N° 11 Biagioli Nicole
Transcription
N° 11 Biagioli Nicole
Actes du Colloque international francophone « Expérience 2012 » Expérience et Professionnalisation dans les champs de la formation, de l’éducation et du travail ; état des lieux et nouveaux enjeux – Lille (France) 26, 27, 28 septembre 2012 « Echange compétences contre savoirs »: les stratégies argumentatives dans les dossiers de demande de VAE des Métiers de l’enseignement Nicole BIAGIOLI, I3DL (EA 6308) Université de Nice-Sophia Antipolis. Résumé Alors que les travaux sur le récit de vie professionnel ont déjà largement mis en valeur le rôle particulier de la mémoire et du récit dans la constitution de l’expérience, le dossier de demande de VAE éclaire un autre aspect de la mémoire professionnelle : son fonctionnement interlocutif, lorsqu’elle ne doit plus seulement fournir une lecture du parcours antérieur mais des arguments et des preuves au service de la demande de validation. Nous faisons l’hypothèse que la réussite de la demande tient autant et sinon plus à l’intériorisation du point de vue de l’instance validante qu’à l’extériorisation du point de vue du candidat sur son parcours. Nous essayons de montrer quelles conditions discursives, culturelles et anthropologiques doivent être réunies pour que le dialogue avec l’instance validante aboutisse. Nous insistons sur : - la capacité à prendre conscience de son expérience et à l’interpréter : condition mise en avant par Pastré (2010) pour expliquer l’inégalité devant la capitalisation de l’expérience définie comme le passage de l’idem (accumulation des faits) à l’ipse (intégration des faits dans le façonnement de la personnalité) ; - l’effort consenti dans la préparation du dossier pour comprendre l’architecture et les objectifs du diplôme ambitionné et leur rapporter le parcours académique et autodidaxique ; - les croisements entre le point de vue du candidat et celui de l’institution, dont le nombre et la nature influent sur l’évaluation par le jury de l’expertise scientifique et professionnelle du candidat, grâce à « l’effet point de vue » construit par le texte (Rabatel 1998, qui permet d’accéder à la source de l’interprétation de l’objet représenté par les éléments linguistiques (syntaxe) et/ou sémantiques (inférences) ; -l’actualisation dans le discours des controverses professionnelles autour de situations professionnelles (Clot, 2008) permettant le positionnement réciproque des acteurs et facilitant la reconnaissance ou la disqualification de l’identité professionnelle. Mots clés expérience - métiers de l’enseignement et de la formation – identité professionnelle argumentation – émotion - point de vue. . Introduction : Mastérisation et Professionnalisation des concours d’enseignement La mastérisation des préparations aux concours d’enseignement en France en 2009 a entraîné une uniformisation du champ professionnel de l’enseignement1. La décision de faire du diplôme universitaire le prérequis à la validation du concours a été interprétée diversement : atteinte au statut de fonctionnaire des enseignants, création d’un vivier de vacataires, etc. Elle a en tout cas contribué à la démocratisation interne d’une profession qui a toujours été sensible aux différences de statut entre les titulaires des concours et les autres, candidats malheureux ou enseignants de spécialités non labellisées par des concours comme la didactique du Français Langue Étrangère et Seconde (désormais FLES). Cette réforme marque un tournant dans la formation et le recrutement des enseignants qui passe d’une logique de certification des connaissances sur le modèle français, à une logique de qualification des compétences sur le modèle anglo-saxon. Autre nouveauté : ce changement de perspective est pris en charge par l’université, l’état employeur l’ayant anticipé en publiant en 2010 un livret des dix compétences de l’enseignant2 et un livret des compétences de l’élève3. Le concours n’intervient donc plus qu’à titre de levier de maîtrise pour l’état qui s’en sert pour adapter l’école aux évolutions sociales et réguler le marché de l’emploi. La création en janvier 2013 au sein des universités des ESPE (Écoles Supérieures du Professorat et de l’Éducation,) et d’un master unique MEEF (Métiers de l’Enseignement, de l’Éducation et de la Formation) comme diplôme national de référence pour la préparation aux métiers de l’enseignement vient de mettre un point final au processus. Parmi les conséquences de la réforme figure l’accroissement des demandes de Validations des Acquis de l’Expérience (désormais VAE) chez les enseignants. Les raisons en sont multiples : besoin de légitimation des titulaires face aux stagiaires qu’ils accueillent dans leurs classes, nécessité pour les non titulaires d’assurer leur employabilité. Elles se surajoutent à d’autres plus traditionnelles telle la reconversion dans l’enseignement de candidats venant d’autres professions et de mères souhaitant reprendre une activité professionnelle après avoir élevé leurs enfants, ou l’évolution de carrière. La présente étude analyse l’argumentaire de dossiers de demandes de VAE 1 2 3 La circulaire de la DGSIP du 23 décembre 2009 pour la mise en place des diplômes de master ouverts aux étudiants se destinant aux métiers de l’enseignement stipule qu’il est obligatoire d'obtenir un master 2 pour valider la réussite au concours et prétendre à un poste de la fonction publique. B. O. n° 29 du 22 juillet 2010 : Définition des compétences à acquérir par les professeurs, documentalistes et conseillers principaux d’éducation pour l’exercice de leur métier. B. O. n° 27 du 8 juillet 2010 : Mise en œuvre du livret personnel de l’élève. 2 pour l’obtention de masters d’enseignement déposés au cours de l’année universitaire 2011-2012 auprès d’ASURE (Accueil et Service de l'Université pour les Relations avec les Entreprises) service commun de l’Université de Nice-Sophia Antipolis dédié à la formation professionnelle continue. Elle porte sur un échantillon d’une vingtaine de dossiers concernant les CAPES de langues (italien, espagnol, anglais), le CAPEPS (certificat d’aptitude au professorat d’éducation physique et sportive), le CAPET d’éco-gestion, le concours de recrutement des professeurs des écoles (CRPE), le diplôme d’intervention auprès d’élèves en situation de handicap (ASH), et le master de didactique du FLES. Cette population présente deux caractéristiques pertinentes pour notre étude. Elle a vécu le passage du paradigme des savoirs à celui des compétences, ayant accompli ses études quand le premier prévalait et se trouvant concernée maintenant par le second. Et la maîtrise de la langue figure dans le référentiel de compétences associées à son recrutement, au deuxième rang, juste après l’éthique professionnelle. On peut donc s’attendre à des données conséquentes et diversifiées en matière d’argumentation, mais aussi à un biais spécifique dans le processus de validation, la maîtrise de la langue et du discours jouant comme un critère implicite mais déterminant de sélection. Les recherches sur le récit de vie professionnel ont déjà mis en valeur le rôle particulier de la mémoire dans la constitution de l’expérience. Nous nous intéressons ici à un autre aspect de la mémoire : sa mise au service de l’argumentation lorsque le professionnel doit fournir des preuves non seulement de ses compétences mais aussi de leur pertinence au regard du diplôme visé. Nous faisons l’hypothèse que la réussite de la demande tient autant et sinon plus à l’intériorisation du point de vue de l’instance validante qu’à l’extériorisation du point de vue du candidat sur son parcours. En effet, si l’argumentation se joue entre trois actants : le proposant, l’opposant et le tiers (Plantin, 1996, p. 21), ceux-ci sont inégalement répartis dans le processus de validation des acquis : le proposant est le demandeur, l’opposant et le tiers étant représentés par le jury. Il importe donc que le candidat lorsqu’il exprime de façon implicite ou explicite son point de vue, c’est-à-dire « son jugement sur l’objet à travers sa référenciation » (Rabatel, 2008, p. 362), prenne en compte les référenciations de ses interlocuteurs. Or il se trouve d’emblée défavorisé dans la mesure où l’université est davantage familiarisée avec la description et l’évaluation des savoirs qu’avec celles des compétences qui relèvent du monde de l’entreprise et du travail et qui, même dans ce cadre, posent un problème de formulation aux acteurs lorsqu’ils doivent en faire la preuve. Ceci rend encore plus difficile la 3 comparaison des savoirs et de compétences et leur mise en équivalence. Raison pour laquelle le jury de VAE des masters est mixte, composé de professionnels (enseignants en poste) et d’universitaires appartenant aux équipes pédagogiques des masters. Nous décrivons les stratégies argumentaires des candidats en suivant le plan du dossier de validation: 1. présentation du projet et des motivations, 2. parcours professionnel et personnel, 3. expérience acquise au regard du diplôme visé. L’argumentation dans la présentation des motivations et du projet La phase de présentation semble à première vue extérieure à la démarche argumentative. Pourtant c’est à ce stade que s’ébauchent les stratégies interlocutives. Les candidats y choisissent l’image qu’ils veulent donner d’eux. C’est également la partie du dossier final qui présente le plus de risque de confusion avec le dossier de pré-orientation qu’ils ont déposé dans la phase préliminaire de leur candidature. Dans celui-ci, apport informatif et expression de soi sont nettement séparés. Le premier consiste en un « inventaire »−selon les termes de la demande− des diplômes, postes occupés et responsabilités exercées. Il est destiné à vérifier la présence des connaissances et compétences requises pour l’exercice de la profession d’enseignant. On y trouve surtout des phrases nominales, peu d’axiologiques, des données chiffrées et pas de pronom de 1ère personne. En revanche le complément d’information final (« veuillez indiquer ici toute autre information utile à l’étude de votre dossier de pré-orientation ») permet au candidat de parler de lui directement ( « Afin d’étayer mon dossier, je voudrais souligner que j’ai été admissible au concours du CAPLP-CAB pour la session 2011 », Capet Ecogestion 13)4, de défendre la cohérence de son projet (« C’est pourquoi je présente ce dossier à votre organisme afin de pouvoir poursuivre cette aventure humaine que je partage chaque jour auprès de mes élèves que j’encadre depuis quatre ans », ibid.), et d’exposer ses motivations (« Obtenir ce diplôme est un pas de plus vers l’enseignement car il sera le gage de mes compétences universitaires requises pour pouvoir prétendre aujourd’hui à enseigner dans l’éducation nationale », ibid.). Mais le dossier que le candidat présente une fois franchi le cap de la préorientation réunit, lui, biographie et demande d’équivalence en un développement unique. Là le jury5 attend du candidat qu’il sache se décentrer (« expérience 4 5 Les références mentionnent la discipline et le n°du dossier dans le corpus. Les exemples suivants sont tirés d’un micro-corpus contenant les avis sur cinq pré- 4 professionnelle insuffisante qui ne semble pas permettre une réelle prise de distance par rapport à sa pratique professionnelle », J2), réfléchir sur sa pratique (« doit développer une réflexion sur sa pratique au-delà d’une simple description de celle-ci », J1), et distinguer (« La référence à un rapport d’inspection n’est pas pertinente dans le cadre du master »J1) tout en les articulant (« la candidate devra manifester une certaine curiosité et connaissance des produits de la recherche en éducation et les mettre en lien avec sa pratique professionnelle », J2), diplôme et métier. La formule « Retracez succinctement votre parcours scolaire, personnel, professionnel » favorise l’émergence du soi comme structure autoreprésentative multidimensionnelle, regroupant les diverses facettes sociales du sujet, tout en laissant l’agencement de ces auto-représentations ou ‘self-schemas’ à la discrétion du scripteur. Dans la demande de VAE, le récit de vie professionnel a deux fonctions. L’une, tournée vers le candidat, est formatrice. Elle lui permet de revenir sur son parcours et d’en découvrir la logique: « Je viens d’un parcours scolaire puis universitaire à dominante scientifique. Je ne le savais pas encore à l’époque, mais cette formation à marquer, forger, façonner mon savoir, et ce d’autant plus que j’y étais sensible puisque je l’avais choisie. Lorsque j’ai été amené à travailler avec ce public d’autiste, j’ai dû m’adapter à ce que je ne connaissais pas encore 6», (Prof ASH 8). L’autre, tournée vers le jury, est explicative : « Le monde des autistes vient complètement remettre à plat les stratégies d’enseignement. Loin de les rendre obsolètes, au contraire, elles poussent l’enseignant à tirer parti de chacune d’elles, non pas dans leur globalité, mais plus profondément, particulièrement dans leurs détails » (ibid.). Le récit fait émerger l’expérience au sens que lui donne Pastré7, en alternant l’exposé des événements (dont la remémoration forme ce que Pastré appelle, à la suite de Ricoeur, l’identité idem) et le jugement sur le vécu (qui permet son intégration dans la définition du soi, l’identité ipse8 de Ricoeur). Dans une étude antérieure, nous avions établi que les récits de vie professionnels d’enseignants stagiaires du second degré révélaient trois types de trajectoires (Biagioli, 2011, p. 6), que l’on retrouve dans les parcours professionnels des demandeurs de VAE: 6 7 8 dossiers de deux membres du jury (J1 et J2) de VAE du master Professorat des écoles. Pour la raison énoncée supra, nous avons conservé l’orthographe des dossiers, puisqu’elle fournit un élément d’information aux jurys et témoigne de la difficulté pour les candidats à gérer simultanément tous les paramètres de l’écrit. Quand il précise que « l’expérience c’est le vécu, mais un vécu qui a été trié, sélectionné par un sujet », (Pastré, 2010, p. 50). Rappelons qu’en latin le pronom idem signifie le même, et le pronom ipse moi, toi, ou lui/elle-même. 5 - la trajectoire linéaire est celle de la vocation (« Lorsque j’étais enfant et qu’on me demandait quel type de métier je souhaiterais exercer plus tard, je répondait spontanément « maîtresse d’école », (Prof. Ecole 20) ; -la trajectoire en zigzag résulte d’un enchaînement d’épisodes qui doit plus au hasard qu’au calcul (« J’occupe un poste de maître d’internat ; j’effectue ponctuellement une aide aux devoirs. Obtenir ce diplôme est un pas de plus vers l’enseignement », (Capet Eco-gestion 13); - la trajectoire spiralaire est le produit d’un approfondissement progressif des aspirations (« Je n’ai pas eu l’opportunité d’apprendre l’italien au collège. J’ai découvert l’Italie travers sa culture en tant que latiniste», (Capes italien 18). L’exposé des motivations fait transition entre le récit et la demande proprement dite. Pour les psychologues de l’action « le concept de motivation représente le construit hypothétique utilisé afin de décrire les forces internes et/ou externes produisant le déclenchement, la direction, l’intensité et la persistance du comportement », (Vallerand & Thill, 1993, p.18). La motivation interne est plus persistante que la motivation externe. Une combinaison des deux types sous-tend l’action, souvent à l’insu du sujet. Par ailleurs, les narratologues (cf. Reuter, 2009) ont établi que la structure profonde des récits obéissait à un schéma quinaire enchaînant situation initiale, bouleversement, transformation, rétablissement, situation finale. La motivation correspond à la phase 2 de ce schéma: le bouleversement qui déclenche l’action. Son exposé permet de mesurer la nature et le degré de prise de conscience de la crise professionnelle traversée. On y retrouve les quatre mobiles repérés par Personnaz, Quinterat, Séchaud (2005, p. 4) : -insertion : « Le projet que je poursuis est de pouvoir enseigner officiellement le français dans un lycée public allemand », (Fles 7), ; -protection : les conditions de ce CDD reconductible indéfiniment ne me permettent pas d’envisager un avenir serein » , (ASH 8) ; -reconversion : « Concernant mon expérience, j’ai une légitimité pour enseigner le droit, l’économie et l’histoire. Je cherche par la VAE à acquérir cette légitimité pour l’enseignement du FLE », (Fles 4) ; -valorisation : « Ce diplôme validerait les cinq années pendant lesquelles je me suis investie en tant que professeur de Lettres et d’Histoire/Géographie auprès des jeunes », (Caplp Lettres-Histoire-Géo 14). Nous en ajoutons un cinquième, spécifique aux métiers de l’enseignement : le besoin de légitimation : « Ce master 2 peut conforter ma position de conseillère pédagogique auprès des nouveaux enseignants recrutés depuis cette année au 6 niveau master» (Capeps 15). Ce besoin est à relier à la gestion de la position haute qui est celle de l’enseignant dans la communication didactique. La dissymétrie constitutive de la relation didactique tient à la nature du savoir en jeu et à la méthodologie d’enseignement. Selon l’expression de Chevallard : « non content de savoir plus […] l’«enseignant sait autrement » (Chevallard, 1985 :91, p.74-75)…et doit le prouver. Cette topogenèse ou « rapport de places », oriente les échanges, même si elle peut être renversée dans certaines circonstances (quand l’élève devient à son tour enseignant ou moniteur). C’est elle qui pousse l’enseignant à actualiser périodiquement ses savoirs. « On ne peut sans doute pas parler d’émotion sans parler de raison tant s’est solidifié ce couple antagoniste » remarque Plantin (2011, p. 56), lorsqu’il développe les rôles respectifs de la logique et de la rhétorique dans l’argumentation. Dans le dossier de VAE, la formulation de la demande d’équivalence est un galop d’essai argumentatif dans lequel sont testées les deux grandes catégories d’arguments repérés par les spécialistes de l’argumentation: les arguments rationnels et les arguments émotionnels. Les premiers se fondent sur des vérités générales implicites du type ‘il faut laisser le temps au temps’ :« Mon parcours personnel n’a pas toujours été dirigé vers l’enseignement car je crois qu’il faut du temps et de la maturité pour comprendre quelle est notre place dans cette grande horlogerie », (Prof. Ecole 14). Les seconds font appel aux sentiments. Des trois règles sur lesquelles repose la présentation directe de l’émotion: « Montrez des personnes émues », « Montrez-vous ému », « Prêtez votre voix aux gens émus » (Plantin 2011, p. 168-169), c’est surtout la seconde qui est mise à contribution, les candidats n’hésitant pas à mettre en scène leurs angoisses : « chaque année, quand arrive l’échéance de mon contrat, j’appréhende que la directrice ne me convie à un entretien; si c’est le cas, c’est pour annoncer que le contrat ne sera pas renouvelé », (Fles 7). La représentation de l’émotion, plus indirecte et distanciée, associe l’expression de l’émotion à des figures de pensée comme la chronographie (caractérisation du moment) et l’éthopée (caractérisation du tempérament): « Aujourd’hui, après quatorze ans d’activité dans plusieurs écoles, y compris à l’étranger), j’aime toujours autant enseigner », (Prof. Ecole 20). Tous ces moyens visent à faire partager l’émotion. On trouve pourtant des cas de disjonction émotionnelle. Le candidat qui conclut : « Je pourrai peut-être alors être jugé sur des compétences personnelles et professionnelles reconnues dans un concours (CRIEN) dont l’admissibilité est toujours intimement lié à la reconnaissance du parcours universitaire », (Prof. Ecole 12), renvoie dos à dos le 7 jury de la VAE et celui du CRIEN, et somme ses adversaires de se mettre d’accord entre eux. Toutefois une telle posture, symétrique et agressive, est assez rare. En effet, l’autorisation de présenter le dossier incite les candidats à adopter une posture d’empathie plutôt que de contestation et à opter pour la thèse de la complémentarité de la formation universitaire et de l’expérience professionnelle. L’argumentation dans l’exposé du parcours professionnel et personnel Dans l’exposé du parcours professionnel et personnel, les faits font figure de preuves. Grâce à eux, le jury remonte de l’expérience revendiquée par le candidat aux expériences qui la fondent. Comme ce n’est ni la quantité ni la qualité des expériences qui font l’expérience, mais la capacité à les intégrer dans un schéma d’action et à leur donner du sens, l’adhésion du jury dépend autant, sinon plus, du positionnement adopté par le narrateur à l’égard des faits, que des faits eux-mêmes. Deux indicateurs sont particulièrement examinés. Le premier est la nature des responsabilités confiées au candidat. On ne confie pas des responsabilités à des gens que l’on juge incompétents. Ce principe général est une loi de passage, ou règle explicative (Plantin, 1996, p. 22) à laquelle tout recruteur est sensible. L’autre est le parcours personnel. Celui-ci peut paraître secondaire, superflu, voire horssujet. Toutefois il apporte des informations précieuses sur la capacité du candidat à transférer les compétences acquises dans le métier dans d’autres domaines. La qualification professionnelle organisationnelles, sociales, y est saisie culturelles, à tous partir de domaines ses dans conséquences lesquels le professionnel a un avantage certain. Symétriquement, pour les jeunes entrant dans le métier, certains engagements personnels (moniteur de centré aéré, lecteur à l’étranger) peuvent être perçus comme un gage d’aptitude à se professionnaliser. La fonction du parcours personnel est donc de permettre au jury de vérifier par d’autres voies les qualités qui ressortent du parcours professionnel : une sorte de méta- preuve. La compétence narrative fournit elle aussi des indicateurs, même si c’est de façon encore plus implicite. De façon globale, on induira de la lisibilité du parcours que le candidat est capable de communiquer avec clarté, et d’une interprétation à la fois personnelle et distancée, qu’il a une bonne capacité auto-réflexive. Ces indices généraux sont incorporés au jugement évaluatif final. Mais toute une série d’indices particuliers sont aussi pris en compte. Le choix des faits, leur mise en scène et leur interprétation peut influencer le jury. Ainsi la vraisemblance commande qu’il soit 8 fait place aux échecs comme aux réussites. Les échecs peuvent être soit minimisés (« A l’issue de ces deux années de stage, j’ai échoué à l’examen de qualification professionnel pour insuffisance pédagogique. J’ai donc alors travaillé comme professeur vacataire puis contractuel », Capes anglais 2), soit retournés en montrant comment on a su les convertir en expérience (« Au début de ma carrière, je me suis sentie au moins aussi impuissante qu’indignée pour éviter un conflit que je n’aurais pas su comment gérer, et j’avoue qu’il m’est arrivée de faire semblant de ne pas entendre », Capes espagnol 17). Les réussites doivent être exposées sans contrevenir à la ‘règle des fleurs’ qui frappe d’interdit l’auto-promotion (KerbratOrecchioni 1986, p. 236). Les candidats y parviennent en relativisant leur point de vue («Dès août 2001, le siège de Zurich a autorisé la création du poste de professeur principal (cf. annexe p. 82). Cela représentait pour moi la reconnaissance de mon investissement au sein de l’école. J’ai donc obtenu une augmentation mais surtout de plus grandes responsabilités », Fles 6), ou en convoquant des points de vue extérieurs, si possible celui d’une autorité (« Après 5 ans d’enseignement, je reçus la visite-conseil de l’inspection. Cela m’a conforté dans le choix de devenir enseignante puisque ma façon de transmettre les savoirs concordait avec les attentes de ma hiérarchie », Capes italien 3). Ceci vient confirmer la perspective interactionniste développée par certains sociologues de l’éducation, notamment Dubar (Dubar, 1991) sur la bipolarité de la construction de l’identité professionnelle, qui croise le jugement externe, celui des pairs ou des supérieurs, et le jugement interne, celui du sujet sur soi. La mise en scène des faits a l’avantage de mettre en valeur les qualités du candidat sans les nommer, laissant au jury le soin de les identifier : « Récemment un élève marocain a pris à partie un élève algérien en le traitant de « sale arabe » [...] Il m’a semblé, à ce moment-là, moins maladroit d’intervenir en parlant de moi [...] Au lieu de juger les élèves, je les ai interpellés, mis face à leur comportement peu civique, ce qui ne les a pas bloqués. Ils m’ont alors répondu que c’était un jeu entre eux, qu’ils s’aimaient bien et que cette insulte était amicale », (Capes espagnol 17). On voit ici à l’œuvre « l’argumentativité indirecte de la narration telle qu’elle se construit à travers le dialogisme des points de vue » (Rabatel, 2008, p. 25). Tout narrateur construit un point de vue9 sur les événements et les personnages. Tout récit engage de multiples point de vue, internes ou externes au narrateur, auxquels on n’accède pas nécessairement par le discours des personnages ou du narrateur, 9 Le point de vue (PDV) se définit en linguistique comme le « jugement de l’énonciateur sur l’objet à travers sa référenciation » (Rabatel, 2008, p. 362). 9 mais aussi par « ces phrases sans parole qui nous font voir (et juger) les personnages, les circonstants et les événements à travers le filtre perceptif des focalisateurs » et « auxquelles nous accordons un crédit d’autant plus solide qu’elles nous semblent objectives » (Rabatel, 1998, p. 11). Ainsi l’anecdote précédente donne-t-elle l’impression d’une enseignante à la fois ferme et compréhensive, habile à déjouer les escalades verbales et les risques d’affrontement. Les points de vue internes observés sont révélateurs de la construction sociale du soi, qui « s’établit à travers l’image que les autres nous renvoient de nous-mêmes et au cours des comparaisons sociales que nous réalisons avec eux » (Martinot, 2004, p. 47). Ils développent l’image que le narrateur a de lui (« Grâce à ces multiples expériences, je m’adapte facilement aux changements d’établissement, de hiérarchie, de niveau, d’équipe pédagogique, d’élèves », Capes italien 3), celle qu’il a des autres (« En fait, la violence parmi les jeunes, qu’elle soit physique ou verbale, est complètement banalisée. Ils n’ont pas conscience de la gravité de tels propos », Capes espagnol 17), ou celle qu’il voudrait que les autres aient de lui (« Je voudrais laisser des « traces » de moi-même chez les personnes que j’accompagne dans leur connaissance et leur découverte du monde », (ASH 11). Les points de vue externes sont introduits par le narrateur, qui adopte à leur égard l’une ou l’autre, ou les trois postures argumentatives: proposant (s’il adhère au point de vue qu’il transmet), opposant (s’il le récuse), tiers (s’il se situe à l’extérieur du débat (Plantin, 1996, p. 27). L’enseignante qui est intervenue comme tiers pour régler un différend à connotation raciste avoue ainsi qu’ au début de sa carrière elle avait plutôt tendance à adopter la posture d’opposant: « dans d’autres circonstances, devant de tels propos, j’ai exprimé ma colère en affirmant que le racisme était interdit par la loi. Je savais que ma réaction, un tantinet excessive, serait perçue comme une leçon de morale de plus qui resterait étrangère à l’élève. J’ai eu l’impression de me donner bonne conscience sans avoir vraiment d’efficacité », (Capes espagnol 17). De la convergence et de la divergence entre les deux types de point de vue, interne et externe, le jury tire des éléments pour apprécier le positionnement socioprofessionnel du candidat, ainsi que sa compétence à gérer les situations discursives. L’argumentation dans le parallèle savoirs/compétences Dans la dernière partie du dossier, le candidat doit revenir sur son expérience mais cette fois « au regard du diplôme ». On lui demande d’établir un « parallèle entre l’expérience acquise et chacun des modules ou unités 10 d’enseignement composant le diplôme visé ». Le parallèle est une figure de discours bien connue des rhétoriciens, qui « consiste dans deux descriptions, ou consécutives ou mélangées, par lesquelles on rapproche l’un de l’autre […] deux objets dont on veut montrer la ressemblance ou la différence ». (Fontanier, 1977, p 429). C’est un cas élargi de comparaison, particulièrement approprié à la situation discursive de la demande de AE : celle d’une négociation portant sur l’échange des compétences contre un diplôme. « Transformez votre expérience en diplôme » proclame le slogan reproduit sur la couverture du livret de la célébration des 10 ans de la VAE dans l’Académie de Nice. Le parallèle appartient à un autre type de discours que le récit de vie : le discours descriptif-explicatif. Son argumentation est à la fois directe et rationnelle. Les preuves de concordance entre les compétences et le diplôme visé doivent être précises et vérifiables. Pour autant, il reste inscrit dans le schéma narratif du récit de vie, mais cette fois, non par rapport au passé, mais par rapport à l’avenir. C’est de lui que dépend la suite de l’histoire. En effet, il débouche sur trois possibilités : validation refusée (pas de transformation, l’histoire s’arrête là) ; validation totale (transformation de la compétence professionnelle en diplôme) ; validation partielle (amorce de la transformation). L’issue dépend de la qualité du dossier mais aussi du talent de négociateur du candidat. S’il demande trop, il risque d’obtenir peu. S’il y a discordance entre ses critères d’équivalence et ceux du jury, la négociation échouera. La démarche argumentative utilisée fait appel à l’argument a pari, dit aussi « règle de justice », qui se décompose en trois moments (Eggs, 1994, p. 230): (i) « une comparaison de deux domaines d’expérience hétérogènes et une saisie de l’identique sous des aspects essentiels » (elle correspond au choix par le candidat des points de convergence entre le diplôme et son expérience) ; (ii) « l’application de la règle de justice » (elle consiste à exiger une égalité de traitement sur la base de l’équivalence identifiée, et correspond à la reconnaissance de l’équivalence par la VAE) ; (iii) l’application du principe du meilleur choix (il suppose que l’on choisisse l’issue la plus favorable à la mise en conformité des deux situations, par exemple diplômer des professionnels chevronnés plutôt qu’augmenter la durée des stages en formation initiale). La force de conviction du parallèle repose sur sa pertinence − il faut rapprocher ce qui peut l’être − mais aussi sur sa force explicative, qui, elle, dépend essentiellement du plan. En effet, l’entrée choisie conditionne à la fois le traitement des informations et l’orientation du raisonnement a pari. Nous avons déterminé 11 cinq possibilités d’entrée : 1) la comparaison terme à terme : Ex : « Initiation à la recherche et ouverture du parcours professionnel: cette UF correspond au travail qui a été le mien pendant ces 26 années dans le premier degré; le recueil des données et leur analyse sont le quotidien de l’enseignant», (Prof. Ecole 12). Empruntant souvent les catégories issues de la culture professionnelle savoirs, savoir-faire, savoir-être, cette entrée, surtout lorsqu’elle adopte une présentation tabulaire, incite à émietter les remarques, et à reprendre ou paraphraser la formulation, exposant à certaines confusions comme ici entre pratique réflexive et recherche didactique; 2) les contenus du diplôme : Ex : « Plusieurs unités d’enseignement composent ce diplôme : Système éducatif, Contenu langue et enseignement, Les TICE, Méthodologie et traduction, Littérature et civilisation d’Amérique latine, Littérature et civilisation espagnole », (CAPES Espagnol 17). Calquant le plan sur la liste des UE, cette entrée adopte le point de vue du diplôme. Elle incite à dégager les lignes de force de la demande pour chaque UE. Mais faute d’une maîtrise suffisante du discours descriptif, les candidats qui l’adoptent omettent souvent les transitions intermédiaires, et oublient de présenter les deux systèmes qu’ils comparent dans l’introduction et la conclusion générales. L’initiation à la recherche − nouveauté dans les masters d’enseignement−leur résiste. Ils la passent sous silence ou y rattachent ce qui, dans leur expérience, leur paraît s’en approcher le plus : mémoire de DEA en civilisation italienne intitulé La memoria viva degli ex-brigatisti, (Capes italien 18) ou…projet de VAE lui-même : « Dans le cadre de ma V.A.E., je me suis intéressée à la méthodologie de rédaction d’un mémoire de thèse », (Fles 9) ; 3) les compétences de l’enseignant : Ex : « J’ai l’expérience dans plusieurs domaines, la didactique de l’éducation physique, une approche de la pédagogie pluridisciplinaire à travers mes formations IUFM CRPE et IUFM CEPEPS, la dimension éducative et sociale avec ma formation d’éducateur spécialisé, l’expérience du handicap à travers les années d’enseignement à des enfants autistes et SEGPA », (ASH 8). Cette entrée part de ce que l’enseignant connaît le mieux : son expérience. Elle permet de justifier par le profil professionnel les points forts (par exemple la maîtrise de la pédagogie de projet) et les points faibles (par exemple les approfondissements disciplinaires). Mais à une condition : qu’il sache s’auto-évaluer. Pour la maîtriser, une expérience longue mais surtout diversifiée dans la profession est indispensable, la différence des situations d’enseignement faisant ressortir par contraste les compétences 12 transversales qu’elles aident à construire. Elle rejoint, même si elle ne les invoque pas explicitement, les dix compétences professionnelles exigées par l’institution10. Toutefois l’initiation à la recherche lui échappe aussi, confondue avec la compétence 10 Se former et innover (« j’ai eu de nombreuses formations internes, développant des théories scientifiques reconnues, des méthodes d’application, des outils à découvrir », ibid.) ; 4) les compétences de l’élève : Ex : « L’expression orale (exemples d’activités). A- La démarche pédagogique dans un cours d’expression orale : On peut relier l’expression orale aux dialogues déjà exploités dès le début du cours, puisque l’objectif sera de les aider à les réemployer les structures et le lexique déjà acquis », (Fles 4). Cette entrée répercute le passage − récent en France − des savoirs aux compétences dans le libellé des objectifs scolaires. On la trouve chez les enseignants de langues habitués aux quatre compétences du CECRL11 et chez les enseignants pluridisciplinaires (au primaire et dans certaines disciplines du secondaire) pour lesquels les sept familles de compétences12 évaluées dans le livret personnel de compétences de l’élève représentent un repère plus sûr que les contenus des programmes. C’est une façon indirecte et habile et de mettre en valeur l’aspect pragmatique de la compétence professionnelle : le souci du résultat. Elle suppose la capacité à expliciter ses pratiques, les justifier et les problématiser. Les grains de saisie de l’action professionnelle peuvent être très différents: exposé des séances types, comptes-rendus de séances réelles choisies pour illustrer des choix pédagogiques, analyse d’un incident didactique ayant entraîné un changement des pratiques. C’est l’entrée qui permet le mieux de cerner les stratégies et le style professionnel de l’enseignant. Situant la confrontation avec le jury au niveau des 10 11 12 Agir en fonctionnaire de l’Etat, Maîtriser la langue française, Maîtriser les disciplines et avoir une bonne culture générale, Concevoir et mettre en oeuvre son enseignement ; Organiser le travail en classe, Prendre en compte la diversité des élèves, Evaluer les élèves, Maîtriser les TICE, Travailler en équipe, Se former et innover, (B. O. n° 29 du 22 juillet 2010). Le Cadre européen commun de référence pour les langues (CECRL). Conçu par des experts linguistiques des états membres du Conseil de l’Europe et publié en 2001, il repose sur quatre compétences : Compréhension et Production écrites et orales déclinées en six niveaux : A1 niveau introductif ou de découverte, A2, intermédiaire ou de survie, B1 : niveau seuil, B2 : niveau avancé ou indépendant, C1 : niveau autonome, C2 : niveau maîtrise (Référentiel des contenus d’apprentissage du FLE, 2008, p. 15). Maîtrise de la langue française, Pratique d’une langue vivante étrangère, Principaux éléments de mathématiques et de culture scientifique et technologique, Maîtrise des techniques usuelles de l’information et de communication, Culture humaniste, Compétences sociales et civiques, Autonomie et l’initiative (B.O. n° 27 du 8 juillet 2010). 13 représentations sur le métier, elle introduit une dimension de connivence professionnelle, surtout lorsqu’elle débouche sur la mise en valeur d’une compétence de formateur, qui prouve non seulement la maîtrise d’un savoir d’expérience mais la capacité à le transmettre (ex : « La demande et les besoins dans ce domaine (TIC) parmi les professeurs des écoles, y compris parmi les plus jeunes pourtant à l’aise avec le numérique, est importante. Les collègues en classe sont peu nombreux à être autonomes dans le domaine du traitement du son, même pour des actions très simples comme la gravure ou l’envoi de fichiers sons », (Prof Ecole 21); 5) l’expérience personnelle : Ex : « De par ma formation juridique, j’ai acquis tout naturellement le savoir faire de l’écoute de la population, proposer des solutions adaptées, rapprocher la théorie du cas concret. L’ensemble de ces savoir-faire m’a conduit à diriger mon choix de carrière actuelle. Aujourd’hui encore je mets en place ces mêmes modes de comportement au sein de mes classes », (Fles 10). Cette entrée assure une cohérence chronologique, mais incite à répéter le parcours professionnel et à substituer au parallèle des analogies très générales. Elle témoigne d’une certaine difficulté à se décentrer. Sauf les entrées 1 et 5, qui ne prennent pas en compte toutes les exigences du parallèle, les autres se valent. Ce qui veut dire que si l’on entre par l’une, on doit obligatoirement la relier aux deux autres. Élève, professeur, savoirs : les trois sommets du triangle didactique sont inséparables. Ils délimitent le cadre du métier. C’est pourquoi on les retrouve dans les arguments déployés pour étayer l’équivalence compétences/savoirs. Parmi les arguments rationnels, deux reviennent régulièrement : - l’explication : « A l’aube de son entrée au collège, il est indispensable que l’élève de cycle 3 acquière une autonomie dans l’écriture et ce par l’exercice de l’écriture d’écrits intermédiaires », (Prof. Ecole 19), -et l’analogie : « Cette situation [tennis de table] peut être mise en relation avec les théories béhavioristes de l’apprentissage. En effet, elle implique une certaine quantité de répétition, la réponse attendue est renforcée par une bonification de points », (Capeps 16). Le premier est plus fréquent parce qu’il est souvent déjà disponible dans le discours professionnel. Du coup, le candidat a tendance à impliciter une partie du raisonnement, obligeant par exemple ses lecteurs à rétablir la loi de passage : « l’autonomie dans l’écriture ne peut être assurée que par un travail systématique de la réécriture » pour comprendre l’allusion aux écrits intermédiaires au cycle 3. Il 14 donne, à tort ou à raison, l’impression d’avoir recopié un texte officiel. Le second est un argument inventé pour les besoins du dossier. Il est donc à la fois plus authentique et plus risqué, mais plus convaincant. Parmi les arguments émotionnels, celui qui revient le plus souvent est l’appel aux postures professionnelles partagées. Il fait pendant à l’appel aux valeurs rencontré dans l’exposé des motivations°: « Enseigner est un travail perpétuel de remise en question. C’est cette introspection qui me permet d’évoluer au fil du temps », (Capes italien 18). Il doit être distingué de l’appel aux personnes, que l’on trouve dans : « les principaux intervenants de cette formation furent [suit une liste de six noms], Capeps 16), qui, lui, est propre aux masters d’enseignement actuels. En effet, même s’ils ne vont pas tous jusqu’à citer leurs noms, les candidats ayant obtenu le concours dans un passé récent retrouvent dans le jury leurs anciens formateurs, devenus enseignants dans les masters. La situation peut inciter ces derniers à se reconnaître dans leurs anciens étudiants et à évaluer à travers eux la formation qu’ils leur ont dispensée, et donc à minimiser les transformations intervenues depuis la mastérisation des préparations concours. L’allusion au passage dans la formation peut également être interprétée comme une demande de recommandation personnelle, interférant avec le processus institutionnel. Elle risque également d’entraîner un effet Pygmalion, en bonne comme en mauvaise part, si les anciens formateurs évaluent le dossier présent à l’aune de la scolarité passée. « Performances antérieures, motivation et attitudes face aux activités scolaires constituent des antécédents à la fois fréquents, fiables et précis des attentes de l’enseignant » (Trouilloud & Sarrazin, 2003, p. 96), ces facteurs étant de trois à cinq fois plus importants que les autres facteurs qui influencent les attentes de l’enseignant vis-à-vis de l’élève. S’adresser explicitement à ses anciens enseignants risque donc de déclencher des événements incontrôlables, car on ne peut jamais être sûr de l’impression qu’on a laissée. Cela rique surtout de laisser supposer que l’on ne sait pas faire le départ entre l’état d’étudiant ou de professeur-stagiaire et celui de professionnel reconnu sur lequel se fonde la demande de validation. L’évaluation du dossier de demande de VAE est donc intermédiaire entre l’évaluation professionnelle, comme celle confiée aux chefs d’établissement et des corps d’inspection, et l’évaluation universitaire qui sanctionne les études. Intermédiaire dans les deux sens du terme, elle tient le milieu entre les exigences du métier et celles de l’université, et les met en relation, à travers la parole et le point de vue des acteurs. 15 Conclusion : le dossier de demande d’évaluation, un contre-don Démarche d’échange, la VAE l’est doublement : de par les objets échangés et de par les discours écrit et oral qui règlent les modalités de l’échange. Reste à savoir dans quel type d’échanges la classer. La distinction que faisait Mauss dans son Essai sur le don (2007) entre le troc, échange ponctuel et privé d’objets évalués, la vente, échange public de biens indexés sur un étalon-monnaie, et le don, échange de biens symboliques en apparence sans contrepartie mais en réalité si engageant qu’il entraîne souvent un contre-don, invite à poser la question : la VAE tient-elle du troc, de la vente, ou du don ? La procédure qui consiste à échanger directement deux produits incommensurables en en fixant la valeur marchande (les Unités d’Enseignement) fait penser au troc. Mais à la différence du troc, elle n’est pas ponctuelle, le diplôme est acquis pour toujours, ce qui crée un lien durable entre les deux parties et elle est garantie par une tierce partie : la loi sur la VAE. Ceci la rapproche donc de la vente. S’il est une critique que la VAE a souvent encourue, c’est de brader des diplômes dont l’obtention devrait être la conséquence d’un apprentissage réussi. Plus que tout autre procédure de validation, elle rappelle qu’un diplôme n’a pas qu’une valeur certificative mais aussi une valeur vénale : sa cote monte ou descend en fonction du marché de l’emploi. Cependant si l’on considère comme nous venons de le faire les démarches de confrontation professionnelle et d’écriture professionnelle qu’elle induit, la VAE favorise la reconnaissance réciproque des partenaires au sein d’une même communauté professionnelle et donc s’apparente au don. On pourrait lui appliquer ce que Florence Weber (2007) dit du don dans sa préface à l’Essai sur le don de Mauss : « c'est « dans » la chose donnée que se trouve la « force » qui contraint le donataire à la rendre ». Nous pourrions dire que c’est l’anticipation du don du diplôme qui nourrit l’exigence intérieure du candidat à la VAE et lui donne envie de se montrer digne par avance du cadeau qui va lui être fait, ne serait-ce que pour ne pas le dévaluer à ses propres yeux ni dans le circuit professionnel. Ceci nous permet d’avancer que l’échange savoirs/compétences repose sur un système de don/contre-don : celui du dossier de validation contre l’ensemble des épreuves écrites et orales du master. Un écrit contre des écrits, mais pas du même ordre. La convocation des savoirs professionnels et des savoir-faire discursifs distingue le dossier des épreuves d’examen, et en fait véritablement une œuvre, une somme professionnelle dans lequel le candidat livre sa réflexion sur tout ce que lui ont appris ses études et son métier, s’offrant lui-même à travers la représentation 16 qu’il en propose. Il se trouve alors pris dans une double transformation, celle qu’il exerce sur l’écrit en le menant à son terme, et celle que l’écrit exerce en retour sur lui, en lui donnant l’occasion de formuler son expérience. Seule l’écriture longue peut embrayer ce type de transformation. La plupart des candidats ne la rencontrent pour la première fois qu’à l’occasion de la demande de VAE. Ceci explique à la fois le succès très confidentiel de la VAE et le nombre important des abandons en cours de rédaction. L’écrit doit être linguistiquement correct, le récit ne doit pas romancer, la description ne doit pas noyer, le parallèle ne doit pas compartimenter : ces règles sont les règles d’un genre d’écrit : la demande de VAE. C’est un genre qui repose sur un geste illocutoire indirect, qui en surface allie le récit au futur : le projet, le récit au passé, et une forme particulière de description : le parallèle, mais qui en profondeur est une argumentation de type persuasif, destinée à convaincre de l’équivalence entre ce qui est présenté et ce qui est demandé. Ces règles sont moins normatives que pragmatiques : elles ne prescrivent pas des conduites a priori, mais se fondent sur des observables : les effets des dossiers analysés, qui peuvent évoluer en fonction de la culture, de la situation et des acteurs. Elles mettent en relation des variables sociales comme les parcours professionnels et personnels, et des variables rhétoriques comme les choix de plans. De l’analyse comparative émergent non des recettes mais des structures qui peuvent aider les candidats à se situer, à comprendre les demandes du jury, et les stratégies susceptibles d’y répondre. La demande de VAE est aussi un genre professionnel de type évaluatif, qui fait intervenir des critères d’expertise propres à la profession enseignante, à la fois stables et problématiques parce que faisant l’objet de controverses sur les savoirs transmis, la façon de les transmettre, les responsabilités des différents acteurs scolaires. L’argumentation y est tout à fois émotionnelle et rationnelle, émotionnelle parce que « toute construction d’évènement est inséparable d’une prise de position émotionnelle vis-à-vis de cet évènement » (Plantin, 2011, p. 204), rationnelle parce que l’échange se fait sur la base de faits listés de part et d’autre : UE du diplôme, compétences professionnelles, reliés par un double réseau de concordances, internes et croisées. La production écrite s’y révèle beaucoup plus formatrice que dans la plupart des écrits professionnels, qui ne mobilisent qu’un type discursif (narratif, descriptif, argumentatif), et/ou sur une période moins longue. Il y a donc bien apprentissage, sous forme d’une auto-didaxie médiée par l’écriture. Dans la mesure où les diplômes demandés sont des diplômes professionnels, 17 pouvoir les délivrer contre un dossier qui révise tout le métier dans la perspective du diplôme est bien plus qu’une alternative de formation, c’est une évaluation du diplôme lui-même. Dans la mesure où le récit met la personne au centre du discours, il apporte une dimension complètement absente de l’évaluation universitaire, tout en évitant l’écueil de la personnalisation. C’est en effet au niveau professionnel que se situe la transaction, et le moindre de ses intérêts n’est pas d’amener le jury à se questionner à son tour, faisant de la soutenance orale du dossier une des rares occasions de co-formation professionnelle qu’offre l’enseignement supérieur. Bibliographie Amossy, R. (2006). L’argumentation dans le discours. Paris : Armand Colin. Biagioli, N. (2011). L’analyse de l’expérience dans les didactiques des disciplines : la mémoire des enseignants novices. Texte de l’intervention au colloque Le rôle de l’expérience dans l’apprentissage des métiers de l’éducation et de la formation, XIIe Rencontres REF, Louvain-la-Neuve, 14-9-2011, pp. 1-13 (hal-00793115) Chevallard, Y. (1985/1991). La Transposition didactique. Du savoir savant au savoir enseigné. Grenoble : La pensée sauvage. Clot, Y. (2008). Développer le pouvoir d’agir. Santé et travail, 63. Dubar, Cl. (1991). La socialisation. Construction des identités sociales et professionnelles, Paris, Armand Colin, 1991. Eggs, Ek. (1994). Grammaire du discours argumentatif. Paris : Kimé. Kerbrat-Orecchioni, C. (1986) L’implicite. Paris : Armand Colin. Kerbrat-Orecchioni, C. (1992) Les interactions verbales. Paris : Armand Colin. Martinot, D. (2004). Le soi en psychologie sociale. In Halpern, C., Ruano-Borbalan, J.-Cl. Identité(s). Auxerre: Sciences humaines, p. 41-48. Mauss, M. (2007). Essai sur le don. Forme et raison de l'échange dans les sociétés archaïques [1925], Introduction de Florence Weber, Paris : Quadrige/Presses universitaires de France. Pastré, P. (2010). Quel sujet pour quelle expérience : un point de vue de didactique professionnelle ?Travail et apprentissages, 6, p. 46-55. Personnaz, E. Quinterat, N. & Séchaud F. (2005). Parcours de VAE, des itinéraires complexes, longs, à l’issue incertaine. Bref, 224, p.1-4, disponible sur le site du CEREQ. Plantin, Ch. (1996). L’argumentation. Paris : Éditions du Seuil. Plantin, Ch. (2011) Les bonnes raisons des émotions. Berne : Peter Lang. Rabatel, A. (1998). La construction textuelle du point de vue. Lausanne - Paris : Delachaux & Niestlé. Reuter, Y. (2009). L’analyse du récit. Paris : Armand Colin. Référentiel de programmes pour l’Alliance française élaboré à partir du Cadre Européen Commun (2008). Paris : Alliance française de Paris-Ile- de- France - CLE international. Trouilloud, D. Sarrazin, Ph. (2003). Les connaissances actuelles sur l’effet 18 Pygmalion: processus, poids et modulateurs. Revue Française de Pédagogie, 145, p. 89-119. Vallerand, R.J. Thill, E.E. (1993). Introduction à la psychologie de la motivation. Paris : Éditions Études Vivantes. Vanderveken, D. (1988). Les actes de discours. Liège : Mardaga. Weber, Fl. (2007). Préface de l’Essai sur le don. Forme et raison de l'échange dans les sociétés archaïques de Marcel Mauss. Paris : PUF. 19