et moi j’avais décidé de ne pas lire du tout d’actu par pur esprit de contradiction. J’ai donc du passer l’été à rattraper mon retard, pour passer un examen devant le directeur Maurice Deleforge. On avait organisé une soirée déguisée à l’Ecole. Vers le milieu de la nuit, trois types habillés en policiers arrivent près de la grille. Je les accueille, épaté : super déguisement ! Et ils me répondent qu’ils ont été appelés par les voisins pour tapage nocturne... Bertrand Labasse et “la tache aveugle” Le chercheur en sciences de l’information Bertrand Labasse (université d ’Ottawa et ESJ) D es unes de journaux, aussi symboliques que les évènements sur lesquelles elles titrent. Des cartes de presse, des outils d’imprimerie, et plus loin, une relique : le sac de cou- chage du journaliste américain qui a annoncé l’arrivée d’Hitler à la frontière tchèque...et qui fut capturé quelques années plus tard. Ce sont ces « Moments de presse » que propose Bertrand Labasse, professeur à Ottawa, et journaliste à la mairie de Lille jusqu’au 24 octobre. Une exposition « physique », qui se veut avant tout une vitrine d’un projet plus important : « Je voulais créer une véritable collection muséale du journaliste et du journalisme, pour que l’on oublie pas tous ces objets pratiques du métier. ». Et ainsi, quelques pièces exposées, déclinées par thématique : les difficultés du journaliste, la pression exercée sur son quotidien et des anecdotes liées au métier. « Ce n’est pas du tout historique et linéaire ! La visite se veut avant tout ludique, explique Taïna Cluzeau, une ancienne élève tout Gazette du 90e anniversaire de l’ESJ Lille du 10 au 12 octobre 2014 juste diplômée de la filière journaliste scientifique, qui a largement contribué à l’existence et la mise en place de cette exposition. « Moments de presse » se veut être également un projet de « musée sans murs », avec un site Internet, momentspresse.org, où l’on peut retrouver plus de reliques du journalisme, des visites guidées thématiques...mais sans caféteria ! « Moments de presse » à la mairie de Lille, jusqu’au 24 octobre. Entrée libre. Continuer la visite sur momentspresse.org. Liza Kroh 5 Anne Sinclair, « une femme pleine de paradoxes » En quarante ans de carrière, Anne Sinclair a interviewé beaucoup de personnalités politiques. À tel point qu’elle ne souhaite plus le faire aujourd’hui. « Ce sont toujours les mêmes. » La directrice éditoriale du Huffington Post français aurait pu revenir à la télé, mais c’est la radio qu’elle a choisie, (Europe 1) où elle reçoit chaque samedi à 8h30 un invité dans un cadre très libre. Elle nous a donné rendez-vous dans un café du septième arrondissement de Paris. E Les étudiants attendaient Anne Sinclair. Ils ont eu le discours conformiste d’une journaliste peu encline à s’aventurer hors des sentiers battus. « On attendait des exemples concrets sur son expérience à elle, c’était bateau et trop généraliste » témoignent de nombreux étudiants de la 90ème promotion. Etre curieux, avoir envie, creuser les sujets difficiles et se lancer dans ceux où on ne nous attend pas ? Les conseils d’Anne Sinclair n’étaient que « poncifs enfilés comme sur un collier de perle » lance Thibault. Un constat partagé par la plupart de ses camarades qui n’ont pas manqué de souligner les ambiguïtés de la journaliste. « Elle nous dit d’aller en profondeur dans les sujets, de faire du fact checking mais le Huffington Post fonctionne en partie grâce à la stratégie du click, du buzz, grâce aux tribunes de gens connus et médiatisés, sans aucun fact checking » constate Daxia. Se méfier des connivences, autre recommandation d’Anne Sinclair, a fait sourire plus d’un étudiant. « Pour une personne qui a baigné dans le milieu des politiques pendant plusieurs années, c’était plus que limite» confie Cyril. « Invraisemblable quand on tutoie Martine Aubry ! » renchérit Clément. « Anne Sinclair est une femme pleine de paradoxes » conclut Juliette. Reste que les journalistes en herbe ont apprécié certaines prises de position. Du haut de ses quarante ans de carrière, Anne Sinclair condamne le snobisme de la presse papier et place le journalisme web au même niveau. Pour Nadine, la journaliste a rappelé la qualité essentielle du métier, celle de l’humilité : « On ne sera jamais aussi important que le sujet qu’on traite, c’était bien de le rappeler ». « Parfois, on oublie que l’information prime avant tout, avant la personnalité » constate Julia, « modestie ne rime pas avec absence d’ambition, elle a raison ». Justine Sagot La leçon inaugurale Anne Sinclair, intervieweuse interviewée lle préfère la rareté à l’exposition médiatique permanente. « Les journalistes se prennent trop souvent pour ce qu’ils ne sont pas. ». Pour elle, l’humilité compte parmi les qualités d’un bon journaliste. « Interviewer, c’est être humble, c’est permettre à quelqu’un de délivrer son message. » C’est qu’elle a sa vision du journalisme, et elle s’y tient : son métier n’est pas de se montrer, mais de transmettre. Comprendre, et faire comprendre ce qui se passe. « Même si le journalisme a évolué, du fait de la technique notamment, les mêmes exigences demeurent : être le plus juste, le plus honnête possible. » Si elle n’avait pas été journaliste, la newyorkaise d’origine aurait voulu être professeur. « Je n’ai jamais fait de plan de carrière, ma seule ambition était de faire ce qui m’intéressait. » Toute en retenue, Anne Sinclair prend le temps de réfléchir aux réponses qu’elle délivre. Et ne peut s’empêcher de poser elle-même quelques questions. Sa curiosité, elle ne peut s’en défaire, même pour quelques minutes. « C’est exaltant d’explorer des continents inconnus ! Ce qui m’intéresse, c’est de comprendre », sourit-elle. Femme des 90’s Après avoir consacré quatorze années de sa vie à une émission politique emblématique de la télévision, « 7 sur 7 », son exaltation, dans ce domaine, s’est un peu tarie. « Christine Ockrent et moi étions parmi les premières à avoir investi un monde très masculin. À l’époque, on confiait aux femmes les sujets sur la santé, la famille, l’éducation… Jamais sur la politique, l’économie ou la politique étrangère. », note-t-elle. Elle a vécu des moments très forts : l’interview de Gorbatchev huit jours avant que l’Union Soviétique ne s’écroule, par exemple. À ce sujet, elle raconte : « C’est une fierté de faire dire à quelqu’un l’essentiel de ce qu’il est ou de ce qu’il fait. L’interview politique c’est compliqué. L’important ce n’est pas la première question, c’est la seconde ! » Elle se définit comme « une de ces femmes des années 90 qui ont essayé de tout concilier ». Et quand il s’agit de travail, elle ne compte pas ses heures : ses interviews requièrent beaucoup de préparation en amont. « Je suis une besogneuse. Une laborieuse, pas par vertu mais par confort. » À ses yeux, la réussite passe surtout par la reconnaissance de ses pairs. « C’est ce qu’il y a de plus important. Il ne faut pas que les jeunes qui l’entreprennent le fassent pour la notoriété. » La sienne, elle la subit plus qu’autre chose. « Je n’ai jamais rêvé de starification », insiste celle qui s’est destinée au journalisme dès l’âge de 10 ans. Son nom est pourtant l’un des plus connus au sein la profession. Mais le projet qu’elle préfère, « c’est le dernier en date ! ». Et d’ajouter : « Je n’ai jamais le regard en arrière. Il faut aller de l’avant ! » C. de Blasi et C. Delattre L’interview politique c’est compliqué. L’important ce n’est pas la première question, c’est la seconde ! Repères 1948 : Anne Sinclair naît à New-York. Ses parents s’installent en France quelques années plus tard, en 1951 1973 : Elle entre à Europe 1 après avoir obtenu une maîtrise de droit et un diplôme de Sciences Po 1976 : Elle intègre la rédaction de France 3. 1984 : Le magazine politique 7 sur 7, qu’elle présente jusqu’en 1997, lui permet de se forger une solide réputation de journaliste politique 1986 : Elle est nommée directrice adjointe de l’information de TF1, en plus de la présentation de son émission. 2010 : Nomination au conseil d’administration du musée Pablo Picasso. 2012 : Anne Sinclair devient directrice éditoriale du Huffington Post 2014 : Depuis la rentrée, la journaliste interviewe chaque semaine des personnalités qui font l’actualité sur Europe 1 Gazette du 90e anniversaire de l’ESJ Lille du 10 au 12 octobre 2014 6 Bal à Jules Les discours officiels, prononcés vendredi à l’occasion des 90 ans de l’ESJ, ça assèche le palais. La meute de journalistes, d’apprentis journalistes, de parents de journalistes et autres spécialistes du journalisme s’est donc dirigée comme un seul homme dans la pièce d’à côté, où les attendait toute une flotille de remontants. Alors, ce cocktail, une réussite ? On serait tentés de dire oui. J’y étais : Au cocktail de début de soirée en mairie de Lille Repères 2012 Réseau ESJ a élu pour trois années un nouveau bureau, lors de l’AG du samedi 11 février 2012. C’est désormais Marc VENTOUILLAC (58e) qui préside Réseau ESJ, avec Armelle ROUSSEL (55e), Trésorière, Tangi SALAUN (70e), Secrétaire, Emmanuelle GEUNS (10e PHR), Secrétaire adjointe, Sylvie PIVOT (58e) et Cyril PETIT (79e), Membres. C’est leur avis Quentin Fichet, 88ème promotion, journaliste à TF1 Des célébrations qui mettent mal à l’aise À quoi reconnaît-on un pot de qualité ? Déjà, et c’est sans doute une évidence, sauf pour les complexés de l’éthanol, par une table qui présente à nos yeux ébahis une gamme d’alcools suffisamment large. De ce point de vue, le « verre de l’amitié » (comme on appelle ça de nos jours), organisé dans une galerie sympathique aux influences Art nouveau, était une réussite. Il y en avait pour tous les gosiers : de la bière brassée dans la région, pour les indécrottables du « consommer local » ; du Mar- J’évite d’aller aux pots après les conférences de presse ou autres événements, je n’aime pas trop ça. Je me souviens avoir couvert l’annonce du plan social de La Redoute. Après la conférence, tout le monde est allé se servir un verre avec un sourire. Je suis parti tout de suite, ça me mettait très mal à l’aise de boire un coup après des annonces de licenciements. En règle générale donc je ne reste pas, on y apprend rarement quelque chose en plus. tini rouge, sans doute destiné aux Parisiens égarés din ch’Nord ; du whisky, que peu ont osé toucher, par peur de passer pour des ivrognes ; du champagne, ou plutôt une pâle copie qui fait des bulles, restrictions budgétaires obligent. Mais un cocktail ne serait rien sans les gaillards endimanchés qui s’y pressent. C’est eux, les gens importants, devenus accessibles le temps d’un verre ; car l’alcool facilite les rapports humains, si consommé avec modération. Là encore, la petite sauterie post- J’étais aussi au bal à Jules discours officiels a su combler les attentes. On pouvait y croiser quelques stars du journalisme, comme Vincent Glad, qui, osons l’écrire, est encore plus beau en vrai qu’à la télé. Les serveurs zélés ont commencé à remballer les bouteilles vers 20 heures, au grand désespoir de certains, ceux-là même qui râlaient sur les doses servies. Quand on voit de la bière versée dans des petits ballons à vin, c’est vrai, on se dit que les temps sont difficiles... Adrien Gavazzi C’est le moment que tout le monde attendait : la cour de l’ESJ relookée baloche, avec tonnelles blanches, nappes en papier et tout le toutim. C’est simple, on n’a jamais vu l’école aussi belle. L’ambiance était à la décontraction : Pierre Savary, un homme de protocole, a même tombé la cravate, à défaut de la chemise. Cette fois-ci, le bureau des élèves a tapé dans le haut de gamme, en proposant aux convives des caisses de 3 Monts. Quand on sait que d’habitude, les soirées à l’ESJ sont arrosées de bières bon marché, voire frelatées, on saisit mieux l’importance de l’événement. A. G. Gazette du 90e anniversaire de l’ESJ Lille du 10 au 12 octobre 2014 Patrick Eveno, historien spécialiste de la presse Entre indépendance et connivence On reproche aux journalistes d’aller au repas du Siècle parce que ça incarne le summum de la connivence. En même temps c’est des sources et qu’est ce qu’un journaliste sans ses sources ? Il faut arbitrer entre la proximité avec ses sources et la nécessité de préserver son indépendance pour ne pas se faire acheter. Sylvia Gonzalez, responsable de la formation télévision à l’ESJ C’est la multiplication des cadeaux qui pose problème C’est compliqué d’avoir une position rigide et théorique sur le sujet. Tout dépend de l’enjeu, en fait : si un producteur de lait sur qui on a fait un reportage nous offre une bouteille de lait, c’est un affront de refuser. En revanche, un homme politique qu’on interviewe et qui nous invite à dîner, c’est plus problématique. C’est donc la rencontre qui va déterminer. Je me souviens d’un mag que j’avais fait sur la communauté polonaise : j’avais rencontré une mammie, qui nous attendait avec le café et les gâteaux. Eh bien, on a d’abord bu ce café avant de faire nos séquences. Il n’aurait pas été concevable de refuser. Repères 2012 Réseau ESJ a élu pour trois années un nouveau bureau, lors de l’AG du samedi 11 février 2012. C’est désormais Marc VENTOUILLAC (58e) qui préside Réseau ESJ, avec Armelle ROUSSEL (55e), Trésorière, Tangi SALAUN (70e), Secrétaire, Emmanuelle GEUNS (10e PHR), Secrétaire adjointe, Sylvie PIVOT (58e) et Cyril PETIT (79e), Membres. Les 90 ans, c’est presque deux ans de préparation et 70 000 euros de budget. 7 L’Association des Anciens a organisé les 90 ans de l’ESJ. Son président Marc Ventouillac et le bureau souhaitent redonner de l’importance à l’association. Pour cela, il veut augmenter son nombre d’adhérents mais aussi améliorer sa visibilité, en organisant par exemple plus de débats et de rencontres. Son mot d’ordre pendant ces quelques jours de festivités : « Se retrouver et retrouver son école. » Les 90 ans de l’école ont nécessité presque deux ans de préparation et 70 000 euros de budget. L’Assemblée Générale L’AG des Anciens : le débrief S amedi matin, une soixantaine d’anciens ont retrouvé les bancs du grand amphi. C’était l’occasion de parler de l’évolution de l’association des Anciens, d’applaudir debout Maurice Deleforge et Patricia Dormal, et de partager des préoccupations quant au devenir de l’École. La session s’ouvre sur des photos en noir et blanc de Philippe Rochot : Beyrouth, Suez, Jalalabad. Les sujets évoqués par la suite sont moins exotiques. Marc Ventouillac, le président de l’Assocation des Anciens, cède rapidement sa place à Maurice Deleforge. « Ventouille m’a laissé une nuit pour préparer mon discours… Je l’ai consacrée à dormir donc je ne me sens pas brillant. » Même sans note, il remercie avec des mots simples et efficaces Patricia Dormal, son assistante pendant des années. Elle est faite Ancienne d’honneur à l’unanimité. Marc Ventouillac dresse ensuite un rapide bilan de la vie de l’Association ces dernières années. Il veut la voir grandir, forcir, pour augmenter la dotation de la bourse Fontaine (8000 euros aujourd’hui) à destination des étudiants qui ne peuvent pas payer leurs études. Il propose aussi de renouveler les membres au conseil d’administration en janvier 2015 et d’élire un nouveau bureau en janvier 2016. Marc Ventouillac voudrait aussi organiser davantage de réunions et de débats sur la profession, à l’école de Lille et ailleurs. Il souligne aussi l’importance du patrimoine de l’École dont il voudrait tirer un meilleur parti. Cette année, ce sont le gala et le musée en ligne de Bertrand Labasse qui ont constitué les deux postes de dépense principaux. Pierre Savary a ensuite pris la parole pour expliquer le fonctionnement de l’École et l’arrivée de l’Académie ESJ. Les questions des Anciens ont principalement porté sur la lisibilité des différentes filières labellisées ESJ (ESJ Pro à Montpellier, Académie ESJ) et sur le fonctionnement de l’École aujourd’hui. Pierre Savary a profité de cette assemblée pour présenter le parcours Académie ESJ. Marc Ventouillac : « Il faut que les gens reviennent vers cette École qui a besoin d’eux » I l porte la moustache, des chemises noires et il occupe un bureau mystérieux au premier étage. Marc Ventouillac a succédé à Didier Eugène et Carole Lefebvre à la présidence de l’Association des anciens depuis 2011. Elle compte aujourd’hui entre 400 et 500 membres. L’objectif de Marc Ventouillac est de passer la barre des 500 et plus globalement, de ramener tous les Anciens dans le giron de l’École. Pourquoi as-tu décidé de devenir président de l’association des anciens ? Mon engagement pour l’École date, puisque je faisais partie du conseil d’administration lorsque j’étais élève. Après, je m’y suis retrouvé par éclipse. Cette école, comme pas mal de gens, j’y suis attaché. J’avais proposé à Carole Lefèvre, celle qui m’a précédé, de lui donner un coup de main. Quelques mois plus tard, on m’a dit « Tu ferais un bon président. » Que des gens me fassent confiance, ça ne me déplait pas. Quelles sont tes priorités ? On s’est fixé quelques objectifs, comme d’essayer de relier les anciens à leur école. Les AG réunissent deux pelés et trois tondus. Ensuite, on a essayé de donner des nouvelles entre les anciens. Pour les 90 ans, on a deux leitmotiv : se retrouver et retrouver son École. Il faut que les gens reviennent vers cette École qui a besoin d’eux, pour faire embaucher les gamins et récupérer de la taxe professionnelle. Gazette du 90e anniversaire de l’ESJ Lille du 10 au 12 octobre 2014 Comment fais-tu cohabiter ton rôle de président et ton travail de journaliste à L’Équipe ? J’ai pris quatre semaines de vacances pour préparer les 90 ans. Mais quand je bosse, je bosse ! Je m’arrange pour passer des coups de fil au boulot et pour prendre des jours lorsque j’ai des rendezvous. Ça me prend beaucoup de temps, mais j’ai la chance de me retrouver avec des gens bien. On arrive à redonner une vie à cette association. Comment est utilisée la cotisation à l’association ? On demande entre 15 et 50 euros de cotisation. Ce n’est pas un énorme effort. L’essentiel de l’argent de l’association va à la bourse Fontaine, qui est passée de 6500 à 8000 euros. 8 Signatures Samedi 11 octobre. 15h. Divers ateliers sont proposés aux Anciens et aux Lillois intéressés. Une dizaine d’Anciens avaient pris place dans les halls de l’École pour dédicacer leur dernière production : livre d’enquête, manuel de formation, guide, roman, etc. Il n’existe pas de statistiques mais le nombre de livres publiés par les Anciens au cours d’une année approche la centaine [voir ci-dessous]. Et comme l’ESJ frôle désormais le siècle d’existence, faites le calcul ! Pourquoi les journalistes écrivent-ils des livres ? Repères 2012 Réseau ESJ a élu pour trois années un nouveau bureau, lors de l’AG du samedi 11 février 2012. C’est désormais Marc VENTOUILLAC (58e) qui préside Réseau ESJ, avec Armelle ROUSSEL (55e), Trésorière, Tangi SALAUN (70e), Secrétaire, Emmanuelle GEUNS (10e PHR), Secrétaire adjointe, Sylvie PIVOT (58e) et Cyril PETIT (79e), Paroles d’Anciens Geoffroy Deffrennes, qui couvre la région Nord-Pas-de-Calais pour le Monde et le Point, dédicace son dernier ouvrage. D Un sentiment de liberté, hors des contraintes du journalisme u roman policier au livre de recettes, les journalistes s’essaient de plus en plus à l’écriture, hors des formats classiques. Une vingtaine d’entre eux sont au Salon du livre de l’ESJ. Mais alors, d’où leur est venue cette idée ? « Un sentiment de liberté, hors des contraintes du journalisme ». Sans hésitation, Haydée Sabéran, Benoit Lobez et Pierre Barrot, décrivent tous ce même sentiment lors de l’écriture de leur premier ouvrage. Dans les années 90, alors que les migrants affluent à Calais, Haydée Sabéran est correspondante pour Libération dans le Nord-Pas-de-Calais. Tous les jours, elle remplit des carnets de note entiers sur les visages qu’elle croise. Des histoires de Syriens, de Kurdes, qu’elle raconte brièvement dans le quotidien. « Ils arrivent, ils passent en Angleterre, ils risquent leur vie mais il ne se passe rien au niveau politique. Les visages changent mais les histoires, elles, restent les mêmes » Très tôt, la journaliste a envie de donner un visage humain à ces migrants dont tout le monde parle mais que personne ne connaît. Habituée à travailler dans l’urgence, Haydée ne se sent pas prête à écrire un livre entier. Coup du sort, la maison d’édition La Découverte la contacte pour lui proposer de rédiger deux chapitres dans un ouvrage collectif sur les oubliés des médias, La France invisible. Elle y raconte le quotidien des sans domiciles, ceux qui ne disent jamais « chez moi » et des retraités sans le sous. « Cette expérience m’a décidée à écrire un livre sur les migrants. » Six ans plus tard sort Ceux qui passent aux éditions Carnets Nord. Quand la fiction sert la réalité « J’ai écrit mon premier livre en 1993, alors que j’étais journaliste au Burkina Faso. C’était une commande d’une fondation humanitaire, explique Pierre Barrot, de la 56e promotion. Ils m’avaient demandé de faire une enquête et de la raconter sous forme de roman, pour que cela soit le plus accessible possible ». Bill l’espiègle, raconte le détournement de pompes à eau au Burkina Faso entre des villageois et des maraîchers. « La fiction permet une extrême liberté, même lorsque les choses sont très réelles. C’était beaucoup le cas en Afrique lorsqu’on traitait de faits de corruption et qu’on pouvait être censurés. On changeait les noms mais les lecteurs comprenaient quand même. » Pour la plupart des journalistes, l’envie d’écrire n’est pas venue spontanément. Parfois, c’est juste une histoire de passion. « J’étais spécialiste du secteur maritime à la Voix du Nord dans les années 80. Les éditeurs ont fait appel à moi pour rédiger un guide touristique sur la côte d’Opale », raconte Benoît Lobez, de la 53e promotion. Une passion pour la mer du Nord qui l’a aussi conduit à co-écrire un livre de recettes sur le maquereau. élise LAMBERT, élodie HERVé Gazette du 90e anniversaire de l’ESJ Lille du 10 au 12 octobre 2014 Hugo Clément (86e) : La Patrouille On avait créé ce qu’on appelait “La Patrouille”, un petit groupe qui débusquait les gens en train de se chopper dans l’école, en prenant photos et vidéos pour preuve. Les gens nous voyaient arriver en ayant un peu peur. « Attention, y a la Patrouille ! ». Il faut dire que c’était pratiquement uniquement composé de gens déjà en couple, donc un peu frustrés de pas pouvoir draguer aux soirées. Clément Parrot (87e) : Les soirées ESJ Forcément, ce dont on se souvient le plus, ce sont les soirées ESJ. Il y en a eu une où des personnes de l’extérieur sont venues s’incruster. Le matin d’après, Pierre Savary arrive vers 6-7h du matin et il tombe nez à nez avec des gens inconnus de l’école, allongés par terre. Ils lui lancent de but en blanc : « on nous a dit “en bas pour la picole, en haut pour la choppe” ». La phrase est restée. 9 Prix Albert Londres, ancien otage au Liban, il a couvert les conflits majeurs des quatre dernières décennies. A l’occasion des 90 ans de l’école, l’ESJ expose les fragments d’histoire qu’il n’aura eu de cesse d’immortaliser. Philippe Rochot : sur les pavés, la plume P avés, barricades... Lorsqu’éclate mai 68, Philippe Rochot est étudiant à l’ESJ. L’image fixe, déjà, le passionne. Appareil photo en bandoulière, il part avec quelques camarades de sa 43e promotion pour immortaliser la révolte des étudiants parisiens. Ces années là, boulevard Vauban, on festoie au rythme des airs de Jacques Bertin (41e), « qui était plus chanteur que journaliste », sourit aujourd’hui le grand reporter. « Àl’époque, ni studio radio, ni studio télé. Une salle dans laquelle on bidouillait sur un Nagra. » Ce « on », c’est Jean-Louis Burgat, Alain Denvers et bien d’autres... L’Arabie plutôt que le Vietnam Étudiant, il se levait à 5h, faisait son bulletin radio à 7h avant d’aller en cours. Loin d’imaginer qu’il arpentera les conflits majeurs de la seconde moitié du vingtième siècle, c’est plutôt l’Asie qui l’attire au départ. À l’orée des années 70, le Vietnam se déchire. Les reportages de Lucien Bodard lui sont d’une grande inspiration, et quand sonne l’heure du service national, il y demande son affectation. « Je m’orientais vers le Vietnam. Je me suis retrouvé en Arabie ». RÉSEAU ESJ Je m’orientais vers le Vietnam. Je me suis retrouvé en Arabie. Chargé des émissions en langue française, il apprendra plus tard que les autorités soudanaises avaient « exigé quelqu’un qui sortait de l’ESJ Lille ». De l’Arabie du roi Fayçal en passant par la révolution iranienne, le génocide au Rwanda, la famine en Somalie, le conflit afghan, la montée en puissance de la Chine, Philippe Rochot a couvert les conflits majeurs des dernières décennies. Difficile de cibler un souvenir lorsque les anecdotes s’entremêlent. « Voir deux fois le pèlerinage à La Mecque reste quelque chose d’impressionnant », confie t-il. Un regret ? « Avoir laissé mon appareil photo dans ma chambre d’hôtel, quand le mur de Berlin est tombé ». C. Cieslinski et C. Melki Le grand reporter Philippe Rochot, de la 43e promotion Éric Chevillard fait partie de ces anciens qui, diplomé de l’École, n’est jamais devenu journaliste. Il a préféré une carrière d’écrivain. Un cadavre exquis avec Éric Chevillard (61e) Élève de la 61ème promotion de l’ESJ, Eric Chevillard n’est jamais devenu journaliste. L’écrivain a reçu cette année le prix Alexandre Vialatte, pour l’ensemble de son œuvre. Quand j’étais élève à l’ESJ... Jean-Paul Kauffmann, ancien de l’école, était otage au Liban et notre promotion se baptisa de son nom. Je me souviens de la visite de sa femme Joëlle, de l’affreuse colombe en étain que nous lui avions offerte pour l’occasion. Quand elle le reçut, l’oiseau se décolla de la planche vernie à laquelle il était fixé… Un augure peut-être, murmura-t-elle. Ce qui est bien, avec les briques rouges... c’est qu’il n’y en a pas deux pareilles. J’ai vite compris que le journalisme... menait à moi à condition que j’en sorte. Eric Chevillard (g.) en compagnie de François Mitterrand. Rue Gauthier de Châtillon… les pèlerins devront l’emprunter puisque j’ai habité dans son prolongement, rue Jacquemars-Giélée. Un welsch, c’est comme... ça se prononce. Propos recueillis par Clémence de Blasi Gazette du 90e anniversaire de l’ESJ Lille du 10 au 12 octobre 2014 10 ESJ aujourd’huI Après une décennie difficile pour ses finances l’École, sous la baguette de Pierre Savary (XXe), directeur, et de Louis Dreyfus, président, se porte mieux aujourd’hui. Pour faire face à la baisse constante des moyens offerts par la taxe d’apprentissage, elle multiplie les innovations... L’apprentissage rentre à l’ESJ 2014, année du 90e anniversaire de l’école est aussi celle de deux naissances. La première promotion de l’Académie ESJ Lille a effectué sa rentrée en septembre. 160 étudiants, issus de 25 parcours de première année de licence dans les trois universités lilloises suivent désormais un tiers de leurs enseignements à l’école. Ils vont découvrir pendant trois ans, les métiers du journalisme, s’initier, parfaire leur culture générale et journalistique puis se préparer aux concours des écoles reconnues par la profession. Ce nouveau parcours pédagogique permet à l’école d’étoffer son offre, d’être présente de la sortie du lycée, en première année de licence jusqu’au niveau Master 2 à bac+5. L’ESJ peut désormais proposer à tous ces jeunes bacheliers un accompagnement jusqu’à l’obtention d’une licence, jusqu’à la porte des concours. 2014 est aussi l’année de l’apprentissage qui entre à l’ESJ. La seconde année de scolarité peut désormais être effectuée en alternance. Dix étudiants de la 89e promotion suivent leur seconde année en apprentissage, combinant périodes passées à l’école et dans les médias. Si l’ESJ évolue dans ses enseignements, dans sa structure, s’adapte à son environnement, innove, elle n’en oublie pas ses racines, elle sait d’où elle vient. Elle reste attachée à ses valeurs, à son indépendance, à cet état d’esprit développé au fil des années, boulevard Vauban puis rue Gauthier-deChâtillon. Cet état d’esprit que ses anciens revendiquent et – à raison- défendent. Ces étudiants, opérationnels, techniquement bien formés, doivent continuer à être des acteurs critiques de la profession, à vouloir rendre intéressant ce qui important et pas l’inverse à avoir chevillée au corps la volonté d’élever notre métier. P.S école ch’ti ouverte au monde D “Il y a une période où j’ai essayé d’exclure l’espagnol de mon cerveau. Je faisais tout en français” explique Pablo Aiquel. epuis sa création, l’ESJ Lille est toujours ouverte aux étudiants étrangers. Ils enrichissent l’histoire et le réseau de l’école non seulement avec leurs vécus différents, mais aussi leurs carrières professionnelles. Accueillir des étudiants aspirant au journalisme à la française est une tradition aussi vieille que l’histoire de l’école. Déjà dans la deuxième promotion, figure le nom de Boleslas Surowka, le premier étranger de l’ESJ Lille qui était d’origine polonaise. Dans les années suivantes, des noms noneuropéens se trouvent parmi les profils français. Tchang Kong Piao, étudiant chinois, a amorcé ses études en journalisme en France en 1929. Son trajet devient aujourd’hui, un mythe. Si la plupart des étudiants internationaux ont poursuivi leur carrière dans leur propre pays, certains ont choisi de rester. Li Jie, Chinoise de la 87e promo, travaille aujourd’hui comme pigiste JRI pour France Télévisions, l’AFP et TF1. Elle exerce son métier en se déplaçant partout en France, tout en gardant de bons souvenirs de “l’ambiance ch’ti, le carnaval de Dunkerque, le mau- Gazette du 90e anniversaire de l’ESJ Lille du 10 au 12 octobre 2014 vais temps, les plages du Nord”. Pourtant, les études à l’ESJ étaient et restent toujours une certaine prise de risque. Écrire en français est un combat quasi éternel contre les petites fautes d’orthographe et les méandres des nuances de cette langue si éloquente. La plus grande barrière pour les étrangers est là. Partir ou Rester Pablo Aiquel, vénézuelien et président du BDE de la 71e promotion, aujourd’hui correspondant de l’AFP à Vichy et journalise à la Gazette des Communes, est parmi les rares non-francophones qui se sont frayé un chemin dans la presse écrite. “J’ai énormement lu se souvient-il. Il y a une période où j’ai esayé d’exclure l’espagnol de mon cerveau. Je faisais tout en français” poursuit-il. L’Europe, l’Afrique, l’Asie, l’Amérique. Avec des points de départ différents, ces anciens étudiants “étrangers” partagent la même conviction, vivent la même époque, et observent le même univers avec leurs camarades. Le journalisme est, pour l’ESJ, un métier qui se fait avec un esprit ouvert au monde. Mingmin Wu Yuta Yagishita 11 l’ESJ Lille et le Bondy Blog ont lancé en juillet 2009 une classe préparatoire aux concours des écoles de journalisme ouverte à des jeunes boursiers. Les résultats obtenus par cette classe sont très encourageants. La belle aventure de la prépa égalité des chances L a prépa égalité des chances de l’ESJ Lille et du Bondy Blog souffle déjà sa sixième bougie. Tous les ans, il sont six en moyenne à intégrer l’ESJ Lille après une année de préparation aux concours des écoles de journalisme. «On est d’horizons très différents», résume Émilie Gouveia Vermelho. Membre de la quatrième prépa égalité des chances, de la 89e promotion de l’ESJ Lille et apprentie à France 3 Picardie, Émilie insiste pour dire que «ce n’est pas la prépa des gens de banlieue». En effet, les étudiants sélectionnés sur dossier, puis via un entretien oral, viennent tant du milieu urbain, que du milieu rural. «Je suis fier d’être à l’ESJ» Les parcours de ces étudiants sont également différents. Axel Roux a eu une vocation tardive pour le journalisme. C’est lors de son service civique dans l’association Genepi, qui organise des ateliers dans le milieu carcéral, qu’il découvre la radio. «Paradoxalement, le milieu fermé qu’est la prison, m’a ouvert à d’autres choses.» Sans la prépa, il n’aurait peut-être pas passé les concours. Diplômé en criminologie, avec son camarade Thibault Saingeorgie, il fait pourtant partie des étudiants sélectionnés pour rejoindre le blog “Lui président” Yves Renard et Rachel Bertout encadrent la prépa depuis le début. lancé par trois anciens de l’ESJ Lille. Thibault, lui, a toujours gardé l’ESJ Lille dans un coin de la tête. «Dès que j’ai pensé journalisme, j’ai pensé au logo de l’ESJ», confie-t-il. Il a presque fait le tour de toutes les rédactions de Picardie, comme stagiaire. Admis dans six écoles, il a choisi l’ESJ pour son «attachement sen- timental à la région». Thibault, qui se voit plus tard journaliste radio, a fait ses études de Droit à Lille, avant de s’envoler vers Madrid en Erasmus. Le Roncquois, Morgan Plouchart est lui aussi attaché au Nord-Pas-de-Calais. «Je suis fier d’être à l’ESJ. En plus, c’est ma région», sourit-il. Après un BTS en communication et une année de Master en jour- nalisme à l’université catholique de Lille, il a intégré l’école. Pour lui, la prépa est «un bon tremplin». Malgré le rythme soutenu, la prépa est pour tous «une superbe aventure». Pour Émilie, l’année de prépa est l’année où elle a «le moins dormi de sa vie». Mais aussi une année pendant laquelle, elle a «rencontré de super personnes». ESJ Académie : ils sont déterminés ! L e vendredi, de nouvelles têtes, plus jeunes, font leur apparition dans les couloirs de l’École. Les 150 élèves du “Parcours Journalisme ESJ Lille”, la nouvelle formation post bac, vont y suivre une formation en trois ans, en parallèle de leur licence. La troisième année, ils prépareront les concours. En attendant, ils viennent d’arriver dans l’école. L’occasion pour nous d’aller recueillir leurs impressions. Benjamin, à 18 ans, il est en histoire à Lille 3 et il a déjà une idée très précise de son futur métier : « Plus tard, j’aimerais devenir JRI. Je veux devenir journaliste pour transmettre l’information et analyser les phénomènes de société ». Pour Axel, 20 ans, déjà parti au Pérou, en Bolivie ou en Gazette du 90e anniversaire de l’ESJ Lille du 10 au 12 octobre 2014 Lettonie, « le journalisme est une façon de voyager ». Côté cours, les journalistes en herbe ont l’air satisfaits : « On a la chance d’avoir des horaires aménagés. Nos cours ne se chevauchent pas entre la fac et l’ESJ. J’aime beaucoup le cours de décryptage de l’actualité et découverte des médias », explique Camille, en licence d’histoire. Claire, 18 ans, s’enthousiasme : « Le temps passé à l’ESJ est hyper enrichissant, ça nous offre une vision élargie des médias ». Et comme tous ceux interviewés, elle semble bien déterminée : « Je me donne trois ans pour tester les différents médias. Plus tard, j’aimerais faire découvrir des initiatives peu connues grâce à ce métier ». La relève est assurée ! Anaïs Denet et Matthieu Wallart 12 ESJ aujourd’huI Pierre, Marlène, Philippe,Yves et Moha.Tous font tourner la baraque. Et cultivent son esprit. Chacun sa spécialité. Côté voix, le directeur, investi jusque dans ses nuits, et la conseillère vocale, fan de jazz. Au clavier, Mister Sécher, avec ses zozos et zozottes. Aux commandes en régie, Moha, patient et généreux jusque dans ses sourires. Clope au bec, même dans son bureau, Philippe, au milieu des zooms. A peine entré, chaque étudiant connaît déjà leur prénom. D Marlène, ce phénomène! « Je continue de venir parce que c’est mon essence, il y a une ambiance et une vraie famille ici » ans le studio radio qu’elle connaît bien, entre flashs, papiers et débrief ’, Marlène Anconina-Mazaud livre ses souvenirs après vingt-deux années années passées à l’ESJ. « Pétard Clément ! Tu vas t’en prendre une avec tes “voilà”! » Des yeux parfaitement dessinés au crayon bleu nuit et pétillants de bonne humeur, des lèvres colorées pour un bagou incontournable… Marlène Anconina-Mazaud fait vibrer les cordes vocales des étudiants de l’ESJ depuis 1992. Et le franc-parler de cette parisienne au fort caractère a certainement laissé des traces dans les mémoires de quelques “crapouillots”. « Ça peut faire rire, mais je suis quelqu’un d’un peu réservée , glisse-t-elle avec malice, et je ne vous dis qu’un dixième de ce que je lis en vous ». Un peu psy avec les étudiants ? « Quand tu travailles sur la voix, tu travailles forcément sur la personnalité. » Mais on dit comment alors, coach vocal ? « Ah non, coach c’est pour le sport ! Je ne suis pas Aimé Jacquet, je suis conseillère vocale. » Marlène avoue que le travail de la Repères 2014 • Modification des statuts de l’école. Les étudiants entrent au Conseil d’administration. voix n’était pas une évidence pour tout le monde au début. L’ESJ a été la première école à lui faire signe. « C’est Yves Renard qui m’a engagée. Au début, ce n’était pas facile, je suis arrivée avec mes gros sabots. » Et même si la retraite approche, d’ici trois ou quatre ans, pas question de freiner. « Je continue de venir parce que c’est mon essence, il y a une ambiance et une vraie famille ici », confie-t-elle. Elle ne compte plus les bons moments : la désinté ‘’Chute du mur de Berlin’’, les pots avec les élèves, Philippe, du bordeaux et quelques bières… Saviez-vous qu’il y avait même une porte à la place de l’escalier de la mezzanine radio ? Une fois ouverte, un barbecue attendait la joyeuse bande pour griller quelques saucisses! Si elle garde des liens particuliers avec certains, elle n’ose pas toujours aller aux nouvelles. « Je me dis qui tu es pour faire ça ? » Alors n’hésitez pas à prendre les devants. Elle aussi c’est une ancienne. « Et je mériterais un diplôme, tu ne crois pas ?! » Sacrée Marlène ! Emilie Gouveia Vermelho Pierre Savary, une scolarité de plusieurs décennies P ierre Savary se lève, commande un demi de la Cuvée des trolls au comptoir et s’assied sur l’une des banquettes rouges éventrées de L’Ecart, le bar de la rue Jeanne d’Arc. Quand il était l’un des élèves de la 65ème promotion de l’ESJ, il fréquentait plutôt le Beaujolais, rue Nicolas Leblanc. Un bistrot qui n’existe plus. « A l’époque, les trombis de toutes les promos étaient affichés sur le comptoir, c’était le QG ! » raconte le directeur de l’école. Il a posé sur la table ses lunettes, son téléphone, ainsi qu’un trousseau de clefs que ne renierait pas Passe-Partout. Interviewer Pierre Savary ne sera pas chose facile. Non seulement mon directeur ne se livrera pas facilement, mais en plus je le soupçonnerai de lire mes notes à l’envers, croyant que je ne m’en apercevrai pas. Pierre Savary, directeur de l’ESJ Lille, à L’Écart, le 29 septembre 2014. Du rugby à l’ESJ Manches retroussées, regard franc, l’ancien rugbyman- il a joué avec Brest en troisième division- évoque ses années à l’ESJ. Comme élève d’abord, une fois sa maîtrise de Sciences/Eco Gazette du 90e anniversaire de l’ESJ Lille du 10 au 12 octobre 2014 validée à Brest. Rentré à l’école pour faire de la presse écrite et de l’économie, il en sort féru de politique et de sport, après un coup de foudre pour la radio. Il reviendra justement à l’ESJ comme intervenant pour la radio, alors qu’il travaille pour France Bleu à Nancy. Puis comme permanent, en 2003, quand il se voit proposer le poste de responsable de l’audiovisuel, vaste spé qui regroupe alors la radio et la télé. Il occupera ce poste jusqu’à devenir directeur des études (2007), et directeur-tout-court (au 1er janvier 2013). Cette école, il la raconte volontiers, en ponctuant ses phrases de vastes mouvements des bras et des mains. Il y aura occupé presque toutes les fonctions, et s’y est forgé toutes sortes de souvenirs…Comme cette rencontre avec un footballeur camerounais bigame de l’équipe de Valenciennes, au cours de sa scolarité. « Un chouette souvenir », se marre encore Pierre, en avalant la dernière gorgée de sa bière. Je lui laisse le soin de vous le raconter. Clémence de Blasi 13 Yves Sécher, l’ESJ comme port d’attache D e Bucarest à Bujumbura en passant par Kaboul, le patron de la PAO distille sa maitrise de l’espace insécable et du détourage à la plume en participant à la création de journaux. Tout en restant amarré à l’ École qui l’a formé, où il transmet aux nouvelles générations. L’info en choquera plus d’un : la 90e promotion sera la dernière à laquelle Yves Sécher apprendra les rudiments de Quark Xpress et des différents logiciels Adobe. Fini. Le vétéran de la maquette raccroche sa veste en cuir. « Je continuerai quand même à aider ponctuellement sur les magazines de chaque promo », laisse-t-il entendre. Pas si facile de prendre le large et laisser l’École qui lui a appris le journalisme. Depuis 1992, il est revenu tous les ans prendre du rab d’ESJ après y avoir passé sa scolarité. C’était entre 1972 et 1975, dans la 49e promotion. Des années dont il se souvient avec l’œil qui frise. « Après les cours, on faisait des pastiches du Petit Rapporteur dans le mini studio TV, dans les combles. » Sa troisième année, il la passe à cumuler les postes de reporter à France 3, SR à La Voix du Nord et correspondant pour RTL. « Et puis il y avait les fêtes... » En sortant de l’ESJ, entre 1975 et 1979, il participe coup sur coup à la création de trois quotidiens. France Picardie d’abord, puis Le Quotidien de La Réunion (qui existe toujours), qu’il aide à fonder en compagnie de dix autres jeunes diplômés de l’ESJ. « On a tous pris le même avion pour aller sur l’île », se souvient-il. Ce sera ensuite la création de Forum International, un titre destiné à faire concurrence aux Échos. Il y acquiert des compétences en informatique qu’il viendra communiquer aux étudiants de l’ESJ pendant deux ans au début des années 90. C’est en 1992 que débute la désormais incontournable formation en PAO. Dans le même temps, Yves Sécher commence à “courir le monde” pour lancer Bucarest Matin en Rou- manie, aider El Watan en Algérie ou divers titres au Viêt-Nam, en Ouzbékistan, au Liban, en Égypte, au Burundi... À côté de cela, il a monté sa boîte dans les années 80 : une agence de presse et maison d’édition. Le recordman des désintés semble depuis avoir trouvé la balance parfaite : être au cœur de l’innovation en aidant des journaux à travers la France et le monde, puis venir transmettre son savoir aux nouvelles générations. « À moi aussi, les Anciens sont venus faire cours. L’esprit de cette École, il passe par là. On apprend presque autant dans les couloirs qu’en salle de cours. » Adrien FRANQUE Phiphi, du son, toujours du son... P hilippe Caplette, nous sommes tous passés le voir dans son bureau enfumé, le roi du zoom et du nagra. Sa carrière esjienne touche à sa fin, on a voulu connaître ses petits secrets avant de le laisser partir. Il a répondu à tout, non sans émotion... Moha, la mémoire de l’École « Elsa ! » Dans la cafétéria, Mohamed Chlaouchi, le technicien audiovisuel de l’école, vient de reconnaître une ancienne élève. Elsa a quitté l’ESJ il y a onze ans. Entre temps, près de 660 élèves sont passés devant sa caméra mais “Moha”, comme on l’appelle ici, a la mémoire des noms. Surtout celui de l’ancien directeur de l’école, André Mouche, qui l’a embauché en 1986. « Les gens envers qui je suis redevable, je ne les oublie jamais », explique-t-il, perdu dans ses pensées. Et puis, il y a tous ces anciens qu’il retrouve avec plaisir sur les écrans de la régie, – cette fois pour de vrai – sur Tf1, France 2, itélé… aux heures de travail uniquement car Moha s’informe plutôt via la radio. Pendant ses premières années à l’ESJ, le monsieur de la spé télé était aussi aux commandes de la régie radio, ça laisse des traces! Il écoute Radio Classique parce que « Europe 1 ou RTL, c’est n’importe quoi, ce n’est plus que de la publicité » mais en fan de musique classique, il commence à délaisser la fameuse fréquence. « Avant sur Radio Classique, quand ils annonçaient Beethoven, on avait le droit à toute la 9ème symphonie sans publicité. Maintenant, on a à peine l’Adagio », lance-t-il. Ce fin mélomane peste contre les temps qui changent, à la radio comme dans la vie. Il déplore l’avènement d’internet qui lui a fait perdre contact avec ses anciens élèves. « Je déteste les mails, je ne communique que par lettre mais maintenant plus personne n’écrit », s’attriste-t-il. S’il lui arrive de regarder vers le passé, Mohamed se répand assez peu. Né à Oujda, au Maroc, il vient s’installer avec ses parents et ses trois frères et sœurs à Roubaix au début de sa primaire. À l’époque, la ville embauche dans le secteur textile et son père vient grossir les rangs de ces ouvriers, avant de devenir marchand forain. Les revenus de ses parents lui font ranger au placard ses rêves de devenir architecte, il devient électricien puis technicien audio-visuel à l’ESJ, et ce, depuis quasiment trente ans. Céline MAGUET Tu as eu quelle vie avant l’ESJ ? À 17 ans, je travaillais déjà dans la production d’électricité. Toute ma vie, j’ai appris sur le tas, sans formation. À 18 ans, j’ai décidé de rentrer dans l’armée avant qu’on me convoque, j’ai devancé l’appel. Puis j’ai bossé pour un fabriquant de télévisions et de radios, dans la construction de téléphones sur les grosses bagnoles de luxe, un boulot pointu. C’était comment l’ESJ avant ? Quand je suis arrivé en 1992, il y avait cent fois moins de matériel et le serveur AFP tombait en panne tous les deux jours. J’adorais ce boulot, je suis allé chercher une console chez Europe 1 pour les étudiants et j’ai construit le studio radio. J’ai vu passer pas mal de directeurs et il y en a un avec qui j’ai eu quelques coups de gueule, Loïc Hervouet. Mais je suis comme ça, quelqu’un d’entier qui ne sais pas cacher ses sentiments. Il paraît que tu étais le roi des soirées ? J’étais le premier arrivé et dernier parti ! Je me déguisais à chaque fois. Pour faire Rambo, je m’étais appliqué un produit sur la peau pour faire les cicatrices, j’ai eu de l’eczéma pendant quinze jours ! Avec Christophe, ont a osé le duo “Starky et Hutch”. On a aussi fait un disque avec des étu- Gazette du 90e anniversaire de l’ESJ Lille du 10 au 12 octobre 2014 diants : Mauvaise Presse, un groupe de bluzz rock qui s’entrainait dans la cave. On a monté le CD en un weekend, je me suis farci une centaine d’heures de montage ! L’organisation et la playlist des soirées, c’était moi. Et puis à un moment tout ça m’a fatigué, j’étais devenu le flic qui reconduisait les gens bourrés chez eux. Le billet étrange et les plaques sur ta porte de bureau, ça vient d’où ? Les deux plaques viennent de NewYork, où je suis parti en voyage. Je ne suis pas un pentouflard, je voyage en Asie depuis des années, avec vol sec et sac à dos, je vais continuer. Le billet, il vient du Congo, c’est un cadeau des élèves, ils me l’avaient scotché sur ma porte, je ne l’ai jamais décollé. Un message à adresser aux étudiants ? L’ESJ j’en ai profité à fond, c’est une vraie richesse ce relationnel avec de jeunes journalistes comme vous, ça va me manquer. Propos recueillis par Anaïs Denet 14 ESJ une histoire Ah, l’ESJ! Prestigieuse école de journalisme, réputée pour sa formation de qualité, ses intervenants pédagogues et son esprit de corps. Ils sont des milliers à avoir pensé à ça durant l’été qui a précédé leur intégration, à rêver de reportages, d’interviews et d’articles qui allaient révolutionner le métier. C’était oublier quelques clins d’œil du destin... Romances dans le froid du Nord, et petits soucis avec les bas de laine de l’École : tous les secrets sont là. Jamais sans mon petit carnet blanc E n franchissant le portail d’entrée de l’École, certains, peut-être, se voyaient déjà faire fondre les coeurs de celles et ceux qui partageraient les bancs avec eux, mais peu sont ceux qui se doutaient que plus qu’une vocation, ils allaient trouver une âme soeur. Quand elle est rentre à l’École en 1964, Dominique Mobailly, pas encore Pennequin, ne s’imagine pas qu’un homonyme la ferait chavirer. « J’étais jeune, je découvrais la vie et je venais pour apprendre un métier dont je rêvais. A aucun moment je n’ai pensé à une vie de couple ». Ce n’est d’ailleurs qu’un an après avoir quitté l’ESJ, « alors que le quartier latin s’embrasait et que mai 68 débutait », qu’elle recroise le chemin de Dominique Pennequin, alors jeune reporter pour Ouest France venu couvrir les évènements pour le quotidien. Depuis, les deux ne se sont plus quittés et vivent aujourd’hui près de Lille, comme un clin d’œil au destin. Aurélia End et Antoine Heulard n’ont pas attendus la fin de leur scolarité pour se mettre ensemble. « On s’est immédiatement bien entendus et à la soirée de Noël la magie s’est produite » raconte celle qui a aujourd’hui deux en- fants et revoit régulièrement ses amis de la promo 76 ou ils sont pas moins de cinq couples à être encore ensemble. « On continue à passer du temps ensemble, à partir en vacances, on est la promo Bisounours » raconte-t-elle en riant. Hortense Gérard, elle, ne pensait pas du tout trouver quelqu’un en arrivant à l’École. Et pourtant, elle rencontre très vite François Geffrier avec lequel elle partage ses deux années d’étude entre le Bel Ouvrage, L’Écart ou encore le Zoo de Lille que les deux ont adoré, “surtout pour ses coatis”. Tous en tout cas ont résisté au départ de Lille et gardent de beaux souvenirs de leur idylle dans le Nord. Quiconque a été à l’ESJ a forcément eu le béguin pour quelqu’un. Quiconque a été à l’ESJ sait qu’avec 140 journalistes au mètre carré c’est très difficile de garder tout ça secret. Quiconque a été à l’ESJ, sait que son plus grand amour sera à tout jamais cette école. Lenny Pomerantz De journalisme et d’eau fraîche : le quotidien à l’ESJ I l paraît que l’ESJ est la meilleure école de journalisme. Peut-être. Mais c’est aussi une école de la vie. Plongée dans la vie quotidienne des étudiants, où l’excellence rime surtout avec galère... Tu es sorti de l’ESJ il y a deux, trois, quinze ou quarante ans. Dans ton souvenir, c’est l’école qui t’a lancé dans la vie, la vraie, celle où il faut payer tes impôts et sou- rire aux blagues du rédac’ chef. Tu te souviens sans doute des amis rencontrés, de la première fois où, tout gêné, tu as tremblé derrière la caméra ou quand tu as bafouillé ton premier flash radio. Mais te souviens-tu vraiment de la vie à l’ESJ ? Celle de la galère quotidienne : des journées longues comme un hiver lillois. Tu arrives le matin, trempé par la pluie qui bat les pavés du centreville depuis la veille. La bataille s’engage avec tes camarades pour attraper un exemplaire de La Voix du Nord : ton ultime espoir pour trouver une idée géniale de reportage que tu étais censé avoir eu hier soir. Mais tu avais préféré noyer le peu d’argent que t’envoient tes parents à L’Écart ou dans un vieux bar du quartier Vauban. Le froid glacial Te souviens-tu quand tu entrais dans l’amphi ? Le froid glacial Gazette du 90e anniversaire de l’ESJ Lille du 10 au 12 octobre 2014 ? Tu pensais geler dehors mais tu réalises que perdre 5 degrés à l’intérieur des murs est tout à fait possible. Pas de chauffage non... Tu penses aux difficultés financières de l’école et tu vénères l’idée géniale qui t’est venue ce matin lorsque tu as pensé à mettre deux pulls sous ta doudoune. As-tu subi la solitude des sessions télé ? Quand tu disposais encore de trois minutes avant ton passage antenne. Ton commentaire écrit, tu lançais l’impression... Echec. Après quelques mèches de cheveux arrachées, tu partais en courant, traversais la cour (où il pleut, évidemment) pour trouver, paniqué, une imprimante vivante. As-tu oublié ces moments où tout s’écroulait? Que tu racontais, dépité, le soir autour d’un verre ? Et qui, finalement, font partie de tes meilleurs souvenirs. Vincent Lenoir Vous êtes... Vous avez une majorité de triangles : vous êtes Vincent Glad Ce n’est pas en cours de web que vous vous êtes inscrit sur Twitter, ou Instagram. Il faut l’avouer, vous étiez un peu le geek de la promo. Votre activité sur les réseaux sociaux vous permet même de vous faire connaître des « grands » de ce monde. Vous êtes un peu touche à tout et passez vos nuits entre les entrepôts berlinois et les soirées branchées parisiennes. Vous avez une majorité de carrés : vous êtes Jean-Pierre Pernaut Le terroir, voilà ce qui vous anime. Du vendeur de légumes de Roquefort-laBédoule au rempailleur de chaise au fin fond du Limousin, vous n’oubliez pas les vrais gens. Les images de costume-cravate, vous les refusez dans votre journal. Dans votre rédac, parfois on se moque mais au final, tout le monde vous respecte : vous avez su imposer votre style et vos idées. Vous avez une majorité de ronds : vous êtes Patrick Cohen Votre voix suave nous réveillera peut-être bientôt. Mais cela ne se fera pas du jour au lendemain. Tranquillement vous ferez vos gammes en région avant de gagner du galon. Votre journalisme est plutôt engagé. Vous n’hésitez pas à rayer de votre carnet d’adresse les personnes que vous jugez peu fréquentables. Peut-être est-ce le reste de vos années de militantisme étudiant. Vous avez une majorité de losanges : vous êtes Sophie Bouillon Bon, on ne va pas se mentir, vous êtes un peu un(e) surdoué(e). A peine sorti(e) de l’école, vous raflez le prix que tout le monde convoite. Pour cela, vous n’avez pas hésité à sécher le magazine pour crapahuter au Zimbabwe et vendre votre reportage à XXI. Rester dans un bureau, très peu pour vous. Votre truc, c’est le grand reportage. Vous préférez la cambrousse aux strass et paillettes des rédactions parisiennes. Quel ancien ESJ êtes vous ? 15 LE TEST 1. Vous votre média de prédilection c’est : A.La télé : le flou-net a une vraie signification B.La radio : une bonne ambiance transforme un reportage C.Le web : il n’y a rien de plus clair qu’un diagramme à barres interactif D.La presse écrite : l’art noble, pas besoin de gadgets 2. Lors de vos soirées à l’école : A. Vous séduisiez les premières années sur le dancefloor B. Vous n’alliez pas aux soirées ESJ, vous aviez des projets bien plus importants C. Vous discutiez avec vos amis des problèmes des laitiers du Loir-et-Cher D. Vous crâniez avec votre Nokia 3310 mis en vente la veille 3. Où partez-vous en vacances ? A. À Vilnius, c’est le nouveau Berlin B. Dans le Luberon, c’est sympathique, comme la Charente-Maritime C. À Sainte-Maxime, vous y entretenez votre teint hâlé D. Au Gabon, vous ne connaissez pas encore bien cette partie de l’Afrique 4. Votre objectif à la sortie de l’école c’était (c’est) : A. De gagner l’Albert-Londres B. D’interviewer toute la classe politique C. De devenir le journaliste préféré des Français D. D’atteindre le million de followers sur Twitter 5. Pour suivre l’information : A. Vous feuilletez les grands quotidiens nationaux, surtout Libé B. Vous êtes un addict de Twitter C. Vous êtes abonné à Courrier International et au Monde Diplo D. Vous lisez la PQR, surtout le Courrier Picard 6. Votre boisson préférée, c’est : A. Le café, pas facile de se lever à 3h30 tous les jours B. Le Bissap, cette boisson sénégalaise découverte lors de vos nombreux voyages C. Le ricard, parce que 13 heures, c’est l’heure de l’apéro D.Du club-maté, le nouveau Red Bull 7. Votre première expérience professionnelle, c’était : A. Une pige pour la Revue XXI B.Un CDD chez Télé 2 semaines C.Des reportages pour Fréquence Nord D.Un stage au Courrier Picard Gazette du 90e anniversaire de l’ESJ Lille du 10 au 12 octobre 2014 16 décennie 40 Repères Promos 17 à 26 À 90 ans, elle se porte comme un charme. Comme si le poids des ans n’avait aucune prise sur elle. L’ESJ Lille est une vieille dame décidée à former des étudiants en journalisme aussi longtemps qu’il y aura des histoires à raconter. De sa fondation dans les années vingt à sa reconnaissance par l’Etat en 1969, du boulevard Vauban à la rue Gauthier de Châtillon, retour sur l’histoire d’une École qui a marqué la presse française. Naissance et reconnaissances 194O Paul Verschave rouvre l’École en novembre 1941 Jules Clauwaert intégre l’École dont il deviendra, plus tard Président. 1947 Paul Verschave laisse son fauteuil de directeur à Robert Hennart qui l’occupera pendant vingt-huit ans jusqu’en1976. L’ESJ racontée par un témoin de sa vie Paul Verchave, bras croisés, au milieu de la neuvième promotion de l’École celle de Robert Hennart (deuxième à partir de la droite en bas). C ’est en 1924 que l’ESJ Lille voit le jour au sein des Facultés Catholiques de Lille. Paul Verschave, son premier directeur, est alors choisi par les cardinaux et archevêques de France pour créer « une école de journalistes qui utiliserait les cours déjà existants et y ajouterait quelques cours spéciaux ». Une mission à la hauteur du talent de ce Nordiste, qui fit ses premières armes en tant que journaliste pendant la Grande Guerre. Du haut de son mètre cinquantecinq, Paul Verschave préside aux destinées de l’ESJ Lille pendant vingt-sept ans. Le temps de donner de solides fondations à l’École. À l’époque, la presse écrite était le média par excellence. Aussi les premiers étudiants de l’École feront-ils le bonheur des grands titres de presse. Mais à l’image de la société, l’École évolue, notamment sous la houlette de Robert Hennart [voir encadré]. Tandis que la taille des promotions s’agrandit, l’école s’autonomise petit à petit de l’université. En 1956, L’ESJ Lille est agréée par la profession en vertu de la Convention collective des journalistes. Treize ans plus tard, elle est reconnue par l’État. L’École s’impose comme une référence en France et s’ouvre aux nouveaux médias : la radio, l’agence de presse et la télévision. Mais avec toujours le même mot d’ordre : l’exigence. Si les directeurs se succèdent, l’âme de l’École est préservée. En 1981, l’ESJ Lille quitte le boulevard Vauban pour s’installer rue Gauthier de Châtillon, où elle se trouve toujours aujourd’hui. Ses anciens en activité essaiment dans tous les médias et occupent souvent des places à responsabilité. Et c’est souvent avec plaisir qu’ils reviennent à Lille en qualité d’intervenant pour transmettre leur savoir-faire aux nouvelles générations. À l’heure du virage du numérique et d’internet, l’École forme désormais au web, aux réseaux sociaux et aux formats innovants. Sans négliger bien sûr les médias historiques. Car même âgée de 90 ans, l’ESJ Lille a de la suite dans les idées. Et encore toute la vie devant elle. Adrien Lelièvre Qui de mieux placé que la “mémoire de l’école” pour raconter son histoire ? En 1997, Maurice Deleforge publie L’ESJ racontée par des témoins de sa vie, petite somme relatant l’épopée de la vieille dame, de son fondateur, Paul Verschave, au déménagement rue Gauthier de Châtillon. Anecdotes, photos, hypothèses : le “narrateur” qui se désigne à la 3e personne, s’amusant lui-même de ce syndrome Alain Delon, assure ne pas avoir (encore) percé tous les mystères de cette institution, érigée à l’ombre de la Catho. Professeur de français, puis directeur des études, il en aura vu passer des promotions. On le soupçonne de pouvoir pousser de la voix sur l’Aubépine, hymne héritée de la 45e promotion, dont il nous retranscrit la partition. Aujourd’hui, ce sont plutôt Les corons de Pierre Bachelet qui résonnent dans les soirées. Sûr que Maurice Deleforge apprécierait. La seconde Maison de Robert Hennart Il détient, juste derrière Paul Verschave, le record de longévité chez les directeurs de l’ESJ Lille. Robert Hennart a tenu la barre de l’école pendant 28 ans. Avec talent, modestie et ambition. Peu de personnes ont lié leur destin à l’ESJ Lille comme Robert Hennart. L’école était sa seconde maison, et on devine aisément combien il aurait été fier d’assister à son quatre-vingt-dixième anniversaire. Sa nomination à la tête de l’ESJ en 1948 constitua pourtant une surprise et suscita la controverse. Car non seulement Robert Hennart (9e promotion) possédait une maigre expérience journalistique, mais en plus il était l’époux de la fille du fondateur de l’école... D’où d’inévitables accusations de népotisme, auxquelles il mit fin rapidement en raison de sa compétence. Le challenge était de taille : tout, ou presque, était à reconstruire après la guerre. La presse souffrait de ses compromissions avec l’occupant allemand, de nouveaux journaux voyaient le jour, la radio prenait son envol. Robert Hennart tâcha de redonner ses lettres de noblesse au métier en formant des journalistes intègres. Sous son magistère, l’école se sécularisa et traversa les Trente Glorieuses avec la conviction que la presse était un contre-pouvoir indispensable. Malgré une fin de règne contestée et quelques ardoises laissées à son successeur, Robert Hennart quitta son poste en 1976 avec le sentiment du devoir accompli. Il s’éteindra trente ans plus tard à l’âge de 90 ans. Gazette du 90e anniversaire de l’ESJ Lille du 10 au 12 octobre 2014 Adrien Lelièvre 17 Enfant de Flandres, rédacteur en chef de Nord Eclair, directeur de l’ESJ pendant 15 ans. Jules Clauwaert fut l’un des journalistes les plus emblématiques de la région et de l’école, dont il a traversé l’histoire. Jules Clauwaert, l’homme qui aimait le Nord F ils de mineur, Jules Clauwaert l’était lui-même. Un des seuls enfants d’ouvrier parmi sa promotion, son emploi du temps à l’ESJ était adapté à ses horaires à la mine. Ses pas d’apprenti journaliste se font durant la période trouble de l’Occupation. Impertinent, sa carrière de résistant débute dans les couloirs de la Catho, où chaque portrait du maréchal Pétain retourné porte son empreinte. à l’aube de la libération, Jules Clauwaert qui, à 21 ans, a terminé l’ESJ, rejoint le balbutiant quotidien né de la Résistance des Flandres, Nord Eclair. Nous sommes en 1944, Jules ne quittera jamais ce journal qui a grandi avec lui. Qui a vu Roubaix, la France, le monde évoluer. Son charisme et sa foi dans un journalisme de qualité permettent à Jules Clauwaert de devenir, à moins de 30 ans, rédacteur en chef du quotidien. Le journaliste s’attèlera pendant les années 1960 et 1970 au grand reportage. URSS, guerre du Vietnam, révolution cubaine ou encore la Chine de Mao, son œil acéré et sa plume affutée le transportent aux quatre coins d’un monde en ébullition. Le temps des batailles Mais Jules Clauwaert est avant tout un homme de chez lui. De sa terre. De son Nord pour lequel il rêve d’une information de qualité, sincère et proche des gens. Une information comme on la lui a apprise à l’ESJ. Quand le rédacteur en chef de Nord Eclair apprend au début des années 1960 que la Catho veut fermer l’ESJ devenue trop coûteuse pour la faculté, il rassemble les anciens de l’école et monte le projet d’une école indépendante. L’ESJ deuxième mouture nait alors en 1965. Il en devient le directeur. Il y restera jusqu’en 1978, avant d’être nommé directeur d’honneur de l’école. L’ESJ à peine stabilisée, Jules Clauwaert s’engage dans un nouveau combat. En 1975, Nord Eclair doit moderniser son équipement, notamment les rotatives, et fait appel au groupe Hersant. Jules Clauwaert bataillera pour que l’identité de Nord Eclair et sa liberté éditoriale soient respectées malgré la vente du titre. Durant les trente dernières années de sa vie, le journaliste a été un des piliers de la vie politique, sociale et culturelle de la région. Son engagement dans ce métier a permis, entre autres, la création au milieu des années 1990 du Club de la presse du Nord-Pasde-Calais. Il est toujours un temps où les grands hommes nous quittent et laissent place au mythe. L’étoile du Nord s’est éteinte le 3 février 2014 à 90 ans, à quelques mois de l’anniversaire de sa chère école. S’il Jules Clauwaert, ancien directeur et président de l’ESJ avait encore été là pour ce weekend, qu’aurait-il dit aux jeunes générations de journalistes qui foulent le sol de cette école dont il fut l’un des grands ? Sûrement sa devise. « Faisons mieux et faisons le savoir ! » Maëlenn Bereski L’école pendant la Seconde Guerre mondiale De 1939 à 1945, l’Ecole a maintenu ses missions malgré la guerre. Nous avons pu recueillir le témoignage de quelques Anciens, âgés de 87 à 92 ans. L’important restait de s’informer et de faire fonctionner une école qui ne comptait alors qu’une petite dizaine d’étudiants. « On était une grande famille » Mais ce qui frappe dans les récits de nos Anciens, ce sont les descriptions de l’ambiance qui régnait dans l’école à ce momentlà. « On était une grande famille. Tout le monde était très attaché à son école », affirme Eliane Basin de la 22e. « L’esprit était très fraternel au quotidien », poursuit Jean Paul Lampe. Et de fait, malgré l’Occupation, les étudiants avaient monté un groupe de jazz avec leurs camarades de l’université catholique. Un professeur de gym donnait officieusement des cours de danse, alors interdits. En parallèle, une vie studieuse s’organisait autour du directeur de l’école, Paul Verschave. Surnommé “le petit père”, il conserve un statut d’idole pour les anciens étudiants. Farouche soutien du général de Gaulle selon certains, régionaliste pour d’autres, il dispensait les cours lui-même. Sa mémoire reste précieuse pour Jean-Paul Lampe, qui termine notre entretien par ce message : « n’oubliez pas le père Verschave ». «P ar rapport à ce que l’Ecole est aujourd’hui, nous n’étions que les germes », sourit Guy Fauchille, de la 18e promotion. à l’époque où l’école se faisait en trois ans, cet ancien de 92 ans n’en a fait qu’un, avant de prendre le maquis dans le Jura en 1942 pour éviter le Service du Travail Obligatoire (STO). « L’école dispensait une formation très générale, axée sur le droit constitutionnel, l’économie, l’histoire. On apprenait à rédiger de manière académique », complète Eliane Basin, 87 ans. « Les temps étaient difficiles, mais c’était une belle époque malgré la guerre », souligne Antoine Molin, de la 20e promotion. Tous se rappellent d’une école qui gardait une liberté fondamentale malgré les restrictions. « On essayait de s’informer au maximum de ce qui était à l’extérieur. Nous recevions tous les journaux et écoutions Radio Londres », se souvient Jean Paul Lampe, 92 ans. Gazette du 90e anniversaire de l’ESJ Lille du 10 au à l’époque, les cours de l’ESJ étaient dispensés à l’université catholique. étienne Combier 12 octobre 2014 18 décennie 50 Repères Promos 27 à 36 Sous la direction de Robert Hennart qui a pris la succession de Paul Verschave en 1948, l’ESJ confirmera sa vocation nationale et internationale, poursuivant l’accueil de très nombreux étudiants étrangers, qui constituent aujourd’hui un réseau d’anciens dans plus de quatre-vingts pays. Cette décennie voit aussi l’arrivée d’un jeune prof, Maurice Deleforge, pour enseigner le français. Momo, docteur ès ESJ N e vous fiez pas aux apparences. Sous ses airs de grand-père, cultivant sa barbe blanche, le bonhomme conserve un solide humour. Capable de vous déstabiliser par une seule phrase, prononcée au téléphone. Pour rencontrer Maurice Deleforge, il faut d’abord se perdre au fin fond des Flandres. Godewaersvelde. Imprononçable. Pas de quoi effrayer les étudiants de l’ESJ qui, de promotion en promotion, effectuent leur pèlerinage auprès de ce pilier de l’école. En apportant avec eux les salutations des autres incontournables, qui continuent d’officier rue Gauthier de Châtillon. « Bonjour à Momo ! » Le voici, vous ouvrant la porte, avant de s’installer dans son canapé, prêt à s’amuser de la jeunesse qui vient recueillir les souvenirs. Sur son mur, des photos de promotions, d’Anciens autrefois élèves, et avec qui il garde contact. « Je me réveille tous les matins avec eux ». Maurice Deleforge, professeur de français puis directeur des études, entre à l’ESJ en 1957. Pour la quitter en 1999, forcé, assure-t-il. « On m’a foutu dehors. » Laissons-là les rancunes. « La nostalgie, ça emmerde le monde. » Il faut d’abord l’apprivoiser et montrer patte blanche. Il s’inquiète de savoir quel type d’élève on a bien pu lui envoyer. Pour sûr, des jeunes journalistes, il en a maté un paquet. « Après 68, j’en ai chié ». L’écrivain, admirateur de Péguy, est un farouche amateur de la langue. Celle du 20e siècle, qu’il a enseignée. Certains se souviendront peut-être d’un sujet proposé il y a quelques décennies : « jusqu’où le journaliste peut-il pousser l’amour physique des mots ? » Journaliste, d’ailleurs, très peu pour lui. « Je n’ai jamais voulu être journaliste. Je n’ai pas de mépris particulier pour la profession. Même une grande admiration pour certains. Mais, moi, je voulais être professeur ». Une carrière initiée par un enseignant de philosophie, et somme toute logique pour ce petit-fils de directeur d’école publique. D’ailleurs, pré- Gazette du 90e anniversaire de l’ESJ Lille du 10 au 12 octobre 2014 1956 L’ESJ Lille est agréée par la profession en vertu de la Convention collective des journalistes, qui limite à un an le stage professionnel de ses diplômés. A la fin, Momo tapait dans ses mains et tout le monde revenait. sent à Berlin en novembre 1989, il ratera la chute du mur. « On m’avait dit, « le mur, c’est pour demain ». Je me suis dit, « Maurice, demain, tu vas en chier, donc couche toi de bonne heure ». Le mur est tombé pendant la nuit. On l’imagine, fringant, après une bonne nuit de repos, et déambulant près de la porte de Brandebourg, à 6h du matin. « ôtez l’amitié, plus d’école » Alors, quand surviennent les premiers ordinateurs, Momo sent le vent tourner. « Je faisais cours dans une petite salle. A la pause, tout le monde foutait le camp dans la pièce voisine, pour peloter les ordis. A la fin, Momo tapait dans ses mains et tout le monde revenait. » Le voilà donc prêt à partir en 1994. Il s’attarde encore quelques années, avant de prendre officiellement sa retraite. On le soupçonne de caresser l’idée d’un retour. « J’aurais pu faire, une fois par an, un panorama de l’école de 1924 à nos jours ». Le mot est entendu. Pourtant, « qu’est-ce qu’on peut bien enseigner dans une école de journalisme en 2014-2015 ? » Reste le passage de témoin, d’une génération à une autre. « On ne peut plus faire vivre l’ESJ de 1964. Mais on peut quand même entretenir l’esprit de l’école ». Quatrevingt-dix ans : il fallait bien s’y rendre à Godewaersvelde pour rencontrer ce monsieur, à peine plus jeune que l’école à laquelle il a consacré un de ses ouvrages. Pour l’occasion, l’Ancien d’honneur reviendra à Lille, histoire de retrouver les briques rouges et ses chaires d’amphi. « Je vais revoir tellement de monde. J’ai presque peur d’en mourir, d’émotion. » On n’y croit pas. La légende de Momo est bien trop robuste. Anne Charlotte Waryn 19 Vingt-neuf juin 1959. L’ultimatum tombe. Monseigneur Simon Delacroix, le recteur de la Catho envoie une missive inquiétante : l’École devra, à partir du 1e octobre, assurer sous sa propre responsabilité « les dépenses et l’équilibre du budget de l’école supérieure de journalisme ». Robert Hennart, le directeur, réclame un délai d’un an. On lui accorde 3 mois. L’ESJ joue sa survie financière. 1959 : quand la Catho a lâché l’ESJ L e couperet tombe. Le journalisme, pas vraiment rentable, devient une charge pour une Catho déjà endettée. Autant s’en délaisser. Pourtant, sous la férule de Paul Verschave, l’ESJ assumait jusque lors son côté catho. En 1924, on formait une poignée de journalistes, avec un certain paternalisme. Le but : rédiger des articles, faire œuvre de pédagogie. Eduquer, donc, son public. Dans le respect des bonnes mœurs. Après la Seconde Guerre mondiale, et une vague de recrutements, l’établissement s’oriente vers la professionnalisation. Mais fiers de leur Catho, les étudiants arborent encore quelques signes distinctifs sur leur faluche, en signe de ralliement. D’ailleurs, on se partage les locaux, et les liens De toute manière, l’ESJ, brutalement sans le sou, risque bien de disparaître. entre les différentes promotions des deux établissements sont nombreux. Maurice Deleforge, entré à l’ESJ en 1957, a d’ailleurs suivi toute sa scolarité à la Catho, ce qui lui a permis d’être recruté par l’École. La décision de la Catho remet donc aussi en cause toute une philosophie sur laquelle l’enseignement était fondé. De toute manière, l’ESJ, brutalement sans le sou, risque bien de disparaître. C’est là que le réseau des Anciens se met en marche. Joseph Fontaine, connu des étudiants d’aujourd’hui grâce à la bourse qui porte son nom, est président de l’Association des anciens. Nombreux débats, nombreux dîners chez les promotions déjà en postes. Jules Clauwaert se rapproche de ses camarades, et forme avec Philippe Gaillard, le La canarothèque dans les locaux boulevard Vauban pendant les années soixante. noyau dur. Le 12 décembre 1959, ils créent l’association de gestion de l’ESJ. En novembre 1960, ils signent une nouvelle convention avec la Catho. Et, étape par étape, constituent une nouvelle institution capable d’être reconnue par l’enseignement supérieur technique d’Etat et surtout obtenir le droit de percevoir la taxe d’apprentissage auprès des entreprises. Robert Hennart sacrifie même sa nationalité belge : impossible, sinon, de diriger un établissement français. Les démarches prendront deux ans. Le défi est relevé. L’ESJ, nouvelle version, désolidarisée de la Catho, ouvre son premier conseil d’administration le 25 novembre 1961. Ouvert aux représentants de l’Université et à la presse, indispensable pour une école formant de jeunes journalistes. Autre innovation : les Anciens de l’Esj détiennent la majorité au sein de l’association de gestion présidée par Joseph Fontaine. Gazette du 90e anniversaire de l’ESJ Lille du 10 au 12 octobre 2014 Jules Clauwaert officie en tant que vice-président. Les Anciens deviennent propriétaires de leur école. Reste le nerf de la guerre : l’argent. Chacun contribue. On peut même se permettre de recruter : Emile Delahousse devient gestionnaire, complétant le duo Robert Hennart et Maurice Deleforge. Une configuration qui durera quelques promotions encore. 20 décennie 60 Promos 37 à 46 L’ESJ est une des plus anciennes écoles de journalisme d’Europe et la plus ancienne des écoles reconnues en France. Au début des années soixante l’École sort du giron de la Catho et est reprise par une association en grande partie constituée d’anciens (c’est encore le cas aujourd’hui). C’est à la fin de cette décennie que les diplômes remis par l’École, dirigée alors par Robert Hennart, sont reconnus par l’État. Mai 68 : « On voulait voir ce qui se passait » Élèves de première année à l’ESJ en 1967-1968, dans la salle P. Desnoyer. (Extrait du premier numéro du journal ESJ de janvier 1968) « Nous avions 18, 19 ou 20 ans, on était des enfants du babyboom. Une société pleine de jeunes qui voulaient se distraire. » En 1968, Joëlle Jacques est à l’ESJ. Elle a 20 ans. Au mois de mai, c’est l’effervescence à Paris. « Le week-end, quand la semaine s’achevait, on prenait la voiture et on montait à Paris. Par petits groupes. On voulait voir ce qui se passait. » A Lille, des petits groupes d’étudiants se rencontrent dans les cafés. Pas de briques jetées mais beaucoup de débats animés. Nous savions que le moment était historique « Je ne participais pas directement aux révoltes étudiantes à Paris. Etant belge, je savais que si les policiers me mettaient la main dessus, je serai reconduite à la frontière. Mes parents n’auraient sans doute pas apprécié, sourit Joëlle. Je voulais observer. Nous savions que le moment était « historique » et nous étions là. » Observer. C’est peut-être la particularité de mai 68 vu de l’ESJ : ce sont d’apprentis journalistes qui assistaient, de près ou de loin, à cette « révolution ». « On confrontait ce qu’on avait appris au terrain, confie Philippe Rochot, lui aussi dans les murs de l’école en 68. Je me souviens que j’étais parti à Paris un week-end en 2 CV mais il n’y avait plus d’essence nulle part avec les grèves, alors j’y ai passé 15 jours. » Les étudiants avaient un rôle privilégié, une fois rentrés à Lille, ils racontaient ce qu’ils avaient vu. «Au restaurant universitaire, qui était boulevard Vauban à l’époque, il y avait beaucoup d’étudiants. Des haut-parleurs dans la salle nous permettaient de les informer sur les événements », se souvient Joëlle. Les conséquences ? Il y en a eu beaucoup. « Mai 68 a libéré la société de tellement de carcans ! C’est difficile de s’en rendre compte aujourd’hui, le plus marquant pour moi a été le changement de regard sur nous. Les étudiants n’avaient plus à accepter n’importe quelle autorité sans réfléchir », explique Joëlle. « Il n’y a pas eu de révolution dans notre enseignement à l’ESJ, poursuit Philippe, mais il y avait des débats d’idée et ça c’était nouveau. Un grand courant d’air frais qui n’a pas trouvé, tout de suite, de concrétisation en somme. » Mais si aujourd’hui l’enseignement a tant évolué c’est un petit peu grâce à mai 68. Isaure Hiace Parole d’Anciens C’est Maurice Deleforge qui m’a appris à écrire Brigitte Le Brun Vanhove (35e) « C’est Maurice Deleforge qui m’a appris à écrire, de façon moins littéraire : sujet-verbe-complément ! Je suis émue de l’avoir revu hier. Quand je l’ai rencontré, il enseignait à l’école depuis deux ans. On travaillait beaucoup, dans une ambiance très joyeuse. Quand on partait en voyage de promo, on se défoulait complètement. Robert Hennart, notre directeur, aussi ! » Gazette du 90e anniversaire de l’ESJ Lille du 10 au 12 octobre 2014 Repères 1960 L’ESJ devient un établissement privé pris en charge par ses anciens élèves qui créent (loi 1901) l’Association de l’École supérieure de journalisme de Lille habilitée à percevoir la taxe d’apprentissage au titre de la formation des cadres moyens et supérieurs. 1969 L’ESJ Lille est reconnue par l’État en vertu du décret du 24 avril. 21 Dominique Mobailly, diplômée de la 41ème promotion, et responsable de la presse écrite à l’ESJ de 2003 à 2007 revient sur la féminisation du journalisme. 3 questions à Mob (Dominique Mobailly) Dans votre promotion, combien y avait-il de femmes ? J’ai été diplômée en 1967. A l’époque sur une promotion de 60 il n’y avait que six ou sept filles. On considérait cela comme normal. Il y avait encore du boulot à faire. Je me souviens du responsable de la radio qui travaillait pour Europe 1. Il nous avait fait passer des tests pour la voix et nous avait dit : « De toute façon que ce soit bien ou pas, vous ne pourrez pas passer à l’antenne, je ne vous retiens pas. » Il a fallu attendre les années 70 pour entendre une voix féminine sur les ondes. Les femmes d’aujourd’hui ont plus de chance. Après mon diplôme on m’a proposé un poste à Ouest France où il n’y avait aucune femme. Cependant c’était pour tenir la « page de la femme » du journal. C’était ringard, du genre « comment récupérer le manteau de l’année dernière ». J’ai refusé. L’arrivée des femmes a-t-elle transformée la profession ? Une femme apporte-t-elle quelque chose de différent ? Les points de vue s’en trouvent diversifié je pense. Il faut faire attention car toute généralité est par essence réductrice. En gardant de la nuance, on peut penser que les femmes sont un peu moins conformistes que les hommes, elles apportent un instinct un peu décalé par rapport à l’information. Dans le film Les Gens du Monde, on voit ainsi Ariane Chemin en conférence de rédaction au lendemain de la victoire de François Hollande. Elle voulait faire un papier sur la tente VIP des socialistes ou d’anciens responsables essaient de revenir en grâce. Elle s’intéresse au côté « chair » de l’information. Les femmes sont un peu comme ça je pense même si les profils sont divers. Quel est le prochain combat à mener pour les femmes dans le Gazette du 90e anniversaire de l’ESJ Lille du 10 au 12 octobre 2014 journalisme ? Je crois que les portes sont ouvertes pour les femmes, il n’y a plus d’injustice flagrante même si on retrouve souvent peu de femmes dans les conseils d’administration. Les enjeux du métier ne sont pas sexués. Ils sont plutôt à chercher dans l’influence grandissante de la communication qui dispose de moyens bien supérieurs à ceux des journalistes. L’exploitation des jeunes par les vieux singes du métier, confortablement installés sur leurs branches, est aussi problématique. Propos recueillis par Vianey Lorin 22 décennie 70 Promos 47 à 56 Désormais, le concours de l’École n’est ouvert qu’aux possesseurs d’un Deug, les études ne durent plus que deux années au lieu de trois et la rédaction d’un mémoire de fin d’études n’est plus obligatoire pour obtenir le diplôme de l’ESJ. Les étudiants, qui resteront dans l’histoire de l’École pour leur mouvement du printemps 70, se dotent d’une machine à écrire portative. Portraits choisis. Christophe Beaudufe, humble carburant 1970 Repères Septembre de contestation. 1973 La scolarité passe de trois à deux ans. Il faut posséder un Deug pour se présenter au concours. 1979 Chaque étudiant doit posséder une machine à écrire portative. I Notre grande tolérance envers les cultures étranges nous avait amenés à accepter quelques aliens dans la bande maginez-vous à cinq mois de tenter le concours d’entrée de l’ESJ. C’est bientôt Noël, l’heure de mettre un terme au voyage autooctroyé, de se mettre à ficher l’actu comme un fou.Vous êtes – accessoirement - à Johannesburg. Derrière de hauts murs de briques rouges, surmontés de barbelés, se cache le desk AFP qui traite tout le sud de l’Afrique. Christophe Beaudufe, qui dirige ce bureau, vous reçoit dans l’effervescence : Mandela vient d’être hospitalisé. Le monde entier attend une dépêche. Pour les mois suivants, le souvenir de cette scène supplantera tous les carburants du monde ; et ceux qui lisent ces lignes savent combien tel carburant est précieux, les mois qui précèdent une admission à l’ESJ. C’était il y a deux ans, et cette gazette consacrée aux Anciens est l’occasion de le recontacter, et de le faire sourire. Car, lui aussi, « (modeste) élément de la (brillante) 60e promo », avait dû, dès sa rentrée, mettre la main à la pâte pour les festivités des 60 ans de l’École. De ces années, Christophe Beaudufe se rappelle de sa bande d’amis, dite du «sud-ouest», « où se mélangeaient les accents basque et toulousain. Notre grande tolérance envers les cultures étranges nous avait amenés à accepter quelques aliens dans la bande, dont le breton Yvon Legall... » Broussard contre Mesrine L’intervenant mythique de l’époque portait une barbe blanche taillée au carré. « Maurice Deleforge nous enseignait la magie du verbe avec passion, il m’a fait comprendre la différence entre ‘’écrire’’ et bien ‘’écrire’’. » Le terrain, aussi, faisait partie intégrante de la formation. Contrairement à Paris où les conférences de presse fleurissent chaque matin, à Lille, l’actu n’est pas d’emblée apparente. « L’ESJ avait, et Paroles d’Ancienne Christophe Beaudufe travaille à Johannesbourg. a toujours la réputation de former des journalistes de terrain, immédiatement opérationnels en reportage. À l’époque, l’ESJ était plus ouverte aux gens qui aimaient l’aventure, ou la découverte du monde les yeux grands ouverts... » Trente ans après, Christophe Beaudufe ne sait plus trop ce qu’il a pu raconter à son oral de motivation à l’entrée. Mais « disons que passer sa vie à aller voir de près les événements du monde et être payé pour les raconter me semblait le comble du bonheur pour un voyageur bavard. » Ankara, Berlin, Moscou, Johannesburg... son cheminement post-ESJ laisse rêveur. Mais avant l’Afrique du Sud, Christophe Beaudufe a dirigé la rédac des sports de l’AFP, alors ce n’est pas tout à fait un hasard, si « la victoire historique sur le CFJ à Villeneuve d’Ascq, par un score quasi-humiliant (genre 7-0) » figure en bonne place parmi ses souvenirs marquants de l’École. « Un attaquant du CFJ était le fils d’un officier de police, célèbre à l’époque, le commissaire Broussard. Quand les supporters ont commencé à scander son nom ‘’ BROUS-SARD, BROUS-SARD ‘’, le public de l’ESJ a répliqué dans la seconde : ‘’MESRINE, MES-RINE’’.» Le non moins célèbre bandit que Broussard père avait affronté peu de temps auparavant. Charlotte Cieslinski Gazette du 90e anniversaire de l’ESJ Lille du 10 au 12 octobre 2014 1970 : Catherine ABET (50e promotion) Si une institution vaut par les hommes qui la composent nous fûmes gâtés : Momo bien sûr, mais aussi Gunther Schild, généreux, lumineux, dont la vie déjà était un roman (lire : la France sans billet de retour). Joan Misser, la passion des êtres et de la liberté chevillée à son corps nerveux. D’autres encore mais il faut choisir, tous enthousiastes même si parfois trop prudents à mon goût… il y eut aussi les copains, les amis venus parfois de loin, les éclats de rire de Pumla, ma 2CV décorée de Riri le spermatozoïde par Philippe Pascal, sale gosse doué, le Clampin libéré et avec lui l’apprentissage accéléré des relations complexes avec les sources et les notables et de la nécessité impérieuse d’aller au-delà des apparences. Toujours. Gazette du 90e anniversaire de l’ESJ Lille du 10 au 12 octobre 2014 Paroles d’Anciens Hervé Favre (50e) «Dis moi gros grain d’orge» Année 77-78 : le comédien René Pillot nous fait travailler notre diction un crayon dans la bouche : « dis moi gros grand grain d’orge... ». Et il note sans pitié nos prestations d’apprentis Mourousi. Ce jour là j’annonce la mort d’un illustre oublié et devant mon air compassé il m’interrompt : « Vous êtes un ami de la famille ? ». Ma vocation de journaliste de presse écrite en sortira renforcée ! Jean-Claude Rigault (53e promo) Dissertations sur les nuances Maurice Deleforge, dit Momo, nous répétait sans cesse : les problèmes ça ne s’utilise pas. Il trouvait que c’était un mot trop facile à utiliser, qu’il y avait des synonymes. Si on employait le mot interdit, on se faisait engueuler, et surtout nous avions droit à une dissertation sur les nuances de la langue française! Marie-Hélène Dufourny (55e promo) «Voilà mon avis, et je le partage» Lundi, carrefour hebdomadaire d’actualité. Rémi, comme à son habitude, entame un discours enflammé pour exposer son point de vue, celui du fervent militant communiste qu’il est. Il conclut son long propos par un « voilà mon avis sur la question... » et dans un silence indifférent ajoute « et je le partage… » déclenchant alors l’hilarité générale. 23 Hassan Alaloui Kacimi est arrivé en France en 1968. Il a vécu l’époque d’Hubert Beuve-Méry, d’André Fontaine et est devenu un grand nom du journalisme marocain. Hassan Alaoui Kacimi (49e) : « Il y a un souci de distraire » L e déclic a lieu à l’été 1964. Hassan Alaloui Kacimi suit alors un stage dans un monastère de religieux français au Maroc. Il y rencontre Hubert Beuve-Méry et Jean Lacouture, et c’est le choc. En 1968, il quitte le Maroc : « J’ai glandouillé à Paris. J’étais trotskiste, comme tout le monde. Mais mon rêve, c’était d’aller à l’école de Lille car au Maroc, tout le monde en parlait. » À l’époque, l’école dure quatre ans. Hassan Alaoui Kacimi se rappelle surtout de l’ambiance. « C’était 8 h du mat’ jusque 18 h. On voyait Claude Julien, André Fontaine, Hubert Beuve-Méry… Il y avait un esprit de fierté. On voyait les promotions se déverser tous les ans dans les rédactions… Et puis celui qui m’a marqué, c’est Momo bien sur ! » Pendant ses études, il travaille à Liberté puis fait un rapide passage à La Voix du Nord. Ensuite, sans doute bercé ses rencontres avec les piliers du Monde, il intègre la rédaction du quotidien en 1975, à sa sortie d’école. Puis il change de direction. « Mon cap, mon destin, c’était la France. Mais je suis rentré au Maroc pour un court séjour, il y avait la guerre secrète au Sahara occidental. J’ai écrit dessus et je suis rapidement devenu rédacteur en chef de Maroc-Soir. J’étais le plus jeune rédacteur en chef du pays, j’avais 25 ans ! » S’ensuit une carrière au Matin, un quotidien marocain dont il a pris sa retraite il y a deux ans. Journalisme à la française Il cultive la fierté de l’ESJ d’une drôle de manière : « Je critique le CFJ ! C’était notre concurrent à l’époque. Ils phagocytaient les meilleurs profs. » Mais s’il aime cette école française, il porte un regard critique sur l’évolution du journalisme qu’on lui a enseigné : « Pour le moi, le journalisme à la française, c’était un journalisme de retenue. Aujourd’hui, il y a un souci de distraire. Petit à petit, les journaux ont versé dans un certain américanisme, il y a une espèce de suren- chère qui s’installe. » Il y a un peu de déception dans la voix d’Hassan Alaoui Kacimi, mais cela ne l’empêche pas de conseiller aux aspirants journalistes marocains de passer le concours d’entrée. Laure Delacloche Jérôme Daquin, aujourd’hui retraité, fait partie de la 49e promo de l’ESJ. Il garde de très bons souvenirs de l’École, et revient sur un parcours professionnel hétéroclite. « De septembre 1972 à août 1975, j’ai l’impression de n’avoir pas dormi », Jérôme Daquin (49e) Pouvez-vous nous détailler votre parcours de la sortie de l’École en 1975 à aujourd’hui? Quand j’ai fini l’École, j’ai fêté ça avec ma bande d’amis. Et sinon plus sérieusement j’ai été embauché comme stagiaire à L’Est Républicain. Ensuite, je suis parti à Kinshasa, en République Démocratique du Congo, comme assistant chargé des cours de radio et de télévision à l’Institut des Sciences et Techniques de l’Information, une école fondée par un Ancien, Paul Malembé. Ça m’a permis de remplacer mon service militaire, encore obligatoire à l’époque. C’était une expérience inoubliable, que je garde encore en mémoire aujourd’hui. J’y suis resté jusqu’en 1977. Je suis revenu ensuite à Paris pour trouver du travail. Une quête qui s’avère difficile. J’accepte un boulot de secrétaire de rédaction au Monde. Ça n’était pas payé mais j’avais espoir que ça débouche sur quelque chose. Je me rends compte que c’est trop bête, et puis mon compte en banque avait tiré la sonnette d’alarme, alors je décide de partir. Après quelques autres expériences particulières, en 1988, alors que je vais devenir papa, je passe les tests à l’Agence France Presse et je les réussis. Je commence alors une longue carrière d’agencier. J’ai occupé des postes en France (Paris, Lille, Bayonne…) et à l’étranger, à Berlin notamment. Et aujourd’hui, je suis à la retraite. Petit retour en arrière, qu’est ce que l’ESJ vous a apporté? L’ESJ m’a apporté de nombreuses connaissances et compétences, même si je pense que certaines d’entre elles sont déjà dépassées. À l’époque, on utilisait des machines à écrire, du papier, des appareils photo argentiques et des nagra à bande. Mais j’y ai appris les bases du journalisme, Gazette du 90e anniversaire de l’ESJ Lille du 10 au 12 octobre 2014 qui m’ont été utiles jusqu’à la fin de ma carrière. Et puis l’ESJ m’a surtout laissé une belle bande de potes, dont Yves Sécher bien sûr. Quel est votre meilleur souvenir à l’École? J’ai énormément de très bons souvenirs à l’École. J’ai fait la fête avec mes amis et ça fait forcément partie des bons souvenirs. De septembre 1972 à août 1975, j’ai l’impression de n’avoir pas dormi. Et au contraire votre pire souvenir? Non là vraiment, je ne vois pas… Avez-vous une anecdote à nous raconter sur vos trois années à l’ESJ ? Une anecdote? Il y en a plein, de quoi pourvoir écrire un livre. Un projet sur lequel je travaille, bien sûr. Robin Prudent Chloé Cohen 24 décennie 80 N Repères Promos 57 à 66 Ils étaient censés suivre des conférences. Le 8 novembre 1989, les jeunes pousses de la 64e promotion arrivent à Berlin. Ils ne se doutent pas encore qu’ils couvriront l’événement qui marque la fin du XXe siècle. Berlin 1989 : « C’était parti pour être super chiant… » icolas Winclair avait acheté sa V200 quelques jours avant de partir. «J’étais complètement fauché mais je voulais avoir cette caméra. On sentait que ça bougeait à Berlin mais on n’imaginait pas ce qu’il allait se passer. » Le 9 novembre, après une soirée un peu arrosée, l’apprenti JRI déjeune avec son oncle, militaire en poste dans le quartier français de Berlin. « Il a reçu un coup de téléphone. Il est devenu livide. ‘‘Tu fais quelque chose ce soir Nicolas ? Parce que le Mur va tomber’’ ». «Après les infos de l’oncle de Nicolas, on s’est précipité vers la porte de Brandebourg. On était parmi les premiers à monter sur le mur », assure Soizic Bouju. Avec son appareil photo celle qui deviendra directrice des études de l’École mitraille pendant 72 heures. 1981 Pendant vingt ans, l’ESJ a été logée boulevard Vauban, avant d’emménager cette année-là au 50 rue Gauthier-de-Châtillon. 1983 • Le diplôme de l’ESJ Lille est reconnu par l’État, qui l’autorise à délivrer un diplôme revêtu du visa officiel en vertu de l’arrêté du 18 février 1983. • L’arrivée du Scrib à l’École (premier ordinateur portable pour journaliste). Paroles d’Anciens Viande froide Face à eux, l’armée est-allemande ne sait pas trop comment réagir. « On était fous ! (...) on était dépassé par les événements. Le regard de journaliste, je me souviens ne pas l’avoir trop eu » « Quand vous vous retrouvez sur le mur avec des soldats en enfilade, vous ne savez pas trop quoi faire, indique Muriel Jaouën. Aujourd’hui, je me dis qu’on était un peu inconscients. » Nicolas Winclair a un autre avis. « À un moment il faut être couillu. On vivait un moment extraordinaire, il fallait en profiter. » Caméra sur l’épaule, l’étudiant se glisse au milieu des soldats. « Les militaires pensaient que je faisais des images pour l’armée. Ils m’ont demandé ma carte, je leur ai montré celle de l’école, et c’est passé ! » De quoi donner des sueurs froides à Maurice Deleforge, alors directeur des études. « Il disait qu’il avait peur de ‘‘ramener de la viande froide’’, glisse Muriel Jaouën. On était complètement lâchés dans la nature, il ne savait Matteu Maestracci, 79e «Le Lokator a marqué à jamais ma promo» absolument pas où on était ! » Canons à eau Livrés à eux-mêmes, difficile de ne pas se laisser emporter par l’ambiance qui les entoure. « On était fous ! Nous, la génération de la Guerre Froide, on vivait un moment historique ! C’était un vrai bordel, on était dépassé par les événements. Le regard de journaliste, je me souviens ne pas l’avoir trop eu », admet Muriel Jaouën. « On chantait sur le mur, on s’est pris les canons à eau, raconte Soizic Bouju. Et ce n’était pas des jets de jardin ! On a passé toute la nuit trempés. Imaginez ça un 9 novembre à Berlin !» Une situation qu’aucun d’entre eux n’imaginaient, quand au début de leur voyage, ils passaient de conférences en conférence. « C’était parti pour être super chiant. Et les premiers jours, ça l’a été », garantit Nicolas Winclair. Conscients d’avoir été là où il faut, au moment où il le faut, les étudiants en profitent. « Un journaliste de France 3 voulait absolument mes images, indique Nicolas Winclair. Il me demandait combien je les vendais mais moi ce que je voulais, c’est un travail. Alors je lui ai donné et en échange, je lui ai demandé de me mettre en relation avec la rédation, ce qu’il a fait.» Après un stage de 2 mois, Nicolas Winclair travaillera 10 ans à France 2. Nicolas Picquet Gazette du 90e anniversaire de l’ESJ Lille du 10 au 12 octobre 2014 «Y a deux trucs qui m’ont mar qués : une fois où on a visité les lieux «secrets» de l’école, comme l’espèce de beffroi où on a bu des bières et on est partis à la découverte de la cave, où on a trouvé des photos de femmes à poil. Une autre fois en Pologne, en déplacement de toute la promo. Après une journée de colloques sur les génocides, on s’est tous retrouvé dans un bar de Cracovie, le Lokator. Un nom qui a marqué à jamais ma promo». 25 Sophie Pons (59e). Après une carrière très internationale à l’AFP (Moscou pendant la période charnière 1989-1991, Johannesburg, Prague, etc). Elle se souvient de l’ESJ. Sophie Pons (59e) : de l’agence de Moscou à Johannesburg S ophie Pons, 59e promotion de l’ESJ, a fait une grande partie de sa carrière à l’AFP. De Bordeaux à Moscou en passant par Johannesburg, elle revient sur son parcours à l’école et sur les grandes aventures journalistes qui ont suivi. Retour à l’ESJ : Qu’est-ce que l’école vous a apporté ? Je savais me servir d’un stylo, je faisais un peu de photo, j’ai appris à tenir une caméra, à utiliser un banc de montage, à formater des dépêches, à parler dans un micro, à couper des bandes magnétiques au ciseau... et puis aussi à rédiger des articles dactylographiés à la machine à écrire, à me servir d’un typomètre, à connaitre les différents caractères d’imprimerie…À l’époque, et ce n’est pas si lointain que ça, tout était très artisanal, on découvrait l’usage du Minitel et son annuaire téléphonique 3615. Pouvez vous revenir sur vos différentes expériences à l’AFP ? Après Bordeaux, je suis partie à Moscou en 1991, à une époque passionnante, avec le putsch contre Gorbatchev, la fin du régime communiste, l’éclatement de l’Union soviétique… C’est formidable de vivre l’histoire, la grande Histoire, en direct. À l’époque, on montait dans les avions en payant les pilotes en dollars, on travaillait avec des téléphones “portables” qui pesaient 10 kg et des valises satellites de 60 kg. Puis j’ai été nommée à Johannesburg pendant la transition post-apartheid, sous la présidence de Nelson Mandela. C’est une très grande chance d’avoir pu assister à la naissance d’une démocratie et au démantèlement de l’apartheid. De retour en France, j’ai travaillé deux ans en free lance à Bordeaux. Puis je suis partie à Prague. Ma mission s’est terminée à la fin de la présidence tchèque de l’UE, après six mois de diplomatie intense, de réunions au sommet et de ballets de chefs d’État, d’Obama à Poutine, en passant par Hu Jintao, Merkel, Berlusconi ou Sarkozy. Aujourd’hui j’ai rejoins Paris. Et ce n’est pas fini, j’espère ! J’aime l’idée de ne pas savoir ce que je ferai, où je serai, dans deux ou trois ans. L’ESJ n’a pas seulement formé des journalistes de renom, certains ont aussi mené une carrière parallèle de musiciens... débutée à l’École lors du concert du 60e anniversaire. La décennie rock de l’ESJ François Thomazeau, un “paparazzi” Les soixante ans de l’ESJ, ambiance rock assurée, avec le concert des Paparazzis dans le grand amphi plein à craquer. Derrière les Paparazzis, quelques étudiants de l’École amoureux de musique. « On avait tous des groupes de rock dans le civil, donc on a continué à l’ESJ », se souvient François Thomazeau (60e), bassiste et chanteur. À ses côtés Pierre Grumberg (61e), « un guitare héros chevelu », Saïd Aissaoui (60e), Bruno Trigalet (59e), Bertrand Fichou (59e) et une ou deux choristes. « Un succès inqualifiable, ce concert », rigole encore le bassiste. « On avait essayé de faire chanter L’idole des jeunes à Maurice Deleforge le directeur des études, mais il avait refusé. » À la place ils ont joué une reprise punk de La balade irlandaise. « On a fait tous les standards de la route 66, on était très branchés années 70 », se remémore Bertrand Fichou. Les répétitions avaient lieu à la cave, plusieurs fois par semaine. Du rock, de la soul et du punk, et du champagne. « Après les 60 ans de l’école, Gazette du 90e anniversaire de l’ESJ Lille du 10 au 12 octobre 2014 il restait des caisses de champagne dans la cave, ça nous a pas mal inspiré», plaisante François Thomazeau. Pour la plupart, ils ont continué à jouer une fois sortis de l’École. Les Paparazzis sont devenus Les Contribuables pendant quelques temps, puis Les Chers Disparus. « On a même sorti deux albums, on avait enregistré en même temps que les Innocents », se souvient François Thomazeau. Après dix-neuf ans à Reuters, il écrit des livres et continue de chanter. Mais l’ESJ n’est jamais loin : sur ses deux albums en solo on croise Jean-François Pérès (68e) et Agnès Bonfillon (75e). Bertrand Fichou et Pierre Grumberg, aujourd’hui respectivement rédacteur en chef de Youpi et Images Doc chez Bayard et rédacteur en chef adjoint de Guerres & Histoire, ont tourné à Paris dans un groupe de bluesrock pendant plusieurs années. « Beaucoup d’Anciens de l’École sont des musiciens qui ont raté leur vocation », conclut François Thomazeau, hilare. Ambre Lefèvre 26 décennie 90 L Promos 67 à 76 Au cours de ces dix années, l’École se développe. Elle créedeux filiales de formation professionnelle, ESJ-Médias (perfectionnement des journalistes) et ESJ-Entreprise (hors presse) et lance deux filières qui répondent aux attentes de la profession et qui gonflent le nombre de diplômés : JS (journaliste et scientifique) et PHR (Presse hebdomadaire régionale). Un babyfoot fait également son apparition... a principale attraction de l’école déchaîne les passions. Mais peu connaissent son histoire, qui se perd dans la légende. Quand on creuse un peu, elle éclate au grand jour : l’amnésie collective. Comme s’il était des choses qu’il valait mieux taire. Depuis quand le babyfoot pourrit-il dans la cour de l’ESJ ? Philippe Caplette, presque aussi vieux que l’objet, reste vague : « J’ai Alzheimer qui débute... » Mohamed Chlaouchi, la bouée de sauvetage des noyés de Final Cut, parle de « sept ou huit ans ». « Tout ce que je sais, c’est qu’il était déjà là quand j’étais étudiant », précise Pierre Savary, plus volontiers ballon ovale que balle en liège. Quelques souvenirs émergent tout de même de la nébuleuse éthylique où ils reposent. Ceux d’Yves Sécher, par exemple, le dinosaure ès PAO, jamais suspecté d’esquive quand un bon coup se présente : « Il était dans le foyer des étudiants, dans le bâtiment d’à côté, qui accueille aujourd’hui l’institut Avicenne. On l’a ramené au cours d’une soirée avinée, vers 92. » Les versions divergent Philippe Caplette n’en démord pas : « C’est moi qui l’ai introduit à l’école, grâce à une copine qui bossait dans un magasin de jeux. Il y avait un flipper aussi. Ou peut-être que c’était un jukebox ? » Christophe de Mattéis, le régisseur bodybuildé de la maison, l’aurait déplacé de l’annexe à la cour… quand son bureau a été déplacé de l’annexe à la cour. Carcasse déglinguée par le temps et les hommes, le baby-foot n’est plus que l’ombre de lui-même. Un débris, sans doute là pour rappeler aux étudiants que leur école est aux prises avec d’importantes difficultés financières. « Pourtant, au début, il était comme neuf, s’exclame Christophe de Mattéis. On mettait même des pièces pour jouer ! » Mais s’agit-il de la bécane d’origine ? Certains murmurent l’existence d’un deuxième babyfoot, qui aurait été chapardé lors d’une soirée, puis remplacé… C’est là la marque des grands hommes : mille théories circulent sur leur compte. Et le babyfoot est bien un personnage incontournable de l’établissement. Adrien Gavazzi Gazette du 90e anniversaire de l’ESJ Lille du 10 au 12 octobre 2014 Patricia Dormal et ses 30 promotions Patricia Dormal a connu tous les directeurs de l’école, sauf les deux premiers. Elle a vu défiler trente-quatre promotions. Elle est désormais la première femme Ancienne d’honneur de l’École. Patricia Dormal a survécu à tout dans l’École, même au départ de Maurice Deleforge en 1992. Arrivée en 1978 dans nos murs, à l’âge de 24 ans, elle prend le poste d’assistante de direction. Elle qui travaillait avant dans une entreprise de manutention change d’univers : aux côtés d’Hervé Bourge, elle rencontre une ribambelle de journalistes et de personnalités, dont de nombreux présidents africains. Elle garde de son arrivée un bon souvenir : « J’avais le même âge que les étudiants, j’ai sympathisé avec certains. L’ambiance était très familiale. » Elle a vu défiler trente promotions mais il y a une constante : l’indiscipline des étudiants. « Je faisais la mère-tape-dur! » dit-elle en riant. « Je leur disais : c’est bien gentil vos fêtes, mais ça, ça et ça c’est cassé, il faut être responsable… » Il y a deux ans, Patricia Dormal a pris sa retraite. Quand elle écoute les infos, qu’elle regarde le JT ou qu’elle lit la presse, elle cherche immédiatement les signatures : « Et quand je ne suis pas sure, je vérifie dans l’annuaire ! » Samedi 11 octobre, elle a été élue Ancienne d’honneur par l’assemblée générale de l’association des Anciens. « Je suis fière car je suis la première femme dans ce cas mais aussi parce que c’est la première fois qu’on met à l’honneur l’administration. C’est la petite fourmi administrative qu’on ne voit pas. » Un scoop : c’est elle qui a réclamé le réaménagement de la cafétéria, dont elle a choisi la couleur des murs. Laure Delacloche 27 Arrivée à l’école en 1999, Agnès Bonfillon (75e promotion) a attrapé depuis un moment le virus de la radio. Elle raconte avec nostalgie ses années ESJ, avec passion sa carrière sur les ondes, propulsée par le 11 septembre 2001. Agnès Bonfillon, la radio comme vocation S ans réfléchir, encore un peu décontenancée par la question, Agnès Bonfillon décrit son passage à l’Ecole avec mélancolie : « Je regrette de ne pas m’être assez amusée. Il y avait une super ambiance, je n’en ai profité que sur la fin de la deuxième année. » Avec déjà un pied à l’étrier en travaillant les weekends à la radio BFM, elle se souvient s’être elle-même mis une importante pression. « J’étais tellement stressée ! Tout le monde l’était un peu pour trouver un stage, mais moi je me mettais un double stress. » Car Agnès Bonfillon a un objectif : entrer à France Inter. Après la spécialité radio, les stages s’enchaînent. Lauréate de la bourse René Payot en 2001 à sa sortie de l’école, elle s’envole pour Montréal débuter un stage à Radio Canada. Date de début de stage, 11 septembre 2001. Ce jour là, deux tours s’écroulent et sa vie bascule. Elle pensait commencer un stage basique, et en quelques heures elle se retrouve envoyée à New York couvrir les attentats. « C’était complètement hallucinant », se rappelle-t-elle. « J’ai même cru que c’était une blague au départ. J’avais dit “oui, oui, c’est ça oui, Radio France veut que j’y aille, mais bien sûr…“ », rit-elle. Sans carte de presse, sans carte bleue, sans permis de travail aux Etats-Unis, Agnès Bonfillon commence à alimenter les antennes de la Maison Ronde avec son « grand frère québécois », Danny Braun. Un saut dans l’inconnu Une grosse dose d’adrénaline, un saut dans l’inconnu, mais surtout l’opportunité de faire ses armes de reporter, sur le terrain. Elle intègre le service reportage Un an pour tout changer de France Inter pour trois ans. « J’aurais aimé faire encore plus de reportage à l’époque. Maintenant, je ne sais pas si j’aurais la même force pour tenir le rythme et ne faire que du news sur du une minute », confie-t-elle « Mais si on me propose du format Interception, c’est différent ». En 2004, Inter cherche une voix féminine pour tenir le 7h30. Elle accepte : « Ça ne se refuse pas. » Puis elle bascule sur RTL pour tenir, pendant cinq ans, la revue de presse matinale. Depuis cette année, elle co-présente Le Grand Soir. Un format qu’elle n’avait pas envisagé au départ : « En plus des horaires plus faciles, c’est une émission où il faut tout inventer chaque jour. Et ça me permet d’apprendre comment animer, interviewer en direct. C’est un nouveau challenge, et j’aime ça », conclut-elle. Car Agnès Bonfillon exerce toujours son métier de cœur, journaliste radio. Sarah Mansoura Une fois le diplôme en poche, le JS rejoint la grande famille des journalistes avec ce petit quelque chose en plus. Prenez un scientifique, faites-en un journaliste. Cette recette, unique en Europe, est l’une des spécialités de l’ESJ. A en croire la réussite de ces scientifiques reconvertis en professionnels de l’information, un constat s’impose : changer de voie, finalement, c’est pas sorcier ! Diplômée cette année, la 22ème promotion Journaliste & Scientifique revient sur les avantages de sa formation. « Pas besoin de passer à la télé pour changer de vie, on peut aussi faire l’ESJ. » Marion Vagner aurait pu rester ingénieure. Elle travaille à présent pour Science et Avenir et France Télévisions. Ce soir, avec ses neuf camarades, elle reçoit son diplôme de journaliste scientifique. Sous vos applaudissements. Enfant des années 90, la filière « Journaliste & Scientifique » (JS) souffle aujourd’hui ses 21 bougies. Sa benjamine, la formation « Presse Hebdomadaire Régionale » (PHR), la suit de près. Les deux soeurs font figure d’électrons libres dans les vieux murs de l’école. Les bancs de l’université Lille 1 voient également les promotions se succéder. Au coeur de cette cité scientifique, les JS apprennent à user des mots pour résoudre les équations. Leur atout-maître : leur aptitude à décrypter le langage savant et à déconstruire les idées reçues. Au sein d’une presse accordant une large place aux sujets politiques et sociétaux, le journaliste scientifique tente de faire entendre la voix parfois discordante des sciences et des techniques. Apprenti-sorcier, reporter, le JS sait tout faire. Il fait ses classes dans la presse hebdomadaire, la presse spécialisée et la presse professionnelle. Il s’exporte également : cette année, deux élèves sont parties au Canada et en Malaisie pour leur stage de fin d’études. La première filière JS ne comptait qu’une seule fille. Depuis quelques années, la tendance s’est inversée : l’unique garçon de la classe est aujourd’hui bien entouré ... Gazette du 90e anniversaire de l’ESJ Lille du 10 au 12 octobre 2014 La 22e promotion JS 28 décennie 00 Repères Promos 77 à 86 Octobre 2001. À son retour de stages en PQR, la 78e a pu penser qu’elle était victime d’un nouveau bizutage. Comment? On lui avait changé toute l’équipe pédagogique durant l’été ! Plus de Soizic ni d’Hughes ni d’Olivier. Ils trouvaient à la place, trois bizuts expérimentés : Éric Maitrot (59e) directeur des études secondé par Dominique Mobailly (41e presse écrite) et par Pierre Savary (65e audiovisuel). Une équipe gagnante. 21 avril 2002, le choc politique 2000 Internationalisation de la formation avec des échanges d’étudiants avec l’Université Laval (Québec). 2007 Création d’une télépréparation pour les candidats étrangers, élargie ensuite à tous les concours. 2009 Lancement d’une Prépa égalité des chances. • Modification des statuts de l’école. Le CA s’enrichit de la présence de représentants de l’enseignement supérieur, des collectivités locales, des entreprises régionales. On est restés un moment abasourdis devant notre écran. Puis on a tous pris une caméra ou un Nagra et on est descendus dans la rue. La naissance de Latitudes E Au soir du premier tour de l’élection présidentielle de 2002, le séisme politique qui ébranle toute la France s’invite à l’école. S’ensuit une profonde interrogation sur le rôle des journalistes. C ela fait partie des moments dont on se souvient, avec précision parfois. Ce 21 avril 2002, aux alentours de 20 heures, Elsa Fayner, 77e, est dans le train pour Lille, de retour de Paris où elle était allée voter. Sur le plateau de France 2, David Pujadas annonce que Jean-Marie le Pen est au deuxième tour de l’élection présidentielle, devant Lionel Jospin. « Comme beaucoup de monde, je ne pensais pas que ce résultat était possible » explique-t-elle. Quelques minutes plus tard, Thomas Baumgartner, alors en deuxième année, apprend la nouvelle par un ami. Les étudiants couvraient la soirée présidentielle à l’école. « On est restés un moment abasourdis devant nos écrans. Puis on a tous pris une caméra ou un Nagra, et on est descendus dans la rue » se souvient-il. Dès le lendemain, les étudiants se mobilisent. Les couloirs se transforment en ateliers de peinture, où banderoles et écriteaux prennent forme. Durant deux semaines, les manifestations se succèdent. « A l’école, on est parfois repliés sur nous. Ces jours-ci, on partageait pleinement la vie des Lillois » explique Elsa. Mais le débat est aussi ailleurs. Faut-il crier au loup ? « On s’est demandés quel était le rôle des journalistes dans cet événement : faut-il crier au loup en alertant les gens, au risque que cela arrive ? » Les étudiants concluent que les medias avaient eu un impact important dans la montée du Front National, et que cela ne devait pas se reproduire. Ils rédigent même une charte pour fixer quelques principes fondamentaux. « Cela a été un grand sujet de discussion, y compris avec les intervenants, se souvient Thomas. Nous ne pouvions pas être à la fois citoyens engagés et journalistes, observateurs. Cela a valu aux médias de nombreuses critiques » ajoute-t-il. Après deux semaines d’intenses débats, une vague de votes par procuration déferle sur l’école. « Je n’ai jamais rien vécu d’aussi fort politiquement depuis » confie Elsa. Clément Melki Gazette du 90e anniversaire de l’ESJ Lille du 10 au 12 octobre 2014 n février 2004, la 79e promotion assiste à un colloque sur les génocides à Cracovie. Organisé par le Mémorial de la Shoah, il était spécialement destiné aux étudiants de l’ESJ. À la suite de ce séminaire, les étudiants produisent un magasine intitulé « Mémoire vive » sur les questions relatives aux génocides. C’est de cette expérience que naîtra Latitudes, avec son premier numéro en 2005 dédié à Berlin. Chaque promotion de première année partira ensuite tous les ans dans une ville en France ou à l’étranger. Marseille, Londres, Bruxelles ou Tbilissi suivront. Cette initiative a été conduite sous la direction d’Eric Maitrot, responsable de la fillière presse écrite puis directeur des études. L’édition 2014 du magazine a emmené la 89e promotion sur les traces de la Première Guerre mondiale à l’occasion du Centenaire. 29 Des bancs de l’ESJ à la direction d’un lycée agricole Elle a suivi la formation de l’École supérieure de journalisme de Lille. Pourtant après sa scolarité, sa trajectoire professionnelle a bifurqué. Catherine Rolling est aujourd’hui directrice du lycée agricole à Castelnaudary. «L e métier d’enseignante a été une découverte. » Catherine Rolling, 52 ans, a rapidement changé de voie après sa formation à l’ESJ. Issue de la 59e promotion, la jeune journaliste part à la Voix jurassienne, un hebdomadaire d’information locale. Elle y reste un an puis rejoint un autre hebdomadaire, l’Indépendant du Haut Jura, pendant une autre année. Elle décide alors de faire une pause pour élever ses trois enfants. Cette interruption sera prolongée. Des problèmes familiaux l’obligent à trouver du travail rapidement et à s’assurer un revenu confortable. « J’avais envie de relâcher la pres- Catherine Rolling a pris un virage assez radical à sa sortie de l’ESJ. sion. Quand on a coupé du milieu du journalisme, il est difficile de s’y remettre. Beaucoup de choses évoluent, il faudrait une nouvelle formation », explique-t-elle. Elle choisit alors de s’orienter vers l’enseignement. Titulaire d’une licence de lettres modernes, ce choix lui semble le plus logique. « J’ai apprécié le confort de la fonction publique », avoue l’enseignante. D’abord dans le Jura, puis dans les Ardennes et dans l’Eure, professeur de français, d’histoiregéographie puis de philosophie, Catherine Rolling multiplie les expériences. Jusqu’à devenir gestionnaire des établissements. Depuis la rentrée 2013, l’ancienne étudiante de l’ESJ est directrice du lycée agricole de Castelnaudary, dans l’Aude. Si la fonction semble éloignée du métier de journaliste, la formation à l’école lilloise sert encore à Catherine Rolling. « Quand on me dit “C’est urgent”, je réponds “Pourquoi? On a un journal à boucler ?” » lance la directrice. « J’ai appris à gérer la pression. » Dans son travail de direction, Catherine Rolling doit aussi souvent faire appel à ses qualités rédactionnelles. Une compétence qu’elle a acquise lors de sa formation. « Mes deux ans à l’ESJ me servent tous les jours », assure-t-elle. Mais de là à revenir au journalisme… « Je vais avoir 52 ans, clairement, ma carrière est derrière moi. » Anne-Lise Havard Le pigiste, mine à fantasmes Le statut de pigiste, connu des journalistes, entretient quelques fantasmes que les pigistes interviewés ont gentiment mis à mal. Q uand la conseillère Pôle Emploi de Garance Pardigon tout juste diplômée de l’ESJ lui assène « Vous êtes la faille du système », cette jeune journaliste pigiste à TF1 découvre de manière abrupte ce statut à part. Méconnu du grand public, de nombreux clichés circulent à son sujet. Elsa Fayner, pigiste par choix après un passage de deux ans à Rue89, s’amuse des coups de fil qu’elle reçoit de ses amis nonjournalistes. « Certains me disent ‘je suis en bas de chez toi, on va prendre un café’ comme si un pigiste ne faisait rien de ses journées », raconte-t-elle. Il l’est aussi de certains journalistes alors qu’il constitue souvent la porte d’entrée dans de nombreuses rédactions : être pigiste ne fait pas forcément de soi un travailleur indépendant. Anaïs Bouitcha (RTL), Flore Maréchal (France 2) et Nicolas Burnens (RTL) gardent le sourire. Liberté à double tranchant « Avec tous ces plans sociaux et Gazette du 90e anniversaire de l’ESJ Lille du 10 au 12 octobre 2014 ces nombreux pigistes qui arrivent sur le marché, on peut de moins en moins se payer le luxe de refuser une pige ou de ne pas vouloir travailler pour un média », explique Elodie Ratsimbazafy, journaliste sortie de l’ESJ en 2002. Nicolas Burnens, pigiste régulier à RTL, se retrouve pieds et mains liés à son employeur alors qu’il ne bénéficie d’aucun contrat sur la durée. « Si j’allais bosser ailleurs, ils me le feraient payer en réduisant mes piges », soupire-t-il. Tous s’accordent sur une réalité, bien loin du mythe : la précarité. « Même si tu peux gagner plus, tu as besoin d’un contrat pour vivre correctement, pour louer un appartement ou pour emprunter », explique Flore Maréchal, jeune pigiste à France 2. La plupart des jeunes journalistes acceptent les règles du jeu mais espèrent vite rentrer dans les rangs et obtenir un CDD ou un CDI alors que d’autres, souvent établis comme journalistes depuis plus longtemps, s’accomodent et apprécient même cette liberté. Elodie Ratsimbazafy reste positive. « Malgré tous ces points négatifs, je préfère rester indépendante : bosser quand j’en ai envie même si l’instabilité et la précarité sont le revers de la médaille. » 30 décennie 10 Les enseignements à l’ESJ ont évolué au fil du temps. Aux spécialisations classiques comme la presse écrite, l’édition, l’agence, la radio et la télévision, les responsables de la formation de l’École ont ajouté depuis une quinzaine d’années une filière “web“ et une filière JRI (journaliste reporter d’images) qui attirent chaque année un nombre croissant d’étudiants. Une évolution obligée pour se maintenir en tête... « C’était devenu évident pour moi de choisir la spé web », Clément Parrot, 87e promotion élections présidentielles. Baptisé campagneenor.com, le site lui a permis de découvrir le web et d’y prendre goût. Clément Parrot (à droite) a lancé le site Lui Président, hébergé par Le Monde, avec son camarade de promo Maxime Vaudano. O J’avais envie de participer au dynamisme du web, à la création de nouveaux sites/ Je voulais être de la partie. Repères Promos 87 à ... utils, live, bâtonnage… des mots étranges qui ne vous disent peut-être rien, mais qui prennent tout leur sens quand on infiltre le monde du web. Une discipline qui, depuis quelques années, évolue, se perfectionne, s’améliore, et se complexifie. Clément Parrot, jeune diplômé, et élève de la 87e promotion, s’est orienté vers le web. Et ce qui n’était qu’une possibilité au départ est devenu une évidence au fil de sa scolarité. « Quand je suis rentré à l’École, j’avais très peu de notions en web et j’étais là pour découvrir plein de choses. Mais en début de deuxième année, c’était devenu évident pour moi de choisir la spé web », explique-t-il, confortablement assis sur un banc de la cour de l’ESJ. Entre sa première et sa deuxième année, quelque chose a tout fait basculer. C’était en 2012, quand il n’était encore qu’un preum’s. La promo avait inventé et créé un site internet pour parler des Lui Président Puis en mai 2012, il se lance dans une nouvelle aventure. Avec ses deux camarades de fortune, Corentin Dautreppe et Maxime Vaudano, ils lancent Lui Président. « L’idée est née pendant le débat de l’entre-deux-tours entre Nicolas Sarkozy et François Hollande, au moment de l’anaphore Moi Président », dit-il, le sourire aux lèvres. Et aujourd’hui, le site fonctionne encore très bien. Armé de ces deux expériences, Clément intègre donc la spé web. « J’avais envie de participer au dynamisme du web, à la création de nouveaux sites. Je voulais être de la partie », confie-t-il. Un pari plutôt réussi, puisque Clément est aujourd’hui journaliste pour francetvinfo.fr. Un parcours qu’il doit aussi à l’École, qui a su s’adapter aux évolutions de la discipline. En 2012, l’ESJ créé un poste de responsable web à part entière, et c’est Charlotte Menegaux, ancienne journaliste au figaro.fr, qui intègre l’équipe. « Le programme en spé web a énormément changé en l’espace de deux ans. Mais il y a encore des choses qui méritent d’être améliorées, comme les cours de codes par exemple », intervient Clément avant d’ajouter, « je me souviens, à mon époque, on organisait des apéros-codes avec Maxime Vaudano, il s’agissait de cours du soir optionnels ». Comme quoi, certaines traditions finissent par se perdre. Chloé Cohen 2011 Accord de partenariat entre Sciences Po Lille et l’ESJ, les étudiants bénéficient d’une double diplomation des deux établissements. Ils suivent des cours à l’IEP visant à leur donner des enseignements en droit de la presse, économie de la presse et étudient son histoire. C’est le spécialiste de la discipline, Patrick Eveno, qui est chargé de retracer l’histoire des médias auprès des étudiants. 2014 Modification des statuts de l’école. Les étudiants entrent au CA. Les premiers délégués à assister aux réunions du conseil d’administration sont les élus de la 89e promotion : Clément Melki et Emilie Gouveia Vermelho. Lancement d’un parcours post bac unique en France en partenariat avec les universités lilloises permettant aux étudiants de s’initier aux métiers de la presse et de se préparer aux concours des écoles de journalisme [voir page 12]. Ouverture à l’apprentissage de la seconde année d’enseignement du diplôme de Master. Dans la 89e promotion qui a pu en bénéficier, 10 étudiants font actuellement leur année en alternance dans un titre de presse. Télé, radio, presse écrite et web sont représentés. Gazette du 90e anniversaire de l’ESJ Lille du 10 au 12 octobre 2014 31 Visage espiègle de la «génération Y», geek revendiqué, cet enfant d’Internet explique pourquoi, entre plateaux de télé et Twitter, il a choisi de revenir donner des cours à l’école. « Sur le web, c’est très intéressant de repérer les jeunes talents» Q uand on m’a proposé de revenir à l’école, cette fois-ci en tant qu’intervenant, je n’ai pas hésité une seule seconde. Comment refuser une proposition comme ça ? J’étais plus qu’heureux, c’était comme un rêve, alors que l’idée ne m’avait jamais effleuré l’esprit. J’aurais pu me dire que ç’aurait été possible dans dix ou quinze ans, mais j’étais quand même très jeune en sortant de l’ESJ. Le système des anciens qui reviennent pour donner des cours est une des grandes forces de l’ESJ. C’est un principe de l’école. Si j’ai été contacté, c’est que j’ai sans doute profité du fait qu’il y a un rajeunissement des enseignants en web. Il faut l’avouer, nous ne sommes pas payés des milles et des cents mais c’est un plaisir, je suis toujours très motivé avant de venir. Moi-même, je me souviens de quelques profs, dont les remarques m’ont aidé. Ca me motive encore plus. Génération geek C’est aussi un avantage personnel, quand tu travailles, de voir des jeunes qui sortent de l’école. Sur le web en particulier, c’est très intéressant de repérer des jeunes talents. J’ai aussi souvent recom- mandé pour des stages des gens après les avoir vus en formation. C’est aussi comme ça qu’on trouve du travail, par des expériences, par des discussions, en étant remarqué pendant une formation à l’école. Il y a quand même un paradoxe : j’ai souvent l’impression de peu leur apprendre. Je suis assez surpris, il est de plus en plus difficile d’apprendre des choses aux élèves de cette génération qui grandissent avec le numérique. Je peux leur apporter quelques astuces, mais je ne peux pas nécessairement répondre à toutes les questions. Un grand plaisir, c’est que dans tout groupe il y a trois ou quatre “geeks“, extrêmement motivés. Ces derniers temps, ce noyau grandit, et de plus en plus d’étudiants ont déjà un bon niveau en web. J’essaye simplement de les accompagner vers plus de maîtrise. C’est un défi permanent, et en même temps, parfois, ça se résume à de l’accompagnement. Je suis assez surpris, il est de plus en plus difficile d’apprendre des choses aux élèves de cette génération qui grandissent avec le numérique. sarah mansoura Etudiant de la 86e promotion et aussi lauréat de la bourse d’Arcy, Hugo Clément revient aujourd’hui à l’ESJ en tant que intervenant. Journaliste à France 2, il trouve que l’envie est essentielle pour exercer ce métier. D’étudiant à intervenant, il garde intacte sa passion pour la télé « L’ actualité la plus marquante que j’ai du couvrir, c’était la catastrophe de Bretigny en 2013. J’étais sur place avant même que le train déraille.» Etre présent sur le terrain en permanence, est la raison principale pour laquelle Hugo Clément a choisi la télé, même s’il est conscient que c’est un média difficile à comprendre. «En télé, on fait face à la critique en permanence. Quand tu es journaliste de France 2, TF1, BFMTV, tu représentes tout ce que les gens n’aiment pas dans les médias. Parfois les critiques sont très violentes parce que les gens connaissent mal nos manières de travailler. » Reproche souvent fait à la télé : préparer son tournage à l’avance. « Mais dans la pratique à France 2, on part avec un angle, en sachant que ce que l’on trouve sur Gazette du 90e anniversaire de l’ESJ Lille du 10 au 12 octobre 2014 le terrain est la priorité. Si on ne trouve pas ce qu’on attend, on s’adapte. L’important, est de tenir l’angle.» Lauréat de la 29e bourse d’Arcy, Hugo Clément entre à France 2 en 2012. Après deux ans de reportages et de duplex, le jeune journaliste se souvient encore des cours de télé à l’ESJ. « L’école nous a préparé au monde professionnel. On a appris à anticiper les exigences des rédactions, même si dans la réalité, les chefs et les téléspectateurs sont évidemment plus exigeants. » Toujours prêt à discuter avec des jeunes qui rêvent de télé, Hugo Clément prévient : «Mes conseils ne valent pas ceux de rédacteurs en chef. Mais je sais ce que vous allez vivre, parce que c’est ce que j’ai vécu il y a deux ans. » Mingmin Wu 32 Diplôme & revue Les étudiants de l’ESJ qui optent pour la presse écrite, l’agence et le web terminent leur scolarité par la réalisation d’un magazine. D’ordinaire, ils choisissent une revue connue dont ils détournent le titre et empruntent la maquette pour traiter le thème qu’ils ont adopté. Pour le 90e anniversaire, les nouveaux diplômés ont décidé de parler des journalistes en créant eux-mêmes la maquette de ce one-shot inédit remis à tous les Anciens lors de la soirée de clôture. La 88e a pris le pouls des journalistes I Mercredi dernier, 8 octobre, en lever de rideau des festivités du quatre-vingt-dixième anniversaire de l’École, les jeunes diplômés ont présenté leur Numéro Zéro au Furet du Nord où il sera mis en vente. ls auraient pu « cloner » Muse, Feuileton, Uzbeck et Rica ou Le Tigre (pour XXI, c’était déjà fait, par la 83e promo) puisque la tradition le veut pour les étudiants de l’intensive Presse écrite/web/ agence : chaque année, ils prennent un magazine pour modèle et le détournent, Tétu devenant Létu, So Foot So Food etc. Mais en 2014 ils ont choisi de relever un autre défi : la création d’une revue de journalisme originale, pensée, conçue et réalisée d’un bout à l’autre du processus : élaboration de la ligne éditoriale, reportages sur le terrain, photos et illustrations, rédaction des articles, maquettes, relectures et editing. La revue de la 88e promotion de l’ESJ se devait aussi d’être au rendez-vous du 90e anniversaire de l’Ecole, alors pourquoi ne pas oser se lancer dans une enquête sur les journalistes ? Les plans sociaux se succèdent dans les médias, fragilisant à la fois les journalistes individuellement mais aussi collectivement, dans les rédactions. Et la profession ne s’est sans doute jamais autant interrogée et remise en question. Mais finalement le constat, après plusieurs semaines d’enquête et 112 pages joliment troussées, n’est pas forcément pessimiste : il y a des débats, des initiatives, de la créativité et c’est dans un monde en plein bouleversement que les jeunes journalistes de la 88e promotion arrivent, le cœur vaillant. Judith Perrignon, journaliste et romancière, a encadré ce projet, avec Cyril Petit (79e promo), rédacteur en chef au Journal du dimanche. Hervé Pinel, dessinateur de presse, est venu soutenir la jeune rédaction avec son coup de crayon, distancié et lucide. De l’avis général, le résultat est à la hauteur de nos espérances : c’est une revue professionnelle, qui apporte un éclairage subtil et tout en nuances sur l’évolution de notre métier. Corinne Vanmerris La revue est en vente à 10 euros, à l’Ecole et sur le site du Furet du Nord (http://www. furet.com) Remise des diplômes : «L’an prochain il faudra louer le Zénith» Depuis 2011, la remise des diplômes se déroule en octobre. L’occasion de retrouver l’ensemble de la promo quatre mois après son entrée dans le métier. O n y était bien dans ce petit studio radio avec ses cinq micros, son lapin borgne et sa Barbie. On y était bien dans ce studio avec ses horloges pas d’accord entre elles et sa porte qui ferme mal. On y était bien dans cette mini rédaction radio avec ses ordinateurs si rapides qui nous ont appris la patience et la maîtrise du stress...». 22H45 à l’ESJ. La déclaration d’amour de François Geffrier à son ancien studio et à l’école entière vient clôturer la cérémonie de remise des diplômes de la 88e promotion. On y a eu chaud, pour une fois, dans cet amphithéâtre plein à craquer. Pour une fois. On y a senti le sol trembler au rythme des élans de joie de la centaine de journalistes PHR, JS et généralistes. On y a vu des jeunes gens heureux se sauter au cou et des sourires en pagaille. « Il y a un an, on se battait pour qu’un Master bouleverse notre vie. Cela a été le cas parce que nous étions tous soudés » a lancé, émue, Nadège Jolie, journaliste scientifique. Nicolas Gaillard, journaliste de PHR l’avoue : « L’ESJ, c’est quand ça s’arrête qu’on s’aperçoit à quel point c’était fort et exigeant ». On y a vu une petite tête blonde défiler devant le micro, parce qu’avoir un bébé et suivre une formation à l’ESJ en même temps « c’est possible ». On y a vu Edouard, ancien laissé pour compte du permis de conduire réconforter Kevin, nouveau laissé pour compte du permis de conduire : « T’as chié dans la colle mec ». Kevin devra revenir l’an prochain pour récupérer son diplôme. On y a vu des parents fiers de leurs rejetons ayant fait le déplacement parfois depuis le Marais Poitevin, parce que « voir Pierre Savary en vrai » , comme dit Gazette du 90e anniversaire de l’ESJ Lille du 10 au 12 octobre 2014 Quentin Fichet, c’est émouvant. On y a même vu des grandmères ravies venues comprendre pourquoi l’ESJ valait la peine de cohabiter avec leurs petite-filles pendant un an. On y a vu des professeurs filmer leurs ex-petits poussins chantant Les corons sans connaître les couplets de Pierre Bachelet. Bref, on ne voyait plus une parcelle de moquette dans cet amphi. Alors Pierre Savary a prévenu : l’an prochain, « il faudra louer le Zénith ». Justine Sagot