JEUX OLYMPIQUES - Fédération française d`escrime
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JEUX OLYMPIQUES - Fédération française d`escrime
AMICALE DES ESCRIMEURS INTERNATIONAUX FRANÇAIS AEIF L’ESCRIME ITALIENNE FIN du XIXe SIÈCLE ET DÉBUT DU XXe Novembre 2003 RENCONTRES ÉPIQUES entre MAÎTRES D’ARMES FRANÇAIS et ITALIENS entre 1881 et 1911 Maître WILLIAM GAUGLER Professeur émérite d’archéologie Directeur de programme des maîtres d’armes (Université de San José) Maître d’escrime (Académie nationale d’escrime, Naples – Italie) Traduit de l’anglais par Marie-Lise DREYFUS avec les conseils techniques de : Yves DREYFUS Les compétitions d’escrime entre professionnels, dans les dernières décades du XIXe siècle et dans les premières années du XXe siècle, furent parmi les événements sportifs de l’époque les plus populaires et les mieux suivis. On allait des matches conventionnels au fleuret, au sabre ou à l’épée jusqu’à des spectacles ressemblants à des numéros de cirque. Par exemple, en 1893, plus de 20 000 personnes assistèrent, au Madison Square Garden de New-York, à un tournoi international d’escrime, combat de sabreurs à cheval. La plupart des tournois, cependant, se déroulaient de façon traditionnelle sur une piste d’escrime. Les rencontres qui attiraient le plus d’attention se déroulaient généralement entre les chefs de file professionnels italiens et français. Par exemple, en 1903 à BuenosAyres, plus de 4 000 specteteurs étaient rassemblés dans le plus grand théâtre d’Argentine pour voir le réputé maître sicilien Agesilao GRECO combattre le champion français à l’épée Jean-Joseph RENAUD. À côté des compétitions se déroulant dans des théâtres et des music-halls, des rencontres étaient également organisées dans des salles de bal ou des salles (privées) d’escrime. Les maîtres français visitaient l’Italie et les maîtres italiens la France, dans l’espoir de pratiquer l’escrime comme les nombreux maîtres locaux, si possible. Les professeurs d’escrime organisaient des tournois dans leur salle, avec entrées payantes par le public. Camille PRÉVOST, dans Escrimeurs et Duellistes (Paris, 1937), décrivit la procédure dans les matches d’escrime franco-italiens durant les dernières décades du XIXe siècle. Les jurys étaient composés de trois Italiens et trois Français. Chaque juge, sans dire un mot, notait les touches qu’il considérait valables et, une fois le match terminé, se retirait avec ses collègues dans une pièce contiguë à la salle d’escrime pour arriver à un consensus sur le score. Pendant ce temps, compétiteurs et spectateurs attendaient anxieusement d’apprendre qui était le vainqueur. L’orgueil national semble avoir été un facteur déterminant pour accorder les touches ; par exemple, après un match par équipe en 1985, un juge italien proclama les escrimeurs italiens vainqueurs par 540 à 36 ! De nombreuses histoires ont été relatées concernant la façon fortuite dont des duels survenaient. CRAVACHE, par exemple, dans son livre Les trente ans de Agesilao GRECO (Rome, 1925), raconte comment GRECO, alors qu’il était installé au restaurant Caracciolo à Naples, surprit un noble romain, à une table voisine, en train de parler irrespectueusement d’une dame que GRECO connaissait ; le maître d’armes sicilien se tourna vers l’offenseur, l’insulta et fixa immédiatement un duel. Jean-Joseph RENAUD, dans son Traité sur l’Épée, (L’Escrime – Paris, 1911), remarque que GRECO défiait pratiquement tout le monde en vue en espérant qu’il espérait que son tour viendrait bientôt ; et ce fut le cas. PAVISE, dans sa publication Traité théorico-pratique (Rome, 1910), observe que l’escrime est une science et un art. Des escrimeurs habiles étaient désignés artistes, et une bonne condition physique était considérée comme aussi importante que la capacité de mettre des touches. L’escrimeur qui adoptait une position peu orthodoxe, portait des coups avec une arme courbée ou s’engageait délibérément dans un combat rapproché était considéré avec mépris. Rétrospectivement, il semble probable que l’adulation envers les escrimeurs professionnels durant cette époque était la conséquence du romantisme. Certes, le comportement théâtral des grands épéistes et leur passion pour les duels vont parfaitement de pair avec l’ère de Gabriel d’ANNUNZIO, Éléonora DUSE, Edmond ROSTAND et Sarah BERNHARDT. Les duels étaient chose commune. La gazette Pall Mall du 6 octobre 1890 relate que 2 759 duels eurent lieu en Italie entre 1879 et 1889 et que pour 93 % d’entre eux, des armes tranchantes furent utilisées. La rivalité franco-italienne en escrime existait depuis des siècles. Arsène VIGEAUT décrit le plus fabuleux affrontement dans son livre Un maître d’armes sous la Restauration (Paris, 1883). Cela se passa en Espagne en 1814 lorsque les soldats italiens du 1er régiment et les soldats français du 32e régiment de la 3e division se querellèrent. Pour restaurer la discipline, un conseil d’officiers supérieurs décida que trente épéistes – quinze maîtres d’armes et leurs assistants – de chaque régiment régleraient l’affaire par des duels qui se tiendraient sur un plateau naturel aux environs de Madrid, devant l’armée toute entière de dix mille hommes. Le vainqueur devrait continuer à se battre jusqu’à ce qu’il soit tué ou blessé. Les duels débutèrent avec les escrimeurs de tête de chaque régiment : le maître florentin Giacomo FERRARI et le maître français Jean-Louis MICHEL. Jean-Louis, un mulâtre de l’île d’Hispaniola (aujourd’hui république d’Haïti) était l’un des plus brillants escrimeurs de son temps et, en à peu près dix minutes et vingt-sept coups, il tua trois adversaires, parmi lesquels FERRARI, et en blessa dix autres. Quoique deux adversaires italiens restaient, la commission militaire décida alors qu’assez de sang avait été versé et imposa une halte des hostilités. Les membres de la commission déclarèrent que l’honneur avait été satisfait et les troupes des deux régiments opposés eurent l’ordre de s’embrasser les uns les autres ! Ainsi fut restauré l’harmonie et les exploits de JeanLouis devinrent légendaires. Les événements politiques finissant par l’instauration de la IIIe République en France, et le combat pour l’unification de l’Italie contribuèrent jusqu’à un certain point à limiter les relations entre les escrimeurs français et italiens jusqu’en 1880. Un des premiers Italiens à faire sensation à Paris fut le baron de San MALATO qui arriva en 1881. Un match exhibition fut organisé entre lui et Louis MÉRIGNAC. MÉRIGNAC fut considéré comme le plus grand fleurettiste français de la seconde moitié du XIXe siècle. Selon les comptes rendus de l’époque, son escrime réunissait toutes les caractéristiques les plus admirées chez un escrimeur d’alors. Ses coups droits et ses dégagements représentaient le fin du fin dans l’art de l’escrime. Ses coups partaient à la vitesse d’un éclair. La maîtrise et la sensitivité de ses touches étaient sans égales. À l’occasion de la rencontre avec San MALATO, PRÉVOST remarque que MÉRIGNAC apparut vêtu d’un blanc immaculé tandis que le baron portait une tenue bleue avec des bottes de cheval noires. Avec cris et sauts, San MALATO avançait sur son adversaire de la façon la plus extraordinaire. Lorsqu’il se trouvait à distance, MÉRIGNAC portait un coup-éclair qui le touchait en pleine poitrine. Après chaque coup, les combattants se retiraient en bout de piste et la performance se répétait. L’assaut se termina en faveur de MÉRIGNAC par 11 touches à 1. En 1883, Masaniello PARISE, jeune maître d’armes napolitain, fut nommé directeur de l’école militaire des maîtres d’armes nouvellement fondée à Rome, la Scuola Magistrale. Parmi les premiers maîtres diplômés de cette école figure Agesilao GRECO (1887), un athlète extraordinairement doué qui, moins d’un an après avoir reçu son diplôme de maître, battit presque tous les meilleurs escrimeurs italiens, amateurs et professionnels. Le 17 juin 1889, GRECO et ses compatriotes PESSINA, GUASTI et FORESTI participèrent à un important tournoi international à Paris. Ce fut l’une des premières rencontres capitales entre les représentants de la Scuola Magistrale et les maîtres parisiens. Le maître d’armes et écrivain français connu Arsène VIGEANT, écrivant dans Le Figaro, notait : « Les mérites de la Scuola Magistrale se révélaient absolument évidents dans la performance de trois brillants escrimeurs : Agesilao GRECO, un jeune maître d’armes de grand avenir, doué de merveilleuses puissance, originalité et élégance et Carlo PESSINA, étonnant par son agilité et son acuité visuelle. » Cependant, maître RUPIÈRE, critique d’escrime pour L’Événement, n’était pas de cet avis ; il écrivait : « Les maîtres romains n’ont pas encore abandonné leurs attitudes théâtrales, leurs mouvements inutiles, leurs contorsions et le battement continuel de la lame de leur adversaire, qu’ils recherchent systématiquement d’une façon monotone… et ils tendent l’arme presque complètement. Mais par-dessus tout, le dessein de l’escrime pour les escrimeurs italiens est le combat, leur but est de toucher sans être touché. Nous, pardessus tout, admirons les assauts esthétiques. Voilà l’expression habituelle, et nous entendons quotidiennement cette hérésie : une belle touche égale dix touches foireuses. Avec cette attitude, on peut seulement obtenir un art conventionnel qui n’a plus rien d’un combat, et nous place en position d’infériorité lorsque l’on se trouve en face d’hommes qui font de l’escrime sérieusement… Ma propre conviction est que notre école académique actuelle est récente… le maître d’armes de mes débuts, BERTRAND, aussi loin que je l’ai connu, ne sacrifiait rien à l’esthétique. Il possédait une extrême compréhension du temps d’escrime et des contre-attaques qui faisaient de lui un terrifiant adversaire. Son jeu était simple et il engageait souvent l’opposition… Son arme était immobile, tenue fermement, les doigts serrant fortement la poignée, et son intelligence de l’escrime lui procurait une extraordinaire supériorité. » Lors de ce premier contact avec les escrimeurs de la Scuola Magistrale, les l’attaque exécutée depuis une position immobile est toujours supérieure à l’attaque en marchant, car cette dernière provoque un des coups les plus terrifiants : le coup d’arrêt. » Après la compétition, les opinions furent mitigées : quelques fleurettistes amateurs admiraient les escrimeurs italiens, mais la majorité, quoique reconnaissant leur grandes qualités, considéraient leur escrime comme une tricherie. L’un commenta : « Nos voisins italiens ne sont pas impressionnés par notre vitesse car ils vont vite et sont certainement plus rapides que la majorité de nos maîtres ; leurs reprises d’attaque et leurs remises sont rapides comme l’éclair, ils ne pensent pas à faire la conversation en escrime, leur jeu est de trouver l’acier de l’adversaire, parer et riposter. » Troublé par les difficultés rencontrées en tirant les Italiens, l’écrivain Victor MAUREL, sous le pseudonyme « Un vieil escrimeur », écrivit dans Le Figaro : maîtres français se trouvèrent désavantagés car ils étaient confrontés à des adversaires qui employaient un jeu à l’épée en grande partie basé sur la pratique du duel. Leurs adversaires italiens étaient particulièrement mobiles ; ils avançaient avec leur arme presque complètement allongée et la pointe en ligne, ayant continuellement à l’œil la lame opposée ; ils contre-attaquaient à chaque opportunité et ils n’hésitaient pas à éviter les coups en déplaçant la cible avec un inquarta ou une passata di sotto. La tournée parisienne se termina par une série de rencontres à la salle d’armes de Louis MÉRIGNAC. Antonino TARSIA in CURIA, dans son livre Lotte et vittorie di A. Greco (Naples, 1936), raconte : « GUASTI fut le premier à rencontrer MÉRIGNAC, et quoiqu’il tirait bien, il fut incapable de résister au jeu simple mais efficace du maître français ; ce fut un triomphe complet pour MÉRIGNAC. Vint le tour de PESSINA. Ayant observé l’assaut précédent, PESSINA en finit rapidement et exécuta une série de coupés-dégagés et de remises qui neutralisèrent son puissant adversaire, si bien qu’il put quitter la piste l’honneur sauf. PARISE avait établi l’ordre des assauts en conservant délibérément GRECO pour la fin. Le jeune maître sicilien commença la rencontre avec une série d’actions pénétrantes. Puis, soudainement, il exécuta un puissant battement en opposition et marqua une touche avec sa lame formant un arc élégant sur la poitrine de son adversaire. Ceci fut suivi de deux autres touches, et alors MÉRIGNAC sollicita une pause. Le champion français demanda poliment que son adversaire italien change sa veste noire contre une veste blanche, supputant que les touches seraient davantage visibles. Lorsque l’assaut reprit, la vitesse des actions augmenta. GRECO pressa MÉRIGNAC constamment si bien que ce dernier ne put exécuter ses formidables attaques composées. Et tandis que GRECO aggravait régulièrement le score, son adversaire était incapable de développer ses attaques. À la fin du compte, le Sicilien avait nettement pris l’avantage. GRECO avait 23 ans et MÉRIGNAC 43 ». Parlant de l’assaut GRECO-MÉRIGNAC, le fameux critique français Aurélien SCHOLL dit de GRECO : « Voilà l’escrimeur du futur, arme d’acier, jambes de caoutchouc », tandis que Victor MAUREL observait : » Dans cet assaut, je n’ai pas vu MÉRIGNAC, j’ai seulement vu GRECO ».La brillante performance de GRECO lui valut une invitation pour un match retour à Paris en 1892. Le 20 mars, au cercle d’escrime Contre de Quarte, GRECO battit le jeune et exceptionnellement talentueux maître Adolphe ROULEAU 16 à 3. Puis, le 22, dans le cercle d’escrime, à l’occasion d’une série de quatre assauts consécutifs, il battit PESSEAU 22-2, VAVASSEUR 10-4, DACOURT 7-2 et Maurice BERNHARDT, le fils de la tragédienne française renommée, 8-1. Mais la rencontre la plus importante lors de cette visite en France fut celle avec le maître parisien bien connu Camille PRÉVOST. Le 27 mars, devant une assistance de plus de 2 000 spectateurs, GRECO, selon Antonio TARSIA in CURIA, battit PRÉVOST 20-4. Cependant, The Graphic relate : « M. PRÉVOST est un escrimeur possédant la plus grande technique, dont les mouvements sont caractérisés par la grâce et la délicatesse tandis que le signor GRECO se fie davantage à sa force corporelle et fait tout son possible pour marquer des points en force. Son style, également, est curieux, un casse-tête pour les enseignants français ; mais en dépit de cela, il a été jugé que, quoique le signor GRECO se soit révélé l’égal de M. PRÉVOST, il n’a pas été capable de triompher de lui… » Eugenio PINI fut le principal rival de GRECO en Italie. Le maître de Livourne n’était pas un escrimeur élégant, mais il était particulièrement efficace. The Graphic du 2 juillet 1892 décrit le style de PINI à l’occasion de sa rencontre avec le maître RUE : « L’attitude adoptée par PINI est très curieuse. Il se penche en avant, la tête basse, le pied droit bien en ligne et la main gauche pendant lâchement près de l’épaule. En garde, il tient son fleuret presque vertical et son attaque est rapide, brillante. Il est partout à la fois, comme si sa lame lançait des étincelles autour de ses adversaires et les menaçait dans toutes les positions, si bien que l’artiste a essayé de donner quelque idée de la rapidité de son jeu en marquant en pointillés le frémissement de son fleuret. « RUE, l’escrimeur parisien, est un gaucher qui pratique l’escrime avec beaucoup de sûreté de main et de calme, et nombre des attaques favorites de PINI se révélèrent vaines en raison de la particularité d’une garde à gauche. Il est généralement reconnu que PINI est supérieur à n’importe quel escrimeur français, bien que quelques amateurs parisiens soutiennent que PINI et RUE sont quasiment égaux dans l’art de l’escrime. » Lorsque CRECO et PINI combattaient les champions français, ils étaient certains d’attirer des grandes foules. Par exemple, le 3 septembre 1903, GRECO tira contre Lucien MÉRIGNAC, le fils de LOUIS, à Buenos-Ayres, devant un public de plus de 4 000 spectateurs. Antonio TARSIA in CURIA nous raconte que le président de l’Argentine assistait au match ainsi que les principaux membres de son gouvernement. La foule était agitée et inattentionnée durant les assauts préliminaires, mais lorsque la fin de la soirée fut annoncée, les spectateurs s’interrompirent dans un tonnerre d’applaudissements et crièrent : GRECO – Viva MÉRIGNAC ! ». « Viva En place sur la piste, attendant le signal pour commencer, les expressions de visage des deux hommes étaient en total contraste. GRECO souriait. MÉRIGNAC semblait sévère. Quand le commandement d’aller fut donné, les champions se déplacèrent prudemment l’un et l’autre. MÉRIGNAC attaqua mais trop court. GRECO para mais ne riposta pas. Cela fut suivi par des phases d’escrime de plus en plus complexes ; soudainement, l’Italien fit un batté-tiré droit. Indigné, le Français recolla au score avec une touche à la « flanconnade ». La touche suivant de GRECO n’atteignit pas la cible. MÉRIGNAC devint de plus en plus agressif, GRECO se protégea avec des parades circulaires. Attaques et contre-attaques suivirent en une succession rapide. Le maître français ne donnait plus de cible et il toucha par un coup d’arrêt. Lors de la phase finale de la première moitié de l’assaut, GRECO para en septime haute et riposta le long du fer de façon à ce que la lame forme un très bel arc sur la poitrine de son adversaire. La première partie de l’assaut dura quinze minutes ; il fut alors donné aux escrimeurs cinq minutes de repos. Durant ce temps, des groupes de spectateurs discutaient sur le résultat probable. Les longs coups explosifs en avant du champion français se montreraient-ils décisifs ou bien la puissante défense du maître italien ainsi que ses contre-attaques prévaudraient-elles ? Lorsque l’assaut reprit, les deux hommes en terminèrent rapidement. Chacun étalait tout son répertoire ; tout y passait. Et finalement, après qu’un temps total de vingt-cinq minutes d’escrime se fût écoulé, le président conclut le match, déclarant GRECO vainqueur 3 touches à 1. Les escrimeurs reçurent une immense ovation et les amis et admirateurs de GRECO le raccompagnèrent à son hôtel pour célébrer sa victoire. La rivalité franco-italienne conduisit encore à une autre rencontre à Buenos-Ayres. Le 12 septembre 1904, GRECO rencontra le puissant maître français Alphonse KIRSCHOFFER. Nombreux étaient ceux qui considéraient KIRSCHOFFER comme le plus efficace escrimeur français de sa génération. Quoique de petite taille et moins classique que MÉRIGNAC, il était néanmoins un adversaire extrêmement difficile. Selon les explications d’alors, KIRSCHOFFER faisait en sorte de déstabiliser GRECO. L’escrimeur français attaquait violemment et puis raccourcissait la distance de telle sorte que son adversaire italien était incapable de répliquer. GRECO protesta à deux reprises auprès du jury et comme rien n’était fait pour empêcher le mauvais comportement de son adversaire, il résolut de pousser sa garde contre le masque de KIRSCHOFFER et en se ruant pour le faire tomber en arrière. La publication de langue italienne La Patria degli Italiani constata : « La première partie de l’assaut entre GRECO et KIRSCHOFFER n’était pas belle à voir… KIRSCHOFFER raccourcissait constamment la distance… si bien que la rencontre perdit son caractère artistique… Pendant la seconde partie du combat, quelques brillantes actions furent effectuées de part et d’autre. Deux magnifiques contredégagements en avançant furent réalisés par KIRSCHOFFER, dont un dans les parties basses. La qualité des touches de GRECO était supérieure. Au nombre des plus remarquables fut l’action finale en contretemps… En résumé, on peut dire qu’il y eut six touches valables et artistiques, quatre reçues par KIRSCHOFFER et deux par GRECO ». Cependant, il semble qu’on se soit posé quelques questions pour savoir quel escrimeur avait encaissé le plus grand nombre de touches. Les spectateurs étaient divisés en deux camps, chacun jugeant son homme comme le vainqueur. En janvier 1911, le monde de l’escrime fut choqué d’apprendre que KIRSCHOFFER était sérieusement malade et qu’il devait subir l’amputation du pied droit entier et de la moitié du pied gauche. Afin de lui procurer une aide financière, un gala de bienfaisance sous les auspices du Figaro fut organisé le 12 février à Paris. En apprenant l’état de son collègue, GRECO envoya immédiatement un télégramme à Bruno de LABORIE, président du comité d’organisation, le priant d’ajouter son nom à la liste des champions participant an gala de bienfaisance. Le gala eut lieu devant une foule de plus de 8 000 spectateurs au Nouveau Cirque. Parmi eux se trouvait Aristide BRIAND, chef du gouvernement français. Les escrimeurs italiens participant à ce gala avaient parmi eux GRECO et le jeune maître italien de Livourne Nedo NADI. GRECO fut opposé au champion français renommé à l’épée Jean-Joseph RENAUD et NADI au brillant amateur Lucien GAUDIN. Comme JeanJoseph RENAUD, GRECO était un adepte de l’épée. Le programme était fourni et l’assistance attendaient avec impatience la finale entre GRECO et Jean-Joseph RENAUD. Le professeur d’escrime italien CARLETTI, qui était présent, écrivit : « Au commandement de allez, Agesilao GRECO se maintint fermement dans sa position de garde, l’arme en ligne, l’attitude parfaitement correcte, avec l’intention d’effectuer un bel assaut pour honorer l’art de l’escrime. Son adversaire adopta une position très basse d’invite, rendant ainsi impossible d’effectuer une belle escrime. Dans un style parfait, GRECO débuta l’assaut avec des actions pénétrantes, la pointe en ligne ; Jean-Joseph RENAUD fut acculé aux limites de la piste où GRECO marqua avec une touche puissante à la poitrine. Dans la dernière phase, le Français tenta une touche d’arrêt au masque. GRECO para et plaça la touche finale de l’assaut sur la poitrine de sont adversaire. La foule se mit debout et applaudit chaleureusement GRECO pour sa magnifique touche. » Dans ce dernier assaut de la soirée, Agesilao GRECO, l’élégant fleurettiste et épéiste de l’école traditionnelle et Jean-Joseph RENAUD, l’interprète de l’épée moderne en compétition, apportèrent une conclusion à la grande ère de l’escrime professionnelle. Cette rivalité franco-italienne s’est confirmée sur le plan sportif pendant de nombreuses années. Elle n’a cependant pas altéré le respect et l amitié qui se sont développé entre les tireurs de nos deux nations. Bien au contraire. Pour s’en convaincre, il suffit de d’assister à la compétition annuelle des Épées rouillées de notre regretté René QUEYROUX et aux soirées endiablées qui les suivent. Une anecdote qui se transmet entre les escrimeurs d’un « certain âge » est très révélatrice à ce sujet. L’histoire se passe durant la guerre 39-45 qui a malheureusement vu la confrontation armée de nos deux pays. L’« immense » épéiste italien Fiorenzo MARINI, aviateur de son état, était cantonné dans le nord de l’Italie. Son escadrille, devant fêter un événement, se trouvait en manque de vin de qualité. « Qu’à cela ne tienne » déclare notre escrimeur ! Un coup de fil à son ami et néanmoins adversaire Jéhan BUHAN, alors négociant en vin à Bordeaux. Puis, avec un culot extraordinaire, il traversa dans son appareil le sud de la France, alors zone libre, atterrit en bout de piste à Bordeaux où l’attendait Jéhan avec deux caisses de vin et, de retour en Italie, l’escadrille pu faire la fête dignement. L’histoire est-elle véridique ? peut être en partie. Mais elle est suffisamment belle pour qu’on ait la tentation d’y croire. SALLES D’ARMES ET ESCRIMEURS À ROME ENTRE LES DEUX GUERRES Luigi MANCINI Extrait de la revue L’URBE sept./déc. 1986 Traduit de l’italien par l’auteur. La première salle d’armes dans laquelle j’ai, mis le pied est celle d’Agesilao GRECO. C’était en 1924, j’avais treize ans et ma mère avait décidé que l’exercice de l’escrime serait efficace non seulement pour développer mon physique, mais constituerait aussi un complément incomparable de mon éducation. Non que ma mère pensât que dans le cours de ma vie j’aurais pu descendre sur le terrain – à l’époque les duels étaient encore assez fréquents – mais parce qu’elle croyait, à juste titre, que l’escrime était un moyen efficace pour former l’esprit et le caractère d’un jeune homme. Cela peut paraître difficile à croire, mais se trouver avec une arme à la main en face d’un adversaire également armé pour un combat qui, pour être courtois, n’en est pas moins acharné, ressemble beaucoup à la lutte pour la vie. Former l’esprit à la volonté de gagner ainsi qu’à accepter avec élégance la défaite, est une école singulièrement utile pour faire face aux événements de l’existence. À l’époque Agesilao GRECO, que tout le monde connaissait, était quelque chose de plus qu’un grand escrimeur : il était un mythe. Dans une famille telle que la mienne, dans laquelle l’escrime n’avait pas de tradition, c’était le seul nom connu et, par conséquent, le seul point de repère. En compagnie de ma mère, habillé, si mon souvenir est exact, en costume « marin » et, cela va sans dire, en culottes courtes, j’entrai dans un appartement princier du Palazzo Fiano, ou Agesilao GRECO avait son académie. Le salon dans lequel nous fûmes introduits était imposant. Les éléments propres à l’escrime : les râteliers avec armes, les pistes en bois, les trophées d’armes anciennes, étaient accompagnés de banquettes en velours rouge, de miroirs aux cadres dorés, de lustres en cristal. Le Maître nous accueillit avec un petit excès de dignité, tempéré par une grande courtoisie. Il nous expliqua que, depuis longtemps, ei avait cessé de donner des leçons aux jeunes débutants. Il regrettait de ne pas pouvoir m’accueillir en qualité d’élève. IL ajouta qu’à Rome il y avait beaucoup d’enseignants de grande qualité et que je pouvait, sans difficulté, m’initier au noble art. Sur ce point, les ressources personnelles de ma mère étaient épuisées. Où m’adresser ? Ma mère, qui ne s’avouait jamais vaincue dès la première difficulté, recueillit des renseignements chez des amis et elle apprit ainsi que, pas très loin de chez nous, habitait un autre grand maître, plus jeune qu’Agesilao GRECO, encore prêt à croiser le fer avec d’autres maîtres et amateurs de renommée internationale : Candido SASSONE. Il était, en outre, auréolé de la charge de Maître de S.A.R. le prince de Piémont. L’idée de partager un maître avec un élève tellement illustre ne pouvait que me flatter. SASSONE nous accueillit dans l’appartement bourgeois de la via del Vantaggio où il vivait avec sa famille. Les accords furent conclu rapidement et, quelques jours plus tard, j’entrais dans une autre salle d’armes. Je commençais à me rendre compte qu’à Rome la majorité des salles d’armes étaient installées au sous-sol ; une façon pudique de dire : dans les caves. De toute façon, celle-là était de grandes dimensions et bien aérée dans un bâtiment moderne de la via Velletri. C’était le siège du C.R.J.A. – Circolo Romano Juventus Andax – dont les activités étaient, notamment, la boxe et la lutte grécoromaine. Là , pas de banquette en velours rouge, ni miroirs aux cadres dorés, ni lustres en cristal. Une salle dépouillée, une piste en bois qui couvrait tout le plancher, un râtelier avec des armes et rien d’autre. Le Maître était à la hauteur de sa renommée et, en peu de temps, je réussis à acquérir les éléments essentiels de l’escrime. Les élèves n’étaient pas nombreux : quelques-uns étaient d’un niveau assez élevé et je n’arrêtais pas de les regarder croiser le fer avec le Maître. Quand pourrai-je en faire autant, me demandais-je ? En sachant qu’aucun maître ne permettrait à un élève de tirer en assaut sinon après deux années de leçons et d’exercices. C’était la règle à celle époque-là. En attendant mon tour, je cherchais à comprendre le secret de mouvements aussi élégants et efficaces. Je faisais quelques progrès mais le chemin à parcourir était long. À la fin de l’année 1924, s’il m’en souvient bien, mon père reçut une lettre par laquelle le maître SASSONE lui annonçait son prochain départ pour Buenos-Ayres et exprimait le regret de ne pas pouvoir continuer à mon égard son activité d’enseignant. « Je regrette beaucoup, ajoutat’il, de ne pas avoir pu faire de votre enfant un grand escrimeur. Je vous conseille, toutefois, de ne pas lui faire cesser les leçons. À Rome, il y a beaucoup de salles d’armes et des enseignants de grande qualité ». Il fallait recommencer à nouveau et cette fois, ce fut la presse qui nous aida. En ce temps-là, l’escrime n’était pas seulement un sport ; à l’activité physique s’ajoutaient des aspects mondains. Les maîtres d’armes avaient l’habitude de terminer l’année scolaire par une exhibition de leurs élèves : aussi bien de ceux déjà experts qui se rencontraient dans un assaut, que des débutants qui donnaient la preuve de leurs progrès au cours d’une leçon. Parents et amis ne manquaient pas d’être présents pour admirer et applaudir, même si le talent des combattants ne justifiait pas toujours l’admiration et les applaudissements. De toute façon, tout le monde était content : les acteurs qui, pendant le cours d’une soirée se sentaient au centre de la fête, les spectateurs dont le cœur avait vibré pour leurs parents et amis qui se faisaient face les armes à la main, le Maître, qui était récompensé par une publicité bien agréable. Les journaux donnaient un compte rendu de ces « académies d’armes », comme on les appelait, par un article plus ou moins élogieux selon les rapports plus ou moins étroits que le Maître entretenait avec la presse. À vrai dire, c’était une époque pendant laquelle existait une certaine complicité entre les maîtres d’armes et le quatrième pouvoir. En effet, nombreux étaient les journalistes qui avaient recours à l’art d’un maître pour se préparer à un duel, même si souvent les différents finissaient par s’arranger. D’ailleurs, dans la plupart des cas, même quand les adversaires descendaient sur le terrain, le sang versé justifiait à peine l’épithète « meurtrier » qui définissait le caractère de la rencontre. La presse, donc, nous vint en aide parce que les journaux rapportaient qu’à la S.S. Lazio s’était déroulée l’académie d’armes des élèves du Maître INNORTA, membre bien connu du corps enseignant de la Scuola Magistrale Militare di Scherma (École magistrale militaire d’escrime) de la Farnesina. La S.S. Lazio avait son siège au début de la via Veneto dans des locaux qui, je crois, faisaient partie du Convento dei Cappuccini, car le palais Coppedé n’était pas encore bâti. Je n’ai jamais fréquenté cette salle parce que, pendant l’été, la société avait déménagé, peut-être à cause du nouvel aménagement de la via Veneto. Elle s’établit via S. Stefano del Cacco, auprès d’un autre cercle : le Cercle Savoia. Dont l’activité principale était un petit théâtre de comédiens amateurs. Même dans ce nouveau siège, la S.S. Lazio ne resta pas longtemps et l’école d’escrime continua sous l’étiquette du Circolo Savoia. Le parterre du théâtre servait de salle d’armes : pendant la semaine, les fauteuils étaient mis de côté et les escrimeurs disposaient du parterre dans sa totalité. Même s’il s’agissait d’un petit théâtre, cela donnait une salle assez grande avec un haut plafond, bien différente des caves normalement utilisées à cet effet. Les services étaient réduit au minimum : un petit vestiaire, des toilettes avec un lavabo minuscule pourvu d’eau froide abondante ; évidemment, pas de chauffage. Qui aurait, je ne dit pas osé, mais seulement pensé à se plaindre ? Pour nous, c’était très bien. Quand, pendant l’hiver, il fallait s’habiller d(une tenue humide et glacée, le seul remède était de courir sur la piste et de se réchauffer à la chaleur naturelle. Nous avions des habitudes spartiates sans le savoir. Je commençais à participer à des compétitions et à connaître de jeunes escrimeurs élèves d’autres maîtres. Avec particulièrement l’un d’eux s’établit une amitié qui dure encore et s’est même renforcée avec le temps. Enzo MUSUMECIGRECO est le neveu de deux figures exceptionnelles de l’escrime italienne : les deux frères GRECO. Agesilao, le plus âgé, était, comme je l’ai déjà dit, une figure presque mythique. Aurelio, le cadet, maître et tireur de première force, n’était pas également connu du grand public, aussi du fait même, très probablement, qu’il ne soignait pas, comme son frère aîné, ce que l’on appelle aujourd’hui les « publics relations ». Mon ami Enzo était l’élève préféré du « zio Aurelio » (ainsi que nous l’appelions entre nous) qui avait soigné la formation technique avec des résultats extrêmement brillants. Moi, je n’étais pas un escrimeur de son niveau, mais j’avais un jeu correct et efficace. Nos rencontre étaient de bonne qualité et agréables à regarder et, pour cette raison, j’étais souvent invité à tirer dans la salle d’armes du Maître Aurelio GRECO via del Seminario et même à des exhibitions en rencontrant Enzo à l’occasion des habituelles académies de fin d’année. La salle d’armes d’Aurelio GRECO était aménagée selon le goût du début du siècle. Elle était, et elle est toujours, situé au centre de Rome, à deux pas du Panthéon, dans une maison dont les origines remontent à quelques siècles. Cette salle, pas très grande, était décorée d’armes anciennes d’époques différentes, de photos et diplômes du Maître ; d’un côté, face à la porte d’entrée, entre deux fenêtres, la statue d’un athlète. Les dimensions de la salle ne permettaient qu’à deux couples d’escrimeurs de tirer en même temps. Quand les deux pistes étaient occupées, il ne restait à la disposition des spectateurs qu’un minimum d’espace. Aux escrimeurs d’aujourd’hui, cela peut paraître sans aucun doute une absurdité. Toutefois, il faut se référer à l’escrime d’une époque où l’on enseignait que le terrain perdu doit être reconquis par le fer. Même la largeur des pistes, la moitié de celle que prévoit le règlement en vigueur aujourd’hui, ne constituait pas un obstacle au bon déroulement des rencontres. Les écarts latéraux et les attaques en flèche étaient pratiquement exclus. Aucune norme du règlement n’empêchait de les exécuter, mais ils étaient considérés comme « inélégants » et tout escrimeurs jaloux de sa propre réputation s’efforçait comportement élégant. d’avoir un En parlant de la flèche, il me revient à l’esprit un épisode lié à l’élégance du comportement. La Maître INNORTA était l’ami du Maître ANGELILLO qui avait sa salle dans le gymnase du cercle sportif Audace, via Frangipane, une rue parallèle à la via Cavour. Dans cette salle s’entraînaient des athlètes de grande renommée, entre autres, le grand – et non seulement par la taille de plus de deux mètres – Giulio GAUDINI, connu dans le monde entier pour ses succès, aussi bien au fleuret qu’au sabre, dans les épreuves internationales les plus importantes. Il n’avait rien du champion orgueilleux de sa propre renommée et ne dédaignait pas de croiser le fer avec un jeune débutant. >Parfois, à ma grande joie, il m’invitait à tirer avec lui en me disant : « viens faire quelques touches, ‘fringuelletto’ ». Il s’agissait vraiment, aussi bien pour la taille que pour l’abîme d’habileté qui nous séparait, de la bataille entre un rapace et un pinson. Vous pouvez bien imaginer mon bonheur en rencontrant un tel champion. Je dois vous avouer que je ne perdais pas l’occasion, en parlant avec parents et amis, de laisser tomber dans la conversation « hier, j’ai tiré avec GAUDINI » en affectant, évidemment, une certaine désinvolture. Dans la salle, il y avait un autre très bon escrimeur, pas de la force de GAUDINI, mais également d’un niveau international élevé, le sabreur Giulio SARROCCHI. L’escrime au sabre était, en ce temps-là, le royaume des artistes de la parade. Parades, contre-parades et deuxièmes intentions étaient le pain quotidien des sabreurs. Les attaques en marchant et la vitesse d’exécution n’empêchaient pas d’aller à la contre-parade si la surprise échouait et si l’adversaire, après avoir paré, menaçait de toucher en ripostant. Ceci présupposait une grande maîtrise des mouvements pour se trouver toujours dans la mesure correcte. Toutefois, on commençait à pratiquer la flèche, qui consiste à porter le pied gauche devant le droit en exécutant une espèce de saut qui raccourcit les distances et permet d’atteindre une vitesse autrement impossible. En exécutant la flèche, le corps est déséquilibré vers l’avant, ce qui entraîne deux conséquence qui, à cette époque, si on ne les détestait pas vraiment, n’étaient guère appréciées. L’élan est tel que, très difficilement, en cas d’insuccès, l’attaquant est en condition de contre-parer la riposte adverse. Chose qui, selon les canons techniques de l’époque, il aurait fallu pouvoir faire. La seconde conséquence était que, du fait de l’élan et de la vitesse que l’on pouvait atteindre, l’attaquant risquait de bousculait l’adversaire : comportement qui était loin de correspondre à l’élégance recherchée. SARROCHI avait été attiré par la vitesse que la flèche permettait d’atteindre et, de temps à autre, quand l’occasion se présentait, il l’exécutait. Toutefois, il mettait un soin particulier à éviter de bousculer l’adversaire et souvent, après avoir terminé l’action, il disait : « Tu vois, je suis passé sans même t’effleurer ». D’une certaine façon, tout en s’excusant d’avoir exécuté une action peu orthodoxe, il tenait à souligner qu’il avait été capable de la porter à terme d’une façon élégante. Plus tard, j’ai fréquenté, assez régulièrement, la salle d’Agesilao GRECO, qui n’était plus aussi « princière » que lors de ma première visite. La nouvelle salle se trouvait dans un grand appartement via del Collegio Capranica, 4 : un siège très digne mais non pas somptueux comme celui de Palazzo Fiano. Pas de salon de grandes dimensions, mais une suite de pièces comme cela était fréquent dans l’appartement d’une famille de la riche bourgeoisie du siècle passé. Le Maître GRECO, fidèle à l’aspect mondain qui l’avait toujours distingué, avait fait paraître dans les journaux une invitation à tous les escrimeurs pour le vendredi de chaque semaine. Avec mon ami Enzo, je commençais à fréquenter les vendredis du « zio Agesilao ». Le Maître faisait les choses en grand seigneur. Il attendait ses hôtes dans la salle proche de l’entrée et, après les avoir salué, il leur indiquait le vestiaire. Quand on revenait en tenue d’escrimeur, il nous demandait quelle arme nous pratiquions. Et, ainsi qu’une maîtresse de maison au cours d’une réception, présentait ses hôtes l’un à l’autre et cherchait à former des groupes où la conversation puisse se dérouler d’une façon harmonieuse ; il cherchait à trouver pour chacun l’adversaire approprié afin d’assurer un certain équilibre des forces. Cette tâche remplie et après avoir dirigé les couples d’escrimeurs vers les pistes disponibles, il commençait à se déplacer d’une salle à l’autre en s’arrêtant quelques instants à côté de chaque piste pour observer d’un œil critique le déroulement des rencontres. Au terme des assauts, il adressait aux escrimeurs quelques remarques toujours très pertinentes, on peut bien s’en douter, en évitant soigneusement de paraître critiquer le maître dont l’escrimeur était l’élève. Au vu des résultats des premières rencontres, il en organisait de nouvelles en essayant de donner à chacun un adversaire capable d’assurer un meilleur équilibre des forces. À la fin de la soirée, un garçon en veste et gants blancs nous attendait dans le vestiaire avec un plateau de verres de vermouth. Ce n’était pas une réception luxueuse, mais certainement une façon très accomplie de traiter ses invités. Au moment de partir, après les remerciements et les salutations d’usage, la Maître nous demandait si la semaine suivante nous pourrions être à nouveau ses hôtes. Peut-être au siècle passé la formule était-elle courante ? je l’ignore. De mon temps, la chose était plus unique que rare et d’ailleurs les invitations d’Agesilao GRECO n’ont duré que quelques années. Les vicissitudes de notre temps nous ont apporté bien d’autres soucis. En suivant avec affection le Maître INNORTA, j’ai fréquenté successivement plusieurs autres salles. La première a été celle du Circolo della Stampa (cercle de la Presse) qui me donna l’occasion d’entrer dans le monde, inconnu de moi, des journalistes qui pratiquaient le duel. Parmi les escrimeurs qui fréquentaient la salle, plusieurs avaient eu une expérience dans ce domaine. Dans la plupart des cas, il s’agissait de duels qui se terminaient par une égratignures. Quelques gouttes de sang et l’offense était lavée. Même s’il s’agissait du sang de l’offensé ; celui-ci avait donné le témoignage de son courage viril en faisant face à la pointe de son adversaire et cela suffisait. D’ailleurs, les organisateurs, les témoins et surtout le directeur du combat cherchaient par tous les moyens à éviter une conclusion tragique. Dans la salle d’armes du Maître INNORTA, venait de temps en temps un officier à la retraite, je crois, fameux pour avoir dirigé d’innombrables duels : le colonel ALBERTINI. Petit, trapu, larges d’épaules, sans cou : dans l’ensemble, un personnage qui n’aurait pas attiré l’attention si ce n’était par son regard très vif. Il avait la renommée, bien méritée m’assurait-on, d’être capable d’intervenir avec un remarquable à propos et une vitesse d’exécution digne de l’escrimeur chevronné qu’il était, pour arrêter une action qui risquait de transformer un rite chevaleresque en une rencontre mortelle. La chose n’était pas si facile qu’on pourrait le croire, car il fallait sauver les apparences et enlever à l’intervention du directeur tout aspect arbitraire. Le colonel savait toujours trouver un motif légitime : par exemple, une arme avait touché le terrain, il fallait la désinfecter. C’était un artiste et tout le monde en était satisfait. À vrai dire, les duellistes, dans leur for intérieur, n’avaient aucune intention de tuer ou de rester sur le terrain. Les témoins et les médecins ne désiraient pas non plus être mêlés à une affaire qui se serait mal terminée. Les maître d’armes les plus renommés réalisaient de bons bénéfices en préparant les candidats au duel, très souvent des personnes qui n’avaient pas la moindre notion d’escrime. L’habilité du maître consistait à les préparer à une attitude exclusivement défensive qui, dans les duels à l’épée, alors les plus fréquents, permettait aux duellistes les plus ignorants de l’art des armes, de faire face honorablement et, pourquoi pas, de blesser l’adversaire. Les candidats au duel venaient dans la salle le soir après le départ des élèves. Parfois, il s’agissait de personnages en vue dans le monde politique ou des affaires, qui désiraient ne pas être reconnus. J’étais un des élèves préférés de mon Maître et le soir, je quittais la salle parmi les derniers. Quand un de ces mystérieux personnages était attendu, le Maître me disait qu’il désirait rester seul pour recevoir une visite. Son sourire malicieux me précisait, sans rien dire, de quoi il s’agissait. La discrétion était sauve et l’affectueuse amitié qui nous liait l’était de même. La salle d’armes du Circolo della Stampa déménagea plusieurs fois. Du Palazzo Wedekin à Piazza Colonna, elle passa dans le bâtiment de la Sala Stampa à Piazza San Silvestro situé au-dessus des bureaux du télégraphe, bâtiment aujourd’hui démoli. Il s’agissait d’un endroit très commode pour les journalistes ; ils pouvaient rester à tirer jusqu’au moment où un huissier instruit à propos venait les informer que leur propre journal était en ligne pour le rendez-vous téléphonique du soir. Quelque années plus tard, la Maître INNORTA devint l’instructeur du Circolo dei Magistrati (Cercle des magistrats) sis auprès du ministero di Grazia e Giustizia. Je le suivis dans la nouvelle salle, mais de temps à autre, je ne manquais pas d’aller faire quelques touches avec mes amis les journalistes qui, entre temps, avaient de nouveau déménagé à Palazzo Marignoli. Mais d’autres événements étaient en train de mûrir : le rappel sous les armes ; la guerre en Éthiopie allait ouvrir une longue parenthèse dans mon activité d’escrimeur. D’autres guerres nous attendaient et c’est seulement bien des années après la fin du dernier conflit mondial que je repris l’exercice des armes. Désormais, plus de compétitions : seul le plaisir de l’exercice et la satisfaction de mettre « une belle touche ». Aujourd’hui encore, à mon âge plus que mûr, je continue à pratiquer ce sport qui, entre autre, me permet de mesurer ma résistance physique. Le jour où je serai obligé de m’arrêter signifiera qu’approche l’heure de rendre les derniers comptes. Luigi MANCINI Septembre 1986