N° 11 Biagioli Nicole

Transcription

N° 11 Biagioli Nicole
Actes du Colloque international francophone « Expérience 2012 »
Expérience et Professionnalisation dans les champs de la formation, de l’éducation et
du travail ; état des lieux et nouveaux enjeux – Lille (France)
26, 27, 28 septembre 2012
« Echange compétences contre savoirs »: les stratégies
argumentatives dans les dossiers de demande de VAE
des Métiers de l’enseignement
Nicole BIAGIOLI, I3DL (EA 6308) Université de Nice-Sophia Antipolis.
Résumé
Alors que les travaux sur le récit de vie professionnel ont déjà largement mis en
valeur le rôle particulier de la mémoire et du récit dans la constitution de
l’expérience, le dossier de demande de VAE éclaire un autre aspect de la mémoire
professionnelle : son fonctionnement interlocutif, lorsqu’elle ne doit plus seulement
fournir une lecture du parcours antérieur mais des arguments et des preuves au
service de la demande de validation. Nous faisons l’hypothèse que la réussite de la
demande tient autant et sinon plus à l’intériorisation du point de vue de l’instance
validante qu’à l’extériorisation du point de vue du candidat sur son parcours. Nous
essayons de montrer quelles conditions discursives, culturelles et anthropologiques
doivent être réunies pour que le dialogue avec l’instance validante aboutisse. Nous
insistons sur :
- la capacité à prendre conscience de son expérience et à l’interpréter : condition
mise en avant par Pastré (2010) pour expliquer l’inégalité devant la capitalisation de
l’expérience définie comme le passage de l’idem (accumulation des faits) à l’ipse
(intégration des faits dans le façonnement de la personnalité) ;
- l’effort consenti dans la préparation du dossier pour comprendre l’architecture et
les objectifs du diplôme ambitionné et leur rapporter le parcours académique et
autodidaxique ;
- les croisements entre le point de vue du candidat et celui de l’institution, dont le
nombre et la nature influent sur l’évaluation par le jury de l’expertise scientifique et
professionnelle du candidat, grâce à « l’effet point de vue » construit par le texte
(Rabatel 1998, qui permet d’accéder à la source de l’interprétation de l’objet
représenté par les éléments linguistiques (syntaxe) et/ou sémantiques (inférences) ;
-l’actualisation dans le discours des controverses professionnelles autour de
situations professionnelles (Clot, 2008) permettant le positionnement réciproque
des acteurs et facilitant la reconnaissance ou la disqualification de l’identité
professionnelle.
Mots clés
expérience - métiers de l’enseignement et de la formation – identité professionnelle argumentation – émotion - point de vue.
.
Introduction : Mastérisation et
Professionnalisation des concours d’enseignement
La mastérisation des préparations aux concours d’enseignement en France
en 2009 a entraîné une uniformisation du champ professionnel de l’enseignement1.
La décision de faire du diplôme universitaire le prérequis à la validation du
concours a été interprétée diversement : atteinte au statut de fonctionnaire des
enseignants, création d’un vivier de vacataires, etc. Elle a en tout cas contribué à la
démocratisation interne d’une profession qui a toujours été sensible aux différences
de statut entre les titulaires des concours et les autres, candidats malheureux ou
enseignants de spécialités non labellisées par des concours comme la didactique du
Français Langue Étrangère et Seconde (désormais FLES). Cette réforme marque un
tournant dans la formation et le recrutement des enseignants qui passe d’une
logique de certification des connaissances sur le modèle français, à une logique de
qualification des compétences sur le modèle anglo-saxon. Autre nouveauté : ce
changement de perspective est pris en charge par l’université, l’état employeur
l’ayant anticipé en publiant en 2010 un livret des dix compétences de l’enseignant2
et un livret des compétences de l’élève3. Le concours n’intervient donc plus qu’à
titre de levier de maîtrise pour l’état qui s’en sert pour adapter l’école aux évolutions
sociales et réguler le marché de l’emploi. La création en janvier 2013 au sein des
universités des ESPE (Écoles Supérieures du Professorat et de l’Éducation,) et d’un
master unique MEEF (Métiers de l’Enseignement, de l’Éducation et de la Formation)
comme diplôme national de référence pour la préparation aux métiers de
l’enseignement vient de mettre un point final au processus.
Parmi les conséquences de la réforme figure l’accroissement des demandes
de Validations des Acquis de l’Expérience (désormais VAE) chez les enseignants. Les
raisons en sont multiples : besoin de légitimation des titulaires face aux stagiaires
qu’ils accueillent dans leurs classes, nécessité pour les non titulaires d’assurer leur
employabilité. Elles se surajoutent à d’autres plus traditionnelles telle la
reconversion dans l’enseignement de candidats venant d’autres professions et de
mères souhaitant reprendre une activité professionnelle après avoir élevé leurs
enfants, ou l’évolution de carrière.
La présente étude analyse l’argumentaire de dossiers de demandes de VAE
1
2
3
La circulaire de la DGSIP du 23 décembre 2009 pour la mise en place des diplômes de
master ouverts aux étudiants se destinant aux métiers de l’enseignement stipule qu’il est
obligatoire d'obtenir un master 2 pour valider la réussite au concours et prétendre à un
poste de la fonction publique.
B. O. n° 29 du 22 juillet 2010 : Définition des compétences à acquérir par les professeurs,
documentalistes et conseillers principaux d’éducation pour l’exercice de leur métier.
B. O. n° 27 du 8 juillet 2010 : Mise en œuvre du livret personnel de l’élève.
2
pour l’obtention de masters d’enseignement déposés au cours de l’année
universitaire 2011-2012 auprès d’ASURE (Accueil et Service de l'Université pour les
Relations avec les Entreprises) service commun de l’Université de Nice-Sophia
Antipolis dédié à la formation professionnelle continue. Elle porte sur un
échantillon d’une vingtaine de dossiers concernant les CAPES de langues (italien,
espagnol, anglais), le CAPEPS (certificat d’aptitude au professorat d’éducation
physique et sportive), le CAPET d’éco-gestion, le concours de recrutement des
professeurs des écoles (CRPE), le diplôme d’intervention auprès d’élèves en
situation de handicap (ASH), et le master de didactique du FLES. Cette population
présente deux caractéristiques pertinentes pour notre étude. Elle a vécu le passage
du paradigme des savoirs à celui des compétences, ayant accompli ses études
quand le premier prévalait et se trouvant concernée maintenant par le second. Et la
maîtrise de la langue figure dans le référentiel de compétences associées à son
recrutement, au deuxième rang, juste après l’éthique professionnelle. On peut donc
s’attendre à des données conséquentes et diversifiées en matière d’argumentation,
mais aussi à un biais spécifique dans le processus de validation, la maîtrise de la
langue et du discours jouant comme un critère implicite mais déterminant de
sélection.
Les recherches sur le récit de vie professionnel ont déjà mis en valeur le rôle
particulier de la mémoire dans la constitution de l’expérience. Nous nous
intéressons ici à un autre aspect de la mémoire : sa mise au service de
l’argumentation lorsque le professionnel doit fournir des preuves non seulement de
ses compétences mais aussi de leur pertinence au regard du diplôme visé. Nous
faisons l’hypothèse que la réussite de la demande tient autant et sinon plus à
l’intériorisation du point de vue de l’instance validante qu’à l’extériorisation du
point de vue du candidat sur son parcours.
En effet, si l’argumentation se joue entre trois actants : le proposant,
l’opposant et le tiers (Plantin, 1996, p. 21), ceux-ci sont inégalement répartis dans
le processus de validation des acquis : le proposant est le demandeur, l’opposant et
le tiers étant représentés par le jury. Il importe donc que le candidat lorsqu’il
exprime de façon implicite ou explicite son point de vue, c’est-à-dire « son jugement
sur l’objet à travers sa référenciation » (Rabatel, 2008, p. 362), prenne en compte
les référenciations de ses interlocuteurs. Or il se trouve d’emblée défavorisé dans la
mesure où l’université est davantage familiarisée avec la description et l’évaluation
des savoirs qu’avec celles des compétences qui relèvent du monde de l’entreprise et
du travail et qui, même dans ce cadre, posent un problème de formulation aux
acteurs lorsqu’ils doivent en faire la preuve. Ceci rend encore plus difficile la
3
comparaison des savoirs et de compétences et leur mise en équivalence. Raison
pour laquelle le jury de VAE des masters est mixte, composé de professionnels
(enseignants en poste) et d’universitaires appartenant aux équipes pédagogiques
des masters.
Nous décrivons les stratégies argumentaires des candidats en suivant le plan
du dossier de validation:
1. présentation du projet et des motivations,
2. parcours professionnel et personnel,
3. expérience acquise au regard du diplôme visé.
L’argumentation dans la présentation des motivations et du projet
La phase de présentation semble à première vue extérieure à la démarche
argumentative.
Pourtant
c’est
à
ce
stade
que
s’ébauchent
les
stratégies
interlocutives. Les candidats y choisissent l’image qu’ils veulent donner d’eux. C’est
également la partie du dossier final qui présente le plus de risque de confusion avec
le dossier de pré-orientation qu’ils ont déposé dans la phase préliminaire de leur
candidature. Dans celui-ci, apport informatif et expression de soi sont nettement
séparés. Le premier consiste en un « inventaire »−selon les termes de la demande−
des diplômes, postes occupés et responsabilités exercées. Il est destiné à vérifier la
présence des connaissances et compétences requises pour l’exercice de la
profession d’enseignant. On y trouve surtout des phrases nominales, peu
d’axiologiques, des données chiffrées et pas de pronom de 1ère personne. En
revanche le complément d’information final (« veuillez indiquer ici toute autre
information utile à l’étude de votre dossier de pré-orientation ») permet au candidat
de parler de lui directement ( « Afin d’étayer mon dossier, je voudrais souligner que
j’ai été admissible au concours du CAPLP-CAB pour la session 2011 », Capet Ecogestion 13)4, de défendre la cohérence de son projet (« C’est pourquoi je présente ce
dossier à votre organisme afin de pouvoir poursuivre cette aventure humaine que je
partage chaque jour auprès de mes élèves que j’encadre depuis quatre ans », ibid.),
et d’exposer ses motivations (« Obtenir ce diplôme est un pas de plus vers
l’enseignement car il sera le gage de mes compétences universitaires requises pour
pouvoir prétendre aujourd’hui à enseigner dans l’éducation nationale », ibid.).
Mais le dossier que le candidat présente une fois franchi le cap de la préorientation réunit, lui, biographie et demande d’équivalence en un développement
unique. Là le jury5 attend du candidat qu’il sache se décentrer (« expérience
4
5
Les références mentionnent la discipline et le n°du dossier dans le corpus.
Les exemples suivants sont tirés d’un micro-corpus contenant les avis sur cinq pré-
4
professionnelle insuffisante qui ne semble pas permettre une réelle prise de
distance par rapport à sa pratique professionnelle », J2), réfléchir sur sa pratique
(« doit développer une réflexion sur sa pratique au-delà d’une simple description de
celle-ci », J1), et distinguer (« La référence à un rapport d’inspection n’est pas
pertinente dans le cadre du master »J1) tout en les articulant (« la candidate devra
manifester une certaine curiosité et connaissance des produits de la recherche en
éducation et les mettre en lien avec sa pratique professionnelle », J2), diplôme et
métier.
La formule « Retracez succinctement votre parcours scolaire, personnel,
professionnel » favorise l’émergence du soi comme structure autoreprésentative
multidimensionnelle, regroupant les diverses facettes sociales du sujet, tout en
laissant l’agencement de ces auto-représentations ou ‘self-schemas’ à la discrétion
du scripteur. Dans la demande de VAE, le récit de vie professionnel a deux
fonctions. L’une, tournée vers le candidat, est formatrice. Elle lui permet de revenir
sur son parcours et d’en découvrir la logique: « Je viens d’un parcours scolaire puis
universitaire à dominante scientifique. Je ne le savais pas encore à l’époque, mais
cette formation à marquer, forger, façonner mon savoir, et ce d’autant plus que j’y
étais sensible puisque je l’avais choisie. Lorsque j’ai été amené à travailler avec ce
public d’autiste, j’ai dû m’adapter à ce que je ne connaissais pas encore 6», (Prof
ASH 8). L’autre, tournée vers le jury, est explicative : « Le monde des autistes vient
complètement remettre à plat les stratégies d’enseignement. Loin de les rendre
obsolètes, au contraire, elles poussent l’enseignant à tirer parti de chacune d’elles,
non pas dans leur globalité, mais plus profondément, particulièrement dans leurs
détails » (ibid.). Le récit fait émerger l’expérience au sens que lui donne Pastré7, en
alternant l’exposé des événements (dont la remémoration forme ce que Pastré
appelle, à la suite de Ricoeur, l’identité idem) et le jugement sur le vécu (qui permet
son intégration dans la définition du soi, l’identité ipse8 de Ricoeur).
Dans une étude antérieure, nous avions établi que les récits de vie
professionnels d’enseignants stagiaires du second degré révélaient trois types de
trajectoires (Biagioli, 2011, p. 6), que l’on retrouve dans les parcours professionnels
des demandeurs de VAE:
6
7
8
dossiers de deux membres du jury (J1 et J2) de VAE du master Professorat des écoles.
Pour la raison énoncée supra, nous avons conservé l’orthographe des dossiers,
puisqu’elle fournit un élément d’information aux jurys et témoigne de la difficulté pour
les candidats à gérer simultanément tous les paramètres de l’écrit.
Quand il précise que « l’expérience c’est le vécu, mais un vécu qui a été trié, sélectionné
par un sujet », (Pastré, 2010, p. 50).
Rappelons qu’en latin le pronom idem signifie le même, et le pronom ipse moi, toi, ou
lui/elle-même.
5
- la trajectoire linéaire est celle de la vocation (« Lorsque j’étais enfant et
qu’on me demandait quel type de métier je souhaiterais exercer plus tard, je
répondait spontanément « maîtresse d’école », (Prof. Ecole 20) ;
-la trajectoire en zigzag résulte d’un enchaînement d’épisodes qui doit plus
au hasard qu’au calcul (« J’occupe un poste de maître d’internat ; j’effectue
ponctuellement une aide aux devoirs. Obtenir ce diplôme est un pas de plus vers
l’enseignement », (Capet Eco-gestion 13);
- la trajectoire spiralaire est le produit d’un approfondissement progressif des
aspirations (« Je n’ai pas eu l’opportunité d’apprendre l’italien au collège. J’ai
découvert l’Italie travers sa culture en tant que latiniste», (Capes italien 18).
L’exposé des motivations fait transition entre le récit et la demande
proprement dite. Pour les psychologues de l’action « le concept de motivation
représente le construit hypothétique utilisé afin de décrire les forces internes et/ou
externes produisant le déclenchement, la direction, l’intensité et la persistance du
comportement », (Vallerand & Thill, 1993, p.18). La motivation interne est plus
persistante que la motivation externe. Une combinaison des deux types sous-tend
l’action, souvent à l’insu du sujet.
Par ailleurs, les narratologues (cf. Reuter, 2009) ont établi que la structure
profonde des récits obéissait à un schéma quinaire enchaînant situation initiale,
bouleversement, transformation, rétablissement, situation finale. La motivation
correspond à la phase 2 de ce schéma: le bouleversement qui déclenche l’action.
Son exposé permet de mesurer la nature et le degré de prise de conscience de la
crise professionnelle traversée. On y retrouve les quatre mobiles repérés par
Personnaz, Quinterat, Séchaud (2005, p. 4) :
-insertion : « Le projet que je poursuis est de pouvoir enseigner officiellement
le français dans un lycée public allemand », (Fles 7), ;
-protection : les conditions de ce CDD reconductible indéfiniment ne me
permettent pas d’envisager un avenir serein » , (ASH 8) ;
-reconversion : « Concernant mon expérience, j’ai une légitimité pour
enseigner le droit, l’économie et l’histoire. Je cherche par la VAE à acquérir cette
légitimité pour l’enseignement du FLE », (Fles 4) ;
-valorisation : « Ce diplôme validerait les cinq années pendant lesquelles je
me suis investie en tant que professeur de Lettres et d’Histoire/Géographie auprès
des jeunes », (Caplp Lettres-Histoire-Géo 14).
Nous en ajoutons un cinquième, spécifique aux métiers de l’enseignement : le
besoin de légitimation : « Ce master 2 peut conforter ma position de conseillère
pédagogique auprès des nouveaux enseignants recrutés depuis cette année au
6
niveau master» (Capeps 15). Ce besoin est à relier à la gestion de la position haute
qui est celle de l’enseignant dans la communication didactique. La dissymétrie
constitutive de la relation didactique tient à la nature du savoir en jeu et à la
méthodologie d’enseignement. Selon l’expression de Chevallard : « non content de
savoir plus […] l’«enseignant sait autrement » (Chevallard, 1985 :91, p.74-75)…et
doit le prouver. Cette topogenèse ou « rapport de places », oriente les échanges,
même si elle peut être renversée dans certaines circonstances (quand l’élève devient
à son tour enseignant ou moniteur). C’est elle qui pousse l’enseignant à actualiser
périodiquement ses savoirs.
« On ne peut sans doute pas parler d’émotion sans parler de raison tant s’est
solidifié ce couple antagoniste » remarque Plantin (2011, p. 56), lorsqu’il développe
les rôles respectifs de la logique et de la rhétorique dans l’argumentation. Dans le
dossier de VAE, la formulation de la demande d’équivalence est un galop d’essai
argumentatif dans lequel sont testées les deux grandes catégories d’arguments
repérés par les spécialistes de l’argumentation: les arguments rationnels et les
arguments émotionnels.
Les premiers se fondent sur des vérités générales implicites du type ‘il faut
laisser le temps au temps’ :« Mon parcours personnel n’a pas toujours été dirigé
vers l’enseignement car je crois qu’il faut du temps et de la maturité pour
comprendre quelle est notre place dans cette grande horlogerie », (Prof. Ecole 14).
Les seconds font appel aux sentiments.
Des trois règles sur lesquelles repose la présentation directe de l’émotion:
« Montrez des personnes émues », « Montrez-vous ému », « Prêtez votre voix aux gens
émus » (Plantin 2011, p. 168-169), c’est surtout la seconde qui est mise à
contribution, les candidats n’hésitant pas à mettre en scène leurs angoisses :
« chaque année, quand arrive l’échéance de mon contrat, j’appréhende que la
directrice ne me convie à un entretien; si c’est le cas, c’est pour annoncer que le
contrat ne sera pas renouvelé », (Fles 7). La représentation de l’émotion, plus
indirecte et distanciée, associe l’expression de l’émotion à des figures de pensée
comme la chronographie (caractérisation du moment) et l’éthopée (caractérisation
du tempérament): « Aujourd’hui, après quatorze ans d’activité dans plusieurs
écoles, y compris à l’étranger), j’aime toujours autant enseigner », (Prof. Ecole 20).
Tous ces moyens visent à faire partager l’émotion. On trouve pourtant des cas de
disjonction émotionnelle. Le candidat qui conclut : « Je pourrai peut-être alors être
jugé sur des compétences personnelles et professionnelles reconnues dans un
concours
(CRIEN)
dont
l’admissibilité
est
toujours
intimement
lié
à
la
reconnaissance du parcours universitaire », (Prof. Ecole 12), renvoie dos à dos le
7
jury de la VAE et celui du CRIEN, et somme ses adversaires de se mettre d’accord
entre eux.
Toutefois une telle posture, symétrique et agressive, est assez rare. En effet,
l’autorisation de présenter le dossier incite les candidats à adopter une posture
d’empathie
plutôt
que
de
contestation
et
à
opter
pour
la
thèse
de
la
complémentarité de la formation universitaire et de l’expérience professionnelle.
L’argumentation dans l’exposé du parcours professionnel et
personnel
Dans l’exposé du parcours professionnel et personnel, les faits font figure de
preuves. Grâce à eux, le jury remonte de l’expérience revendiquée par le candidat
aux expériences qui la fondent. Comme ce n’est ni la quantité ni la qualité des
expériences qui font l’expérience, mais la capacité à les intégrer dans un schéma
d’action et à leur donner du sens, l’adhésion du jury dépend autant, sinon plus, du
positionnement adopté par le narrateur à l’égard des faits, que des faits eux-mêmes.
Deux indicateurs sont particulièrement examinés. Le premier est la nature
des responsabilités confiées au candidat. On ne confie pas des responsabilités à des
gens que l’on juge incompétents. Ce principe général est une loi de passage, ou
règle explicative (Plantin, 1996, p. 22) à laquelle tout recruteur est sensible. L’autre
est le parcours personnel. Celui-ci peut paraître secondaire, superflu, voire horssujet. Toutefois il apporte des informations précieuses sur la capacité du candidat à
transférer les compétences acquises dans le métier dans d’autres domaines. La
qualification
professionnelle
organisationnelles,
sociales,
y
est
saisie
culturelles,
à
tous
partir
de
domaines
ses
dans
conséquences
lesquels
le
professionnel a un avantage certain. Symétriquement, pour les jeunes entrant dans
le métier, certains engagements personnels (moniteur de centré aéré, lecteur à
l’étranger) peuvent être perçus comme un gage d’aptitude à se professionnaliser. La
fonction du parcours personnel est donc de permettre au jury de vérifier par
d’autres voies les qualités qui ressortent du parcours professionnel : une sorte de
méta- preuve.
La compétence narrative fournit elle aussi des indicateurs, même si c’est de
façon encore plus implicite. De façon globale, on induira de la lisibilité du parcours
que le candidat est capable de communiquer avec clarté, et d’une interprétation à la
fois personnelle et distancée, qu’il a une bonne capacité auto-réflexive. Ces indices
généraux sont incorporés au jugement évaluatif final. Mais toute une série d’indices
particuliers sont aussi pris en compte. Le choix des faits, leur mise en scène et leur
interprétation peut influencer le jury. Ainsi la vraisemblance commande qu’il soit
8
fait place aux échecs comme aux réussites. Les échecs peuvent être soit minimisés
(« A l’issue de ces deux années de stage, j’ai échoué à l’examen de qualification
professionnel pour insuffisance pédagogique. J’ai donc alors travaillé comme
professeur vacataire puis contractuel », Capes anglais 2), soit retournés en
montrant comment on a su les convertir en expérience (« Au début de ma carrière,
je me suis sentie au moins aussi impuissante qu’indignée pour éviter un conflit que
je n’aurais pas su comment gérer, et j’avoue qu’il m’est arrivée de faire semblant de
ne pas entendre », Capes espagnol 17). Les réussites doivent être exposées sans
contrevenir à la ‘règle des fleurs’ qui frappe d’interdit l’auto-promotion (KerbratOrecchioni 1986, p. 236). Les candidats y parviennent en relativisant leur point de
vue («Dès août 2001, le siège de Zurich a autorisé la création du poste de professeur
principal (cf. annexe p. 82). Cela représentait pour moi la reconnaissance de mon
investissement au sein de l’école. J’ai donc obtenu une augmentation mais surtout
de plus grandes responsabilités », Fles 6), ou en convoquant des points de vue
extérieurs, si possible celui d’une autorité (« Après 5 ans d’enseignement, je reçus la
visite-conseil de l’inspection. Cela m’a conforté dans le choix de devenir enseignante
puisque ma façon de transmettre les savoirs concordait avec les attentes de ma
hiérarchie », Capes italien 3). Ceci vient confirmer la perspective interactionniste
développée par certains sociologues de l’éducation, notamment Dubar (Dubar,
1991) sur la bipolarité de la construction de l’identité professionnelle, qui croise le
jugement externe, celui des pairs ou des supérieurs, et le jugement interne, celui du
sujet sur soi.
La mise en scène des faits a l’avantage de mettre en valeur les qualités du
candidat sans les nommer, laissant au jury le soin de les identifier : « Récemment
un élève marocain a pris à partie un élève algérien en le traitant de « sale arabe »
[...] Il m’a semblé, à ce moment-là, moins maladroit d’intervenir en parlant de moi
[...] Au lieu de juger les élèves, je les ai interpellés, mis face à leur comportement
peu civique, ce qui ne les a pas bloqués. Ils m’ont alors répondu que c’était un jeu
entre eux, qu’ils s’aimaient bien et que cette insulte était amicale », (Capes espagnol
17).
On voit ici à l’œuvre « l’argumentativité indirecte de la narration telle qu’elle
se construit à travers le dialogisme des points de vue » (Rabatel, 2008, p. 25). Tout
narrateur construit un point de vue9 sur les événements et les personnages. Tout
récit engage de multiples point de vue, internes ou externes au narrateur, auxquels
on n’accède pas nécessairement par le discours des personnages ou du narrateur,
9
Le point de vue (PDV) se définit en linguistique comme le « jugement de l’énonciateur sur
l’objet à travers sa référenciation » (Rabatel, 2008, p. 362).
9
mais aussi par « ces phrases sans parole qui nous font voir (et juger) les
personnages, les circonstants et les événements à travers le filtre perceptif des
focalisateurs » et « auxquelles nous accordons un crédit d’autant plus solide qu’elles
nous semblent objectives » (Rabatel, 1998, p. 11). Ainsi l’anecdote précédente
donne-t-elle l’impression d’une enseignante à la fois ferme et compréhensive, habile
à déjouer les escalades verbales et les risques d’affrontement.
Les points de vue internes observés sont révélateurs de la construction
sociale du soi, qui « s’établit à travers l’image que les autres nous renvoient de
nous-mêmes et au cours des comparaisons sociales que nous réalisons avec eux »
(Martinot, 2004, p. 47). Ils développent l’image que le narrateur a de lui (« Grâce à
ces
multiples
expériences,
je
m’adapte
facilement
aux
changements
d’établissement, de hiérarchie, de niveau, d’équipe pédagogique, d’élèves », Capes
italien 3), celle qu’il a des autres (« En fait, la violence parmi les jeunes, qu’elle soit
physique ou verbale, est complètement banalisée. Ils n’ont pas conscience de la
gravité de tels propos », Capes espagnol 17), ou celle qu’il voudrait que les autres
aient de lui (« Je voudrais laisser des « traces » de moi-même chez les personnes que
j’accompagne dans leur connaissance et leur découverte du monde », (ASH 11).
Les points de vue externes sont introduits par le narrateur, qui adopte à leur
égard l’une ou l’autre, ou les trois postures argumentatives: proposant (s’il adhère
au point de vue qu’il transmet), opposant (s’il le récuse), tiers (s’il se situe à
l’extérieur du débat (Plantin, 1996, p. 27). L’enseignante qui est intervenue comme
tiers pour régler un différend à connotation raciste avoue ainsi qu’ au début de sa
carrière elle avait plutôt tendance à adopter la posture d’opposant: « dans d’autres
circonstances, devant de tels propos, j’ai exprimé ma colère en affirmant que le
racisme était interdit par la loi. Je savais que ma réaction, un tantinet excessive,
serait perçue comme une leçon de morale de plus qui resterait étrangère à l’élève.
J’ai eu l’impression de me donner bonne conscience sans avoir vraiment
d’efficacité », (Capes espagnol 17).
De la convergence et de la divergence entre les deux types de point de vue,
interne et externe, le jury tire des éléments pour apprécier le positionnement socioprofessionnel du candidat, ainsi que sa compétence à gérer les situations
discursives.
L’argumentation dans le parallèle savoirs/compétences
Dans la dernière partie du dossier, le candidat doit revenir sur son
expérience mais cette fois « au regard du diplôme ». On lui demande d’établir un
« parallèle
entre
l’expérience
acquise
et
chacun
des
modules
ou
unités
10
d’enseignement composant le diplôme visé ». Le parallèle est une figure de discours
bien
connue
des
rhétoriciens,
qui
« consiste
dans
deux
descriptions,
ou
consécutives ou mélangées, par lesquelles on rapproche l’un de l’autre […] deux
objets dont on veut montrer la ressemblance ou la différence ». (Fontanier, 1977, p
429). C’est un cas élargi de comparaison, particulièrement approprié à la situation
discursive de la demande de AE : celle d’une négociation portant sur l’échange des
compétences contre un diplôme. « Transformez votre expérience en diplôme »
proclame le slogan reproduit sur la couverture du livret de la célébration des 10 ans
de la VAE dans l’Académie de Nice.
Le parallèle appartient à un autre type de discours que le récit de vie : le
discours descriptif-explicatif. Son argumentation est à la fois directe et rationnelle.
Les preuves de concordance entre les compétences et le diplôme visé doivent être
précises et vérifiables. Pour autant, il reste inscrit dans le schéma narratif du récit
de vie, mais cette fois, non par rapport au passé, mais par rapport à l’avenir. C’est
de lui que dépend la suite de l’histoire. En effet, il débouche sur trois possibilités :
validation refusée (pas de transformation, l’histoire s’arrête là) ; validation totale
(transformation
de
la
compétence
professionnelle
en
diplôme) ;
validation
partielle (amorce de la transformation). L’issue dépend de la qualité du dossier mais
aussi du talent de négociateur du candidat. S’il demande trop, il risque d’obtenir
peu. S’il y a discordance entre ses critères d’équivalence et ceux du jury, la
négociation échouera.
La démarche argumentative utilisée fait appel à l’argument a pari, dit
aussi « règle de justice », qui se décompose en trois moments (Eggs, 1994, p. 230):
(i) « une comparaison de deux domaines d’expérience hétérogènes et une
saisie de l’identique sous des aspects essentiels » (elle correspond au choix par le
candidat des points de convergence entre le diplôme et son expérience) ;
(ii) « l’application de la règle de justice » (elle consiste à exiger une égalité de
traitement sur la base de l’équivalence identifiée, et correspond à la reconnaissance
de l’équivalence par la VAE) ;
(iii) l’application du principe du meilleur choix (il suppose que l’on choisisse
l’issue la plus favorable à la mise en conformité des deux situations, par exemple
diplômer des professionnels chevronnés plutôt qu’augmenter la durée des stages en
formation initiale).
La force de conviction du parallèle repose sur sa pertinence − il faut
rapprocher ce qui peut l’être − mais aussi sur sa force explicative, qui, elle, dépend
essentiellement du plan. En effet, l’entrée choisie conditionne à la fois le traitement
des informations et l’orientation du raisonnement a pari. Nous avons déterminé
11
cinq possibilités d’entrée :
1) la comparaison terme à terme :
Ex : « Initiation à la recherche et ouverture du parcours professionnel: cette
UF correspond au travail qui a été le mien pendant ces 26 années dans le premier
degré; le recueil des données et leur analyse sont le quotidien de l’enseignant»,
(Prof. Ecole 12). Empruntant souvent les catégories issues de la culture
professionnelle savoirs, savoir-faire, savoir-être, cette entrée, surtout lorsqu’elle
adopte une présentation tabulaire, incite à émietter les remarques, et à reprendre
ou paraphraser la formulation, exposant à certaines confusions comme ici entre
pratique réflexive et recherche didactique;
2) les contenus du diplôme :
Ex : « Plusieurs unités d’enseignement composent ce diplôme : Système
éducatif, Contenu langue et enseignement, Les TICE, Méthodologie et traduction,
Littérature et civilisation d’Amérique latine, Littérature et civilisation espagnole »,
(CAPES Espagnol 17). Calquant le plan sur la liste des UE, cette entrée adopte le
point de vue du diplôme. Elle incite à dégager les lignes de force de la demande
pour chaque UE. Mais faute d’une maîtrise suffisante du discours descriptif, les
candidats qui l’adoptent omettent souvent les transitions intermédiaires, et oublient
de présenter les deux systèmes qu’ils comparent dans l’introduction et la
conclusion générales. L’initiation à la recherche − nouveauté dans les masters
d’enseignement−leur résiste. Ils la passent sous silence ou y rattachent ce qui, dans
leur expérience, leur paraît s’en approcher le plus : mémoire de DEA en civilisation
italienne intitulé La memoria viva degli ex-brigatisti, (Capes italien 18) ou…projet de
VAE lui-même : «
Dans le cadre de ma V.A.E., je me suis intéressée à la
méthodologie de rédaction d’un mémoire de thèse », (Fles 9) ;
3) les compétences de l’enseignant :
Ex : « J’ai l’expérience dans plusieurs domaines, la didactique de l’éducation
physique, une approche de la pédagogie pluridisciplinaire à travers mes formations
IUFM CRPE et IUFM CEPEPS, la dimension éducative et sociale avec ma formation
d’éducateur
spécialisé,
l’expérience
du
handicap
à
travers
les
années
d’enseignement à des enfants autistes et SEGPA », (ASH 8). Cette entrée part de ce
que l’enseignant connaît le mieux : son expérience. Elle permet de justifier par le
profil professionnel les points forts (par exemple la maîtrise de la pédagogie de
projet) et les points faibles (par exemple les approfondissements disciplinaires).
Mais à une condition : qu’il sache s’auto-évaluer. Pour la maîtriser, une expérience
longue mais surtout diversifiée dans la profession est indispensable, la différence
des situations d’enseignement faisant ressortir par contraste les compétences
12
transversales qu’elles aident à construire. Elle rejoint, même si elle ne les invoque
pas explicitement, les dix compétences professionnelles exigées par l’institution10.
Toutefois l’initiation à la recherche lui échappe aussi, confondue avec la
compétence 10 Se former et innover (« j’ai eu de nombreuses formations internes,
développant des théories scientifiques reconnues, des méthodes d’application, des
outils à découvrir », ibid.) ;
4) les compétences de l’élève :
Ex : « L’expression orale (exemples d’activités). A- La démarche pédagogique
dans un cours d’expression orale : On peut relier l’expression orale aux dialogues
déjà exploités dès le début du cours, puisque l’objectif sera de les aider à les
réemployer les structures et le lexique déjà acquis », (Fles 4).
Cette entrée répercute le passage − récent en France − des savoirs aux
compétences dans le libellé des objectifs scolaires. On la trouve chez les
enseignants de langues habitués aux quatre compétences du CECRL11 et chez les
enseignants pluridisciplinaires (au primaire et dans certaines disciplines du
secondaire) pour lesquels les sept familles de compétences12 évaluées dans le livret
personnel de compétences de l’élève représentent un repère plus sûr que les
contenus des programmes.
C’est une façon indirecte et habile et de mettre en valeur l’aspect
pragmatique de la compétence professionnelle : le souci du résultat. Elle suppose la
capacité à expliciter ses pratiques, les justifier et les problématiser. Les grains de
saisie de l’action professionnelle peuvent être très différents: exposé des séances
types, comptes-rendus de séances réelles choisies pour illustrer des choix
pédagogiques, analyse d’un incident didactique ayant entraîné un changement des
pratiques.
C’est l’entrée qui permet le mieux de cerner les stratégies et le style
professionnel de l’enseignant. Situant la confrontation avec le jury au niveau des
10
11
12
Agir en fonctionnaire de l’Etat, Maîtriser la langue française, Maîtriser les disciplines et
avoir une bonne culture générale, Concevoir et mettre en oeuvre son enseignement ;
Organiser le travail en classe, Prendre en compte la diversité des élèves, Evaluer les
élèves, Maîtriser les TICE, Travailler en équipe, Se former et innover, (B. O. n° 29 du 22
juillet 2010).
Le Cadre européen commun de référence pour les langues (CECRL). Conçu par des experts
linguistiques des états membres du Conseil de l’Europe et publié en 2001, il repose sur quatre
compétences : Compréhension et Production écrites et orales déclinées en six niveaux : A1
niveau introductif ou de découverte, A2, intermédiaire ou de survie, B1 : niveau seuil, B2 :
niveau avancé ou indépendant, C1 : niveau autonome, C2 : niveau maîtrise (Référentiel des
contenus d’apprentissage du FLE, 2008, p. 15).
Maîtrise de la langue française, Pratique d’une langue vivante étrangère, Principaux
éléments de mathématiques et de culture scientifique et technologique, Maîtrise des
techniques usuelles de l’information et de communication, Culture humaniste,
Compétences sociales et civiques, Autonomie et l’initiative (B.O. n° 27 du 8 juillet 2010).
13
représentations sur le métier, elle introduit une dimension de connivence
professionnelle, surtout lorsqu’elle débouche sur la mise en valeur d’une
compétence de formateur, qui prouve non seulement la maîtrise d’un savoir
d’expérience mais la capacité à le transmettre (ex : « La demande et les besoins
dans ce domaine (TIC) parmi les professeurs des écoles, y compris parmi les plus
jeunes pourtant à l’aise avec le numérique, est importante. Les collègues en classe
sont peu nombreux à être autonomes dans le domaine du traitement du son, même
pour des actions très simples comme la gravure ou l’envoi de fichiers sons », (Prof
Ecole 21);
5) l’expérience personnelle :
Ex : « De par ma formation juridique, j’ai acquis tout naturellement le savoir
faire de l’écoute de la population, proposer des solutions adaptées, rapprocher la
théorie du cas concret. L’ensemble de ces savoir-faire m’a conduit à diriger mon
choix de carrière actuelle. Aujourd’hui encore je mets en place ces mêmes modes de
comportement au sein de mes classes », (Fles 10). Cette entrée assure une
cohérence chronologique, mais incite à répéter le parcours professionnel et à
substituer au parallèle des analogies très générales. Elle témoigne d’une certaine
difficulté à se décentrer.
Sauf les entrées 1 et 5, qui ne prennent pas en compte toutes les exigences
du parallèle, les autres se valent. Ce qui veut dire que si l’on entre par l’une, on doit
obligatoirement la relier aux deux autres.
Élève, professeur, savoirs : les trois sommets du triangle didactique sont
inséparables. Ils délimitent le cadre du métier. C’est pourquoi on les retrouve dans
les arguments déployés pour étayer l’équivalence compétences/savoirs.
Parmi les arguments rationnels, deux reviennent régulièrement :
- l’explication : « A l’aube de son entrée au collège, il est indispensable que
l’élève de cycle 3 acquière une autonomie dans l’écriture et ce par l’exercice de
l’écriture d’écrits intermédiaires », (Prof. Ecole 19),
-et l’analogie : « Cette situation [tennis de table] peut être mise en relation
avec les théories béhavioristes de l’apprentissage. En effet, elle implique une
certaine quantité de répétition, la réponse attendue est renforcée par une
bonification de points », (Capeps 16).
Le premier est plus fréquent parce qu’il est souvent déjà disponible dans le
discours professionnel. Du coup, le candidat a tendance à impliciter une partie du
raisonnement, obligeant par exemple ses lecteurs à rétablir la loi de passage :
« l’autonomie dans l’écriture ne peut être assurée que par un travail systématique
de la réécriture » pour comprendre l’allusion aux écrits intermédiaires au cycle 3. Il
14
donne, à tort ou à raison, l’impression d’avoir recopié un texte officiel.
Le second est un argument inventé pour les besoins du dossier. Il est donc à
la fois plus authentique et plus risqué, mais plus convaincant.
Parmi les arguments émotionnels, celui qui revient le plus souvent est l’appel aux
postures professionnelles partagées. Il fait pendant à l’appel aux valeurs rencontré
dans l’exposé des motivations°: « Enseigner est un travail perpétuel de remise en
question. C’est cette introspection qui me permet d’évoluer au fil du temps », (Capes
italien 18). Il doit être distingué de l’appel aux personnes, que l’on trouve dans :
« les principaux intervenants de cette formation furent [suit une liste de six noms],
Capeps 16), qui, lui, est propre aux masters d’enseignement actuels. En effet, même
s’ils ne vont pas tous jusqu’à citer leurs noms, les candidats ayant obtenu le
concours dans un passé récent retrouvent dans le jury leurs anciens formateurs,
devenus enseignants dans les masters. La situation peut inciter ces derniers à se
reconnaître dans leurs anciens étudiants et à évaluer à travers eux la formation
qu’ils leur ont dispensée, et donc à minimiser les transformations intervenues
depuis la mastérisation des préparations concours.
L’allusion au passage dans la formation peut également être interprétée
comme une demande de recommandation personnelle, interférant avec le processus
institutionnel. Elle risque également d’entraîner un effet Pygmalion, en bonne
comme en mauvaise part, si les anciens formateurs évaluent le dossier présent à
l’aune de la scolarité passée. « Performances antérieures, motivation et attitudes
face aux activités scolaires constituent des antécédents à la fois fréquents, fiables et
précis des attentes de l’enseignant » (Trouilloud & Sarrazin, 2003, p. 96), ces
facteurs étant de trois à cinq fois plus importants que les autres facteurs qui
influencent les attentes de l’enseignant vis-à-vis de l’élève. S’adresser explicitement
à
ses
anciens
enseignants
risque
donc
de
déclencher
des
événements
incontrôlables, car on ne peut jamais être sûr de l’impression qu’on a laissée. Cela
rique surtout de laisser supposer que l’on ne sait pas faire le départ entre l’état
d’étudiant ou de professeur-stagiaire et celui de professionnel reconnu sur lequel se
fonde la demande de validation.
L’évaluation du dossier de demande de VAE est donc intermédiaire entre
l’évaluation professionnelle, comme celle confiée aux chefs d’établissement et des
corps d’inspection, et l’évaluation universitaire qui sanctionne les études.
Intermédiaire dans les deux sens du terme, elle tient le milieu entre les exigences
du métier et celles de l’université, et les met en relation, à travers la parole et le
point de vue des acteurs.
15
Conclusion : le dossier de demande d’évaluation, un contre-don
Démarche d’échange, la VAE l’est doublement : de par les objets échangés et
de par les discours écrit et oral qui règlent les modalités de l’échange. Reste à savoir
dans quel type d’échanges la classer. La distinction que faisait Mauss dans son
Essai sur le don (2007) entre le troc, échange ponctuel et privé d’objets évalués, la
vente, échange public de biens indexés sur un étalon-monnaie, et le don, échange
de biens symboliques en apparence sans contrepartie mais en réalité si engageant
qu’il entraîne souvent un contre-don, invite à poser la question : la VAE tient-elle
du troc, de la vente, ou du don ?
La
procédure
qui
consiste
à
échanger
directement
deux
produits
incommensurables en en fixant la valeur marchande (les Unités d’Enseignement)
fait penser au troc. Mais à la différence du troc, elle n’est pas ponctuelle, le diplôme
est acquis pour toujours, ce qui crée un lien durable entre les deux parties et elle
est garantie par une tierce partie : la loi sur la VAE.
Ceci la rapproche donc de la vente. S’il est une critique que la VAE a souvent
encourue, c’est de brader des diplômes dont l’obtention devrait être la conséquence
d’un apprentissage réussi. Plus que tout autre procédure de validation, elle rappelle
qu’un diplôme n’a pas qu’une valeur certificative mais aussi une valeur vénale : sa
cote monte ou descend en fonction du marché de l’emploi.
Cependant si l’on considère comme nous venons de le faire les démarches de
confrontation professionnelle et d’écriture professionnelle qu’elle induit, la VAE
favorise la reconnaissance réciproque des partenaires au sein d’une même
communauté professionnelle et donc s’apparente au don. On pourrait lui appliquer
ce que Florence Weber (2007) dit du don dans sa préface à l’Essai sur le don de
Mauss : « c'est « dans » la chose donnée que se trouve la « force » qui contraint le
donataire à la rendre ». Nous pourrions dire que c’est l’anticipation du don du
diplôme qui nourrit l’exigence intérieure du candidat à la VAE et lui donne envie de
se montrer digne par avance du cadeau qui va lui être fait, ne serait-ce que pour ne
pas le dévaluer à ses propres yeux ni dans le circuit professionnel.
Ceci nous permet d’avancer que l’échange savoirs/compétences repose sur un
système de don/contre-don : celui du dossier de validation contre l’ensemble des
épreuves écrites et orales du master. Un écrit contre des écrits, mais pas du même
ordre. La convocation des savoirs professionnels et des savoir-faire discursifs
distingue le dossier des épreuves d’examen, et en fait véritablement une œuvre, une
somme professionnelle dans lequel le candidat livre sa réflexion sur tout ce que lui
ont appris ses études et son métier, s’offrant lui-même à travers la représentation
16
qu’il en propose.
Il se trouve alors pris dans une double transformation, celle qu’il exerce sur l’écrit
en le menant à son terme, et celle que l’écrit exerce en retour sur lui, en lui
donnant l’occasion de formuler son expérience. Seule l’écriture longue peut
embrayer ce type de transformation. La plupart des candidats ne la rencontrent
pour la première fois qu’à l’occasion de la demande de VAE. Ceci explique à la fois
le succès très confidentiel de la VAE et le nombre important des abandons en cours
de rédaction.
L’écrit doit être linguistiquement correct, le récit ne doit pas romancer, la
description ne doit pas noyer, le parallèle ne doit pas compartimenter : ces règles
sont les règles d’un genre d’écrit : la demande de VAE. C’est un genre qui repose
sur un geste illocutoire indirect, qui en surface allie le récit au futur : le projet, le
récit au passé, et une forme particulière de description : le parallèle, mais qui en
profondeur est une argumentation de type persuasif, destinée à convaincre de
l’équivalence entre ce qui est présenté et ce qui est demandé. Ces règles sont moins
normatives que pragmatiques : elles ne prescrivent pas des conduites a priori, mais
se fondent sur des observables : les effets des dossiers analysés, qui peuvent
évoluer en fonction de la culture, de la situation et des acteurs. Elles mettent en
relation des variables sociales comme les parcours professionnels et personnels, et
des variables rhétoriques comme les choix de plans. De l’analyse comparative
émergent non des recettes mais des structures qui peuvent aider les candidats à se
situer, à comprendre les demandes du jury, et les stratégies susceptibles d’y
répondre.
La demande de VAE est aussi un genre professionnel de type évaluatif, qui
fait intervenir des critères d’expertise propres à la profession enseignante, à la fois
stables et problématiques parce que faisant l’objet de controverses sur les savoirs
transmis, la façon de les transmettre, les responsabilités des différents acteurs
scolaires. L’argumentation y est tout à fois émotionnelle et rationnelle, émotionnelle
parce que « toute construction d’évènement est inséparable d’une prise de position
émotionnelle vis-à-vis de cet évènement » (Plantin, 2011, p. 204), rationnelle parce
que l’échange se fait sur la base de faits listés de part et d’autre : UE du diplôme,
compétences professionnelles, reliés par un double réseau de concordances,
internes et croisées. La production écrite s’y révèle beaucoup plus formatrice que
dans la plupart des écrits professionnels, qui ne mobilisent qu’un type discursif
(narratif, descriptif, argumentatif), et/ou sur une période moins longue. Il y a donc
bien apprentissage, sous forme d’une auto-didaxie médiée par l’écriture.
Dans la mesure où les diplômes demandés sont des diplômes professionnels,
17
pouvoir les délivrer contre un dossier qui révise tout le métier dans la perspective
du diplôme est bien plus qu’une alternative de formation, c’est une évaluation du
diplôme lui-même. Dans la mesure où le récit met la personne au centre du
discours,
il
apporte
une
dimension
complètement
absente
de
l’évaluation
universitaire, tout en évitant l’écueil de la personnalisation. C’est en effet au niveau
professionnel que se situe la transaction, et le moindre de ses intérêts n’est pas
d’amener le jury à se questionner à son tour, faisant de la soutenance orale du
dossier
une
des
rares
occasions
de
co-formation
professionnelle
qu’offre
l’enseignement supérieur.
Bibliographie
Amossy, R. (2006). L’argumentation dans le discours. Paris : Armand Colin.
Biagioli, N. (2011). L’analyse de l’expérience dans les didactiques des disciplines : la
mémoire des enseignants novices. Texte de l’intervention au colloque Le rôle de
l’expérience dans l’apprentissage des métiers de l’éducation et de la formation, XIIe
Rencontres REF, Louvain-la-Neuve, 14-9-2011, pp. 1-13 (hal-00793115)
Chevallard, Y. (1985/1991). La Transposition didactique. Du savoir savant au savoir
enseigné. Grenoble : La pensée sauvage.
Clot, Y. (2008). Développer le pouvoir d’agir. Santé et travail, 63.
Dubar, Cl. (1991). La socialisation. Construction des identités sociales et
professionnelles, Paris, Armand Colin, 1991.
Eggs, Ek. (1994). Grammaire du discours argumentatif. Paris : Kimé.
Kerbrat-Orecchioni, C. (1986) L’implicite. Paris : Armand Colin.
Kerbrat-Orecchioni, C. (1992) Les interactions verbales. Paris : Armand Colin.
Martinot, D. (2004). Le soi en psychologie sociale. In Halpern, C., Ruano-Borbalan,
J.-Cl. Identité(s). Auxerre: Sciences humaines, p. 41-48.
Mauss, M. (2007). Essai sur le don. Forme et raison de l'échange dans les sociétés
archaïques [1925], Introduction de Florence Weber, Paris : Quadrige/Presses
universitaires de France.
Pastré, P. (2010). Quel sujet pour quelle expérience : un point de vue de didactique
professionnelle ?Travail et apprentissages, 6, p. 46-55.
Personnaz, E. Quinterat, N. & Séchaud F. (2005). Parcours de VAE, des itinéraires
complexes, longs, à l’issue incertaine. Bref, 224, p.1-4, disponible sur le site du
CEREQ.
Plantin, Ch. (1996). L’argumentation. Paris : Éditions du Seuil.
Plantin, Ch. (2011) Les bonnes raisons des émotions. Berne : Peter Lang.
Rabatel, A. (1998). La construction textuelle du point de vue. Lausanne - Paris :
Delachaux & Niestlé.
Reuter, Y. (2009). L’analyse du récit. Paris : Armand Colin.
Référentiel de programmes pour l’Alliance française élaboré à partir du Cadre
Européen Commun (2008). Paris : Alliance française de Paris-Ile- de- France - CLE
international.
Trouilloud, D. Sarrazin, Ph. (2003). Les connaissances actuelles sur l’effet
18
Pygmalion: processus, poids et modulateurs. Revue Française de Pédagogie, 145, p.
89-119.
Vallerand, R.J. Thill, E.E. (1993). Introduction à la psychologie de la motivation.
Paris : Éditions Études Vivantes.
Vanderveken, D. (1988). Les actes de discours. Liège : Mardaga.
Weber, Fl. (2007). Préface de l’Essai sur le don. Forme et raison de l'échange dans
les sociétés archaïques de Marcel Mauss. Paris : PUF.
19