Compte-rendu du livre d`Ignace Dalle sur Hassan II
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Compte-rendu du livre d`Ignace Dalle sur Hassan II
Document du mois n° 3 – juillet-août 2012 Compte-rendu du livre d’Ignace Dalle sur Hassan II par Anne Frennet-De Keyser Coup de coeur : DALLE Ignace, Hassan II entre tradition et absolutisme, Fayard, Paris, 2011. Diplômé en journalisme (Lille) et en études arabes (Beyrouth), Ignace Dalle a passé de nombreuses années en poste dans le monde arabe, dont le Maroc, notamment en tant que directeur du bureau de l’AFP à Rabat de 1992 à 1996. Il a écrit plusieurs livres sur le Maroc, dont « Les trois rois », histoire de la monarchie marocaine depuis l’indépendance. Ce livre, publié en 2005 chez Fayard est interdit au Maroc, ainsi que le présent ouvrage consacré à Hassan II. Si Ignace Dalle n’a pas la prétention de se comporter en historien, il a néanmoins brassé une documentation considérable, pour aboutir à ce qu’il appelle modestement une « esquisse de biographie » (690 pages !) : Grâce aux archivistes de Driss Basri, le redoutable ministre de l’Intérieur d’Hassan II, nous disposons d’un « Registre du génie hassanien et de son œuvre bénéfique » ( !) de 10.000 pages reprenant les discours et interviews d’Hassan II et traçant les grandes lignes d’un projet politique pour le Maroc ; S’y ajoutent trois livres écrits par Hassan II, dont le dernier posthume, « Le génie de la modération » (2000) ; En ce qui concerne les archives marocaines proprement dites, impossible pour Ignace Dalle de les situer pour les consulter : sont-elles aux Affaires étrangères, au Palais royal…, ni de savoir quand elles seront consultables ; Les archives du Département américain sont consultables jusqu’en 1974. Même amputées de nombreux documents relatifs aux affaires « sensibles », elles sont utiles, notamment en ce qui concerne les bases américaines au Maroc ; Les archives françaises consultables sont très incomplètes et par exemple, n’abordent l’affaire Ben Barka que sous forme de lieux communs ; Les historiens israéliens exploités par Ignace Dalle ont pu consulter les archives du Mossad et du Ministère des Affaires étrangères d’Israël ; Une liste très incomplète de journaux et de revues marocains et français figure à la p.684 ; Enfin, Ignace Dalle a rassemblé de très nombreux témoignages dont beaucoup sont inédits. Un seul bémol, on aurait aimé une bibliographie plus complète et plus structurée, à la hauteur de la masse de documentation rassemblée et exploitée. L’ouvrage d’Ignace Dalle se décline en trois parties : « Le prince qui rêvait d’être roi » ; « Hassan et les grands de ce monde » ; « Passions et caprices d’un autocrate » Le récit de l’enfance et de l’adolescence du prince Hassan et notamment l’exil de la famille royale à Madagascar, met en évidence une personnalité complexe, avec ses qualités et ses défauts : vive intelligence, vaste culture, mais aussi orgueil démesuré, désinvolture, arrogance, violence même, et un penchant certain pour la cruauté, illustré notamment par la terrible répression du Rif. Aidé par Oufkir, « brillant ex-officier de l’armée française », le prince Hassan réprimera dans le sang le soulèvement du Rif (1959) qui fera entre 5 et 8.000 morts ! Rappelons que Mohammed V rentre au pays en 1955, l’indépendance du Maroc est proclamée en 1956 et le prince Hassan, qui sera proclamé prince héritier en 1957 (au mépris de la tradition musulmane) prend de plus en plus d’ascendant sur son père, au point que plusieurs observateurs parlent du prince comme de « l’âme damnée » de Mohammed V. Ce dernier meurt en 1961, probablement empoisonné à l’instigation de sa première épouse et du prince héritier, qui devient roi sous le nom d’Hassan II, et qui règnera jusqu’en 1999. Ce très long règne ne laissera personne indifférent et sera marqué par une série d’événements tragiques : la terrible répression de l’émeute de Casablanca en 1965, l’enlèvement et l’assassinat de Mehdi Ben Barka la même année, les deux tentatives de coup d’état de 1971 et de 1972 et le « suicide » d’Oufkir, la disparition de centaines de militants de gauche et l’arrestation de milliers d’autres. Ces années noires (1965-1974) verront Hassan II en route vers les pleins pouvoirs et l’institution monarchique, fortement ébranlée, sera confortée par la « Marche verte » de 1975. Ignace Dalle parle d’un « régime arrogant et brutal » et il faudra attendre 1990, le rapport d’Amnesty International sur le recours systématique à la torture, et surtout le livre de Gilles Perrault, « Notre ami le Roi », qui fait l’effet d’un séisme, pour voir le régime « lâcher du lest » et en arriver finalement en 1998 à la formation du premier gouvernement d’alternance présidé par le socialiste Youssoufi. Comprendre le règne d’Hassan II, c’est aussi bien connaître l’histoire du Maroc contemporain, notamment pour analyser les rapports tumultueux du roi avec les partis politiques. Aussi, je conseille la lecture passionnante de l’ouvrage de P. Vermeren sur l’histoire du Maroc depuis l’indépendance paru à Paris en 2002 aux éditions La Découverte. Très présent sur la scène internationale, Hassan II a été perspicace et clairvoyant, mais surtout extrêmement soucieux de son image de marque. Il a contribué à rapprocher le Maroc du monde occidental, essentiellement de la France et des Etats-Unis. Son approche du conflit israélo-arabe en a fait un interlocuteur modéré et écouté, à la fois d’Israël et du monde arabe. Plus de 200 pages sont consacrées aux relations avec la France, l’Algérie, les Etats-Unis, les Juifs et Israël. Si la politique internationale est un succès pour Hassan II, la politique intérieure est un désastre, à la fois sur le plan politique, économique et social, d’autant qu’il est peu intéressé par les problèmes « d’intendance ». En tant que juriste, s’il manifeste « un amour immodéré pour les textes constitutionnels », il n’y a pas de séparation des pouvoirs et l’article 19 de la Constitution est tout simplement un instrument de l’absolutisme. Il faut rappeler avec Ignace Dalle que « de même qu’une hirondelle ne fait pas le printemps, une constitution ne fait pas un état constitutionnel ni une démocratie…le Maroc a eu sa première constitution en 1962, mais n’a jamais été un état constitutionnel ». A côté des textes constitutionnels, une autre passion occupe le monarque : la construction de barrages, qui mobilisera jusqu’à 2/3 des ressources, mais sans qu’il y ait une véritable politique de l’eau, ni une réforme agraire. Les petits paysans sont les grands oubliés du régime hassanien : à la fin du règne, peu d’entre eux ont accès à l’eau potable (et d’ailleurs, à l’enseignement). De manière plus globale, la politique de l’enseignement et de la santé est un échec au Maroc, et pourtant le talent d’Hassan II comme « communicateur » laisse « le souvenir d’un bon gestionnaire des ressources de son royaume ». Si de fait, les Marocains et nombre de dirigeants occidentaux lui savent gré « d’avoir géré subtilement l’espace religieux » de manière à éviter des drames comme dans certains pays arabes, Ignace Dalle parle de « désastre » en matière d’enseignement religieux. En effet, à la fin des années septante, excédé par le poids de la gauche dans les universités et les lycées, Hassan II va mener une action d’islamisation de la jeunesse scolarisée, en s’attaquant à l’enseignement de la sociologie et de la philosophie. Le ministre de l’éducation de l’époque démantèle les départements de philosophie pour les remplacer par la filière « sciences islamiques ». Les manuels d’éducation islamique de la période hassanienne dérivent vers l’antisémitisme, confondant sionisme et judaïsme. Or, Hassan II passe en matière religieuse du moins, pour un conservateur éclairé et veut présenter le Maroc « comme un modèle de tolérance et de symbiose entre les cultures et les religions ». Il faudra attendre la fin du règne d’Hassan II pour voir enfin une réforme des manuels d’éducation islamique, après des appels à la haine et à la violence contre les Juifs contenus dans ces manuels. Amateur de belles femmes, de belles voitures, Hassan II vit dans un luxe inouï alors que ses sujets vivent dans la pauvreté. Il apporte tous ses soins à la gestion de son harem royal d’une quarantaine de femmes (supprimé par Mohammed VI). Comment le croire quand il annonce en 1993 qu’il va moderniser la moudawana ou droit de la famille (sans braquer les islamistes et les éléments les plus conservateurs du royaume) ? Il faudra attendre Mohammed VI pour voir une nouvelle réforme du Code de la famille. « Manipulateur habile et cynique » Hassan II s’est appuyé pour gouverner sur un appareil sécuritaire efficace, sur la corruption comme outil de gouvernement, s’attirant ainsi le soutien d’une partie des élites. Néanmoins, privés d’avenir ou « allergiques à la corruption et aux dérives du régime » des dizaines de milliers de cadres choisissent de quitter le pays et d’émigrer en Europe ou aux Etats-Unis. Anne Frennet-De Keyser, Historienne de l’ULB et vice-présidente de Carhima Carhima asbl Centre d’archives et de recherche sur l’histoire de l’immigration maghrébine et arabe 17, rue du Poinçon, 1000 Bruxelles Téléphone : 02/274.05.19 (lundi, mardi, mercredi) E-mail : [email protected] – Site web : www.carhima.be