BERNARD LOISEAU

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BERNARD LOISEAU
BERNARD LOISEAU
Une vie militante
© L’Harmattan, 2010
5-7, rue de l’Ecole polytechnique, 75005 Paris
http://www.librairieharmattan.com
[email protected]
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ISBN : 978-2-296-13803-2
EAN : 9782296138032
Paul Vannier
BERNARD LOISEAU
Une vie militante
Préface de Jacques Chérèque
L’Harmattan
Du même auteur
Pénélope ou Le hussard démonté, Mon Village, 1988
De Bourgogne, un inventaire des fiertés, I.C.I., 1993
Le Guide du Charolais et du Brionnais, La Manufacture,
1994
Le Jardin de Lodi, Horvath, 1996
Au pays du miel, Flammarion, 1998
L’Abécédaire du miel, Flammarion, 1998
L’Agenda de la femme 2002, Hazan, 2001
L’abécédaire du foie gras, Flammarion, 2002
Un si bel été, L’Harmattan, 2008
Les roses de Tighérine, L’Harmattan, 2009
Notules pour les temps qui courent, L’Harmattan, 2009
En collaboration
Limousines, La Manufacture, 1986
Le Grand Livre des fruits et légumes, La Manufacture,
1996
Le Charolais, La Manufacture, 1996
L’Abécédaire de Citeaux et du monde cistercien, Ancr/
Flammarion, 1998
L’Abécédaire de l’Ecole de la France, Ancr/Flammarion,
1998
Sur des chemins de traverse, interviews de Paul Bernardin,
L’Harmattan, 2007
A Simonne Loiseau,
A ses enfants,
petits-enfants
et arrière-petits-enfants
Cet ouvrage a été réalisé à l’initiative
de Jean Limonet
avec la collaboration
de Gérard Godot
et s’inscrit dans la démarche conduite par
l’ Association Bourguignonne des Amis du Maitron
(ABAM)
Sur le Maitron et l’ABAM, voir la notice en fin de volume
Avertissement
Une précision pour lever toute ambiguïté : le Bernard
Loiseau dont il va être question dans les pages qui suivent
n’est pas le célèbre et prestigieux chef cuisinier, propriétaire
du restaurant La Côte d’Or, à Saulieu, tragiquement et trop
tôt disparu en février 2003. Mais de son homonyme, sans
lien de parenté avec lui, qui est né et a vécu toute sa vie au
Creusot.
On ne parlera donc, dans les pages qui suivent, ni de
recettes, ni de “toques”, ni d’“étoiles au Michelin”. Mais
d’un homme qu’on pourrait qualifier d’ordinaire, si l’on
n’observait que son comportement et sa manière de vivre,
mais dont le parcours, en revanche, n’a rien d’ordinaire.
Plutôt qu’une biographie, ce qui suit se veut l’évocation d’une “vie militante”, d’un parcours qui ne saurait se
comprendre sans le rappel du contexte familial, local,
régional et national dans lequel il s’est inscrit. Ni sans faire
référence aux bouleversements économiques et sociaux qui
ont marqué la seconde moitié du vingtième siècle en France
et qui ont affecté plus particulièrement l’histoire industrielle
du Creusot.
Bernard Loiseau,
un grand bonhomme
Au cœur de son adolescence, Bernard Loiseau a été
confronté, durement, à l’injustice. Injustice à son égard :
bien qu’ayant satisfait à l’examen qui lui ouvrait l’école
spéciale des Schneider, il se voit basculé vers un CAP de
tourneur qui sera d’ailleurs sa fierté et sa vraie marque de
fabrique. Cette injustice, il la ressent doublement puisqu’il
comprend qu’elle pénalise aussi l’action de son père qui a
osé tenter, précédemment, une coopérative et qui a adhéré à
la CFTC de Chalon.
Crime de lèse-majesté que paient le père et le fils.
C’est le point de départ du combat de toute sa vie,
« de mon combat pour la justice face au patronat et, plus tard,
face à la hiérarchie de l’Eglise et ses liens avec le patronat »
dira-t-il plus tard.
De cet évènement a découlé aussi son adhésion à la
JOC dont on ne dira jamais assez combien elle a façonné,
comme lui, des militants ouvriers. « La JOC fut l’école du
peuple » (regards d’historiens).
N’oublions pas que l’entrée de Bernard dans la vie
adulte s’est faite dans le contexte de l’occupation nazie, de
la Résistance et de la Libération, époque particulière pour
faire naître et consolider, à l’image de son père, dans la
conscience de Bernard, une foi et des valeurs qui lui
serviront de repères inébranlables dans toute son action.
De cette exceptionnelle entrée en matière est né un
engagement syndical qui le portera à toutes sortes de
responsabilités du local au national, jusqu’à l’international.
Il les assumera pleinement sans jamais sacrifier à l’ambition
personnelle : « Bernard Loiseau n’a jamais été un carriériste »
dit de lui un de ses collègues.
Evidemment, en premier lieu, le terrain d’action de
Bernard Loiseau a été celui du Creusot et de l’entreprise
Schneider, dont l’histoire s’inscrit dans celle des maîtres de
forge, dans celle de la ville et de ses luttes ouvrières.
Paul Vannier stigmatise dans cet ouvrage cette histoire
que je ne peux m’empêcher de relier à celle de ces potentats
industriels comme les de Wendel en Lorraine, et ailleurs.
C’est à partir de cette vie industrielle, commune aux
entreprises métallurgiques et sidérurgiques, que « métallos »
de la CFTC, qui deviendra CFDT, nos chemins se rencontreront. Bien que d’origine et de parcours différents, c’est le
contexte de la guerre d’Algérie, les idéaux de laïcité, les
valeurs d’altruisme et le charisme d’un Eugène Descamps
qui m’ont fait adhérer à la CFTC, CFDT.
Mon premier congrès syndical a été celui de la déconfessionnalisation en 1964. Il m’a conduit, de ce fait, à
devenir, moi aussi, un permanent de la FGM (Fédération
Générale des Métaux) si chère à Jean Maire. Jean Maire,
qui, succédant à Descamps, sollicite Bernard et fait de lui un
des piliers régionaux de cette FGM qui deviendra la grande
fédération de ces années-là.
Le début de cette période a marqué la longue mutation des industries de base et les premiers craquements
d’une organisation industrielle fondée sur le gigantisme et le
paternalisme qui exigeait un changement auquel le patronat
a longtemps cherché à échapper.
Mais c’est aussi, en même temps, de la modification de
la composition de la classe ouvrière qu’il s’agit. L’expansion
des industries de consommation génère l’arrivée des
ouvrières à la chaîne, comme chez SEB ou Moulinex, et à
l’autre bout du spectre ouvrier, l’irruption des techniciens et
des ingénieurs comme chez Thomson, Dassault ou dans le
nucléaire.
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Le mérite de Jean Maire est d’avoir ressenti ces
changements, de les avoir organisés dans une fédération
d’industries qui regroupe, dans un syndicalisme unique,
toutes les catégories professionnelles de la métallurgie. La
Fédération Générale de la Métallurgie se structure par
branches nationales qui s’appuient sur des Unions Métaux
Régionales.
Bernard Loiseau a été un des artisans passionnés de
cette intelligente et pertinente organisation
Ainsi, la question du changement et de sa gestion
demeure un problème redoutable, toujours d’actualité, car
elle pose, au-delà des revendications habituelles, la nécessaire vision du long terme.
Quelle stratégie pour conjuguer, à la fois, l’économique et le social ?
Mais, en tentant d’y répondre, le syndicat fait irruption dans le politique.
C’est pourquoi Bernard Loiseau, comme beaucoup
d’entre nous à la CFDT, a cherché à dépasser, dans les
conflits, leur dimension habituelle pour y inscrire les
questions de la société. 1968 a été l’occasion d’imposer la
revendication “qualitative”, comme la reconnaissance de la
section syndicale dans l’entreprise, aux côtés de la substantielle augmentation du SMIC.
Les années qui ont suivi ont été exaltantes. En 1971,
j’ai l’immense opportunité de devenir le Secrétaire Général
de la FGM, au congrès de Dijon (ville de ma naissance)
dont Bernard est le pivot irremplaçable. La FGM va devenir
la colonne vertébrale de la CFDT, dont Edmond Maire est
le prestigieux leader. Des grands chantiers vont s’ouvrir qui
iront de l’animation de luttes fameuses, comme LIP, à
l’engagement international au sein de la grande Fédération
Internationale, la FIOM. Membre de la commission exécutive, Bernard est de toutes ces aventures, solide, expé13
rimenté et imaginatif. Il propose, il impulse et prend une
part décisive de la dynamique de la FGM.
Cependant, l’ombre de la politique plane sur le
mouvement social.
Un nouveau parti socialiste vient de naître à Epinay
avec François Mitterrand. La pompe aspirante commence à
fonctionner : pour être crédible, le parti doit compter dans
ses rangs d’authentiques ouvriers. Bernard Loiseau et
Camille Dufour, « le frère jumeau, l’inséparable compère,
l’alter ego », y adhèrent On connaît la suite logique, la
conquête du Conseil Général puis de la mairie, par Camille,
associé à Bernard, formidable odyssée mais aussi, rupture de
parcours.
Pour l’avoir moi-même expérimenté, je ne cesse
cependant de m’interroger sur les champs respectifs du
syndical et du politique.
Comment intervenir sans confusion ni subordination ?
Comment le syndicat peut-il être indépendant et
cependant politiquement efficace ? Stratégie complexe, qui
demande aux acteurs beaucoup de perspicacité et de
discernement.
D’autre part, comment ne pas pointer du doigt
l’utilisation excessive que font les partis de tant de militants
de base qui n’ont jamais ou rarement accédé à des responsabilités de haut niveau ? C’est peut-être pour cela, que ces
“orphelins de la politique”, dont parle Jacques Delors,
existent de moins en moins.
A cet égard, Bernard Loiseau a fait un parcours
politique exemplaire, car il a su gérer, à sa manière totalement désintéressée, ce rôle de second ou de suppléant que
lui a laissé parfois la pratique partisane.
Devenu inopinément député, il marquera son séjour à
l’Assemblée Nationale par son à propos et par sa particularité ouvrière.
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Dans ses responsabilités politiques, il a été confronté,
de plain pied, au dépôt de bilan de la Société Creusot Loire,
à son effondrement et à la gestion de ses conséquences
sociales, économiques et territoriales. Ce fut pour lui une
vraie tragédie. Il saura toujours conjuguer la nécessaire
implication concrète dans le traitement des problèmes
immédiats avec la recherche de solutions durables. Son
objectif central a toujours été l’emploi.
Cette bataille a été celle de cette décennie qui a vu
comme au Creusot, la sidérurgie, le ferroviaire ou la navale
subir des restructurations parfois sauvages.
Mais peut-être son champ d’action privilégié a-t-il été
finalement celui de la Mission Locale ? Sa rencontre avec
l’extraordinaire Bertrand Schwartz est un moment fort de la
vie sociale et politique, qui voit l’harmonie totale entre deux
personnalités aux parcours différents, réunis par une obsession commune : l’Avenir des jeunes.
J’ai eu l’immense privilège de bénéficier du soutien
actif de Bertrand Schwartz, en Lorraine. Un peu plus tard,
devenu à mon tour président de la Mission Locale de
Pompey, en Meurthe et Moselle, j’ai retrouvé Bernard, dont
l’expérience et l’autorité pesaient fort au sein du Conseil
National des Missions Locales.
Des hommes comme Bernard Loiseau et Bertrand
Schwarz ont accumulé, en faveur des besoins de tous les
jeunes, un précieux et inaltérable patrimoine d’expérimentations et de propositions, que les exigences des temps
présents imposeraient d’exploiter sans tarder.
Mais est-il encore temps ?
Oui, si l’on s’appuie sur la leçon d’opiniâtreté que
nous a léguée Bernard Loiseau, car c’était “un grand
Bonhomme”.
Jacques Chérèque
Ancien ministre
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DEUX OMBRES DANS LA NUIT…
Une ville de province.
Extérieur. Nuit.
Ce pourrait être la première séquence d’un film en
noir et blanc. Néo-réaliste. A la manière de Rome, ville
ouverte, ou du Voleur de bicyclette1 qu’on pourra voir plus
tard sur les écrans.
Deux hommes, un père et son fils, marchent dans une
rue du Creusot. Il fait déjà bien sombre, en cette fin de
soirée brumeuse de l’automne 1944.
Les deux silhouettes avancent lentement au milieu de
la chaussée, le long des façades éventrées, ici et là, des
toitures effondrées, des pans de murs à demi écroulés
supportant des planchers de guingois en équilibre, des
galandages ébréchés d’où pendent des lambeaux de papiers
peints, rappelant que là, il y avait une chambre, là, une salle
à manger… Les trottoirs, de loin en loin, sont encore
encombrés de gravats, d’où montent des odeurs de plâtre
humide, de suie, de fumée froide… Il y a un plus d’un an
maintenant qu’un bombardement, le deuxième, a détruit
une partie de la ville, causant de nombreuses victimes,
provoquant d’importants dégâts. C’était dans la nuit du 20
juin 1943…
Un peu plus d’un mois après l’arrivée des troupes
alliées dans la ville, le 7 septembre dernier, les plaies sont
toujours là, béantes, la reconstruction des immeubles
détruits n’a pas encore commencé… Des ampoules nues,
suspendues aux fils qui pendent entre des poteaux penchés,
répandent sur ces ruines calcinées, ces tas de pierres
1
Rome, ville ouverte sera réalisé par Roberto Rossellini en 1945, et Le
Voleur de bicyclette, par Vittorio De Sica en 1948.
roussies, une lumière blafarde. Tout à l’heure, la rue risque
d’être plongée dans l’obscurité : les coupures de courant
sont fréquentes dans ces premiers mois qui suivent la
Libération.
Les deux hommes marchent à pas lents. Ils se dirigent
vers la rue Maréchal Foch. C’est là, dans l’arrière-salle d’un
bistrot, que doit se tenir une importante réunion. Ce n’est
pas une réunion secrète, non ! Et nos deux marcheurs de
l’ombre ne sont pas des conspirateurs. Mais, au Creusot,
que des employés de L’Usine osent se réunir à l’insu de la
Direction, prend encore, à cette époque, des allures de
conspiration. Il faut souhaiter qu’aucun mouchard ne soit
là, préparant son rapport… Mais les temps ont changé : il y
a eu la guerre, l’Occupation, la Résistance. Et les maîtres
d’hier, qui n’étaient pas toujours ni tous du bon côté durant
ces années troubles, semblent avoir perdu de leur
arrogance…
- Monsieur Charles a dit qu’il était d’accord pour recevoir
les syndicats et travailler avec eux…
- Ouais… je demande à voir… Avec les Schneider !…
- Si Edouard nous a convoqués…
Edouard, c’est Edouard Morin, un ingénieur, un ami
de longue date, militant politique et syndicaliste de l’entre
deux guerres, Résistant de la première heure : dès le mois
d’août 1940, il avait eu le courage de faire paraître une
feuille clandestine ronéotée… Ce qui lui vaut, aujourd’hui,
de siéger dans le tout récent Comité de Libération de la ville
de Montchanin.
A nouveau le silence, seulement troublé par le
crissement des pas sur les débris de briques noircies.
Chacun se plonge dans ses propres souvenirs. Henri
Loiseau, le père, se rappelle… C’était il y a presque vingt
ans, en 1925. Dans l’impossibilité de créer une section
syndicale à l’intérieur de L’Usine, il avait eu l’idée, avec
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Henri Décréau, un camarade, et sur les conseils d’Edouard
Morin, justement, de créer, pour contourner l’interdiction,
une coopérative, une sorte d’amicale du personnel, bref !
quelque chose qui aurait pu ressembler à un semblant
d’embryon de section syndicale. Le lendemain du jour où
les statuts de cette association avaient été déposés à la
mairie, la Direction avait convoqué illico les deux francstireurs : pas de ça chez nous! Et il avait fallu céder… Etre
renvoyé de l’usine, c’était alors le chômage assuré, et pour
longtemps : aucun patron de la région n’aurait pris le risque
de déplaire à la toute puissante famille Schneider.
Le jeune homme, Bernard, se rappelle, lui, ce jour
d’octobre 1940, il y a tout juste quatre ans, où, alors que la
place qu’il avait obtenue au concours lui en donnait l’accès,
il s’est vu refuser l’entrée en classe de Seconde Spéciale de
la prestigieuse Ecole Schneider, justement parce que son
père, vingt ans plus tôt…
De la rue de l’Yser où se trouve la maison des Loiseau,
jusqu’à la rue Maréchal Foch, le trajet n’est pas long. Voici
le café, sa devanture voilée d’un rideau de filet… Sur les
vitres, des traces de peinture bleue, qui rappellent les
mesures de camouflage prises dans le cadre de la Défense
passive, au moment de la déclaration de guerre en 1939.
- La Défense passive, c’est bien fini, murmure le jeune
homme.
- Heureusement !...
Un tout petit instant d’hésitation… Plus de cinquante
ans plus tard, Bernard se rappellera : « Nous nous sommes
rendus à cette réunion avec une certaine prudence… »
Henri et Bernard Loiseau connaissent le but de cette
réunion : il s’agit, tout simplement — et l’enjeu et le risque
sont de taille au Creusot ! — de constituer une section
syndicale CFTC…
Les deux hommes poussent la porte…
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Fondu au noir. Fin de la séquence.
Flash-back. Retour sur le début des années quarante.
Gros plan sur le sigle J.O.C.
Mais nous ne sommes plus au cinéma…
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