Bienvenue à Gattaca ou les figures de l`identité - L`HEBDO-BLOG
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Bienvenue à Gattaca ou les figures de l`identité - L`HEBDO-BLOG
Bienvenue à Gattaca ou les figures de l’identité Projection réalisée le 28 mars 2015 à Nice en présence de Gérard Wajcman Qu’est-ce que l’identité? Cette question se pose en filigrane du film Bienvenue à Gattaca[1], car, en effet, la croisée du destin des héros les conduit à échanger leurs identités. Un contrat se lie entre Vincent qui devient Jérôme et Jérôme qui devient Eugène, dans une mise en scène planifiée transgressive visant l’assomption d’un désir commun : rejoindre les étoiles. Ce film d’anticipation montre une société transhumaniste dans laquelle l’identité des sujets est devenue subordonnée à leurs profils génétiques. Dans le cadre de cette société sous contrôle, le repérage identitaire tient une place charnière et dévoile les relations qu’entretiennent image et réalité biologique. Si l’image ne révèle que partiellement l’identité d’un sujet et peut être un leurre, elle demeure ce qui marque l’entrée de tout sujet dans un « Je » social via l’expérience du miroir, étape psychique au fondement de la reconnaissance du sujet par l’Autre dans une nomination singulière. C’est l’identification du sujet à l’Autre de son image. Lors de sa venue à Nice le samedi 28 mars 2015, Gérard Wajcman a relevé ce point du film où l’identification du héros est en jeu, pour évoquer plus largement la question de la reconnaissance identitaire dans le lien social. Les coordonnées du sujet sont en pleine mutation, ce qui soulève plusieurs questions d’ordre épistémologique. À travers quoi le sujet se reconnaît-il? De quelles marques son identité estelle constituée ? Les experts de la police scientifique nous montrent depuis longtemps que l’identification d’un suspect se fait grâce aux traces biologiques qu’il laisse sur la scène, traces qui font apparaître l’identification oculaire comme archaïque et peu fiable. Ce sont des progrès, qui, dans ce contexte précis, permettent de se rapprocher de la réalité des faits en évitant l’écueil de certaines erreurs judiciaires. Cependant, réalité, vérité et réel ne se recouvrent pas toujours et la prolifération de ces techniques dans toutes les strates de la société généralisent l’évacuation de la dimension du regard, ce qui n’est pas sans incidence clinique. Si l’image du sujet n’est plus ce qui le représente de prime abord, la perception par l’œil humain n’est plus nécessaire à sa discrimination la plus fondamentale. La discrimination s’opère donc ailleurs. [2] Le jugement d’attribution décrit par Freud se déplace de l’expérience perceptive de l’objet au réel du génome imperceptible à l’œil nu mais qui s’impose à tous. Les dimensions symbolique et imaginaire telles qu’elles s’articulent traditionnellement via la parole et le regard s’effacent au profit d’un savoir sur l’invisible matière qui nous constitue, qui devient la référence absolue. Le monde froid de Gattaca met l’accent sur une définition de l’Homme prédéterminée dimension du nous indique abstrait qui sens unique génétique, contingence, ses effets par son réel génétique en éradiquant la [3] corps parlant. Or « l’Autre c’est le corps » Lacan. Ici le corps est le réceptacle d’un code fait Loi, la génétique, dont la certitude fait et n’appelle aucune interprétation. La chaîne composée de ses lettres fixes, exclut la la dimension psychique de l’être parlant et tous de subjectivité ainsi relégués au rang de préhistoire humaine. Ainsi l’identité du sujet est-elle multiple et sa définition varie selon qu’elle se réfère au genre, à la culture ou la fonction, qu’elle s’inscrive dans un discours sociologique, anthropologique ou biologique. La psychanalyse permet de mettre en lumière la disjonction entre l’image du sujet, à la fois masque et support identitaire, et la vérité intime de son être. Bienvenue à Gattaca nous introduit à une réflexion sur la faille autour de laquelle le désir du sujet est à l’œuvre, marquant son rapport au monde, son style, son identité singulière face au réel opaque de son propre mystère. [1] Niccol A., Gattaca, USA, 1997, France, 1998 sous le titre Bienvenue à Gattaca. [2] Freud S, « La négation » (« Die Verneinung ») (1925), Résultats, idées, problèmes, tome II, Puf, 1998, p.136-137. [3] Lacan J., Le Séminaire, livre XIV, « La logique du fantasme », leçon du 30 mai 1965, inédit. « Victime réelle ? » Le 11 mai, l’ACF-Belgique invitait, pour préparer PIPOL 7, le psychanalyste israélien Khalil Sbeit, membre de la NLS, à converser avec Gil Caroz sur le thème « Victime réelle ? » At-on accès au réel de la victime ? Telle était la question qui sous-tendait cette rencontre. Elle fut animée par JeanDaniel Matet, directeur de PIPOL 7. La conversation avec Khalil Sbeit n’a laissé personne indemne, tant cette soirée fut traversée par une recherche vive des conditions nécessaires pour se rendre à l’impossible rencontre du réel de l’autre, éclairée par la rencontre des sonorités des langues étrangères, française, anglaise, hébraïque. Khalil Sbeit, psychanalyste israélien à Haïfa, fait partie de la minorité palestinienne dite « arabe-israélienne ». Il a mis au travail la question : « Quel est le destin du symptôme, le nom clinique pour la vérité en termes freudiens, dans la réalité politique, telle qu’elle existe dans les territoires palestiniens et dans les conditions de l’occupation ? » Il a organisé des réunions avec Palestiniens et Israéliens, que le conflit départage, pour faire le pari de parler ensemble du symptôme, dont la singularité est recouverte par ce même conflit et par l’écran du destin tragique des occupés. Khalil Sbeit nous a exposé sa thèse concernant le trauma : l’éthique de la psychanalyse « rend possible la traversée du fantasme et le détachement des éléments de jouissance liés ensemble dans la rencontre avec l’expérience traumatique tirée de la position de la personne affligée comme victime / objet ». Elle permet au sujet une traversée de son fantasme en y repérant les éléments de sa jouissance, ce qui lui donne chance de se distinguer de la position de victime, à laquelle il se trouve jusque-là comme assigné. Gil Caroz y a ajouté que la chute des identifications liées au Nom-du-Père, dans l’analyse, est la condition de possibilité de converser avec l’autre, chacun étant marqué par des idéaux puissants opposés. Une perte est ici la condition de la conversation. Patricia Bosquin-Caroz a précisé que cette perte est liée au désinvestissement libidinal des identifications, en résonance avec « la responsabilité subjective qui touche aux conséquences de ce “destin” », à entendre comme trauma, comme ce qui a fait événement. Pour Khalil Sbeit, la reconnaissance de l’événement est ainsi nécessaire à l’extraction subjective du poids de l’expérience traumatique. La « reconnaissance », celle qui dit : « Cela a eu lieu », est une condition de l’extraction de la jouissance condensée à cet endroit, mais celle qui demande « pardon d’avoir commis des erreurs » ne permet aucunement de résorber ce qui est en jeu, voire risque même de nourrir insidieusement ce qui n’est pas comptable. Le symbolique ne peut résorber complètement le réel en jeu du trauma, qui laisse une trace indélébile sur le corps : à chacun de savoir y faire ! La condition du lien avec l’autre ne relève d’aucune compassion, qui prétendrait recouvrir le réel singulier de chacun, mais bien plutôt d’un savoir : le réel de chacun n’est en rien partageable. Le discours analytique est le refuge par excellence pour celui qui veut se déshabiller de « la cape du symptôme collectif » afin d’affronter son sinthome et parier sur un regain de vie. Khalil Sbeit nous a transmis une trajectoire : réfugié meurtri, il a trouvé à se loger dans le discours analytique et est devenu celui qui invente de nouveaux abris pour d’autres. Écho de l’ACF-Île-de-France La psychanalyse dans la cité Le mardi 19 mai s’est tenue l’assemblée consultative de l’ACFÎdF sous la présidence de Christiane Alberti. Cette AC a permis de ponctuer la transition entre l’ancien et le nouveau comité régional. À cette occasion, Marie-Hélène Brousse, invitée à nos débats, nous a livré en avant-première le sommaire détaillé du numéro 90 de La Cause du désir. Cette rencontre fut l’occasion pour le nouveau comité régional de proposer une intervention à plusieurs voix donnant lieu à des échanges variés et rythmés. Une grande partie du débat s’est concentré sur le syntagme « la psychanalyse dans la cité ». Le comité régional souhaite en effet donner une impulsion forte à cet aspect du travail dans l’Île-de- France : librairies et cinémas de quartier sont déjà démarchés pour tisser des partenariats qui suivent leurs programmations. Ainsi, le film Selma de Ava DuVernay a été suivi, lors de sa séance du 7 mai au Ciné 220 de Brétigny-sur-Orge, d’un débat avec le public orchestré par deux de nos collègues ; la librairie Antoine de Versailles recevra le 4 juin deux des auteurs de La Cause du désir pour présenter le numéro « Corps de femme ». Dans la même perspective : des médiathèques du 91 sollicitent notre intervention pour animer des échanges destinés à un large public (proposition de deux séances en octobre et décembre aux Ulis sur le thème « parents/ados » et un possible réseau de quatorze médiathèques !). Un lycée du 94 verrait d’un très bon œil qu’un psychanalyste de notre champ intervienne en classe de philosophie pour faire vivre avec nos signifiants l’œuvre de Freud et le retour opéré par Lacan sur celle-ci. À Saint-Cloud, le collège Charles Gounod ouvrira ses portes à nos collègues du bureau de ville, une conférence sera donnée par un membre de l’École le mardi 9 juin à l’adresse des profs et des parents d’élèves sous l’intitulé : « Ados, victimes des réseaux sociaux ou non ? ». Ajoutons à cela les séances de Café psychanalyse déjà bien ancrées à Châtillon et à Bourg-la-Reine par exemple. Enfin, pour faciliter le travail de terrain, un flyer est à l’étude pour que nous puissions laisser une « carte de visite » de l’ACF-ÎdF à nos partenaires potentiels. Les remontées de terrain nous donnent à penser que beaucoup, parmi les acteurs de la cité, sont prêts à s’ouvrir à l’orientation lacanienne. Est-ce le signe d’un début de retour du mouvement de balancier qui prédisait la fin de la psychanalyse ? C’est ce que nous voulons croire et c’est ce que nous développerons (entre autre) lors du mandat en cours. Régulièrement, des échos de l’ACF-ÎdF seront proposés à l’équipe de rédaction de l’Hebdo-blog, pour que chacun puisse mesurer les choses et… participer à l’aventure ? Relatos salvajes : le refus acharné d’être victime Victime – s’en servir, s’en sortir ! Sous ce titre, la soirée intercartels du lundi 8 juin prochain, organisée par L’Envers de Paris et l’ACF-IdF questionnera les usages de la position de victime, mais aussi les façons de s’en sortir. Nous y entendrons six exposés de cartellisants, produits de cartels fulgurants constitués depuis quelques mois en préparation à la rencontre PIPOL7. Chacun, de sa place, tentera de démontrer comment un sujet peut utiliser ce signifiant dans une logique singulière servant d’appui à la jouissance du corps parlant. Guy Briole, invité d’honneur, présidera les échanges et animera la soirée. Nous vous y attendons. Pour vous faire patienter, voici un texte de Marcelo Denis issu de l’un de ces cartels fulgurants. Le dernier film de D. Szifron, Relatos Salvajes[1], sorti en Argentine en 2014, se compose de six histoires contemporaines unies par un fil rouge que nous pourrions nommer ainsi : un refus radical du statut de victime. 1. Un homme, dont on apprendra qu’il s’est vécu en position de victime pendant de longues années, décide de se venger. Il réunit dans un avion tous ses supposés bourreaux et prend les commandes de l’appareil pour le faire s’écraser… 2. Dans un restaurant d’autoroute, une serveuse et une cuisinière voient débarquer un client particulier: le coupable de la faillite et du suicide du père de la serveuse. Un dialogue s’engage entre les deux femmes sur la conduite à tenir. La jeune serveuse veut lui dire quelque chose, pour la cuisinière les mots ne suffisent pas, elle décide de l’empoisonner… 3. Sur une route déserte, deux automobilistes se croisent, chacun venant incarner la figure de l’Autre jouisseur. S’ensuit une lutte à mort entre eux, aucun des deux ne voulant être victime de l’Autre. 4. Un ingénieur en explosifs, père de famille, se retrouve victime de la fourrière. Sa femme le confronte alors au réel de sa jouissance : « culpabiliser l’Autre de tout », tandis que la logique bureaucratique se dévoile dans sa bêtise et son obscénité. Se voyant tout perdre, il fait exploser le centre d’encaissement des amendes. Le sujet retrouve sa dignité en prison… 5. En rentrant d’une soirée arrosée, un adolescent renverse et tue une femme enceinte. Qui est la victime ? La femme enceinte écrasée par une voiture ? L’adolescent à qui on ne laisse pas assumer sa responsabilité ? Ou encore, celui qui accepte d’être coupable à sa place ? 6. Lors d’un mariage en grande pompe, la mariée apprend que non seulement son mari l’a trompée, mais que, de plus, sa maîtresse est à son mariage. Refusant d’être une victime accablée, elle passe à l’acte. Résolue à mener la fête à ses dernières conséquences, la victime supposée devient bourreau… Dans cette lutte pour s’émanciper de la tyrannie de l’Autre, le sujet ne reculera pas devant l’extrême, voire la mort, serait-ce la sienne propre. Le film met en scène l’insupportable que peut être la position de victime lorsqu’elle objective le sujet dans son rapport à la jouissance. Réduit à une position de victime dont l’Autre pourrait se servir et jouir, le sujet peut être confronté à sa propre mort subjective. C’est lorsqu’ils touchent ce point d’insupportable que les personnages de Szifron passent à l’acte. C’est en tant que déjà morts qu’ils ne reculent pas à choisir le combat à mort avec l’Autre. Si la pulsion en jeu dans leur subjectivité peut se trouver saturée par le statut de victime, elle peut aussi s’en extraire soudainement. Ce film illustre finalement comment, devant la présentification de son être d’objet, un des derniers recours du sujet peut être le choix d’exister par cette prise de risque qui peut aller jusqu’à la mort. Ce qui reste visé, au-delà d’une éventuelle mort réelle, c’est avant tout la mort de l’être victime. Szifron met en jeu le réel du corps dans un passage à l’acte qui semble s’apparenter à un dire sauvage. [1]. Littéralement « Récits sauvages », diffusé en français sous le titre : Les nouveaux sauvages. Nous avions publié un premier texte sur ce film, de Victor Rodriguez, dans la rubrique Arts et Lettres de L’Hebdo-Blog du 26 avril dernier. Écho de l’ACF-Île-de-France Selma au Ciné 220 Au cœur de Brétigny-sur-Orge, le cinéma du centre-ville, le Ciné 220, accueille depuis quelques temps l’ACF-Île-de-France pour la projection de films sur l’autisme. Cette année nous avons inauguré une nouvelle manière d’exister dans la ville. Sensible au thème des prochaines Journées PIPOL, la responsable du cinéma nous a proposé d’intervenir après la projection de Selma, d’Ava DuVernay, programmé en mai dans la série des « soirées-débat » du Ciné 220. Ces « soirées-débat » sont planifiées pour l’année autour de films choisis par la responsable du cinéma. Le public, des habitants de Brétigny essentiellement, peut s’y abonner ou venir librement. Certains viennent voir le film sans même savoir qu’il sera suivi d’un débat… Selma relate un événement dont on fête le cinquantième anniversaire cette année. En mars 1965, environ deux ans après l’assassinat de John Fitzgerald Kennedy et deux ans après le célèbre discours « I have a dream » prononcé le 28 Août 1963 par Martin Luther King, sont menées trois marches partant de Selma en direction de Montgomery, dans l’état de l’Alabama. Ces marches de protestation aboutiront au « Voting Rights [1] Act » que le Président Johnson fit adopter . Il s’agissait donc là d’échanger avec un public « toutvenant » ! Défi relevé par France Jaigu et Xavier Gommichon. Le public s’est passionné pour l’éclairage de F. Jaigu concernant le parti pris de la cinéaste. À partir d’une scèneclé, F. Jaigu a mis en évidence le changement de position du Pasteur King : lors de la seconde marche, face au barrage policier, les manifestants s’agenouillent, prient, puis font demi-tour, renonçant ainsi à se faire victime, à choisir la fonction de martyr. En ouvrant la conversation avec les paires « victime/bourreau », « bon/méchant », Xavier Gommichon a suscité des réflexions et des questions dans le public, dont certaines témoignent que quelque chose du discours de la psychanalyse « a pris » dans le public. En voici un bel exemple : « Quand on se dit victime, n’y trouve-t-on pas quelque bénéfice ? » ! [1] Le Voting Rights Act (Loi sur les droits de vote) est une loi du Congrès des États-Unis qui a été signée par le président Lyndon Johnson le 6 août 1965. Bien qu’en théorie les Afro-Américains disposaient du droit de vote depuis 1870, depuis le vote des 14e et 15e amendements de la constitution des États-Unis, le droit de vote dans certains États du sud était subordonné à la réussite à un test de type scolaire qui avait pour objectif d’empêcher le vote des Noirs, même pour ceux qui avaient certainement les aptitudes requises. De plus, une taxe était souvent requise avant de voter, que la plupart des Noirs n’avaient pas les moyens de payer. Le Voting Rights Act supprima, entre autres, ces restrictions et permit donc à toute la population noire de voter. Le président George W. Bush a signé son extension pour vingt-cinq ans, le 27 juillet 2006. L’enfant et son je de mots L’institution pour accueillir ses inventions Le 11 avril 2015, Véronique Mariage a été invitée par l’ACF Voie Domitienne et le groupe Kaliméros du Nouveau Réseau Cereda à Toulouges (Pyrénées Orientales). Sylvie Baudrier retrace ici les enseignements de cette rencontre animée par Éric Bérenguer à propos de l’Autre et ses déclinaisons dans l’enseignement de Jacques Lacan. Chez Lacan, l’Autre apparaît toujours associé à un autre signifiant qui le qualifie, le représente. Pas de sujet sans l’Autre. Sa réflexion sur ce point conduit Véronique Mariage à indiquer que le propre de l’humain est d’être pris dans le langage et d’être sujet de sa parole. Mais pour que le rapport du sujet à l’Autre et au monde se structure, il faut un consentement initial fondamental. Très tôt l’enfant prend position et construit son Autre. Pour sa survie, il a à accepter d’en passer par la demande. Il y a pourtant des sujets qui n’y consentent pas. C’est un réel qui reste obscur. Dans la clinique des sujets psychotiques, on peut demander : qui parle et d’où ça parle pour eux ? se V. Mariage nous invite à saisir la langue singulière, privée, d’Evanne, sept ans, un des héros du film de Mariana Otero, À ciel ouvert. Au travers des séquences du film choisies par V. Mariage, nous avons découvert des moments cliniques extrêmement importants saisis sur le vif par M. Otero, alors même qu’elle n’avait pas le projet d’intégrer ce garçon dans son film. Avant le tournage, Mariana était inexistante pour lui. Ce sera une rencontre inédite et imprévue qui l’amènera à en décider autrement, la cinéaste parle à ce propos du plus beau « regard caméra » qu’elle ait filmé. Pendant les trois mois de tournage, la parole, le corps et la jouissance se nouent chez Évanne. À l’atelier musique, Évanne s’agite, tournoie. L’intervenante tente d’organiser le mouvement. Évanne fait caca, il le dit et sort pour être changé. Il consent à une perte et d’en passer par la demande, par l’autre qui s’en occupe… Une deuxième scène : c’est le bazar, Évanne court dans tous les sens, crie, se jette par terre. Il accepte la proposition de l’intervenante d’écrire les paroles de la chanson : « Le chaperon rouge a crié sur le loup parce que tu voulais sa galette, sa galette a pas voulu que je la mange, alors je l’ai mangée et il m’a dit voilà. » Après un désordre complet du corps, une énonciation, pas ordonnée par la grammaire, se trace. L’écriture organise son corps, l’apaise. Ce corps non organisé, un contenant qui déborde comme la tasse qu’il remplit de chocolat jusqu’au débordement dans la première séquence, se rassemble. Ça ne déborde plus, dans une séquence suivante il sert les autres enfants à table. Évanne s’appuie sur le discours de l’autre pour se construire un moi, c’est ce qui lui donne un corps. Lors de la dernière séquence, on peut saisir un moment d’énonciation chez l’enfant. Évanne est assis dans son lit, il dessine et colorie sur ses genoux. Il entrevoit Mariana et sa caméra. Il marmonne une ritournelle, À la claire fontaine. Évanne regarde la caméra : « Tu connais la chanson ? » Mariana ne sait pas trop. Il répète la comptine avec exactitude puisqu’elle ne sait pas trop : « “À la claire fontaine … il y a longtemps que je t’aime, jamais je ne t’oublierai”. C’est ça, dit-il en faisant un geste de la main, t’as perdu les paroles ! ». Il poursuit : « Est ce que t’as un papa ? » Le sujet pose alors ses questions, ordonne qui est qui, un cadre imaginaire s’organise, structuré par l’autre de la ritournelle qu’il a choisie. C’est la fin du tournage. La phrase, maintenant adressée, trouve son capitonnage dans l’Autre, et pas n’importe lequel, précise V. Mariage, un Autre qui ne sait pas, qui est troué. Son corps trouve une assise dans l’Autre. Il entérine un Autre pas complet, il a perdu les paroles. Il continue à questionner Mariana sur ce qui pourrait bien lui manquer, un papa ? Dans la relation de transfert pointe la dimension de l’amour qui s’appuie sur un manque, conclut V. Mariage. « … Il y a longtemps que je t’aime, jamais je ne t’oublierai. » « Moments de crise » à Genève : entailles, faille, réel « Le temps est la substance dont je suis fait. Le temps est un fleuve qui m’emporte, mais je suis le fleuve : c’est un tigre qui me dévore mais je suis le tigre ; c’est un feu qui me consume mais je suis le feu. »[1] (Jorge Luis Borges) e Ce XIII congrès de la NLS s’est déroulé dans cette magnifique ville de Genève dans une ambiance accueillante et conviviale sous l’égide du tableau de Lucio Fontana « Attese ». L’œuvre exhibe des entailles qui traversent la surface de la toile « offerte au regard presque apaisante »[2] . Cette rencontre en tant que telle a fait entaille, tuche par son work in progress original, varié, créatif, et nous a donné à entendre et à mettre au travail des témoignages originaux de la crise dans tous ses états. Le malaise dans la culture nous le montre : les crises se succèdent. « Le psychanalyste est ami de la crise »[3]. Nous nous sommes laissé surprendre par les différences séquences, autant de contingences inédites et inventives autour de la crise, des crises. Quand les semblants vacillent, l’entaille s’ouvre et laisse le temps de la crise nous saisir. Entre coupure, temps et attente, on retrouve les composantes de toute crise, nous dit François Ansermet. La temporalité était bien au rendez-vous : coupures cinématographiques comme discours qui alternent entre les séquences, entailles, événements, précipitations subjectives, hâtes de l’acte de dire, de démontrer, de témoigner, de conclure aussi. Les trois temps logiques que Jacques Lacan démontre avec l’apologue des trois prisonniers : l’instant de voir, le temps pour comprendre et le moment de conclure emportent ses participants vers les entours d’un réel qui ne cesse pas de ne pas s’écrire, d’un réel qui échappe toujours. Une entaille cinématographique Récréations, un documentaire réalisé en 1992 par Claire Simon, montre une petite fille essayant de sauter, apeurée, dans le vide, assistée par ses camarades de classe, elles très à l’aise dans l’exercice. Temps réduit à zéro mais qui se précipite, aidée par le regard des autres enfants, à l’acte conclusif et si redouté : le saut. Ici, il s’agit d’un moment de crise comme moment décisif. Parcours Des incidences cliniques de la crise financière autour de la dette comme objet ; de la crise au symptôme ; la crise par la science, autour d’une métaphore sur le temps à l’heure où « le S1 se propose de prendre le relai » avec sa fétichisation du chiffre. Selon Lacan, le réel est impossible à calculer : le calcul est pris entre la crise permanente dans le système et la crise par le sujet ; des liens entre crise et acte, une entaille dans le dispositif pour viser l’insondable dans la vérité du délinquant sexuel et du criminel ; une séquence entre Alain Grorichard et Jacques-Alain Miller sur la clinique du cas Rousseau, démonstration remarquable de l’extension du concept de crise pour Rousseau avec une crise dans le corps. Quel est le moment de crise où Rousseau s’est fait un nom ? Il écrit que si on lui demandait ce qu’il voudrait être, il répondrait mort. Crise dans la clinique des catastrophes, de la rencontre avec le trauma, de l’immédiat comme manifestation du réel hors sens. Parfois la présence en-corps vaut comme la présence de l’analyste face à des personnes qui ne peuvent parler. Une question pointue a été posée à D. Creminter : estce que l’attentat de Charlie a fait tuche pour vous ? Crise et transfert ; crise et jouissance ; crise, adolescence et addiction. La séquence des AE, crise et fin de cure, a clôturé magistralement le congrès avec cette question posée à chacun au plus près du réel : « la fin de votre analyse était-elle une crise ou pas ? » Recueillons quelques instantanées de la parole de chacun d’entre eux. « Il n’y a pas de clé de la fin, il y a seulement des pièces détachées ». (S. Castellano) « La lumière de l’obscur » ; « la morsure ça vivifie ». (D. Labro-Lacadée) « Le corps a-larmé» ; « un saut dans le vide à la fin de l’analyse ». (M.-H. Blancard) « Le rire, affect de gaité, une légèreté inattendue » ; « la libération de la chaîne du fantasme est momentanée » ; « à la fin de l’analyse, c’est une nouvelle histoire de savoir y faire avec ». (B. de Halleux) « Si il n’y a pas de libido, je ne peux ni croire ni aimer ». (A. Aromi) « Je ne peux plus faire comme si je ne savais pas » : « consentir au désir qui permet une extraction du fantasme ». (J. Lecaux) Ces différentes séquences montrent la place du psychanalyste telle que Lacan l’indique : « Il faut en passer par cette ordure décidée pour, peut-être, retrouver quelque chose qui soit de l’ordre du réel »[4]. [1] Borges J. L., Œuvres complètes, Paris, La Pléiade, 2010, p. 816. [2] Commentaire de François Ansermet [3] Miller J.-A., « La crise financière vue par Jacques-Alain Miller », Marianne, 11 octobre 2008. [4] Cité par Lilia Mahjoub, Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, Paris, Seuil, 2005, p. 124. IM LABYRINTH DES SCHWEIGENS Le labyrinthe du silence Ce film de Giulio Ricciarelli m’a replacée dans l’atmosphère de mon adolescence. Née en Allemagne juste avant la guerre, j’ai vécu les premières années de ma vie dans l’Allemagne nazie. Angoisse, inquiétude, effroi. Le film met en scène un jeune procureur Johannn Radmann qui est surpris par le mot de Auschwitz qu’il n’avait jamais entendu. Soutenu par le procureur général Fritz Bauer, Radmann se met à la chasse d’anciens nazis. Il se rend compte que l’Allemagne du Wirtschaftswunder, du miracle économique, est infestée d’anciens nazis. Les médecins, les avocats, les hommes politiques comptent parmi eux de nombreuses personnes qui ont été actives à Auschwitz. Konrad Adenauer, le chancelier, voulait tirer un trait sur cette histoire. Mensonges et culpabilité régnaient dans ce pays. Dans le film, un journaliste s’adresse à Johann Radmann : « Est-ce qu’il est vraiment utile que tous les Allemands se demandent si leur père est un meurtrier ? » Un ancien déporté crie : « Ce pays veut vivre sous un glaçage. » Il fallait enjoliver le passé, le rendre absent. Totschweigen – tuer par le silence tout ce qui s’est passé. Profiter des biens rendus accessibles par le miracle économique que toute l’Europe enviait à l’Allemagne. Deux moments de ce film m’ont tout particulièrement touchée. Dans le premier, le jeune procureur, un peu trop justicier, finit par trouver plusieurs anciens déportés. Il les interroge. Nous, les spectateurs du film, n’entendons pas ce qu’ils disent. Nous ne voyons que les visages, les bouches qui tremblent, les lèvres qui se déchirent, les yeux écarquillés d’horreur, les visages endoloris. La peau labourée depuis soixante-dix ans de larmes et de douleur. Au-delà des mots, au-delà des paroles. Ce qui ne peut se dire, ce qui est indicible. Dans le second, Radmann ne savait pas, ne voulait pas savoir comment son père avait traversé les années du nazisme. Il pose cette question à beaucoup d’autres, il est logiquement contraint de se la poser aussi. Et il apprend que son père a eu la carte du parti national-socialiste. Il tombe en détresse, dans un état de Hilflosigkeit. Il se met à boire, comme les nazis entre eux, il se fait jeter par la femme qu’il aime, il travaille dans un bureau d’avocats véreux avec un avocat qui défend les nazis. Après ce moment de fading, de disparition à lui-même, en une fraction de seconde, il se rend compte qu’il se trompe, il démissionne de ce poste de jeune avocat d’affaires. Il retourne voir Fritz Bauer, le procureur général et lui dit qu’il va reprendre la recherche des anciens nazis qui jouent un rôle de responsabilité dans cette Allemagne. Bauer lui demande : « Pourquoi êtes-vous revenu ? » Radmann répond : « Parce que après ces horreurs, il faut faire ce qui est juste. » Das was richtig ist, ce qui est éthiquement juste. C’est dans cette coupure que Radmann trouve sa dignité d’homme. J’ai quitté cette Allemagne. Je me suis décidée pour le discours analytique. J’essaie d’en dire quelque chose le mieux possible. Qu’est-ce qui brise tant le cœur d’une femme ? Comme le dit Lacan : « Parler d’amour, en effet, on ne fait que ça dans le discours analytique. […] parler d’amour est en soi une jouissance »[1]. Nombreuses sont les femmes, des jeunes filles, voire des fillettes, qui viennent parler à un analyste de leurs déceptions amoureuses qui ont pris parfois un air de mauvaise rencontre. Mlle D. ne s’est jamais remise d’une promesse non tenue par un homme. C’était son premier amour et elle n’avait que dix-huit ans. Elle a cru à un amour parfait réciproque, mais a découvert que son amant était marié et père d’un enfant. Cette nouvelle « lui a brisé le cœur à jamais », dira-t-elle ! Et c’est à prendre à la lettre ! Cette tromperie a rompu chez elle son désir d’exister, la plongeant dans un état mélancolique grave. Elle s’est sentie réduite à un pur objet de jouissance, sans amour. Depuis lors, dans ses relations, elle se vit comme un objet déchet. Une hospitalisation et plusieurs tranches d’analyse lui permettront d’éviter de tomber dans le gouffre au bord duquel elle était. Depuis des années, elle vit avec un autre homme qui tient à elle plus qu’elle ne tient à lui. Plus question d’aimer à la folie ! Mlle D. s’est retrouvée sans recours face à cette rupture amoureuse vécue non comme une séparation symbolique, mais comme une pure perte réelle. Elle fut toute ravagée ! Dans un autre registre, l’amour d’une fille pour son père, Juliette, une fillette de neuf ans, vient me parler de la grande déception de la relation à son père. Ce dernier a décompensé peu après la naissance de Juliette. Ça lui posait problème que ce soit une fille. Tout allait bien tant que ses parents vivaient à trois avec leur fils aîné. Juliette traverse des états d’angoisse en lien avec son père. Chez sa mère ou en classe, elle se demande ce qu’il pourrait arriver à son père quand il fume ou boit trop. Chez lui, le week-end, elle se sent insécurisée ; elle ne le trouve pas fiable. Elle en veut à sa mère de l’avoir quitté. Juliette aime donc son père, se préoccupe de lui, mais en retour il ne cesse de l’ignorer, de la faire se taire, de la rejeter. Elle souffre de cette relation sans vouloir céder sur son désir. Elle veut sauver son père, être sa béquille imaginaire. Elle est prête à se sacrifier pour lui. Mais à quel prix ? C’est un des points traités dans le travail analytique. Juliette, structurée sur un versant névrotique, s’emploie déjà du haut de ses neuf ans à une grande activité fantasmatique pour trouver une solution face à l’impasse avec son père. Chez Juliette, contrairement à Mlle D., le fantasme sert d’écran à la jouissance. Plus tard, lui servira-t-il de boussole dans sa relation aux hommes, afin notamment que la déception ne vire pas au ravage ? Il n’y a donc pas que le ravage mère-fille qui fait couler tant d’encre, il peut prendre d’autres teintes. Lacan ne disait-il pas : « […] l’homme est pour une femme tout ce qui vous plaira, à savoir une affliction pire qu’un sinthome. […] C’est un ravage, même »[2]. « Etre ravagé, dit JacquesAlain Miller, c’est être dévasté. [ …] C’est un pillage, c’est une douleur, qui ne s’arrête pas, qui ne connaît pas de limite »[3]. Ces récits de vie quotidienne montrent que les femmes n’en ont vraiment pas fini avec le ravage de l’homme. D’autre part, l’actualité dans le monde ne vient-elle pas aussi pointer ce ravage vu par la fenêtre de la misogynie ambiante ? Dans Télévision, Lacan apporte un précieux éclairage quant à ce qui ravage une femme : c’est la logique du Tout unifiant. « Ainsi l’universel de ce qu’elles désirent est de la folie : toutes les femmes sont folles, […] c’est-à-dire pas folles-du-tout, arrangeantes plutôt : au point qu’il n’y a pas de limites aux concessions que chacune fait pour un homme : de son corps, de son âme, de ses biens »[4]. Quelle position de sujet ces femmes doivent-elles prendre, une par une, pour ne pas s’enfermer dans un statut de victime, mais plutôt pour trouver un mode d’existence tout en se dégageant de cette place d’objet de l’autre ? Pas si simple ! [1] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 77. [2] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, Paris, Seuil, 2005, p. 101. [3] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Le partenaire symptôme », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, leçon du 25 mars 1998, inédit. [4] Lacan J., Télévision, Paris, Seuil, 1974, p. 63-64. Quand les couples se brisent Le samedi 2 mai 2015, au Musée des Cœurs brisés à Ghlin près de Mons, l’ACF-Belgique a préparé les prochaines Journées d’automne par une Conversation intitulée « Quand les couples se brisent », avec Patricia Bosquin-Caroz, Béatrice BraultLebrun, Yohan De Schryver, Christophe Dubois, Philippe Hellebois, Catherine Heule, Jean-François Lebrun, Claire Piette. Nous avons le plaisir de vous adresser ici deux textes, de Béatrice Brault-Lebrun et de Jean-François Lebrun.
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