JEUX OLYMPIQUES - Fédération française d`escrime

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JEUX OLYMPIQUES - Fédération française d`escrime
AMICALE DES ESCRIMEURS INTERNATIONAUX FRANÇAIS
AEIF
L’ESCRIME ITALIENNE FIN du XIXe SIÈCLE ET DÉBUT DU XXe
Novembre 2003
RENCONTRES ÉPIQUES entre
MAÎTRES D’ARMES FRANÇAIS et ITALIENS entre 1881 et 1911
Maître WILLIAM GAUGLER
Professeur émérite d’archéologie
Directeur de programme des maîtres d’armes (Université de San José)
Maître d’escrime (Académie nationale d’escrime, Naples – Italie)
Traduit de l’anglais par Marie-Lise DREYFUS
avec les conseils techniques de : Yves DREYFUS
Les
compétitions
d’escrime
entre
professionnels, dans les dernières décades
du XIXe siècle et dans les premières années
du XXe siècle, furent parmi les événements
sportifs de l’époque les plus populaires et les
mieux suivis. On allait des matches
conventionnels au fleuret, au sabre ou à
l’épée jusqu’à des spectacles ressemblants à
des numéros de cirque. Par exemple, en
1893, plus de 20 000 personnes assistèrent,
au Madison Square Garden de New-York, à
un tournoi international d’escrime, combat
de sabreurs à cheval. La plupart des
tournois, cependant, se déroulaient de façon
traditionnelle sur une piste d’escrime.
Les rencontres qui attiraient le plus
d’attention se déroulaient généralement
entre les chefs de file professionnels italiens
et français. Par exemple, en 1903 à BuenosAyres, plus de 4 000 specteteurs étaient
rassemblés dans le plus grand théâtre
d’Argentine pour voir le réputé maître
sicilien Agesilao GRECO combattre le
champion français à l’épée Jean-Joseph
RENAUD.
À côté des compétitions se déroulant dans
des théâtres et des music-halls, des
rencontres étaient également organisées
dans des salles de bal ou des salles (privées)
d’escrime. Les maîtres français visitaient
l’Italie et les maîtres italiens la France, dans
l’espoir de pratiquer l’escrime comme les
nombreux maîtres locaux, si possible. Les
professeurs d’escrime organisaient des
tournois dans leur salle, avec entrées
payantes par le public.
Camille PRÉVOST, dans Escrimeurs et
Duellistes (Paris, 1937), décrivit la
procédure dans les matches d’escrime
franco-italiens durant les dernières décades
du XIXe siècle. Les jurys étaient composés
de trois Italiens et trois Français. Chaque
juge, sans dire un mot, notait les touches
qu’il considérait valables et, une fois le
match terminé, se retirait avec ses collègues
dans une pièce contiguë à la salle d’escrime
pour arriver à un consensus sur le score.
Pendant ce temps, compétiteurs et
spectateurs
attendaient
anxieusement
d’apprendre qui était le vainqueur. L’orgueil
national semble avoir été un facteur
déterminant pour accorder les touches ; par
exemple, après un match par équipe en
1985, un juge italien proclama les
escrimeurs italiens vainqueurs par 540 à 36 !
De nombreuses histoires ont été relatées
concernant la façon fortuite dont des duels
survenaient. CRAVACHE, par exemple,
dans son livre Les trente ans de Agesilao
GRECO (Rome, 1925), raconte comment
GRECO, alors qu’il était installé au
restaurant Caracciolo à Naples, surprit un
noble romain, à une table voisine, en train
de parler irrespectueusement d’une dame
que GRECO connaissait ; le maître d’armes
sicilien se tourna vers l’offenseur, l’insulta
et fixa immédiatement un duel. Jean-Joseph
RENAUD, dans son Traité sur l’Épée,
(L’Escrime – Paris, 1911), remarque que
GRECO défiait pratiquement tout le monde
en vue en espérant qu’il espérait que son
tour viendrait bientôt ; et ce fut le cas.
PAVISE, dans sa publication Traité
théorico-pratique (Rome, 1910), observe
que l’escrime est une science et un art. Des
escrimeurs habiles étaient désignés artistes,
et une bonne condition physique était
considérée comme aussi importante que la
capacité de mettre des touches. L’escrimeur
qui adoptait une position peu orthodoxe,
portait des coups avec une arme courbée ou
s’engageait délibérément dans un combat
rapproché était considéré avec mépris.
Rétrospectivement, il semble probable que
l’adulation
envers
les
escrimeurs
professionnels durant cette époque était la
conséquence du romantisme. Certes, le
comportement théâtral des grands épéistes et
leur passion pour les duels vont parfaitement
de pair avec l’ère de Gabriel d’ANNUNZIO,
Éléonora DUSE, Edmond ROSTAND et
Sarah BERNHARDT.
Les duels étaient chose commune. La
gazette Pall Mall du 6 octobre 1890 relate
que 2 759 duels eurent lieu en Italie entre
1879 et 1889 et que pour 93 % d’entre eux,
des armes tranchantes furent utilisées.
La rivalité franco-italienne en escrime
existait depuis des siècles. Arsène
VIGEAUT décrit le plus fabuleux
affrontement dans son livre Un maître
d’armes sous la Restauration (Paris, 1883).
Cela se passa en Espagne en 1814 lorsque
les soldats italiens du 1er régiment et les
soldats français du 32e régiment de la 3e
division se querellèrent. Pour restaurer la
discipline, un conseil d’officiers supérieurs
décida que trente épéistes – quinze maîtres
d’armes et leurs assistants – de chaque
régiment régleraient l’affaire par des duels
qui se tiendraient sur un plateau naturel aux
environs de Madrid, devant l’armée toute
entière de dix mille hommes. Le vainqueur
devrait continuer à se battre jusqu’à ce qu’il
soit tué ou blessé.
Les duels débutèrent avec les escrimeurs de
tête de chaque régiment : le maître florentin
Giacomo FERRARI et le maître français
Jean-Louis MICHEL. Jean-Louis, un
mulâtre de l’île d’Hispaniola (aujourd’hui
république d’Haïti) était l’un des plus
brillants escrimeurs de son temps et, en à
peu près dix minutes et vingt-sept coups, il
tua trois adversaires, parmi lesquels
FERRARI, et en blessa dix autres. Quoique
deux adversaires italiens restaient, la
commission militaire décida alors qu’assez
de sang avait été versé et imposa une halte
des hostilités. Les membres de la
commission déclarèrent que l’honneur avait
été satisfait et les troupes des deux
régiments opposés eurent l’ordre de
s’embrasser les uns les autres ! Ainsi fut
restauré l’harmonie et les exploits de JeanLouis devinrent légendaires.
Les événements politiques finissant par
l’instauration de la IIIe République en
France, et le combat pour l’unification de
l’Italie contribuèrent jusqu’à un certain point
à limiter les relations entre les escrimeurs
français et italiens jusqu’en 1880. Un des
premiers Italiens à faire sensation à Paris fut
le baron de San MALATO qui arriva en
1881. Un match exhibition fut organisé entre
lui et Louis MÉRIGNAC.
MÉRIGNAC fut considéré comme le plus
grand fleurettiste français de la seconde
moitié du XIXe siècle. Selon les comptes
rendus de l’époque, son escrime réunissait
toutes les caractéristiques les plus admirées
chez un escrimeur d’alors. Ses coups droits
et ses dégagements représentaient le fin du
fin dans l’art de l’escrime. Ses coups
partaient à la vitesse d’un éclair. La maîtrise
et la sensitivité de ses touches étaient sans
égales.
À l’occasion de la rencontre avec San
MALATO, PRÉVOST remarque que
MÉRIGNAC apparut vêtu d’un blanc
immaculé tandis que le baron portait une
tenue bleue avec des bottes de cheval noires.
Avec cris et sauts, San MALATO avançait
sur son adversaire de la façon la plus
extraordinaire. Lorsqu’il se trouvait à
distance, MÉRIGNAC portait un coup-éclair
qui le touchait en pleine poitrine. Après
chaque coup, les combattants se retiraient en
bout de piste et la performance se répétait.
L’assaut se termina en faveur de
MÉRIGNAC par 11 touches à 1.
En 1883, Masaniello PARISE, jeune maître
d’armes napolitain, fut nommé directeur de
l’école militaire des maîtres d’armes
nouvellement fondée à Rome, la Scuola
Magistrale. Parmi les premiers maîtres
diplômés de cette école figure Agesilao
GRECO (1887), un athlète extraordinairement doué qui, moins d’un an après
avoir reçu son diplôme de maître, battit
presque tous les meilleurs escrimeurs
italiens, amateurs et professionnels.
Le 17 juin 1889, GRECO et ses
compatriotes PESSINA, GUASTI et
FORESTI participèrent à un important
tournoi international à Paris. Ce fut l’une
des premières rencontres capitales entre les
représentants de la Scuola Magistrale et les
maîtres parisiens.
Le maître d’armes et écrivain français connu
Arsène VIGEANT, écrivant dans Le Figaro,
notait :
« Les mérites de la Scuola Magistrale se
révélaient absolument évidents dans la
performance de trois brillants escrimeurs :
Agesilao GRECO, un jeune maître d’armes
de grand avenir, doué de merveilleuses
puissance, originalité et élégance et Carlo
PESSINA, étonnant par son agilité et son
acuité visuelle. »
Cependant, maître RUPIÈRE, critique
d’escrime pour L’Événement, n’était pas de
cet avis ; il écrivait :
« Les maîtres romains n’ont pas encore
abandonné leurs attitudes théâtrales, leurs
mouvements inutiles, leurs contorsions et le
battement continuel de la lame de leur
adversaire, qu’ils recherchent systématiquement d’une façon monotone… et ils
tendent l’arme presque complètement. Mais
par-dessus tout, le dessein de l’escrime pour
les escrimeurs italiens est le combat, leur but
est de toucher sans être touché. Nous, pardessus tout, admirons les assauts
esthétiques. Voilà l’expression habituelle, et
nous entendons quotidiennement cette
hérésie : une belle touche égale dix touches
foireuses. Avec cette attitude, on peut
seulement obtenir un art conventionnel qui
n’a plus rien d’un combat, et nous place en
position d’infériorité lorsque l’on se trouve
en face d’hommes qui font de l’escrime
sérieusement… Ma propre conviction est
que notre école académique actuelle est
récente… le maître d’armes de mes débuts,
BERTRAND, aussi loin que je l’ai connu,
ne sacrifiait rien à l’esthétique. Il possédait
une extrême compréhension du temps
d’escrime et des contre-attaques qui
faisaient de lui un terrifiant adversaire. Son
jeu était simple et il engageait souvent
l’opposition… Son arme était immobile,
tenue fermement, les doigts serrant
fortement la poignée, et son intelligence de
l’escrime lui procurait une extraordinaire
supériorité. »
Lors de ce premier contact avec les
escrimeurs de la Scuola Magistrale, les
l’attaque exécutée depuis une position
immobile est toujours supérieure à l’attaque
en marchant, car cette dernière provoque un
des coups les plus terrifiants : le coup
d’arrêt. »
Après la compétition, les opinions furent
mitigées : quelques fleurettistes amateurs
admiraient les escrimeurs italiens, mais la
majorité, quoique reconnaissant leur grandes
qualités, considéraient leur escrime comme
une tricherie. L’un commenta :
« Nos voisins italiens ne sont pas
impressionnés par notre vitesse car ils vont
vite et sont certainement plus rapides que la
majorité de nos maîtres ; leurs reprises
d’attaque et leurs remises sont rapides
comme l’éclair, ils ne pensent pas à faire la
conversation en escrime, leur jeu est de
trouver l’acier de l’adversaire, parer et
riposter. »
Troublé par les difficultés rencontrées en
tirant les Italiens, l’écrivain Victor
MAUREL, sous le pseudonyme « Un vieil
escrimeur », écrivit dans Le Figaro :
maîtres français se trouvèrent désavantagés
car ils étaient confrontés à des adversaires
qui employaient un jeu à l’épée en grande
partie basé sur la pratique du duel. Leurs
adversaires italiens étaient particulièrement
mobiles ; ils avançaient avec leur arme
presque complètement allongée et la pointe
en ligne, ayant continuellement à l’œil la
lame opposée ; ils contre-attaquaient à
chaque opportunité et ils n’hésitaient pas à
éviter les coups en déplaçant la cible avec
un inquarta ou une passata di sotto.
La tournée parisienne se termina par une
série de rencontres à la salle d’armes de
Louis MÉRIGNAC. Antonino TARSIA in
CURIA, dans son livre Lotte et vittorie di A.
Greco (Naples, 1936), raconte :
« GUASTI fut le premier à rencontrer
MÉRIGNAC, et quoiqu’il tirait bien, il fut
incapable de résister au jeu simple mais
efficace du maître français ; ce fut un
triomphe complet pour MÉRIGNAC. Vint
le tour de PESSINA. Ayant observé l’assaut
précédent, PESSINA en finit rapidement et
exécuta une série de coupés-dégagés et de
remises qui neutralisèrent son puissant
adversaire, si bien qu’il put quitter la piste
l’honneur sauf. PARISE avait établi l’ordre
des assauts en conservant délibérément
GRECO pour la fin. Le jeune maître sicilien
commença la rencontre avec une série
d’actions pénétrantes. Puis, soudainement, il
exécuta un puissant battement en opposition
et marqua une touche avec sa lame formant
un arc élégant sur la poitrine de son
adversaire. Ceci fut suivi de deux autres
touches, et alors MÉRIGNAC sollicita une
pause. Le champion français demanda
poliment que son adversaire italien change
sa veste noire contre une veste blanche,
supputant que les touches seraient davantage
visibles. Lorsque l’assaut reprit, la vitesse
des actions augmenta. GRECO pressa
MÉRIGNAC constamment si bien que ce
dernier ne put exécuter ses formidables
attaques composées. Et tandis que GRECO
aggravait régulièrement le score, son
adversaire était incapable de développer ses
attaques. À la fin du compte, le Sicilien
avait nettement pris l’avantage. GRECO
avait 23 ans et MÉRIGNAC 43 ».
Parlant de l’assaut GRECO-MÉRIGNAC, le
fameux critique français Aurélien SCHOLL
dit de GRECO : « Voilà l’escrimeur du
futur, arme d’acier, jambes de caoutchouc »,
tandis que Victor MAUREL observait : »
Dans cet assaut, je n’ai pas vu MÉRIGNAC,
j’ai seulement vu GRECO ».La brillante
performance de GRECO lui valut une
invitation pour un match retour à Paris en
1892. Le 20 mars, au cercle d’escrime
Contre de Quarte, GRECO battit le jeune et
exceptionnellement
talentueux
maître
Adolphe ROULEAU 16 à 3. Puis, le 22,
dans le cercle d’escrime, à l’occasion d’une
série de quatre assauts consécutifs, il battit
PESSEAU 22-2, VAVASSEUR 10-4,
DACOURT 7-2 et Maurice BERNHARDT,
le fils de la tragédienne française renommée,
8-1.
Mais la rencontre la plus importante lors de
cette visite en France fut celle avec le maître
parisien bien connu Camille PRÉVOST. Le
27 mars, devant une assistance de plus de
2 000 spectateurs, GRECO, selon Antonio
TARSIA in CURIA, battit PRÉVOST 20-4.
Cependant, The Graphic relate :
« M. PRÉVOST est un escrimeur possédant
la plus grande technique, dont les
mouvements sont caractérisés par la grâce et
la délicatesse tandis que le signor GRECO
se fie davantage à sa force corporelle et fait
tout son possible pour marquer des points en
force. Son style, également, est curieux, un
casse-tête pour les enseignants français ;
mais en dépit de cela, il a été jugé que,
quoique le signor GRECO se soit révélé
l’égal de M. PRÉVOST, il n’a pas été
capable de triompher de lui… »
Eugenio PINI fut le principal rival de
GRECO en Italie. Le maître de Livourne
n’était pas un escrimeur élégant, mais il était
particulièrement efficace. The Graphic du 2
juillet 1892 décrit le style de PINI à
l’occasion de sa rencontre avec le maître
RUE :
« L’attitude adoptée par PINI est très
curieuse. Il se penche en avant, la tête basse,
le pied droit bien en ligne et la main gauche
pendant lâchement près de l’épaule. En
garde, il tient son fleuret presque vertical et
son attaque est rapide, brillante. Il est
partout à la fois, comme si sa lame lançait
des étincelles autour de ses adversaires et les
menaçait dans toutes les positions, si bien
que l’artiste a essayé de donner quelque idée
de la rapidité de son jeu en marquant en
pointillés le frémissement de son fleuret.
« RUE, l’escrimeur parisien, est un gaucher
qui pratique l’escrime avec beaucoup de
sûreté de main et de calme, et nombre des
attaques favorites de PINI se révélèrent
vaines en raison de la particularité d’une
garde à gauche. Il est généralement reconnu
que PINI est supérieur à n’importe quel
escrimeur français, bien que quelques
amateurs parisiens soutiennent que PINI et
RUE sont quasiment égaux dans l’art de
l’escrime. »
Lorsque CRECO et PINI combattaient les
champions français, ils étaient certains
d’attirer des grandes foules. Par exemple, le
3 septembre 1903, GRECO tira contre
Lucien MÉRIGNAC, le fils de LOUIS, à
Buenos-Ayres, devant un public de plus de
4 000 spectateurs. Antonio TARSIA in
CURIA nous raconte que le président de
l’Argentine assistait au match ainsi que les
principaux membres de son gouvernement.
La foule était agitée et inattentionnée durant
les assauts préliminaires, mais lorsque la fin
de la soirée fut annoncée, les spectateurs
s’interrompirent
dans
un
tonnerre
d’applaudissements et crièrent :
GRECO – Viva MÉRIGNAC ! ».
« Viva
En place sur la piste, attendant le signal pour
commencer, les expressions de visage des
deux hommes étaient en total contraste.
GRECO souriait. MÉRIGNAC semblait
sévère. Quand le commandement d’aller fut
donné, les champions se déplacèrent
prudemment l’un et l’autre. MÉRIGNAC
attaqua mais trop court. GRECO para mais
ne riposta pas. Cela fut suivi par des phases
d’escrime de plus en plus complexes ;
soudainement, l’Italien fit un batté-tiré droit.
Indigné, le Français recolla au score avec
une touche à la « flanconnade ». La touche
suivant de GRECO n’atteignit pas la cible.
MÉRIGNAC devint de plus en plus agressif,
GRECO se protégea avec des parades
circulaires. Attaques et contre-attaques
suivirent en une succession rapide. Le
maître français ne donnait plus de cible et il
toucha par un coup d’arrêt. Lors de la phase
finale de la première moitié de l’assaut,
GRECO para en septime haute et riposta le
long du fer de façon à ce que la lame forme
un très bel arc sur la poitrine de son
adversaire.
La première partie de l’assaut dura quinze
minutes ; il fut alors donné aux escrimeurs
cinq minutes de repos. Durant ce temps, des
groupes de spectateurs discutaient sur le
résultat probable. Les longs coups explosifs
en avant du champion français se
montreraient-ils décisifs ou bien la puissante
défense du maître italien ainsi que ses
contre-attaques prévaudraient-elles ?
Lorsque l’assaut reprit, les deux hommes en
terminèrent rapidement. Chacun étalait tout
son répertoire ; tout y passait. Et finalement,
après qu’un temps total de vingt-cinq
minutes d’escrime se fût écoulé, le président
conclut le match, déclarant GRECO
vainqueur 3 touches à 1. Les escrimeurs
reçurent une immense ovation et les amis et
admirateurs de GRECO le raccompagnèrent
à son hôtel pour célébrer sa victoire.
La rivalité franco-italienne conduisit encore
à une autre rencontre à Buenos-Ayres. Le 12
septembre 1904, GRECO rencontra le
puissant
maître
français
Alphonse
KIRSCHOFFER. Nombreux étaient ceux
qui considéraient KIRSCHOFFER comme
le plus efficace escrimeur français de sa
génération. Quoique de petite taille et moins
classique que MÉRIGNAC, il était
néanmoins un adversaire extrêmement
difficile.
Selon
les
explications
d’alors,
KIRSCHOFFER faisait en sorte de
déstabiliser GRECO. L’escrimeur français
attaquait violemment et puis raccourcissait
la distance de telle sorte que son adversaire
italien était incapable de répliquer. GRECO
protesta à deux reprises auprès du jury et
comme rien n’était fait pour empêcher le
mauvais comportement de son adversaire, il
résolut de pousser sa garde contre le masque
de KIRSCHOFFER et en se ruant pour le
faire tomber en arrière. La publication de
langue italienne La Patria degli Italiani
constata :
« La première partie de l’assaut entre
GRECO et KIRSCHOFFER n’était pas belle
à voir… KIRSCHOFFER raccourcissait
constamment la distance… si bien que la
rencontre perdit son caractère artistique…
Pendant la seconde partie du combat,
quelques brillantes actions furent effectuées
de part et d’autre. Deux magnifiques contredégagements en avançant furent réalisés par
KIRSCHOFFER, dont un dans les parties
basses. La qualité des touches de GRECO
était supérieure. Au nombre des plus
remarquables fut l’action finale en
contretemps… En résumé, on peut dire qu’il
y eut six touches valables et artistiques,
quatre reçues par KIRSCHOFFER et deux
par GRECO ».
Cependant, il semble qu’on se soit posé
quelques questions pour savoir quel
escrimeur avait encaissé le plus grand
nombre de touches. Les spectateurs étaient
divisés en deux camps, chacun jugeant son
homme comme le vainqueur.
En janvier 1911, le monde de l’escrime fut
choqué d’apprendre que KIRSCHOFFER
était sérieusement malade et qu’il devait
subir l’amputation du pied droit entier et de
la moitié du pied gauche. Afin de lui
procurer une aide financière, un gala de
bienfaisance sous les auspices du Figaro fut
organisé le 12 février à Paris. En apprenant
l’état de son collègue, GRECO envoya
immédiatement un télégramme à Bruno de
LABORIE,
président
du
comité
d’organisation, le priant d’ajouter son nom à
la liste des champions participant an gala de
bienfaisance.
Le gala eut lieu devant une foule de plus de
8 000 spectateurs au Nouveau Cirque. Parmi
eux se trouvait Aristide BRIAND, chef du
gouvernement français. Les escrimeurs
italiens participant à ce gala avaient parmi
eux GRECO et le jeune maître italien de
Livourne Nedo NADI. GRECO fut opposé
au champion français renommé à l’épée
Jean-Joseph RENAUD et NADI au brillant
amateur Lucien GAUDIN. Comme JeanJoseph RENAUD, GRECO était un adepte
de l’épée.
Le programme était fourni et l’assistance
attendaient avec impatience la finale entre
GRECO et Jean-Joseph RENAUD. Le
professeur d’escrime italien CARLETTI, qui
était présent, écrivit :
« Au commandement de allez, Agesilao
GRECO se maintint fermement dans sa
position de garde, l’arme en ligne, l’attitude
parfaitement correcte, avec l’intention
d’effectuer un bel assaut pour honorer l’art
de l’escrime. Son adversaire adopta une
position très basse d’invite, rendant ainsi
impossible d’effectuer une belle escrime.
Dans un style parfait, GRECO débuta
l’assaut avec des actions pénétrantes, la
pointe en ligne ; Jean-Joseph RENAUD fut
acculé aux limites de la piste où GRECO
marqua avec une touche puissante à la
poitrine.
Dans la dernière phase, le Français tenta une
touche d’arrêt au masque. GRECO para et
plaça la touche finale de l’assaut sur la
poitrine de sont adversaire. La foule se mit
debout et applaudit chaleureusement
GRECO pour sa magnifique touche. »
Dans ce dernier assaut de la soirée, Agesilao
GRECO, l’élégant fleurettiste et épéiste de
l’école traditionnelle et Jean-Joseph
RENAUD, l’interprète de l’épée moderne en
compétition, apportèrent une conclusion à la
grande ère de l’escrime professionnelle.
Cette rivalité franco-italienne s’est confirmée sur le plan sportif pendant de
nombreuses années. Elle n’a cependant pas altéré le respect et l amitié qui se
sont développé entre les tireurs de nos deux nations. Bien au contraire. Pour s’en
convaincre, il suffit de d’assister à la compétition annuelle des Épées rouillées de
notre regretté René QUEYROUX et aux soirées endiablées qui les suivent.
Une anecdote qui se transmet entre les escrimeurs d’un « certain âge » est très
révélatrice à ce sujet. L’histoire se passe durant la guerre 39-45 qui a
malheureusement vu la confrontation armée de nos deux pays. L’« immense »
épéiste italien Fiorenzo MARINI, aviateur de son état, était cantonné dans le
nord de l’Italie. Son escadrille, devant fêter un événement, se trouvait en manque
de vin de qualité. « Qu’à cela ne tienne » déclare notre escrimeur ! Un coup de
fil à son ami et néanmoins adversaire Jéhan BUHAN, alors négociant en vin à
Bordeaux. Puis, avec un culot extraordinaire, il traversa dans son appareil le sud
de la France, alors zone libre, atterrit en bout de piste à Bordeaux où l’attendait
Jéhan avec deux caisses de vin et, de retour en Italie, l’escadrille pu faire la fête
dignement.
L’histoire est-elle véridique ? peut être en partie. Mais elle est suffisamment
belle pour qu’on ait la tentation d’y croire.
SALLES D’ARMES ET ESCRIMEURS À ROME
ENTRE LES DEUX GUERRES
Luigi MANCINI
Extrait de la revue L’URBE sept./déc. 1986
Traduit de l’italien par l’auteur.
La première salle d’armes dans laquelle j’ai,
mis le pied est celle d’Agesilao GRECO.
C’était en 1924, j’avais treize ans et ma
mère avait décidé que l’exercice de
l’escrime serait efficace non seulement pour
développer mon physique, mais constituerait
aussi un complément incomparable de mon
éducation. Non que ma mère pensât que
dans le cours de ma vie j’aurais pu
descendre sur le terrain – à l’époque les
duels étaient encore assez fréquents – mais
parce qu’elle croyait, à juste titre, que
l’escrime était un moyen efficace pour
former l’esprit et le caractère d’un jeune
homme. Cela peut paraître difficile à croire,
mais se trouver avec une arme à la main en
face d’un adversaire également armé pour
un combat qui, pour être courtois, n’en est
pas moins acharné, ressemble beaucoup à la
lutte pour la vie. Former l’esprit à la volonté
de gagner ainsi qu’à accepter avec élégance
la défaite, est une école singulièrement utile
pour faire face aux événements de
l’existence.
À l’époque Agesilao GRECO, que tout le
monde connaissait, était quelque chose de
plus qu’un grand escrimeur : il était un
mythe. Dans une famille telle que la mienne,
dans laquelle l’escrime n’avait pas de
tradition, c’était le seul nom connu et, par
conséquent, le seul point de repère. En
compagnie de ma mère, habillé, si mon
souvenir est exact, en costume « marin » et,
cela va sans dire, en culottes courtes, j’entrai
dans un appartement princier du Palazzo
Fiano, ou Agesilao GRECO avait son
académie. Le salon dans lequel nous fûmes
introduits était imposant. Les éléments
propres à l’escrime : les râteliers avec armes,
les pistes en bois, les trophées d’armes
anciennes,
étaient
accompagnés
de
banquettes en velours rouge, de miroirs aux
cadres dorés, de lustres en cristal. Le Maître
nous accueillit avec un petit excès de
dignité, tempéré par une grande courtoisie. Il
nous expliqua que, depuis longtemps, ei
avait cessé de donner des leçons aux jeunes
débutants. Il regrettait de ne pas pouvoir
m’accueillir en qualité d’élève. IL ajouta
qu’à Rome il y avait beaucoup d’enseignants
de grande qualité et que je pouvait, sans
difficulté, m’initier au noble art.
Sur ce point, les ressources personnelles de
ma mère étaient épuisées. Où m’adresser ?
Ma mère, qui ne s’avouait jamais vaincue
dès la première difficulté, recueillit des
renseignements chez des amis et elle apprit
ainsi que, pas très loin de chez nous, habitait
un autre grand maître, plus jeune
qu’Agesilao GRECO, encore prêt à croiser
le fer avec d’autres maîtres et amateurs de
renommée
internationale :
Candido
SASSONE. Il était, en outre, auréolé de la
charge de Maître de S.A.R. le prince de
Piémont. L’idée de partager un maître avec
un élève tellement illustre ne pouvait que me
flatter. SASSONE nous accueillit dans
l’appartement bourgeois de la via del
Vantaggio où il vivait avec sa famille. Les
accords furent conclu rapidement et,
quelques jours plus tard, j’entrais dans une
autre salle d’armes.
Je commençais à me rendre compte qu’à
Rome la majorité des salles d’armes étaient
installées au sous-sol ; une façon pudique de
dire : dans les caves. De toute façon, celle-là
était de grandes dimensions et bien aérée
dans un bâtiment moderne de la via Velletri.
C’était le siège du C.R.J.A. – Circolo
Romano Juventus Andax – dont les activités
étaient, notamment, la boxe et la lutte grécoromaine. Là , pas de banquette en velours
rouge, ni miroirs aux cadres dorés, ni lustres
en cristal. Une salle dépouillée, une piste en
bois qui couvrait tout le plancher, un râtelier
avec des armes et rien d’autre.
Le Maître était à la hauteur de sa renommée
et, en peu de temps, je réussis à acquérir les
éléments essentiels de l’escrime. Les élèves
n’étaient pas nombreux : quelques-uns
étaient d’un niveau assez élevé et je
n’arrêtais pas de les regarder croiser le fer
avec le Maître. Quand pourrai-je en faire
autant, me demandais-je ? En sachant
qu’aucun maître ne permettrait à un élève de
tirer en assaut sinon après deux années de
leçons et d’exercices. C’était la règle à celle
époque-là. En attendant mon tour, je
cherchais à comprendre le secret de
mouvements aussi élégants et efficaces. Je
faisais quelques progrès mais le chemin à
parcourir était long.
À la fin de l’année 1924, s’il m’en souvient
bien, mon père reçut une lettre par laquelle
le maître SASSONE lui annonçait son
prochain départ pour Buenos-Ayres et
exprimait le regret de ne pas pouvoir
continuer à mon égard son activité
d’enseignant. « Je regrette beaucoup, ajoutat’il, de ne pas avoir pu faire de votre enfant
un grand escrimeur. Je vous conseille,
toutefois, de ne pas lui faire cesser les
leçons. À Rome, il y a beaucoup de salles
d’armes et des enseignants de grande
qualité ».
Il fallait recommencer à nouveau et cette
fois, ce fut la presse qui nous aida. En ce
temps-là, l’escrime n’était pas seulement un
sport ; à l’activité physique s’ajoutaient des
aspects mondains. Les maîtres d’armes
avaient l’habitude de terminer l’année
scolaire par une exhibition de leurs élèves :
aussi bien de ceux déjà experts qui se
rencontraient dans un assaut, que des
débutants qui donnaient la preuve de leurs
progrès au cours d’une leçon. Parents et
amis ne manquaient pas d’être présents pour
admirer et applaudir, même si le talent des
combattants ne justifiait pas toujours
l’admiration et les applaudissements. De
toute façon, tout le monde était content : les
acteurs qui, pendant le cours d’une soirée se
sentaient au centre de la fête, les spectateurs
dont le cœur avait vibré pour leurs parents et
amis qui se faisaient face les armes à la
main, le Maître, qui était récompensé par
une publicité bien agréable. Les journaux
donnaient un compte rendu de ces
« académies d’armes », comme on les
appelait, par un article plus ou moins
élogieux selon les rapports plus ou moins
étroits que le Maître entretenait avec la
presse. À vrai dire, c’était une époque
pendant laquelle existait une certaine
complicité entre les maîtres d’armes et le
quatrième pouvoir. En effet, nombreux
étaient les journalistes qui avaient recours à
l’art d’un maître pour se préparer à un duel,
même si souvent les différents finissaient
par s’arranger. D’ailleurs, dans la plupart
des cas, même quand les adversaires
descendaient sur le terrain, le sang versé
justifiait à peine l’épithète « meurtrier » qui
définissait le caractère de la rencontre.
La presse, donc, nous vint en aide parce que
les journaux rapportaient qu’à la S.S. Lazio
s’était déroulée l’académie d’armes des
élèves du Maître INNORTA, membre bien
connu du corps enseignant de la Scuola
Magistrale Militare di Scherma (École
magistrale militaire d’escrime) de la
Farnesina. La S.S. Lazio avait son siège au
début de la via Veneto dans des locaux qui,
je crois, faisaient partie du Convento dei
Cappuccini, car le palais Coppedé n’était
pas encore bâti. Je n’ai jamais fréquenté
cette salle parce que, pendant l’été, la
société avait déménagé, peut-être à cause du
nouvel aménagement de la via Veneto. Elle
s’établit via S. Stefano del Cacco, auprès
d’un autre cercle : le Cercle Savoia. Dont
l’activité principale était un petit théâtre de
comédiens amateurs.
Même dans ce nouveau siège, la S.S. Lazio
ne resta pas longtemps et l’école d’escrime
continua sous l’étiquette du Circolo Savoia.
Le parterre du théâtre servait de salle
d’armes : pendant la semaine, les fauteuils
étaient mis de côté et les escrimeurs
disposaient du parterre dans sa totalité.
Même s’il s’agissait d’un petit théâtre, cela
donnait une salle assez grande avec un haut
plafond, bien différente des caves
normalement utilisées à cet effet. Les
services étaient réduit au minimum : un petit
vestiaire, des toilettes avec un lavabo
minuscule pourvu d’eau froide abondante ;
évidemment, pas de chauffage. Qui aurait, je
ne dit pas osé, mais seulement pensé à se
plaindre ? Pour nous, c’était très bien.
Quand, pendant l’hiver, il fallait s’habiller
d(une tenue humide et glacée, le seul remède
était de courir sur la piste et de se réchauffer
à la chaleur naturelle. Nous avions des
habitudes spartiates sans le savoir.
Je commençais à participer à des
compétitions et à connaître de jeunes
escrimeurs élèves d’autres maîtres. Avec
particulièrement l’un d’eux s’établit une
amitié qui dure encore et s’est même
renforcée avec le temps. Enzo MUSUMECIGRECO est le neveu de deux figures
exceptionnelles de l’escrime italienne : les
deux frères GRECO. Agesilao, le plus âgé,
était, comme je l’ai déjà dit, une figure
presque mythique. Aurelio, le cadet, maître
et tireur de première force, n’était pas
également connu du grand public, aussi du
fait même, très probablement, qu’il ne
soignait pas, comme son frère aîné, ce que
l’on appelle aujourd’hui les « publics
relations ». Mon ami Enzo était l’élève
préféré du « zio Aurelio » (ainsi que nous
l’appelions entre nous) qui avait soigné la
formation technique avec des résultats
extrêmement brillants. Moi, je n’étais pas un
escrimeur de son niveau, mais j’avais un jeu
correct et efficace. Nos rencontre étaient de
bonne qualité et agréables à regarder et, pour
cette raison, j’étais souvent invité à tirer
dans la salle d’armes du Maître Aurelio
GRECO via del Seminario et même à des
exhibitions en rencontrant Enzo à l’occasion
des habituelles académies de fin d’année.
La salle d’armes d’Aurelio GRECO était
aménagée selon le goût du début du siècle.
Elle était, et elle est toujours, situé au centre
de Rome, à deux pas du Panthéon, dans une
maison dont les origines remontent à
quelques siècles. Cette salle, pas très grande,
était décorée d’armes anciennes d’époques
différentes, de photos et diplômes du
Maître ; d’un côté, face à la porte d’entrée,
entre deux fenêtres, la statue d’un athlète.
Les dimensions de la salle ne permettaient
qu’à deux couples d’escrimeurs de tirer en
même temps. Quand les deux pistes étaient
occupées, il ne restait à la disposition des
spectateurs qu’un minimum d’espace. Aux
escrimeurs d’aujourd’hui, cela peut paraître
sans aucun doute une absurdité. Toutefois, il
faut se référer à l’escrime d’une époque où
l’on enseignait que le terrain perdu doit être
reconquis par le fer. Même la largeur des
pistes, la moitié de celle que prévoit le
règlement en vigueur aujourd’hui, ne
constituait pas un obstacle au bon
déroulement des rencontres. Les écarts
latéraux et les attaques en flèche étaient
pratiquement exclus. Aucune norme du
règlement n’empêchait de les exécuter, mais
ils étaient considérés comme « inélégants »
et tout escrimeurs jaloux de sa propre
réputation
s’efforçait
comportement élégant.
d’avoir
un
En parlant de la flèche, il me revient à
l’esprit un épisode lié à l’élégance du
comportement. La Maître INNORTA était
l’ami du Maître ANGELILLO qui avait sa
salle dans le gymnase du cercle sportif
Audace, via Frangipane, une rue parallèle à
la via Cavour. Dans cette salle s’entraînaient
des athlètes de grande renommée, entre
autres, le grand – et non seulement par la
taille de plus de deux mètres – Giulio
GAUDINI, connu dans le monde entier pour
ses succès, aussi bien au fleuret qu’au sabre,
dans les épreuves internationales les plus
importantes. Il n’avait rien du champion
orgueilleux de sa propre renommée et ne
dédaignait pas de croiser le fer avec un jeune
débutant. >Parfois, à ma grande joie, il
m’invitait à tirer avec lui en me disant :
« viens
faire
quelques
touches,
‘fringuelletto’ ». Il s’agissait vraiment, aussi
bien pour la taille que pour l’abîme
d’habileté qui nous séparait, de la bataille
entre un rapace et un pinson. Vous pouvez
bien imaginer mon bonheur en rencontrant
un tel champion. Je dois vous avouer que je
ne perdais pas l’occasion, en parlant avec
parents et amis, de laisser tomber dans la
conversation « hier, j’ai tiré avec
GAUDINI » en affectant, évidemment, une
certaine désinvolture. Dans la salle, il y avait
un autre très bon escrimeur, pas de la force
de GAUDINI, mais également d’un niveau
international élevé, le sabreur Giulio
SARROCCHI. L’escrime au sabre était, en
ce temps-là, le royaume des artistes de la
parade.
Parades,
contre-parades
et
deuxièmes intentions étaient le pain
quotidien des sabreurs. Les attaques en
marchant et la vitesse d’exécution
n’empêchaient pas d’aller à la contre-parade
si la surprise échouait et si l’adversaire,
après avoir paré, menaçait de toucher en
ripostant. Ceci présupposait une grande
maîtrise des mouvements pour se trouver
toujours dans la mesure correcte. Toutefois,
on commençait à pratiquer la flèche, qui
consiste à porter le pied gauche devant le
droit en exécutant une espèce de saut qui
raccourcit les distances et permet d’atteindre
une vitesse autrement impossible. En
exécutant la flèche, le corps est déséquilibré
vers l’avant, ce qui entraîne deux
conséquence qui, à cette époque, si on ne les
détestait pas vraiment, n’étaient guère
appréciées. L’élan est tel que, très
difficilement, en cas d’insuccès, l’attaquant
est en condition de contre-parer la riposte
adverse. Chose qui, selon les canons
techniques de l’époque, il aurait fallu
pouvoir faire. La seconde conséquence était
que, du fait de l’élan et de la vitesse que l’on
pouvait atteindre, l’attaquant risquait de
bousculait l’adversaire : comportement qui
était loin de correspondre à l’élégance
recherchée. SARROCHI avait été attiré par
la vitesse que la flèche permettait d’atteindre
et, de temps à autre, quand l’occasion se
présentait, il l’exécutait. Toutefois, il mettait
un soin particulier à éviter de bousculer
l’adversaire et souvent, après avoir terminé
l’action, il disait : « Tu vois, je suis passé
sans même t’effleurer ». D’une certaine
façon, tout en s’excusant d’avoir exécuté
une action peu orthodoxe, il tenait à
souligner qu’il avait été capable de la porter
à terme d’une façon élégante.
Plus
tard,
j’ai
fréquenté,
assez
régulièrement, la salle d’Agesilao GRECO,
qui n’était plus aussi « princière » que lors
de ma première visite. La nouvelle salle se
trouvait dans un grand appartement via del
Collegio Capranica, 4 : un siège très digne
mais non pas somptueux comme celui de
Palazzo Fiano. Pas de salon de grandes
dimensions, mais une suite de pièces comme
cela était fréquent dans l’appartement d’une
famille de la riche bourgeoisie du siècle
passé. Le Maître GRECO, fidèle à l’aspect
mondain qui l’avait toujours distingué, avait
fait paraître dans les journaux une invitation
à tous les escrimeurs pour le vendredi de
chaque semaine. Avec mon ami Enzo, je
commençais à fréquenter les vendredis du
« zio Agesilao ». Le Maître faisait les choses
en grand seigneur. Il attendait ses hôtes dans
la salle proche de l’entrée et, après les avoir
salué, il leur indiquait le vestiaire. Quand on
revenait en tenue d’escrimeur, il nous
demandait quelle arme nous pratiquions. Et,
ainsi qu’une maîtresse de maison au cours
d’une réception, présentait ses hôtes l’un à
l’autre et cherchait à former des groupes où
la conversation puisse se dérouler d’une
façon harmonieuse ; il cherchait à trouver
pour chacun l’adversaire approprié afin
d’assurer un certain équilibre des forces.
Cette tâche remplie et après avoir dirigé les
couples d’escrimeurs vers les pistes
disponibles, il commençait à se déplacer
d’une salle à l’autre en s’arrêtant quelques
instants à côté de chaque piste pour observer
d’un œil critique le déroulement des
rencontres. Au terme des assauts, il adressait
aux escrimeurs quelques remarques toujours
très pertinentes, on peut bien s’en douter, en
évitant soigneusement de paraître critiquer
le maître dont l’escrimeur était l’élève. Au
vu des résultats des premières rencontres, il
en organisait de nouvelles en essayant de
donner à chacun un adversaire capable
d’assurer un meilleur équilibre des forces. À
la fin de la soirée, un garçon en veste et
gants blancs nous attendait dans le vestiaire
avec un plateau de verres de vermouth. Ce
n’était pas une réception luxueuse, mais
certainement une façon très accomplie de
traiter ses invités. Au moment de partir,
après les remerciements et les salutations
d’usage, la Maître nous demandait si la
semaine suivante nous pourrions être à
nouveau ses hôtes. Peut-être au siècle passé
la formule était-elle courante ? je l’ignore.
De mon temps, la chose était plus unique
que rare et d’ailleurs les invitations
d’Agesilao GRECO n’ont duré que quelques
années. Les vicissitudes de notre temps nous
ont apporté bien d’autres soucis.
En suivant avec affection le Maître
INNORTA, j’ai fréquenté successivement
plusieurs autres salles. La première a été
celle du Circolo della Stampa (cercle de la
Presse) qui me donna l’occasion d’entrer
dans le monde, inconnu de moi, des
journalistes qui pratiquaient le duel.
Parmi les escrimeurs qui fréquentaient la
salle, plusieurs avaient eu une expérience
dans ce domaine. Dans la plupart des cas, il
s’agissait de duels qui se terminaient par une
égratignures. Quelques gouttes de sang et
l’offense était lavée. Même s’il s’agissait du
sang de l’offensé ; celui-ci avait donné le
témoignage de son courage viril en faisant
face à la pointe de son adversaire et cela
suffisait. D’ailleurs, les organisateurs, les
témoins et surtout le directeur du combat
cherchaient par tous les moyens à éviter une
conclusion tragique.
Dans la salle d’armes du Maître INNORTA,
venait de temps en temps un officier à la
retraite, je crois, fameux pour avoir dirigé
d’innombrables
duels :
le
colonel
ALBERTINI. Petit, trapu, larges d’épaules,
sans cou : dans l’ensemble, un personnage
qui n’aurait pas attiré l’attention si ce n’était
par son regard très vif. Il avait la renommée,
bien méritée m’assurait-on, d’être capable
d’intervenir avec un remarquable à propos et
une vitesse d’exécution digne de l’escrimeur
chevronné qu’il était, pour arrêter une action
qui risquait de transformer un rite
chevaleresque en une rencontre mortelle. La
chose n’était pas si facile qu’on pourrait le
croire, car il fallait sauver les apparences et
enlever à l’intervention du directeur tout
aspect arbitraire. Le colonel savait toujours
trouver un motif légitime : par exemple, une
arme avait touché le terrain, il fallait la
désinfecter. C’était un artiste et tout le
monde en était satisfait. À vrai dire, les
duellistes, dans leur for intérieur, n’avaient
aucune intention de tuer ou de rester sur le
terrain. Les témoins et les médecins ne
désiraient pas non plus être mêlés à une
affaire qui se serait mal terminée.
Les maître d’armes les plus renommés
réalisaient de bons bénéfices en préparant
les candidats au duel, très souvent des
personnes qui n’avaient pas la moindre
notion d’escrime. L’habilité du maître
consistait à les préparer à une attitude
exclusivement défensive qui, dans les duels
à l’épée, alors les plus fréquents, permettait
aux duellistes les plus ignorants de l’art des
armes, de faire face honorablement et,
pourquoi pas, de blesser l’adversaire. Les
candidats au duel venaient dans la salle le
soir après le départ des élèves. Parfois, il
s’agissait de personnages en vue dans le
monde politique ou des affaires, qui
désiraient ne pas être reconnus. J’étais un
des élèves préférés de mon Maître et le soir,
je quittais la salle parmi les derniers. Quand
un de ces mystérieux personnages était
attendu, le Maître me disait qu’il désirait
rester seul pour recevoir une visite. Son
sourire malicieux me précisait, sans rien
dire, de quoi il s’agissait. La discrétion était
sauve et l’affectueuse amitié qui nous liait
l’était de même.
La salle d’armes du Circolo della Stampa
déménagea plusieurs fois. Du Palazzo
Wedekin à Piazza Colonna, elle passa dans
le bâtiment de la Sala Stampa à Piazza San
Silvestro situé au-dessus des bureaux du
télégraphe, bâtiment aujourd’hui démoli. Il
s’agissait d’un endroit très commode pour
les journalistes ; ils pouvaient rester à tirer
jusqu’au moment où un huissier instruit à
propos venait les informer que leur propre
journal était en ligne pour le rendez-vous
téléphonique du soir.
Quelque années plus tard, la Maître
INNORTA devint l’instructeur du Circolo
dei Magistrati (Cercle des magistrats) sis
auprès du ministero di Grazia e Giustizia. Je
le suivis dans la nouvelle salle, mais de
temps à autre, je ne manquais pas d’aller
faire quelques touches avec mes amis les
journalistes qui, entre temps, avaient de
nouveau déménagé à Palazzo Marignoli.
Mais d’autres événements étaient en train de
mûrir : le rappel sous les armes ; la guerre en
Éthiopie allait ouvrir une longue parenthèse
dans mon activité d’escrimeur. D’autres
guerres nous attendaient et c’est seulement
bien des années après la fin du dernier
conflit mondial que je repris l’exercice des
armes. Désormais, plus de compétitions :
seul le plaisir de l’exercice et la satisfaction
de mettre « une belle touche ». Aujourd’hui
encore, à mon âge plus que mûr, je continue
à pratiquer ce sport qui, entre autre, me
permet de mesurer ma résistance physique.
Le jour où je serai obligé de m’arrêter
signifiera qu’approche l’heure de rendre les
derniers comptes.
Luigi MANCINI
Septembre 1986