URML PC_Epuisement_professionnel avril 2004

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URML PC_Epuisement_professionnel avril 2004
Union Régionale des Médecins Libéraux
de Poitou-Charentes
L’épuisement professionnel
des médecins généralistes
Une étude compréhensive en Poitou-Charentes
Philippe Davezies
François Daniellou
Laboratoire de Médecine et Santé au Travail
Faculté Laennec
Laboratoire d’Ergonomie des Systèmes Complexes
ISPED
Université Claude Bernard Lyon 1
Université Victor Segalen Bordeaux 2
Avril 2004
L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
L’épuisement professionnel des médecins généralistes
Une approche compréhensive en Poitou-Charentes
Chapitre 1
Introduction
L’Union Régionale des Médecins Libéraux (URML) de Poitou-Charentes a décidé, en 2002,
de provoquer une recherche sur l’épuisement professionnel des médecins. Cette décision
faisait suite aux constats qui pouvaient être faits parmi les adhérents de l’Union, d’une part, et
à la publication, par l’URML de Bourgogne, d’un rapport sur le même sujet.
Ce rapport1 présente les résultats d’une enquête de psychologie sociale, envoyée à 2500
médecins de Bourgogne, et dont 393 réponses ont été exploitées. La « mesure » du burn-out
utilise le Maslach Burnout Inventory (MBI), qui évalue séparément l’épuisement émotionnel,
la dépersonnalisation, et l’accomplissement personnel. L’enquête montre que, par rapport aux
bornes habituellement admises, 47% des médecins ont un score d’épuisement professionnel
élevé, 33% un niveau élevé de dépersonnalisation, et 41% un niveau élevé d’accomplissement
professionnel. Les résultats soulignent une forte diversité de la charge quantitative des
médecins interrogés. L’épuisement émotionnel et la dépersonnalisation apparaissent plus
importants chez ceux qui effectuent plus de 25 actes par jour. Le « changement de mentalité
des patients », et le sentiment d’inéquité perçue sont mis en avant comme facteurs importants
du burn-out.
Soucieuse de connaître, et de faire face à une éventuelle situation du même ordre en PoitouCharentes, l’URML entre en contact avec l’Action Régionale pour l’Amélioration des
Conditions de Travail, qui la met en relation avec deux chercheurs spécialistes de santé au
travail :
● Philippe Davezies, médecin, est Maître de Conférences en médecine du travail à
l’Université de Lyon 1, spécialiste de pathologies professionnelles et de psychopathologie du
travail,
● François Daniellou, non-médecin, est professeur d’ergonomie à l’Université Victor
Segalen Bordeaux 2.
Après une première rencontre, il est décidé que l’objet de la recherche en Poitou-Charentes
n’est pas de chercher à confirmer les résultats statistiques obtenus en Bourgogne, mais
d’approcher qualitativement les mécanismes pouvant donner lieu à un épuisement
professionnel des médecins libéraux. Il ne s’agira donc pas de mettre en avant des résultats
démontrés statistiquement, mais de chercher à décrire des mécanismes qualitatifs, dont la
discussion à l’intérieur de l’URML et de la profession poursuivra le mécanisme de validation.
Il est également décidé de limiter le champ aux médecins généralistes. La recherche est mise
1
Truchot, D., 2001, Le burn-out des médecins libéraux de Bourgogne, rapport de recherche polycopié, Union
Professionnelle des Médecins Libéraux de Bourgogne.
-1-
L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
en place par deux contrats entre l’URML et les deux Universités d’appartenance des
chercheurs.
La méthodologie mise en oeuvre est basée sur un travail compréhensif, à partir d’observations
et d’entretiens, avec un échantillon de médecins beaucoup plus petit que celui de l’enquête
précédente. L’URML a fait une information à l’ensemble de ses adhérents, pour dégager des
volontaires, et a obtenu un nombre de volontaires largement supérieur aux besoins des
chercheurs. L’échantillon retenu comporte des médecins femmes et hommes, exerçant dans la
Région en zone urbaine et en zone rurale, dans des cabinets de taille variable, et d’ancienneté
diverse dans la profession. Compte tenu de la faible taille de l’échantillon et de la visée
qualitative de la recherche, la notion de « représentativité statistique » de cet échantillon
n’aurait pas de sens. Nous ne présenterons pas, médecin par médecin, ses caractéristiques en
matière de sexe, d’âge, d’ancienneté, de localisation, car cela serait contradictoire avec
l’anonymat qui a été choisi, chaque médecin participant à l’étude n’ayant pas connaissance de
l’identité des autres.
Trois méthodes complémentaires sont utilisées :
● Des entretiens classiques, avec 21 médecins. Ces entretiens visaient à aider le
médecin à exprimer son propre vécu du risque d’épuisement professionnel, et à en faire
l’analyse. Ils ne constituaient donc pas un simple enregistrement du point de vue des
médecins, mais un travail d’enquête, mené avec eux, afin de mieux comprendre les
contradictions et les dilemmes auxquels doivent faire face les médecins généralistes.
Pour 3 médecins, des entretiens avec le conjoint ont également été conduits.
● Des observations de consultations. Pour 9 médecins, les chercheurs ont observé les
consultations (n=140) pendant quelques jours. Pour permettre ces observations, un protocole
avait été mis en place par l’URML avec les Conseils de l’Ordre. Les patients recevaient une
note écrite avant la consultation, leur exposant les objectifs de l’étude et les garanties
d’anonymat. Ils donnaient ou non leur accord pour la présence du chercheur à la
consultation2. Le chercheur, assis près du bureau du médecin, n’assistait pas à l’examen
clinique. A tout moment, le patient ou le médecin pouvait demander au chercheur de sortir.
Pour certaines consultations, l’un des chercheurs interrogeait le patient avant la consultation
sur le motif de celle-ci, et après la consultation sur la satisfaction de ses attentes, pendant que
l’autre chercheur assistait à la consultation.
● Les entretiens d’instruction au sosie, menés avec 10 médecins. Inventée par
Oddone3 en Italie, et développée en France par Yves Clot4, cette méthode est basée sur la
consigne suivante, donnée par le chercheur au médecin interrogé : « Imaginez que,
physiquement, je sois votre sosie, que j’aie les compétences médicales, et que je prenne la
consultation à votre place ; cela ne suffirait pas pour que les patients aient le sentiment d’être
avec vous, car vous avez votre propre style. Pourriez-vous, en prenant votre agenda de la
2
Le pourcentage de refus de la part des patients a été de l’ordre de 8%, et la demande des médecins que
l’observateur n’assiste pas à certaines consultations a concerné environ 4% d’entre elles.
3
Oddone, I., Re, A., Briante, G., 1981, Redécouvrir l’expérience ouvrière, vers une autre psychologie du travail,
Paris : Editions Sociales
4
Clot Y., 2001, Méthodologie en clinique de l’activité. L’exemple du sosie. 125-147 in M. Santiago-Delefosse
et G. Rouan, Les méthodes qualitatives en psychologie, Paris : Dunod.
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L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
prochaine demi-journée, me donner les instructions sur le style à mettre en place avec ces
patients pour qu’ils ne s’aperçoivent pas de la substitution. » L’intérêt de cette méthode est
qu’elle place le médecin en position réflexive sur sa propre activité, à propos de patients
particuliers, et lui permet d’exprimer « ce qu’il cherche à faire », qui n’est pas forcément
visible à travers l’observation.
Les observations et les entretiens ont eu lieu entre Novembre 2002 et Mai 2003.
L’URML avait mis en place un comité de pilotage de la recherche, qui s’est réuni deux fois
pour la mise en place de l’étude et de ses conditions de réalisation, puis une fois pour la
présentation orale des résultats préalable à la rédaction de ce rapport.
Les chercheurs remercient ce comité de pilotage, l’ensemble des médecins qui ont accepté de
les recevoir pour des entretiens et des observations, et tous les patients qui ont permis leur
présence aux consultations.
Structure du rapport de recherche
Les chercheurs se trouvent placés, vis-à-vis de la parole des médecins, dans la même position
que ceux-ci vis-à-vis de leurs patients :
● ils attachent une extrême importance à la parole des médecins sur leur exercice
professionnel et les conséquences qu’ils en perçoivent sur leur santé ;
● pour autant, ils constatent des écarts, des incohérences, soit au sein des propos exprimés,
soit entre les entretiens et les consultations observées.
L’enjeu du constat de ces écarts n’est évidemment pas de trier entre « la vérité » et
« l’erreur », mais de rendre compte des contradictions avec lesquelles les médecins se
débattent, du coût pour eux de ces tensions, et d’une diversité de stratégies mises en place
pour y faire face.
Ici réside sans doute le résultat essentiel de cette recherche : les médecins ne souffrent pas de
l’épuisement professionnel comme on souffre d’une intoxication massive. Entre les
composantes de leur exercice professionnel, et les effets sur leur santé, ils déploient des
stratégies diversifiées, qui ne produisent pas les mêmes effets.
Sans doute, pour que la profession puisse mieux comprendre et prévenir « LE » burn-out
professionnel, lui faut-il commencer par renoncer à l’article au singulier. Les trajectoires qui
peuvent conduire à la dépression ou à la dépersonnalisation ont des racines communes dans
les conditions d’exercice de la pratique. Mais elles empruntent ensuite des voies tellement
diverses, suivant les stratégies mises en place par chacun, que la recherche d’une famille
unique de remèdes serait sans issue. Les recherches qualitatives mettent en évidence des
prévalences, mais peuvent conduire à passer à côté du fait que des mécanismes différents
peuvent être à l’œuvre.
Nous proposerons d’identifier deux grandes stratégies très distinctes de gestion des
contraintes professionnelles, débouchant sur des formes de souffrance bien différentes.
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L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
Certains médecins se situent nettement dans l’une ou l’autre catégorie, tandis que d’autres
luttent, sur le fil du rasoir, pour ne tomber ni d’un côté ni de l’autre.
Le rapport comporte la structure suivante :
● Dans le chapitre 2, nous présentons des résultats issus de nos observations.
● Dans les chapitres 3 à 8, nous rendrons compte du travail d’enquête réalisé avec les
médecins, en rapportant leurs témoignages sur leurs conditions d’exercice, en rendant compte
de l’analyse qu’ils en font, mais aussi en pointant les limites et contradictions de ces analyses
comme les divergences qui peuvent exister entre eux, enfin, en indiquant ce que nous avons
pu comprendre à l’issue de ces rencontres.
● Dans le chapitre 9, nous soumettons au débat professionnel un ensemble de pistes
pour favoriser un traitement et une prévention des difficultés rencontrées. En effet, s’agissant
de souffrance au travail, il ne saurait être question pour les chercheurs de s’instituer en
experts, définissant à eux seuls les actions qui doivent être menées.
La reprise et la discussion des résultats présentés ici par les collectifs professionnels, et les
actions qu’ils mettront en œuvre à la suite de cette lecture, constitueront probablement le
débouché principal de la recherche.
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L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
Chapitre 2
Quelques constats d’observation
Dans ce chapitre, nous présentons la synthèse des observations effectuées. Rappelons que
l’ambition de cette présentation n’est pas de mettre en avant des résultats statistiques massifs,
mais, à travers la diversité des constats effectués, de contribuer à l’interprétation des
difficultés rencontrées par les médecins généralistes.
Nous aborderons très brièvement l’activité relative aux visites à domicile, et longuement
celle qui porte sur les consultations. Nous n’avons pas observé de gardes.
1. Les visites
Nos observations ont peu porté sur des visites (une quinzaine en tout). Elles occupent une part
faible du temps des médecins (nous n’avons pas observé de médecin d’un service type SOS
Médecins). Pour certains, la diminution de la part des visites est un résultat du non
remboursement des visites non justifiées. Pour d’autres, la limitation du nombre de visites
avait été mise en place antérieurement à cette mesure administrative.
La durée de la visite, hors transport, est de même ordre que la durée d’une consultation pour
le même médecin (voir ci-après). Il faut y ajouter un temps de transport de l’ordre de 10 mn
dans chaque sens, ce qui fait qu’une visite unique de 15 mn prend 35 mn, tandis qu’une série
de 4 visites prend 1 h 50 environ (soit 27 mn par visite). Dans le petit nombre de cas observés,
nous n’avons pas vu de perte de temps liée à la recherche et à la localisation du domicile.
En termes financiers, la visite est donc nettement plus pénalisante que la consultation,
puisqu’elle coûte au médecin un temps environ double, plus les frais de voiture. Cet
inconvénient est en partie éliminé quand la visite est l’occasion de deux consultations au
même domicile. Les autres difficultés sont exprimées par les médecins dans les témoignages
présentés au chapitre 2.
D’autres types de visites sont d’une nature différente. Voici par exemple une séquence de visites dans une
maison de retraite :
- visite 1 : 8mn
- visite 2 : 3 mn
- visite 3 : 4 mn
- visite 4 : 5 mn
- temps administratif avec l’infirmière : 10 mn,
soit 4 visites en 30 mn hors transport, 45 mn avec le transport. Le médecin n’est dans ce cas pas déficitaire.
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L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
2. Les consultations
Nous avons observé environ 140 consultations, chez 9 médecins différents.
Il apparaît des différences importantes entre les médecins quant à la conduite des
consultations.
2.1. La durée moyenne des consultations
La durée moyenne des consultations observées chez les différents médecins va de 10 à
presque 19 mn. Tous les médecins observés avaient une fréquence de prise de rendez-vous de
15 mn, sauf le Dr H qui, au moment des observations, faisait un essai de consultation
programmée à 30 mn . Ce médecin est ensuite passé à une programmation à 20 mn.
Durées moyennes des consultations
et écarts-types par médecin
20,0
mn
15,0
Moyenne
Ecart-type
10,0
5,0
0,0
A
B
C
D
E
F
G
H
Médecin
Si les différences de durée moyenne doivent être prises avec précaution, compte tenu du
nombre de consultations observées, il apparaît nettement des styles différents selon les
médecins. Les durées moyennes observées sont bien corrélées avec les horaires et l’activité
annuelle rapportés par les médecins. Il faut souligner que si, entre une consultation moyenne à
10 mn et une consultation moyenne à 16 mn, il n’y a que 6 mn de différence, cela représente
60% d’écart : il s’agit bien d’une différence majeure.
Les deux graphiques ci-dessous montrent la distribution des durées des consultations
observées chez le Dr A et chez le Dr E, qui programment tous deux des consultations à 15
mn.
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L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
Distribution des durées
des consultations observées
50,0
%
40,0
30,0
Dr A
20,0
10,0
0,0
0<5
5<10
10<15
15<20 20<25 25<30
>=30
mn
Distribution des durées
des consultations observées
50,0
%
40,0
30,0
Dr E
20,0
10,0
0,0
0<5
5<10
10<15 15<20 20<25
25<30
>=30
mn
Si l’on se propose de décomposer la consultation en trois parties : interrogatoire préalable,
examen clinique, suite de l’examen, on constate que ce découpage est possible dans environ
85 % des consultations, mais que certaines échappent à cette structure (absence d’examen,
consultations doubles par exemple). Ce qui apparaît le plus significatif est l’ensemble
interrogatoire + examen, certains médecins interrogeant plus longuement le patient au bureau,
d’autres poursuivant l’interrogatoire en salle d’examen. La durée moyenne interrogatoire +
examen apparaît assez révélatrice des différences de styles entre médecins. C’est sur ce temps
consacré à l’écoute et à l’examen du patient que se jouent les différences de temps total de
consultations. Le temps post-examen est moins différent d’un médecin à l’autre, sauf dans le
cas du Dr H.
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L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
Durée moyenne interrogatoire + examen
12,0
10,0
mn
8,0
6,0
4,0
2,0
0,0
A
B
C
D
E
F
G
H
G
H
Médecin
Durée moyenne après examen
10,0
mn
8,0
6,0
4,0
2,0
0,0
A
B
C
D
E
F
Médecin
Pour les deux graphiques ci-dessus, les données ne sont pas disponibles pour trois médecins.
La durée moyenne et la structure de la consultation apparaissent bien significatifs d’un
« style » du médecin, sur lequel nous reviendrons plus loin.
Pour un même médecin, la durée de la consultation va varier :
- en fonction du cas clinique
- en fonction des interruptions (téléphone)
- en fonction de l’arrivée des patients suivants
- en fonction de butées temporelles (fin de journée, libération du cabinet pour un
confrère).
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L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
Voici par exemple les durées successives des consultations pour un médecin qui doit libérer
son cabinet pour le laisser à son confrère :
mn
Durée successives de consults avant fin de vacation
18
16
14
12
10
8
6
4
2
0
1
2
3
4
5
6
N° consultation
Il est probable que la diminution progressive de la durée des consultations correspond à un
accroissement de la sensation de pression temporelle.
La gestion de la durée des consultations apparaît donc comme un travail en soi, qui amène le
médecin à construire des compromis en fonction d’un ensemble de critères (voir ci-après
§5.1).
2.2. Les urgences
Les urgences absolues (nécessitant de voir le patient immédiatement) sont rares. Sur 140
consultations, nous n’en avons vécu que deux : un accident de travail, et un supposé coma
hypoglycémique. Certains médecins, quand ils sont médecins des pompiers, peuvent y être
plus exposés.
Lorsque le patient est amené au cabinet, il ne semble pas que l’urgence pose un problème
lourd de gestion du temps, les patients en salle d’attente acceptant très bien la formule « j’ai
une urgence ». En revanche, l’urgence à domicile qui vient en cours de consultation est
susceptible de bouleverser gravement l’organisation.
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L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
2.3. Le téléphone
La réponse au téléphone est une composante importante du déroulement des consultations,
qu’elle vient interrompre.
Les appels entrants sont de deux natures principales :
- d’un côté les prises de rendez-vous, en l’absence de secrétaire ou lorsque le
médecin préfère le faire lui-même ;
- d’un autre côté, des appels à contenu médical, en provenance des patients
(commentaire d’un résultat, question…), des pharmacies ou laboratoires
d’analyses.
La réponse au téléphone en cours de consultation pose divers problèmes :
- changement de registre cognitif, perte de la concentration sur le patient en cours
- introduction d’un temps non programmé, qui vient modifier les stratégies de
gestion du temps
- parfois nécessité d’un lavage de mains
- parfois, changement de page informatique ou recherche du dossier du patient
appelant
- absence de confidentialité de la parole du médecin : parfois, nécessité de répondre
à un patient angoissé (qui parfois a été nommé, « bonjour Mr X »), devant un autre
patient.
Certains médecins qui ont un secrétariat font le choix d’un filtrage très ferme pendant leurs
consultations (comme en témoigne la difficulté que nous-mêmes avions parfois à leur parler
pour prendre rendez-vous pour l’étude). Ils rappellent éventuellement entre deux
consultations. D’autres considèrent qu’il est nécessaire de répondre aux patients quand ils
appellent.
La prise de rendez-vous est une source majeure d’appels :
- en dehors des heures de présence de la secrétaire
- en permanence, pour les médecins qui gèrent eux-mêmes l’attribution des rendezvous.
Statistiquement, il y a évidemment environ une prise de rendez-vous par consultation, mais
les pics sont les mêmes : c’est lorsque les consultations sont les plus tendues, vers le soir, que
la pression du téléphone augmente aussi.
2.4. Les charges administratives
Au cours des observations, nous avons peu été témoins des activités administratives, dont en
revanche, les médecins parlent beaucoup dans les entretiens (cf chapitre 3). En effet, la
plupart du travail administratif se fait avant l’ouverture des consultations, le soir ou en fin de
semaine, à des moments où les chercheurs n’étaient pas présents.
Les quelques tâches administratives que nous avons vu réaliser sont le classement de résultats
d’analyse ou de courriers de spécialistes, et la préparation des bordereaux d’encaissement des
chèques. Nous renvoyons donc au chapitre 3 pour une discussion de cette composante de la
charge.
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L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
3. Quelques particularités de la mobilisation
Les chercheurs qui ont conduit l’étude sont des spécialistes de santé au travail, habitués à
s’interroger sur les difficultés rencontrées dans des professions très différentes. Ils sont donc
conduits à chercher les ressemblances et les différences entre les mécanismes d’atteintes à la
santé dont ils sont témoins.
Ce type de comparaison est fait aussi, implicitement, par les médecins eux-mêmes dans les
entretiens. Certains en effet, comparent leur charge à celle d’un cadre supérieur.
Or l’activité des médecins généralistes combine des formes de charge qui, prises séparément
se retrouvent dans d’autres professions, mais dont la combinaison semble originale.
● La fragmentation de l’activité, le passage d’un cas à un autre
Chaque consultation est un cas nouveau, indépendant de la précédente, qui nécessite d’entrer
dans le dossier, de reconstruire ses repères vis-à-vis du patient. Cette caractéristique de
l’activité se retrouve par exemple dans les centres d’appels (dépannage par téléphone), ou
chez les cadres qui passent rapidement d’une question à une autre.
● La nécessité d’une vigilance maintenue sur fond de consultations banales
Après une série de consultations à faible technicité médicale, le médecin doit rester disponible
pour faire face à une pathologie inattendue et sérieuse. Ce nécessaire maintien de la vigilance
avec une toile de fond d’activités routinières est par exemple connu dans les salles de contrôle
(chimie, nucléaire).
● La difficulté à maîtriser le temps : la prescription de la charge est imprévisible
Le médecin n’est pas maître de la demande qui lui est adressée, qui est très variable dans la
journée et suivant les périodes (épidémies). Ses stratégies de planification, qui seront
analysées plus loin, peuvent peu être anticipées, elles se jouent souvent dans le temps réel de
l’appel.
● De nombreuses interruptions
Le travail de consultation est très interrompu, notamment par le téléphone (voir 2.3). On
retrouve une caractéristique connue par exemple chez les infirmières hospitalières.
L’interruption est coûteuse sur le plan cognitif (mémorisations superposées, reprise des
repères : « j’en étais où ? »)
● Peu de créneaux programmés sans consultation
La plupart des médecins ne programment pas, dans leur emploi du temps, de moment sans
consultation. Lorsqu’ils neutralisent certaines périodes, c’est en général pour retourner chez
eux et quitter le contexte professionnel. Les créneaux « libres », notamment pour faire le
travail administratif, apparaissent comme le résultat d’une absence de consultation, qui
échappe au choix du médecin. Le travail administratif est fait « dans les trous » de l’activité
médicale.
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L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
● Augmentation de la charge vers le soir
Il y a là une caractéristique très spécifique de l’activité du médecin. Chez la plupart des
cadres, le soir, après le départ d’une partie des salariés, est une période où il est possible de
revenir sur ce qui s’est passé dans la journée, de le réélaborer, et de préparer les jours
suivants. Au contraire, pour le médecin, le soir est une période de forte charge quantitative,
avec une pression importante de la demande, et, dans l’ensemble, des consultations répétitives
(beaucoup de pédiatrie). C’est aussi le dernier moment avant la nuit, où les patients n’auront
plus le même recours possible à un médecin. Refuser, ou se tromper, est, à cette heure-là, plus
susceptible d’avoir des conséquences. Nous y reviendrons à propos du choix d’accepter ou de
refuser des demandes. L’accélération du soir est donc une caractéristique particulière du
travail du médecin.
● L’isolement et l’absence de collectif professionnel
Du matin au soir, le médecin est seul face aux patients. Dans le cas de cabinets de groupes, les
discussions sont limitées et portent peu sur le contenu du travail. Nous reviendrons
longuement sur ce point plus loin.
4. Eléments de la situation de travail
4.1. L’informatique
Dans certains cabinets, l’informatique ne semble poser aucun problème. Lorsqu’elle est
couplée à un secrétariat performant, elle offre une diversité de possibilités dont toutes ne sont
pas utilisées par tous les médecins :
- planning et prise de rendez-vous
- suivi du dossier médical avec insertion des résultats d’analyse
- édition des ordonnances
- édition des courriers aux spécialistes
- vérification des incompatibilités médicamenteuses
- consultation du Vidal
- suivi de l’état de la salle d’attente
- comptabilité
- courrier électronique et Internet.
Dans d’autres cas, l’informatique est vécue comme un cauchemar, du fait notamment d’une
mise en place défectueuse, entraînement des dysfonctionnements, des changements de
matériel, et des dettes. Il est évident que les différents fournisseurs n’offrent pas des
prestations équivalentes.
Pour d’autres médecins enfin, c’est la phase d’apprentissage qui est redoutée, avec
l’impression qu’on ne pourra pas faire la même chose que ce qu’on faisait avant.
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L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
4.2. Le secrétariat
Les choix concernant l’organisation du secrétariat sont très divers. Un médecin travaillant
seul a fait le choix de ne pas avoir de secrétariat. Dans tous les cabinets de groupe, il en existe
un, mais le plus souvent, le temps de présence de la secrétaire ne couvre pas celui des
médecins. Il existe donc en général des heures « avec secrétaire » et des heures « sans
secrétaire ».
La définition des tâches du secrétariat est également très variable :
- parfois les médecins souhaitent prendre eux-mêmes les rendez-vous, même aux
heures de présence de la secrétaire, pour évaluer l’urgence et la durée de la
consultation ; le plus souvent, ils prennent les rendez-vous seulement hors
présence de la secrétaire ;
- parfois le secrétariat entre dans l’ordinateur les résultats d’analyses, ou constitue
les dossiers manuels, mais certains médecins le font eux-mêmes ;
- en général le secrétariat gère le tri du courrier entrant et l’envoi du courrier sortant
- dans les cas observés, la secrétaire n’a aucun rôle dans la comptabilité.
4.3. Les visiteurs des laboratoires
Chaque médecin a environ deux rendez-vous de laboratoires par jour, d’une durée de 7 à
10 mn, pris des mois à l’avance. Dans certains cas, ce sont l’ensemble des médecins du
cabinet qui se regroupent pour recevoir le laboratoire, ou pour être « reçus » par celui-ci
(dégustation d’huîtres par exemple dans plusieurs des cabinets).
L’entretien avec le visiteur médical porte d’abord sur les produits du laboratoire. La réaction
manifestée par le médecin est en général assez faiblement intéressée, voire franchement
dubitative lorsque les médicaments proposés ont de longues listes d’incompatibilités. Mais
l’intérêt est plus soutenu quand les visiteurs parlent de formation continue.
Les entretiens montrent également que les visiteurs jouent un rôle important d’informateurs,
mettant en contact les cabinets qui cherchent un remplaçant ou un associé et les remplaçants
disponibles et correspondant au profil. Ils remplissent ainsi une fonction qui ne semble tenue
ni par les syndicats ni par l’URML.
5. La charge de travail
La charge « quantitative » de travail des médecins est-elle proportionnelle à leur horaire
hebdomadaire ? Au nombre d’actes qu’ils réalisent par an ? Dans l’échantillon observé, des
médecins travaillant à temps plein, avec un horaire semblable, de l’ordre de 50 heures par
semaine, effectuent un nombre d’actes annuels compris entre 4200 et 7800 (moyenne
régionale autour de 5400). Il paraît difficile de décréter a priori que l’un travaillerait plus que
l’autre. Par ailleurs, certains médecins ont des horaires hebdomadaires moindres, ou prennent
plus de vacances. La composition de la charge quantitative des médecins est une alchimie
complexe, qui doit être décrite en détail.
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L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
5.1. La régulation de la charge
La charge quantitative du médecin est le résultat d’une demande des patients, et du type de
réponse que le médecin veut/peut y apporter. Il est probable qu’il ne s’agit pas de facteurs
indépendants l’un de l’autre, dans la mesure où, dès que le patient est susceptible d’avoir
accès à plusieurs médecins, il va se construire un couplage entre l’attente du patient et la
réponse du médecin. Par exemple, certains patients vont souhaiter voir vite un médecin même
si la consultation est courte, alors que d’autres préfèreront attendre un peu, pour être sûrs de
disposer d’une consultation moins bousculée. Mais ce couplage est largement implicite, dans
la mesure où il est très rare que le médecin propose « si vous voulez une consultation longue,
venez à tel moment, si vous venez le soir, elle sera plus courte ».
La charge quantitative du médecin va dépendre de la façon dont il positionne toute une série
de « curseurs », qui concernent :
- les jours où il travaille ou ne travaille pas
- son heure de début
- l’heure limite à laquelle il accepte de terminer, en fonction notamment de son
propre état, des contraintes familiales
- le nombre de consultations qu’il accepte de programmer par heure dans un premier
temps (consultations à 15 ou 20 mn)
- le nombre de consultations qu’il accepte « entre deux », en fonction de la difficulté
prévisible des consultations déjà programmées, de celle qui s’ajoute, et du temps
de consultation en dessous duquel le médecin ne veut pas descendre
- sa sensibilité aux retards, au remplissage de la salle d’attente
- sa position de principe sur le caractère « normal » ou pas de refuser des
consultations le jour même
- son évaluation du caractère plus ou moins urgent de chaque appel, ou les consignes
qu’il donne à la secrétaire à ce propos
- son choix d’encourager ou non l’auto-médication (notamment en pédiatrie), de
décourager ou non les consultations pour des pathologies bénignes (rhume)
- son niveau de revenu cible
- l’évaluation qu’il fait des conséquences, en termes de perte des patients, d’un
éventuel refus.
La construction du compromis entre tous ces facteurs est extrêmement complexe, elle
comporte des choix « a priori » mais elle se fait aussi en temps réel, en partie au cours de
l’appel du patient, en partie entre un appel et les suivants. Par exemple, un médecin déclare
vers 15 h à l’observateur « je vais commencer à doubler les consultations pour ce soir, on ne
reporte jamais au lendemain », puis à partir de 17 h il répond aux patients qu’il ne reste plus
de place pour le soir, que ce ne peut être que le lendemain.
La difficulté de gestion de ces compromis semble être au cœur des problèmes de charge
quantitative ressentis par les médecins. Il s’agit en effet de comprendre dans quelle mesure,
s’ils sont débordés, « c’est parce qu’ils le veulent bien », comme certains l’affirment dans les
entretiens. On peut noter que la difficulté n’est pas la même pour tous les « curseurs » cités cidessus.
● Tous les médecins ont des jours où ils travaillent et des jours où ils ne travaillent pas du
tout. Certains prennent une demi-journée ou une journée dans la semaine, certains ne
travaillent jamais le samedi, etc. Ces indisponibilités sont clairement annoncées aux patients,
- 14 -
L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
et ne semblent poser de problème à personne. De même, tous les médecins prennent des
vacances, souvent en accord avec les confrères du secteur, préviennent leurs patients, et
retrouvent normalement la plupart de ceux-ci quand ils reviennent.
L’indisponibilité totale à certaines périodes semble donc poser beaucoup moins de problèmes
que le fait de refuser une consultation pour le jour même, alors que du point de vue de
l’impossibilité de répondre à une demande pressante d’un patient, la situation est exactement
la même.
● Les jours très chargés, certains médecins acceptent de rester plus tard, mais pas de
multiplier les consultations « entre-deux » : ils repoussent progressivement leur heure de fin,
mais diminuent peu la durée de la consultation. D’autres médecins considèrent comme
intangible l’heure de fin (notamment pour des raisons familiales), et régulent en
raccourcissant la durée des consultations.
● L’évaluation du caractère « urgent » ou non d’un appel ne fait l’objet d’aucun consensus
explicite (voir ci-dessous). Il est difficile, dans un premier temps, de faire la part entre :
- la perception de l’urgence médicale
- le risque commercial (et identitaire) de perdre un patient
- le risque qu’un confrère bouleverse l’équilibre thérapeutique atteint avec un
patient.
Chaque médecin a construit sa propre « structure » de réponse, dont la remise en cause est très
coûteuse.
5.2. La demande des patients
Il est difficile de séparer la demande des patients de la réponse apportée par le médecin. En
effet, le patient arrive avec une question, un symptôme, mais suivant les cas, le médecin va
répondre strictement à cette question, ou au contraire il va explorer plus largement d’autres
dimensions de la biographie du patient. Pour partie, lorsqu’il a déjà vu celui-ci, il fait appel à
sa mémoire ou au dossier. Pour partie, il choisit d’interroger le patient sur des aspects que
celui-ci n’apporte pas spontanément.
Or, cette prise en compte, ou non, du contexte et de l’histoire du patient, est extrêmement
variable suivant les consultations, mais d’abord suivant les médecins. A titre d’exemple,
voici deux séquences de consultations de deux médecins différents.
Exemple 1 (durée moyenne consultation : 16 mn)
Nv patiente, allergie, désensibilisation prescrite par allergologue
Nv patiente : Pelade, sentiment de honte + Pilule du lendemain
Maux de gorge (dépressif, contexte familial)
Patiente bien connue, Renouvellement anti-dépresseur
Personne âgée, douleur : cystite (atcd cancer du sein)
Douleur musculaire (+ arrière-fond diabète et cholestérol)
Pédiatrie Suite de soins pb respiratoire
Pédiatrie trachéite (et emploi de la mère)
Pédiatrie (reflux) et formation parentale sevrage
- 15 -
Durée (mn)
20
13
17
17
22
13
10
12
28
L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
Anorexique risque suicidaire
Diabétique psychiatrique renouvellement
Nv patient Lumbago
JH Douleur thoracique perçue par le patient comme cardiaque
Toxico renouvellement
Renouvellement pilule
Rhume sur fond familial anxiogène (divorce), anti-dépresseur à ajuster
Pédiatrie sang oreillle, otite céreuse
F adulte Trachéite
F adulte Bronchite (patiente du confrère)
Pédiatrie Rhinopharyngite (avec antécédents angiome)
Pédiatrique 11 ans ORL (et environnement familial)
Famille : Pédiatrique bébé et sevrage
40
6
12
14
6
10
29
14
11
8
22
15
20
Exemple 2 (durée moyenne consultation : 10 mn)
Pédiatrie ganglions
Accident de travail coupure
Pédiatrie patient de consoeur, vomissements
Nv patiente extinction voix
Pédiatrie impétigo allergie Augmentin
Pédiatrie toux
« Sciatique » qui est un lumbago
Nv patient Vertiges JH
Pédiatrie « otite » et vaccin pour frère
Pédiatrie dents
Pédiatrie vomissements
H âgé, difficultés respiratoires allergiques
Nv patiente, renouvellement pilule
Suivi cardio + doigt orienté vers chirurgien
Gastro et mal gorge
Suivi cardio + pilule fille absente
Allergie + suite de couches
Grippe, patient "simple"
Sevrage tétée
Fatigue et aphte stress (professionnel)
Renouvellement (cancer prostate)
Bronchite
Renouvellement
Angoisse, Thyroïde
Vertiges adolescente + renouvellement lexomil mère
Nv patiente : Congé pré maternité
Pédiatrie rhinopharyngite
12
7
15
12
9
8
15
15
13
12
8
5
12
11
5
12
11
6
6
14
13
6
5
9
14
4
11
Il n’est bien sûr pas question de tirer des conclusions générales à partir de ces deux exemples,
mais ils peuvent servir à illustrer quelques hypothèses.
● Dans l’exemple 1, le médecin passe en moyenne :
- 5 mn à interroger le patient avant l’examen,
- 5 mn dans la salle d’examen,
- et 6 mn de retour au bureau après l’examen ;
- 16 -
L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
dans l’exemple 2, les chiffres correspondants sont :
- 1,2 mn,
- 3,4 mn
- et 5,5 mn.
L’interrogatoire prend une place nettement plus importante dans le premier cas.
● Le médecin 1, chaque fois qu’il connaissait le patient suivant, a fait un commentaire à
l’observateur avant la consultation, en parlant des antécédents ou du contexte. Le médecin 2
n’a fait aucun commentaire, ni avant, ni après, sur l’histoire des patients. Ce constat peut être
simplement lié à la perception de l’observateur par le médecin, ou il peut résulter d’une
différence de processus d’entrée en consultation de la part des médecins.
● Dans l’exemple 2, la réponse du médecin est une ordonnance, commentée dans environ la
moitié des cas. Dans l’exemple 1, le médecin manifeste que la discussion avec le patient fait
partie de la thérapeutique. On peut considérer que les consultations de l’exemple 2 sont
majoritairement centrées sur le symptôme, celles de l’exemple 1 souvent centrées sur le
patient (histoire et contexte).
Consultation de l’exemple 2 : Patient sous radiothérapie pour cancer de la
prostate. Signale problèmes intestinaux et dermatologiques. Examen : TA,
auscultation. Le médecin sur l’ordinateur tape le renouvellement du
traitement. L’épouse : « Qu’est-ce qu’on fait si le taux de PSA
augmente ? ». Le médecin, sans lever la tête : « S’il y a un problème, on
fait des rayons plus forts, ou on associe autre chose ». L’épouse : « La
biopsie, sans anesthésie, c’était horrible ». Le médecin tend l’ordonnance
qu’il récupère sur l’imprimante et encaisse le règlement.
Temps total : 13 mn.
Le médecin parle très peu de leur santé aux patients dans cet exemple.
● Les consultations de l’exemple 2 sont majoritairement fermées sur elles-mêmes, elles
constituent une unité d’action en soi. Les consultations de l’exemple 1, souvent, sont un
épisode d’une histoire, partagée par le patient et le médecin, qui est évoquée explicitement.
● Le temps après examen est peu différent entre les deux exemples, car les deux médecins
parlent avec le patient. Mais dans l’exemple 1, la conversation est toujours en relation avec le
patient, son environnement, sa famille etc. Dans l’exemple 2, la conversation porte
systématiquement sur la vie de la localité, le sport, les loisirs, etc.
● La différence entre la nature des questions apportées par les patients (motifs des
consultations) est frappante entre les deux exemples. Il est probable qu’il y a un couplage des
demandes des patients et des réponses des médecins, et il est vraisemblable que des patients
dépressifs ou anxieux feront plus facilement part de leur souffrance à un médecin qui écoute
plus longuement. Il est difficile de savoir à quel point cela se traduit par une sélection
mutuelle des patients et des médecins, car deux hypothèses sont possibles :
-
1° hypothèse : le médecin 2 a autant de patients dépressifs ou anxieux que le
médecin 1, mais, comme ils ont moins de chances d’être écoutés, ils manifestent
moins leur état général, et se limitent aux pathologies qui intéressent le médecin ;
- 17 -
L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
réciproquement, l’écoute offerte par le médecin 1 accentue l’expression de la
dépression ou de l’anxiété.
-
2° hypothèse : les patients testent les médecins et sélectionnent celui qui manifeste
de l’intérêt pour la façon dont ils expriment leurs problèmes de santé.
Les deux phénomènes coexistent probablement, la première situation correspondrait à
l’adaptation du patient au médecin dans les cas où l’offre médicale est très limitée. La
deuxième situation - sélection réciproque - est apparue de façon évidente au cours des
observations, dans des cas de plus grand choix possible du médecin. De nombreux patients
ont manifesté qu’ils ont changé de médecin jusqu’à en trouver un qui les écoute. D’autres ont
indiqué qu’ils avaient changé de médecin pour être sûrs d’avoir un rendez-vous pour les
enfants le jour même.
Les deux exemples ci-dessus avaient pour but d’illustrer la notion d’ « ouverture » ou de
« fermeture » des consultations, qui nous semble essentielle pour distinguer les formes que
prendront les difficultés rencontrées par les médecins.
Dans l’exemple 2, la plupart des consultations sont très « fermées » d’entrée. Dans l’exemple
1, si le médecin ouvre volontiers le champ de la consultation, il lui faut néanmoins fermer à
partir d’un certain point, et clore la consultation.
Dans les faits, s’il y a un style général « consultation longue » (consultations de 15 à 20 mn
au moins) et un style « consultation courte » (majorité des consultations de 10 mn ou
moins), d’autres médecins observés gèrent la question de « l’ouverture » ou de « la
fermeture » de façon différenciée au sein de chaque consultation. On peut ainsi repérer
des indices « d’ouverture » de la consultation :
- questions sur les antécédents
- questions sur le contexte familial, professionnel
- questions pour faire préciser ce que le patient croit qu’il a
- explicitation de plusieurs stratégies thérapeutiques, questions au patient sur ce qu’il
en pense (négociation du traitement)
- définition d’une prochaine étape.
Chez certains médecins, ces marqueurs sont présents dans la plupart des consultations
normales de la journée (sauf patient psychotique, maladie d’Alzheimer, ou barrière
linguistique), mais s’affaiblissent en période de pointe. Chez d’autres médecins, ces
marqueurs sont très rarement présents.
Le médecin prêt à « ouvrir » doit en permanence gérer le degré d’ouverture, au risque sinon
de provoquer un déferlement de plaintes, qui deviendrait ingérable pour lui et sans doute peu
positif pour le patient. En effet, de nombreux patients ont des histoires socio-professionnelles
et conjugo-familiales complexes.
Une des méthodes mise en œuvre par certains médecins pour gérer cette ouverture / fermeture
est de considérer que pour ces patients, l’unité d’action n’est pas une consultation mais
plusieurs. La consultation est gérée comme une étape d’un parcours commun : à partir du
symptôme apporté par le patient, et de sa connaissance du contexte, le médecin essaie de faire
un pas de plus que la seule prise en compte technique du symptôme, et propose une prochaine
- 18 -
L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
étape. La prescription d’un examen peut être utilisée comme un moyen de revoir le patient et
de tenter de poursuivre.
5.3. La deuxième demande
Il est fréquent que le patient en consultation ait une deuxième demande, en plus de celle qu’il
a énoncée d’entrée. Dans d’autres cas, c’est une personne qui accompagne le patient qui
demande quelque chose pour elle (renouvellement en général), ou le patient qui demande
quelque chose pour un tiers.
Dans les cas où l’interrogatoire est plutôt long, le médecin fait souvent « sortir » la deuxième
demande avant l’examen, notamment en demandant « est-ce qu’il y a autre chose ? ». En
revanche, dans le cas des consultations courtes, la deuxième demande vient généralement tout
en fin de consultation, à un moment où le médecin s’apprête à clore la séance. Cette situation
augmente le risque d’erreur (par exemple : médicament donné à la mère – non connue – d’une
patiente, sans vérification de ses antécédents qui se sont ultérieurement révélés importants ;
Nurofen donné à un patient qui ne voulait pas d’Advil).
6. La charge et sa rémunération
Du fait du paiement à l’acte, il y a une relation directe entre les actes pratiqués et le revenu du
médecin, la nature de la relation dépendant du fonctionnement du cabinet.
Autant les médecins que nous avons rencontrés font volontiers part du nombre d’actes qu’ils
ont réalisés dans l’année (relevé de la sécurité sociale), autant le revenu réel est peu
mentionné.
Les chercheurs n’ont évidemment pas à juger ce que serait une rémunération équitable pour
les médecins. Dans le débat sur l’épuisement professionnel, il paraît cependant nécessaire de
mettre en débat les données économiques comme l’une des composantes des stratégies mises
en place par les médecins.
Pour permettre le débat, nous avons réalisé le tableau ci-dessous avec les hypothèses d’école
suivantes :
-
les actes sont constitués à 90 % de consultations à 20 € et à 10 % de visites à 30 € ;
les autres actes (K, ECG…) ne sont pas pris en compte dans le calcul ;
les gardes ne sont pas comptées ;
les charges représentent 55 % du chiffre d’affaires (valeur affichée dans certaines
salles d’attente).
Sur cette base, nous avons pris trois cas fictifs, ceux de médecins faisant respectivement 7800,
5500 et 4200 actes par an.
- 19 -
L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
Actes
dont
C
7800
5500
4200
7020 780
4950 550
3780 420
dont
V
Chiffre
d'affaires €
Revenu
annuel
Revenu
mensuel
163800
115500
88200
73710
51975
39690
6 142,50 €
4 331,25 €
3 307,50 €
On arrive ainsi à un revenu net mensuel de 6142 € pour 7800 actes, 4331 € pour 5500 actes, et
3307 € pour 4200 actes, sans compter les gardes. Il faut noter que ces revenus ne sont pas
directement comparables à ceux d’un salarié, car la protection sociale en libéral est moindre
que celle qui est disponible pour les salariés. Par ailleurs, comme le soulignent certains
médecins, le fonctionnement libéral permet de passer en comptabilité professionnelle
quelques dépenses qui, pour les salariés, sont des frais personnels (informatique, une partie de
la voiture, papeterie etc.). Si ces chiffres ne sont pas directement comparables à des revenus
salariés, ils sont, pour les besoins du débat, comparables entre eux.
Croisons maintenant le nombre d’actes avec la durée moyenne de la consultation, en
imaginant soit des consultations moyennes de 10 mn, soit des consultations moyennes de 16
mn.
Le temps de travail correspondant aux situations ci-dessus peut ainsi être évalué selon deux
hypothèses, réalistes d’après nos observations :
- hypothèse 10/25 : consultation moyenne 10 mn, visite moyenne 25 mn
- hypothèse 16/30 : consultation moyenne 16 mn, visite moyenne 30 mn.
V
Temps 10/25
Jours 7 h
Temps 16/30
Jours 7 h
Actes C
7800 7020 780
1495
213,6
2262
323,1
5500 4950 550
1054
150,6
1595
227,9
Pour faire les 7800 actes avec des moyennes de 10 et 25 mn, le médecin passerait 1495
heures, soit 214 jours de 7 h, ce qui correspond sensiblement aux horaires d’un salarié passé à
35 h. Bien sûr, ce chiffre n’est pas réaliste en tant qu’amplitude totale, dans la mesure où il y
a des « trous » dans le planning, et du fait qu’il n’intègre ni les gardes ni le travail
administratif.
Un médecin qui ferait 7800 actes avec des moyennes de 16 et 30 mn y passerait 323 jours de
7 h, ou 251 jours de 9 h.
Ce qui est important dans cette comparaison, c’est que le médecin à 5500 actes avec des
consultations moyennes de 16 mn y passerait 1595 heures, soit plus que le médecin à
7800 actes avec des consultations courtes, mais pour un revenu 30 % plus faible. Il n’est
pas certain que les mécanismes de leur éventuel épuisement professionnel soient les mêmes.
- 20 -
L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
L’objectif de ces exemples est de mettre en évidence qu’une dimension essentielle de
l’organisation du médecin est l’arbitrage entre le temps passé avec chaque patient, le temps de
travail global du médecin, et son revenu cible.
Il semble qu’il y ait, parmi les médecins que nous avons rencontrés, plusieurs configurations :
- des médecins qui choisissent de faire des consultations courtes et de multiplier les
actes,
- des médecins qui choisissent de faire des consultations plus longues, en
sauvegardant les horaires qu’ils se sont fixés, mais en acceptant un revenu plus
faible,
- des médecins qui choisissent de faire des consultations plus longues, en acceptant
des horaires lourds, sans pour autant atteindre un nombre d’actes très élevé,
- mais aussi des médecins qui sont en permanence en train de gérer la contradiction
entre la durée de la consultation et la qualité de ce qu’ils souhaiteraient apporter au
patient.
Par rapport aux interrogations sur la santé des médecins qui ont justifié cette étude, il est
probable :
- que les formes de tension et de souffrances sont différentes entre ces groupes ;
- que les discussions sur le sujet sont difficiles entre médecins appartenant à des
groupes différents ;
- que les pistes de transformation qui peuvent être mises en œuvre ne sont pas les
mêmes pour ces différentes catégories ;
- qu’il existe des différences entre les hommes et les femmes, entre les jeunes et les
moins jeunes quant à la distribution selon ces catégories ;
- que ces différents types de pratiques sont inégalement représentées dans les
instances professionnelles ou syndicales.
Des stratégies ont été mises en place par quelques médecins pour diminuer la contradiction
entre revenu et durée de la consultation :
- l’utilisation de la procédure du « médecin référent », qui permet au cabinet de
toucher, en plus des consultations, une somme fixe par patient abonné ;
- le passage en secteur 2, qui permet d’augmenter, par exemple de 15%, le revenu
pour une consultation à 23 € ;
- le recours fréquent à des actes surcotés (ECG)
- …
Chacune de ces approches a de fervents partisans et des adversaires déterminés, sans qu’il
semble exister de véritable débat construit sur les avantages et inconvénients des différents
choix.
Il apparaît donc que l’épuisement professionnel ne peut être rapporté à la seule « charge
quantitative » des médecins, les poids respectifs des facteurs « nombre d’actes » et « durée
des actes » ouvrant sur des configurations très diverses. Le contenu du travail, la qualité
perçue de leur pratique professionnelle, sont certainement des composantes essentielles de la
souffrance de certains médecins.
- 21 -
L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
7. La qualité du travail
7.1. Des approches différentes de la santé et de la médecine
Parmi les médecins rencontrés, il existe de nettes différences en ce qui concerne l’approche de
la santé et le rôle de la médecine.
Certains mettent en avant l’importance de l’acte intellectuel que représente le diagnostic, émis
par le médecin à partir de l’interrogatoire, de l’examen, et de la connaissance de l’histoire du
patient. La prescription est alors un acte d’expert, qui fait autorité. C’est le médecin qui sait ce
qui est bon pour le patient, dont on attend qu’il soit compliant.
D’autres minimisent l’importance du diagnostic, et insistent sur l’accompagnement du patient,
son rôle actif dans la construction de sa propre santé, la nécessité de négocier le traitement –
voire le diagnostic – avec lui.
Bien évidemment, ces deux attitudes générales sont à moduler suivant les pathologies. Il est
frappant de voir soudain émerger une expertise extrêmement technique au milieu d’une série
de consultations centrées sur l’écoute et la négociation avec le patient. Il semble cependant
que la qualité de l’écoute ne soit pas pour rien dans des diagnostics très techniques :
- suspicion de maladie de Lyme chez un patient que le médecin a longuement fait
parler de ses habitudes de pêcheur ;
- détection d’un cas de paludisme chez un patient (natif de Poitou-Charentes) qui
venait pour une « angine », mais qui a parlé du fait qu’il avait « pris froid dans
l’avion »… qui le ramenait d’Afrique.
7.2. La boîte de Pandore
L’attitude d’écoute se heurte au fait que les éléments qui interviennent dans la santé du patient
sont très nombreux, et comportent notamment des dimensions conjugales, familiales,
professionnelles, sociales, et culturelles. Certains patients ont des histoires complexes, et il
n’est pas possible d’évoquer dans chaque consultation - fût-elle de 30 mn - l’ensemble des
facteurs pertinents.
Par ailleurs, certaines de ces dimensions sont susceptibles d’entrer en résonance avec des
épisodes douloureux de la vie du médecin lui-même.
Sur d’autres aspects, il est démuni car il n’a pas reçu de formation spécifique :
- certains médecins se sont plus spécifiquement formés pour faire face aux
conjugopathies, d’autres à la toxicomanie ;
- la plupart de ceux que nous avons rencontrés semblent peu armés vis-à-vis des
pathologies de la désocialisation ;
- il semble exister un déficit général de formation dans le domaine des pathologies
professionnelles.
- 22 -
L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
7.3. Les pathologies professionnelles
Les deux chercheurs étant des spécialistes de santé au travail, ils sont évidemment
particulièrement sensibles aux dimensions professionnelles qu’ils ont perçues dans les
consultations.
Dans certains cas, le patient évoque nettement l’origine professionnelle, mais cela n’est pas
repris par le médecin :
- Médecin : qu'est-ce qui vous amène ?
- Patiente : la radio et la prise de sang.
Le médecin relève le diagnostic sur le compte-rendu radiologique : kyste synovial du troisième
doigt.
Le médecin sort un ouvrage de médecine et montre des planches anatomiques : le tendon, la gaine,
le gonflement.
- Médecin : depuis quand est-ce que ça me fait mal ?
- Patiente : c’est quand je fais des ménages, ça me fait mal.
- Médecin : pourquoi il y a ce kyste, c'est difficile à dire. Je pourrais vous montrer au chirurgien
mais, auparavant, il y a des possibilités de traitement. Ça n'est pas inquiétant.
- Patiente : je ne m'inquiète pas. Se plaint d'une douleur et d’une limitation à l'extension des
doigts.
- Médecin : depuis quand ?
- Patiente : depuis trois semaines ?
- Médecin : il n'y a pas eu de mouvement déclenchant, de coups, de mouvement répétés ?
- Patiente : je n'en ai pas souvenir.
Le médecin rend les radios.
Examen de la main.
- Médecin : vous supportez les anti-inflammatoires ?
- Patiente : ça commence un peu à me barbouiller.
- Médecin :on peut faire des infiltrations mais, si c'est nécessaire, que je vous enverrai chez
quelqu'un.
- Médecin : Bon il n’y a rien d'autre ?
- Patiente : non. La tension ?
- Patiente : Ma prise de sang, elle est bonne ?
- Médecin : les globules blancs, les globules rouges, normal. C'est bon, excellent.
Le souci c'est que je ne vous ai pas soulagée.
Les anti-inflammatoires vous font mal à l'estomac ?
- Patiente : explique qu’elle part tôt à son travail et qu'elle ne déjeune qu'à 8 h 30 le matin.
Ce matin, en me levant, je n'étais pas bien. Une brûlure qui remontait.
Et puis, je ne suis pas efficace au travail.
- Médecin : je vais changer le traitement anti-inflammatoire et vous donner des anti-inflammatoires
locaux.
- Patiente : parce que ça me gêne vraiment, parce que j'ai un atelier de mécanique à nettoyer.
C’est grand. C'est le manche du balai qui me fait mal.
- Médecin : oui, ça entretient l’inflammation.
- Médecin - vous voulez un arrêt ?
- Patiente : non. À partir du mois de mars, je serai continuellement à la maison.
Le médecin explique qu’il faudrait qu’elle se protège la main.
Ça ne semble pas possible à la patiente.
- Médecin - voila, je vous donne un anti-inflammatoire en sachet.
- Patiente : qu'est-ce que je vous dois ?
- Médecin donne le montant.
- Patiente : et si ça ne va pas mieux ?
- Médecin : je vous enverrai au spécialiste, au rhumatologue.
Alors que la patiente parle de son kyste synovial en le rattachant à son balai, à la taille de
l’atelier, le médecin s’attache au traitement médicamenteux, et au fait que la patiente a du mal
à supporter les anti-inflammatoires. La patiente donne aussi des informations sur ses horaires
- 23 -
L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
décalés, les troubles digestifs qui y sont liés. Elle évoque sa prochaine retraite et le fait qu’elle
va rester à la maison. A la fin de la consultation, le médecin dit à l’observateur qu’il n’est pas
satisfait de sa consultation, à cause du problème des anti-inflammatoires. Interrogé par
l’observateur, pour qui la participation et l’impact professionnels ne font pas de doute, le
médecin indique que les déclarations de pathologies professionnelles « entraînent beaucoup
trop d’ennuis avec la sécurité sociale ». Il faut ajouter que le médecin connaît bien la patiente,
qu’il avait annoncée comme en situation de conjugopathie, avec alcoolisme du conjoint. Le
médecin, avant la consultation, disait qu’il avait pour objectif de l’aider à prendre conscience
qu’elle peut s’en dégager, qu’il faut la faire verbaliser, très doucement. La patiente, interrogée
par l’autre observateur, dit « J'espère qu'il me soulage. J'ai un kyste. Les anti-inflammatoires
n'ont pas fonctionné. Je fais des ménages dans un atelier de mécanique, avec des balais. Je
suis la seule employée de ménage. Je suis ennuyante, car j'ai des problèmes d'estomac et les
médicaments me donnent des nausées. Il connaît les problèmes de la famille, il soigne ma
fille. Aujourd'hui, il ne l'a pas fait, mais d'habitude il demande des nouvelles de mon mari.
C'est un docteur où on est à l'aise. »
Le médecin n’est pas rentré dans l’univers professionnel que lui proposait la patiente. Mais le
lien est maintenu à travers l’univers familial. On note la complexité des enjeux présents
(évoqués ou non) chez le médecin et la patiente au cours des 18 mn de la consultation : la
retraite va supprimer l’exposition professionnelle, mais accroître « l’exposition au conjoint ».
Une faible proportion des pathologies professionnelles est gérée comme telle, ce qui conduit
de fait à un transfert de charges du régime ATMP au régime maladie. Parmi les raisons qui
peuvent expliquer cet état de fait, on peut signaler :
- une certaine méconnaissance. L’un des médecins, par exemple, ne savait pas que le
syndrome du canal carpien est pris en compte par un tableau de maladie
professionnelle ;
- la très lourde charge que représente une déclaration de maladie professionnelle,
peu compatible avec le rythme des consultations ;
- une méfiance envers les médecins du travail qui semble très répandue parmi les
généralistes ;
- mais aussi, dans certains cas, une forte résistance du patient lui-même, qui craint
pour son emploi.
C’est le cas de la patiente de la consultation ci-dessous.
17 h 30 Patiente, évoquée avant la consultation par le médecin : la voit depuis 93, mais elle
consulte peu. Elle travaillait à la charcuterie industrielle, elle a changé de travail, il voit dans le
dossier qu’elle relève de la MSA et fait l’hypothèse qu’elle travaille dans les fruitières.
P : J’ai eu un accident de voiture le 31 Janvier, j’ai mal au bras, j’ai fait un TC sans perte de
connaissance.
M : L’hôpital n’a pas écrit.
P : J’avais un hématome, c’est enflé. Je travaille à [Conditionnement de pommes], j’ai juste pris un
jour d’arrêt de travail. A l’hôpital on m’a dit que j’avais une tendinite.
M : Vous avez une épicondylite, c’est pas aux [Pommes] que vous vous êtes fait ça ?
P : J’ai du mal à prendre quelque chose dans les mains.
M en faisant l’examen clinique du bras : Vous y faites quoi ?
P : Je m’occupe d’une machine, on met les sachets, c’est elle qui met en sachet. Je n’ai pas besoin
de m’arrêter.
M : Il faudrait mettre un bracelet qui tienne le muscle, et bien serrer. Prendre un antalgique. Si ça
passe pas, on fera une infiltration.
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L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
P : J’ai mal le matin au démarrage.
M : Le problème, c’est l’épicondylite [pas l’hématome]
P : J’avais peur d’avoir des séquelles (elle ne veut parler que de l’accident).
M : C’est long à faire passer. Il faut éviter les mouvements répétitifs du poignet, mais, ce n’est pas
ce que vous faites ?
P : Non, non, il n’y a pas de contrainte importante. Dans l’accident, j’ai cassé mes lunettes,
j’avais des hématomes partout.
M : Comment c’est à [Pommes], c’est plus cool que la [charcuterie industrielle] ?
P : Oui, oui. Ils m’avaient collé la paupière [après l’accident]. Ça cicatrise bien ?
1M : Oui. Autrement, tout va bien, à part cet accident ?
P : Je me suis crispée, sûrement.
M : Il faut persévérer avec le bracelet, et peut-être revenir pour une infiltration. TA 13/8.
M note le CR, prescrit bracelet et paracétamol.
Elle fait chèque.
M corrige ordonnance, j’en ai pas mis assez long en durée, et je vous rajoute de l’Ibuprofène.
Fin, consult 15 mn
La patiente s’accroche à l’idée que sa douleur vient de l’hématome consécutif à l’accident de
voiture, alors qu’elle présente une épicondylite caractérisée, que le médecin associe au travail
qu’elle fait. Elle ne saisit aucune des perches que le médecin tend à propos de l’origine
professionnelle de la pathologie.
Dans de telles situations, il est impossible pour le médecin, même s’il le souhaitait,
d’intervenir à la « racine du mal », c’est-à-dire sur la situation de travail de la patiente.
L’exemple des pathologies professionnelles pourrait être doublé par celui des pathologies de
la désocialisation, devant lesquelles les médecins semblent peu formés. Par exemple, le faible
respect de l’heure par certains patients est pris comme un manque de savoir-vivre, alors qu’on
pourrait le considérer comme une part du tableau clinique.
8. Conclusions provisoires
La charge « quantitative » de travail des médecins peut permettre de comprendre certaines des
plaintes des médecins, relativement à leur santé : la fatigue, la difficulté à changer de rythme
quand on sort de consultations (maintien de la mobilisation), certains troubles de sommeil.
Mais les aspects quantitatifs ne peuvent en aucun cas expliquer l’essentiel des difficultés
exprimées par l’enquête de Bourgogne et par les médecins rencontrés : le risque de
dépersonnalisation, l’atteinte à l’estime de soi prennent toujours leur source, non pas dans la
quantité de travail, mais dans son contenu, sa qualité. Cette affirmation n’est pas seulement
issue de l’étude, c’est une donnée très générale dans le domaine de la santé au travail. De
même, il est certain que le soutien social de la part des collègues, et certaines formes de
reconnaissance reçues peuvent jouer un rôle favorable, tandis que leur absence joue un rôle
nettement aggravant.
Après ces constats d’observation, nous allons maintenant donner la parole aux médecins, pour
revenir sur ces dimensions.
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L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
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L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
Chapitre 3
La parole des médecins sur leur charge
Le présent chapitre, et ceux qui le suivent, ont pour objectif de rendre compte de l’enquête
réalisée par entretiens auprès des médecins. Dans cette restitution, une très large part sera faite
à leur expression. Dans la perspective d’une prise en charge collective des difficultés de la
profession et d’une prévention du burn-out, il nous semble, en effet, très important que la
parole des médecins, dans ce qu’elle peut présenter de convergent mais aussi dans sa
diversité, puisse être entendue par les intéressés eux-mêmes et, au-delà, par ceux qui estiment
avoir une responsabilité en matière d’organisation de la santé.
Les passages cités sont extrêmement proches de ce qui a été exprimé. Quelques corrections de
détail ont simplement été apportées lorsque la transcription écrite du style oral pouvait gêner
la compréhension. De même, nous nous sommes efforcés de préserver l’anonymat en
supprimant tout ce qui pouvait permettre de reconnaître les médecins.
L’inconvénient d’un tel pari est évidemment d’alourdir le rapport. Cependant, dans la mesure
où les médecins expriment souvent avec authenticité et talent les difficultés, contradictions,
dilemmes dans lesquels ils se débattent, nous espérons que le lecteur pourra trouver intérêt et
matière à réflexion dans cette lecture.
Enfin, il s’agit de rendre compte d’une enquête, avec un point de départ et un point d’arrivée.
Nous partirons donc du tableau tel qu’il est spontanément dressé par les médecins
généralistes. D’emblée, dans les entretiens, la question de la charge de travail est mise en
avant (chapitre 3) avec ses répercussions sur la vie familiale et sur la santé (chapitre 4). Le
deuxième thème, très abondamment évoqué concernera ensuite les exigences des patients
(chapitre 5). Sur ce point, des dissonances apparaissent dans le discours des médecins.
Derrière la plainte concernant les comportements des patients, émergent des interrogations,
des doutes sur la qualité du travail réalisé (chapitre 6). Au-delà de l’aspect quantitatif de la
charge de travail, l’enquête aborde alors les éléments de la crise d’identité vécue par les
médecins généralistes. Face au sentiment de dégradation de leur activité, exprimé par de
nombreux médecins, la recherche d’instances auprès desquelles les médecins pourraient
trouver réassurance et reconnaissance de leur apport s’avère délicate (chapitre 7). Nous
terminerons la restitution de cette enquête en décrivant les grandes options autour desquelles
les médecins recherchent une cohérence de leur engagement professionnel, avec, à chaque
fois, les avantages mais aussi les impasses qu’elles impliquent (chapitre 8).
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L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
La quantité, le temps, la charge.
D’entrée, les médecins mettent généralement en avant la quantité de travail et la pression
exercée sur eux par les patients mais aussi par les institutions. Cependant, même s’il est
majoritairement partagé, ce phénomène est discuté par certains médecins. Nous rendrons donc
compte de ces éléments de débat.
1. La charge de travail
Les médecins se saisissent de l’occasion des entretiens pour exprimer un sentiment qui leur
tient manifestement à cœur : celui d’être confronté à une charge trop lourde. Au-delà de
l’évaluation globale, ils détaillent les éléments de cette charge : visites à domicile, gardes,
consultations, travail administratif, problèmes informatiques, exigences de formation. Même
si, sur certains de ces chapitres (visites et gardes), la situation s’est notablement améliorée, il
dénoncent une accentuation de la pression qui est vécue de façon particulièrement aiguë dans
la mesure où il voient se mettre en place les 35 heures dans le monde du salariat.
1.1. L’évaluation globale
Les médecins évoquent la charge globale de travail (1), les horaires (2, 3, 4, 5, 6), les
exigences des patients en termes de disponibilité (7, 8), et puis à côté des actes médicaux, la
charge du travail administratif (9, 10)
1. « Globalement, je trouve que la charge de travail s’accentue énormément ». (Médecin
femme)
2. « Ce qui use, d’abord ce sont les horaires. C’est de la fatigue. C’est l’épuisement ; c’est
sûr. C’est certain. Moi, je travaille, je ne sais pas, 60 heures et je prends 15 jours de
vacances. » (Médecin homme)
3. « Je fais une médecine lente. Il y a des confrères qui vont voir 70 personnes dans une
journée, moi, quand j’en ai vu 30, c’est vraiment que j’ai fait du matin 8h jusqu’au soir 9 10h sans m’arrêter. Je fais une médecine lente. Donc… forcément, ça déborde davantage.
C’est entrecoupé, quand même. Il y a une pause le matin, il y a le petit café, le matin, il y a…
non ; ça n’est pas du non-stop. Disons qu’on tourne entre 50 et 60 heures, plus les gardes.»
(Médecin homme)
4. « J’arrive vers 8h – 8h1/4, je commence les consultations (j’ai toujours des petits papiers,
des petites choses à faire) vers 9 h moins le quart, on va dire, ça dépend ; ça peut être 8h et
demie - 9 moins le quart - 9h par là. Et donc, les consultations et les actes médicaux, jusqu’à
minimum 8h le soir et maximum 9 - 10 h ; maximum. Non c’est rare ; c’est plus 8 - 9h le soir.
Donc ça représente, de toute façon, au minimum 12 h de travail. » (Médecin homme)
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L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
5. « Dans les conditions d’exercice, moi, ce qui me pèse, ce sont les horaires. La durée du
travail, moi. Vous voyez, les horaires que je vous ai donnés : on arrive facilement à 60 h. Moi
je trouve ça épuisant, 60 h ! » (Médecin homme)
6. « Bon ; depuis trois ans, moi je... 80 heures par semaine, statistiquement parlant. Plus de
80 heures. Je ne compte pas la formation. Je ne compte pas les réunions du soir, c’est
effrayant. » (Médecin homme)
7. « Je pense que c’est la grande disponibilité que l’on va avoir par rapport à autrui et puis la
demande qui devient de plus en plus exigeante de la part de mes patients, d’une part, et
d’autre part, les contraintes qui nous sont imposées par les organismes de tutelle, en
particulier la sécurité sociale, qui nous demande de faire un travail de plus en plus… je dirais
de paperasse ; voilà. » (Médecin homme)
8. « Pour les gens, on doit être là en permanence. En fait les patients, maintenant, ils veulent
un médecin qui soit disponible, ils veulent ne pas attendre et ils veulent être soignés tout de
suite. Donc ça n’est pas facile de proposer une bonne médecine, d’abord ça n’est pas
possible de voir tout le monde tout de suite mais… et puis, d’un autre côté, c’est vrai que les
médecins ont aussi une vie de famille et ils ont de plus en plus de mal à se dire « eh bien je
vais commencer tôt le matin et finir tard le soir » parce qu’ils ont envie aussi de vivre, ils ont
envie de profiter de leur famille. » (Médecin homme)
9. « La charge de travail, c’est quand même un problème parce que c’est vrai qu’on n’a
jamais autant travaillé qu’en ce moment, en nombre d’actes et qu’on a jamais autant travaillé
à côté » (Médecin homme)
10. « De toutes façons, on se sent stressé parce qu’il y a une pression… d’abord, je pense que
c’est sur le plan quantitatif au niveau du nombre d’heures, avec tout le côté administratif et
puis sur le plan qualitatif, parce qu’on a une pression exercée par les gens. Et puis, parce
que, aussi, on ne sait peut-être pas répondre à certaines demandes, refuser certaines choses.
Enfin, en gros, c’est ça » (Médecin femme)
1.2. Les visites
Les visites sont données comme une part particulièrement coûteuse de l’activité (11,12).
D’autant plus que le travail est alors, bien souvent, assuré dans des conditions dégradées (13).
La diminution des visites est saluée comme une évolution très bénéfique. Cependant, en dépit
des mesures prises pour réduire ce mode d’intervention du médecin, il demeure une part de la
clientèle dont l’état de santé impose le déplacement du médecin. Une fois éliminés les appels
jugés abusifs, la visite prend alors du sens mais peut aussi devenir plus lourde en termes de
temps et de difficultés de la prise en charge (14).
1.2.1. La pénibilité des visites
11. « Les visites à domicile, ça prend du temps. Enfin pour moi, quand j’ai des visites, ça me
prend facilement trois consultations ; trois/quatre consultations, pour une visite. » (Médecin
femme)
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L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
12. « Une visite, en mettant les choses au mieux, il faut quand même 30 minutes. A la
campagne, ici, pour aller d’un côté à l’autre, 10/12 kilomètres, revenir, petite route, etc.,
entre deux il y a un appel, il faut aller... bon. C’est minimum 30 minutes. On ne peut pas
décemment ne faire que ça dans la journée. On perd un temps fou. Alors on s’énerve. »
(Médecin homme)
13. « Les conditions d’examen sont toujours lamentables à la maison. Sur des lits défoncés,
dans un endroit où on ne voit rien, avec des matelas... où il n’y a même pas de place pour
écrire, où on est obligé de demander aux gens d’éteindre la télé parce que sinon, ils ne le font
pas, la télé qui braille, les gamins qui... Non ! C’est épouvantable. Moi je dois passer pour un
très mauvais caractère mais, quand j’arrive, la première chose que je dis : « Eteignez la télé
s’il vous plaît ». Je ne sais pas, pour qu’on puisse s’entendre au moins. Si le chien aboie :
« Mettez le chien dehors. » Parce que vous pouvez faire des visites où vous avez le chien qui
aboie pendant 20 minutes dans la pièce et ça ne dérange pas les gens. Moi, je ne peux pas
travailler comme ça. Dehors ! J’ai mauvais caractère, bien sûr. Oui, voilà. Des trucs comme
ça, une fois, par hasard, ça va, mais quand ça se reproduit dans la journée, deux fois, trois
fois, non ; je ne supporte pas. » (Médecin homme)
1.2.2. La persistance des visites
14. « En fait, personnellement, moi je me suis rendu compte qu’il y avait, certes une
diminution, mais qu’elle n’était pas très sensible parce qu’en fait, mes patients appelaient
systématiquement pour des choses qui nécessitaient la visite à domicile et c’étaient souvent
des gens qui ne pouvaient pas se déplacer. Bon. Il y avait quelques visites exagérées ; ceux-là
ont compris en général, ils avaient déjà compris un peu à l’avance et donc, finalement, au
bout du compte, moi, ça ne m’a pas changé grand-chose. Le problème, c’est les polypathologies lourdes, c’est les gens qui sont de plus en plus malades et qui vivent de plus en
plus longtemps avec des pathologies pas possibles, et les maintiens à domicile dans des
situations abracadabrantes, qui nous obligent à jouer un rôle social, que moi j’aime bien sur
le principe, mais qui prend un temps fou, quoi ; c’est fou ! Là, on fait un travail qui n’est pas
de notre ressort vraiment et on est obligé de le faire sinon, les gens ne peuvent pas rester à
domicile. » (Médecin homme.)
1.3. Les gardes
Les gardes sont aussi un volet de la charge de travail où les choses se sont très sérieusement
améliorées du point de vue des médecins. Plusieurs d’entre eux expriment un grand sentiment
de satisfaction. La fréquence est nettement diminuée (15, 16, 17, 18), et ces changements
offrent des possibilités plus grandes de négociation au téléphone avec les patients (19).
Plus marginalement, certains trouvent un autre bénéfice à ce système : moins fréquentes, les
gardes sont aussi plus chargées. Le fait de travailler est alors considéré comme préférable à
l’attente dans l’incertitude de ce qui va tomber (20). Quelques-uns trouvent même un plaisir
particulier dans l’activité de garde. La vivacité du sentiment d’utilité, à la suite d’une
intervention en urgence qui transforme visiblement la situation, est alors considérée comme le
sel de l’activité (21, 22). Cependant, même dans ce cas, le prix à payer pour se sentir à l’aise
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L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
est important (22) avec, dans un des deux cas rencontrés, une formation universitaire
complémentaire lourde comportant 400 heures de stage.
La tonalité générale est beaucoup plus douloureuse. Chez ceux-là mêmes qui ont pu prendre
plaisir à l’activité de garde, le sentiment d’efficacité peut, avec le temps laisser place à
l’inquiétude (23).
La garde est en effet vécue, par certains comme un véritable stress en raison du sentiment de
n’être pas réellement préparé à faire face aux véritables urgences vitales (24, 25, 26).
Enfin, la garde est très généralement donnée comme un très important facteur de fatigue (28,
29, 30, 31)
1.3.1. La diminution des gardes.
15. « Depuis la grève, c’est le bonheur puisque, auparavant, on était de garde un soir sur
deux, et que maintenant on s’est organisés, on est dans un secteur de 7 ou 8 médecins où on
s’entend très très bien et donc, à l’occasion de la grève, ça a permis de mettre en place un
secteur de gardes. Donc c’est une garde tous les 15 jours. Enfin tous les 10 jours. Donc ça,
c’est bien. » (Médecin homme)
16 . « Les conditions d’exercices ont quand même changé un petit peu. Avant quand on est
arrivé ici, moi j’avais un jour sur deux de garde. Maintenant c’est un jour sur sept. »
(Médecin femme)
17. « On envoie la ligne sur X. Avant ce n’était pas le cas on gardait la ligne la nuit et ça
aussi on l’a supprimé, on met le répondeur à 20 heures et on le reprend le matin à 7 h 30 et
les gens font le 15. Je prends mes gardes, mais il n'y en a pas beaucoup, on a une garde de
week-end tous les trimestres, on a une garde de nuit tous les trimestres et une garde de jour
tous les trimestres donc ce n’est pas beaucoup. » (Médecin femme)
18 « Les choses ont beaucoup changé puisqu’en regardant les relevés, en gros, il y a 8 ans, je
faisais 50 à 60 actes de nuit par an, ce qui veut dire quand même qu’une fois par semaine et
là, sur les chiffres de l’an dernier, 24. Ça a été divisé par deux ; plus de deux. Les choses ont
changé et ça, c’est une tranquillité d’esprit. » (Médecin homme).
19. « Ça s’est amélioré, oui. Depuis les grèves. Ça s’est amélioré, on peut plus discuter avec
les gens… Si l’appel est vraiment motivé, on se déplace... on arrive à peu près. Alors que si
ça ne l’est pas... si c’est un appel qui n’est pas très motivé, si c’est n’importe quoi, on arrive à
ne pas y aller. Oui, oui ; ça va beaucoup mieux. Mais, en ville, on a quand même pas mal
d’appels malgré tout. On en a moins, mais on a quand même beaucoup d’appels. » (Médecin
homme).
20. « Ce qui stresse, c’est de ne pas avoir de boulot. En garde, quand on est à ne rien faire,
c’est presque plus stressant, je pense. Quand on est d’astreinte, autant travailler. A la limite,
vous commencez quelque chose, vous ne pouvez pas le finir. Par contre, c’est allégé quand
même. Maintenant, on a des gardes qui sont quand même meilleures depuis le mois
d’octobre. Ça c’est quand même nettement mieux, parce qu’on travaille. On arrive à avoir
vingt actes le dimanche par exemple. L’astreinte, ce n’est pas bon. Il vaut mieux être moins
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L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
souvent de garde et puis, quand on y est, travailler quand même un minimum. Notre rythmelà, il est super ! » (Médecin femme)
1.3.2. Le plaisir du travail en garde
21. « Ce qui me plaît particulièrement, paradoxalement, je dirais que c’est, parfois, de
travailler la nuit. Parce que quand vous êtes dérangé de nuit mais que vous y êtes allé pour
une bonne raison, vous pouvez vous dire que vous êtes heureux. Là, vous êtes heureux.
Heureux. Il y a un côté particulier. Il faut s’imaginer que vous partez, il est 1h - 2h du matin,
c’est la nuit noire, il n’y a personne dans les rues, vous êtes le seul à travailler, à la limite
vous êtes le maître du monde. Ça a un côté un peu mégalo. Mais moi j’avais ressenti ça un
petit peu à l’hôpital quand j’étais étudiant. Vous êtes dans un hôpital, dans la journée, ça
grouille de partout, à droite à gauche, à gauche à droite, là, vous êtes dans les couloirs de
l’hôpital la nuit, il n’y a personne. Seul maître à bord, après Dieu. J’exagère mais il y a un
peu de ça. Là c’est pareil. Vous prenez votre voiture, vous arrivez chez quelqu’un, vous voyez
que ça ne va pas. Je veux dire il fait une crise d’asthme, il a une crise de coliques
néphrétiques, il a une crise de coliques hépatiques, tout ce que vous voulez, vous faites votre
injection, vous faites votre traitement, vous y restez, vous voyez que les choses s’améliorent,
les gens vous en sont reconnaissants et je veux dire, et vous, vous avez une impression d’u-tili-té. » (Médecin homme)
22. « Je trouve que si les gens nous appellent la nuit, en dehors de rares cas où c’est vrai que
ça aurait pu attendre le lendemain, le plus souvent, les appels nocturnes, en campagne, ce
sont des urgences ou vraiment des choses qui ne peuvent pas attendre plusieurs heures. Donc
on est de garde pour ça ; pour ces gens-là.
Je crois que la tolérance des médecins a changé. Ils n’ont plus ce besoin de rendre service,
ce besoin de… d’être valorisé par l’acte et le retour qu’on en a. Ils préfèrent, à la limite,
passer 8 heures par jour à soigner des rhumes, que partir en urgence sur un infarctus ou un
accident vasculaire. On le rencontre au niveau de l’urgence. Le médecin ne se déplace plus
en urgence. C’est une catastrophe.
C’est un peu le piment de la médecine, je crois. C’est pour ça qu’on a fait de la médecine.
C’est pour être utile. Et est-ce que vous êtes utile en mettant des gouttes dans le nez ? Moi
j’avoue que je préfère la médecine utile, où j’ai l’impression de faire un acte, plutôt que du
soin… Voilà. !
[ ]
Dernièrement, j’ai fait la capacité de médecine d’urgence. Ça m’a servi à prendre de
l’assurance. Ça m’a servi à vraiment me demander ce qu’il fallait que je fasse en cas
d’urgence, à moins être inquiet et à moins me sentir inutile, même si on n’en fait pas plus.
Mais au moins, savoir ne pas faire d’erreur déjà, ne pas faire de bêtise, et puis, savoir quel
moyen utiliser en fonction de la situation. Je l’ai faite sur trois ans au lieu de deux ans parce
qu’il y avait quand même 400 heures de stage chaque année à faire en hôpital. C’est
extrêmement lourd comme formation. Mais j’en ressentais le besoin. J’avais le sentiment
d’impuissance et d’incapacité. Absolument. » (Médecin femme)
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L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
1.3.3. Le stress de la garde
23. « Quand j’étais jeune, les gardes, j’étais content de les faire. Et puis maintenant bon, le
goût de l’aventure qu’on trouve au bout du chemin, ça n’est plus tout à fait le même. Parce
que les gardes, ça peut être intéressant à cause de ça. Parce qu’on part quand même à
l’aventure à chaque fois. Non mais bon ; je sais qu’au début, je dormais très bien pendant les
gardes, maintenant c’est fini. Il y a peut-être un petit peu d’angoisse qui s’est rajoutée làdessus ; je ne sais pas…» (Médecin homme)
24. « La nuit, quand on est de garde, même s’il n’y a pas d’appel, moi je dors très très mal
parce que je me dis « le téléphone va sonner ; le téléphone va sonner ». Et puis le matin
arrive et le téléphone, parfois, n’a pas sonné et on a mal dormi quand même. Et le week-end
c’est pareil. Même si on a peu de travail, on est là en permanence en se disant « Sur quoi je
vais tomber ? Est-ce que je ne vais pas avoir une urgence pédiatrique stressante ? » Parce
qu’il faut reconnaître que les enfants, les bébés, c’est toujours stressant et, heureusement, ça
arrive exceptionnellement mais, bon, on y pense tout le temps, tout le temps, tout le temps.
Mais c’est le métier, on l’a choisi. Donc on se dit… on se dit c’est comme ça. Mais c’est aussi
pour ça que le taux d’ulcère et d’infarctus chez les médecins, il est assez élevé. » (Médecin
homme)
25. « Pour moi, il persiste toujours un peu d’angoisse par rapport à ce qu’on va trouver...
Quand je suis de garde le week-end, je suis toujours un peu tendu et je sais que le lundi
matin, quand la garde est finie, je respire. Et c’est quelque chose que je ne maîtrise pas bien.
Je suis conscient que j’ai suffisamment d’expérience pour le gérer, que le CHU est à 5
minutes d’ici, qu’en cas d’urgence, le SAMU, il est vraiment à 5 minutes. Donc
l’environnement est sécurisant et malgré cela, il y a toujours un peu d’appréhension. Je le
sens bien, ça. Quand je suis réveillé à 3 h du matin et, qu’après, je rentre à 4 h, j’ai du mal à
m’endormir. » (Médecin homme)
26. « On n’est pas très très souvent appelés. Il y a deux ou trois ans, on était plus souvent
réveillés la nuit. On était réveillés au moins deux ou trois fois la nuit. Mais on est toujours
mal ; on est toujours mal. Moi, je ne m’endors jamais tranquillement. Je ne peux rien faire, je
n’ai envie de rien commencer, je n’ai pas envie de commencer un bricolage ou de faire quoi
que ce soit parce que je me dis « je vais être dérangé, peut-être qu’il faut que j’arrête... ».
Donc on est vraiment bloqué. On est bloqué dans tout ce qu’on a envie de faire à côté. On est
toujours inquiet, entre guillemets. Parce qu’on nous demande, dans une garde, de résoudre
tous les problèmes d’urgence de toutes les spécialités, ce qui est parfois bien difficile, et de
répondre tout de suite, dans toutes les spécialités, à tout.
Et puis il y a des choses qui... Par exemple quelque chose qui, moi, me flanque la trouille, ce
sont les accidents de la circulation. Parce que je me sens totalement démuni, pas du tout prêt
à faire quoi que ce soit, en urgence, sur un accident de la route où je n’y connais rien. Ça
n’est pas mon boulot. Je pense que si on veut faire un travail correct, comme ça, il faut le
faire souvent, il faut être entraîné et ça n’est pas notre truc. On en fait peut-être une fois tous
les ans ou tous les deux ans. Donc le jour où on est là, on est bras ballants ; on est nouille.
On ne peut pas faire grand chose. On n’est pas efficace. C’est ça que je reproche surtout aux
gardes. C’est que d’abord c’est un stress formidable, et puis, finalement, dans 80 % des cas
ça peut attendre, et les 20 % où ça ne peut pas attendre, on est très mal formé pour ça et on
n’a pas l’entraînement, on n’a pas la capacité à répondre de façon efficace. Donc finalement,
je ne sais pas si on n’est pas plus nuisible, entre guillemets, enfin peut-être pas nuisible, mais
on fait perdre des chances parfois à certains...
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L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
Sur certaines choses, oui. Ça, les urgences, les accidents de la route, les machins comme ça,
je ne suis pas bon. J’en suis persuadé. Pour la bonne raison que je n’ai jamais appris ce
genre de chose et que même si je l’avais appris, comme j’ai appris à faire des intubations,
des choses comme ça, si on ne le répète pas de façon permanente, on ne peut pas assurer. Ça,
ça n’est pas possible. Là, non ; là, je ne suis pas au point et je ne pourrai jamais l’être parce
que je n’ai pas assez de débit. C’est sûr ; c’est évident.
Je dors mal. Toutes les gardes, je dors mal. C’est sûr. Il m’arrive très souvent de me réveiller
deux ou trois fois, de regarder : est-ce que j’ai bien mis le téléphone ? Est-ce que j’ai entendu
le téléphone ? » (Médecin homme).
27. « Il y a le stress des gardes parce que c’est du stress aussi vous êtes appelée à 19 h : « je
n’arrive plus à respirer ». Et c’est tout : les patients ne savent pas plus expliciter et ils sont
affolés au téléphone. Donc à partir du moment où vous avez noté le nom et l’adresse et un
numéro de téléphone pour les contacter on est déjà très content. Et on part comme ça, on ne
sait pas sur quoi on va tomber. On a quand même des responsabilités lourdes. Il y a toujours
un moment de stress de garde et moi j’ai parlé avec des médecins qui sont installés depuis 25
ans et ça leur fait tout le temps. Parce que moi je me dis "je suis jeune aussi je n’ai pas géré
tous les cas de grosses réanimations", enfin c’est vrai des fois je tombe sur des premiers cas
que j’ai étudiés que dans les bouquins, et que je n’ai pas vécus en situation réelle» (Médecin
femme)
1.3.4. Les troubles du sommeil, la fatigue de la garde
28. « Les gardes, ne reviennent pas très souvent. Une nuit par mois et un week-end tous les
deux à trois mois. Les gardes, de jour ça va. La nuit, par contre, de moins en moins bien.
Alors là... De moins en moins bien, parce que je m’endors de moins en moins bien en garde.
Depuis quelques années, ça c’est assez récent, depuis quelques années. Alors qu’avant, même
en garde, je sortais, je rentrais, je m’endormais tout de suite. En vieillissant, je n’arrive plus
à m’endormir tout de suite. Alors je ne sais pas quel délai ; je ne me chronomètre pas mais
c’est plus fatigant. La nuit devient de plus en plus fatigante. Et quand j’en parle avec des
collègues, plus ils sont âgés aussi, plus ça a l’air d’être le problème. Il y en a certains qui
n’arrivent pas du tout à dormir de la nuit. Je n’en suis pas arrivé là, mais ça, c’est fatigant.
Et, en plus, les gardes de nuit, les motifs d’appel c’est tellement tout et n’importe quoi, que
c’est limite du seuil de la tolérance pour moi. » (Médecin homme).
29. « C’est vrai que les charges du boulot, en certaines périodes, sont quand même dures et
que la fatigue s’accumule. Bon et puis c’est vrai que je vais avoir 55 ans cette année, les
gardes ou les choses comme ça, je les supporte de moins en moins…
Les gardes de nuit, ça n’est pas très souvent. ; c’est tous les deux mois. Et puis on doit avoir
cinq gardes de week-end, ou quatre gardes de week-end par an. Mais bon ; on a quand même
des gardes qui sont assez costaud parce que il y a pas mal de médecins à remplacer et c’est
vrai que maintenant j’ai du mal à me rendormir. Le lendemain j’ai fait une nuit blanche, je
suis crevé. Je supporte de moins en moins. Je pense qu’avec l’âge…» (Médecin homme)
30. C’est quelque chose... les gardes, moi, c’est quelque chose qui m’horripile, vraiment qui
m’horripile. J’ai un mal fou à les supporter. Vraiment j’ai du mal. J’ai été parmi ceux qui ont
protesté, fait la grève, qui essaient d’organiser actuellement quelque chose pour essayer de
diminuer la charge que ça représente, et pour essayer de faire indemniser, à son juste prix la
charge que ça représente, parce que ça, c’est quelque chose de formidable.
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L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
Vraiment, j’ai du mal à supporter les gardes.
Quand, après une semaine ou deux semaines comme ça, difficiles, on a une garde de 48h
pendant laquelle on est embêté et qu’il faut réembrayer de nouveau sur une semaine du même
type, après, on est vraiment saturé au point de devenir vraiment impoli avec les gens, de...
vraiment, on en a marre.
Dans les gardes, c’est rare qu’on dorme correctement. (Médecin homme)
31. « Quand je vois les médecins de M. quand ils tirent leur semaine et qu’ils se tapent le
week-end de garde... Samedi, dimanche c’est 48 h d’affilée. Des fois il y a des week-ends cool,
mais il y a des week-ends où l’on est réveillé la nuit, où l’on ne dort pas et quand on rembraye
sur une autre semaine, c’est lourd physiquement. » (Médecin femme)
1.4. Les consultations
La consultation constitue le cœur de l’activité du médecin, la partie sur laquelle il engage au
premier chef son identité. Elle n’est pas donnée en tant que telle comme une charge.
Cependant, l’intensité de la mobilisation nécessaire à chaque fois est un facteur d’épuisement
(32, 33, 34, 35). D’autant que les motifs de consultation tendent à se compliquer du fait de
l’augmentation des patients porteurs de polypathologies liées au vieillissement (36, 37) et du
fait du mal-être lié à une précarisation croissante des individus (38). Face à ces difficultés, il
nous a été signalé, à plusieurs reprises, la difficulté croissante à s’appuyer sur les spécialistes
(39). À cela s’ajoute le stress du téléphone qui vient hacher la consultation (40, 41).
Enfin, en secteur rural, les médecins voient avec inquiétude des collègues arrêter leur activité
sans que la relève soit prise par des jeunes (42, 43).
1.4.1. L’intensité de la mobilisation.
32. « Oh, je suis bien quand j’en ai vu vingt, vingt-deux, vingt-trois. Quand j’arrive à trente,
je pète les plombs. Je sais que j’ai des collègues qui font plus mais moi je trouve qu’à trente
on travaille mal. » (Médecin femme)
33. « Mais, là, moi je vois, j’en arrive à trente à peu près en moyenne, donc ça... parfois un
peu plus ou un peu moins, mais quand j’arrive à trente, j’en ai marre. » (Médecin femme)
34. « Quand on sait que, par exemple, dans les journées où je commence les consultations à
14 h, jusqu’à 20 h, ça fait 6 heures. Même si, normalement, je ne dois voir que 20 à 24
personnes, j’en vois au moins 26 ou 27. Chaque personne vient avec au moins deux ou trois
problèmes différents, on sort de là lessivé ! » (Médecin homme)
35. « 30 par jour, j’ai fait plus mais j’ai la tête en chou-fleur à la fin, je n’arrive plus à
réfléchir. » (Médecin femme)
1.4.2. Le vieillissement de la population, les polypathologies.
36. « J’ai beaucoup de personnes âgées, très âgées et très lourdement atteintes. La
population vieillissant, effectivement, elle a de plus en plus de pathologies et comme elle
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L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
vieillit, elle arrive à se déshabiller encore moins vite qu’avant et c’est un élément important
aussi dans le temps de la consultation. C’est tout bête mais alors combien de fois je suis dans
le couloir pour leur faire comprendre que maintenant ça y est quoi, au bout de dix
minutes... » (Médecin homme)
37. « Nos clients, à partir de 70/75 ans, ils se baladent des trucs... quand on les voit dans la
salle d’attente on dit « ils sont bien » mais nous, quand on voit les dossiers, on dit « ça n’est
pas vrai ; il tient encore debout celui-là ? ». oui, oui ; il y a des gros trucs. » (Médecin
femme)
1.4.3. Le mal être des patients
38. « C’est un stress d’autant plus permanent que moi je suis quelqu’un qui vit lentement. Je
travaille lentement et je ne sais pas travailler plus vite ; voilà. Je travaille lentement parce
que d’abord c’est mon rythme propre, je crois que je ne peux pas faire autrement, et puis
parce que, aussi, je ne peux pas concevoir qu’on fasse de la médecine à l’abattage, quoi. Et
puis, je vois bien que les gens qui viennent ici, ils ont besoin d’un peu d’un peu… enfin de
souffler. Ils viennent en fait pour un symptôme qu’il rapportent, bien entendu à des tas
d’autres choses qui ont besoin de développements multiples et variés et il y a certaines fois où
on ne peut absolument pas interrompre parce que c’est justement le moment où on aborde le
problème central et que si on dit stop à ce moment-là, eh bien c’est foutu. » (Médecin homme)
1.4.4. La moindre disponibilité des spécialistes
39. « Au moment où je me suis installée les spécialistes vous disaient « Bah ! ça n’est pas la
peine d’aller voir votre médecin généraliste ». Maintenant ils ont de plus en plus de boulot ;
c’est l’inverse : un médecin généraliste, ça sert à tout, d’abord à essayer de nous trier les
gens qui ont besoin de nous voir et pas les autres, et puis ensuite, à se débrouiller avec la
synthèse des dossiers qui devient de plus en plus lourde, à gérer tout ce qu’on a à gérer. Nos
clients vieillissent, les pathologies s’imbriquent et le seul qui, surtout en campagne, peut
essayer d’avoir une idée globale sur le dossier, c’est nous.
Donc les consultations, contrairement à ce qu’on pense, sont longues. Mais il y en a de plus
en plus et il y a des jours, c’est infernal. Donc, honnêtement, il y a des jours… je ne dois pas
être à prendre avec des pincettes.
Il va falloir qu’ils comprennent que je ne pourrai pas continuer comme ça.
On fait plus d’obstétrique parce que l’obstétricien n’a pas le temps. On fait plus de
gynécologie urgente qu’avant parce que pour les renouvellements de pilule, elles vont voir le
gynéco, le frottis à la limite, mais quand il y a un saignement entre deux, un problème de
tolérance de pilule, une phlébite ou une grossesse qui ne va pas bien, comme, eux, ils ne
peuvent pas les voir avant 15 jours mais que nous on peut nous voir dans les 24 h, bon alors
c‘est nous qui arrivons à voir les saignements utérins en premier, les anomalies, les trucs
comme ça.
C’est tout à fait paradoxal. C’est-à-dire qu’on commence à voir l’urgence, et après, il faut
qu’on téléphone à notre collègue... « Non écoute, je suis désolé, mais là, il faut que tu la voies
tout de suite, maintenant ». Alors que si elle passe par le secrétariat, elles ont un RV trois
mois après.
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L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
Et c’est vrai pour la gynéco, c’est vrai pour la cardio, c’est vrai pour la pneumo. Et c’est très
vrai pour la psychiatrie, qui elle, à mon avis, est un truc qui va nous donner de gros
emmerdes parce qu’on ne pourra pas tout gérer comme ça, s’il n’y a pas de psychiatres. Et
là, on est déjà dangereux pour eux et pour les autres. Et il y a un tas de spécialités comme
ça. » (Médecin femme)
1.4.5. Le téléphone
40. « On arrive à saturation oui.. Je ne supporte plus le téléphone. Quand c’est comme ça et
qu’il se met à sonner, je commence par gueuler au téléphone. J’essaie d’être toujours fairplay avec ma secrétaire mais c’est vrai que quand je déborde… La sonnerie du téléphone est
ressentie comme tellement agressive, insupportable. C’est-à-dire que quand vous avez déjà
quelqu’un qui vous a appelée pendant une consultation, alors que vous êtes en retard, au
troisième appel, le mec se fait engueuler… » (Médecin femme)
41. « Je pense qu’on arrive à le gérer quand vous n’avez pas trop de monde ; ou moins de
monde. Le fait d’être tout le temps prise, d’être en consultation, d’être avec quelqu’un
d’autre, c’est vrai que c’est compliqué de tenir le téléphone en même temps. » (Médecin
femme)
1.4.6. Le départ des confrères non remplacés.
42. « On a un collègue qui est parti à la retraite, y’a pas de successeur, donc c’est… infernal.
Alors là je sais que, mon collègue parti à la retraite, vont arriver des dossiers qu’il va falloir
reprendre en main, regérer, rebilanter parce que personne ne travaille pareil, tout en
travaillant pareil, et que ça prend du temps et que les journées sont longues.» (Médecin
femme)
43. « On a encore un confrère qui est parti dans le coin, donc encore sans succession. Cela
fait deux, maintenant, qui sont partis sans succession. » (Médecin homme)
1.5. Le travail administratif
La plainte concernant les consultations reste très nuancée dans la mesure où c’est sur ce volet
que se joue la question du plaisir au travail. En revanche, le travail administratif est vécu
purement sur le mode de la charge. La dénonciation sur ce point fait l’unanimité. Elle se
manifeste par des discours extrêmement nourris.
La charge du travail administratif, se sont les dossiers à construire et à gérer, les certificats à
remplir, les démarches sociales à effectuer (45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53). C’est aussi le
travail de gestion du cabinet et la rectification des erreurs des caisses de sécurité sociale (54,
55, 56, 57, 58, 59). Des médecins nous ont d’ailleurs dit qu’ils renonçaient souvent à rectifier
les erreurs de la sécurité sociale en leur défaveur ou même à s’occuper des papiers nécessaires
pour être payés.
Il est aussi rappelé que les médecins sont peu préparés, au cours de leur formation, à assumer
des tâches de gestion (60).
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L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
Enfin, même s’il nous a été signalé à plusieurs reprises que les relations s’étaient améliorées
avec le contrôle de la sécurité sociale, les contentieux avec les institutions, au sujet des
décisions du médecin, sont décrits de façon particulièrement explosive. Ce temps consacré à
des relations plus ou moins difficiles avec les institutions est considéré comme du temps
perdu dans une situation où il fait déjà gravement défaut. Mais surtout, les contrôles et
expressions de désaccord en provenance des institutions sont violemment dénoncés comme
des entraves injustifiables à l’activité du médecin (61, 62, 63, 64).
1.5.1. La gestion des dossiers, les certificats.
44. «Je ne compte pas les heures qu’on passe en plus pour faire les synthèses entre les
courriers et gérer les dossiers. Il faut compter trois à quatre heures par semaine en plus pour
gérer les dossiers en dehors des patients. » (Médecin femme)
45. « Il faut tout prouver maintenant de toute façon, entre les absences à l’école, les absences
pour les parents parce qu’il faut garder les enfants, maintenant il faut des mots pour tout en
fait. Tout doit être justifié, c’est vrai que l’on fait pas mal de certificats. » (Médecin femme)
46. « Je crois que la surcharge de travail aussi, c’est tout ce qui est paperasserie. Là,
maintenant, ils mettent en marche la démarche de soins infirmiers, qui est une grosse
paperasserie. Alors je ne sais pas du tout ce que ça peut apporter, et puis comment ça va être
traité. Parce que, maintenant, quand on donne des soins infirmiers, il faut remplir tout un
questionnaire de démarche de soins infirmiers. Alors bon ; on vous demande l’invalidité du
patient, son état de dépendance etc., etc… Donc c’est bien, mais ça va servir à quoi ? A qui ?
Comment ça va être traité ? Alors qu’on sait que dans les caisses de sécurité sociale, ils sont
déjà débordés. Donc on ne sait pas trop. Donc encore un papier qui arrive, alors qu’en fait,
bon. Si c’est dans un but de coordination entre les différents personnels soignants c’est bien,
mais à ce moment-là, je pense qu’il vaut mieux faire des réseaux, des réseaux à l’intérieur de
la ville, qui sont gérés par les médicaux et les paramédicaux et la caisse de sécurité sociale
n’a pas à être le coordinateur de tout ça. Soit c’est pour vérifier et puis ensuite sanctionner
éventuellement, d’éventuels abus ? Je ne sais pas. » (Médecin homme)
47. « Et après, vous mettez tout le nombre de certificats qu’on doit produire, qu’on doit faire.
Parce que maintenant, même quand on joue à la pétanque, vous devez faire un certificat
médical. Il y a un nombre de certificats médicaux incroyables ; mais pour tout. On passe
notre temps à faire ça. On en fait 4, 5 par jour ; minimum. Pour jouer à la pétanque, pour
faire du vélo, pour faire de la course à pied, pour... dans tous les sports, pour faire de la gym
pour les vieilles personnes, pour dire qu’on est en bonne santé, qu’on n’est pas contagieux,
qu’on a des certificats, ... voilà.
Et ça, cette pression-là aussi, c’est important ; c’est incroyable.
Plus les demandes d’affection longue durée, on nous demande encore de... j’en ai encore un
l’autre jour, allez : il faut maintenant que je fasse une entente préalable pour faire encore un
truc sur l’oxygénothérapie, etc.
Tout ça, mais ça prend un temps ! Et je suis persuadé qu’on passe, dans la journée, plus
d’une heure par jour à faire ça. Plus d’une heure par jour. Je ne parle pas, bien sûr, d’écrire
des feuilles de soin etc. Bon ça, peu importe. Mais plus d’une heure par jour, uniquement en
paperasse. En papiers, à dépatouiller, à essayer de chercher, à essayer de trouver le dossier
d’untel, de l’envoyer au médecin conseil, etc. une heure. Avec la télétransmission, une heure
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L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
par jour. Déjà. De temps qui passe à ça. Ça, c’est énorme. Et on voit que ça augmente sans
arrêt. Que les caisses demandent sans arrêt quelque chose de plus. Il faudra quand même
qu’on arrête un jour. » (Médecin homme)
48. « Oh ! Les certificats, alors là, je hurle ! Certificat pour aller faire de la gym volontaire !
Il y a des certificats qui me pompent parce que vraiment, est-ce qu’on a vraiment besoin de
l’autorisation du médecin pour envoyer son gamin en camping à... non, non ! Ça, c’est de
l’abus ! De l’abus des assurances ou des sociétés qui refusent de prendre des responsabilités,
qui se font couvrir par untel ou untel. Non !
Vous avez tous les certificats qu’on vous demande pour les enfants scolarisés, qui vont de la
non contagion, au départ au ski, à l’aptitude à faire des trucs... On est forcé. D’abord le code
de déontologie nous en fait obligation et puis, ensuite, on ne peut pas résister, quoi. Je veux
dire, certifier que quelqu’un peut faire quelque chose.. L’école ne peut pas supporter un
gamin malade plus de deux jours sans un certificat médical. Donc on voit les gamins... mais
écoutez ; les parents sont quand même responsables. Je ne vois pas pourquoi je leur
donnerais quelque chose derrière pour certifier que…
Après, bon. Il y a le social ; uniquement social qui me tombe dessus, et qui n’était pas notre
ressort et qu’on gère. Alors, le social c’est : toutes les aides à obtenir parce qu’on intervient
pour un tas de choses... ça va de l’absence de l’enfant à l’école, jusqu’à l’obtention des prêts
médico sociaux pour la maison. Alors vous avez de la marge, dedans. Et pour laquelle, il faut
absolument remplir des papiers, en sachant que ce type de papier, souvent, vous prend plus
d’une demi-heure au moins, qui n’est pas du médical. Qui n’a vraiment absolument rien à
voir avec le médical.
Il n’y a pas que les certificats, mais il y a toute l’obtention de ce qui va avec. A la limite nous,
on est là pour soigner ; on n’est pas là pour demander... Il y a les aides à domicile, les
maintiens des gens à domicile, avec un bon certificat médical, un bon dossier médical, vous
pouvez faire obtenir des prêts pour changer une salle de bains, aménager un local, obtenir
que quelqu’un vienne promener mémé tous les après-midi ; ça marche un peu ; pas toujours.
Alors va après, avec tout ce qui est en assurance, assurance complémentaire ; ça à la limite
ça peut être de notre ressort... mais ça déborde. Ça déborde beaucoup. Et on a beaucoup de
demandes. Alors après, il y a les gestions des courriers et puis... Il y en a qui sont incapables
de se débrouiller de quoi que ce soit. Il n’y a pas très longtemps, il a fallu qu’on essaie de
gérer les problèmes de retraite complémentaire pour une dame veuve. Son mari en avait pris
deux. Ça n’est pas du médical. Alors ça, ça n’a vraiment rien à voir avec du médical. Ni du
médico-légal d’ailleurs. Mais la demande est extrêmement importante.» (Médecin femme)
49. « Il y a quelques années, effectivement, je finissais tard le soir parce qu’on me laissait les
papiers et puis « Remplissez-les ». Maintenant, j’ai dit « Stop ! ». Maintenant, je demande
d’abord à voir les gens systématiquement, parce qu’on vous dit que c’est juste un papier mais
sauf qu’il y en a quatre pages, donc ça prend plus de temps que de voir quelqu’un qui a un
rhume. Donc, à la limite, je le mets systématiquement dans le planning. Ça devient une
consultation. Voilà ! Parce que je me rendais compte que je travaillais à onze heures du soir,
à dix heures je remplissais et j’en ai eu marre, quoi.
En plus, moi, ce que je fais remarquer aux gens, c’est qu’on certifie qu’on a quand même
examiné la personne, et tout, il y a des choses qu’on ne sait pas tout seul : savoir si la dame
arrive à se laver toute seule, ou plein de choses comme ça. Parce que les demandes d’APA,
là, c’est pareil. Ça a un côté administratif quand même important. Et puis, avec la nouvelle
réforme l’année dernière, il se trouve que moi, j’ai beaucoup de personnes âgées et ça fait
beaucoup de papiers quand même.
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L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
Donc, ça, je ne le mets plus en dehors. Je dis non. Maintenant, j’oblige à avoir une
consultation. Ça permet de faire le point avec la personne souvent, en plus. Ou je le fais au
moment d’un renouvellement, si j’ai une visite et que je dois renouveler un traitement, je le
fais à ce moment-là. Mais, je le fais avec les patients. Parce qu’en plus, ça me permet
d’améliorer beaucoup de choses.
La dame ce matin, elle m’avait envoyé par courrier le dossier pour son assurance décès. Il
fallait lui renvoyer. Mais, depuis quand le mari avait-il arrêté de travailler ? Je ne le savais
pas. Je ne savais pas répondre. Donc, ça m’irrite un peu. C’est beaucoup plus facile, je
trouve, de le remplir avec les patients. » (Médecin femme)
50. « Tout ce qui est démarches sociales, ça prend un temps énorme et ça, c’est très
insatisfaisant aussi. Parce que, quand on a le temps de s’en occuper, c’est le soir, mais, le
soir, toutes les administrations sont fermées et, pour toutes ces démarches-là, ça n’est pas
facile. Pas facile.
Préparer tous les dossiers, tout simplement toutes les histoires de tutelle, de COTOREP,
l’APA, etc., ça, c’est vrai que ça prend du temps en plus, qui n’est pas compté et quand on
veut prendre contact avec des gens dans ces administrations, eh bien, c’est quasiment
impossible. Alors parfois on passe du temps au téléphone, on attend. On attend que ça
réponde, après, ça n’est pas la bonne personne, etc. etc. On essaie de le faire faire un petit
peu par nos secrétaires, on essaie de déléguer, mais ça n’est pas toujours facile. Certaines
fois c’est mieux d’avoir la personne en direct ». (Médecin homme)
51. « On peut parler de la COTOREP, quoi. C’est un système complètement opaque, dont on
ne connaît pas les tenants et les aboutissants, sur lequel on fait des dossiers médicaux qui ne
sont pas faciles à faire, sur lesquels les décisions sont complètement débiles. On n’a aucune
manière de savoir si ça va être accepté ou pas, par la COTOREP. A un certain moment ils ne
vont prendre que des grabataires, à d’autre moment, il y a des gens qui ont la COTOREP, je
me dis « Attends, pourquoi il a la COTOREP ? » Je n’ai aucune visibilité sur le travail que je
fais.
Souvent les patients nous filent les dossiers et on remplit en dehors des consultations. Avec ce
que j’ai dans mon dossier, avec ce que j’ai comme connaissance du patient. Ce qui me
manque souvent, c’est le poids. Je suis obligé de les rappeler pour leur demander leur poids.
Parce que poids/taille, je m’aperçois que c’est souvent la chose que je redemande. Le reste, je
l’ai dans le dossier. Parce que j’ai les patients en tête, j’ai un certain nombre de choses.
Mais, pareil, dans la fin du dossier, je n’ai pas l’impression de travailler bien. C’est-à-dire
qu’il y a un certain nombre de choses où ils demandent : « Est-ce que le type est capable de
se faire à bouffer, etc., etc. », Ce sont des opinions que j’émets. En fait, je n’ai jamais posé la
question. Parce que je n’ai pas le temps. Parce que je n’ai pas le temps, parce que ça vient en
plus, parce que... » (Médecin homme)
52. « Ils nous ont rajouté une couche là sur les soins infirmiers, ça fait beaucoup moi je trouve.
Il y a tous les dossiers, les demandes de 100 %, tout ça, on est habitués. Et là, ils ont rajouté
une couche : les soins infirmiers. Il faut maintenant remplir un formulaire où il faut décrire,
bon ce n’est que pour les patients qui sont lourds, grabataires où les infirmières passent tous
les jours avec des soins d’escarre tout ça, mais il faut remplir tout ça, donc c’est .. c’est en
plus quoi. » (Médecin femme)
53. « On est sans arrêt poussé à des nouvelles... donc des obligations de garde, des
obligations de paperasse, des obligations de machin, des nouveaux certificats, on reçoit
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L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
encore l’autre jour encore un machin pour les soins infirmiers, alors maintenant au lieu de
faire une simple prescription, il faut faire une demande qui va être transmise à l’infirmière,
qui va faire une autre demande, qui va nous le retransmettre, il faudra faire un truc final, non
mais ; ils s’imaginent quoi ? Qu’on n’a que ça à faire ? » (Médecin homme)
1.5.2. La gestion du cabinet
54. « La comptabilité, j’essaye de la faire deux fois par semaine, comme ça en le faisant
régulièrement j’ai l’impression que… oui mais deux fois par semaine, mine de rien c’est deux
soirs où je me consacre à ça longtemps, ça va me durer deux heures le temps de tout pointer
avec les relevés de la Sécu. Et puis les paperasses qu’il y a à faire à côté, il faut voir si on a
bien pensé à tout, à tout payer, tout contrôler. » (Médecin femme)
55. « Et puis, la comptabilité, moi, j’avais estimé que pour la comptabilité, il me fallait dix à
quinze heures par semaine à peu près. Dix à quinze heures le jeudi et le week-end. Je compte
à peu près ça. Oui, je pense qu’il faut ça. C’est vrai que gérer la Sécu, tout ça, ça demande
du temps. Surtout qu’il y a les erreurs, il faut relancer.
Ce sont les gens qui sont en autorisation d’avance. Par exemple des handicapés, on ne les fait
pas payer. Il y a aussi les maisons de retraite par exemple. Ce qui se passe, c’est que dans
une maison de retraite, vous avez une personne qui ne va pas vous payer parce qu’on ne lui
laisse pas de carnet de chèques, donc il faut demander à la famille, etc… Donc il faut gérer
un petit peu ça aussi... C’est un côté vraiment que je n’aime pas.
Donc, il y a ça, et puis il y a toutes les factures professionnelles, en tant que libéral : la CAF,
et tout quoi, l’URSSAF…
Et puis, après, une salariée... Moi, je me suis rendu compte : une salariée, vous avez tout de
suite le bulletin de salaire tous les mois, tout de suite l’URSSAF, l’ASSEDIC, la prévoyance,
la retraite, la taxe sur les salaires, la DADS que j’ai remplie l’autre jour, dimanche. Ça, c’est
le genre de choses qu’on ne fait que le dimanche, parce que les autres jours, ça n’est pas
tellement possible. » (Médecin femme)
56. « On parle du burn-out, on disait tout à l’heure que les patients par leur demande ont
tendance à entraîner une suractivité chez les médecins mais on les occupe beaucoup avec de la
paperasserie. Donc il y a les caisses, il y a aussi toute la gestion c’est quelque chose que moi
j’ai complètement éludé. Je suis réfractaire à toutes ces manipulations de chiffres, il y a des
investissements à faire, des choses qui me rebutent quoi, la gestion au quotidien d’un cabinet
pour moi c’est quelque chose… c’est un monstre.» (Médecin homme)
57. « Les relations avec la sécurité sociale sont devenues très courtoises, oui très agréables,
on a des gens très gentils au téléphone, très gentils mais très débordés, enfin on sent bien que,
eux-mêmes, ils ont une pression pas possible. Alors je parle notamment des parts mutuelles
qui ne nous sont presque pas remboursées. Il y a eu un bazar pendant trois ans. Alors on les
rappelait « Ah mais je ne sais pas, ce n’est pas moi qui doit vous le payer, c’est la mutuelle. »
« Ah mais non ça n’est pas la mutuelle, c’est moi… » Alors la secrétaire passe trois heures au
téléphone pour ça, pour récupérer 6 euros, alors au bout d’un moment on laisse tomber, on
en a marre et puis voilà quoi.
Mais on sent que les gens sont débordés. Alors ils vous répondent avec des faux-fuyants, ils
n’y arrivent pas… Alors en même temps… bon on n’est pas très emmerdants, on n’est plutôt
sympas avec eux : « Ecoutez c’est pas à vous qu’on en veut. Mais enfin ! Quand même !
C’est un peu moche qu’on ne soit pas payés pour le boulot qu’on fait. » (Médecin homme)
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L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
58. « Vous voulez que je vous sorte le tas, là ? Ça, c’est tous les gens qui sont en tiers-payant.
C’est-à-dire qu’on est payés : soit 70 %, soit 100 %. Quand on reçoit ces trucs-là, il faut tout
vérifier. Il faut tout vérifier et, régulièrement, il y a une erreur par page ou par deux pages.
Sur lesquels il faut faire une lettre. Régulièrement, il manque les 30 %. Donc il faut leur faire
une lettre, etc., etc. Sans compter qu’avec cette putain de carte vitale, régulièrement, je ne sais
pas pourquoi, il y a des consultations qui sont cotées deux fois, alors que moi, sur mon système
c’est qu’une fois, donc il faut des rattrapages : c’est une nouvelle lettre, enfin... tout ça, c’est
des trucs qui me gavent de plus en plus. C’est tout l’extérieur qui, vraiment, me... Alors en plus
je soigne des gens de la Sécu, c’est des conditions de travail de merde. Ils sont payés à la
tâche, et avec un abruti de chef dessus, qui les houspille jusqu’à ce qu’ils en crèvent. »
(Médecin homme)
59 ; « J’ai reçu, il y a deux jours, trois trucs de télétransmission, «Est-ce que c’est bien ça, et
tout ? Vérifiez ». Mais sans arrêt, sans arrêt, on est obligé de faire le travail de la Caisse,.
Déjà, pour la télétransmission, vérifier à leur place. Et quand ils ne téléphonent pas, comme
ça arrive, pour nous demander l’adresse des gens. Mais ça devient de l’aberration. »
(Médecin homme)
60. « Alors l’installation aussi c’est aussi une galère, parce qu’on n’est pas du tout préparés,
on n’est pas des gestionnaires, on n’a pas de conseils concernant le lieu, on n’a pas
d’accompagnements, pas de connaissances sur le droit, les assurances, la gestion,
l’organisation.. » (Médecin femme)
1.5.3. Le traitement des contestations
61. « Alors il y a autre chose qui s’est passé aussi cette semaine, j’ai reçu une lettre d’une
cadre de l’hôpital, qui est en même temps chef de la tutelle. Elle m’envoie une lettre comme
quoi elle me retire le suivi d’une patiente qui est psychotique, déficitaire, etc., parce qu’il
fallait remplir son dossier de COTOREP et que moi, dans le dossier, j’ai une lettre du CHSD
datant de 2000, avec un diagnostic principal, point ! Sans l’histoire de la maladie. Or, pour la
COTOREP, il faut : « Est-ce que c’est congénital ? Depuis quand... ? » Je suis forcé de
remplir ce putain de papier qui me fait chier naturellement, donc mal. J’ai eu quelqu’un de la
tutelle, je leur ai dit « Eh bien ! Ecoutez, je n’ai pas le dossier complet ; trouvez-moi le dossier
complet et je vous remplis le truc ». Moralité, elle m’a envoyé un papier : « Vous n’êtes pas
sans ignorer que si vous ne remplissez pas, sans COTOREP, cette femme n’aura plus de
revenus. Et je m’étonne que vous puissiez suivre quelqu’un depuis deux ans sans avoir
l’histoire de la maladie et que vous puissiez renouveler un traitement sans remplir ce papier. »
Alors ça, ça me fait hurler. On se tape des psychotiques déficitaires. Pour nous, en ville, c’est
une galère. Ce sont des gens avec lesquels on n’arrive pas à établir une relation
médecin/maladie de qualité... Pour sa mammographie, c’est une catastrophe. Il faut vraiment
négocier tout le temps, lui faire prendre conscience... Les trucs de prévention basiques, pour
nous, ça demande une énergie folle. Et, en plus, il faut qu’on remplisse leur putain de papier.
Donc ça, c’est quelque chose qui... on bataille, et en plus, il n’y a pas la reconnaissance...
Cette femme a pris la décision de changer le médecin traitant ! Or, deux ans pour nouer une
relation médecin-malade avec des patients déficitaires, c’est court. Elle a, sous un prétexte
administratif à la con, cassé quelque chose qui est extrêmement dur à élaborer, qu’un autre
généraliste va se faire chier à ré-élaborer pendant deux ou trois ans, jusqu’à ce qu’elle décide
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L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
qu’il n’est pas suffisamment satisfaisant pour ses petits trucs à elle. Et on ignore complètement
la dimension du malade. Or si on récupère ces gens-là, c’est parce que les hospitaliers en ont
plein les basques. Ils ne peuvent plus les suivre. Et ils n’ont pas les moyens : en personnel, en
possibilités d’hospitalisation, en suivi. Donc on se retrouve à gérer des choses qui ne nous
appartiennent pas, sans les moyens.» (Médecin homme)
62. « Je me suis gouré pour remplir une ordonnance. Le mec est en AMG, la femme est en
AMG et je n’ai pas coché AMG. Donc la femme me dit « Je ne suis pas remboursée ». Je refais
une ordonnance en me disant « J’ai fait une erreur, etc. ». La Sécu lui a répondu « On en a
rien à foutre. On ne vous remboursera pas ». Donc je veux dire... la moindre erreur est
sanctionnée, et sanctionnée sur le patient, en plus ! Il n’y a aucune compréhension. » (Médecin
homme)
63. « Je reçois, un jour, un papier de la Sécu, m’enjoignant de rembourser ce que j’avais
indûment perçu - indûment perçu écrit en gras et souligné - pour avoir compté deux
consultations pour une patiente qui était en CMU. Alors je regarde parce que je me suis dit
après tout, peut-être que… non, non, je l’avais bien vue deux fois. Je vais voir mon cahier, je
regarde, deux fois, deux jours différents, deux consultations différentes, marquées… Bon. Je
téléphone à la personne qui m’avait envoyé le papier, et je lui dis « Eh bien non, moi je
regrette… ». Elle me dit « Oui, mais la patiente, elle, elle n’a aucun intérêt à dire que
vous…». Je dis « Eh bien écoutez... non ; la patiente en question, bizarrement a eu des
problèmes avec mon associé, déjà pour les mêmes raisons, parce qu’elle contait que les
médecins ceci, les médecins cela.. - Ah bien oui ! Mais ça, c’est votre associé. - Mais j’ai ma
secrétaire qui, elle, se rappelle, avoir vu les deux consultations. - Ah bien oui, mais c’est
votre secrétaire. – Ah, Attendez ! Moi je mens, mon associé ment, ma secrétaire ment mais
Madame x, elle, a raison ? - Ah bien oui mais etc., etc. » Je ne voyais vraiment pas comment
m’en sortir. Je me dis je ne vais pas m’en sortir, de cette histoire. Ça me trottinait dans la
tête. Et je la rappelle le lendemain ou le surlendemain, et je dis « Mais bon sang, il y a eu des
prescriptions !» Et, heureusement, il y avait eu des prescriptions les deux fois. Il aurait pu n’y
avoir pas de prescription. Donc j’ai dit « Vérifiez les prescriptions !» Elle m’a rappelé « Ah
bien oui, on a fait des vérifications, effectivement, il y a bien eu deux prescriptions, les deux
jours où vous me dites qu’il y a eu les consultations ». J’ai dit « Vous n’auriez pas pu faire ça
avant, plutôt que de m’enquiquiner ? » (Médecin homme)
64. « Il y a aussi une chose que je ressens terriblement, dans le cadre des pressions, il n’y a
pas que la pression des patients, il y a aussi la pression de l’administration, des caisses, ça,
c’est quelque chose d’incroyable. Sans arrêt, sans arrêt...
Parce que quand vous avez sans arrêt, sans arrêt qui se rajoute On a toujours quelque chose
qui se rajoute. Sans cesse. On a toujours une obligation supplémentaire. Tous les ans, on a un
petit truc supplémentaire qui se rajoute : l’obligation de machin, de télétransmission, de truc,
de...
Alors quand on reçoit un courrier comme j’en ai reçu un hier, il doit être à la poubelle,
aujourd’hui, mais ça n’est pas grave, je l’ai reçu hier, De telle date à telle date, vous avez
prescrit 10 fois ferritines et fers sériques à des patients, alors qu’il est connu que ça ne sert
strictement à rien dans le dépistage de l’anémie fériprive ». D’abord personne ne leur dit que
j’ai fait ça dans l’anémie ferriprive, où ils ont vu ça ? C’est parce que j’ai eu deux cas
d’hémochromatose en peu de temps et donc j’ai fait des recherches dans la famille, et un cas
d’anémie de Biermer pour lequel j’ai donc dû faire un métabolisme complet du fer, dans toute
la famille, les ascendants, les collatéraux et descendants, ça c’est vrai, mais et alors ? Et il
faut essayer sans cesse de se défendre ? Qu’est-ce que je vais faire ? Je vais aller lui écrire,
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L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
au gars, en lui disant « Ecoutez, d’abord vous n’en savez rien pourquoi je l’ai fait, je ne vous
ai jamais dit que c’était pour des anémies ferriprives que j’ai fait ça. C’est vrai que pour
l’anémie ferriprive ça ne sert à rien, mais je ne l’ai pas fait pour ça. » Et je ne vais pas passer
mon temps à aller faire...
Mais ça fait rien. C’est énervant au possible de recevoir des choses comme ça. Vous avez la
pression.» (Médecin homme)
1.6. L’informatique
L’informatisation des cabinets médicaux et la façon dont les médecins ont dû en assumer la
charge ont suscité de nombreuses oppositions dans la profession. Une fois le pas franchi,
beaucoup de médecins ont considéré cette évolution comme positive (65, 66, 67). Mais dans
de nombreux cas, la mutation a été très douloureuse, avec des échecs entraînant des coûts très
importants (68, 69, 70, 71). Le manque de formation et l’absence de soutien dans la
négociation avec les fournisseurs de logiciels (72, 73, 74) ont parfois conduit à des
expériences traumatisantes et à un désengagement vis-à-vis de l’informatique.
1.6.1. Rapport positif à l’informatisation
65. « Je reconnais aussi que pour avoir été contre la télétransmission et l’informatisation ,
c’est vrai que bon ; on y a été… on était obligés, et je m’aperçois que ça fonctionne bien et je
reconnais que j’étais un petit peu bête de ne pas abonder dans ce sens et puis de ne pas
l’avoir fait plus tôt. Donc je reconnais mon erreur et en fait, maintenant, je trouve ça très très
bien et très pratique. » (Médecin homme)
66. « L’informatique, ça nous coûte cher mais ça s’est bien passé… Une fois que ça roule…
On rencontre des collègues qui sont assez satisfaits. Même des collègues qui ont été très
oppositionnels...
Moi je suis totalement satisfait de ça. Bon j’étais en opposition au départ parce que les
conditions d’accès étaient coûteuses pour nous, la prise en charge par la sécurité sociale
était mal faite, mais il n’empêche que maintenant, je pense que la télétransmission nous a
énormément simplifié, en particulier le paiement… pour les patients, d’une part. Les patients
sont remboursés plutôt rapidement, ce qui fait que ça ne rentre plus dans les charges qu’ils
avaient l’habitude d’avoir au niveau de la santé puisque cinq jours après ils sont remboursés
donc ils ne s’en aperçoivent pratiquement pas. Et pour nous, tout ce qui est CMU, tiers
payant, c’est pareil. Nous, on est payés cinq jours plus tard par les caisses. Que vous preniez
la carte bleue de quelqu’un ou que vous preniez une carte vitale, s’il est CMU, ça revient au
même. Donc au niveau moyens de paiement pour les CMU, c’est très très bien » (Médecin
homme)
67. « L’informatisation : on a eu de gros pépins et ça nous a coûté pas mal d’argent mais je
ne me verrais pas, aujourd’hui, sans informatique. C’est tellement pratique. Dans la pratique
médicale et dans la vie privée. Je serais ennuyé si je ne l’avais plus. » (Médecin homme)
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L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
1.6.2. Les coûts de l’informatisation
68. « L’informatisation, ça n’est pas forcément très très facile. Je ne sais pas si on a fait un
très bon choix sur le choix du logiciel aussi. Il n’y a pas eu de conseil. On n’a pas fait de
formation ; on s’est débrouillé sur le tas. Ça a été un petit peu long au départ. Et très
coûteux. On a dépensé 200.000 F pour un ordinateur… pour nous mettre en réseau. On en est
à 200.000 F actuellement, au moins. » (Médecin homme)
69. « Alors l’informatique : j’ai freiné les quatre fers au début parce que je me disais « ça y
est, encore du boulot en plus !» On a galéré pendant 4 ans, 5 ans avec des pannes sans arrêt,
rien ne marchait, des gens qui nous bouffaient de l’argent sans arrêt pour venir réparer. Bon
on a craqué finalement, il faut dire que notre entreprise de logiciel nous a laissé tomber. Le
logiciel qu’on avait, ça ne l’intéressait plus, donc paf. Donc on s’est renseignés auprès d’un
de nos confrères qui nous a conseillé un logiciel. On s’y est remis, on a refait un nouveau
réseau. Maintenant, ça fonctionne mieux. Mais là aussi on a ramé au début pour refaire tous
les dossiers. Ça commence à marcher à peu près correctement et notre support logiciel est en
train de nous dire «Oh, on va peut-être arrêter. » Alors là il y a eu une levée de boucliers sur
Internet. Je crois que tout le monde est en train de se dire « Mais attends, ils nous prennent
vraiment pour des fous » … De toute façon, il y a toujours quelque chose qui tombe en panne.
Quand ce n’est pas l’imprimante, c’est le central, quand ce n’est pas le central c’est… bon on
ne sait pas quoi, alors donc… alors on a quelqu’un qui est assez sympa qui vient nous
dépanner mais il y a toujours une matinée où ça ne marche pas, alors on perd un temps fou à
essayer de remettre les machins, etc.
Ça coûte horriblement cher. Mais j’allais dire, à la limite ça, je m’en fous. Si ça coûtait cher
et que ça marchait….» (Médecin homme)
70. « L’informatique : il n’y a pas eu de problème particulier, hormis les problèmes habituels.
Vous savez comment ça marche quand vous démarrez, c’est rare si on vous donne tous les
tuyaux pour réaliser... Vous savez bien comment ça se passe ? Je suis en train de me battre
avec le logiciel pour créer mes ordonnances parce qu’on ne m’a pas donné suffisamment
d’éléments. Ça c’est l’informatique avec... qui dit informatique, dit dépenses supplémentaires.
En deux ans, j’avais calculé, entre 1992 et 1994, on avait dû bouffer, avec l’informatique, plus
de 100.000 balles. Parce que, à cette époque-là, vous achetiez le matériel, le logiciel
professionnel nous a fait changer, à deux reprises, le matériel au bout d’un an parce qu’il
n’avait pas la puissance adaptée, etc., c’est assez extraordinaire. Les pannes, les assistances,
... 100.000 F j’ai compté. » (Médecin homme)
71. « Et les ordinateurs, c’est un gouffre ; un gouffre. On nous a dit que ça ne coûtait rien et ce
n’est pas vrai ; ça n’est pas vrai du tout. Ça coûte énormément et ça coûte encore pour
l’entretien. C’est au moins… une fois que vous avez acquis votre logiciel et vos appareils là,
vous avez un coût d’entretien d’au moins 1000 francs par mois, incontournable » (Médecin
femme)
72. « Pas de formation à l’informatique. C’est vrai que l’informatique nous a été imposée et
ça c’est... moi, je ne suis pas technicienne du tout et ça a été très difficile pour moi. Le choix
du matériel aussi ; j’étais complètement perdue. » (Médecin femme)
73. « Il y a l’âge et il y aussi le fait qu’on est un peu abandonné. C'est-à-dire que depuis 3, 4
ans, là, on nous assomme de choses à faire. C’est énorme quoi. C'est-à-dire que j’ai
l’impression que mon temps consacré aux soins, c’est finalement ce que j’aime et qu’il y a tout,
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L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
tout est fait pour que je ne me consacre pas à ce temps de soin. C'est-à-dire que l’on nous a
rajouté des charges au cabinet qui nous éloignent du soin. Par exemple, l’informatique, ça m’a
beaucoup gênée. Ça m’a énormément gênée. » (Médecin femme)
74. « J’ai été dans des cabinets où on rentrait les dossiers sur ordinateur et je trouve vraiment
que ce n’est pas du tout convivial, on est là à tapoter. Souvent ça reste des grosses machines ;
on ne voit pas les gens, on est obligé à jouer à cache-cache un peu. Moi je n’aime pas trop,
tout sortir sur informatique même jusqu’à l’ordonnance, je trouve que c’est impersonnel, moi
ça ne me plaît pas. C’est vrai que les gens vont dire que c’est plus lisible, que le pharmacien
n’aura plus de problèmes pour lire ; ça c’est sûr. Moi je n’aime pas, on sera peut-être obligé
d’y venir ça c’est possible, mais pour l’instant tant qu’on peut l’éviter…
- Ce n’est pas quelque chose qui vous allègerait pour… ?
- Non. Je ne manie peut-être pas assez bien l’ordinateur pour ça, je pense que quand on le
manie bien, il n’y a pas de souci, ça va très très vite. Quand on le ne manie pas bien ça peut
faire perdre du temps. » (Médecin femme)
1.7. L’évaluation et le maintien des compétences (lecture,
formation)
L’activité personnelle de maintien et d’amélioration des compétences professionnelles est
aussi donnée comme un élément de la charge de travail dans la mesure où cela suppose, pour
certains, une activité de lecture ou la participation à des formations, le soir, un moment ou la
fatigue se fait sentir (75, 76, 77, 78). Les pratiques sur ce plan semblent cependant très
diverses. Certains se forment le soir après le travail. D’autre n’en ont pas la force. D’autres
encore ferment leur cabinet pour suivre des cycles de formation qui leur permettent une prise
de distance avec l’activité quotidienne et sont manifestement vécus avec plaisir.
75. « On a un groupe de formation médicale continue sur la région. On fait ça le soir. Donc
je vais à une formation tous les 15 jours/3 semaines. Un soir tous les 15 jours - 3 semaines,
grosso modo. La lecture médicale, ça n’est pas tous les soirs. On va dire 1/4 d’heure. De
toute façon, il y a 1/4 d’heure tous les soirs, à ce moment-là. Si on fait une moyenne. Voilà ;
C’est de cet ordre là. Les soirées, donc tous les 15j/3 semaines, une soirée, un samedi...
parfois les vendredis samedis avec les formations, c’est peut-être, un par trimestre, on va
dire. » (Médecin homme)
76. « Je lis un article par ci par là, mais… je suis assez occupé dans la semaine. Je lis un peu
quand même mais quelques revues. Je dois passer, je ne sais pas, peut-être une heure dans la
semaine à lire, quand même, mes revues. » (Médecin homme)
77. « C’est que l’autre fatigue aussi, c’est les sources d’informations qui vous viennent de
partout et que l’on ne sait pas gérer. Déjà on a du mal à les lire, et après qu’est-ce que j’en
fais, où je les classe, je les mets où ? Dans ma mémoire ? Pas dans ma mémoire ? Je les mets
où ? Je ne sais pas. Alors que j’ai toujours fait l’effort, moi, de me faire un diplôme
universitaire tous les deux ans minimum. Donc j’ai toujours fait cet effort… J’arrête les soins
pour me consacrer un certain temps à aller à la fac, reprendre des cours etc. Mais ça c’était
un grand plaisir aussi donc... Enfin, je ne supporte pas d’apprendre le soir, d’abord parce que
je ne peux pas laisser tomber mes enfants le soir. Je trouve que j’ai déjà passé 12 heures ici,
ça va suffire, et moi le soir je suis bonne à rien . » (Médecin femme)
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L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
78. « Et puis il faut qu’on rende des comptes de plus en plus ce qui au fond est un peu normal.
Cette espèce de remise en cause, moi je n’ai rien contre. Se dire « mais est-ce que je suis bien
dans les clous, etc. ?» Mais il faut qu’on se fasse une remise en cause, il faut qu’on se fasse
une formation, mais il faut aussi qu’on travaille et il faut qu’on en rajoute à nos journées de
travail. Alors là ça ne va plus. Là, il y a quelque chose dans nos horaires qui ne convient pas,
quoi ; on ne peut plus continuer comme ça. » (Médecin homme)
1.8. L’arrière-fond des 35 heures.
Enfin, les débats et les mesures prises en matière de réduction du temps de travail des salariés
ont certainement contribué à rendre difficilement supportable aux médecins généralistes leur
charge de travail (79, 80, 81).
79. « Partout les gens travaillent de moins en moins et puis nous on travaille de plus en plus.
C’est bien la preuve… enfin qu’il y a quelque chose qui ne va pas quoi, dans le
fonctionnement. » (Médecin homme)
80. « C’est le fait qu’on est à une époque où on parle beaucoup des 35 h et les médecins
conçoivent de plus en plus difficilement de travailler 55 / 60 heures.» (Médecin homme)
81. « Ça a été certainement accentué ces derniers temps avec l’histoire des 35 h, les grèves
des médecins. Nous-mêmes, on a pris encore plus conscience de ce problème-là. Hier soir,
j’ai terminé, il était 21 h 15.
C’est le contraste. Le contraste. Quand on voyait en plus des personnes qui venaient parce
que, depuis que c’était les 35 h, c’était abominable, bon... Par moment, je ne pouvais pas
m’empêcher de penser « Bon, ok !». A l’intérieur de moi, à l’intérieur de moi-même, de dire :
« Bon, ils souffrent de leurs 35 h... On va écouter ce qu’ils ont à dire par rapport à ça.» Et
quand je pensais à moi-même, je disais « Punaise ; j’aimerais bien avoir 35 h ». Et ces
personnes-là disaient qu’elles en souffraient, principalement, parce qu’ils avaient la même
quantité de travail en moins de temps. Donc c’était compréhensible aussi. Alors que bon.
Nous, on passe un temps énorme avec un travail toujours assez intense malgré tout. On n'a
pas beaucoup de répit finalement. » (Médecin homme)
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L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
2. Réflexions concernant la surcharge des médecins
La majorité des médecins que nous avons rencontrés se plaignent de leur charge de travail.
Pourtant, ce sentiment de débordement ne fait pas l’unanimité. Certains médecins, très
engagés dans leur activité, considèrent cette charge comme normale et ne comprennent pas
ces plaintes. D’autres ont pris les moyens de réduire leur charge et en discutent donc le
caractère inéluctable. Deux objections sont ainsi formulées : d’une part, cette charge de travail
« est la contrepartie normale d’un travail intéressant », d’autre part, s’ils sont aussi chargés,
« c’est parce qu’ils le veulent bien ».
2.1. Premier débat : « C’est la contrepartie normale d’un travail
intéressant »
Ce débat est important et pas seulement parce qu’il correspond à une position exprimée par
certains médecins (82). Ceux-ci sont, en effet, très minoritaires dans le groupe que nous avons
rencontré. En revanche, cette position est exprimée dès que l’on évoque la question auprès de
non-médecins appartenant aux catégories professionnelles intermédiaires ou supérieures. Nos
observations montrent, de plus, qu’il existe des arguments en faveur de cette thèse. Si la
journée de travail du médecin généraliste apparaît effectivement très chargée, et s’il travaille
généralement le samedi matin, de nombreux médecins s’accordent une demi-journée ou une
journée de liberté dans la semaine. Ils ont de plus la possibilité de prendre des congés
lorsqu’ils le souhaitent. Et pourtant, la question de la charge de travail nous semble devoir
être prise en considération. En effet, par rapport à ce que nous connaissons des niveaux de
mobilisation au sein des divers groupes professionnels que nous avons eu l’occasion
d’étudier, la mobilisation des médecins nous semble présenter des caractéristiques
particulières. Nous avons fait part de nos propres réflexions sur ce plan dans le premier
chapitre. Mais les médecins eux-mêmes argumentent sur ce qu’il peut y avoir de
particulièrement lourd dans leur mobilisation.
Trois points principaux sont mis en exergue :
- l’énergie qu’implique une mobilisation intense de la tension sur une série de cas se
succédant à cadence élevée et sans temps intermédiaires pour le travail psychique nécessaire
au métabolisme de ce qui a été absorbé (83, 84, 85, 86, 87, 88),
- une répartition particulière de la charge dans le temps avec une intensification du travail le
soir, au moment où la fatigue se fait sentir et où du temps serait nécessaire pour revenir sur les
événements de la journée (89) et parfois des creux dans la journée qui participent à la charge
dans la mesure où ils sont vécus non pas comme des temps libres mais comme des temps
morts (90, 91),
- une exigence de disponibilité qui fragilise toute programmation des activités, qu’elle soit
professionnelle ou personnelle (92, 93, 94, 95, 96).
2.1.1. « Regardez les cadres, regardez les médecins hospitaliers »
82. « J’ai toujours pris une journée de congé par semaine, le mardi. Donc déjà, ça fait un
jour de moins. Le samedi, c’est très rare de travailler l’après-midi. Déjà. Et les dimanches,
on les a pratiquement systématiquement. On est dans un secteur où on est, maintenant, 12
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L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
médecins. Jusque là, on était 11. Ça veut dire une garde le week-end, ou de férié, en moyenne
par trimestre. Regardez les médecins hospitaliers, combien de dimanches ils passent à
l’hôpital, dans un mois ? Regardez un cadre supérieur dans une usine ou n’importe où, qui va
s’investir un petit peu, il va faire combien d’heures ; il va faire ses 35 heures ? Non ; ça n’est
pas possible de faire 35 h. Informaticien, ça c’est un métier qui doit être stressant. C’est
quand même très aléatoire, l’informatique. Très aléatoire. Je vais au ski une fois par an.
Dans le groupe, il y a un informaticien. Eh bien, vous avez un portable qui sonne sur les
pistes de ski : c’est le sien. Ils l’appellent au moins deux fois par jour, de son bureau.
Alors ! Moi, je n’ai pas mon portable qui sonne sur les pistes de ski. La médecine, je la laisse
au cabinet. On ne va quand même pas se plaindre d’avoir du travail ! » (Médecin femme)
2.1.2. Quelques particularités de la mobilisation
a. La dépense d’énergie requise
83. « Je suis passé sur RV pour essayer justement de stabiliser un peu. Il m’arrivait d’avoir
15 personnes dans la salle d’attente, c’est... moi, je ne peux plus là ; je ne peux pas. Entendre
les portes, qui rentrent, qui viennent, les gens qui... qui soufflent, qui vont pisser, tout ça, je ne
peux pas travailler comme ça ; ça n’est pas possible. Donc en le faisant sur RV... mais ça ne
fait rien. On sait qu’on a un temps donné, assez court, on sait que l’administratif, le temps de
faire l’ordonnance, de remplir le papier, de faire la télétransmission etc., ça va déjà nous
prendre 4, 5 minutes en moyenne, le temps que la personne enlève sa veste, trouve sa carte, il
nous reste quoi ? Il nous reste 5 minutes montre en main pour voir la personne. » (Médecin
homme)
84. « J’essaie quand même au maximum de me focaliser sur le patient. Alors, c’est vrai que
ça prend de l’énergie. Je pense que ça bouffe de l’énergie. Mais, c’est que j’essaie, quand je
suis avec une personne, j’essaie au maximum d’être sur … Et je pense que c’est ça qui fait
aussi que c’est assez prenant, c’est que je suis à elle, je suis pour elle. » (Médecin femme)
85. « Le fait de répondre à des questions, comme ça, tout le temps, de devoir faire la synthèse
pour résoudre un problème, deux problèmes, trois problèmes, quatre problèmes par
personne, quand on voit les durées et comme ça, c’est épouvantable. Quand on arrive à la fin,
on est épuisé. » (Médecin homme)
86. « Je fonctionne dans l’ici et maintenant. C’est-à-dire que c’est exactement ce qu’il vient de
dire, dans les mots exacts qu’il vient de dire... c’est là-dedans que j’arrive à gagner du temps.
C’est-à-dire que les trois premières minutes, j’essaie de fermer ma gueule. Dans les trois
premières minutes, ils donnent la demande, le diagnostic, le traitement qu’ils vont accepter.
Donc après, ça gagne énormément de temps. Mais ces trois minutes, finalement, demandent
toute l’énergie.
Une mamie en consultation me dit « je suis à la bourre ; je vais voir l’ophtalmo ». Moi, ce jour
là, j’avais du temps. Elle me dit « C’est dans dix minutes, l’ophtalmo ». Donc en fait j’ai fini la
consultation et j’ai fini ce que j’avais à faire, tout seul, sans elle, et je lui ai envoyé par La
Poste. Donc on a négocié l’arrêt de la consultation, le passage à la carte vitale, le chèque et,
pendant qu’elle allait voir l’ophtalmo, moi j’ai fait trois ordonnances et une lettre pour un
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L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
spécialiste. Et ça, cette notion de l’ophtalmo n’est pas venue tout de suite. Elle bougeait sur sa
chaise. A un moment, j’ai vu qu’il y avait quelque chose qui déconnait. Ça, ça s’est négocié à
la fin. Parce que c’était du non-dit. Je ne savais pas qu’elle avait une consultation ophtalmo.
Donc au moment où ça devait arriver, c’est arrivé mais sur un mode non-verbal. Puisqu’elle
ne m’a pas dit « Il faut que je me tire » ; elle a commencé à bouger sur sa chaise. Donc il faut
continuer à être, complètement, en écoute active. Qui est non seulement auditive et verbale,
mais qui est une écoute active visuelle.
Il m’est même arrivé de finir ma consultation et puis hop, on recommence. C’est-à-dire que je
me retape ma consult depuis le début. Je leur dis « Je ne comprends pas, vous me réexpliquez
votre problème ». Et, en général, à ce moment-là, ils modifient. Ils modifient. Et ça les aide à
trouver leur demande principale. Alors c’est une technique que j’utilise quand je suis crevé,
mais c’est une technique que j’utilise aussi quand, pour moi, ça n’est pas clair. « En fait, vous
demandez quoi ?» Et je peux le faire à la fin et ça marche aussi. Donc je ne sais pas si c’est la
même demande, mais au moins, c’est la demande précisée. Et on réattaque là. Et il y a la pile
derrière et je l’ai dans l’os. La consultation ne s’est pas mieux passée et je l’ai dans l’os.
Enfin un des soucis, c’est ça. Donc en fait on est sur un fil, et il ne faut surtout pas en tomber.
Parce que tomber en début de consultation, à deux heures, ça veut dire que ça devient l’enfer
pendant toute... et c’est cette sensation que j’ai souvent.
Chaque consultation est différente, on ne sait pas ce qu’on va avoir, et il faut tenir le tempo.
Pour être disponible pour tout le monde.C’est quelque chose qui bouffe énormément d’énergie.
Parce qu’on est en premier recours, c’est-à-dire qu’on ne sait jamais ce qui va nous tomber
sur la gueule. Et en général, les merdes tombent en fin de consultation. Il m’est arrivé, en fin
de consultation, une mère qui téléphone en disant « Mon gamin, il n’est pas bien, est-ce que
vous pouvez passer demain ? » Je ne lui faisais pas trop confiance. J’ai dit « Qu’est-ce qu’il a,
exactement ? » Incapable de décrire ! J'avais un stagiaire, je lui ai dit « On y va ! Ça
merde ! » Ça merdait au téléphone. Effectivement, il était gris, le gamin. Il était en train de
crever. Une bronchiolite, on l’a hospitalisé en Samu. Et donc ça, au téléphone, si on entend
pas bien, le gamin, il est mort. Le lendemain matin, c’est foutu... Donc c’est énorme. Le stress,
c’est ça ! » (Médecin homme)
87. « Je dois noter tout parce que moi, après, c’est que j’oublie tout. J’oublierais ma fille à
l’école donc... Je trouve que trois heures de consultation, il ne faudrait pas plus. Et après,
faire des coupures parce que... Moi j’oublie tout, tout ; tout. Quelqu’un appelle... tous les
coups de fil, on note tout. Parce que, autrement... Je sais que ça m’arrive encore ; quelqu’un
me dit « Vous ne pouvez pas me faire une autre ordonnance ? On a oublié ça sur mon
ordonnance ». Je dis « oui, oui, je vous le fais » et puis... après.. » (Médecin femme).
88. « Et puis c’est lourd aussi…Il faut réussir à gérer. On absorbe aussi les patients : ils
mettent tout sur la table et nous on essaye de se détacher mais des fois, on absorbe aussi, c’est
lourd. Il faut réussir à se détacher, ça c’est clair, mais on n'y arrive pas toujours. C’est un
leurre. » (Médecin femme)
b. La répartition de la charge
89. « Il s’est installé, au fur et à mesure des années, une habitude de RV tardifs le soir. Ce
soir, j’espère finir avant 21 h mais ça n’est pas sûr. » (Médecin homme)
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L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
« La répartition du temps de travail qui se fait en fonction du travail des autres, donc on
travaille plus le soir. » (Médecin femme)
90. « Il y a des jours où on ne remplit pas toutes nos plages horaires, alors c’est peut-être
aussi parce qu’on ne peut pas les recevoir à des heures qui leur conviennent… ça c’est
possible. Le 15 h - 20 h est toujours rempli, le 9 h – 15 h n’est pas toujours rempli » (Médecin
femme)
91. « Même si dans les journées, parfois, il peut y avoir des creux, il faut être là. Pour moi,
c’est plus fatiguant de travailler avec des trous dans mon emploi du temps, que de travailler
d’un seul jet. » (Médecin homme)
c. L’absence de maîtrise
92. « La charge de travail, pour moi, ça n’est pas... si ; ce qui est douloureux, c’est quand...
enfin douloureux.. Oui, c’est quand il y a de la pression, que par exemple je suis surbooké et
qu’on me demande de caler un rendez-vous supplémentaire. Ça, si ! C’est difficile. »
(Médecin homme)
93. « Ce qui me pèse le plus, c’est quand j’en ai trop. C’est-à-dire les gens qui viennent en
surnombre. Souvent, on garde le principe de médecin de premier recours. C’est-à-dire que là,
ce matin, j’en ai vu un qui déménage demain, qui s’en va à Dijon et qui avait la diarrhée
depuis deux jours là, pour son aménagement... Donc j’avais des consultations de 10 h à midi,
il a fallu que je le prenne en surnombre. Alors, même si je sais que c’est quelque chose de
gérable et tout, ça fait chier quoi ! Il faut en prendre un de plus. » (Médecin homme)
94. « Si je sais que j’ai quelque chose qui doit se faire absolument à telle heure et que je ne
veux pas être en retard, je sais que l’après-midi, je ne vais pas être tranquille.
C’est quotidien. On ne peut jamais prévoir à l’avance, réellement, si on sera à l’heure à une
réunion importante, que ce soit pour la vie scolaire des enfants ou leur vie extrascolaire, que
ce soit pour nous, des relations amicales ou des sorties, ou alors il faut prévoir longtemps à
l’avance une plage horaire énorme à l’avance pour être sûr qu’elle ne va pas déborder sur
l’horaire auquel on doit arriver et, de toute façon, le jour même où ça arrive on sait très bien
que ça va être difficile et qu’au moment où il faut partir, il y a toujours le coup de fil
enquiquinant du dernier moment qu’il faut toujours gérer. Donc ça, c’est un stress
permanent. » (Médecin homme)
95. « La disponibilité, oui ; c’est quelque chose qui est bien quand on peut être disponible
selon son choix alors que là, en fait, on est au service des gens pendant des plages horaires
importantes, sans pouvoir faire autre chose que son travail ; c’est-à-dire que ne serait-ce
qu’aller faire une course ou aller à une réunion qui n’est pas programmée en dehors des
horaires habituels de travail, c’est quelque chose qui est pratiquement impossible. Donc il y
a une notion, une espèce de notion d’enfermement du médecin » (Médecin homme)
96. « Ce qui est dérangeant c’est que l’on est tout le temps sur le qui-vive quoi. Notre journée
on ne peut pas savoir le matin en se levant à 8 heures, ce que ça va être, à quelle heure on va
terminer, on ne peut pas savoir, il peut y avoir toujours une urgence au dernier moment, c’est
très difficile de gérer sa journée. » (Médecin femme)
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L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
2.2. Deuxième débat : « C’est parce qu’ils le veulent bien »
Un deuxième type d’objection est porté par les jeunes qui abordent la profession : « s’ils sont
aussi chargés, c’est parce qu’ils le veulent bien » (97, 98). Si on le veut vraiment, d’autres
organisations sont possibles (99). Cependant, dans de nombreuses situations, par exemple
lorsqu’ils sont isolés en milieu rural et donc confrontés à une demande importante, les
médecins qui le souhaitent ont manifestement de grandes difficultés à réduire leur activité.
Une série de modalités sont évoquées mais à chaque fois sur le mode de la lutte. Il faut lutter
pour réguler l’heure de sortie du travail (100, 1001). Lutter pour réduire la clientèle et pour
cela refuser de nouveaux clients (102, 103, 104, 105), ce qui peut s’avérer difficile (103, 104,
105). Il est aussi possible de ralentir en augmentant la durée des consultations mais tous les
patients ne nécessitent pas des consultations longues. Il faut alors naviguer entre le temps
morts et les urgences. Pour beaucoup, une programmation au quart d’heure est considérée
comme le meilleur compromis (106, 107, 108). De toutes façon, une médecine plus lente ne
signifie pas que l’on échappe à la pression de la demande (109).
Face à la pression de la demande, il est possible de renvoyer au lendemain les patients auxquels
les créneaux proposés ne conviennent pas (110). Les critères et attitudes sont cependant
extrêmement individuels. Par exemple, pour l’un, le malade qui a de la fièvre doit être vu le
soir même (111), pour l’autre il peut parfaitement attendre le lendemain (112). L’exemple est
un peu caricatural et il est probable que les médecins utilisent des critères plus fins pour
décider de voir un patient ou de reporter au lendemain. Il n’en demeure pas moins qu’il
n’existe pas de consensus sur les critères de jugement. Ce qui rend délicate la décision de
reporter au lendemain (113).
Une autre possibilité est d’orienter le patient sur un confrère mais les médecins soulignent
l’existence d’une série d’obstacles. Obstacle moral dans la mesure où la disponibilité est
considérée comme un constituant de l’identité du médecin (114, 115, 116). Obstacle lié à la
cohérence de la prise en charge : si c’est un de mes patients, l’intervention d’un autre médecin
est un facteur de perturbation vis-à-vis de ce qui a été mis en place (117, 118). Enfin, obstacle
de nature commerciale : c’est un client que je risque de perdre (119, 120).
2.2.1. « Ce sont des choix personnels »
97. « Il y a des critères très personnels, des choix de vie que l’on fait tous, moi j’ai des amis
qui viennent de s’installer et clairement ils ont posé dès le début à leur clientèle, comme à
leurs confrères s’ils s’installaient en association, qu’à 18 h 30 ils arrêtaient les consultations,
c’est des choses qui ne se faisaient pas avant » (Médecin homme)
98. « Je ne veux pas être mauvaise langue par rapport à ça, mais j’ai remplacé des médecins
qui tournaient comme ça, je crois qu’ils le veulent, c’est tout. Je crois qu’ils veulent bien
gagner leur vie, qui dit bien gagner sa vie dit qu’il faut faire des actes et donc qu’il faut voir
du monde, c’est tout. Mais il est certain que je pense que l’on peut s’octroyer du temps mais il
faut le faire tout de suite en fait dès que l’on s’installe. C’est vrai que si vous dites aux gens :
"je suis joignable 24 h/24" ça, les gens, il n’y a pas de souci, ils l’ont compris et ils vous
appelleront quand ils auront besoin. » (Médecin femme)
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L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
99. « On fait 8 h – 20 h mais à deux. Et on s’est posé la question quand il y a eu le nouvel
associé il y a un an : est-ce qu’on prend plus d’ampleur ? On prend un autre cabinet et on
aura chacune notre bureau et donc cela veut dire que l’on travaillera plus ? Et la décision ça
était de dire non, on ne fait pas ça. Je pense que l’on va changer de locaux et l’on aura à terme
notre bureau chacune mais ça serait plus pour des problèmes administratifs, c’est-à-dire pour
faire nos papiers ici et ne pas les ramener chez nous, ce que l’on ne peut pas faire à l’heure
actuelle, mais ça ne serait pas pour augmenter notre nombre d’heures. » (Médecin femme)
2.2.2. Réguler l’heure de sortie ?
100. « On a rétréci le champ de travail. C'est-à-dire que moi je viens à 9h moins le quart parce
qu’avant il faut bien que j’assume mes responsabilités, mais avant, je ne terminais pas avant
9h30. Et maintenant on s’est obligé à terminer à 7h30 pour qu’à 8h ce soit fini, parce que le
pharmacien est fermé, parce qu’il y a eu un troisième donc on s’est dit « maintenant il faut
absolument qu’on se permette d’avoir une vie de famille un peu plus sympa et il faut fermer à
8h ! » On essaie mais on n’y arrive pas toujours. On sort à 8h30/9h, mais c’est beaucoup
mieux qu’avant. On gagne une heure par rapport à il y a trois, quatre ans. On gagne une
bonne heure. » (Médecin femme)
101. « Si je marque « je m’arrête à 19h » du moins « je prends la dernière consultation à
19h », l’expérience me prouve que de toute façon j’aurai acquis du retard. Et si je marque
19h, c’est parce que je veux sortir à 20h. En gros, c’est ça. En gros c’est ça parce que je n’y
arrive pas autrement. Il y a peut-être des choses qui m’échappent ou que je ne sais pas gérer,
probablement, mais... donc je pose 19h parce que je veux être à 20h, et puis, habituellement
ça marche comme ça. Habituellement, j’y arrive quand même. » (Médecin homme)
2.2.3. Réduire le volume de la clientèle ?
102. « Depuis quelques années j’ai décidé de ne pas prendre de nouveaux patients lourds qui
ne peuvent être vus qu’à domicile, parce que j’en ai beaucoup chez qui je passe beaucoup de
temps, et donc quand il y a des nouveaux qui arrivent, je leur téléphone en leur disant « Eh
bien écoutez non ; en ce moment je ne peux pas parce que j’ai trop de travail, est-ce que vous
accepteriez que mon associé, nouvellement installé, etc. »
A mon niveau, je ne vois pas trop ce que je peux faire moi, à part réduire ma clientèle. Ce
que j’essaie de faire ; honnêtement. C’est le seul moyen que moi j’ai de mon côté. Mais à mon
avis il y a une refonte importante à voir. C’est sûr.
Là je crois que je suis en équilibre instable là. Je crois vraiment que je suis en train de
passer du mauvais côté ; je le sens très bien. Et je sais qu’il y a quelque chose à faire mais
je… encore une fois, le seul moyen c’est de refuser des patients ; pour l’instant. Je ne vois pas
autre chose et puis prendre de plus en plus de vacances, ce que je fais. » (Médecin homme)
103. « J’ai eu une jeune fille qui avait 24 ans ici qui a démissionné parce qu’elle m’a dit :
« moi, je suis trop stressée ». Donc elle a arrêté il y a un an. Du coup, j’ai pris le téléphone,
l’après-midi. Donc, ça m’a fait ça en plus. D’un autre côté on est peut-être un peu plus libre
et puis c’est peut-être plus facile aussi de gérer quand on connaît ses personnes. C’est plus
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L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
facile : vous connaissez la clientèle ; vous pouvez vous permettre de dire : « oui, je prends.»
Parce qu’en fait, ce qui se passe depuis plusieurs années, je ne prends pas de nouveaux
patients. Enfin, j’évite de prendre des nouveaux patients. Je gère un peu ce côté-là. »
(Médecin femme)
104. « Mais j’ai du mal à refuser de voir les gens. Les agendas se remplissent de plus en plus
et je ne sais pas comment je vais faire, mais il y aura un moment où je serai obligé de refuser.
Et ça, ça m’ennuie vraiment beaucoup. Quand une dame m’appelle en me disant « Mon
nourrisson a de la fièvre, je n’arrive pas à avoir de médecin », moi, je n’arrive pas à dire
non. Alors, je les vois, je les rajoute. Mais à force de rajouter des gens, les journées se
rallongent. Le nombre d’actes, le nombre de consultations a augmenté. En 7 ans, je le vois, il
augmente chaque année. Chaque année je me dis « il faut que je limite parce que mon confort
de vie va en prendre un coup, parce que la qualité va baisser. » Et je n’arrive pas à baisser
parce que je n’arrive pas à refuser de voir les gens » (Médecin homme)
105. « Je préfèrerais gagner la moitié de ce que je gagne et travailler deux fois moins. Voilà.
Mon but, c’est ça moi. Le problème, c’est que c’est difficile une clientèle. On ne peut pas dire
« je vais fermer mon cabinet à 5h ». Je crois que c’est ça notre problème. » (Médecin femme)
2.2.4. Augmenter la durée des consultations ?
106. « Les rendez-vous à 15 mn, c’est peut-être une règle bête, c’est vrai qu’au début je pense
qu’une 1/2 heure ce serait confortable. Mais pour certaines personnes ça va être beaucoup
trop et après on va se retrouver avec des trous. Et il y en a quand même deux qui ne sont pas
venus ce matin donc si en plus on met une demi-heure. C’est dommage. Après on va se
bousculer parce que d’autres vont vouloir des RDV. Bon il vaut mieux, je pense mettre un
quart d’heure et puis après essayer de gérer au mieux » (Médecin femme)
107. « Une demi-heure ça sert à rien. Ça sert à rien parce que pendant 10 minutes j’attends,
pour peu qu’ils soient en retard, ça prend du retard… ça ne sert à rien.
La difficulté c’est qu’il y a du monde et qu’il faut bien faire rentrer ce monde dans les
horaires et on ne sait pas où est l’urgence en médecine générale. C'est-à-dire que vous avez
une fièvre le matin, si elle n’a pas été prise en charge avant le soir, vous savez, il n’y pas plus
de laboratoire, il n’y a plus rien et ça repasse au lendemain. Donc vous avez 24 heures de
retard. Une pyélonéphrite, chez un petit enfant que vous n’avez pas vue, c’est grave. Donc
c’est vrai que l’on a tendance à accepter tous les gens qui se présentent. On sait repérer les
gens qui peuvent attendre, c’est le renouvellement d’ordonnance. Ça, on sait les repérer
facilement. Mais tout le reste, on ne sait pas. C'est-à-dire que l’on a des difficultés. C'est-àdire que moi, je ne peux pas être au poste en bas, la secrétaire n’est pas forcément médecin,
et pas forcément régulateur ; et même un régulateur fait des bêtises. Donc c’est vrai que l’on
tendance à vouloir satisfaire nos patients. Et pour pouvoir les satisfaire, eh bien il faut vite
avancer pour pouvoir écouler encore ceux qui viennent en urgence l’après-midi.» (Médecin
femme»
108. « Ça a été assez simple : les autres font quinze minutes, donc j'ai fait quinze minutes. À
partir du moment où vous avez du lait et où vous donne un pichet qui fait un litre, il faut que ça
rentre dedans. Il y a une masse de travail à faire et un certain nombre d'heures ; on arrive
tous au même diagnostic : c’est quinze minutes. Il y en a un qui vient me voir, parce qu'on
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L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
s'entend bien avec l'allergologue, c'est moi qui fais les désensibilisations. Lui, il prend sa
consultation. Lui, je peux l'identifier. Mais il y en a un certain nombre qui viennent : « docteur,
c'est pour un vaccin ». Je ne vais pas passer une demi-heure sur un vaccin. Donc, on ne
maîtrise pas le motif. Il faudrait quasiment qu'on ait quelqu'un qui fasse un diagnostic
prévisionnel, type infirmière. Il nous faudrait un filtre. Mais, dans ces cas-là, on n’est plus
médecin de première ligne et ça change notre métier. Donc, en est obligé de gérer : c’est
quinze minutes en moyenne. Mais vingt minutes en moyenne, ce serait bien. Ça laisserait du
temps pour souffler.» (Médecin homme)
109. « On s’est enfermés dans la qualité, vraiment « à fond la caisse ». Et plus ça allait, plus
nos consultations étaient longues. Au début vous avez le temps, mais il arrive un moment où
c’est la vraie médecine générale. La réflexion : pourquoi, pourquoi, pourquoi, etc… Et de ce
fait, on s’est aperçu que la consultation unique tuait la qualité. Et si vous ne vouliez pas
tomber dans le petit commerce, eh bien à chaque fois, c’était un don supplémentaire gratuit.
Alors vous savez, quand vous bossez comme cela, je crois que les gens ne sont pas fous, il y a
un bouche à oreille qui fonctionne et les gens viennent justement parce que c’est différent.
Alors vous vous retapez encore quelque chose, quelqu’un qui a des problèmes, qui ne s’en sort
pas. Et vous, vous allez encore passer plus de temps. Et en 1994, j’ai dit on va crever. » A
deux rendez-vous et demi à l’heure, on ne peut pas vivre. Il faut travailler plus de 70 heures.
Plus de 70 heures. Horaire de travail officiel au cabinet : 8h/21h30, tous les jours avec 20
minutes pour manger à midi. Parce que les quelques visites qui étaient obligatoires, en
général, elles se faisaient à midi ; entre 2 repas. » (Médecin homme)
2.2.5. Reporter au lendemain ?
110. « Je pense que quelqu’un qui a vraiment besoin d’un rendez-vous en urgence même s’il
travaille, s’il a besoin d’un médecin, il peut se déplacer entre midi et 2. Si ce n’est pas le cas, il
peut attendre le lendemain. » (Médecin femme)
111. « Avant 18 heures, je mets des renouvellements aussi et après 18 heures, je ne prends
plus que des fièvres. Alors, c’est toutes les dix minutes après. Je prends les gens toutes les dix
minutes et je sais que c’est un problème aigu, j’explique aux gens que c’est pour régler un
problème aigu, ponctuel. Donc c’est vrai qu’en fin de soirée, faire des renouvellements, non.
Les renouvellements, les personnes âgées et tout, je ne mets plus après 18 heures parce que
j’estime qu’ils ont le temps de venir dans la journée. » (Médecin femme)
112. « 38, ça attend le lendemain. Et ceux qui ne veulent pas attendre vont voir ailleurs.
Souvent on a l’habitude de dire entre nous qu’on a la clientèle qu’on mérite, mais c’est vrai.
Et je trouve qu’il est beaucoup plus difficile de dire non que de dire oui. Et le nombre de
confrères, aussi, qui disent oui mais, je suis désolé, qui par derrière disent « Oh il
m’emmerde celui-là !» Je veux dire, c’est effrayant. » (Médecin homme)
113. « On ne sait pas tellement dire non, quoi. On ne sait pas tellement dire à un patient « On
ne veut pas vous voir ce soir ; il faut attendre demain ». Ça, on ne sait pas trop le faire. Mais
bon. Nous, quand même l’avantage du cabinet de groupe, c’est que, quand même, on peut
gérer cette affaire-là. » (Médecin homme)
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L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
2.2.6. Orienter sur un confrère ?
L’éventualité d’orienter les patients vers un confrère se heurte à trois objections : une
objection morale (l’exigence de disponibilité vis-à-vis des patients), une objection technique
(le confrère risque de désorganiser le traitement), et une objection commerciale (le risque de
perdre le patient).
a. Obstacle moral : l’exigence de disponibilité
114. « Moi je considère aussi qu’on ne peut pas faire n’importe quoi. On se doit d’être
présents, c’est-à-dire qu’aux horaires d’ouverture, en gros du matin au soir, je me dois d’être
présent et que si on m’appelle à 13 h pour une urgence, ça n’est pas parce que je suis en train
de manger que je n’irai pas. Si ma salle d’attente est pleine et que j’ai une urgence, je ne vais
pas dire aux gens « eh bien appelez le SAMU, moi j’ai plein de monde ». On se doit aussi de
chambouler de temps en temps son programme et on se doit d’être disponible. C’est quand
même… je parle pour les urgences. » (Médecin homme)
115. « La disponibilité, de toute façon, c’est vrai qu’après 30 ans de métier, la disponibilité
on la connaît et on l’assume hein. Je pense que ça fait partie un peu de soi-même d’être
disponible. » (Médecin homme)
116. « Avant il y avait une disponibilité du médecin dans l’idée qu’en avaient les gens. Que
l’on pouvait appeler le médecin, qu’il est présent, qu’il il est là pour nous soigner et donc on
peut l’appeler à n’importe quel moment. Et puis il y avait - je ne sais pas si l’on peut encore
appeler ça un sacerdoce parce que c’est du masochisme à ce point-là - il y avait aussi cette
idée dans la tête des médecins qu’ils sont là pour soigner et que tant qu’il y a des gens
malades, il faut le faire. » (Médecin homme)
b. Obstacle technique : en y mettant son nez, le confrère va mettre le bazar
117. « Il y aura toujours un imprévu dans la journée, on ne peut pas prévoir notre journée. Ils
appellent leur médecin traitant en premier quand il y a une urgence, même s’il y a un
médecin de garde de jour. Par exemple sur P., il y a des gardes de jour et quand on ne peut
pas y aller, on leur dit « appelez le médecin de garde de jour ». Mais on est tout le temps
tributaire de « c’est ma patiente, je la connais, je connais son dossier médical, il va y avoir
un médecin complètement inconnu qui va atterrir c’est quand même un dossier lourd, ça me
trotte dans la tête, je ferais mieux d’y aller. » Ce n’est pas bien de penser comme ça, mais il y
a toujours la relation particulière avec eux… » (Médecin femme)
118. « L’identité du médecin généraliste, c’est le chef d’orchestre. Ça, il ne faut pas nous le
prendre ; c’est hyper important. C’est pour ça qu’on n’est pas contents quand on nous prend
nos urgences. Parce que maintenant le SAMU il sort, il ne nous appelle même pas, il prend le
patient, il le ramène puis on découvre qu’il est parti. On se dit « qu’est-ce que c’est que cette
histoire ?» Et c’est hyper important. Le chef d’orchestre, c’est hyper important. » (Médecin
femme)
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L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
c. Obstacle commercial : Je vais perdre le client
119. « Il y a la course aux gains, ce n’est pas l’optique du médecin, mais c’est vrai que dans le
système de rémunération, tout est fait pour qu'à la fin de la journée… Enfin, c’est ce que
disent souvent les médecins : les douze premiers patients, c’est pour payer les charges dans la
journée. Il y a aussi, avec le numerus clausus ça a un peu disparu, mais pendant longtemps il y
avait un peu de clientélisme. Je pense que ça tend à disparaître mais il fallait satisfaire à la
demande personnelle de ses propres patients et du coup le médecin avait tendance à céder à la
pression pour garder les patients ». (Médecin homme)
120. « Il y a l’aspect financier. Je n’aime pas parler de clientèle mais on est quand même
tributaire de ça en tant que médecin généraliste. Je n’aime pas du tout parler de ça mais
quand même ça se sent : médecin généraliste il faut plaire.» (Médecin femme).
2.2.7. Au bout du compte, un sentiment d’étouffement largement partagé
Les situations sont diverses. Les médecins travaillant en ville et en groupe ont manifestement
plus de possibilités de mettre des limites à leur activité. Les médecins isolés en campagne sont
soumis à une pression plus importantes, ils ont aussi plus de difficultés à se faire remplacer ou
à s’associer. Mais les médecins qui pratiquent une médecine lente le payent aussi souvent par
des horaires lourds. Enfin, le fait d’avoir une petite clientèle peut imposer des temps de
présence longs. Tout cela conduit à l’expression d’un sentiment d’étouffement largement
exprimé par nos interlocuteurs (121, 122, 123, 124, 125).
121. « Ce qui nous fatigue c’est d’avoir à faire 36000 choses à la fois. C’est que maintenant,
j’ai acquis… c'est-à-dire que cette vitesse… m’a bouffée, quoi ! c’est tout ! Et peut-être que je
me suis, à ce moment-là, noyée dans mon travail. » (Médecin femme)
122. « L’histoire de souffrance et tout, c’est plus sur la quantité en fait ; l’impression un peu
d’étouffement je dirais, à un moment donné. » (Médecin homme)
123. « C’est du lundi matin au samedi, et puis quand je fais en plus les formations, ça réduit
mes vacances, je prends peu de vacances » (Médecin homme)
124. « Moi, mes vacances, ce sont mes formations. Je ne me sors pas beaucoup de mon
métier. Mais bon. Je prends quand même quelques vacances l’été. » (Médecin femme)
125. « Je crois que le mouvement de grève qui s’est passé, il est symptomatique. Effectivement
les gens n’en peuvent plus parce qu’on ne peut plus vivre complètement décalés par rapport
aux autres personnes, que je crois qu’il faudrait admettre qu’on est peut-être des travailleurs
un peu comme tout le monde et qu’on a besoin d’heures de repos et que ça passe dans la
mentalité de nos concitoyens, que ça passe dans l’organisation des soins en France »
(Médecin homme)
L’enquête a été motivée par les inquiétudes relatives à la santé des médecins. Les atteintes à la
santé peuvent-elles s’expliquer par les éléments de leur charge qui viennent d’être décrits ?
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L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
Dans le chapitre 4, nous rendons compte de l’expression des médecins sur leur santé, puis,
dans les chapitres suivants, nous reviendrons sur les mécanismes explicatifs possibles.
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L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
Chapitre 4
Les effets sur la santé et sur la vie personnelle
1. Effets sur la santé
Interrogés sur les effets du travail sur leur santé, les quelques médecins auxquels nous avons
posé la question annoncent trois séries de manifestations :
- les effets directs de la mobilisation : fatigue (1, 2, 3, 5, 6, 7, 8), troubles du sommeil (1, 6,
11), état d’anxiété, impression de lavage de cerveau, difficulté à changer de rythme (1).
- les effets physiques du stress : lombalgies et douleurs musculaires (2, 9), hypertension
artérielle (3), psoriasis (10)
- des signes évoquant la dépressivité (4, 9, 12, 32).
1. « Eh bien voilà : j’ai mal de tête, je ne dors pas, je me sens fatiguée. Oui ; je ne sais pas ce
que je fais mais en tous les cas, j’ai un état d’anxiété important qui se calme au bout de trois
heures, mais qui m’empêche de dormir. J’ai l’impression que je manque d’exercice aussi. On
n’a pas le temps de faire d’exercice. Mais c’est peut-être quelque chose de très personnel, c’est
peut-être que aussi en vieillissant on a une aptitude d’adaptation différente ; ça, j’en suis
persuadée. J’en suis complètement persuadée. C'est-à-dire que je gère beaucoup moins bien
mon stress qu’avant. Alors qu’avant j’avais un stress aussi important puisque visiblement, il y
avait des gardes encore plus importantes. C’était une garde sur deux, j’avais des petits enfants
donc il fallait se réveiller la nuit pour m’en occuper, donc… il y avait un stress permanent et
évident mais que je ne gère plus maintenant. Parce que j’ai eu l’impression d’un lavage de
cerveau. A toute vitesse, tout le temps, il y a une espèce de stress où on apprend à aller très
vite, il faut gérer très vite, il faut comprendre très vite, il faut cadrer très vite et puis là, on ne
peut plus cadrer ; enfin on ne plus proposer des choses intelligentes, complètes, parfaites,
enfin pas parfaites mais au moins… Et à la fin, les moments de repos que j’ai ne me suffisent
pas à faire tomber cette cadence. C'est-à-dire que même le samedi après-midi et le dimanche,
il faut que j’aille vite comme ça et quand…
Donc ça veut dire que l’on n’a pas du tout de soulagement moral, intellectuel ou, je ne sais pas
comment vous dire, mais… avant, je pense que j’arrivais à couper et puis à faire tomber un
peu la pression pour pouvoir repartir le lundi. » (Médecin femme)
2. « Eh bien j’ai été plus mal que… oui, j’ai des problèmes de lumbago et de lombalgies,
j’étais un peu lombalgique, oui, j’ai fait deux fois 8 jours en clinique pour ça. Des
infiltrations… oui. C’est de la fatigue. C’était l’épuisement ; c’est sûr. Ça, c’est certain. »
(Médecin homme)
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L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
3. « Fatigue chronique, non ! Enfin si ! J’ai quand même un problème d’hypertension et donc
je me dis que c’est quand même lié à la surcharge. Parce que je pense quand même être un
peu surchargé au niveau travail. Je suis quand même toujours très... à me dire : « Tu as pensé
à ça ? Tu as fait ça ? Tu as... »
Et ça, je le sens quand je suis en vacances. C’est-à-dire que quand je suis en vacances, à
partir du moment où je fais la rupture, pff... Je le sens physiquement. Il y a quelque chose qui
se relâche. Alors que quand je travaille, je peux travailler le samedi et le dimanche aussi,
faire des trucs, et donc je sens bien que je suis sous tension. Voilà. » (Médecin homme)
4. « Je ne devrais pas le dire mais je me suis un peu désengagé. Je m’aperçois que, quand
même, vieillir, ça n’est pas facile. Et bien sûr, on gagne en expérience, mais on perd en
spontanéité et on perd en appétit, quelque part, dans son métier. Donc on est forcément moins
performant aussi. » (Médecin homme)
5. « J’ai éprouvé cela, la première fois, en 1987, c'est-à-dire 5 ans après mon installation.
Mais bon. C’était… je l’ai senti sous une forme d’épuisement physique. Les gardes étaient
très fréquentes à ce moment-là, nous faisions trois nuits de suite plus un W.E. par mois, donc
c’étaient des conditions effroyables, dans le travail de campagne et j’avais mes enfants qui
étaient aussi en bas âge, donc qui faisaient que les nuits étaient très courtes et donc, cela,
c’était en 1987. J’ai remonté assez vite, j’étais jeune. » (Médecin homme)
6. « Comment ça se manifestait ? Le matin il fallait la douche froide pour embaucher.
S’oublier, complètement, C’est-à-dire que je sentais la fatigue physique et morale le matin en
embauchant. La douche passée, bon, j’étais dans le truc ; il faut y aller ; point. Tu t’oublies,
et ça partait. Jusqu’au soir. Point. Je suis capable, avec 4 h de me dire... jusqu’au moment
où je suis vraiment très fatigué, mais avec 4 h, je me dis « Bon ; tu as vécu 4 heures de
sommeil, c’est bon. ». Et si j’étais insomniaque, je me levais, j’écrivais. Avec des réveils sur
les questions professionnelles. Une situation intolérable, quoi ; intolérable. » (Médecin
homme)
7. « Je ne suis plus en forme, ça c’est sûr, oui ; c’est sûr et certain. Bon alors ça n’est pas
dramatique, c’est sûr mais enfin bon. Je me vrai qu’on peut penser qu’une fois les enfants
élevés ça va être plus simple, je pense que c’est encore plus compliqué. Je pense que c’est
encore plus compliqué parce qu’après il y a d’autres implications, d’autres choses qui entrent
en ligne de compte. » Je me dis que… je me prends à penser « j’ai encore tant d’années à
tirer » et je me dis « j’en suis là… » Oui, je pense qu’il y a une usure, oui. » (Médecin
homme)
8. « Il y a des fois je suis fatiguée. J’ai considéré que cette année j’étais plus fatiguée que les
années d’avant. Peut-être aussi parce que j’ai pris plus d’activités, plus de responsabilités. Il
y a des jours, c’est vrai, les bras m’en tombent. » (Médecin femme)
9. « Ça a des répercussions. Déjà, au niveau physique, j’ai des douleurs musculaires. Je sais
très bien que c’est le stress qui me rend comme ça. Oui. J’ai des douleurs dans le dos. Oui. Le
fait d’être déprimée un peu de temps en temps, ça c’est clair. Oui. » (Médecin femme)
10. « Envie de laisser tout tomber. De dire : « j’arrête, je passe à autre chose. Je rentre plus
dans l’acceptation ». Accepter un état de fait, finalement. Se dire que je refuse, c’est encore
pire. Donc avec l’acceptation, de se dire « bon ; eh bien ! Finalement, c’est comme ça.
Finalement, c’est comme ça ». Même si ça n’est pas complètement satisfaisant. Même si...
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L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
Au bout de 3 / 4 ans d’installation, j’ai commencé à faire du psoriasis. Alors, bon. C’est une
maladie qu’on ne connaît pas très bien. On sait qu’elle est psychosomatique, et... je n’avais
jamais eu de problème comme ça et puis... Oh ! Ça faisait quoi ? Ça faisait 3 ou 4 ans que
j’étais installé et puis tout d’un coup j’ai eu des plaques dans les cheveux. Je me suis
demandé ce que c’était. Alors au début je me disais que c’était une dermite séborrhéique, et
puis, assez vite, j’ai vu ce que c’était du psoriasis. Alors... est-ce que c’est lié, vraiment ?
C’était à un moment où je commençais à avoir énormément de boulot, à être assez surbooké,
et c’est venu à cette période-là. Alors c’est facile de faire des amalgames, mais je constate
simplement, je constate. Ça n’a pas été handicapant parce que ça reste au niveau du cuir
chevelu, et puis ça ne se voit pas, mais ça existe, quoi. Et ça ne m’a jamais quitté depuis. Sauf
si je prends des vacances assez longues. Alors, ça disparaît complètement, sur certaines
périodes de vacances, bien tranquilles et tout, très rapidement ça s’en va. » (Médecin homme)
11. « Là, je dois dire que le métier m’a bousillé mon sommeil. J’ai toujours été un très bon
dormeur, besoin de sommeil mais très bon dormeur. Et puis, plus le temps passe et moins je
dors bien. Je reste encore un bon dormeur mais si jamais j’ai une garde où je me lève une fois
ou deux, je mets deux ou trois jours à m’en remettre. Parce que c’est sûr que la nuit d’après,
si j’étais réveillé à deux heures, c’est sûr que la nuit d’après je me réveille aussi à 2h ou à 3h.
Et ça dure une ou deux nuits. Et quand vous faites déjà la nuit de garde, plus une ou deux
derrière comme ça, non, là, j’ai du mal. Vraiment, j’ai du mal. Bon. Ça n’est pas
insupportable mais enfin, c’est embêtant ; vraiment c’est embêtant. Ça oui ; ça, je ne le vis
pas toujours très bien. » (Médecin homme)
12. « La fatigue ? Ça transforme d’abord - comment dirais-je ? - l’humeur. Certainement, je
suis nettement moins gai que je ne l’étais. Ah oui, oui ; chroniquement. Ça, c’est clair.
Pourtant je réagis ; je ne me laisse pas... mais je suis quand même nettement moins gai que je
ne l’étais, je suis beaucoup plus explosif, beaucoup plus réactif, ça c’est sûr. Il ne faut pas me
marcher trop sur les pieds parce que ça pète vite, et puis, bon je ne sais pas... j’ai moins
d’allant aussi ; ça, c’est vrai. J’ai moins envie de faire des trucs. J’ai moins envie de sortir.
J’ai beaucoup moins envie de sortir qu’avant. Je n’ai plus envie d’aller me balader, faire
autre chose d’autre, parce que j’ai l’impression que tout mon temps je le passe au bureau ou
en visites, dès que j’ai un moment, s’il faut que je m’en aille encore… je ne reste plus jamais
chez moi… Bon, moi j’ai besoin de rester un peu chez moi. Donc ça, c’est vrai. Ça donne
moins d’allant et moins d’énergie. Ça m’arrive quand même assez souvent de me dire « je
n’ai qu’une envie ce soir c’est dormir. » Je me dis « entre midi et deux, si j’ai un quart
d’heure, je vais essayer de dormir, parce que je suis crevé » et puis le soir, « je vais essayer
de rentrer plus tôt et de me coucher plus tôt ». Ça devient un but. Le but de la journée ; de se
coucher le soir. Oui ; c’est parfois un peu... un peu triste quand même. » (Médecin homme)
13. « Oui, c’est quelque chose que je constate à de nombreuses reprises. Ils sont censés faire
en sorte que les gens soient en bonne santé et n’étant pas en bonne santé eux-mêmes, des fois,
je me demande comment on peut le faire. Personnellement j’ai rencontré quelques médecins
qui payaient le coût parce qu’à la suite du surmenage, ils avaient soit des troubles physiques,
de fatigue, d’asthénie des choses comme ça, soit des troubles psychologiques, il y a pas mal
de médecins qui dépriment, donc je pense même que c’est le plus gros lot dans la pathologie
des médecins c’est la dépression, des troubles psychologiques quoi, mineurs pour la plupart
du temps, voilà. ! » (Médecin homme)
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L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
2. L’envahissement de la vie personnelle
2.1. Les loisirs
Les médecins soulignent l'impact de leur activité professionnelle sur leurs loisirs : nécessité
d'abandonner des activités sur lesquels ils étaient investis (14, 15, 17), manque de temps et
d'énergie pour lire (14, 15, 16), pour faire du sport (14, 15). Absence de temps pour vivre en
dehors (13), pour une vie personnelle (14) pour un épanouissement personnel (15,17). Deux
femmes installées à la campagne soulignent l'impossibilité de « sortir » et la pauvreté des
ressources culturelles.
13. « La souffrance est liée essentiellement à la gestion du temps et au temps disponible pour
vivre autre chose que pour vivre une vie de médecin. Pour vivre en dehors. Elle est liée aussi
aux répercussions parfois graves qu’elle peut avoir sur le reste de la famille. On peut dire
que c’est quotidien. » (Médecin homme)
14. « Envie de laisser tout tomber. De dire j’arrête, je passe à autre chose. Dire ça suffit ! ça
n’est plus possible ! Là j’ai travaillé tous les jours, j’ai terminé à 9 h, voire plus, et je rentre
chez moi, mes enfants sont couchés, je mange, je discute un petit peu et je vais me coucher
aussi. Donc, je n’ai consacré ma journée qu’à mon travail. Ça ne laisse pas de temps pour
une vie personnelle.
Avoir tout simplement du temps de lecture par exemple. Le temps de lire autre chose que du
médical. Ou faire du sport, tout simplement aussi. Je n’ai jamais pu, depuis que je suis
installé, me tenir à une activité sportive régulière. Il y a quelques années, il y a trois ans,
j’avais commencé, recommencé à faire du cheval, ça a tenu trois mois et c’était une galère
pour y arriver, pour arriver à tenir les horaires. A terminer les consultations, arriver à
terminer pour pouvoir partir. Certaines fois, d’ailleurs, j’arrivais en retard au club hippique,
alors ça n’est pas évident par rapport aux gens qui sont déjà en cours,
D’autres fois, aussi, sur le travail, je voyais l’heure. Alors les dernières consultations
j’essayais de pousser. Alors là on n'est pas assez disponible, à ce moment-là, par rapport au
patient. J’ai arrêté au bout de trois mois, à peu près. » (Médecin homme)
15. « Les difficultés, ce qui est pénible, c’est, essentiellement, courir toujours après le temps.
J’ai commencé par éliminer toutes les activités extra-médicales, plus le droit de faire du
sport, plus le temps de lire. La télévision, ça fait peut-être 5 ans que je n’ai pas... En une
année j’ai peut-être écouté la télévision, allez : 4 / 5 heures ? La télévision c’est banni de mon
activité. La lecture, c’est d’une pauvreté qui est effarante. Donc ça m’a complètement bouffé
mon développement intellectuel. J’ai arrêté le piano au moment de l’informatisation. J’ai dû
arrêter parce que, le soir, il fallait aller bosser le logiciel, il fallait machin, etc. donc j’ai
supprimé. Je peux dire que j’ai consacré... oui, c’est vrai ; j’ai consacré... mon temps, ma
peau, ma vie, moi-même. Pour le reste, j’ai épargné les enfants. Cela dit, le culturel, c’est
mort ! » (Médecin homme)
16. « A la campagne ça devient très difficile. Les investissements que j’avais, quand j’étais
jeune fille, il y a des choses que j’aimais beaucoup faire, ne peuvent pas se pratiquer ici. Je
n’y arrive pas. D’abord parce que quand je suis en fin de journée, il y a des jours, je suis
quand même très fatiguée, et...
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L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
J’adorais le théâtre mais il m’est quasiment impossible d’aller voir une pièce, il me faut trois
jours. Je faisais du théâtre mais bon... J’aimais beaucoup lire et je passe un temps fou à lire
du médical. Mais ça n’est pas de la lecture ; c’est du médical.
Le soir, quand je commence à lire, je m’endors à partir du moment où il y a quelque chose
d’intéressant. J’ai beaucoup de mal à lire des choses qui soient pour mon plaisir. Alors que,
avant, je ne sais pas ; il me fallait au moins un livre par semaine, un truc comme ça. J’ai un
mal de chien à aller au cinéma parce que, dès que je suis assise, je m’endors.
L’empiètement est tellement important que je comprends fort bien nos jeunes collègues qui
arrivent et qui, nous voyant travailler comme ça, disent « ça n’est pas possible ; on ne peut
pas travailler comme ça ». Donc ils ne veulent pas. Parce qu’ils sentent bien qu’à partir d’un
certain moment, quand ils sont pris dans l’engrenage, c’est tellement prenant qu’il y a des
choses qui... Donc ils reculent ; ils ne veulent pas le faire. Pas dans ces conditions-là. Ça
n’est pas forcément qu’elles aient tort. Bon moi, c’est ma vie, je m’en débrouille mais...»
(Médecin femme)
17. « On ne peut pas s’épanouir sur le plan personnel, ça c’est clair. Il y a plein de choses
que j’aimerais faire mais que je ne peux pas faire. Des petites bricoles dans ma maison… Je
suis toujours obligée de le reporter. Donc je reporte. Et vous êtes obligé de reporter sur une
seule journée et donc, après cette journée est complète.
Je sais qu’autrefois, je faisais de la natation et je faisais de la danse, ce que je ne fais plus.
Et puis j’aimerais d’abord, même sur le plan médical, me former davantage, lire davantage.
Je ne peux pas, parce que je suis fatiguée le soir, tout simplement. Je le faisais autrefois,
j’arrivais encore à le faire, à lire jusqu’à onze heures du soir. Maintenant, je ne peux plus
trop. J’aimerais bien sortir un petit peu… Enfin des trucs comme ça. Je reconnais que je ne
sors pas beaucoup. En semaine, on n’invite personne de toutes façons ; ça, c’est clair parce
que je trouve que je n’ai pas le temps. Le soir, ça fait tard, si vous voulez préparer, donc…
Le week-end, quand vous le faites, c’est le dimanche mais vous n’avez pas de temps à vous.
Le samedi est déjà vite… moi, je travaille le samedi matin. Le samedi est très demandé aussi
par la clientèle parce que c’est quand même leur moment de disponibilité. Et le samedi, avant
d’avoir bien fini tout, à quatre heures de l’après-midi, on commence à émerger. Voilà, on
peut dire comme ça. Alors, si vous voulez faire des courses, si vous voulez aller sur P., déjà
vous ne faites pas vos comptes, vous ne les faites que le soir après en revenant. Donc, en fait,
en gros, c’est ce qui se passe. Et puis, après, vous n’avez plus que le dimanche. Donc…
Et puis, le jeudi par exemple, mon activité du jeudi c’est d’aller faire les courses pour la
semaine, c’est la banque, remettre les chèques et voilà, quoi. » (Médecin femme)
2.2. Effets sur les relations de couple
Les répercussions de l'activité sur la vie de couple ont été évoquées à plusieurs reprises. La
majorité des médecins que nous avons rencontrés étaient divorcés. Compte tenu de la
fréquence du divorce dans la population, il n'est pas possible d'en tirer des conclusions.
L'importance de l'engagement dans le travail a cependant été évoqué très précisément, à au
moins trois reprises, comme une cause directe de divorce (19, 20, 21, 33)
18. « Et le couple, difficile. Difficile, pour une femme d’avoir un mari qui rentre à cette
heure-là tous les soirs, qui ne prend jamais le dîner avec elle, sauf le week-end, bon. On
s’habitue difficilement quand même. » (Médecin homme)
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L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
19. « [Le divorce ?] Ah oui ! A un moment on a eu tellement de travail tous les deux. Et puis
bon ; c’était l’âge où les enfants posaient des problèmes. Donc, les cabinets, les gamins qui
faisaient des conneries et le reste. Et la façon dont on était tous les deux, dont on se voyait.
On se croisait sans se voir, donc il a été chercher ailleurs. Parce que moi, mon aîné, on avait
passé du temps à s’en occuper, je n’en passais peut-être pas tout à fait assez. Donc il y a un
moment où il a fallu courir derrière pour essayer de lui éviter de faire de grosses bêtises. La
façon dont je l’ai fait ou dont il l’a fait, ça n’est pas en ligne de compte, on fait comme tout le
monde à ce moment là. On fait ce qu’on peut avec les moyens qu’on a. Mais c’est vrai que
dans ce cas-là, j’étais beaucoup moins attentive à ce qui se passait chez moi. Parce que, bon,
il fallait récupérer le gamin. Et puis après, le fait que moi j’ai dû prendre trop de temps pour
faire des choses et garder un certain nombre de choses, donc ça a fini par casser. Donc c’est
vrai que ça a dû entrer largement...
On a beaucoup de collègues qui ont divorcé. On n’est pas des gens faciles. Il y a un de mes
clients qui m’a dit, il n’y a pas très longtemps « c’est un métier de célibataire ». Je lui ai dit
« oui ». Il y a encore quelques couples mariés, mais je veux dire qu’on en a beaucoup qui ont
divorcé d’une façon ou d’une autre. Parce qu’on est beaucoup dehors et que, quand on rentre
chez soi, on a envie d’avoir la paix, donc on n’est plus tout à fait attentif à ce qui se passe
chez soi. Parce qu’on ne peut pas être attentif dehors et dedans. En campagne, ça vous
bouffe. » (Médecin femme)
20. « En fait, moi j’étais avec quelqu’un qui est salarié, qui avait une petite activité. Donc je
pense qu’il y a eu beaucoup de décalage et je pense que ça a joué un petit peu... Il n’y a pas
eu que ça parce que c’est moi qui étais à l’origine quand même de la séparation, donc c’est
moi qui l’ai souhaitée. Mais, bon. C’est vrai que c’est difficilement compatible aussi ; ça n’est
pas évident ! Etre médecin généraliste et avoir une vie de famille à côté, oui, oui ; c’est
quand même un peu compliqué. Ou alors il faut avoir un peu les mêmes objectifs et puis
encore, il faut quand même se retrouver de temps en temps. Donc c’est compliqué. Quand
vous voyez que le dimanche on est obligé de remplir des papiers et tout.» (Médecin femme)
21. « [Les effets s’instaurent d’abord dans la vie hors travail ?] Oui, du moins c’est ce que
j’ai constaté. Il n’y a qu’à voir le nombre de divorces chez les médecins, même si dans la
société en général, le nombre de divorces augmente, dans les professions libérales comme la
médecine c’est flagrant. On est tellement bouffé par le travail qu’au bout d’un moment… On
est dans un cercle vicieux et puis on ne se rend plus compte et puis, un jour, ça explose. Il y
en a qui arrivent à mettre des limites, qui ne les mettent pas facilement mais qui y arrivent.
Mais la plupart du temps c’est plus par nécessité : il y a quelque chose, un événement dans la
vie qui fait que l’on prend conscience. Pour deux, trois médecins auxquels je pense avec qui
j’ai pu discuter, il y a eu à un moment un événement dans leur vie qui leur a fait prendre
conscience. C’est plus souvent de cet ordre-là qu’une action volontaire parce que je suis en
train de me faire grignoter et qu’il faut que je réagisse. Là ça va jusqu’au bout, ça casse et on
reconstruit. J’ai vu quelqu’un récemment qui s’est désenclavé, qui a vendu sa clientèle et qui
fait des remplacements alors qu’il est proche de la retraite. Et du coup, il mène une vie plus
heureuse. Il a fallu que sa femme s’en aille et que ses enfants terminent leurs études pour
qu’il prenne conscience que finalement il est un homme libre et qu’il pouvait gérer son temps
de travail autrement. Et puis une autre personne qui travaillait dans une ville moyenne, un
cabinet d’association, qui s’est fait grignoter comme ça et puis un jour, elle a sombré dans
une dépression majeure, elle a été arrêtée très longtemps et puis elle a repris une activité
sans visites à la demande, avec des horaires très stricts, et du coup elle arrive à gérer
aujourd’hui. » (Médecin homme)
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L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
2.3. Les effets sur les enfants
S'il est difficile, sur la base d'un échantillon aussi réduit, de tirer des conclusions quant aux
effets sur la santé et sur les relations de couple, il y a matière à être plus sérieusement inquiet
quant aux relations avec les enfants. Du fait des horaires de travail tardifs, les repas de la
semaine ne sont bien souvent pas pris en famille. Les médecins qui pensent parvenir à offrir à
leurs enfants une présence satisfaisante sont une minorité. La majorité des médecins
rencontrés estiment ne pas être assez présents. Enfin, cinq de nos interlocuteurs ont signalé
avoir des enfants en difficulté : échec scolaire, comportement d'opposition, dépression (28,
29, 30, 32, 33). Cette proportion est inquiétante dans la mesure où les médecins constituent
une catégorie socialement et culturellement favorisée. La proportion est encore plus
inquiétante si l'on considère les femmes médecins.
22. « Je ne suis jamais allé aux conseils de classe. Je n’ai jamais pu aider mes enfants pour
les devoirs ou pour les… Parce que, même quand j’avais peu de boulot, que j’avais des trous,
j’avais des trous de 2 à 4. Oui ; j’ai l’impression d’avoir manqué des moments. » (Médecin
homme)
23. « Epargner les enfants, ça voulait dire quoi ? Ça voulait dire m’arranger pour les
rencontrer au moins le week-end. Et le soir, quand je rentrais à 9 h / 9h30, j’allais faire un
bisou, j’allais faire la lecture, j’allais causer un peu, etc. Mais je ne pouvais pas assister mes
enfants au sport, je... c’était fini, c’était mon épouse qui y allait. J’ai conservé la relation.
J’essayais d’écouter ; d’écouter mes enfants et puis de parler, de choisir des moments
privilégiés. » (Médecin homme)
24. « Je peux être en réunion tous les soirs. Certains de mes associés font encore des visites
jusqu'à 21 h. Mais, moi, de toute manière, à 19 heures je décroche. Parce que j'ai dû élever
mes gamins tout seul depuis sept ans donc, de toute façon, je rentre pour bouffer avec mes
gamins. C'était soit ça, soit mes enfants crevaient.
Quand je rentrais complètement crevé… Vous savez, on n'a pas la disponibilité mentale
quand on est crevé de sa journée. J'ai l'impression que je ne leur ai pas apporté tout ce que
j'aurais dû. » (Médecin homme)
25. « A la maison, mes enfants et ma femme le ressentent, le voient que j’ai de plus en plus de
boulot. Et il me le disent : « mais on te voit de moins en moins !» Mon épouse me dit « Tu
rentres tard… Le plus souvent tu en rajoutes et tu rentres un peu plus tard le soir. Jusqu’où tu
vas aller ?». Donc je ne sais pas comment est-ce que ça va se passer. » (Médecin homme)
26. « Les activités avec les enfants : être présent. J’arrive à faire des activités avec eux en
vacances, en fait. En dehors des vacances... Quand je rentre, ils sont couchés. Pas toujours
mais... Les repas ensemble ? Au minimum, avec le week-end, ça fait trois repas sûrs, et au
maximum, peut-être 5, 6, ça dépend. Parce que parfois, si j’arrive à rentrer un peu plus tôt, et
si eux mangent un peu plus tard, tac, j’arrive au moment du repas. Mais ça n’est pas
obligatoirement prévu à ce moment-là. Ça peut faire 5, 6… Oui ! Peut être 5, 6 repas par
semaine avec eux. » (Médecin homme)
27. « C’est vrai qu’il y a des tas de choses que j’aimerais faire. C’est vrai que j’aimerais
m’occuper davantage de mon gamin aussi, au moins le mien propre, le dernier qui est là,
pour aller à ses conseils de classe etc… Ces choses-là, je n’y arrive jamais. Je n’y arrive
jamais. Et quand j’étais dans l’industrie comme salarié, je pouvais le faire. Tandis que là, je
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ne peux plus, je suis coincé. Dégager deux heures, c’est très très difficile. Ça demande une
organisation...
Le soir, la plupart du temps, deux soir sur trois, j’arrive à 20h30, tout le monde a déjà pris le
dîner parce que après, les enfants vont se coucher. Donc, je les vois rarement plus de 15 / 20
minutes.
Mon épouse a mangé aussi avec les enfants. De temps en temps elle mange avec moi, mais la
plupart du temps, elle mange avec les enfants, elle prépare, elle mange avec eux, et puis moi,
eh bien je mange seul. Le temps de finir le repas il est 21h. C’est assez vite fait mais à 21h
c’est fini. A 21h, qu’est-ce que je fais ? Je lis les journaux médicaux que je n’ai pas lus dans
la journée parce que je n’ai pas eu le temps. Pas tout complet. Mais je les regarde tous, je les
parcours tous. Ça me prend une demi heure / trois quarts d’heure. Je règle les papiers de la
maison que je n’ai pas eu le temps de faire, les factures, les machins comme ça et, le temps de
passer sur l’ordinateur pour mettre tout ça sur le logiciel de comptabilité, voilà, il est
10h/10h30, je suis rétamé, je dors.
J’étais un lecteur vraiment... j’ai lu beaucoup et puis là, je ne peux plus. Le soir, à 10h30 j’ai
les yeux qui se ferment, le matin je me lève à 6h¼, pour préparer mes affaires, pour venir ici,
dépouiller le courrier, ça devient un peu dingue, là. Un petit peu. » (Médecin homme)
28. « Des répercussions sur les relations familiales ? Mais c’est évident, c’est évident. Là
j’étais de garde ce week-end, il ne faut pas… Voilà : je suis dans mon monde. Et ça arrive
souvent ; ça arrive souvent. Mais ça c’est un peu normal. Je pense que la famille souffre de
l’activité des parents. Pas que moi ; c’est toujours comme ça. Vous prenez n’importe quel
autre métier, et encore, on n’a pas des métiers difficiles. C'est-à-dire que moi, je n’ai pas de
problèmes d’investissement, je n’ai pas les problèmes d’un chef d’entreprise quand même. On
a une position, je ne dirais pas confortable, mais assez confortable.
C'est-à-dire que, les enfants, je ne m’en occupe pas. Le soir c’est la gestion matérielle pour
repartir le lendemain et puis les devoirs ne sont pas forcément faits, ils ont beaucoup
d’angoisses…Oui. Il est évident que quand je fais le point sur l’éducation de mes enfants, ils
se sont élevés pratiquement tout seuls.
Alors ça, cette conscience-là, je ne l’avais pas du tout jusqu’à il y a deux ans. C'est-à-dire
que, visiblement, ils avaient tout ce qu’il fallait, ils avaient des nounous, il y avait une
personne le soir jusqu’à 9 heures... Ils avaient tout ce qu’il fallait, ils évoluaient
correctement, à l’école ça allait bien… J’ai cette conscience-là depuis qu’ils sont en 4ème
par exemple, où là, vraiment, il faut en mettre un petit peu plus… passer à une vitesse
supérieure.
Celle qui est en 1ère, là, c’est la première fois où elle se prend des bananes, on ne comprend
pas. Donc… La deuxième, elle marche très bien à l’école mais elle a des problèmes
relationnels avec ses copines, donc parfois elle ne va pas à l’école parce qu’elle est
dépressive.
Donc ça, c’est quand même une prise de conscience, pour moi, récente. C'est-à-dire que
visiblement… J’avais un punch pas possible au départ. D’abord l’envie d’exercer. Très
envie ! Se dire que les enfants sont là c’est vrai, mais on s’en occupe bien donc il n’y a pas de
problèmes, et tout à coup réaliser que… mince quoi ! Et d’ailleurs, je le dis souvent à mes
patientes quand elles veulent s’arrêter. Ici, on a un bassin de travail extrêmement dur, où les
places sont extrêmement comptées… Enfin c’est vrai, sur le plan du travail c’est l’horreur,
quoi. Et donc les dames, quand elles ont un enfant, elles se demandent si elles doivent
travailler ou pas. Je leur dis « non gardez votre place ; il faut absolument que vous fassiez un
effort quand ils sont petits et vous verrez après plus tard, à adapter votre temps de travail et
être là quand ils seront adolescents ». Donc visiblement, ce que je leur dis c’est ce que je
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L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
pense aussi et c’est ce qui m’arrive là aussi. C'est-à-dire que visiblement, je ne peux pas
adapter mon temps de travail pour être là avec elles.
De toutes manières, moi je n’ai jamais pris les repas avec les enfants quand ils étaient petits.
Ils étaient couchés. » (Médecin femme)
29. « Le coût du côté de la famille, c’est quelque chose que j’ai accepté, mais qui est
indéniable.
Mais je relativise dans le sens où je dis que si je devais travailler à l’usine et partir le matin à
4 h du matin en mettant mes enfants chez une nourrice, je ne suis pas sûre, je ne suis pas sûre
que sur le plan familial, on y gagne beaucoup et qu’en plus, eh bien la rémunération, à la fin
du mois, elle n’est pas la même, et les vacances ne sont pas les mêmes non plus. Et la qualité,
après, d’une femme qui va travailler pendant 8 heures à faire un travail qui ne l’intéresse
pas, je ne suis pas sûre qu’elle soit plus disponible, mentalement. C’est plus un parallèle que
je fais, si vous voulez. Je pense qu’il y a beaucoup de professions où, actuellement, la vie de
famille pâtit. Il y a combien de femmes qui acceptent de rester chez elles pour élever leurs
enfants ? C’est extrêmement dévalorisant. Et combien acceptent de faire des métiers qui sont
loin de les passionner et qui ont, forcément aussi, un retentissement sur la vie de famille ?
C’est par rapport à ça. C’est sûr que j’aurais peut-être dû faire mon métier à mi-temps. Mais,
c’est vrai que c’est trop difficile quand on est installé tout seul. Ça n’est pas possible. A la
campagne, comme ça, ça n’est manifestement pas possible. Enfin en tout cas, ça n’était pas
possible à l’époque, manifestement. Voilà ce que je constate.
Oui, oui ; ça empiète. Ça empiète beaucoup. Quand je me suis installée, c’est sûr que ma fille
avait 7 ans et demi et mon fils 3 ans. C’était difficile à gérer sur le plan familial. Oui ! Oui,
c’est sûr ! Ça a un petit peu déstabilisé leur père qui était enseignant et qui n’a pas trop bien
accepté de faire la contrebalance si vous voulez. J’avais organisé, un petit peu, les horaires
de la secrétaire en fonction des besoins de mes enfants, si vous voulez, mais, je me suis
toujours arrêtée à 16h30 pour goûter avec eux.
A la sortie de l’école, même si je n’allais pas les chercher à l’école, à 4h½, je prenais
toujours un moment pour goûter avec eux. Mais c’est vrai que le soir… ça m’est arrivé, par
exemple, pas mal de fois, de faire des pauses entre 7h30 et 8h30, et de reprendre à 8h30 ou
9h les consultations. D’essayer de gérer à ce niveau-là. Mes enfants disent qu’ils ont eu une
mère absente. C’est vrai que je n’étais pas vraiment absente, j’étais plutôt indisponible. C’est
comme ça qu’ils le ressentaient.
J’aurais aimé être plus disponible pour mes enfants mais je ne sais pas si je l’aurais été plus
intelligemment ; je ne le sais pas. Parce que… je ne suis pas sûre que j’aurais fait mieux,
quoi. Parce que j’aurais été plus présente mais je ne suis pas sûre que j’aurais fait mieux ;
voilà, c’est sûr. On a toujours tendance à dire qu’on fait mieux pour les suivants que pour le
premier mais bon.
Mais si vous voulez, je relativise dans le sens où je pense que ça n’est pas propre à la
profession de médecin. Que c’est propre à toute profession qui intéresse beaucoup les gens et
qui les fait s’investir.
Je suis inquiète pour ma fille aînée parce qu’elle a totalement été à côté des études, à côté de
l’école, en rébellion contre tout et qu’elle est toujours en rébellion. » (Médecin femme)
30. « M’occuper de ma fille par exemple, je ne peux pas non plus. Je sais qu’elle en souffre.
Ça, c’est clair. Elle me le dit. Je vois par exemple pour aller chez mes parents - j’ai de la
chance de les avoir parce qu’ils me la gardent souvent - et il y a des moments, quand elle me
dit je ne veux pas y aller etc., ça exprime quand même quelque chose. J’essaie de la récupérer
à huit heures pour pouvoir la coucher après. J’essaie de manger avec elle. Mais, ça c’est pas
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L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
fréquent. Je mange avec elle le mercredi, parce que je la récupère à l’école à midi moins le
quart. Et le week-end, je la vois un week-end sur deux. Et puis le soir, je ne mange pas
forcément avec elle. Donc, c’est assez rare. Si ! il y a le petit-déjeuner. Là, on essaie. Parce
qu’avant, ce que je faisais, c’est que je prenais des rendez-vous dès huit heures. J’en prenais
deux, la dame la préparait le matin et puis j’allais l’amener à l’école. Je revenais faire des
consultations à neuf heures moins le quart et je faisais des visites en fin de matinée. Et puis,
c’était trop stressant. Donc, ça, j’ai arrêté. Je pense que je ne vais pas continuer ce système
là. Parce que bon, ça me faisait toujours deux personnes de vues mais, il fallait toujours se
dépêcher. Et puis les deux personnes, j’avais à peine le temps de les voir aussi. C’est difficile
quand même à gérer. Ça, je n’y arrive pas. Elle est stressée, elle aussi, de toutes façons. Elle
est un peu…comment dire… elle s’oppose. Je pense que c’est dû au travail aussi si elle est
comme ça.
Avant, bon ; quand on est tout seul, je pense que c’est plus facile à gérer. Mais, après, avec
des enfants, c’est beaucoup plus compliqué.
Quand vous sentez qu’elle, elle n’est pas bien, forcément je pense que nous, on n’est pas bien
non plus. Donc, c’est ce qui se passe.
Et puis, le soir, c’est difficile quand même.
Le vendredi, c’est pareil, je ne l’ai jamais. Parce que comme je travaille le samedi matin,
comme il faut que je reprenne à huit heures le samedi matin, j’aime autant qu’elle reste chez
mes parents. Et donc, un vendredi soir, c’est chez son père et puis un vendredi, c’est chez mes
parents. Donc... Bon ; il faut qu’elle couche là-bas effectivement. Mais, je passe la voir le
soir. Ce soir, je passerai la voir. Et puis, voilà.
Si ! Ce qui est bien, c’est le jeudi, quand même j’ai oublié ça, c’est que le jeudi, comme je ne
travaille pas, je l’emmène effectivement à l’école, je la récupère et là, on a la fin de soirée un
petit peu. Mais, bon, c’est vite passé quand même. La fin de soirée ensemble… » (Médecin
femme)
31. « Bon, je suis peut-être un cas particulier, j’ai deux enfants en bas âge et je suis toute
seule pour les élever, donc ce n’est pas facile non plus ça il faut le recadrer. J’ai des aides. Je
veux dire que pour les garder ce n’est pas un souci, j’ai mes parents qui sont très présents,
j’ai une baby-sitter fantastique, ce n’est pas ça mais, mes filles, ça me manque de pas… être
là. Quand je rentre le soir à 21 heures tout est géré mais, maman, elle n’a rien fait quoi. Je
n’ai rien vu de mes filles, le mois de février, je n’ai rien vu de mes filles. Donc l’installation,
ça fait peur. Moi je me pose la question, tourner autrement, faire de la médecine salariée, je
n’en sais rien, je ne sais pas. » (Jeune remplaçante)
2.4. L’articulation des différentes dimensions : deux exemples
Les deux séquences d'entretien qui suivent illustrent les difficultés que nous venons
d'évoquer. Leur intérêt tient au fait qu'au-delà des constats, ils éclairent sur l'articulation des
différentes difficultés : difficultés professionnelles, sentiment de ne pas arriver à faire face à
ses responsabilités familiales, de ne pas être présent face aux difficultés des enfants,
disponibilité insuffisante face au déclin des parents, incompréhension et reproches du
conjoint, sentiment de ne pas être à la hauteur, conflit dans le couple, dépressivité.
32. « [Les problèmes d’articulation avec la vie familiale ?] Oui, on peut dire que c’est
quotidien. C’est quotidien, on ne peut jamais prévoir à l’avance si on sera à l’heure à une
réunion importante, que ce soit pour la vie scolaire des enfants ou leur vie extrascolaire, que
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L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
ce soit pour nous, pour des relations amicales ou des sorties. Ou alors il faut prévoir
longtemps à l’avance une plage horaire énorme pour être sûr qu’on ne va pas déborder sur
l’horaire auquel on doit arriver. Et, de toute façon, le jour où ça arrive, on sait très bien que
ça va être difficile et qu’au moment où il faut partir, il y a toujours le coup de fil enquiquinant
du dernier moment qu’il faut gérer. Bon. Donc ça, c’est un stress permanent.
Quand je rentre les enfants sont la plupart du temps couchés. Les repas en famille, c’est le
week-end, sauf les samedis où je travaille parce que le samedi à midi je ne mange pas à la
maison, il y a aussi le jeudi mais à 2h de l’après-midi, donc ça n’est pas en famille.
On a eu beaucoup d’ennuis éducatifs avec notre premier fils qui entre l’âge de 5 ans et l’âge
de 20 ans nous a posé vraiment des difficultés de comportement et de… Il était en opposition
permanente vis-à-vis de nous et vis-à-vis de ses frères et sœurs. Enfin c’était un enfant qui
n’allait pas bien, manifestement, et qui a eu besoin de suivi psychologique, qui a eu besoin
d’être très cadré, d’être très aidé sur le plan scolaire, d’être très aidé sur le plan
extrascolaire.. Mais ça veut dire que, nous, on a déployé une énergie… ma femme
essentiellement, et que... enfin ça a été très dur. Et c’est essentiellement à ce moment-là, je
pense que ma femme vivait douloureusement le fait qu’elle n’arrivait pas à régler ça. Et puis
comme je rentrais le soir un peu tardivement, quand tout était terminé, bon, ça n’était plus
pareil quoi. Et chaque fois, elle me disait « mais écoute, tu ne peux pas rentrer plus tôt ?» Et
je disais « Eh bien si, je vais essayer. » Mais à chaque fois, il y avait autre chose qui faisait
que je ne pouvais pas. Ou du moins, je croyais que je ne pouvais pas. En fait en pratique je
n’y arrivais pas, voilà. Donc il y avait aussi l’impression d’impuissance à aider,
d’impuissance à tenir un rôle qui pourtant est un rôle indispensable, donc c’était aussi, là,
assez déprimant ; voilà.
Il y a un poids en plus du fait qu’il y a aussi un éloignement du reste de notre famille. Mon
père est décédé il y a quelques années d’une maladie d’Alzheimer évoluée, donc il y avait eu
là aussi des problèmes, il fallait que je parte le week-end, il fallait donner un coup de main,
etc.. Et ma belle-mère a vécu des choses horribles dans les années précédentes, donc à
chaque fois ça complique encore la vie de tous les jours, bon, voilà.
Alors en matière de fatigue, bon je pense qu’il y a des choses qui ne sont peut-être pas liées à
mon métier ni à ce que je vis sur le plan psychologique. Je me suis fait faire un
enregistrement du sommeil parce que j’ai l’impression que j’ai des apnées du sommeil depuis
quelques temps. J’ai un sommeil qui est de plus en plus agité mais je ne sais pas quelle est la
part de l’organique et la part du psychologique. Donc on va essayer de tirer ça au clair mais
c’est sûr qu’on peut dire que je suis fatigué en permanence. En permanence. Ah toujours !
Toujours ! A deux heures de l’après-midi, de temps en temps, je me pince pour écouter ce que
me racontent les patients.
Quand je sors le soir, je me rends compte que je suis très vite irritable, qu’un rien m’énerve,
on ne se prive pas pour me le faire remarquer, mais c’est normal. Enfin bon, c’est comme ça.
Donc il y a des jours où j’arrive en me disant « Bon alors attends ; ce soir, je vais essayer de
faire bien ». Mais il faut que je fasse un retour sur moi-même… Alors si en plus l’ordinateur
est tombé en panne dans la journée, là, effectivement ça risque de faire très mal à l’arrivée à
la maison.
Alors en ce moment, je suis en perte de vitesse. Moi je le ressens en ce moment, parfaitement,
que je suis en perte de vitesse. Parce qu’avant, j’y arrivais, j’y arrivais ! Maintenant, je
commence à en avoir ras le bol et à me dire « Attends mais… » Peut-être aussi parce que la
pression familiale augmente. Enfin elle augmente oui et non. Il y a une demande tout à fait
naturelle de la famille et puis, eh bien, parce que je vieillis aussi, que je me suis rendu compte
de ma vulnérabilité physique, que j’ai l’impression de moins maîtriser les choses, parce que
je pense que notre société devient de plus en plus dingue et qu’il faut que ça aille encore plus
vite qu’avant. J’ai beau essayer de ralentir des quatre fers mais ça ne fait rien, il faut aller
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L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
quand même plus vite. Donc je suis en perte de vitesse. On est moins bien quoi ! Je vous ai
parlé du décès dans la famille qui nous a beaucoup touchés. On est probablement un peu
déprimé et donc peut-être moins compétent, et donc forcément on est moins efficient. Donc
étant moins efficient on se dit « J’y arrive moins donc je ne suis pas à la hauteur, donc je ne
fais pas bien mon travail, ni de médecin, ni de père, ni d’époux, ni de fils, ni de tout ça. » Et
donc on finit par s’enfoncer un peu quoi. Oui, je pense qu’il y a une usure, oui.» (Médecin
homme)
33. « Au début de mon installation, c’était déchirant. En plus j’avais peu de clients, enfin bon.
Et les clients que j’avais, c’était après que les enfants soient rentrés. Donc c’était vraiment
mal fait, quoi.
Oui ; j’en ai souffert. Parce que j’étais obligée d’accepter ces horaires-là, parce que j’avais
peu de clients, et puis c’était au moment où notamment mon fils était petit et il me réclamait
beaucoup.
Et alors mon ex-mari aussi, ça a été très difficile à accepter pour lui... mon installation.
Mais enfin lui, trouvait que son travail était très dur en fait. Souvent très dur au niveau de la
responsabilité, de la relation avec les autres, tout ça... Donc il ne comprenait pas que je me
mette des difficultés, moi, dans mon travail. Il pensait que je… Bon, parce qu’avant, j’étais
médecin de prévention, donc ça lui allait tout à fait. Je rentrais avant lui, je...
Ça certainement joué dans le divorce. Enfin cette confrontation se serait peut-être produite
avec d’autres problèmes. Mais la question du travail, c’est vrai que ça a été quelque chose de
difficile parce qu’il ne pouvait pas accepter que je cherche une reconnaissance par mon
travail, par ce travail-là. C’était pour moi très très important que je m’installe en fait et la
médecine de prévention, pour moi, c’était une frustration terrible dans la mesure où je
n’avais pas cette fonction de soignante que j’avais souhaité faire, avoir. J’avais ce besoin et
je lui en voulais de ne pas me le reconnaître, ce besoin. Ne pas accepter que j’aie ce besoin-là
et de m’aider à y répondre.
Je pense qu’il faut vraiment que le mari comprenne ce que c’est que cette nécessité du libéral.
Enfin, c’est difficile. Je crois que ça déstabilise quand même beaucoup la famille ; oui.
Moi, mes filles, qui sont grandes et qui maintenant ont un certain recul par rapport à ce
qu’on a vécu, me disent que... oui ; elles trouvent que justement, on était une famille un peu
dispersée quoi. Et que ça a accentué la dispersion. Donc c’était difficile de retrouver cette
espèce d’unité familiale qui... le cocon quoi ; quelque chose de sécurisant. Ça casse,
effectivement, l’idée d’intégrité, enfin de... de rythme aussi, de la famille tous ensemble. C’est
vrai que le repas du soir, quand ils sont décalés, même le repas le samedi midi, j’arrivais
souvent tard. On prenait les repas en famille mais souvent avec des tensions. Souvent on
mangeait tard. Souvent vers 8h. C’est vrai. C’est encore acceptable.
Enfin 8h, après les enfants aimaient bien traîner un peu... Et puis moi je n’arrivais pas à
accompagner chaque enfant. Mon ex-mari aimait bien la télé le soir, donc il était très
classique. Donc souvent, je me retrouvais un peu seule avec les enfants.
Mon fils est en échec scolaire donc c’est vrai que ça a été extrêmement difficile. Parce
qu’après, il y a une espèce de boucle infernale. L’enfant en difficulté met le parent... Enfin
dans le sentiment qu’il n’a pas fait ce qu’il fallait, qu’il est incompétent, tout ça. Le couple
évidemment se renvoie la responsabilité, « Si tu ne travaillais pas... etc. » Donc bon. Et après,
cette absence de confiance l’un envers l’autre, l’enfant la ressent, lui, il se sent responsable,
bon. Enfin il y a tout un enchaînement…
Mon mari travaillait beaucoup. Par contre, c’était un dingue d’informatique. Il avait été
responsable de l’installation informatique à XX, au moment où il y a eu l’explosion de
l’informatique. Donc ça, ça l’a énormément occupé et puis, à la maison, alors il s’amusait. Il
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L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
se remettait sur l’ordinateur mais souvent pour s’amuser en fait. Il faisait des jeux et ça, je lui
en voulais beaucoup... » (Médecin femme)
2.5. Le regard des jeunes
Ces coûts liés au niveau de mobilisation dans le travail sont bien repérés par les jeunes.
Hommes ou femmes, ceux que nous avons rencontrés expriment clairement l’intention de
préserver leur santé et leur vie familiale (34). Ce sont aussi eux qui considèrent le plus souvent
que si les médecins se sont laissé envahir par leur activité professionnelle, c’est parce qu’ils
l’ont bien voulu.
34. « Dans ma génération, il n’y en a pas beaucoup qui ont envie de s’installer. Dans ma
promotion il y avait 60 % de filles et j’entends souvent des médecins en place dire que c’est à
cause de la féminisation de la profession qu’il y a un tas de problèmes parce qu’elles ne
veulent plus faire de garde. Mais c’est grâce à la féminisation qu’il y a un tas d’issues qui
s’ouvrent, parce qu’elles veulent conserver une hygiène de vie qui n’était pas celle de nos
aînés et c’est vrai que, dans notre promo, il n’y a pas beaucoup de gens qui veulent s’installer
et la plupart tournent soit sur des remplacements, soit cherchent des postes hospitaliers ou
salariés. » (Médecin homme)
Après avoir rendu compte de l’expression des médecins sur leur santé, nous allons maintenant
nous intéresser aux explications qu’ils mettent en avant pour expliquer la dégradation perçue
de leurs conditions d’exercice.
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L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
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L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
Chapitre 5
Les exigences des patients
Dans l'enquête quantitative réalisée par Truchot à la demande de l'URML de Bourgogne, la
surcharge de travail n’était évoquée comme facteur de stress que par 11 % des participants
alors que les relations avec les clients étaient beaucoup plus fréquemment citées comme
constituant une source de tension. A la question concernant la dernière situation vécue comme
source de stress, 68.5 % des réponses concernaient les relations avec les clients.
Nos constats vont dans le même sens : si les médecins que nous avons rencontrés évoquent la
charge de travail, ils la mettent en relation avec une montée des exigences des patients.
Par rapport au discours sur la quantité de travail, ce discours sur les exigences des patients
introduit des dimensions nouvelles qui ne peuvent pas être interprétées simplement en termes
de surcharge et de fatigue. En déplaçant la question sur le terrain de la relation, cette plainte
ouvre sur des interrogations de nature identitaire. Elle nous offre ainsi une piste
d’investigation susceptible de rendre compte des signes de burn-out observés dans la
profession.
Sur le sujet, il apparaît un décalage entre deux niveaux d’expression. Au premier abord, il
nous est proposé un discours très rodé qui fait reposer sur les patients et sur la pression qu’ils
exercent la responsabilité d’une dégradation de la situation. Celle-ci est souvent posée en
opposition à un passé dans lequel le médecin jouissait d’une toute autre considération. Il nous
est d’ailleurs précisé à plusieurs reprises que ce discours est partagé par les confrères et qu’il
correspond à ce qui se dit dans les réunions entre médecins.
Nous savons qu’il n’est en général pas possible d’aider véritablement nos interlocuteurs si
nous nous en tenons à ces explications socialement stabilisées dont la tendance est de se
reproduire à l’identique. Avancer dans l’analyse impose de faire préciser comment ces
difficultés se manifestent concrètement dans l’activité de nos interlocuteurs. Le discours
change alors de tonalité pour ouvrir sur des réalités plus complexes, sujettes à interrogations
et à débats.
Il nous faut rendre compte de ces deux niveaux d’analyse.
1. Le discours spontané sur les exigences des patients
Les médecins décrivent une double pression exercée par les patients : en termes de
disponibilité et en termes de contenu de la prise en charge.
1.1. Les exigences en termes de disponibilité
En termes de disponibilité, les exigences comportent deux enjeux distincts : les patients
veulent être vus rapidement et dans des créneaux horaires qui les arrangent.
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L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
Cette volonté d'être vu très vite, en consultation ou en visite, constitue un facteur de
perturbation du programme de travail et d'augmentation de la charge. Nous avons vu qu’elle
conduit bien souvent le médecin à prendre lui-même le téléphone pendant ses consultations
pour assurer la régulation. Elle peut se traduire, à l’extrême, par des comportements
franchement intrusifs des patients (1, 2). Surtout, ces exigences sont considérées comme
illégitimes par les médecins dans la mesure où elles ne sont pas motivées par des pathologies
graves ou aiguës (3, 4, 5) .
1. « Alors, les gens reconnaissent bien que vous avez une charge de travail importante, mais
si vous êtes pas là dans les deux minutes ils vous font une crise de nerfs. Il y en a une qui m’a
téléphoné chez moi, un dimanche soir, pour savoir si le lendemain j’étais ouverte. Qu’est-ce
que vous voulez que je leur réponde ? Je lui ai dit oui mais globalement, j’ai dit « vous me
faites chier ! » Quelqu’un qui vous téléphone le soir à 9 h pour vous demander si le
lendemain vous êtes là ! Même pas sur le téléphone du cabinet mais sur le privé ! » (Médecin
femme)
2. « Il y a une exigence particulière des gens qui veulent absolument être servis beaucoup
plus vite… On est devenus, finalement, des prestataires de services.
Il y a une forme d’agressivité. Par exemple le fait de venir et de s’imposer dans la salle
d’attente. J’ai mes RV qui sont bien serrés, j’avais bien dit au malade, et la secrétaire avait
bien dit, de ne venir que le lendemain. Non ! Il voulait absolument être servi ce jour-là, il
s’impose ; il se met au milieu. Il se met au milieu des autres et il fait un peu le scandale. Je
dis « c’est demain le RV ; ça n’est pas aujourd’hui ». Il a dit « non, non, c’est important,
j’attendrai ici jusqu’à ce que vous me voyiez !». Voilà ! J’ai dit « vous passerez après. Vous
passerez à la fin puisque je ne peux pas vous voir maintenant ». (Médecin homme)
3. « C’est pareil, le téléphone, les gens vont avoir mal depuis trois jours mais il leur faut le
rendez-vous dans la journée. » (Médecin femme)
4. « Quand on nous téléphone pour un gamin qui n’a pas de fièvre, qui a la goutte au nez,
qu’on a mis à l’école, et qu’il faut le voir à 7 h du soir parce qu’il n’arrive pas avant 7h,
bon ! C’est plus ce genre de chose que j’ai du mal à supporter, l’appel au médecin pour tout
et pour rien, que, vraiment, le travail lui-même en médecine générale. C’est plus cette
surconsommation médicale que j’ai du mal à tolérer. C’est plus là-dedans, moi, que je verrais
un malaise. C’est selon l’importance. C’est vrai qu’on va me téléphoner à 6h ou 7h le soir,
pour un gamin qui a de la fièvre ou quelqu’un qui n’est vraiment pas bien, même si je vais un
petit peu me faire tirer l’oreille parce que c’est bien complet, je vais quand même le prendre
en surplus. C’est sûr. Mais si c’est quelque chose qui traîne depuis plusieurs jours, que ça
semble vraiment un petit peu exagéré de vouloir venir tard le soir, à ce moment-là, je vais
temporiser et puis leur dire de rappeler le lendemain. » (Médecin femme)
5. « Moi, je le vis difficilement. J’ai du mal à l’accepter et il ne se passe pas de journée sans
que je remette en place, entre guillemets, que je relativise un peu ce que présentent les
patients. Par exemple « il faut venir parce que j’ai une angine, je ne peux pas me déplacer
parce que j’ai 38 de fièvre. » Je dis « je suis désolé, vous prenez un doliprane une heure
avant de venir et puis vous n’aurez plus de fièvre... » Ou alors « vous avez une angine donc
vous pouvez très bien attendre quand même jusqu’à 14 h. Je ne suis pas obligé de vous voir
tout de suite à 8h30 ! »
Sur les horaires, c’est comme ça : «Je voudrais vous voir parce que je suis enrhumé ». C’est
arrivé la semaine dernière. Je propose une consultation à 15 h ou 15h30. Elle dit non, non, il
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L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
faut que ce soit ce matin . - Ah non ce matin je ne peux pas parce que j’ai... - Eh bien écoutez,
ça ne fait rien, je vais me débrouiller autrement. Terminé ! C’est comme ça...
C’est fréquent ; c’est fréquent. Il ne se passe pas de semaine sans que ça arrive au moins une
fois ou deux. Une fois ou deux toutes les semaines.
Dans ces cas là, je suis furieux. Ça me flanque les boules comme disent les gamins
maintenant. Ça m’agace. Ça m’agace vraiment.
J’ai un sentiment, vraiment, parfois d’être pris pour un couillon quand les gens appellent
pour n’importe quoi, pour faire une prolongation d’arrêt de travail ou des choses comme ça.
Alors bien sûr, c’est une bricole ; c’est rien. On ne devrait pas se mettre en rogne. Mais
quand ça arrive 7, 8 fois dans une garde ou deux fois dans une garde et puis toutes les
gardes, on en a marre d’être ennuyé pour des choses comme ça. Des gens qui vous appellent
à 2 h du matin en disant « j’ai mal à la tête ». Bon. « Vous avez mal à la tête depuis quand ? »
« Ah ! ça fait bien neuf jours maintenant ou dix jours ». Je leur dis « écoutez, ça ne peut pas
attendre vraiment une nuit de plus, ou une demi nuit de plus, vous avez essayé de prendre
quelque chose ? » Parfois, on a l’impression que les gens ont perdu tout bon sens et ils ne
peuvent rien faire sans nous. C’est vraiment... C’est vrai, la moindre chose... Je me dis quand
on était gamins, quand on avait de la fièvre, jamais il serait venu à l’idée de mes parents
d’aller réveiller le médecin parce qu’on avait de la fièvre, la nuit. On nous donnait un truc
pour faire baisser la fièvre et puis on attendait jusqu’au lendemain matin. Minimum de bon
sens. Voilà. Ça, ça a disparu. Alors quand ça se reproduit, et c’est surtout ça qui est très très
ennuyeux, quand ça se produit souvent, on finit vraiment par se mettre en rogne. Moi, quand
ma femme m’appelle dans la voiture en disant « il faudrait que tu voies, que tu passes chez
machin », il n’est pas rare que je l’engueule elle aussi. Ça, c’est clair ; à force. Ça finit
comme ça. » (Médecin homme)
Derrière ces pressions des patients, s’exprime donc un sentiment de dégradation identitaire :
le fait d’être traités comme des « prestataires de service » (2) ou « pris pour un couillon » (5).
C’est cependant vis-à-vis des exigences des patients en termes d’horaires (être vu à l’heure
qui me convient) que ce type de sentiment est le plus vivement exprimé. Les médecins ont
alors le sentiment d’être intégrés dans l’emploi du temps de leurs patients avec une hiérarchie
de priorités qui les place après le travail ou l’école mais aussi après les courses, le coiffeur ou
la série télé (6, 7, 8, 9).
6. « Les exigences, je crois que ça existe au niveau des horaires, au niveau de la visite à
domicile… les gens qui ne veulent pas se déplacer ou qui veulent des horaires précis de visite
ou autre. Ça existe. » (Médecin femme)
7. « Il y a une partie de la clientèle qui est quand même exigeante. Et bon, il faut arriver à
caser le coiffeur, le médecin, le marché le samedi matin, etc. Donc pour eux, eh bien ça n’est
pas facile de décommander un coiffeur, il est plus facile de décommander un médecin. Mais
bon. Vous avez des gens que vous traitez depuis… je ne sais pas, disons 10 ans et qui, du jour
au lendemain, parce qu’ils ne veulent pas décommander le coiffeur, vous ne les voyez plus. »
(Médecin homme)
8. « Par exemple, en début de semaine, un jeune me téléphone pour sa sœur et me dit il faut
que vous passiez voir ma sœur parce qu’elle est malade. - Ah oui, qu’est-ce qui lui arrive,
qu’est-ce qu’elle a ? - Elle a mal à la gorge . - Bon. Elle a de la fièvre ? - Elle a 38 de fièvre.
Bon d’accord. - Elle a quel âge, votre sœur ? - 18 ans ? Alors je lui dis écoutez, à 18 ans, elle
peut peut-être se déplacer ; elle peut venir au cabinet parce que je la verrai un peu plus
rapidement, là, je ne peux pas passer avant 13h, tandis que si elle vient au cabinet, je suis là
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L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
à 8 h 30. - Ah non, non, ça n’est pas possible, il faut que ce soit vu à tel moment parce que là
je ne peux pas, je dois partir chercher quelqu’un en voiture donc je ne peux pas
l’accompagner. Je dis attendez ; vous pouvez quand même accompagner quelqu’un à 8h½,
moi je vous reçois tout de suite. Il dit non, non ; il faut que vous passiez à telle heure . Je
dis là non, je ne peux pas. Et lui : eh bien écoutez, j’irai voir quelqu’un d’autre. Je lui ai
donc répondu, comme je fais d’habitude, c’est très bien, vous avez tout à fait raison, je peux
même vous indiquer quelqu’un très près de chez vous qui pourra vous voir, éventuellement.
Maintenant la demande est plus importante qu’elle n’était, et les patients, je trouve, sont
devenus beaucoup plus exigeants qu’ils n’étaient. Pas au point de vue qualité, ça non ; ça...
enfin peut-être. Ils ont l’impression de connaître davantage de choses et donc d’être plus
exigeants au point de vue qualité, mais surtout dans la façon qu’ils ont de... ils consomment
un petit peu. On a l’impression que vraiment ils consomment de la médecine comme ils
consomment autre chose. Donc on prend RV à 18 h 30. « Parce qu’avant, je dois aller au
Centre Leclerc.» On fait ci et ça. « Là je ne peux pas, je suis malade, mais bon, je vais
travailler donc je viens après 19h ». Enfin ils sont très exigeants sur les horaires ; ils sont très
exigeants sur la rapidité. Il faut les recevoir tout de suite, même si ce ne sont pas des choses
importantes. La moindre bricole, un rhume, « Oui mais il faut avant midi, parce que j’ai le
nez qui est très bouché ». Ce sont des choses qui n’existaient pas avant. Ça, je trouve que
c’est devenu pénible ; ça m’est devenu très pénible. » (Médecin homme)
9. « Les conditions de travail des médecins généralistes, en 7 ans d’installation, ont évolué.
J’ai le sentiment que ça n’est plus comme avant. Ça n’a pas été un changement radical mais
on sent les mentalités changer ; on sent que le médecin doit être à la disposition du patient.
De plus en plus, on sent une exigence de la part des patients qui augmente. Et si le médecin
refuse de se plier aux exigences du patient, eh bien le patient va voir ailleurs. Donc le
médecin doit être de plus en plus disponible.
Par exemple concernant les horaires, il m’est arrivé, exceptionnellement, d’avoir des patients
me demandant un rendez-vous dans l’heure. Si je dis non : eh bien ça n’est pas grave, je vais
appeler quelqu’un d’autre. Et effectivement, ils ont appelé quelqu’un d’autre. Ce sont des
gens que je n’ai plus jamais revus. Il n’y avait pas de caractère d’urgence mais, a priori, ce
sont des gens qui devaient avoir autre chose à faire et comme je ne les ai pas reçus dans
l’heure, eh bien, ils ont vu quelqu’un d’autre ; voilà. Je trouve ça dommage. Dans ces cas-là,
on ne change pas de médecin parce que le médecin n’est pas qualifié, on change de médecin
parce que le médecin n’est pas à la disposition, ne répond pas, comme ça [il claque des
doigts] au patient. Je pense qu’il y a 15, 20 ou 30 ans, ça n’était sûrement pas comme ça. Les
gens, à l’époque, à mon avis, quand ils appelaient le médecin, ils attendaient le médecin et il
n’y avait pas d’exigences horaires sur le passage du médecin. Le médecin passait quand il
pouvait et puis point. Les gens attendaient. On est malade : on est malade ; on attend à la
maison, on ne bouge pas ! Maintenant, non ; le médecin passe entre la coiffeuse et le
feuilleton. Et il ne faut pas passer à ce moment-là. C’est là que ça change. Enfin selon moi. »
(Médecin homme)
Ce sentiment d’être traité comme un prestataire de service – comme un larbin (11) se traduit
aussi par une sensibilité aiguë à l’évolution des formes langagières utilisées par les malades
(10, 11, 12).
10. « L’autre jour, une dame, elle voulait ses semelles orthopédiques. Donc elle est allée
voir dans le magasin d’orthopédie, on lui a dit non, il faut que vous demandiez une
ordonnance à votre médecin. C’est même pas ‘ il faut que vous preniez rendez-vous’ c‘est
‘ il faut que demandiez une ordonnance’ ! » (Médecin femme)
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L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
11. « Il m’est arrivé même une fois ou deux, de dire « écoutez je suis désolé, si vous voulez un
larbin... moi, ça ne marche pas. Je veux bien être médecin, mais je ne veux pas être larbin ».
Hop ! On claque des doigts et vous arrivez parce que j’ai besoin de vous. Déjà l’expression
même « faire venir le médecin à la maison » ça m’agace. Je pense qu’on pourrait dire
« demander au médecin de passer ». Il y a une belle différence déjà. Plutôt que de dire « faire
venir le médecin ». Et c’est vrai que c’est une expression qu’on entend souvent. « Ah tu n’as
qu’à faire venir le médecin ». On lui demande de passer et éventuellement, s’il peut, il
passe. Je suis arrivé quand même à… je ne dis pas éduquer mais à faire comprendre aux gens
que je ne suis pas à leur service. Je suis au service de leur santé mais pas à leur service à
eux. Et que par conséquent, il faut qu’ils fassent avec mes horaires aussi et que je ne suis pas
toujours disponible à 100 % tout le temps. » (Médecin homme)
12. « Moi, les gens, c’est : « il me faut une prise de sang, il me faut… » C’est demandé
comme ça ! Donc, moi, après, je mets quand même des limites, il ne faut pas exagérer. »
(Médecin femme)
Il faut, au point ou nous en sommes, noter un point particulier. Les médecins qui se plaignent
des exigences des patients ne manquent pas de clients. C’est bien parce qu’ils ont un
programme de travail chargé qu’ils vivent comme pénibles les exigences des patients. Il
apparaît cependant qu’ils vivent souvent comme une sanction le fait que le patient s’adresse à
un autre s’ils ne sont pas en mesure de répondre (7, 8, 9, 19, 20). Cette crainte est la plupart
du temps expliquée en termes de logique commerciale : le patient est aussi un client (13, 14,
15). Une telle explication est peu convaincante concernant des professionnels plutôt
surchargés et qui gagnent bien leur vie. Dans une telle situation, la réaction à laquelle on
pourrait s’attendre serait un soulagement de voir partir un patient que l’on ne supporte pas
(14). Il n’est pas question de négliger la dimension économique mais cette dissonance indique
que la relation avec les patients recèle d’autres enjeux (« ça vient peut être de notre
personnalité ». « On est quand même lié à la clientèle » - extrait n°15 ) sur lesquels il nous
faudra revenir.
13. « Je ne veux pas être mauvaise langue, mais j’ai remplacé des médecins qui tournaient
comme ça, je crois qu’ils le veulent, c’est tout. Je crois qu’ils veulent bien gagner leur vie, qui
dit bien gagner sa vie dit qu’il faut faire des actes et donc il faut voir du monde, c’est tout. Je
pense que l’on peut s’octroyer du temps mais il faut le faire tout de suite, dès que l’on
s’installe. C’est vrai que si vous dites aux gens : "je suis joignable 24 h/24", ça les gens, il n’y
a pas de souci, comprennent et ils vous appelleront quand ils auront besoin. » (Médecin
femme)
14. « Mais je dirais que, à mon avis, depuis que je suis installé, mon comportement a aussi un
petit peu changé. Les premières années, on ne sait pas trop comment sera l’avenir donc on est
peut-être plus malléable. Et puis, après, le travail étant là, stable, on peut se permettre de
refuser certaines choses en se disant « de toute façon s’il veut aller voir ailleurs, il va voir
ailleurs. Au contraire, c’est bien ; je ne le verrai plus ».
Donc je pense qu’en début d’installation, ça n’est pas évident évident.
A mon avis, il y a toujours une notion commerciale dans la médecine. » (Médecin homme)
15. « Alors après, ça vient peut-être aussi de notre personnalité, parce qu’il faut refuser. Il
faut passer votre journée à refuser des choses. Il faut savoir refuser gentiment, sans perdre
des patients parce qu’on est quand même lié à la clientèle, donc, ça joue. » (Médecin femme)
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L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
1.2. Les exigences en termes de contenu de la prise en charge
Les exigences exprimées par les patients en matière de prise en charge (16, 17) déstabilisent
le médecin dans sa fonction de maîtrise des dépenses de santé et peuvent conduire à des
conflits (14, 15). Les exemples cités concernent dans ce cas les demandes d’examens ou
d’arrêts de travail jugées illégitimes.
Mais les exigences des patients concernent aussi la capacité à soigner et à guérir. Elles
renvoient alors le médecin à son impuissance ou à ses défaillances (17, 19, 20, 21).
16. « Maintenant, pour la moindre chose, on demande à passer beaucoup beaucoup
d’examens. J’ai un premier épisode de lumbago : je veux immédiatement ma radio, mon
scanner, mon IRM, un avis rhumato et voilà quoi. De plus en plus, oui ! On veut
surmédicaliser. On veut beaucoup de choses. On dit « j’ai droit à » ; on exige ; « j’ai le droit
à » ; « je ne comprends pas pourquoi machin il a passé, lui, un examen et pourquoi, moi, je
n’y ai pas droit». Les gens ne comprennent pas toujours qu’en fait, les examens, ils existent,
on doit les utiliser, mais que les tableaux ne sont pas tous les mêmes et que la conduite à tenir
n’est pas toujours la même en fonction du patient et du tableau clinique. Ça n’est pas
toujours facile à faire comprendre que, pour un premier épisode de lumbago, après un
examen clinique qui est correctement fait au cabinet, on peut très bien ne pas avoir besoin de
passer des radios. » (Médecin homme)
17. « Les gens se font une idée… les problèmes de douleurs chroniques, ou fonctionnelles, qui
traînent, qui traînent, qui traînent. Là, ils ont une demande d’examens. Notamment, je pense à
une jeune fille qui fait essentiellement des crises d’angoisse, on peut appeler cela
spasmophilie ou comme on veut, mais qui cherche toujours, toujours, une raison organique et
qui a toujours besoin d’examens, de prises de sang, d’échographies etc. Elle ne peut pas
accepter que ce soit d’origine psychologique. » (Médecin homme)
18. « Vous savez, je n’ai jamais autant mis de personnes à la porte que dans mes trois
premiers mois d’installation : « non à l’arrêt de travail pour rien ». On m’a taxé (je l’ai su
après) de pro patron, pro machin, etc. Je prends l’exemple très concret des mères qui avaient
droit à dix jours. Certaines sont venues me dire « j’ai encore droit à dix jours pour garder
mon enfant autour de Noël. Il est malade ». Moi je l’examinais : non, il n’était pas
malade. Madame, vous êtes en train de casser un système qui est remarquable !
Mais vous savez, c’était parfois désagréable de s’entendre dire « Ah vous me mettez trois
jours ? Mais vous croyez que je serai guéri dans trois jours ? » Je n’en savais rien, moi, s’il
était guéri dans trois jours. Je disais « Ecoutez ; si vous n’êtes pas guéri, on prolongera.
Point. ». On vous traitait de flic pour l’arrêt de travail... Effectivement, ça élimine. »
(Médecin homme)
19. « La souffrance, c’est plus... quand on a déjà construit quelque chose ensemble, qu’il y a
une difficulté qui surgit, et qu’il faut gérer la difficulté. Quand on va buter sur quelque chose.
Par exemple, ça m’est arrivé, ça, il y a pas très longtemps, où quelqu’un que je connaissais
bien et avec qui il y avait toujours une qualité d’échange. Et la personne me demande un
arrêt de travail que je n’estimais pas justifié. Je n’ai pas voulu lui donner l’arrêt de travail.
Et j’ai senti que c’était vraiment... Elle était heurtée par le fait que je lui refuse cet arrêt de
travail. Et ça, ça a été difficile. J’ai pensé, même, qu’ils ne revenaient plus. Et, en fait, je les
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L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
ai revus après. Je pense qu’ils sont allés voir, pendant un temps, quelqu’un d’autre et ils sont
revenus après.
Ce qui est parfois difficile, c’est de prendre le risque de la rupture. C’est-à-dire que si je veux
rester cohérent... Voilà : je crois que la difficulté, elle est là. Je crois, très honnêtement que
j’ai un grand souci de cohérence dans ce que je fais, et que ça n’est pas facile d’être
cohérent. Ça n’est pas facile d’être cohérent. Voilà. Et ça, ça génère de la souffrance. Parce
que, quelquefois, il m’arrive soit de ne pas être cohérent et je n’aime pas ça : je vais filer un
arrêt de travail alors que j’estime qu’il n’est pas justifié ; soit parce que je suis cohérent mais
j’ai pris le risque d’un affrontement.» (Médecin homme)
20. « Après, il y a d’autres exigences au niveau du traitement. Par exemple au niveau de
l’ordonnance. Des gens qui ne veulent pas tel ou tel traitement ou au contraire, qui veulent tel
ou tel traitement et qui de toute façon, tant qu’ils ne l’auront pas, là aussi, sont prêts à faire
le tour des médecins, ou pour avoir un examen complémentaire. Je viens vous voir parce que
j’avais vu tel docteur, il n’a pas voulu me prescrire de scanner or, j’ai mal au dos, je
voudrais un scanner. Bon ça, on le voit ; on le voit aussi de temps en temps. » (Médecin
homme)
21. « Alors l’exigence des patients, ça veut dire que les patients veulent être soignés à un
moment précis, à une heure précise et très souvent, ils veulent qu’on prenne en charge la
totalité de leur pathologie, y compris celle qui est la leur ; leur part. Leur part, C’est-à-dire
la maladie. Il faudrait que la maladie, nous, la prenions à notre charge, complètement, et que
eux, ils ne s’en occupent absolument plus. Donc on est dans un domaine de consommation,
absolument, de la médecine. Par exemple une personne qui est atteinte de polyarthrite
rhumatoïde, qui, effectivement, a des traitements qui sont extrêmement lourds, qui a une
pathologie qui devient de plus en plus invalidante et qui est suivie par moi, par un
rhumatologue, par l’hôpital. Bon elle a toujours une récrimination quant au médecin qui ne
fait pas bien son travail alors qu’en fait, l’équipe qui la prend en charge la prend en charge
complètement globalement et « Docteur, vous avez mal fait ci ou ça… et le docteur untel, il
m’a donné ça mais c’est mauvais pour ma santé… » Elle n’a pas forcément tort puisqu’il
s’agit de corticothérapie et qu’ensuite elle a eu un tassement vertébral, bon. Mais qu’est-ce
que vous voulez ? Ça fait partie, effectivement, des problèmes qu’on a dans les pathologies
comme ça.
Vous avez des cas beaucoup plus simples, les gens de tous les jours, l’enfant a une angine, a
40 de fièvre, la fièvre n’est pas tombée deux jours après, c’est de la faute du médecin et du
traitement. Bon. Alors qu’en fait il y a quand même de la maladie derrière.
Ils vous disent votre traitement n’a pas bien marché etc… Donc ils vous mettent en cause. »
(Médecin homme)
22. « Mais, malgré tout, j’ai quand même l’impression qu’on a une mentalité des patients qui
évolue aussi. C’est-à-dire que les gens sont de plus en plus demandeurs… On voit beaucoup
d’émissions à la télé, on entend parler de beaucoup de choses, donc on demande de plus en
plus au médecin, concernant les examens complémentaires, concernant les traitements. On va
voir différents médecins … et puis, j’ai le sentiment aussi qu’étant donné qu’on a maintenant
un plateau technique qui est quand même performant, on pardonne moins un échec du
médecin, on pardonne moins une erreur du médecin. On est exigeant sur le résultat, il faut
que ça aille vite, il faut qu’on guérisse vite sans dépenser trop d’argent et de manière
efficace.» (Médecin homme)
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L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
Nous avons donc restitué un certain nombre d’éléments rapportés par les médecins pour
illustrer la montée des exigences des patients. Ces éléments sont connus ; ils font l’objet d’un
discours public dans la littérature médicale comme dans la presse ou au sein des institutions
politiques. Cependant, leur caractère d’évidence cède rapidement la place à un discours
beaucoup plus nuancé ou hésitant dès lors qu’il ne s’agit plus de parler des malades en général
mais des relations du médecin à ses propres patients.
2. Réflexions des médecins au sujet de l’évolution des
demandes des patients.
Dès que la discussion s’approfondit, l’évidence d’un développement des comportements
consuméristes des patients, et donc l’idée d’une sorte de fatalité sociologique, s’effrite pour
laisser place à une variété de phénomènes appelant des analyses et des réponses diverses.
2.1. Derrière
l’isolement
l’exigence
de
disponibilité,
l’inquiétude
et
Les médecins qui protestent contre les pressions en termes de délai peuvent eux-mêmes
souligner que ces pressions manifestent, chez les patients, une inquiétude qui légitime l'appel
au médecin (23, 24, 25, 26, 27). Et cela d’autant plus que celui-ci est la seule instance vers
laquelle ils peuvent se tourner (26, 27).
23. « On voit les gens, ils sont un week-end, là par exemple c’est les ponts, quatre jours ou
trois sans médecin, le lundi c’est le rush, c’est le rush, c’est le rush quoi. Ils paniquent les
gens, ils paniquent face à tout, il y a un symptôme et c’est la catastrophe. Il y a un truc qui ne
va pas : il faut voir le médecin tout de suite c’est peut-être très grave. Il faut rassurer, ils
paniquent, oui. » (Médecin femme)
24. « Moi, ce que je regrette, c’est qu’on a l’impression que les gens ont tellement d’éléments,
entendent tellement de choses sur la médecine, entendent tellement de chose sur les maladies
etc., qu’ils n’arrivent plus à faire le tri, ils n’arrivent plus à faire le tri. Et donc, la moindre
chose, la moindre température, même si le gamin a le nez qui coule et un peu de fièvre, ils
appellent en se disant « et si c’était grave ? ». Je crois qu’ils sont tellement inquiets, et ils
n’ont plus de... je crois qu’ils ont perdu un peu le bon sens. De dire « bon. Votre gamin a de
la fièvre, il a le nez qui coule. Il est en forme, il court, il mange à côté ? Bon. Ça peut attendre
jusqu’à demain. » Voilà. Maintenant, évidemment, s’il a de la fièvre, qu’il vomit, et qu’il a les
yeux qui se révulsent et tout, bon. Là, je conçois qu’on puisse s’inquiéter. Je conçois qu’on puisse appeler le médecin et demander conseil. Mais... alors je crois que c’est parce que les
gens ont toute sorte d’informations entre guillemets, en vrac, à la tonne, et qu’ils n’arrivent
plus à trier. » (Médecin homme)
25. « On essaie de faire du conseil téléphonique, de dire « écoutez ; il est en forme votre
gamin ?» ou « vous êtes en forme, il n’y a pas de problème ? Bon. Prenez du doliprane,
patientez 48 heures, vous voyez ce que ça donne ». Ils essaient mais le lendemain ils vous
rappellent en disant « oui, j’ai toujours de la fièvre ». Alors. Ils insistent pour qu’on les voie,
donc on ne peut pas les envoyer paître, forcément, on se dit « bon. S’il insiste, il y a peut-être
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L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
quelque chose. » Et donc il y a une demande, et il y a une quantité d’actes... Il y a une
pression ; il y a une pression qui est importante. » (Médecin homme)
26. « Parce que, visiblement, les patients ils en demandent plus maintenant. Parce que d’abord
ils aiment être accueillis correctement, ils aiment s’asseoir, ils aiment parler avec vous parce
qu’ils ont plein de choses à dire, ils y ont pensé avant … On parle beaucoup de la souffrance
des médecins parce qu’on a bien voulu le dire, surtout depuis la grève, mais il y a la
souffrance des patients. Il faut aussi se mettre de leur côté. Qu’est-ce que c’est dur d’avoir un
médecin, d’avoir son médecin, de pouvoir passer à l’heure. C'est-à-dire qu’ils n’ont pas que ça
à faire non plus, eux ; ils ont aussi une vie de famille, ils ont beaucoup de travail, ils ont
d’autres charges dans la journée. Pour avoir un rendez-vous le lundi matin alors que votre
gosse a de la fièvre depuis 24 h, c’est difficile. Pour avoir accès aux spécialistes, qu’est-ce que
c’est difficile ! Aux urgences c’est vachement stressant. Le dimanche, quand vous êtes obligé
de faire le 15 : « Ah ! Le 15, non ! Je ne peux pas, je ne vais pas appeler le 15 pour l’otite de
mon gamin, non je ne peux pas, j’attendrai lundi » C’est difficile pour eux aussi. Et donc ils
nous le renvoient aussi à la gueule. Ça me paraît normal. Donc on se heurte. Alors vous voyez,
je vais exploser. » (Médecin femme)
27. « Parce que c’est vrai qu’on ne peut pas dire aux gens « vous n’avez pas besoin de voir
un médecin ». Ça, je le regrette quelque part. C’est là-dedans ; c’est au niveau de l’éducation
des gens, qu’on peut faire des efforts. Si les gens appellent, c’est que pour eux, ils ont besoin
d’un médecin. » (Médecin femme)
2.2. Des demandes d’examens ou de traitements pas forcément
illégitimes
Concernant les exigences en matière de traitement, on ne peut qu’être frappé par le fait que les
exemples avancés pour mettre en scène les comportements illégitimes des patients concernent
des domaines dans lesquels la prise en charge touche ses limites : douleurs chroniques,
pathologies rhumatismales (21), psychopathologie (14). L’exemple de la patiente atteinte de
polyarthrite rhumatoïde et victime d’un tassement vertébral d’origine iatrogène (21) surprend
quand il s’agit d’illustrer un comportement consumériste. Derrière la mise en question des
comportements des patients, les exemples mettent en scène d’authentiques problèmes de prise
en charge clinique.
De même, face aux demandes d’examens, le souci d’économies en matière de dépenses de
santé fait courir le risque de passer à côté de ce qu'il peut y avoir de fondé dans la demande du
patient.
28. « A une époque, je n’étais pas du tout à l’aise sur l’aspect économique par rapport à la
Sécu. Parce qu’ils nous ont tellement bassinés sur les économies de santé, etc., que j’ai peutêtre eu trop tendance, à un certain moment, à limiter au maximum tout ce qui était examens, à
faire ce qui coûtait le moins cher, et je pense, a posteriori, que ça a pu peut-être être néfaste
pour certains patients. Des cas où je ne faisais pas d’examens complémentaires en disant
« bon là, ça sera plutôt ça, plutôt ça » et, à ce moment là, je n’étais pas assez à l’écoute du
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patient qui était très demandeur alors que ça aurait pu être nécessaire et après, ils allaient
voir quelqu’un d’autre qui faisait les examens et qui trouvait quelque chose.
Ça, c’était des cas je pense très rares, et puis il y a d’autres cas où il y a une demande forte
d’examens, où on refuse, donc ils vont voir ailleurs, les examens sont faits, les gens sont
contents et il n’y a rien de plus du point de vue médical, du point de vue purement technique
puisque les examens n’ont rien apporté ».
Maintenant, j’essaie beaucoup plus peut-être d’argumenter. J’y arrive peut-être mieux. Et par
contre, si j’ai vraiment un doute, j’hésite beaucoup moins maintenant à prescrire l’examen
complémentaire. Alors qu’avant, je ne sais pas qu’est-ce que j’avais dans la tête là, mais
avant, je ne faisais peut-être pas assez d’examens, par mesure d’économie parce qu’on nous
disait qu’il fallait que ça coûte le moins cher possible. » (Médecin homme)
2.3. Non pas les
particuliers
patients en
général
mais
des
groupes
Toujours afin de cerner la question, nous demandions aux médecins s’ils avaient repéré des
profil types de patients exigeants. Pour la majorité de nos interlocuteurs, ce n’était pas le cas.
Pour eux, le patient exigeant pouvait être n’importe qui. Deux groupes nous ont néanmoins
été signalés : les femmes souffrant de difficultés psychologiques (29) et surtout, les gens qui
ne paient pas, par exemple ceux qui bénéficient de la CMU, avec en arrière-fond l’idée d’une
régulation possible de ces exigences par la réduction de la couverture (30, 31).
29. « La secrétaire se fait insulter parfois très copieusement par les gens, qui sont
franchement impolis, ça arrive. Ça n’est pas très fréquent, mais ça arrive. Mais bon. Il y a
des gens odieux partout.
Ce sont souvent des femmes mal dans leur peau, en général, et qui sont un petit peu
dépressives ou autre … Soit elles ne veulent pas dire pourquoi, soit elle ne peut pas leur
donner le RV exact qu’elles voulaient et alors elles savent être odieuses. Le plus souvent,
c’est quand même des femmes. » (Médecin femme)
30. « Est-ce qu’on peut dresser un portrait du patient exigeant… ? Non, pas spécialement.
Ça peut très bien être des jeunes. J’ai aussi des personnes âgées exigeantes et puis toutes
classes socioprofessionnelles confondues. Bon, il y a une chose qui est un petit peu différente
concernant les appels de nuit ou les appels de week-end. C’est vrai que même si moi j’y suis
moins confronté que les médecins de ville, on est plus facilement appelé par des gens… par
les CMU, les gens qui ne paient pas, qui n’hésitent pas à vous appeler à 3h du matin. De
toute façon ça leur est égal parce qu’ils ne paient pas et même si la visite est à 1.000 F, ils
n’avancent pas d’argent donc ça ne les regarde pas. Donc ceux-là, ils ont tendance à appeler
facilement pour un rien. Après, en dehors de ça, il n’y a pas de portrait-type. » (Médecin
homme)
31. « C’est clair, et je crois qu’on est tous d’accord, il y a des types de gens... D’abord,
première chose, ce sont des gens qui ne paient pas. Ça, c’est clair et net. Ça a toujours été
comme ça et, avant c’était l’AMG, l’Aide Médicale Gratuite, maintenant c’est les CMU,
100%, ce sont toujours ces gens-là qui, n’ayant aucun frein dans la consommation, donc ne
prêtent absolument aucune attention à ce que peut être le travail des autres. On est payés par
la société, on est là pour être à leur service. Et donc ce sont toujours ces gens-là qui vous
appellent pour vous déplacer pour n’importe quoi, à n’importe quelle heure. Ça, c’est clair.
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Il est évident que j’ai beaucoup de gens qui sont de classes plus aisées, ou du moins qui ont
beaucoup plus d’éducation en tout cas et qui vous disent « Je ne voudrais pas vous déranger
mais je vais passer. A quel moment …? ». Bon. On cible très bien ; on sait à peu près à qui on
a affaire, rien qu’à la façon de demander. C’est net et puis on en parle assez souvent entre
nous aux réunions. Quand un d’entre nous décrit un cas comme ça pour lequel il a été
choqué, c’est toujours le même genre de patient. On sait à l’avance et ça ne rate pas. Je crois
qu’à 99,9 %, c’est ces catégories-là. C’est comme ça. Ce n’est certainement pas de leur faute,
mais c’est comme ça.
Je pense que c’est beaucoup plus difficile de les suivre, déjà, d’un point de vue médical.
D’abord parce qu’ils n’ont jamais les papiers nécessaires, les carnets de santé des enfants :
c’est en dépit du bon sens parce qu’ils ont souvent fait des parcours erratiques. Donc on a un
peu tous les médecins, dans tous les coins. C’est difficile, et puis, la plupart du temps, les
traitements ne sont pas très bien suivis. Il faut le reconnaître, ils ont tendance à faire des
traitements courts ; à ne pas suivre vraiment les prescriptions. Au début, si ! Et puis après, ça
s’arrête très vite. Ils zappent... » (Médecin homme)
Ici encore, sont désignés des groupes qui peuvent présenter des problèmes qui pourraient
relever de l’approche clinique. C’est le cas pour les femmes dépressives mais c’est aussi le
cas pour les populations en grande difficulté sociale qui présentent effectivement des
perturbations des comportements, en particulier dans le rapport au temps. Or, les observations
nous ont permis de constater que les médecins ne possèdent pratiquement pas de points de
repère en matière de clinique psychosociale qui leur permettraient de donner sens aux
difficultés qu’ils rencontrent auprès de ces populations.
Mais la surprise a été de constater un décalage entre des discours très nourris sur les exigences
des patients et, dans bien des cas, la pauvreté des illustrations à partir de l’expérience
personnelle.
2.4. Pas mes patients, ceux des autres
Afin de pousser l’analyse, nous essayions de reprendre cette question des exigences des
patients à travers un exemple précis : « pour bien comprendre, est-ce que vous pourriez me
raconter comment cela s’est passé la dernière fois que vous avez rencontré un problème de ce
type ? » Les médecins ont du mal à répondre à cette sorte d’interrogation (32).
32. « - Question : Vous avez un exemple là, vous avez quelque chose en tête, un cas ?
- Là comme ça ? Non ; ça va sûrement me venir mais… (Réflexion) » (Médecin homme)
Manifestement, les médecins peuvent s’exprimer abondamment sur les exigences des patients,
ils peuvent tous donner des exemples, mais, dans la plupart des cas, cela ne signifie nullement
qu’ils s’expriment sous le coup de l’émotion d’un événement récent.
Au contraire, nos interrogations entraînent, dans plusieurs cas, une inflexion du discours du
type : Attendez ! Moi, je ne suis pas particulièrement concerné. J’ai la chance d’avoir des
patients sympas (33, 34, 35). Les patients exigeants, ce sont donc surtout les patients des
autres. D’autant qu’effectivement, lors des gardes, les médecins sont confrontés à des patients
- 83 -
L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
dont le rapport au médecin fonctionne sur un modèle différent de celui qu’ils ont construit
avec leur propre clientèle (36).
33. « C’est marginal. Mais, il y a toujours quand même quelques personnes. Et c’est vrai que
j’ai été obligée de renvoyer certaines personnes. J’ai eu une dame par exemple... Il y a
l’hystérie aussi quand même aussi ; ça joue. Les femmes hystériques...
Moi, j’ai une personne, odieuse, mais vraiment odieuse ! Je lui ai dit : « écoutez, moi je vous
remets votre dossier et puis vous allez voir quelqu’un d’autre ». C’est incroyable, cette
femme. C’est quand même spécial. Le rhumato, dans sa lettre, avait mis que c’était une
personnalité pathologique. C’était vrai, je pense. Peut-être qu’il faudrait qu’elle voie un
psychiatre. Mais, avant de la convaincre… Mais, bon, mais ça, c’est quelques cas. »
(Médecin femme)
34. « Alors attention ! Moi j’ai la chance d’avoir eu un prédécesseur qui, sûrement était
quelqu’un de bien parce qu’il avait assez bien briefé la clientèle, ce qui fait que moi, je n’ai
pas eu grand-chose d’autre à faire que de la garder comme elle est. C’est-à-dire que j’ai des
gens assez sympa, j’ai des gens pas trop enquiquinants qui ne me dérangent pas en dehors
des heures d’ouverture et qui comprennent bien que, moi aussi finalement, j’ai le droit
d’avoir une vie privée. Donc, en fait, maintenant, je constate une stabilité. Si on doit faire une
échelle des enquiquinements, des enquiquineurs, ça ne bouge plus. J’ai fait un peu le tri dans
les patients. Ils ont fait le tour des médecins et je ne les vois plus.
- Question : Et donc, dans votre clientèle telle qu’elle est stabilisée, ça reste marginal ?
- Oui, oui ; ça reste marginal. » (Médecin homme)
35. « Ce n’est pas important numériquement. Je pense que cette catégorie, les hyper
consommateurs, je crois qu’en fait je les ai éliminés et ils s’éliminent d’eux-mêmes. Ils
s’éliminent d’eux-mêmes parce que bon ; je ne réponds pas à leurs exigences et puis... et puis
ils vont voir ailleurs rapidement parce qu’ils ne sont pas contents.
Donc, en fait, on a une clientèle qui très agréable. Ça n’est pas une clientèle à problème,
c’est une clientèle populaire qui est relativement peu exigeante quand même, par rapport aux
clientèles de quartiers bourgeois où il y a beaucoup plus de questionnement, disons, mais ça
ne veut pas dire qu’on ne leur apporte pas les explications.. On doit avoir un tiers de CMU à
peu près. Et au début, on avait du mal à faire en sorte que les cartes Vitale soient à jour ; ils
ne faisaient pas l’effort. Maintenant, de plus en plus ils font l’effort parce qu’on leur
demande.
Au niveau socioculturel, il y a tout ce qu’il faut. Il y a des assistantes sociales, on les connaît,
on travaille avec elles, s’il y a un problème on les appelle, donc… on fait un travail de
quartier ; nous aussi. Ce que je voulais dire aussi, c’est au niveau peut-être de la non
reconnaissance des patients, ça n’est pas forcément des gens qui ont les problèmes sociaux
les plus durs, dont je parlais. C’est souvent des gens qui sont en fait relativement aisés, qui
ont des choix multiples et qui en fait s’en fichent un peu. Alors qu’en fait, les gens qui ont la
vie dans ce quartier, qui ont des problèmes et qui viennent nous voir pour essayer de les
résoudre, ceux-là, bon, il n’y a pas de phénomènes de non-reconnaissance ; je ne pense pas. »
(Médecin homme)
36. « Alors effectivement, la garde de secteur, ça posait beaucoup plus de problèmes parce
qu’on a quand même toujours un ou deux appels complètement inutiles provenant de
clientèles qui ont été... C’est toujours les mêmes médecins, si vous voulez, les mêmes
collègues... C’est toujours les patients de ces gens-là qui viennent perturber le travail.
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L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
Le mécanisme, c’est qu’ils ont sélectionné une clientèle... Si vous voulez, ce sont des gens qui
travaillent très très vite, ils ont sélectionné une clientèle de gens à qui ils donnent ce qu’ils
veulent et puis voilà. Ils donnent ce qu’ils veulent moyennant 20 €. Donc ces gens-là ne sont
pas... il n’y a pas de régulation. Ils n’essaient pas de les faire venir spécialement au cabinet,
d’ailleurs les cabinets sont pleins donc au bout d’un certain temps, eh bien qu’est-ce que vous
voulez qu’ils fassent les gens ? Ils appellent dans n’importe quelles conditions. Bon. En plus,
c’est vrai que c’est toujours des patients qui sont en CMU, pratiquement.
Alors après, quand on réfléchit effectivement à ce truc-là, on se dit « finalement est-ce que ces
gens-là sont vraiment tellement désocialisés qu’on ne puisse pas les ramener dans une
relation normale à un cabinet médical ? Ou alors est-ce que ces médecins écrèment ces genslà et que, finalement, ils nous rendent service en nous épargnant de les voir pendant la
semaine ? » Ça, ça peut se discuter.
Moi, ça m’ennuie de dire que c’est les CMU parce que je pense que la CMU c’est
véritablement un progrès dans l’accès aux soins, mais, je pense qu’il faut traiter les CMU ou
les pauvres comme les autres et, normalement, il n’y a aucune raison qu’on fasse
différemment.
Mais, bon. C’est vrai que peut-être, nous, on n’a pas trop de CMU. Et on est dans les
quartiers où il n’y en a pas. » (Médecin homme)
De même, les deux médecins qui ont évoqué et abondamment expliqué les difficultés du
travail avec les patients bénéficiaires de la CMU (30, 31) n’en ont que très peu dans leur
clientèle (37, 38).
37. « Non, j’en ai très peu. Enfin nous en avons très peu dans le secteur.
- Question : Donc ce sont des difficultés potentielles mais qui n’ont pas une grande
importance pour vous personnellement ?
- Non, parce que je ne suis pas très exposé. » (Médecin homme)
38. « - Question : Vous en avez une proportion importante, là, de ces gens qui ne paient
pas... ?
- De ce type ? Non. J’en ai relativement peu. » (Médecin homme)
Il apparaît ainsi un décalage entre un discours collectif porté au nom de la profession qui
renvoie aux patients la responsabilité des difficultés et une réalité beaucoup plus circonscrite
et vécue de façon beaucoup plus ambiguë.
3. L’impact des clients exigeants en matière de prise en
charge : le doute.
A ce stade de l’enquête, la question qui se pose est de comprendre comment des difficultés
avec les patients que les médecins donnent pour marginales dans leur propre pratique peuvent
avoir sur eux un impact tel que le phénomène puisse à ce point focaliser leur discours. La
réponse qui nous est donnée est claire : parce que cela réactive les doutes sur notre capacité
professionnelle (39, 40). L’extrait n° 40 est un peu long mais il met en scène de façon
particulièrement imagée la façon dont les médecins peuvent être déstabilisés dans leurs
compétences en matière d’approche tant psychologique – « quand vous êtes en faculté de
médecine, ces gens-là, vous n’apprenez pas vraiment à les gérer et ils ne sont pas décrits
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L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
dans les livres » - que somatiques – « heureusement qu’ils ont un peu insisté parce que
j’aurais très bien pu passer à côté. ».
39. « Les clients sont plus exigeants mais ils ont raison. Ce que je veux dire c’est qu’on
avance. Pourquoi est-ce que ça nous fait suer ? Parce que ça nous remet en cause, c’est ça.
C'est-à-dire qu’ils ont un accès à la santé bien plus important qu’avant. Vous dites « Monsieur
vous avez un diabète », je peux vous assurer que le lendemain il est allé sur Internet, il sait
tout sur son diabète. Il va en savoir plus que vous, sur le diabète. Ça me paraît évident. Donc
ils exigent plus du médecin. Eh bien voilà ; c’est là la difficulté. Mais je trouve que ça nous fait
avancer aussi. » (Médecin femme)
40. « Vous savez, dans une journée, vous voyez 30 personnes, il suffit qu’il y en ait une qui
soit particulièrement chiante : elle vous pourrit la journée. Alors que tous les autres ont été
sympas. Donc c’est un peu ça. C’est vrai que le pourcentage de ces gens-là, il est très faible.
Mais…c’est ceux-là qui vous marquent et qui vous gênent un peu dans votre quotidien, quoi.
- Question : Voilà. Vous pouvez m’expliquer pourquoi quand on a vu 30 patients où ça s’est
bien passé et puis qu’on en a un comme ça, pourquoi c’est celui-là qui va marquer ?
- Parce que justement il va vous mettre un doute, il va vous faire douter de vos capacités
parce que c’est vrai que s’il demande un examen supplémentaire c’est qu’il n’a peut-être pas
complètement confiance en vous. Il pense peut-être que vous risquez de passer à côté de
quelque chose et je pense que le doute étant là, eh bien ça vous gêne dans votre pratique
quotidienne.
- Question : Oui ; ça veut dire que ça n’est pas simplement le doute chez lui. Ça suscite le
doute chez vous ?
- Ah oui ; il vous met le doute. C’est comme… je ne sais pas.. Quelque chose de complètement
différent : si je vais en visite, une nuit, voir quelqu’un, je vais mettre du temps à me rendormir
parce que, dans ma tête, je refais l’examen clinique et puis je me dis « Est-ce que je n’ai pas
oublié quelque chose ? » et ça va me gâcher la nuit, alors que ça s’est plutôt bien passé. Là,
je dirai que c’est pareil. Il suffit qu’une personne me dise « oui mais qui dit que je n’ai pas je ne sais pas - une petite tumeur ? » Et puis là, vous n’y avez pas pensé parce que vous êtes
sûr de votre diagnostic et puis d’un seul coup il vous met le doute. Alors qu’a priori, l’examen
clinique n’est pas du tout en faveur d’un processus tumoral. Et puis ça, ça va vous gêner,
quoi.
Et puis il y a aussi des gens qui le demandent de manière pas toujours courtoise… en mettant
en doute carrément, en vous disant : « oui mais je pense que vous ne pouvez pas être sûr
comme ça ! Moi je veux, moi j’exige… » Et ça, on le prend mal parce que…
- Question : Par exemple, vous vous souvenez de la dernière fois vous avez eu un frottement
comme ça ?
- Médecin : (Réflexion). Oui, si ; tout simplement, oui, oui. C’est une patiente au profil
psychologique très particulier, une patiente âgée qui vit en foyer logement, qui a une relation
conflictuelle avec sa fille. Elle s’entend bien avec sa fille mais elle se chamaille tout le temps
quand même avec elle, et chaque fois qu’elle se chamaille avec sa fille, apparaît un nombre
incalculable de symptômes qui vont du mal au petit orteil jusqu’à des troubles de la vue en
passant par des douleurs abdominales, enfin bref, toute une kyrielle des symptômes qui sont
liés au fait qu’elle s’est chamaillée avec sa fille. Et c’est une femme qui a passé beaucoup
beaucoup d’examens complémentaires, Dieu merci, d’un point de vue médical, finalement,
elle est plutôt en bonne santé mais bon. Elle a un caractère un peu hystérique en plus. Et puis
récemment, de nouveau, elle avait mal aux yeux, elle voulait voir un ophtalmo donc on a
réussi à prendre un RV avec un ophtalmo. Je savais pertinemment que cet examen serait
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L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
strictement normal. Donc elle exige de voir un ophtalmo rapidement parce que sa voisine lui
a dit : « Tu as sûrement quelque chose de grave ! » Donc on se décarcasse pour avoir un RV
ce qui n’est pas évident parce que quand on sait que le résultat va être normal, déjà, on se
sent un petit peu mal vis-à-vis du confrère. Bon, j’ai le RV : l’examen est strictement normal ;
elle se fait presque mettre à la porte du cabinet en disant : « Votre médecin, je ne vois pas
pourquoi il vous a envoyée, vous n’avez rien du tout, il vaudrait mieux que vous passiez un
scanner ». Alors elle me revoit en disant : « L’ophtalmo a dit qu’il fallait que j’aie un scanner
parce que j’ai aussi un peu mal à la tête ». Bon ; alors on prend RV pour le scanner, pour lui
faire plaisir, parce qu’on sait que de toute façon elle va tellement nous tarabuster qu’on y
arrivera. Donc ; le RV est pris, il est pris pour dans 3 ou 4 mois. Et puis ce week-end elle
s’était chamaillée avec sa fille, elle appelle le médecin de garde qui ne la connaît pas et elle
lui dit qu’elle a mal à la tête. Le médecin de garde ne la connaissant pas, lui dit « oui votre
scanner, ce qui serait bien, c’est de l’avancer ». Sauf qu’on est dimanche. « Lundi matin vous
appelez le Docteur X., vous verrez avec lui ». Elle m’a appelée lundi matin. Lundi matin il
fallait absolument qu’elle ait son scanner rapidement et elle a insisté, elle a insisté
lourdement, il a fallu que j’appelle, j’ai pris le RV rapidement donc, elle passe son scanner
cet après-midi. Voilà le genre de patiente qui vous prennent du temps, qui vous pourrissent un
peu la vie et qui… bon ; qui est très très gentille par ailleurs mais qui… bon. Des comme ça,
on en a tous, chacun dans sa clientèle. Je n’en ai pas beaucoup : j’en ai peut-être 3, 4 comme
celle-là. Mais celles-là, elles vous pompent de l’énergie, elles vous pompent du temps, quoi.
Et puis on sait que le résultat sera toujours le même et que de toute façon dans six mois, après
une prochaine dispute, ça va être la jambe, et puis à la jambe il faudra passer 36 examens…
Donc ça, c’est fatigant. Ça, dans la pratique quotidienne, franchement, ça use. Ça use et puis,
quand vous êtes en faculté de médecine, ces gens-là, vous n’apprenez pas vraiment à les
gérer et ils ne sont pas décrits dans les livres. Donc il faut faire au jour le jour et puis voilà.
- Question : Oui parce que ce que vous décrivez, on pourrait considérer que c’est un tableau
clinique aussi ? Que la question, serait de trouver la forme de prise en charge qui
correspond ?
- Médecin : Voilà, oui. Alors on a essayé… évidemment. Prononcer le mot de psychiatre,
alors là, c’est voué à l’échec parce que rien que le mot, déjà, elle fait un malaise. Donc on en
parle avec la famille, on ne sait pas comment gérer ça, la famille en a marre aussi, enfin
bref… Et voilà. Ça, c’est des tableaux qu’on voit assez régulièrement ; je dirais au moins une
fois tous les 15 jours, on a ce genre de problème à régler. Et elle vous dit « Docteur, il faut
que j’aie mon scanner parce que je suis sûre que j’ai ça ». Même si, vous, vous êtes sûr
qu’elle n’aura rien, vous dites, « bon ; imaginons qu’il y ait une chance sur un million qu’elle
ait quelque chose, si je passe à côté, je m’en voudrai toute ma vie, elle m’en voudra ».
Donc… vous le faites, quoi. Vous cédez à la pression du patient. Et ça, ça arrive de temps en
temps.
Comme les antibiotiques chez l’enfant parce qu’il ne peut pas se permettre de manquer
l’école parce que les parents travaillent, « il me faut un antibiotique, de toute façon ça ne
passera pas sans !»
Et puis de temps en temps vous cédez, bien malencontreusement.
- Question : L’idée qu’on pourrait passer à côté de quelque chose, c’est…
- Ah ça me hante toujours ; toujours. Oui parce qu’il m’est aussi arrivé, il faut bien le
reconnaître, d’avoir des gens, comme ça, qui me demandent… qui me supplient de passer tel
ou tel examen, alors que j’étais quasiment persuadé que tout était normal et puis on retrouve
finalement quelque chose. Ça arrive, là, rarement, heureusement. Mais, finalement, on se dit,
au fond de soi-même, on se dit : « heureusement qu’ils ont un peu insisté parce que j’aurais
très bien pu passer à côté ! » Donc il faut reconnaître que de temps en temps, bon. Ça m’a
servi. Mais je dirais que ça représente quoi : 5 % des cas ? » (Médecin homme)
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L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
4. Conclusion
A suivre la piste des exigences des patients, nous rencontrons donc un premier discours dans
lequel le médecin s’exprime au nom de la profession et parle des exigences des malades en
général, sur le mode de la description sociologique. Ce type de discours convenu a une
fonction défensive. Il vise à contenir la souffrance que les médecins éprouvent dans leur
activité.
Si l’on se rapproche de l’activité, les choses se présentent de façon assez différente. Certes, à
travers les descriptions qu’en font les médecins, les patients manifestent une inquiétude qui
découle certainement de la réduction des liens sociaux et de l’isolement croissant tant dans la
sphère familiale que dans la sphère professionnelle. L’idée de transformation des exigences
des patients traduit donc certainement une réalité. Mais, elle s’exprime fréquemment au
cabinet, sous forme de tableaux cliniques qui relèvent de la psychopathologie ou de la
clinique psycho-sociale. La difficulté révèle alors surtout les lacunes de la formation des
médecins. Des manifestations à valeur symptomatique sont ainsi interprétées en termes
d’incivilité ou d’irrespect. Mais les exemples fournis par les médecins mettent en scène
d’autres exigences qui se traduisent, dans leur activité, sous la forme de conflits de logiques.
Conflit entre l’obligation de moyens qui impose une démarche diagnostique conforme au
niveau des connaissances et des techniques d’une part, l’exigence de réduction des dépenses
de santé d’autre part. Enfin, conflit intérieur qui reste à élucider, se manifestant par le fait de
considérer comme un risque le départ vers d’autres cabinets de malades que l’on ne supporte
pas ou dont on juge les demandes illégitimes, et cela dans une situation de surcharge.
Ceci dit, les occasions de conflits avec les patients apparaissent rares par rapport à ce que
laisse supposer le discours de premier abord. Nous retrouvons là un constat clinique courant
dans les activités de service : une sensibilité aux critiques en provenance de l’usager, du
collègue ou du supérieur hiérarchique qui conduit certains travailleurs à exprimer des
réactions hors de proportion avec la réalité de l’agression à laquelle ils sont soumis. Il s’agit là
d’un excellent signe de dégradation du rapport au travail. En pareil cas, la sensibilité à la
critique est le signe d’un affaiblissement lié à une perte des repères professionnels. C’est le
doute sur le fait que l’on travaille bien et la menace de crise identitaire qu’il véhicule qui
rendent particulièrement sensible à la critique. La principale question, à ce stade concerne
donc moins le consumérisme des patients que, beaucoup plus difficile à exprimer, le
sentiment, ressenti par les médecins, d’une activité qui n’est pas toujours à la hauteur de
l’idéal professionnel.
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L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
Chapitre 6
L’évaluation de leur activité par les médecins
Le travail réalisé avec les médecins nous conduit à penser que le discours collectivement
porté au sujet des exigences des patients est révélateur d'une fragilisation des médecins dans
leur identité professionnelle. Nous avons donc exploré la façon dont ils évaluent leur activité.
Lorsqu'il la décrivent, celle-ci comporte deux volets : un volet médical et un volet
psychosocial. Dans ces deux domaines un fossé considérable existe entre ce que les médecins
considèrent comme leur mission et ce qu'ils font réellement.
1. Le volet médical : objectifs
Pour la plupart de nos interlocuteurs, le volet spécifiquement médical est ce qui importe avant
tout même si ce n’est pas toujours ce qu’attendent les patients (1).
1. « D’abord, pour nous, en tant que médecin, essayer de ne pas oublier tout ce qu’il y avait à
penser pour le problème médical, déjà ! Que ce soit en prévention ou en thérapie. D’avoir fait
le tri de ce qui est vraiment médical, parce qu’il ne faut rien oublier. Alors déjà, quand on a
pas oublié le médical - c’est quand même notre fonction première -, c’est déjà pas
mal. Ensuite, il y a le socio environnemental ou le socio médical, ou tout ce qui est autour :
l’écoute qu’on peut leur apporter, les conseils ou la façon qu’ils ont de dire les choses. Ça, ça
vient en deuxième mais c’est probablement ce qui est perçu de la façon la plus importante par
les gens, parce qu’ici c’est un des seuls endroits où ils peuvent exprimer un certain nombre
de plaintes ; donc, pour eux, c’est probablement ce qui est le plus important, mais pas pour
nous. Médicalement, c’est encore essayer de dépister le cancer du colon, l’angine de poitrine,
le diabète, avant qu’il ne soit trop tard. Pour eux, c’est de pouvoir essayer d’avoir une
entente ou une écoute qu’ils n’ont pas ailleurs et ça, ça vient en deuxième. Mais actuellement,
notre fonction, notre formation, est une formation de dépistage et de soins. On y passe un
certain nombre d’années. C’est une formation technique. Une partie de la médecine n’est pas
de la technique, n’est pas du soin pur, mais notre première fonction, actuellement, c’est le
soin. » (Médecin femme)
Cette activité spécifiquement médicale, comporte plusieurs aspects : dépistage, diagnostic,
prescription, coordination, prévention.
1.1. Avant tout, dépister, diagnostiquer
En première position parmi les objectifs de leur activité, les médecins placent le dépistage
précoce : diagnostiquer rapidement « le cancer du colon, l'angine de poitrine, le diabète » (1,
2, 3, 4, 5, 6). À notre interrogation concernant leur jugement sur la qualité de leur travail,
deux médecins répondent en mettant en avant le plateau technique dont ils disposent (2, 3).
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L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
Cette importance apportée au dépistage et au diagnostic conduit à valoriser les examens
cliniques systématiques (2, 7).
2. « Disons qu’on essaie, de trouver la solution aux problèmes qu’ont les gens. C’est-à-dire
les gens viennent avec des symptômes, on ne va pas essayer de guérir uniquement les
symptômes mais de trouver l’origine de leur mal. Donc on s’engage déjà dans cette
démarche, qui est quand même la démarche médicale de base pour nous : mettre une
étiquette sur la maladie. Quand qu’on a mis une étiquette, après, eh bien on a la possibilité
d’avoir des traitements efficaces et ciblés. C’est ce qu’on cherche, en fait. Et ça, c’est
l’intérêt de la profession. Le reste, c’est…
On fait un travail de bonne qualité. On a effectivement tous les outils diagnostics possibles,
d’autre part il faut bien voir aussi que l’expérience compte : l’expérience clinique,
sémiologique, l’examen… ça compte. Il y a des tas de diagnostics qu’on peut faire rien qu’en
écoutant, en posant des questions, en écoutant les gens. C’est important, aussi, la
discussion…
Et le fait de faire des petites choses tout à fait banales comme peser les gens ; mesurer les
gens.. Peser les gens, ça ne coûte rien et ça peut nous apporter beaucoup d’indications. Il y a
des tas de petites choses... Il faut être extrêmement systématique dans ses examens. »
(Médecin homme)
3. « Je ne dis pas que je fais un travail de qualité ; je ne me permettrais pas de dire ça. Mais
on a les moyens de faire un travail de qualité. Oui. Je pense que, quand même, on a accès à
un ensemble d’examens paramédicaux, que ce soit en termes de radiologie, en termes de
biologie, que ce soient tous les traitements que l’on a à portée de main » (Médecin homme)
4. « Il y a un côté purement technique qu’il ne faut jamais oublier et qu’à mon avis, les
médecins généralistes oublient trop, de ne pas passer à côté d’un diagnostic, de ne pas tarder
sur un diagnostic. Et, à mon avis, on n’est pas assez vigilant là-dessus, pas assez
performants.» (Médecin homme)
5. « Je suis contente quand j’arrive à faire un diagnostic qui sort de l’ordinaire et puis que
l’on a réussi à aiguiller les gens après pour la suite du parcours, ça malheureusement c’est
une satisfaction. Une satisfaction médicale quand, malheureusement, on découvre un cancer
et que dans les 15 jours on a réussi à aiguiller les gens à faire tous les examens qu’il fallait et
que la personne est sur le bon chemin, pour moi c’est une satisfaction médicale et
personnelle.» (Médecin femme)
6. « Le rapport avec les gens, je trouve que c’est gratifiant et qu’ils sont quand même
reconnaissants. Et puis, c’est le côté diagnostic qui me plaît beaucoup. Oui, quand je dis que
c’est gratifiant, c’est ça. Quand quelqu’un vous a dit « Ah, vous avez quand même
diagnostiqué rapidement », ça fait plaisir.» (Médecin femme)
7. « On ne va pas se plaindre d’avoir du travail quand même ! Quand un patient vous dit « Et
bien, au moins chez vous au moins, on se déshabille, on est examiné » etc… On se sent quand
même un peu mousser ; on se sent mieux. » (Médecin femme)
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L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
1.2. Prescrire
Une fois le diagnostic posé, vient le temps de la thérapeutique avec plusieurs exigences :
contrôler les interférences médicamenteuses (8,9), respecter les contre-indications (9, 10),
expliquer le traitement ou la conduite à tenir au patient (9, 10), négocier pour adapter la
prescription du spécialiste (11).
8. « J’ai mon logiciel d’interaction, à force de vérifier on connaît... je fais très attention. Je ne
dis pas que ça ne puisse pas passer à travers, malgré tout. Je fais très attention, j’ai un
contrôle de mes prescriptions automatique là-dessus aussi, je vais vérifier souvent. C’est une
chose à laquelle je fais très attention, mais bon ! Encore une fois, ça n’est pas infaillible.»
(Médecin homme)
9. « Ne pas trop prescrire, finalement, c’est une réponse à la question d’essayer d’éviter les
interférences médicamenteuses. Une façon, c’est de ne pas en mettre trop. Là aussi, c’est vrai
que c’est chronophage comme on dit, d’expliquer pourquoi on ne prescrit pas et puis
d’essayer de voir si la personne comprend, si elle accepte. C’est vrai que parfois la
consultation ne se termine pas toujours très bien parce que la personne accepte mais pas
complètement. Elle n’est pas toujours très très contente.
Les anti-inflammatoires, c’est un exemple avec toutes les pathologies digestives des antiinflammatoires. Et les traitements de la douleur. C’est très compliqué, là aussi, les
traitements de la douleur. C’est très compliqué d’expliquer et de faire accepter aux gens de
prendre tel ou tel traitement. » (Médecin homme)
10. « Quelquefois, c’est un retour de consultation qui vous prend presque plus de temps, en
fin de consultation, qu’en début. Parce que, expliquer à quelqu’un que ce qu’il demande
comme médicament n’est pas justifié, même dangereux pour lui, prend quelquefois du temps.
Par exemple, ce matin - fort heureusement j’avais le temps -, j’ai expliqué à une dame à qui
j’avais fait une clearance de la créatinine, que malgré qu’elle aille bien, son rein n’allait pas
si bien que ça. Et donc, les médicaments qu’elle réclamait pour son dos, il n’était pas
question que je continue à les lui donner, parce qu’on allait avoir des ennuis. Ça m’a pris dix
minutes de plus. Pour lui expliquer... Sur une demi-heure, ça se gère. Sur dix minutes, ça ne
se gère pas.
Une demi-heure de consultation, à mon avis, ça n’est pas trop.» (Médecin femme)
11. « En ce moment j’ai un monsieur qui a des antécédents d’hypertension assez lourds, qui
n’est pas très âgé, il doit avoir 68/69 ans. Il a eu une apnée du sommeil. Il a une épilepsie, il
a eu des problèmes digestifs, c’est vrai qu’il picolait un peu trop mais il a fallu longtemps
pour qu’on arrive à lui faire comprendre que c’était aussi avec l’alcool qu’il avait des
problèmes. Il a des problèmes d’angine de poitrine, bien sûr, parce qu’il a fumé et qu’il est
hypertendu. Et donc il a fait un malaise en allant un jour à Paris, et il est revenu avec un
médicament qu’il ne tolère pas. Alors j’ai appelé le cardio, et il m’a dit « il faut absolument
lui donner » Il ne tolère pas, le médicament ; il ne le prendra pas. Même s’il est dans la
norme de la recommandation. C’est-à-dire qu’il faut viser en dessous, même si c’est moins
bien, de toute façon, il ne le prendra pas ! Donc, il va falloir négocier avec mon collègue
spécialiste et avec le malade pour essayer d’obtenir une moins bonne couverture mais une
couverture prise.» (Médecin femme)
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L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
1.3. Coordonner les interventions
Le suivi des fins de vie à domicile impose d'autres contraintes : le médecin est amené à
occuper une place centrale dans la coordination et l'animation de l'équipe intervenante (12).
12. « Il y en a un certain nombre qu’on voit à domicile. C’est assez lourd à gérer. La
dernière qu’on a gérée, elle est morte entre Noël et le jour de l’an. Elle est morte chez elle
d’un cancer du colon qui avait récidivé. On a géré la famille, qui était loin, c’était un peu
plus difficile par téléphone... Et puis on a géré aussi l’angoisse de toutes les dames, les aides
ménagères, les auxiliaires de vie, qui passaient autour puisque, pour assurer sa fin de vie
chez elle. On avait un passage 4 fois par jour mais le soir, on la laissait chez elle, enfermée et
on savait très bien qu’un matin...
On a une réunion et puis on a un cahier. Dans les suivis, comme ça, j’ai des cahiers d’écolier
qu’on laisse sur place, sur lesquels elles écrivent et sur lequel j’écris « ça, c’est bien ; ça, ce
n’est pas bien ». On se donne RV à un moment où on sait qu’on va être deux en même temps,
pour dire « bon ! ça, vous dites à vos collègues qu’elles le font très bien... »
Il faut prendre en compte les dames qui s’occupent d’elle parce qu’on savait bien qu’un jour
ou l’autre, elles la trouveraient morte un matin ; il ne fallait pas qu’elles s’en sentent
coupables. Donc essayer de lever la culpabilité.
Avant, on n’avait pas les services d’aide à domicile. C’était uniquement la coordination des
familles. Comme on a moins de familles, on a plus de coordination à domicile et il faut gérer
les conflits. Il faut gérer les conflits.
J’ai vu une dame, hier, qu’on arrive à maintenir à domicile, mais elle est en train de péter les
plombs... J’essaie de voir la belle-fille pour lui dire qu’il y a un problème de relation entre les
auxiliaires de vie. Parce qu’elle recommence à péter les plombs, à dire qu’on l’empoisonne
avec les médicaments, donc il y a quelque chose qui ne va pas. Et il y a manifestement des
gens qui doivent passer un peu trop vite et ne pas faire assez attention ou vouloir imposer à la
personne, sans discours, ce qu’ils veulent lui imposer. Donc, si je la vois en faisant des
courses, je prendrai le temps de lui parler de façon à regérer le truc à l'intérieur.
Ça s'est toujours fait mais je pense que ça faisait partie d'un certain paternalisme du médecin
de campagne ou du médecin de famille qui disait aux uns et aux autres « toi, tu fais ça ; toi, tu
fais ça et, toi, tu fais ça. » Et puis à l’époque, les gens disaient « Le médecin a dit qu’il fallait
faire ça, donc il faut faire ça !» Maintenant, ça n’est plus tout à fait pareil. Il faut expliquer
aux gens pourquoi il est probablement souhaitable qu’ils fassent ça et que si ça ne va pas, ça
n’est pas de leur faute. Sinon c’est eux qui pètent les plombs. » (Médecin femme)
1.4. Prévenir
Enfin, la prévention fait partie des activités considérées comme spécifiquement médicales (13,
14).
13. « Ah ! Moi, ça a toujours été une prévention, dès le début de mon installation. C’est-àdire que je me suis toujours dit « bon le gamin vient pour une angine, mais attend, personne
ne l’examine ! Si on ne regarde jamais sa colonne vertébrale, on va pas voir qu’il y a une
scoliose ». Bon. Alors je ne vais pas vous dire que je le fais à chaque fois. Mais c’est une
préoccupation permanente. Et quand je n’ai pas le temps de le faire, je me dis que je ne fais
pas mon boulot correctement ». (Médecin homme)
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L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
14. « C’est : « Monsieur je viens vous voir, j’ai 39 de température, et j’ai mal à la gorge ».
Il y a deux solutions pour cette consultation : soit je suis bobologue et je vous dis
« Monsieur ne vous déshabillez pas, allongez-vous, ouvrez la bouche, je ne vérifie pas
votre température … oui, effectivement vous avez une pharyngite, ou vous avez une
amygdalite, ou vous avez une angine, donc, rasseyez-vous, point, etc. ».
Moi, la médecine générale, ça n’est pas ça. Vous êtes Monsieur untel, tel âge, telle
profession, c’est rentré dans mon dossier. Vous avez deux enfants, vous fumez / vous ne fumez
pas, est-ce que vous avez des antécédents cardiaques, pulmonaires, digestifs, hépatiques, tout
était passé en revue, êtes-vous à jour dans vos vaccinations ? Tiens ! Vous avez tel problème ;
est-ce que vous êtes intéressé par la prévention de votre cholestérol, ou de votre hypertension
ou de votre tension limite ? Il peut être intéressant de se revoir pour mettre ça au point ?
Donc c’est l’homme dans sa globalité. A travers l’angine. » (Médecin homme)
2. Le volet medical : évaluation et obstacles
La réalité est assez éloignée de ce que les médecins posent comme une sorte d'idéal
professionnel. D’une part, l’observation des consultations montre que les diagnostics
techniques, valorisés dans la continuité des conceptions de la médecine hospitalière, sont
plutôt rares. D'autre part, les conditions dans lesquelles travaillent les médecins rendent
difficilement accessibles les objectifs décrits précédemment.
Il y a certes des exceptions. La profession comporte, par exemple, des femmes qui ont accédé
au statut de médecin généraliste, voire à celui de médecin de campagne autrefois réservé aux
hommes, à travers une trajectoire de conquête. Les enjeux identitaires très spécifiques de cette
génération les ont manifestement conduites à un engagement que l’on est tenté de qualifier
d’héroïque. Elles prétendent assumer leurs charges de mères de famille, maintenir dans leur
activité la position de disponibilité et d’écoute traditionnellement assignées aux femmes,
investir dans les dimensions techniques de leur métier et assurer la qualité envers et contre
tout (15, 16).
15 - « Je n’ai pas de sentiment de dégradation de la qualité parce que je fais toujours une
consultation à fond. Ça n’est pas parce qu’il y en a plus derrière, que je vais écourter celle
qui vient en ce moment. Après, peut-être que si j’allais plus vite et que j’en faisais
davantage… Mais, non. Chaque consultation, je la fais de toute façon à fond. Je ne fais pas
du plus mauvais travail parce qu’il y a une pression. » (Médecin femme)
16 - « Je vais au fond des choses quand même. Même les derniers, j’essaie de prendre le
temps. » (Médecin femme)
Ces exemples appellent deux commentaires. D’une part, les femmes des générations plus
récentes considèrent qu’elles ont moins à prouver ; il est prévisible qu’elles chercheront des
modalités de travail moins coûteuses au plan personnel. D’autre part, la tonalité générale de
l'évaluation que portent les médecins sur leur activité est nettement plus négative. Plusieurs
facteurs sont à l'origine de ce que les médecins considèrent comme une dégradation. Au
premier rang de ceux-ci il y a évidemment la surcharge et la contrainte temporelle. S’y
ajoutent les difficultés à contrôler les interférences médicamenteuses, les effets des
incohérences du système de soins, le manque ou la perte des compétences, le sentiment
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L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
d’impuissance dans de nombreuses situations, et, de façon constante en arrière fond, la crainte
de passer à côté du diagnostic important,
2.1. La surcharge
Surcharge de travail et contrainte temporelle reviennent constamment dans notre enquête.
Cela signifie que, dans l’organisation actuelle, les médecins n’ont pas le temps de répondre à
l’ensemble des demandes ou des problèmes des patients (17, 18, 19), pas le temps d’expliquer
comme il le faudrait (9, 10 20) et pas de temps pour la prévention (21, 22 ,23).
17. « La principale souffrance c’est la charge de travail, en fait. On a l’impression que l’on a
un poids sur le dos et qu’on n’y arrive jamais. C'est-à-dire que l’on termine la journée sans
avoir terminé correctement les choses. Donc il y a une insatisfaction, à savoir que l’on n’a
pas forcément rendu service aux gens. Ils n’ont pas été forcément vus quand ils voulaient et
on n’a pas forcément répondu à leurs demandes, voilà ! On ne les a pas vus parce que,
matériellement, il n’y avait pas de rendez-vous disponibles pour les voir. » (Médecin femme)
18. « Mais c’est sûr que quand on est beaucoup plus stressé et moins disponible, il y a des
choses à côté desquelles on peut passer alors que d’habitude on les verrait. On est beaucoup
plus sujet à faire une erreur… Moi, c’est ça qui me stresse : l’accumulation de choses qu’il
faut absolument faire alors que vous savez que vous n’avez pas le temps de les faire
correctement. Parce qu’il y a des gens à voir, il y a des décisions à prendre, et que vous avez
pas le temps de les prendre. Il faut les faire vite. Ou bien vous êtes forcé de reporter à une
fois suivante alors que vous vous doutez bien que vous n’aurez pas le temps non plus. »
(Médecin femme)
19. « Mais alors ça, ça dépend aussi de la quantité de travail que vous avez dans une journée.
Quand vous avez une journée où vous êtes complètement débordé par une épidémie, vous
allez avoir tendance à botter en touche. Quand on est fatigué, quand on n’a pas le temps, bon,
eh bien, ça ne va pas. » » (Médecin homme)
20. « Bien faire, ça serait pouvoir peut-être expliquer aux gens, parler plus, donc avoir plus
de temps, on en revient à avoir plus de temps, sachant qu’il y a quand même des irréductibles.
Il y a des gens qui, de toute façon, ont décidé que ! Et que si on ne leur donne pas, ils ne sont
pas contents, « Bien sûr ! C’est parce que vous voulez faire des économies ! etc. » Donc ils
vont chercher ailleurs ce qu’on ne leur donne pas. » (Médecin homme)
21. « Moi j’ai des choses comme ça pour faire des dépistages de la vision, des dépistages du
glaucome, etc.. Je ne peux plus le faire. Je n’y arrive plus. Je n’ai pas le temps. Il faut 35
minutes pour faire ça, il faut voir la personne, mettre des gouttes dans les yeux, pour le
glaucome, attendre. Je ne peux pas. Je ne le fais plus. Voilà. J’ai plein de trucs de dépistage
comme ça, j’aime bien faire ça, je trouve que ça c’est très utile : je ne peux pas ! Je n’ai plus
le temps. Ou alors, il faudrait que j’organise, à partir de 20. De 20h à 22h, je reçois en plus,
sur rendez-vous, pour faire des trucs comme ça. Là, je suis persuadé que je ne fais pas bien
mon travail. Ne serait-ce que, par exemple, de faire la prévention dans l’alimentation, ça
prend un temps fou. On ne peut pas se permettre de faire ça. De dire aux gens « eh bien voilà.
Le régime, il faut faire ci, il faut faire ça ». Expliquer la diététique ? Faire un bilan de l’état
cutané par exemple ? Regarder l’état cutané d’un patient, c’est très important pour détecter
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L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
un mélanome etc. : on ne peut pas. On n’a pas le temps. Faire un suivi du poids, un suivi de
la taille pour l’ostéoporose, etc., on n’a pas le temps de le faire parce que ça a l’air de rien,
bien sûr, c’est rapide... Mais en en fait si vous avez une petite grand-mère, le temps qu’elle
enlève sa veste, ses machins, ses chaussures, ses bas et tout, vous en avez pour cinq minutes.
Cinq minutes dans la consultation, c’est cuit, on n’y arrive plus. C’est vrai, c’est tout bête
mais c’est foutu. Et c’est pour beaucoup d’autres choses comme ça.
L’alimentation, c’est pareil. Un exemple : le gars vous dit toujours « Moi je grossis mais je ne
mange pas ». « Bon. Très bien. Qu’est-ce que vous avez mangé hier ? » « Ah bien oui ;
qu’est-ce que j’ai mangé hier ? » Alors là, on en a pour 6 ou 7 minutes à essayer de savoir
exactement, ne serait-ce que pour une journée, savoir ce qu’ils ont fait, leur expliquer et tout.
J’ai un logiciel de nutrition qui marche vachement bien, qui permet de savoir exactement
combien ça représente en calories, pour leur donner une idée, pour leur faire voir... Je ne
peux pas m’en servir ; je n’ai pas le temps ; je n’ai pas le temps. Il faudrait... une bonne
consultation, à mon avis, une bonne consultation, il faudrait qu’elle dure une demi-heure.
C’est vrai. En une demi heure, on aurait le temps, largement, de passer tout en revue. Pas
complet/complet, mais en ciblant un peu mieux, en fonction de la personne, ce qu’on serait en
droit de rechercher en prévention... ça, on ne peut pas le faire ; c’est impossible. Ou alors, à
moins de travailler 20 heures par jour. Mais bon. Et encore ! Et encore ! Et puis, c’est
évident que, de temps en temps, sous la pression... on se dit pendant qu’on fait la consultation
« mince, ce type là, il faudrait que je fasse ça. Mais bon, à l’heure qu’il est : c’est trop tard.
L’autre est déjà là, il attend ! Bon, je vais me dépêcher ». Eh bien oui, j’ai l’impression que
j’ai mal fait mon boulot ; ça ne va pas ; ça n’est pas... ça n’est pas satisfaisant ; ce n’est pas
satisfaisant. On se dit « mince, celui-là je ne l’ai pas vu, eh bien, j’essaierai de le voir la
prochaine fois », voilà. Et il y a un tas de trucs qui passent à l’as comme ça, certainement ;
qu’on ne peut pas...
Alors je ne dis pas... grosso modo, le résultat n’est pas mauvais. C’est vrai que quand on voit
le nombre de personnes qui passent, le nombre de choses qu’on arrive à trouver, à détecter
etc. ça n’est pas tout mauvais ; ça n’est pas tout mauvais. Mais c’est certainement pas comme
ça devrait être et c’est surtout au détriment de notre façon de travailler, de la satisfaction
qu’on peut en retirer, et ça, travailler quart d’heure par quart d’heure, à la montre, parce
que sinon, j’en ai encore 20 qui attendent derrière, moi, ça me.... Ça maintient un stress
permanent. Parfois on reçoit un résultat 4 jours après, on revient sur le dossier du patient, on
re-regarde, on se dit « mais et-ce que j’ai fait ci ? Est-ce que j’ai fait ça ?» (Médecin homme)
22. « On sent qu’il y a des gens qui piaffent dans la salle d’attente, on entend des gens qui ne
vont pas bien, on entend plus ou moins les bruits de voix, on sent bien quand il y a beaucoup
de mouvement, ça se sent dans le cabinet parce qu’il y a parfois deux, parfois trois à
consulter, donc on sent qu’il y a une pression derrière et, à ce moment-là, on dit « le toucher
rectal, je le ferai la prochaine fois, la prévention de ceci de celà, bon, on n’en parle pas cette
fois-ci ». Et puis de temps en temps, quand on est vraiment bien crevé, on se rend compte
après coup : zut, il y a un truc, je n’avais pas du tout fait attention. Ça m’est déjà arrivé de
rappeler les gens en disant «Eh bien j’ai oublié de vous dire ça, il y avait telle prise de sang
qui était fondamentalement urgente... » Bon pas tous les jours mais... Ou alors de mettre une
alarme sur l’ordinateur en disant « la prochaine fois, il ne faut surtout pas oublier ça »… Ah
oui, ça c’est très fréquent. Et j’ai l’impression que c’est de plus en plus fréquent.
C’est vrai que, forcément, quand on installe une femme en position gynéco, en plus de la
tension, de l’ulcère et tout ça, bon ça prend du temps ; c’est sûr. Alors effectivement, là aussi,
la gestion du temps, ça n’est pas évident du tout. » (Médecin homme)
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L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
23. « Je pense que la santé publique est un parent pauvre de la médecine générale et c’est
vrai que si les médecins généralistes pouvaient investir ce domaine-là. Et puis, je ne sais pas
moi, le mercredi au lieu de faire 35 consultations dont la moitié de pédiatrie, bloquer la
matinée pour faire de l’information pour expliquer aux parents comment bien nourrir leurs
enfants, je pense que ce serait plus intéressant en termes de santé publique… Et même d’un
point de vue personnel, moi ça m’intéresserait plus de faire ça que de faire 10 000
ordonnances. » (Médecin homme)
De fait, les observations montrent une tendance à la réduction du champ de la consultation et
à la focalisation sur le symptôme mis en avant par le patient.
La focalisation sur le symptôme, destinée à permettre de tenir les temps, nous est clairement
expliquée par les médecins : après une question d’ouverture, écouter la personne, sans
l’interrompre sur les 30 premières secondes, peut-être la première minute, mais, dès que ça
sort du champ de la pathologie, couper et recentrer. Lors de l’interrogatoire comme lors de
l’examen, se concentrer sur le symptôme. Limiter le déshabillage à la partie concernée. Enfin
surveiller le temps. « Pour la montre, c’est souvent au moment de prendre la tension que je
regarde où j’en suis. En montant la tension, on peut le faire sans que ça se voie ».
2.2. Le maquis des interférences médicamenteuses
Le contrôle des interférences médicamenteuses fait l’objet d’évaluations divergentes. Certains
de nos interlocuteurs se disent satisfaits de l'aide que leur apporte, sur ce plan, leur système
informatique. D'autres sont beaucoup plus critiques. Plusieurs médecins nous ont affirmé que
le contrôle informatique des interactions médicamenteuses conduisait souvent à des situations
inextricables dans le cas des polypathologies (24, 25). Le déficit de formation sur ce plan
nous a été signalé. Enfin, l’irruption des génériques a compliqué les explications aux patients
avec un risque de confusion et de consommation inadaptée comme en témoigne le sketch en
encadré improvisé par un de nos interlocuteurs.
Indépendamment de la question des génériques, le changement du traitement, par exemple
lors d’une consultation au spécialiste, comporte - nous l’avons observé - le risque de voir le
patient ajouter le médicament nouvellement prescrit au précédent et prendre ainsi deux
médicaments à visées identiques.
24. « Pour les interférences médicamenteuses, là, je n’ai pas vraiment de solution. On envoie
parfois à des spécialistes mais le spécialiste va traiter sa pathologie, va proposer des
traitements, mais comme il y a autant de spécialistes que de pathologies, c’est à nous de faire
des choix et je pense que j’essaie de faire au mieux. Mais là aussi, ça n’est pas toujours très
très satisfaisant. L’informatique nous signale les interférences mais le problème c’est que,
quand il commence à y avoir beaucoup de médicaments sur une ordonnance, l’interférence
n’arrête pas de clignoter, ce qui fait qu’effectivement, je peux avouer qu’à un moment donné
on ne les regarde plus vraiment. On ne les regarde plus. Je me trompe peut-être, mais on ne
nous a jamais dit comment il fallait faire pour s’en débrouiller. Alors on va se concentrer, par
exemple, peut-être plus sur les médicaments cardiologiques qui ont une importance vitale. Je
mettrai, en priorité, des médicaments cardio. Et puis après, les autres.
Et parfois, on est étonné quand certains patients, plus ou moins d’eux-mêmes, ont quasiment
tout arrêté et ne se portent pas si mal que ça. Depuis quelques années, mais c’est l’expérience
ça, je prescris de moins en moins ; de moins en moins. Certaines fois, j’en suis à me poser la
question « est-ce que vraiment il faut que je prescrive quelque chose ? » (Médecin homme)
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L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
25. « Sur les interférences médicamenteuses, on a eu un logiciel et bizarrement, on ne l’a
plus. Parce que ça n’était pas pratique du tout. C'est-à-dire que, vraiment, ça prenait
beaucoup de temps. Quand vous aviez 5 ou 6 médicaments, il vous reprenait toutes les
interactions, les unes après les autres. Donc ça manque de discernement. Entre ce qui est
important, et puis ce qui ne l’est pas. D’ailleurs, au départ, le pharmacien, quand il s’est
informatisé, c’était pareil. Il rappelait à longueur de journée. On n’en pouvait plus. Non, non.
C’est bête et méchant, un peu, quelque part.
Il y a 10 % des hospitalisations iatrogéniques. Alors chaque médecin se voit en dehors de tout
ça, moi y compris. Mais je dois bien être dans le tas. » (Médecin homme)
LES MEDICAMENTS GENERIQUES
- « Ils ont dit : Eh bien voilà, le Risordan, maintenant, il y a un générique.
- Ah bon, c’est quoi un générique ?
- Eh bien c’est comme le Risordan mais ça n’est pas comme du Risordan. D’abord, il ne
s’appelle pas tout à fait pareil, c’est du dinitrate d’isosorbide. - dinitrate d’isosorbide ? Alors
déjà, le docteur, il va réviser sa molécule : Alors dinitrate d’isosorbide… D’accord ! Bon,
c’est du dinitrate d’isosorbide et pourquoi il ne s’appelle pas Risordan puisque c’est la
même chose ?
- Eh bien parce que c’est pareil mais c’est du dinitrate d’isosorbide .
Alors déjà, il faut comprendre ce qu’ils veulent dire, c’est pareil mais ça ne s’appelle pas
pareil. Et puis après, ils disent :
- Ah et puis il n’y a pas le même prix.
- Ah bon ? Il n’y a pas le même prix ?
- Oui, il coûte moins cher.
- Ah bien ! C’est plutôt mieux, pour la Sécu.
- Alors vous êtes priés de faire le moins cher.
- Ah bon ? Le moins cher ? Mais attendez, mon petit papy, il a 85 ans, on va lui donner du
dinitrate d’isosorbide ?
- Eh bien oui, on lui donne.
C'est-à-dire que mon petit papy il va avec son ordonnance de Risordan à la pharmacie, on lui
dit : « papy, le dinitrate d’isosorbide c’est comme le Risordan, c’est pareil, c’est le même
effet, c’est pareil ». Il rentre chez lui, déjà il ne sait pas lire dinitrate d’isosorbide, c’est trop
compliqué. Il trouve un petit peu de Risordan qu’il lui reste, il prend son Risordan et son
dinitrate d’isosorbide. Il appelle le Docteur :
- Vous vous êtes trompé Docteur, vous n’avez pas mis mon Risordan.
Le docteur dit :
- Oui vous savez, c’est possible, je me suis peut-être trompé, je vais le faire… Dinitrate
d’isosorbide.. Ah Risordan. Mais papy, vous savez, c’est la même chose que le
Risordan… voilà.
On ne peut plus se parler quoi… et je ne vous dis pas au téléphone… »
(Médecin femme)
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L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
2.3. Les incohérences du système de soin
Le sentiment de dégradation de l'activité exprimé par les médecins est aussi lié à des
incohérences du système de soins.
D'un côté, l'accès direct au spécialiste vide la fonction du médecin généraliste d'une partie de
son contenu (26, 27)…
26. « J’ai l’impression que notre métier est un petit peu vidé de son contenu. On se
demande… dans dix ans, on n’aura plus de médecins généralistes ; on n’aura plus besoin de
nous. Il y a les spécialistes, il y a les hôpitaux, les services d’urgence, les trucs… Oui ; ce qui
pose problème, c’est qu’on ne sait plus très bien ce qu’on fait, notre rôle, par rapport aux
autres… par rapport aux spécialistes, par rapport à l’hôpital…
Comment peuvent se comporter les gens : un exemple, là. Un homme de 50 ans, il avait fait
tout un parcours pour des lombalgies - c’est un anxieux dépressif -, des manipulations, des
tas de trucs... Donc je l’ai vu pour une phlébite, j’ai mis en place le traitement, je l’ai suivi.
J’ai fait faire les doppler, les contrôles et tout. Et puis il vient me voir pour une histoire
rhinopharyngée et il me dit : «j’ai arrêté le traitement anticoagulant parce que ma femme
m’a dit d’aller voir un spécialiste des vaisseaux. Et puis, je passe une fibroscopie et une
coloscopie parce que pendant le traitement anticoagulant, j’ai eu un petit peu de sang à
l’anus, donc j’ai vu un ami de ma femme qui est un généraliste et qui m’a envoyé faire une
colo… ». Voilà. ! Je dis « Bon ! Eh bien, oui, allez faire votre colo, allez faire ci, allez faire
ça… » Vous voyez ? Les patients décident de faire ci, de faire ça, et puis… Eh bien, il faut s’y
faire. Alors ça n’a rien à voir avec les réseaux, avec la coordination. Ils décident. » (Médecin
homme)
27. « Maintenant, moi j’aime ma liberté et je conçois qu’un patient ait envie d’aller ailleurs.
Moi je ne suis pas Dieu, je peux me tromper. Donc le fait qu’il aille voir quelqu’un d’autre ou
un autre spécialiste, ça me rassure, d’accord ? Mais ça me fait un peu de peine, en effet,
qu’une dame, pour un vaccin, aille voir le pédiatre à N. Je vais lui dire, une fois, « Ecoutez
c’est très bien, que vous alliez voir le pédiatre à N. Vous êtes anxieuse, ça vous a rassurée, ça
vous a fait du bien. Mais vous savez ici, on peut le faire.»
J’ai appris à le gérer en me calmant. Bien sûr que ça me fait un petit peu de peine. Et je leur
dis, vous savez ici on sait faire tout ce qu’il faut pour vacciner ; ça n’est quand même pas
difficile. Par contre Madame, je peux vous assurer que si je ne sais pas, on ira voir le
pédiatre. Et en gynéco, c’est pareil. » (Médecin femme)
…d'un autre côté, un certain nombre de généralistes se plaignent du manque de relais tant en
matière de soins infirmiers à domicile que de spécialistes ou de prise en charge hospitalière
(28, 29, 30).
28. « Il y a des tas de gens qui auraient besoin de soins à domicile qu’on n’arrive pas à
mettre en place parce qu’il n’y a plus d’infirmières disponibles. Tout le monde est débordé
partout. On a besoin d’hospitaliser quelqu’un, il faut se prostituer au téléphone pour obtenir
une place parce qu’il n’y a plus de place non plus nulle part. Moi j’en ai marre de téléphoner
à l’hôpital pour m’entendre dire qu’il n’y a plus de place dans tel service. Au bout d’une
demi-heure au téléphone : « Ah ! Eh bien, il n’y a pas de place ». Donc j’envoie aux
urgences. Les urgences sont débordées, je le sais ! La personne va être mal suivie, je le sais !
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Mais il n’y a pas d’autre moyen. Alors là, il y a quelque chose qui est en train aussi de
vaciller là » (Médecin homme).
29 - «C’est-à-dire que visiblement on fait pas mal de travail, à la campagne ; on est obligé de
faire un petit peu de tout. En plus, ils veulent une réponse rapide, et nous, parfois, on est
quand même très embarrassé. C'est-à-dire que l’on est obligé d’avoir un spécialiste. Eh bien,
maintenant ce n’est plus possible parce que les spécialistes ont disparu, parce qu’il y en a
moins, parce qu’à l’hôpital ils travaillent 48 heures, parce que les plateaux techniques sont
toujours surchargés et donc il y a un retard de prise en charge.
Alors, quelle est notre seule solution ? Quand vraiment c’est pressé, qu’on ne peut pas
attendre deux mois de consultation ? Eh bien, c’est de les apporter aux urgences. Et aux
urgences, c’est… D’abord eux, ils n’ont pas envie. Ils n’ont pas envie d’attendre une matinée.
Ensuite ils ont peur de la prise en charge qui pour eux est l’inconnu : on tombe sur un
médecin différent, qu’ils ne connaissent pas, et puis on n’est pas sûr d’être particulièrement
bien soigné rapidement. Donc ça n’est pas forcément une solution, l’urgence. Donc là je me
sens un petit peu abandonnée par les spécialistes ou par l’hôpital parce que, moi, je ne sais
pas tout faire. C’est ça le problème. On en fait beaucoup mais…
Le manque de médecins à la campagne, c’est la première des choses. L’accès difficile aux
plateaux techniques, le manque de confiance dans la prise en charge des patients, quand on
les envoie à l’hôpital on se dit « Oh ! la la ! » Moi, on m’a déjà renvoyé les insuffisants
cardiaques que je renvoyais trois jours après. Un infarctus qu’ils n’avaient pas vu. Un cancer
du col qui saignait que j’ai renvoyé. Une tumeur de l’hypophyse qu’ils n’avaient pas vue. On
s’en est aperçu parce que son champ visuel avait diminué : erreur médicale hein. Et
pourquoi ? Parce qu’ à 5h, les consultations, c’est terminé à l’hôpital. Donc… aux urgences,
ils font ce qu’ils peuvent. Oui : l’absence de nos référents. Un sentiment d’abandon,
l’impression d’être seule à travailler. » (Médecin femme)
30 - « On a quand même un problème par rapport à l’hospitalisation. Parce qu’ici, on est
dans une petite structure. Donc, on n’a pas tous les moyens, je pense. Et les grands hôpitaux
maintenant nous disent : « Eh bien, oui, mais, on ne le soigne plus parce qu’il a 75 ans, on
n’en veut pas ». On n’en veut pas parce qu’il a 75 ans ! Je peux vous dire, moi j’étais
vraiment sciée, j’étais très choquée. Autre chose : j’ai été appelée en urgence. J’ai eu
l’impression que c’était un infarctus sur le moment. Donc, je me suis déplacée. Je suis allée
très vite. On l’hospitalise et tout. Il avait vomi du sang au cours du trajet et ils ne lui ont pas
fait de fibro. Enfin, bref, il est décédé 48 heures après. Il a peut-être fait un infarctus
mésentérique. Je ne sais pas ce qui a été conclu mais, on a l’impression que tout n’a pas été
fait.
J’ai un autre monsieur en face qui est décédé. C’est pareil : la dame m’appelle, je la voyais
pleurer dans le couloir donc je quitte ma consultation et j’y vais. Il avait aussi vomi du sang
et il avait fait un accident cérébral, il avait une paralysie d’un côté, un monsieur jeune. Bon,
finalement on n'a pas fait grand-chose. Je suis passée le voir le dimanche à l’hôpital, ils
m’ont dit : « Ah mais oui, il s’aggrave, il s’aggrave ». Le lendemain, j’ai demandé des
nouvelles : « il s’aggrave, il s’aggrave ». Donc, j’ai dit j’y passe ! Il était moitié comateux,
tout seul dans son lit, sans barrière, rien ! Après, il a été transporté en hélicoptère sur X.
Mais je suis frustrée par ça. Je suis quelqu’un aussi qui aime faire mon boulot bien, et c’est
quand même frustrant de savoir que vous vous déplacez en urgence et que derrière ça ne suit
pas.
Donc je pense que les problèmes d’hôpitaux ça joue quand même et je pense qu’on arrive à
un problème maintenant, peut-être par manque de place dans les hôpitaux. Je ne veux pas en
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L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
vouloir aux hôpitaux, je ne jette la pierre à personne mais il y a quelque chose qui ne suit
pas. » (Médecin femme)
2.4. Le manque ou la perte de compétences
Plusieurs médecins se disent menacés par le manque ou la perte de compétences. Le contenu
de la formation initiale est critiqué (31), ce qui est assez classique, mais un autre aspect est
fortement souligné : la médecine générale couvre un champ extrêmement vaste qu'il est très
difficile d'occuper entièrement (31). Et, de fait, nous l'avons constaté, les médecins
privilégient tel ou tel segment de la population. Certains voient plus d'enfants, d'autres plus de
femmes, d'autres plus de personnes âgées. Certains ont du mal avec les suivis psychiatriques ;
d'autres sont plus à l'aise. Chaque médecin développe donc des compétences qui
correspondent à son engagement prioritaire mais perd alors la pratique et la maîtrise sur les
problèmes qu'il rencontre moins couramment (32, 33). La pression temporelle contribue aussi
à la perte de certaines compétences (32). En effet, nous l'avons constaté lors des observations,
les examens cliniques sont souvent très rapides. Face à une pathologie sérieuse, le médecin
généraliste adresse le patient au spécialiste et s’en remet à lui pour mener les investigations
nécessaires. Les explications données en retour par le spécialiste remplissent une fonction de
formation mais cette organisation peut aussi entraîner une perte de familiarité du médecin
avec certaines démarches diagnostiques. Ce phénomène est bien sûr aggravé par le recours
direct des patients aux spécialistes (33).
31. « Il y a une inadéquation entre la formation reçue et la demande médicale. Le médecin est
en permanence menacé par le manque de connaissances. C’est insatisfaisant parce que
souvent on est dans l’insuffisance, dans la difficulté, dans l’échec et puis dans l’erreur. Et
donc on perd ce pouvoir du savoir médical face aux gens et c’est quelque chose de
douloureux, de difficile à vivre.
Sur des questions purement médicales, je passe à côté, parfois. Parce que peut être aussi la
relation au cabinet fait qu’il y a une espèce de besoin de trouver instantanément la réponse et
donc, parfois, d’escamoter un petit peu la démarche diagnostique en trouvant tout de suite
une réponse trop rapide... Le fait de devoir prendre en compte la globalité, ça met une
difficulté supplémentaire. Oui, c’est ça. Oui. C’est-à-dire qu’il faudrait être à la fois
organiciste et global. Etre médecin généraliste c’est être compétent dans toutes les spécialités
d’une certaine façon et en plus être global. Alors c’est vraiment difficile. Enfin dans certaines
situations c’est difficile. Même si dans beaucoup d’autres, ça peut paraître très simple. »
(Médecin femme)
32 - « Alors ça se passe de plus en plus pour tout ce qui est pédiatrique. Je me suis attaché à
avoir des connaissances pédiatriques lors de mes passages hospitaliers, et puis j’ai eu mes
enfants qui m’ont beaucoup appris. Et donc, j’avais encore des tas de choses en tête.
Maintenant je n’en ai plus. En ville, on ne voit quasiment plus d’enfant. Ils vont voir le
pédiatre directement. Au fond je les comprends. Mais je trouve que ça pose un problème
énorme parce que quand on ne fait plus quelque chose on ne sait plus. Alors de temps en
temps quand on m’amène un bébé comme ça, eh bien j’ai un moment où je me dis « attends,
mais est-ce que je sais encore ? ». Cette connaissance-là me glisse entre les mains et, petit à
petit, moins ça va et moins je sais faire ; voilà. Alors en plus il faut avoir l’air de savoir. Eh
bien oui, parce que sinon c’est angoissant pour les parents. Il faut avoir l’air de savoir… bon
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L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
moi je ne joue pas non plus trop la comédie, quand je ne sais pas je le dis et j’envoie très
facilement. Mais il y a des situations où parfois c’est un peu urgent et puis il faut bien avoir
l’air un peu sûr de soi !
Donc là, la pédiatrie en ce moment ça me pose problème. Et puis il y a des tas de choses que
je faisais plus quand je sortais de l’hôpital, les électrocardiogrammes j’en faisais plus, j’en
fais de temps en temps encore mais, comme j’en fais de moins en moins, que je n’ai plus le
temps d’en faire, il y a des choses que j’oublie, que je ne sais plus très bien, je ne sais plus
très bien à quel moment il faut vraiment s’inquiéter ou ne pas s’inquiéter...
Mais c’est effectivement un sujet d’inquiétude, de voir des notions disparaître. Je pense en
neurologie aussi. Il y a des tas de trucs que je savais faire avant que je sais faire de moins en
moins. Bon, j’ai repéré un symptôme qui me paraît neurologique, mais là je n’ai vraiment pas
le temps de faire tous les examens neurologiques. Mais ça ne fait rien ; le neurologue le fera.
Donc je passe la main parce que je sais que je n’aurai pas le temps de le faire. Mais je passe
la main en me disant « c’est quand même un peu con, quoi ». Alors il y a des tas de trucs que
je ne sais plus faire parce que je ne les fais plus, je n’ai plus temps de les faire. » (Médecin
homme)
33. « Il y a plusieurs catégories de spécialistes. Il y a les spécialistes consultants à qui on va
confier ses patients en accès secondaire, et puis, les gens qui font de l’accès direct, en
premier recours. Dans certains endroits, eh bien, le cardiologue fait de l’accès direct, donc
les médecins ne font plus de cardio. Voilà ! » (Médecin homme)
2.5. L’inquiétude : passer à côté
Nous observons - et les médecins décrivent - une activité quotidienne dans laquelle, face à
l'importance de la demande, les médecins tentent de parer au plus pressé. Cette activité est
dominée par une inquiétude très prégnante : ne pas laisser passer une pathologie grave. A
plusieurs reprises nous ont été proposées différentes versions d’une histoire qui circule dans la
profession : celle du médecin qui voit 20 gastroentérites et qui ne passe pas à côté de la 21ème
qui est, selon les versions, une péritonite ou une tumeur (34). Les pathologies graves peuvent
en effet se présenter sous un aspect banal ou dans un contexte trompeur (35, 36). Les
symptômes peuvent en être signalés de façon tout à fait marginale, au moment de la sortie du
cabinet alors que la consultation a porté sur tout autre chose (37). Au-delà du caractère
traumatique de certaines de ces histoires, au-delà des effets sur la réputation du médecin (37),
se profile aussi en arrière plan la menace judiciaire (38). Le médecin se trouve alors confronté
à deux exigences dont la conciliation peut être difficile : satisfaire à l’obligation de moyens
tout en limitant ses prescriptions dans une optique de maîtrise des dépenses de santé. Si l’on
prend en compte le contexte de pression temporelle, l’ajustement entre ces deux exigences
peut devenir assez hasardeux.
Cela se traduit par un fait qui nous a troublés. A plusieurs reprises, des médecins ont illustré
cette difficulté en nous proposant paradoxalement des histoires positives au cours desquelles
ils ont posé un diagnostic dans des conditions difficiles et ont ainsi sauvé leurs patients. Le
paradoxe tient ici au fait qu’à chaque fois, le médecin présente cette réussite non pas comme
un facteur de réassurance vis-à-vis de ses capacités professionnelles mais comme un facteur
d'augmentation de ses inquiétudes. Ce qui reste surtout de ces histoires, c'est le sentiment de
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L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
la facilité avec laquelle le médecin aurait pu passer à côté. La réussite vient réactiver la
menace de la grosse pathologie cachée dans l’amoncellement des affaires quotidiennes. Alors
que, dans la plupart des métiers, l'augmentation de l'expérience est un facteur décisif de
renforcement identitaire, dans le cas des médecins généralistes, l'expérience peut donc
signifier une conscience plus aiguë de la fragilité de la position professionnelle. C'est ce que
traduit aussi, à sa façon, une jeune femme qui travaille depuis quelques années en
remplacement (39). Enfin, dans les histoires qui nous sont rapportées, le médecin a un retour
sur ses erreurs qui lui permet d’en tirer les leçons. Mais ce n'est pas le cas général. Bien
souvent, le malade disparaît et le médecin n'est pas informé. C'est le nouveau médecin du
patient qui va faire le constat des erreurs commises par son confrère (40). Cela contribue à
cette situation paradoxale dans laquelle les réussites plus que les erreurs peuvent constituer
des signaux d’alerte.
34. «Pour moi, un bon médecin généraliste, c’est celui qui va voir 20 gastroentérites en
pleine épidémie de gastroentérite, et puis le 21ème se présente en disant qu’il a mal au
ventre, il est exactement comme les autres, et puis, en fait, vous l’interrogez un peu mieux,
vous avez la petite antenne qui est là, qui est de garde, elle, et puis ‘’tiens, lui, il n’est pas
comme les autres’’ et puis en fait, lui, il a autre chose. Voilà ! Lui, il a une tumeur, il a ceci, il
a cela. Et pourtant il se présente comme les autres. Et si vous êtes trop fatigué, si vous êtes
pressé, si ceci, si cela, c’est là que vous passez à côté. » (Médecin homme)
35. « Il n’y en a qu’un où je suis passé à côté. C’est, en deuxième année d’installation, en
garde, je suis passé voir un gamin. La maman avait une première fille de 12 ou 13 ans, et un
nourrisson de trois mois. Le nourrisson : pas de fièvre ; il gueulait un peu … Je l’ai laissé à
domicile, avec des soins dans le nez et puis voilà. Pas de signe de dyspnée... Il gueulait un
peu plus que d’habitude mais bon... La mère était hyper anxieuse, enfin c’était vraiment le
bordel, il était 11h - minuit. La maman a rappelé le lendemain, quand le SAMU est arrivé à
5h du matin, le gamin était mort. Et la maman m’a rappelé le soir en me disant « J’avais
besoin de vous le dire ». Donc autopsie : méningite foudroyante. » (Médecin homme)
36. « J’ai au moins un souvenir précis. C’est un nourrisson de... 3 - 4 mois. La mère me
l’emmène pour une rhinopharyngite. Je ne mets pas grand chose sur mon ordonnance, tac, je
l’accompagne à la porte, la personne va sortir et puis elle me dit à ce moment-là, alors que le
gamin était rhabillé et qu’elle part, elle me dit : « Oh ! Mais il y a la côte, là, de mon bébé,
qui est bizarre ». Je dis « Ah bon ! Elle est bizarre » et puis elle soulève et, effectivement, il y
avait d’un côté, le grill costal, qui était un peu surélevé. Un tout petit peu. Alors je dis « Eh
bien oui ! La côte est un peu bizarre ». Et puis voilà. Elle s’en va... Donc maintenant je ne
fais plus ça. C’est-à-dire que le moindre petit truc qu’on me dit, même si la personne est dans
le couloir, je reprends le gamin, parce que j’ai de l’expérience... Et en fait, plusieurs mois
après, coup de téléphone, alors que j’étais en consultation : - Docteur, allô ! - Oui ? - Vous
vous rappelez la côte, la petite côte de mon gamin ? Oui. - Eh bien ! C’était un cancer du
rein, c’était un néphroblastome... » (Médecin homme)
37. « J’ai le cas d’une patiente qui était venue me voir, en me disant « J’ai mal au ventre »,
une femme de 40 ou 50 ans. Elle vient une première fois : douleurs abdominales banales.
Donc on regarde, on palpe, on examine la patiente. On se dit ça ne va pas être grand-chose,
je lui donne un traitement : « si ça ne passe pas, vous revenez ». Et puis elle ne revient pas.
Elle revient un mois et demi après en disant « ça ne va pas du tout ; il faudrait peut-être
passer une coloscopie ». Alors effectivement, on passe la coloscopie et, badaboum, on tombe
sur un cancer… Eh bien après, elle a changé de médecin, je l’ai su parce que je connais bien
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L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
le mari. Elle a dit à son mari « Il aurait dû faire la coloscopie dès le début ; il est passé à
côté ». Mais est-ce qu’on doit faire une coloscopie à chaque fois qu’on a une patiente qui a
une douleur abdominale ? C’est difficile à juger d’autant plus qu’il n’y avait pas d’autre
symptôme.
Donc quelque part elle, elle m’en veut d’être passé à côté. Et moi je me dis « oui, j’aurais
peut-être dû faire une coloscopie ». Le gastroentérologue m’a réconforté mais je m’en veux
quand même parce que je me dis « j’aurais peut-être dû le faire un petit peu plus tôt ». Et puis
je me dis aussi « elle aurait dû revenir un peu plus tôt ». Elle a attendu un mois et demi alors
que j’avais dit 15 jours. Quand on perd des patients comme ça, quand on voit qu’ils changent
de médecin à cause de ça, on se dit « mince », je n’ai pas le sentiment de ne pas avoir bien
fait mon boulot mais… oui ; ça fait mal au cœur.
J’y ai pensé longtemps, oui. Oui, oui. Et ça m’a fait mal au cœur, oui. Et puis après on se dit
aussi qu’est-ce qu’elle répète aux gens ? Est-ce qu’elle ne dit pas « Voilà, j’ai un cancer que
le médecin n’a pas découvert ». On y pense aussi. Inconsciemment, même si on a le sentiment
de bien faire son boulot, vous savez le bouche-à-oreille ça va vite, donc… bon, voilà. C’est
les aléas du métier. » (Médecin homme)
38. « La menace judiciaire, ça ne me prend pas la tête mais un petit peu quand même. Un
petit peu. Un petit peu parce qu’il y a toujours des choses que l’on ne fait pas… Et, a
posteriori, on s’en aperçoit « je n’ai pas fait bien ». J’aurais pu faire autrement. Donc, cette
menace du judiciaire existe. La crainte de passer à côté de quelque chose. Ce qui me fait
comprendre pourquoi certains confrères n’hésitent pas à faire toute une armada d’examens.
Ce côté médico-légal. » (Médecin homme)
39 - « J’étais très très motivée au départ. J’ai terminé mes études et j’ai commencé à
remplacer. Les 6 premiers mois, j’étais très motivée pour m’installer parce que je me rendais
compte que le métier de remplaçant ça ne me satisfaisait pas en soi. Il n’y avait pas le suivi
des patients, on n’avait pas toujours les retombées de ce que l’on faisait. Et puis il manquait
la relation patient-médecin traitant. Mais, j’en suis revenue. Moi, je vais prendre mon temps
pour m’installer. C’est la masse de travail… et puis il faut tout le temps se remettre en
question. C’est lourd quand même, il faut tout le temps se remettre en question : qu’est-ce que
j’ai fait de bien ? Qu’est-ce que je n’ai pas fait de bien ? On fera toujours des erreurs, mais il
faut qu’elles soient les plus petites possible. On en fera toujours. Toujours on passera à côté
de trucs c’est forcé, c’est tellement complexe et tellement délicat ! On passera toujours à côté
d’une pathologie à laquelle on n'aura pas pensé. » (Médecin femme)
40 - « Ça renvoie à mes erreurs, c'est clair. À mes erreurs que je ne peux pas voir puisque les
gens changent de médecin. Ou décèdent. Il m’est arrivé d'avoir des lettres de spécialistes me
disant votre patient est décédé. Mais je ne savais même pas qu'il était hospitalisé. Vous
appelez le médecin de garde, et puis on se pose des questions : est-ce que j'aurais pu trouver
avant ? C'est sûr que ça existe parce que je le récupère d'autres généralistes : des gens
viennent vous voir en disant « il a merdé ». Et, effectivement, je sais qu'il a merdé. Mais, je
sais aussi que je merde pareil. Le problème, c'est qu'on n'a pas de retour... Comme on n'a pas
de possibilité de suivi, il faut qu'on fonctionne sur « ils viennent voir c'est bien ; ils ne
viennent pas me voir, je ne sais pas où j'ai merdé ». Et je n'ai pas de moyens d'évaluation
pour savoir ce qui se passe. Je suis obligé de toujours me maintenir à niveau en ne sachant
pas où sont mes défauts. » (Médecin homme)
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L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
2.6. Le sentiment d’impuissance
Idéalement, nous a-t-on dit, « quand on a mis une étiquette, on a la possibilité d’avoir des
traitements efficaces et ciblés ». Il ne semble pas que ce soit le cas général. Bien souvent, les
médecins sont confrontés aux impasses de la thérapeutique. Nous avons déjà rencontré cette
question au sujet des exigences des patients dans le contexte des pathologies chroniques
douloureuses, en particulier rhumatismales face auxquelles les médecins peuvent ressentir un
sentiment d'impuissance (41). Mais le même sentiment peut être éprouvé face à des
pathologies banales, par exemple virales (42), sur lesquels les traitements sont inopérants. La
question du rhume avait d'ailleurs été mise en avant à plusieurs reprises pour illustrer les
exigences des patients.
Ce sentiment d'impuissance s'accroît avec le vieillissement de la population. La difficulté tient
à l'augmentation du nombre de patients porteurs de polypathologies et présentant de ce fait
des tableaux face à la complexité desquels il devient difficile de se repérer (43).
41. « Ce que je trouve difficile aussi, et source de souffrance parfois, c’est la sensation
d’impuissance. Oh ! Combien de fois, en médecine, on est impuissant ! Alors bon on peut
travailler là-dessus en se disant « Je ne suis pas Dieu le père » mais quand même très souvent
c’est un sentiment diffus. Des tas de gens viennent pour des problèmes rhumatologiques, par
exemple, les gens qui ont pris de l’arthrose... Finalement, on a beau se tourner partout, on ne
peut plus rien leur faire. Alors on finit par les mettre sous morphine, certains, mais avec les
tas de complications que ça peut avoir. On sent bien que c’est lourd parce qu’en plus ils
reviennent régulièrement nous montrer notre impuissance en même temps que leur
souffrance. C'est d’ailleurs plus souvent leur souffrance que mon impuissance, qui est difficile
à vivre. » (Médecin homme)
42. « Le mot souffrance est peut-être un petit peu fort mais, par exemple, dans le quotidien,
c’est le patient qui vient ou qui revient en disant j’ai toujours mal ou je tousse toujours ou ça
ne va pas mieux. Il y a un discours qui est assez agressif parfois, de la part du patient. Ce qui
difficile, ... c’est notre impuissance par rapport à des choses finalement assez banales parce
que, j’allais dire que mon impuissance face à une pathologie grave comme un cancer en
phase terminale, on n'a pas du tout la même relation avec le patient. Si on arrive à mettre les
choses au clair, si on arrive à parler, ce n’est pas du tout douloureux. Parce que
l’impuissance, là, est admise dans la relation. Alors que dans l’autre cas, non ; elle est mise
en question. Et ça, c’est quelque chose de pas toujours facile à... Il y a plein de trucs sur
lesquels on n'est pas efficaces. » (Médecin homme)
43. « Je trouve que la charge a notablement augmenté parce que la médecine s’est
compliquée. La médecine est beaucoup plus compliquée aujourd’hui qu’elle ne l’était quand
je me suis installé. Parce qu’il y a de plus en plus de médicaments complexes et de plus en
plus de prises en charge de maladies lourdes et complexes sur lesquelles on a peu de
données, qu’on ne connaît pas, qui sont du domaine de l’hyper spécialisation. Au final quand
même on voit ces gens-là donc c’est angoissant en soi parce qu’on sait qu’on ne sait pas tout.
Et puis, en plus, quand on les voit, il y a tellement d’interactions médicamenteuses, il y a
tellement de retombées sur les autres pathologies et sur le plan psychologique que finalement,
quand on les voit arriver dans le cabinet on se dit qu’on en a pour un moment avant d’avoir
déjà débroussaillé les antécédents. Chaque fois, je revois les antécédents qui s’allongent, je
ne sais plus trop par quel bout les prendre, on a l’impression de ne plus avoir une vision
synthétique des choses. Avant c’était plus facile. J’avais untel et c’était ça, ça et ça.
Maintenant, c’est 12 choses. » (Médecin homme)
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L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
À plusieurs reprises, il a été souligné par nos interlocuteurs que l’accompagnement des fins de
vie, avec ce qu’il suppose d'acceptation de l'impuissance, peut dans certains cas être vécu de
façon très positive (42, 44).
44. « Moi personnellement j’aime beaucoup les soins palliatifs parce que je trouve qu’il s’y
passe des choses fondamentales et que, paradoxalement, ça me libère de l’angoisse de la
réussite. Parce qu’en médecine on voudrait réussir à ce que les gens soient guéris ; là en
soins palliatifs, on sait que de toutes façon ils vont mourir. Bon c’est paradoxal, mais d’un
autre côté, on peut finalement s’attacher à tout le reste, tout le reste qui a son importance très
souvent sur le plan psychologique, sur le plan familial, sur le plan psycho familial,
sociologique etc. où des choses très importantes se passent dans les relations familiales, et
puis pour la personne elle-même. Et quand on arrive à en conduire quelques-uns très bien, je
trouve que ça donne une sensation très… très importante. Alors à la limite, je crois que si je
devais faire autre chose, je crois que j’aimerais bien faire des soins palliatifs. Oui
certainement. » (Médecin homme)
Encore faut-il que les conditions soient réunies. Le principal obstacle signalé par les médecins
dans l’accompagnement des personnes vieillissantes est la dégradation des capacités
cognitives qui vient entraver la construction de la relation comme la mise en oeuvre des
mesures préventives et des traitements (45, 46, 47).
45. « Une consultation, avec un couple de personnes mentalement très déficitaires. Ils ont pris
une consultation, alors qu’ils venaient à deux. Et donc il a une altération de l’état général, il
est alcoolique, il ne comprend rien, il est moitié sourd, il est illettré, il vomit, il perd du poids,
il n’est pas bien et il faut que je lui fasse faire des examens complémentaires. Donc radio, déjà.
J’ai un radiologue juste à côté, il a fallu que je passe 5 minutes pour lui expliquer où c’était.
Et, de toute manière, il ne peut pas lire ce que je mets. Le plan, il le comprend mal, donc c’est
déjà vachement difficile. Et puis elle, elle est vraiment limitée. Il n’y a pas photo. Avec ces
gens-là, je suis en échec. C’est-à-dire que de toute manière, je ne peux rien construire. Je me
suis mis en retrait, même s’il a fallu que je me batte parce que je pense qu’il a un néo.
La dernière, là, elle est venue me voir, à 80 ans, pour une rétraction du mamelon. Sa dernière
mammographie datait de 1992. Alors c’est vrai que j’aurais dû faire la mammo avant. Et si
c’est un néo, ça veut dire que j’ai merdé dans ma surveillance. J’aurais dû me battre... 1992 –
2003 ! J’aurais dû lui tanner la couenne beaucoup plus souvent quoi. Et si elle a un néo, eh
bien j’ai merdé, là ! C’est l’exemple typique de l’échec, quoi ! J’aurais dû la tanner pour cette
mammo. Et l’autre que j’ai vue là, qui est partie chez l’ophtalmo, c’est pareil ! Ça fait trois
ans que je la tanne pour sa mammo ! Mais le problème, c’est que je ne la tanne pas à chaque
fois que je la vois. Je la tanne deux fois par an. » (Médecin homme)
46.« Moi, ce qui commence à me poser le plus de problème, ce sont les gens qui comment à
déraper vers la désorientation et la démence, que je vois arriver. On ne répond pas à ce
qu’ils demandent. Probablement parce que dans leur demande, il y a une expression qui ne
pourra plus se faire, déjà, et un décalage. Et il n’est pas toujours facile d’essayer de les
prendre, petit à petit, pas à pas, pour essayer de leur expliquer que c’est eux qui ne vont pas
bien - bon parfois nous aussi on n’est pas bien tous les jours -, et que donc il y a des prises en
compte à faire ; des bilans à faire. C’est difficile à mettre en route, c’est quelque chose qui
demande beaucoup de temps et qu’on n’a pas. Parce qu’essayer d’expliquer à quelqu’un
qu’il faut faire un bilan mémoire, c’est très long. » (Médecin femme)
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L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
47. « J’ai en ce moment une dame qui fait un Alzheimer dans un appartement des immeubles
X. Je rame avec cette femme depuis des mois parce que son fils habite Paris, qu’il n’est pas
très futé, qu’il ne comprend pas grand-chose, que j’essaie de mettre un maintien à domicile,
et que j’y passe des heures parce que il y a toujours un truc qui ne va pas. On s’est trompé
dans ses médicaments. Et des problèmes tout bêtes, d’ordonnances qui n’ont pas été portées,
qui ont été portées deux fois.. Ou le médicament donné 5 fois alors qu’il faut les donner 2
fois…Et chaque fois il faut que j’intervienne là dedans. J’ai demandé depuis le début à
l’assistante sociale de mettre une curatelle. Ah ! Mais elle jugeait que ce n’était pas bien
parce qu’il y avait le fils. Alors maintenant, trois mois après, ils se rendent compte qu’il faut
mettre la curatelle, mais comme le juge met trois mois à le décider, eh bien on n’y est
toujours pas. Et donc on rame avec cette pauvre femme, alors que je n’ai pas trouvé de
solution vraiment bonne parce qu’il n’y a toujours rien de fait sur le plan social. » (Médecin
homme)
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L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
3. Le volet psychosocial : objectifs
A côté de ce qu'ils caractérisent comme le volet médical et qui renvoie aux aspects techniques
du diagnostic et du traitement, tous les médecins situent une autre dimension de leur activité
qu'ils ont plus de mal à nommer. Nous avons retenu le terme de psychosocial qui nous semble
assez vaste pour traduire ce qu'expriment nos interlocuteurs mais certains médecins disent
« l'écoute » ou bien désignent simplement une « dimension affective » de l'activité entremêlée
à la dimension technique. Le contenu de ce volet est donc très différent d’un médecin à
l’autre. Nous nous en tiendrons pour l’instant aux deux composantes les plus clairement
identifiées : l’écoute et l’assistance à l’élaboration.
3.1. L’écoute
L’importance de l’écoute est justifiée par nos interlocuteurs au nom de trois arguments :
- la fréquence de problèmes psychologiques ou psycho-sociaux (48, 52, 53),
- le fait que le motif de consultation avancé n’est pas le vrai motif (49,50, 51)
- le fait que la pathologie, même somatique, s’accompagne d’une souffrance qui doit être
prise en compte (54).
48. « Les problèmes psychologiques, il y en a beaucoup, c’est on va dire un sur deux
pratiquement, en moyenne. » (Médecin femme)
49. « D’abord la communication. L’écoute. La gestion de l’interrogatoire. Ce temps passé à
écouter, à interroger. Parce que très souvent, vous vous apercevez que le motif de
consultation n’est absolument pas le vrai motif. Hormis les problèmes infectieux, et encore.
C’est primordial. Tout généraliste qui ne passe pas de temps à interroger, à examiner, à
questionner, etc., je n’y crois pas. Donc quand vous dites « qualité » c’est, effectivement, du
temps. Je ne crois pas à la médecine générale sans du temps. C’est extrêmement
chronophage. La gestion du temps est difficile en médecine générale. » (Médecin homme).
50. « Toutes les consultations sont des négociations. Pour toutes les consultations on arrive
avec un motif de consultation qui est la raison qui a amené les gens à venir nous voir et qui est
rarement la raison qui les amène réellement. C’est celle qu’ils mettent en avant et puis
derrière il y a une longue négociation. » (Médecin homme)
51. « La personne vient pour sa rhino ou pour parler simplement de son alcoolisme, des
choses comme ça. Et puis, à la porte, elle commence à raconter des petits trucs, et on sent que
là... Alors certaines fois, quand ce sont des trucs psychologiques, on sait que ce sont des gens
qu’on connaît, qu’on pourra relancer ultérieurement. Alors on doit leur faire comprendre
qu’on a entendu, mais que là, on ne va pas s’en occuper maintenant... On ne peut pas
reprendre, là, parfois, on arrive à expliquer en deux secondes, « bon, j’ai entendu ce que vous
dites, vous repassez me voir, on verra ça ». C’est vrai que ça n’est pas simple ; ça n’est pas
simple. » (Médecin homme)
52. « C’est vrai qu’arrive tout ce problème qui est l’environnement du malade. Un quart
voire un cinquième de médical et tout le reste qui concerne tout l’environnement du sujet. Et
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L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
c’est un problème de relation à l’écoute, de pouvoir prendre son temps, de savoir dire non à
certaines choses, de savoir reporter certaines choses.
C’est tout ce que les gens peuvent être amenés à vous dire, qui a une importance sur leur état
de santé mais qui n’est pas à proprement parler leur état de santé. Le dit ou le non dit, avec
tout ce que sont les problèmes de la vie, sur l’évolution de ce que peut être leur vie, sur les
peurs qu’ils peuvent avoir, sur tout un tas de choses dont ils peuvent parler et pour lesquelles
un certain nombre de points de référence leur manquent.
Ils ont de moins en moins d’endroits où ils peuvent venir se plaindre, dire « Eh bien la vie
m’embête, c’est pas ce que je voulais ! Ma femme me fait chier, je suis bien quand je picole,
foutez-moi la paix !» ou des choses comme ça. Alors ça finit par se passer dans les cabinets
médicaux.
Avant on avait beaucoup de points de référence, même dans les campagnes, il y avait les
aînés, il y avait les veillées, il y avait le curé, il y avait... Alors tout ce qui peut concerner la
mort, la naissance, ce qu’on peut investir dans un enfant, ce qui est à moi, ce qui n’est pas à
moi, ce qu’on peut faire par rapport au voisin, ce qu’on ne peut faire par rapport au voisin,
ce que je dois tolérer, ce que je dois pas tolérer... les repères. On est susceptibles de donner
un certain nombre de points fixes qui leur manquent par ailleurs. C’est un endroit où on peut
exprimer ces différentes choses, ce que je peux faire, ce qu’il ne peut pas faire, ce qui est
tolérable et intolérable ...
Mais pour ça, il m’a fallu attendre un certain âge. Je pense qu’il a fallu que j’aie au moins 45
ans et au moins 15/16 ans d’exercice pour ça. C’est-à-dire qu’on ne vient pas vous dire,
quand vous êtes jeune médecin installé, qu’on a été violé par son père ou par son grandpère ; ça n’est pas possible. Ou qu’il y a eu des attouchements ou qu’il y a eu des choses
comme ça. Or c’est extrêmement fréquent. Et ce sont des choses qu’on reçoit. C’est plus tard,
oui, elles viennent vous voir quand elles-mêmes ont des problèmes de relation avec les
enfants pour essayer de protéger ou de ne pas protéger, ou de dire ou de laisser faire... Et on
explique ainsi un certain nombre de comportements, de dysfonctionnements dans le couple,
dans les relations mère/enfant, mère/parents, qu’il faut essayer de pallier.» (Médecin femme)
53. « Parce que les gens souvent ne font pas le rapprochement avec leur vie psychique ou ils
pensent, certains, que ce n’est pas du domaine du médecin, qu’on ne va pas l’embêter avec ça
et qu’on vient présenter les organes, voilà.
Moi je pense qu’il n’y a pas de bobologie. Je pense que si quelqu’un vient, même pour un truc
qui me paraît stupide, c’est qu’il y a quelque chose derrière ; c’est qu’il se pose une… ou
alors c’est, par exemple, une jeune mère qui est un peu perdue parce qu’il n’y a personne
autour d’elle pour lui simplifier la vie et donc, on est là aussi pour ça et puis l’orienter vers
les puéricultrices après s’il le faut mais je pense qu’on aussi un rôle comme ça. Donc pour
moi, il n’y a pas de bobologie.
Je vois bien que les gens qui viennent ici, ils ont besoin d’un peu… enfin de souffler. Ils
viennent en fait pour un symptôme, qu’ils rapportent, bien entendu à des tas d’autres choses
qui ont besoin de développements multiples et variés. Et il y a certaines fois où on ne peut
absolument pas interrompre parce que c’est justement le moment où on aborde le problème
central et que si on dit stop à ce moment-là, eh bien c’est foutu.
Je pense qu’au fond il s’agit de la chose fondamentale, que tout le reste tourne autour et que
même s’il y a une maladie organique, forcément les intrications psychologiques… on ne peut
pas faire l’impasse. C’est notre rôle, surtout à nous généralistes, d’essayer de recoller les
morceaux entre l’organique, le psychologique et puis de faire comprendre aux patients que
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L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
très souvent les symptômes qu’ils ont sont d’origine psychologique. Je crois que c’est
fondamental. Mais là aussi ça prend du temps.
Les gens viennent pour un symptôme, en fait, moi ils viennent me voir, pas pour un symptôme.
En général, ils en déballent... 8 ou 9 et il faut faire le tri là-dedans, c’est un peu difficile. Mais
c’est peut-être aussi parce qu’ils savent que je vais l’écouter, le 8 ou 9ème. Je sais qu’il y a
des collègues qui ne travaillent pas comme ça. Alors bon. Moi, je ne vois pas très bien
comment on peut imaginer faire de la médecine si on n’essaie pas de repérer ce que les gens
n’ont pas repéré eux-mêmes et qui est de notre ressort. » (Médecin homme)
54. « Il y a des pathologies qui sont avec toute une constellation de souffrances,
d’expressions. Voilà ! Mais liées à la pathologie. Par exemple une jeune femme qui est venue
avec une polyarthrite rhumatoïde. Une femme très angoissée... Donc, sa pathologie lui crée
des angoisses et ses angoisses aggravent sa pathologie. Donc elle a, en relation avec sa
maladie, un travail à faire d’acceptation et en tout cas, de reconnaissance d’elle-même, de
ses difficultés, tout ça. Elle est vraiment en fuite par rapport à ça et un petit peu désespérée.
Donc je pense que les gens qui ont une pathologie ont, à l’égard de cette pathologie, des
symptômes associés qui sont aussi à prendre en compte.» (Médecin femme)
3.2. L’assistance à l’élaboration
L’écoute est envisagée selon des modalités diverses. Bien souvent, elle se suffit à elle-même.
Il s’agit simplement de donner une possibilité d’expression au patient sans pour autant que
cela ouvre sur un travail pour le médecin. Cependant, quelques médecins ont des exigences
plus importantes : donner des repères (52), aider le patient à se prendre en charge (55), à
élaborer son histoire (56, 57). Dans près du tiers des cas, les médecins que nous avons
rencontrés avaient acquis des compétences plus ou moins poussées en psychothérapie et
étaient en mesure de proposer un travail spécifique (58).
55. « J’essaye de les impliquer et de leur dire qu’ils y sont pour quelque chose oui qu’ils sont
responsables en partie, alors il y en a qui accrochent, qui comprennent et d’autres qui ne
comprennent pas du tout et qui ne veulent pas comprendre. » (Médecin femme)
56. « Le but est d’abord d’amener l’individu à concevoir son problème dans sa
globalité. Vous êtes dans l’acte qui a trait à une souffrance à la fois organique et psychique. »
(Médecin homme).
57. « Il y a aussi le versant psychothérapique où chacun de nous est un psychothérapeute qui
s’ignore bien sûr. Alors bon ce n’est pas de la psychothérapie compliquée hein. C’est tout
simplement poser le problème à la personne en lui disant… - mais c’est-ce que vous êtes en
train de faire là avec moi, en ce moment, tout simplement. Essayer toujours, quand je sens
qu’il y a une petite ouverture, eh bien de poser la question qui permet d’aller plus loin, tout
simplement, d’entrer un peu dans l’histoire. Parce que les gens souvent ne font pas le
rapprochement avec leur vie psychique. Ou ils pensent que ce n’est pas du domaine du
médecin, qu’on ne va pas l’embêter avec ça et qu’on vient présenter les organes, voilà. Donc
c’est peut-être tout simplement rentrer un peu dans l’histoire et puis creuser, creuser, et puis
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L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
après, finalement, tout d’un coup on tombe sur un truc énorme... Et, à ce sujet-là, je me suis
rendu compte que finalement il y avait plein de gens complètement déprimés depuis des
années et qui ont été victimes de sévices sexuels. Ah oui ! On se dit : « il nous fait suer avec
ses symptômes, à chaque fois on ne s’en sort pas, on a essayé tout ce qu’on peut ! » Et puis un
beau jour, à force de patience, un beau jour, il sort quelque chose. Et ça n’est pas une fois. Je
pourrais dire peut-être des dizaines de fois maintenant. Sévices sexuels ou autres. Sévices de
l’enfance ou des difficultés graves... Drames familiaux etc. quoi. Et des problèmes
professionnels, aussi, énormément ; de plus en plus. Mais à ce moment là, on est plombé en
matière de temps. Donc les jours où on sait qu’on a une réunion urgentissime le soir, on
ouvre un peu moins la porte. Manque de bol, c’est le jour qu’ils ont choisi tous pour venir
raconter d’emblée ce qui n’allait pas.» (Médecin homme)
58. « Pour ce qui est des questions psychologiques, là on pourrait en parler parce que j’ai
quand même une pratique psy qui est particulière. J’ai fait une formation qui est très
intéressante en médecine générale. Parce qu’elle fait justement appel aux ressources de
changement de la personne. Donc en médecine générale, quand derrière ce symptôme il y a
des souffrances psychiques, à ce moment-là, on peut travailler vraiment en utilisant le
symptôme comme outil de changement. C’est une approche qui permet, en médecine
générale, de cerner beaucoup plus la personne en relation avec son milieu familial ou
particulier et puis de l’aider à trouver dans son entourage et aussi à travers son histoire, des
ressources de changement.
Parfois, je dis : « je pense qu’il faudra qu’on se voie trois ou quatre fois par exemple ; sur
deux mois ». Mais c’est vrai, qu’on n’a pas été formés pour ça. Moi, il m’a fallu du temps, en
fait, pour vraiment organiser ma façon de travailler avec les gens. Oui, il m’a fallu du temps.
Et puis la famille, il arrive que spontanément, ils viennent tous ensemble. « C’est pour un
enfant, un problème de sommeil : il est infernal, il vient se coucher avec nous ! - Eh bien !
Vous revenez avec lui et on se voit à trois et on fait une consultation pour trois ». Et c’est
souvent très intéressant parce qu’il y a des choses qui n’ont pas été dites entre eux.»
(Médecin femme)
4. Le volet psychosocial : évaluation et obstacles
Sur le versant psychosocial, les obstacles sont assez semblables à ceux que les médecins
exprimaient sur le volet spécifiquement médical : manque de temps, manque de compétence
et de soutien, inquiétude vis-à-vis des effets.
4.1. La surcharge
La surcharge et le manque de temps constituent un obstacle considérable (59, 60, 61, 62, 63)
d’autant plus que la dimension psychologique n’est pas considérée par les médecin comme
celle sur laquelle ils engagent en priorité leur responsabilité. La prise en charge est en général
donnée comme incompatible avec le rythme de la consultation au quart d’heure. Ecouter le
patient est périlleux justement parce qu’il a beaucoup à dire (62). Enfin tenter malgré tout de
prendre en compte la dimension psychologique dans le cadre de consultations qui se suivent à
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L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
cadence élevée représente une épreuve épuisante et qui ne peut pas être soutenue en
permanence (63). A plusieurs reprises, des médecins nous ont dit fermer délibérément
l’espace d’expression du patient afin de se protéger.
59. « Là, je suis en train de me former aux thérapies comportementales. Mais, là aussi, la
formation est très intéressante mais il faut un temps tellement important pour les
consultations... C’est théoriquement 3/4 d’heure - 1h, la consultation. Thérapie brève,... il y a
peu de séances. C’est 10, 20 séances pour un problème, mais c’est 10, 20 séances de 3/4
d’heure - 1 heure. Et je ne sais pas comment arriver à mettre en pratique ça. Alors j’essaie de
voir, de temps en temps, quelques personnes en fin de soirée, alors là, quand je sais que je
n’ai plus personne après, j’arrive à les garder plus longtemps » (Médecin homme)
60. « J’écoute beaucoup les gens et c’est vrai que ça on se laisse envahir énormément. C’est
vrai que j’ai pas mal de gens qui ont des problèmes psychiatriques. Et comme je les ai
écoutés beaucoup dès le départ maintenant ils en ont pris l’habitude et c’est vrai que des fois
un 1/4 d’heure, ça ne suffit pas ça peut demander une 1/2heure, ça m’arrive de garder des
gens 1/2 heure voire 3/4 d’heure. » (Médecin femme)
61. « Moi, je ne suis pas satisfait, complètement, de la qualité de mon travail. J’ai
l’impression de ne pas accorder assez de temps à certaines personnes. En particulier, pour
tout ce qui est problèmes psychologiques ; tout ce qui est psychiatrique, psychologique, ou
dans les pathologies lourdes, des choses comme ça, bon. Je pense, par exemple, là, j’ai une
jeune femme qui a des problèmes d’alcoolisme, avec, à mon avis, un trouble psychiatrique
sous-jacent, qui aurait besoin, en fait, d’une prise en charge plus longue. A chaque fois,
j’essaye de mieux la cerner. Je fais des consultations tous les quarts d’heure, alors avec elle
ça dure toujours un peu plus longtemps mais ça n’est pas suffisant pour arriver à faire un
travail très structuré. C’est vaille que vaille. Oui. Parce que dans le cas des souffrances
psychiques, il faut se poser beaucoup plus en fait. Et, en médecine générale... on n'a pas trop
le temps ; on n’a pas trop le temps. Donc on revoit… » (Médecin homme)
62. « C’est la base : être capable de prendre, pour soi, un peu le malheur des autres. Si ce
n’est que, c’est toujours pareil, il y a 24 heures dans une journée et que vous ne pouvez pas
passer votre temps à faire preuve d’empathie vis-à-vis de votre patient, à essayer d’écouter
tout ce qu’il a à vous dire, parce qu’il en a beaucoup à dire et, en même temps, faire
intellectuellement la démarche qu’il faut pour arriver au bon diagnostic ou, en tout cas, ne
pas passer à côté, surveiller comme il faut… je veux vous dire, ça n’est pas un quart d’heure
par consultation qu’il faudrait ; c’est une demi-heure à chaque consultation. Si on veut tout
faire, et le côté affectif et le côté technique, c’est une demi-heure. Donc si vous y passez un
quart d’heure, et moi comme les autres, c’est que forcément vous laissez un côté ou l’autre un
peu… Un bon médecin, c’est celui qui arrive à lier le technique et l’affectif. C’est très très
difficile» (Médecin homme)
63 - « Et puis, par exemple, hier soir, en fin de consult, celle de 6h15 arrive avec trois,
quatre minutes de retard, elle est venue avec sa mère, elle est enceinte, pour sa première
grossesse, elle s’est mise à pleurer etc., donc boum, une demi-heure. Moralité, j’en avais
encore trois derrière. Donc ce qui fait que je n’ai pas pu débaucher à l’heure. Il fallait que je
prenne absolument du temps pour cette jeune femme parce qu’en gros, dans sa tête, c’était
« je vais perdre mon bébé » donc il fallait la rassurer etc… Elle était en train de se poser des
questions : « est-ce que vous êtes sûr que tout va bien ? » L’angoisse était derrière, le temps
d’arriver à extraire ça, ça demande énormément d’énergie.
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L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
Ce qui me pèse, c’est ce sentiment d’épuisement. Parce que la consultation précédente, c’était
une jeune femme qui avait été voir, pour sa première grossesse, un gynéco qui lui a dit « Ça
ne va pas ! Ça ne marche pas, je vous fais un curetage, c’est une mole hydatiforme ». Elle
vient me voir aussitôt après en pleurant : je trouve que ça ne colle pas. On discute, je
téléphone au gynéco avec lequel je bosse d’habitude, qui me dit « ça c’est pas une mole, il
faut attendre un petit peu ». L’autre s’était plantée sur l’âge de la grossesse. Donc j’ai des
gens qui sont complètement déstabilisés. Il a fallu que je me bataille pendant une demi-heure
pour arriver à faire quelque chose et, aussitôt après, j’en ai une deuxième qui a la même
chose, donc même s’il y a un bénéfice, même si j’ai l’impression d’avoir rassuré ces gens et
d’avoir bien marché, je suis vidé. Vidé mentalement !
C’est qu’après, une fois qu’on a donné toute cette énergie-là, parce que ça demande
beaucoup d’énergie, il faut se taper les trois autres derrière qui ont aussi besoin.
Pour la dernière, j’ai fermé. Elle avait une mycose. J’ai complètement fermé la consultation.
Elle avait un symptôme, je suis resté dessus et vlan, poum ; il fallait que je tombe dans les
temps. Donc là, je n’étais pas content de moi parce que son mec vient d’avoir un accident, sa
bagnole a brûlé. Il y a un mec qui l’a sorti au dernier moment. Donc elle, elle avait les larmes
aux yeux, et là, j’ai verrouillé. Je n’avais ni le temps, ni l’énergie. Et c’est ça qui m’a le plus
fait chier dans la journée. C’est-à-dire que pour elle, il fallait que je prenne une demi-heure
ou trois quarts d’heure. Et je ne l’ai pas fait parce que physiquement, mentalement je ne
pouvais plus. J’en sors épuisé et très en colère. Parce que la petite, là, elle avait besoin de
quelque chose auquel je n’ai pas répondu. Alors que je l’avais perçu et qu’elle n’avait pas les
moyens de le formuler autrement. Il fallait que je lui offre le créneau pour ça. Parce qu’en
fait, souvent, le réflexe des patients, c’est de dire « Putain ! Ils bossent vachement donc on ne
va pas trop les faire chier ». Et donc ils vont gommer un certain nombre de trucs parce qu’on
est à la bourre, et ils repartent avec leur souffrance, avec leur problème, qui n’a pas pu être
élaboré. Qui n’a pas pu être conceptualisé. C’est un métier énorme et épuisant. C’est
vraiment épuisant.» (Médecin homme)
4.2. L’absence de formation
La majorité des médecins n’a pas reçu de formation particulière en matière de psychothérapie
(64, 65, 66, 67). Comme disait l’un d’eux, « c’est vaille que vaille » (61).
64. « Personnellement, je n’ai pas de formation sur ce versant et je le regrette intensément.
Mais peut-être que j’ai toujours eu un intérêt pour ça, peut-être une espèce de peur en même
temps. » (Médecin homme)
65. « Je pense que de toute façon, c’est une question d’écoute, déjà, et de bon sens. Oh ! Je ne
vous dis pas que je n’ai pas été à des formations. J’y vais avec Monsieur X., de temps en
temps, il fait une soirée sur la prise en charge du suicide ou des choses comme ça. Oui, si,
comme ça, ponctuellement. Et dans la pratique, les conjugopathies, les sévices sexuels, les
dépressions, ça vient, donc on y répond. Les gens finissent, à un moment donné, par le
confier. Mais c’est de l’écoute. Je leur dis toujours, de toute façon - ça, c’est mon discours –
« je ne suis pas psychiatre, ce serait peut-être mieux que, vous alliez voir un psychiatre à T.,
mais, si vous avez besoin d’une écoute, moi je peux être là ». Les conflits au travail, c’est
énormément de consultations, aussi. Mais je n’ai pas de modalités particulières de prise en
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L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
charge. Non ; ça, je n’en suis pas capable. Après tout, ce dont ont besoin les gens, c’est avant
tout d’en parler. Pour, eux-mêmes, arriver à positionner les problèmes. » (Médecin femme)
66. « La formation est trop organiciste. On n’est pas dans une globalité de la médecine. En
fait la formation n’est pas assez simple. Elle n’est pas axée sur la personne, sur son cadre de
vie. On n’est pas assez médecin de famille. Elle n’est pas assez globale ; elle n’est pas assez
préventive ; elle ne va pas assez vers l’autonomie des patients, vers la responsabilité des
patients. Voilà ! Aussi, elle ne va pas assez dans la relation du patient avec sa famille ; c’est
important. On est toujours sur le versant en tout cas du négatif, de la maladie, de la peur de
la mort etc., jamais sur le versant de la vie de ce qui améliore la vie, la qualité de vie, le
plaisir de vivre et les moyens à mettre en œuvre pour ça. » (Médecin femme)
67. « Les consultations de psychiatrie sont particulièrement difficiles à mener, c’est vrai
qu’elles peuvent être très envahissantes, très rapidement, et puis en tant que remplaçant vu que
l’on n’a pas de suivi, c’est difficile de faire avancer les choses et voilà. » (Médecin homme)
4.3. Le manque de référents
Non seulement les médecins sont plutôt démunis sur le versant psychologique et
psychiatrique mais la psychiatrie est la spécialité pour laquelle le manque de référents sur qui
s’appuyer nous a été le plus souvent signalé. Cette absence de soutien spécialisé se fait sentir
bien au-delà des extraits cités ci-dessous (68, 69, 70).
68. « C’est peut-être un peu limite parce qu’en fait on sent qu’il y a un besoin énorme de la
population sur le plan psychiatrique, que de temps en temps on serait bien content d’avoir un
avis, et que bon, ça va parce que j’ai mes petites entrées chez l’un ou l’autre mais… je me
rends bien compte que je leur en rajoute aussi à eux quoi. Il dit « bon écoute je te le prends à
8 h » mais d’un air de dire « Pfff » . Enfin bon ! Et on sent que là, au point de vue psychiatrie,
il y a un besoin et j’allais dire peut-être aussi de psychiatrie qui ne coûte pas. Parce qu’il y a
quand même une tranche de la population qui ne peut pas y accéder à cause de l’argent. Et
parfois on est bien embêté. Bien bien embêté. » (Médecin homme)
69. « Mais c’est vrai que… je ne peux pas être soignant… je suis bien contente quand ils
arrivent à aller voir le psychiatre même si on se rend compte parfois que ça ne solutionne pas
mieux les problèmes. Et le problème, chez nous, c’est que les psychiatres sont difficiles
d’accès. » (Médecin femme)
70.« Avec en plus, le problème d’orientation, le manque de psychiatres : les délais sont
phénoménaux. Donc ici, pour avoir un RV avec un psychiatre, c’est un mois, trois mois, six
mois… Donc c’est très difficile. Ils sont surbookés ; ils ne sont pas si nombreux que ça. Dans
beaucoup de cas où, j’aimerais orienter les personnes, c’est quasiment impossible. C’est
quasiment impossible. Donc il y a des pathologies à la limite, que je prends en charge, mais à
mon avis ça n’est pas satisfaisant : ni pour moi, ni pour le patient, finalement. Mais, bon. Il
faut faire avec. » (Médecin homme)
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L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
4.4. L’inquiétude
Comme sur le versant somatique, se manifeste une inquiétude (71) aggravée par le fait que les
conséquences de l’intervention du médecin sont encore moins prévisibles (72).
71. « Je pense à une jeune fille qui m’a pris la tête et où je n’ai pas du tout géré la
consultation. Une jeune fille de 17 – 18 ans qui avait vu le médecin que je remplaçais un mois
auparavant pour un gros syndrome dépressif avec idées suicidaires, avec troubles du
sommeil, avec troubles de l’appétit, enfin la totale. Il l’a mise sous antidépresseur et il lui a
dit : tu prends ce traitement pendant 1 mois, si ça ne va pas entre temps tu viens me revoir,
mais au bout d’un mois, de toute façon, on refait le point absolument ». Donc elle est revenue
au bout d’un mois me voir, moi, en disant que ça allait beaucoup mieux. Ce qui m’a choquée
c’est qu’elle voulait absolument arrêter le traitement antidépresseur. J’ai essayé de lui
expliquer qu’il ne fallait surtout pas l’arrêter tout d’un coup parce que sinon elle allait
replonger. Voilà, elle a été très réticente et ce qui m’a fait peur c’est qu’elle m’a donné la
sensation d’une jeune fille qui allait passer à l’acte. Elle avait le regard fuyant, plein de
choses qui…c’est mon ressenti, et peut-être j’ai tort, tant mieux si j’ai tort, mais elle risque de
passer à l’acte, elle n’a pas du tout adhéré à mon discours, je n’ai pas réussi à ce que l’on
trouve un terrain d’entente. J’ai lancé sur la table qu’il ne fallait pas le prendre à la légère et
qu’il fallait à mon avis aller voir un psy. La réflexion de la mère a été de dire que sa fille
n’était pas folle et elle, la jeune fille, disait qu’il était hors de question qu’elle aille voir un
psy. Je pense qu’elle est à un risque de passage à l’acte et je pense qu’à la sortie du cabinet,
elle va arrêter son traitement antidépresseur malgré ce que je lui ai dit et qu’après elle risque
de passer à l’acte parce qu’elle va replonger plus bas qu’auparavant. » (Médecin femme)
72. « C’est pas parce qu’on a le sentiment d’avoir réussi qu’on a réussi. Et c’est pas parce
qu’on a le sentiment d’avoir échoué, que c’est l’échec. Donc parfois on a un sentiment
frustrant d’échec, et en fait, la consultation d’après, ou les deux consultations d’après, les
gens disent « Ah ! Le ton sur lequel vous m’avez dit ça, j’ai réfléchi pendant 15 jours et puis
j’ai pris une décision». Et nous, on avait l’impression d’être dans le mur.
J’ai une femme qui est venue me voir parce qu’elle est déprimée. En fait, il y avait un
problème de couple. Alors je lui dis « Si votre mari veut venir m’en parler, on en parle ». Le
mari est venu seul la fois d’après. Bon, on discute d’un certain nombre de choses ; ils sont
revenus à deux. Une consultation où ça a été uniquement de la sémantique. C’est-à-dire que
je leur reformulais ce qu’ils venaient strictement de me dire. Et pour moi, c’était la première
étape. Et en fait, dans la première consultation, qui pour moi n’était qu’une première
consultation de mise en place d’un certain nombre de choses, ils avaient totalement résolu
leur problème. Donc moi j’avais le sentiment de poser les cadres. Pour eux, c’était une
consultation complètement thérapeutique. Ça me confirme que dans ce sens que ma
perception des choses n’est qu’un des aspects du système. Et ça ne me rassure pas. Je n’ai
aucun moyen, à chaque fois, de me dire « C’est grave » ou « ça n’est pas grave ». En gros, à
la fin de ma consultation si elle se suicide ou lui se suicide, c’est possible. C’est possible. »
(Médecin homme)
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L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
5. Evaluation globale
Globalement, une fraction non négligeable des médecins que nous avons rencontrés exprime
un sentiment de dégradation de leur activité (73, 74, 75, 76, 77).
73 - « Non ! Moi je pense que je n’ai plus les moyens de faire un travail de bonne qualité.
C'est-à-dire que visiblement, j’ai l’impression de faire un travail qui n’est pas bien. Je n’ai
plus de plaisir à faire un travail comme ça. » (Médecin femme)
74 - « C’est vrai que, là, j’essaie d’idéaliser un peu tout ça mais, en pratique, non. En
pratique, je ne peux pas tout faire ça ; effectivement. Effectivement. Il y a ce que j’aimerais
faire, il y a ce que je peux faire, il y a ce que je fais. Effectivement. Globalement, c’est plus
un sentiment d’insatisfaction. De ne pas aller peut-être jusqu’au bout de ce que l’on pourrait
faire en consultation. » (Médecin homme)
75. « On voit des pathologies qui n’ont pas été dépistées, ou une surveillance qui n’est pas
faite dans les règles. Vous avez un diabétique, il doit avoir, tous les trois ou quatre mois, une
hémoglobine glycosylée, tous les ans une micro-albuminurie, tous les ans un
électrocardiogramme, … etc., etc. Donc, c’est comme l’entretien de votre voiture. C’est tous
les 15.000, il y a une vidange ; tous les machins... bon. C’est peut-être un peu rigide, mais, ou
on fait preuve de rigueur ou on ne fait pas preuve de rigueur. Et il y a du laisser-aller.
Sincèrement, il y a du laisse- aller. Y compris chez moi. Je ne me mets pas en dehors de tout
ça. A mon avis, les médecins généralistes ne sont pas assez techniques.» (Médecin homme)
76. « En matière de qualité, je crois que depuis quelques années, ça ne correspond plus à ce
qu’on a appris. Sur le plan de la relation vis-à-vis de notre malade. Je crois que les choses
s’accélèrent trop pour qu’on puisse être absolument présents auprès de notre malade. Le
rythme est tel que je crois qu’on ne peut pas. Les choses sont devenues trop… rapides. Ça
s’accélère toujours un peu plus, il faut travailler un petit peu plus vite.
On a tout juste le temps de parler du problème qui arrive et, ce qui peut être du reste de la vie
autour, on n’a absolument plus le temps de l’aborder. C’est fragmenté. La médecine s’est
fragmentée. Je ne sais pas si c’est une histoire de système. Parce qu’on n’a pas non plus été
enseignés trop comme ça. Les médecins de notre génération, en tout cas. On a été enseignés
d’une autre façon. De façon quand même assez globale. On avait encore certains patrons qui
enseignaient encore une pratique un peu complète. Mais maintenant… Non ; les choses ont
vraiment été beaucoup plus… beaucoup plus fragmentées. » (Médecin homme)
77. « J’ai l’impression qu’on nous a poussés quand même un peu vers le bas. C’est le
nivellement, mais c’est le nivellement quand même vers le bas ; vers le moins-disant. Pas vers
le mieux ; pas vers le plus beau, vers le plus efficace, le plus humain le plus tout ce que vous
voulez. » (Médecin homme)
Au point où nous en sommes, il apparaît donc qu'une fraction importante des médecins ne
considère pas avoir les moyens de faire un travail de bonne qualité. Il s'agit d'un élément très
important. Autant nous savons que la quantité de travail n'est pas prédictive des atteintes à la
santé, autant l’expression du sentiment de faire un travail de mauvaise qualité constitue un
indicateur à prendre en considération. En effet, la norme sociale pousse plutôt à affirmer que
l'on s'accomplit dans son travail quand on est médecin. La perturbation du rapport au travail
pose la question du sens de celui-ci. Elle est susceptible d'ouvrir sur la crise d'identité et le
risque de décompensation. Il nous faut donc poursuivre en recherchant les points d'ancrage
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L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
qui, face à ces menaces, permettent aux médecins d'obtenir une reconnaissance de leur
contribution et de défendre ainsi leur identité. Au premier plan de ces ressources, il y a le
soutien et la reconnaissance qu'il est possible de trouver dans le collectif professionnel.
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L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
Chapitre 7
Reconnaissance et identité
Les doutes des médecins quant à la qualité de leur activité constituent une menace pour leur
identité et leur santé. En pareil cas, les agents engagés dans une activité peuvent
classiquement rechercher un renforcement identitaire du côté du soutien que procure le
collectif ou bien, à défaut dans la reconnaissance que manifestent ceux que l’on est amené à
aider.
1. Le soutien du collectif
La souffrance au travail n’a pas le même impact sur la santé si elle peut être partagée avec
ceux qui font le même travail. Les difficultés jusque-là vécues sur le mode de la défaillance
personnelle peuvent alors prendre un autre sens, apparaître comme des limites et obstacles
auxquels les autres se heurtent aussi et déboucher, à travers la mise en commun des
expériences, sur un enrichissement du patrimoine commun et sur un développement du
métier. Le collectif de métier est donc un élément majeur de préservation de la santé face à la
souffrance au travail.
Depuis les années quatre-vingt dix, le soutien social prend une place croissante dans la
littérature scientifique comme facteur de préservation de la santé mentale. Ce mouvement
n’est pas indépendant du fait que les liens traditionnels qui protégeaient l’individu tendent à
se dissoudre. L’accent est mis sur le soutien social justement dans la mesure où, dans nombre
de situations, sa fonction se révèle avec son affaiblissement. Aujourd’hui, dans un nombre
croissant de situations, le soutien social n’est plus une donnée ; il relève d’une construction et
celle-ci peut s’avérer difficile. Ainsi la grève des médecins généralistes, action collective
concertée, a contribué à la construction de liens entre professionnels jusque-là isolés. Il s’en
faut cependant de beaucoup pour que le groupe professionnel soit en mesure de soutenir le
médecin face aux difficultés qu’il rencontre au cœur de son activité.
1.1. Organisation de la profession et convivialité
Les réunions de formation continue constituaient pour beaucoup de médecins isolés des
occasions privilégiées de rencontrer des confrères. Ces occasions ont été multipliées avec la
grève et la multiplication des secteurs de garde (1, 2). Cependant, même si elles sont
considérées comme précieuses, ces occasions de rencontre sont vécues par certains comme
coûteuses, parce qu’elles sont tardives et viennent s’ajouter à la charge le travail de la journée
(3). Enfin, il semble que les hommes y tiennent une place particulière, avec des discours jugés
pesants par les femmes (4).
1. « Alors depuis la grève, c’est le bonheur puisque, auparavant, on était de garde un soir
sur deux, et que maintenant on s’est organisés. On est dans un secteur de 7 ou 8 médecins où
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L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
on s’entend très très bien et donc, à l’occasion de la grève, ça a permis de mettre en place un
secteur de gardes. Donc c’est une garde tous les 15 jours. Enfin tous les 10 jours. Donc ça,
c’est bien. » (Médecin homme)
2. « Je dirais que la grève des médecins nous a rapprochés ; oui, oui, vraiment beaucoup.
Autant avant chacun bossait dans son coin, le Conseil de l’Ordre envoyait la liste des gardes
de week-end : point, en dehors des changements de garde, on n’avait pas de relations
particulières, on ne communiquait pas beaucoup ; autant maintenant, souvent au téléphone
on s’appelle : « tiens j’ai vu untel. J’ai vu ton patient. Comment est-ce que ça s’est passé ta
garde ? » non, ça se passe bien.
Il y a plus de convivialité. C’est nouveau dans le secteur parce que depuis que le secteur
existe, a priori, ça n’existait pas auparavant. » (Médecin homme)
3. « Bon, il y a les réunions. Donc, je vais aux réunions aussi de temps en temps parce que
j’aime bien. Ça, par contre, je pense que c’est un truc positif, de pouvoir se revoir, de pouvoir
discuter… Mais, c’est le soir. Vers 8h30 -9 h. Voilà un obstacle. Aux réunions, moi, j’irais
plus souvent. Mais, le problème, c’est que vous finissez à minuit, minuit-une heure. Parce
qu’il y a le repas après. Alors, c’est vrai, effectivement, on peut partir. Mais bon, c’est vrai
que l’occasion du repas, c’est aussi l’occasion de discuter. Donc j’ai des invitations, j’en
refuse quand même pas mal parce que le problème, c’est ça : ça finit toujours trop tard »
(Médecin femme).
4. « [les contacts avec les collègues ?] Très peu. On partage très peu. Sauf avec le spécialiste,
si vous voulez, auquel je m’adresse. Mais autrement, non. Pas d’échanges du tout. C’est
vraiment le médecin généraliste seul dans son coin. Sauf dans les soirées médicales de
formation continue, très ponctuellement. Je fais avec et je ne suis pas trop mécontente mais
de toute façon, c’est vrai que je me sens aussi très différentes de certains de mes confrères. Je
l’avoue. J’avoue que la soirée médicale aujourd’hui régulièrement, où je suis inscrite - c’est
une fois par mois -, eh bien de plus en plus fréquemment, je vais à la formation mais je ne
reste pas dîner. Parce que les conversations avec les confrères… Leurs voyages… C’est vrai
que voir des médecins qui passent leur temps à pleurer sur leur sort et qui, en contrepartie,
ne vous parlent que de leur croisière en Égypte pour faire de la gynécologie et des choses
comme ça, ça n’est pas… J’avoue que j’y vais de moins en moins. Je ne dis pas que c’est tous
les médecins, mais c’est en général ceux qui prennent la parole à ce genre de repas. »
(Médecin femme)
1.2. Un déficit de discussions sur la pratique
Quelques médecins, minoritaires parmi ceux que nous avons rencontrés, disent pouvoir
s’appuyer sur un collègue proche (5, 6).
5. « On n’a pas de plage horaire définie pour parler mais on se retrouve, généralement, un
petit peu avant les consultations, on dépouille le courrier ensemble et puis quand il y a un
problème, on en parle : « Tiens, j’ai un problème, là, je ne comprends pas bien, est-ce que toi
tu as une idée ? Ou qui est-ce qui pourrait nous donner une idée ? » (Médecin homme)
6. « Nous étions deux à dire la même chose. Donc on mangeait ensemble deux fois par
semaine et ce repas, qui était de plus en plus court, était un moyen de dire il est comme moi,
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L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
je suis comme lui, on vit les mêmes choses. Donc c’était un exutoire. Seul, je n’aurais pas
tenu. » (Médecin homme)
Cependant, dans la plupart des cas, les relations quotidiennes entre médecins restent
superficielles. Nous retrouvons ici une difficulté commune à l’ensemble des activités de
service, dans lesquelles les professionnels ont du mal à maintenir la qualité de la prestation.
Chacun est dans le doute par rapport à ce qu’il fait mais les défaillances, les erreurs sont
visibles surtout par les autres puisque l’usager mécontent s’adresse à un autre prestataire et lui
raconte comment il a été traité par le précédent. Dans une telle situation où chacun reçoit
des informations sur les défaillances de l’autre, les discussions de fond sur le métier
constituent un danger et sont évitées. C’est ce que nous disent les médecins : chacun
respecte la manière de faire de l’autre (7), on ne se critique pas (8), on s’échange parfois un
renseignement (9, 10) mais on travaille chacun pour soi (11). Au bout du compte, des
médecins travaillant en cabinet de groupe (12) peuvent avoir un sentiment d’isolement aussi
prégnant que leurs confrères installés seuls (13, 14).
7. «Je m’entends très bien avec mes collègues. On ne travaille pas du tout de la même
manière mais au fond on n’a pas des clientèles identiques. Je pense qu’on se complète
finalement, et donc je crois qu’on respecte chacun la manière de faire de l’autre, on sait là où
il pêche, ils savent que je ne suis pas très rapide, moi je sais que, eux, ils le sont parfois trop
ou qu’il y a des choses qu’ils vont passer plus facilement que moi et inversement. Donc il n’y
a pas de… Et puis alors surtout il n’y a jamais eu aucune crainte de se faire piquer les
clients. Alors on serait plutôt à se dire, « attends, je vais t’en passer un parce que vraiment je
ne peux plus », donc on se sent bien quoi.
[Les discussions cliniques], ça arrive très rarement et c’est bien dommage parce qu’on n’y
arrive pas, sur le plan de l’organisation du temps.
Je crois qu’on est à peu près tous sur la même longueur d’onde. Oui, à peu près tous. Je ne
pense pas qu’il y ait des grosses divergences. » (Médecin homme)
8. « On s’organise beaucoup puisque, on est quand même trois associés, donc on peut, un
jour sur trois, se libérer, enfin on peut partager la semaine. C'est-à-dire que là, visiblement,
je travaille jeudi et vendredi tard, et si je veux partir lundi soir et mardi plus tôt, je peux
puisque je sais que mes associés sont là. Il y en a un hier, là, qui a fait une urgence, il m’a dit
« tu prends le téléphone », pas de problème. Donc on s’entraide. D’ailleurs, on ne se critique
jamais. Enfin ce que je veux dire, c’est que l’on ne se permettra pas de juger le comportement
de l’autre par rapport à ses clients et on se garde bien de faire ça ; on ne le fait pas. Donc il
n’y a pas de travail d’équipe contrairement à l’hôpital où visiblement il y a un travail
personnel qui est fait et puis après on va voir les copains : « qu’est-ce que tu penses de ça »
etc. Et alors il y a un travail commun qui est extrêmement enrichissant. » (Médecin femme)
9. « Une fois par semaine, le lundi matin, de 8h30 à 9h, on se retrouve et on discute des
problèmes matériels du cabinet. Après, on discute à l’occasion de questions cliniques. Si on a
5 minutes, on en discute, on va prendre un café, et on discute de choses comme ça. Mais c’est
très informel, ça. Ça peut arriver aussi qu’on soit embêté, en pleine consultation et, de temps
en temps, on peut se téléphoner les uns les autres en disant « voilà, j’ai ça ». Entre autres
pour la dermato. En dermato, il faut voir, alors si on ne sait pas trop ce que c’est ce truc :
viens voir, qu’est ce que tu penses de ce truc-là. Ça, on le fait de temps en temps, ou, parfois,
sur des trucs un peu techniques où on a des interrogations en disant « tiens, qu’est-ce que tu
en penses ? » Alors ça peut être simplement par téléphone, soit on va se voir, donc ça prend
quelques secondes. Ou on a oublié un renseignement, « tiens, pour telle chose, là, c’est quelle
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L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
adresse, tu t’en souviens ? ». Donc ça, ça marche pas mal dans notre cabinet, ça. Et puis, on
se fait un repas, ensemble, une ou deux fois par an. Ça peut être plus mais, en général, c’est
une ou deux fois par an, chez les uns ou chez les autres, où on parle du boulot. On ne parle
pas que de ça ; on parle un peu d’autres choses aussi. Mais ça n’est pas... il n’y a pas de
relation, vraiment, d’amitié. C’est un peu plus que professionnel quand même. » (Médecin
homme)
10. « [Des discussions au sujet des patients ? Non pas du tout. Alors c’est vrai que parfois ça
m’arrive quand j’ai vraiment un souci. Quand on ne sait plus trop quoi faire, on en parle
entre nous mais c’est rare. C’est vrai que moi j’aime bien travailler en groupe, parler de
problèmes et ça c’est vrai que ça me manque. » (Médecin femme)
11. « Avec les confrères, on se voit au cours de réunions, simplement, on se croise et puis,
avec un de mes confrères localement, on se côtoie parfois en dehors. Donc on s’entend bien et
puis surtout, on travaille, je dirais… on travaille chacun pour soi, mais tout en travaillant
ensemble. C'est-à-dire que si on doit prendre une demi-journée, exceptionnellement, on
appelle le confrère et on l’envoie chez l’autre. Oui ; non, ça se passe très bien. » (Médecin
homme)
12. « C’est que parfois j’ai l’impression d’être toute seule à faire un boulot comme ça. D’être
un peu abandonnée, même si je suis associée. Et puis, il y a un sentiment de désorganisation
aussi de la médecine. Je ne peux pas être toute seule dans mon métier. Ce n’est pas possible.
» (Médecin femme)
13. « Je suis seul. J’ai pris la succession d’un médecin qui était installé seul. Lorsque je me
suis installé, il y a donc dix ans, je suis allé voir mes collègues, mes confrères du coin et je
leur ai dit « on devrait quand même essayer de faire quelque chose pour les gardes, pour se
regrouper, etc. », mais chacun, à ce moment-là, à l’époque, avait de bonnes raisons de ne pas
le faire. Parce que l’un venait de s’installer, l’autre avait acheté un cabinet, le troisième
faisait construire, donc finalement, bon. Et puis ils se sont peut-être un peu méfiés d’un
nouveau venu qui commençait à vouloir faire des choses comme ça, ce que je conçois. Mais
ça n’est pas ce qui m’enchante. Je n’aime pas trop être tout seul comme ça. Je suis sûr qu’on
serait beaucoup mieux à deux ou trois à pouvoir échanger, participer, se donner des idées et
tout, je pense que c’est une bonne chose.
On n’est pas isolé. Mais bon. Ça n’est pas suffisant et puis ça n’a pas la même qualité que si
j’avais un confrère qui soit là, dans un bureau à côté, ou dans le même bureau en alternance
et avec lequel je puisse dire « tiens, tu as vu ça, untel etc.. » Ce serait quand même plus
intéressant. Plus satisfaisant. C’est sûr. » (Médecin homme)
14 - « Je suis isolée. Parce que cette formation [à la psychothérapie] je l’ai vraiment faite en
dehors je ne connais pas de personnes qui travaillent de cette manière. A la fois j’en souffre
et je ne fais rien, non plus, pour ne pas m’isoler parce que j’ai le sentiment d’avoir un
exercice particulier.
Parfois j’ai des questions purement techniques, j’appelle un service hospitalier et je leur
demande : « qu’est-ce que vous feriez dans ce cas-là ? » Ça m’est arrivé. Des choses un peu
inhabituelles, ou des pathologies un peu difficiles, je peux appeler l’hôpital pour demander. »
(Médecin femme)
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L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
1.3. Les avantages du cabinet de groupe…
Les avantages du cabinet de groupe sont surtout situés en termes de disponibilité par les
médecins qui en ont l’expérience. Le cabinet de groupe permet de réduire son temps de travail
(15, 16) sans diminuer les plages d’accueil du cabinet (17).
15. « Je me suis associé, justement, pour essayer de me libérer des plages horaires ; on a
réussi à se libérer une plage horaire d’une journée complète dans la semaine, ce qui n’est
déjà pas mal ; une journée, une semaine sur deux. Donc ça, c’est très bien. » (Médecin
homme)
16. « Là, le fait d’être à deux, maintenant, ça me permet, aussi, d’avoir des soirs… il y a
autant de soirs où je suis à la maison que de soirs où je travaille. Donc finalement… je crois
que le mieux, c’est vrai, c’est le cabinet de groupe. » (Médecin femme)
17. « Alors on a chacune nos patients, mais c’est sûr que si quelqu’un a besoin vraiment d’un
rendez-vous en urgence, il peut venir voir les autres. C’est vrai qu’il faut bien jouer le jeu,
c’est à double tranchant en fait, c’est vrai que quand on voit des patients de l’une, c’est vrai
que moi j’ai toujours tendance à dire « vous retournerez voir Madame X… » Je pense que de
l’autre côté aussi ça se fait, bon et on n’a pas un mouvement si important que ça…
Le but c’était quand même de ne pas perdre de patient, c’est-à-dire qu’il faut être assez mobile
et accepter de voir les patients des autres justement pour ne pas les perdre et qu’ils aient la
possibilité de toujours voir quelqu’un quand ils en ont besoin, c’est une règle entre nous, c’est
mieux qu’ils aillent voir un de nous trois que d’aller voir carrément un autre. Donc on
s’arrange toujours à ce qu’il y ait un de nous trois qui les voie dans la journée pour que ces
patients ne partent pas. » (Médecin homme)
1.4. ...mais aussi les difficultés
Si l’intérêt du cabinet de groupe tient à la possibilité de se remplacer lorsque l’un est
surchargé ou absent, cela suppose, entre les associés, un certain degré de confiance. Et, ici
comme ailleurs, cette confiance tient au sentiment de travailler dans le cadre de règles
partagées.
Dans les entretiens, ces règles concernent deux domaines. Celui des règles techniques de la
prise en charge médicale est parfois évoqué (18).
18. « Alors, il y a une chose. Ce qui est difficile, alors là c’est conflictuel, c’est la relation
avec mon associé. Ça, c’est générateur de stress. On n’a pas du tout, du tout, la même
manière de travailler. Et ça, c’est difficile. Ça, je trouve ça... ça, c’est vraiment quelque chose
de difficile pour moi.
C’est-à-dire que c’est quelqu’un qui ne s’investit pas dans son métier et qui ne s’est jamais
mis au courant et dont les compétences sont vraiment... justes, c’est le minimum qu’on puisse
dire. C’est un peu n’importe quoi. Ça a généré de gros coups de gueule quand même. De
grands coups de gueule au sujet de patients qu’on a eus en commun au moment des vacances.
Ça, c’est vraiment difficile. On n'a aucun plaisir à être ensemble. On n’est pas du tout sur la
même longueur d’onde ni sur la même conception du métier. Pas la même vision des choses,
pas le même investissement. » (Médecin homme)
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L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
Cependant le principal point mis en avant est celui de la relation établie entre le médecin et
son patient. Sur ce plan, la question de la confraternité est particulièrement aiguë dans le cas
du cabinet de groupe. En effet, lorsqu'un patient insatisfait quitte son médecin pour s'adresser
à un autre installé ailleurs, la plupart du temps le médecin délaissé n'en est pas informé. Tout
au plus constate-t-il qu'il y a longtemps qu'il n'a pas vu M. où Mme untel sans savoir si la
raison en est l'absence de problèmes de santé, un déménagement ou une autre cause. En
revanche, lorsqu'un patient quitte le médecin pour un confrère du même cabinet, le
phénomène a une toute autre visibilité : le médecin croise ses anciens patients dans le couloir
ou dans la salle d'attente (19, 20). Il s'agit d'une expérience douloureuse, d'autant plus que la
gêne probablement ressentie par les patients en pareil cas peut les conduire à ignorer leur
ancien médecin traitant et donc à ne pas le saluer. Mais, le même phénomène constitue, pour
le nouveau médecin un élément de renforcement identitaire. De cette façon, les médecins se
mesurent les uns aux autres. À plusieurs reprises, il nous a été signalé que les relations au sein
d'un cabinet de groupe pouvaient être marquées par la concurrence et la compétition. Au point
que le fait de « piquer un client » au collègue puisse être évoqué comme un sport (21, 22).
Même dans les cabinets fortement chargés, il ne semble pas que la mutualisation de la charge
fonctionne toujours très bien. Soit que les médecins surchargés acceptent mal de voir une
partie de leurs patients consulter un autre médecin du cabinet (23) soit, à l'inverse, que des
formes contractuelles d'association rigides obligent des médecins qui souhaiteraient travailler
moins ou moins vite à suivre un rythme qui ne leur convient pas jusqu'à mettre en péril leur
santé (24).
Dans la mesure où les enjeux identitaires sont bien souvent envisagés, dans les contacts avec
les confrères, sur le mode de la compétition et de la lutte, beaucoup de médecins ne trouvent
pas du côté de l'élaboration du métier dans la discussion avec les pairs les ressources qui leur
permettraient de mieux de nous affronter les difficultés et les impasses de leur activité.
19. « [Le collectif], je pense que c’est important, c’est important pour se remettre en cause,
pour différentes raisons. D’une part, parce que quand on fait une bêtise, qu’on a eu une
insuffisance, quelle qu’elle soit, vous pouvez être sûr que le patient va aller voir un de vos
confrères. Donc ça, déjà, ça fait mal. Parce que vous voyez, qu’il change de cabinet à
l’intérieur de la maison. Donc déjà, ça, ça vous permet de vous remettre en cause. Parce que
sinon s’il va voir un médecin qui est à 5 ou 6 kilomètres, vous ne le savez pas. Vous ne vous
en rendez même pas compte. Donc là, c’est la petite pique qui va vous faire avancer.»
(Médecin homme)
20. « Il y a des patients du cabinet qui tournent aussi. C'est-à-dire que là aussi il a fallu qu’on
soit clair, au sein du cabinet. Je ne suis pas là tout le temps. Je veux du temps pour aller
apprendre à l’extérieur ; je veux du temps pour être avec mes enfants. Donc il faut bien que
j’aie confiance. Je ne peux pas reprocher à mon confrère qui, lui, est resté travailler quand
j’étais partie, d’avoir piqué mes patients. Bon. Ça m’arrive tous les jours. Mais ça c’est un
travail. Oui ça m’a posé problème et ça m’a posé problème… régulièrement. » (Médecin
femme)
21. « [la concurrence au sein du cabinet ?] Oui, il y avait mais beaucoup moins maintenant,
je trouve.
Question : C'est-à-dire qu’on ne considère pas comme une victoire personnelle le fait d’avoir
piqué un patient à l’autre ?
- Mais ça c’est une position personnelle, je pense.
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L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
Question : Mais ça existe, dans la profession ?
- Mais ici aussi. C'est-à-dire qu’il y a la course, ici, au plus gros chiffre d’affaires, si on peut
dire. Mais moi je m’en fiche. Mais ça nous embête aussi. Ça peut déséquilibrer un cabinet
médical. » (Médecin femme)
22. « Avec les autres, c'est de la compétition : il faut qu'ils trouvent le meilleur cas où ils se
sont montrés le plus intelligent. L'intéressant, ce serait de discuter le cas où on est en train de
merder. Alors qu'ils sont tous en train de vous montrer qu'est-ce qu'ils ont été bons : le
spécialiste était nul et, eux, ils ont trouvé le bon diagnostic. (Médecin homme)
23. « Je suis rentré ici, dans un groupe, où je n’avais pas de clientèle. Donc j’étais au milieu
de confrères qui avaient leur clientèle et moi, je n’en avais pas. C’était sans doute une erreur
de ma part de m’être engagé là-dedans. Je l’ai fait, et donc je me suis trouvé face à des gens
qui faisaient 50 actes par jour, qui m’avaient dit, « Bon ! Tu rentres parce que nous, on est
surchargés et tu verras, tu te feras ta place.» Et je me suis aperçu que c’était un leurre. Que
ces gens-là, ils en faisaient 50, mais si on leur en enlevait un, on leur arrachait les tripes. Et
donc ça, ça a été très difficile. Très difficile moralement.
Celui qui m’avait demandé de venir, qui était celui qui en faisait le plus, bien sûr ne me
lâchait rien du tout, et je me suis fait une clientèle aux dépens des autres qui n’étaient pas
contents.
Moi je crois que dans notre métier, il y a plusieurs choses. Il y a notre rôle, qu’est-ce qu’on
veut faire, vis-à-vis, par exemple, des spécialistes ? Quel est notre rôle ? Ça n’est pas très
bien défini. Ensuite il y a l’organisation : comment s’organise-t-on ? Est-ce qu’on reste
comme on fait actuellement c'est-à-dire chacun pour soi et chacun essaie de faire son petit
business, ou bien est-ce qu’on s’organise ?
Non ; c’est chacun pour soi. Je veux dire, sans acrimonie, c’est chacun pour soi. Point
final. » (Médecin homme)
24. « L’arrivée d’un confrère plus jeune dans l’équipe a fait que le rythme s’est encore
accéléré au niveau du travail, avec un afflux de clientèle supplémentaire. Il y a eu comme une
compétition qui s’est installée, et donc avec, vraiment, un appel de clientèle parce que ça
amené des gens en fait. Et puis aussi, ça a coïncidé avec le départ d’un de mes confrères du
coin et qui n’a pas été remplacé. On a eu à peu près 20 % de clientèle à absorber à ce
moment-là, sur notre groupe. Et là, je me suis vraiment… au bout de plusieurs mois de lutte,
je me suis trouvé vraiment épuisé. J’avais envisagé, même, de laisser mon travail, à ce
moment-là. Un épuisement physique, un épuisement moral, un épuisement… des troubles du
sommeil, de fortes difficultés à me concentrer sur mon travail.
Je me souviens de cette période comme d’une période de cauchemar. Vraiment c’était un
rythme effréné, avec mes confrères, qui ne comprenaient pas. Qui poussaient, et qui
poussaient encore. C’était vraiment quelque chose de très difficile. Au niveau du cabinet
médical, les choses étaient difficiles puisque j’avais voulu prendre un associé à temps partiel,
et un de mes confrères du groupe ne l’a pas accepté. J’avais fait un contrat en accordant sur
ma part de travail une journée et demie, régulièrement sur la semaine, de façon à ce que je
puisse décrocher, en réduisant, bien sûr, ma part d’exercice. Mais bon, un de mes confrères
ne l’acceptait pas. Parce que nous sommes en groupe. La structure du groupe fait qu’au
niveau des statuts, il faut équilibrer à peu près les choses au niveau de notre temps de travail.
Nous sommes en société civile professionnelle. C’était fait, initialement, pour amener un peu
plus de facilités, mais en fait, je ne sais pas. Au fur et à mesure du temps s’est installé, disons,
un rythme de travail… J’ai eu deux confrères qui avaient la forme et qui étaient capables
d’absorber un travail fantastique. Et ça a été… Il n’y a pas eu de solution.
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L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
On a quelques discussions cliniques mais je ne veux pas dire qu’on se rencontre très souvent.
Dans une journée, peut-être on arrive à se dire bonjour, en quelques secondes et puis c’est
tout. Non, ça n’est pas un soutien. On peut dire qu’on est isolés, quand même. Même dans un
groupe, on peut être isolé. » (Médecin homme)
2. Les patients comme instance de reconnaissance
A défaut d’une reconnaissance par les pairs, les médecins que nous avons rencontrés
cherchent une rétribution à leur engagement dans la relation avec les patients. Ceux-ci
apparaissent cependant une instance de reconnaissance fragile, contradictoire. Elle renvoie le
médecin à une série d’interrogations sur la nature de ce qu’il faut donner pour obtenir cette
reconnaissance.
2.1. Fragilité des critères de reconnaissance
La relation entre médecin et patients est manifestement renforcée lorsque le médecin a pu
réaliser ce qui est donné comme idéal : le dépistage d’une pathologie grave de façon
suffisamment précoce pour permettre le succès de la thérapeutique (25). Il y a bien dans ce
cas une reconnaissance manifestée par le patient. Mais cela ne correspond pas à la situation la
plus couramment observée. Ce type de réussite reste marginal dans la pratique quotidienne.
Beaucoup plus souvent, les médecins mettent en avant la manifestation inverse qu’ils
interprètent comme un désaveu : le départ des patients. Ces départs sont considérés comme
incompréhensibles (26, 27) et injustes (26, 27, 28). En réalité, il apparaît aux médecins qu’il
existe un décalage entre les critères de satisfaction de certains patients et le sentiment que peut
avoir le médecin de bien travailler au plan technique et déontologique (28, 29, 30).
Revient donc la question des exigences illégitimes des patients susceptibles de dégrader
l’activité médicale en l’orientant vers une simple activité commerciale (31, 32, 33).
25. « Les gens à qui j’ai diagnostiqué un cancer, qui ont été opérés et pour qui ça c’est bien
passé, ces gens-là, j’ai l’impression qu’il y a une certaine confiance, une amitié. Et parfois, ils
viennent me parler, pas forcément de pathologie. C’est plus, après, une relation de confiance.
Alors est-ce qu’il faut qu’il y ait une grave maladie pour que les deux s’impliquent ? Je ne sais
pas… c’est possible. » (Médecin femme)
26. « Je crois que, du fait de ma personnalité, il y a une chose, que je ne vis pas très bien,
c’est quand il y a une rupture avec un patient. La rupture, c’est-à-dire le patient pour lequel
je me serais investi et puis, pour une raison assez souvent inconnue, et que j’aimerais
connaître d’ailleurs, on ne voit plus le patient.
Là, par exemple, je pense à un couple qui avait deux petits enfants et que je voyais très
régulièrement, avec lesquels j’avais l’impression que ça se passait bien et pour lesquels il y
avait une relation affective en même temps. C’était des gens que je voyais avec plaisir et puis,
un jour, je ne vois plus et je ne comprends pas pourquoi. Je les croise un jour à la pharmacie
et, manifestement, il y a quelque chose qui est cassé, mais je suis incapable de dire ce qui
s’est passé. Ça, c’est quelque chose de douloureux pour moi. Ça a été quelque chose de
douloureux.
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L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
L’impression d’abandon, de trahison. Il y a quelque chose en même temps d’injuste forcément
puisque j’ai l’impression que je me suis investi et que j’ai travaillé correctement. Je peux
comprendre si je n’ai pas travaillé correctement mais... C’est quelque chose d’un peu
incompréhensible. C’est-à-dire qu’il n’y a pas de sens et je crois que c’est difficile de ne pas
lui donner de sens. C’est-à-dire, à la limite, ce que j’aurais aimé, c’était, même si ces gens-là,
je ne les revois pas, leur dire : « vous êtes partis, mais j’aimerais savoir pourquoi vous êtes
partis ». Simplement que du sens soit donné à cette rupture entre guillemets.
Ça génère de la colère et puis un sentiment de.. Alors je me pose la question. Parfois je me
dis que dans ma manière de travailler, il y a des gens pour lesquels il y a un investissement
plus important que d’autres, et je me dis « peut-être que je ne me protège pas suffisamment. »
(Médecin homme).
27. « Maintenant je pense que je n’ai plus de souffrance si quelqu’un… si je ne le vois plus.
Bon ; je ne le vois plus : je ne le vois plus. Ça fait partie du quotidien et, à la limite, j’arrive à
le comprendre si vous voulez. Mais c’est vrai que quand j’étais un jeune installé, bon ; eh
bien, on ne comprend pas bien. On se pose des tas de questions. Tandis que là, bon… Je
pense à des gens qu’on soigne pendant longtemps et puis sur un problème de toux qui ne
passe pendant deux mois, on vous claque la porte au nez, les enfants vous téléphonent pour
vous engueuler… Alors qu’avant, tout se passait bien. Ça, ça ne fait pas du bien. » (Médecin
homme)
28. « Ce qui est difficile pour moi, c’est de m’apercevoir que, finalement, il n’y a pas une
adéquation entre votre mérite et puis vos revenus. Vous pouvez très bien faire des bêtises,
d’un point de vue médical et vous, vous le savez. Et, à la limite, c’est ce qui va vous empêcher
de dormir. A la limite, c’est ce qui va vous travailler. En tout cas, j’estime que c’est ce qui
doit vous travailler. Et puis en fait, les gens ne vous en veulent pas. C’est tout à fait bizarre.
Ou ils ne s’en rendent pas compte, ou ils trouvent ça normal, que vous ayez fait une erreur.
En tout cas, ça n’est pas perçu en tant que tel alors que vous n’avez pas bien fait votre
travail. Et puis, à l’opposé, vous faites bien votre travail, vous êtes déontologique, et les gens
vous en veulent. Ils vous en veulent parce que vous ne leur avez pas donné un arrêt de travail,
ils vous en veulent parce que vous ne voulez pas les recevoir alors que, eux, estiment qu’ils
ont leurs problèmes à eux, etc. Alors les gens vont voir ailleurs. A la limite, bon, il faut
accepter, sinon, on se laisse bouffer par le boulot et c’est comme ça que la famille en prend
un coup, mais ça a quelque chose d’injuste.
Il y a des fois où je me dis « je ne suis pas pour le fonctionnariat, parce que ça a beaucoup de
travers, mais ça a aussi des qualités. » Ça permet d’avoir aussi une certaine indépendance
c'est-à-dire de faire de la médecine sans un motif commercial par derrière, disant « s’il ne
vient pas, c’est quand même une partie de mes revenus. » Ça intervient. A mon avis, il y a
toujours une notion commerciale dans la médecine.» (Médecin homme)
29. « C’est vrai que, des fois, on est très déçu des patients quand même. Il y en a qui vont venir
vous remercier alors que vous avez l’impression que ce que vous avez fait c’était normal, ça ne
vous a pas pris plus de temps, ça s’est fait tout naturellement. Et il y en a d’autres, vous avez
l’impression d’avoir fait tout ce que vous avez pu pour eux, et puis pour eux c’est normal. De
toute façon c’était un devoir. Vous êtes médecin et puis voilà. ! » (Médecin femme)
30. « Ils peuvent aller jusqu’au chantage. C’est-à-dire « écoutez, si ça ne va pas mieux ou si
vous ne voulez pas me donner des antibiotiques, j’irai voir ailleurs. » Il n’y a pas très
longtemps, un patient que je connais... des gens avec qui ça se passait bien, et puis, la
gamine : rhinopharyngite sur rhinopharyngite. Comme je suis assez peu prescripteur
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L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
d’antibiotiques, enfin je fais attention, je ne donnais pas d’antibiotiques. Et au bout d’un
moment je sentais bien, au cours de la consultation, que le père était énervé. Donc je lui ai
posé la question. Je lui ai dit « vous avez l’air irrité... » Je lui ai tendu une perche qu’il a
prise aussitôt en me disant « Ecoutez : on a changé de médecin il n’y a pas longtemps parce
que, justement, il ne donnait jamais d’antibiotiques et puis, on a l’impression qu’on se
retrouve toujours dans la même situation. » Je dis « Eh bien oui ! Mais là, vous n’avez pas de
chance parce que, effectivement, je ne prescrirai des antibiotiques que si c’est nécessaire... »
Et alors, là, c’est allé jusqu’au chantage. En me laissant entendre que si je ne prescrivais pas
d’antibiotiques, il irait voir ailleurs. » (Médecin homme)
31. « Je pense que les gens ne sont pas vraiment francs, on est là on leur rend service et puis
voilà ! Ça s’arrête là. Ils sont très agréables, très gentils mais, vis-à-vis du médecin, en dehors
de ça, il n’y a plus la reconnaissance comme il y avait avant. Il y a certaines personnes, quand
elles arrivent, tout leur est dû. Donc elles ont un symptôme ; on doit leur trouver tout de suite
ce qu’elles ont, le médicament qui va… On a encore de la chance quand elles ne nous
imposent pas tel ou tel médicament parce qu’ils ont lu dans telle ou telle revue que c’était tel
symptôme - tel médicament. Donc, si vous voulez, il n’y a plus cette reconnaissance… non !
Moi j’ai l’impression que l’on fait du commerce, on est devenu en partie commerçant. »
(Médecin femme)
32. « En médecine générale, bien faire le travail, c’est répondre aux attentes des gens. Si on
part là-dessus, on risque d’être vite débordé et ça, je crois que c’est une question. Je me dis
parfois, qu’est-ce que les gens attendent ? Et dans ce qu’ils attendent, qu’est-ce que je peux
légitimement leur donner ? Qu’est-ce que je dois faire ? Qu’est-ce que je dois accepter, ne
pas accepter ? Alors il y a une tentation, c’est de dire « Bon ! Allez, tu veux ça, tu l’as, tu me
fiches la paix !» Et ça marche très bien. C’est une façon finalement de faire le boulot, de ne
pas s’embêter. Répondre aux demandes et se faire des clients. Mais on se fait des clients ; on
fait de l’épicerie, quoi. On fait de l’épicerie. Et on est amené à faire n’importe quoi. Il y a des
gens qui demandent des ordonnances longues comme ça, il y en a encore. Les arrêts de
travail non justifiés : moins qu’avant, moins qu’avant. Mais il y a encore des gens qui
demandent. Les examens complémentaires, les médicaments, chez les personnes âgées. C’est
la dimension commerciale : oui, il faut veiller à ça.» (Médecin homme)
33. « Est-ce que c’est possible de vivre un idéal en médecine générale, sans devenir une
putain, je n’en sais rien. » (Médecin homme)
2.2. La relation affective
Dans le discours des médecins, le respect des règles du métier - le fait de bien travailler -, et
la relation avec les patients sont des motifs de satisfaction relativement autonomes et parfois
même franchement contradictoires.
La relation est manifestement investie pour elle-même et pas seulement au nom de la
dimension commerciale de l’activité. Elle est bien souvent exprimée sur un mode très affectif.
Ainsi, nous avons opposé le versant « spécifiquement médical » et celui que nous avons
nommé « psychosocial ». Mais ces délimitations ne sont pas utilisées par tous les médecins.
Certains situent plutôt la tension entre dimensions « techniques » et « affectives ». Et de
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L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
nombreux éléments nous montrent que le terme « affectif » décrit autant les problèmes du
patient que l’engagement du médecin.
2.2.1. Une ressource : l’engagement personnel, la résonance avec sa
propre histoire
Il arrive que le médecin laisse au patient un espace d’expression sans pour autant accorder une
véritable attention à ce qu’il dit. Il faut que le patient puisse exprimer ce qu’il a sur le cœur
mais le médecin attend simplement en manifestant sa sympathie et veille à ce que cette
ouverture ne déborde pas au point de retarder le déroulement des consultations. Cependant,
dès lors que le médecin s’investit dans la relation, la ressource qu’il utilise est la résonance
avec sa propre histoire, sa propre sensibilité au problème mis en avant par le patient : son
rapport à la mort (34), aux problèmes d’adolescents (35), à l’alimentation (36), au
vieillissement (37, 38). A l’inverse, l’écoute des souffrances du patient, peut confronter le
médecin à des questions personnelles qu’il n’a pas envie de réactiver (39).
34. « Donc j’ai quand même beaucoup de plaisir avec les gens, il ne faut pas croire. Ils
m’envoient quand même des choses importantes. Même là, ce dimanche-là, quand je suis
restée avec la fille du pendu, c’est étonnant comme elle m’a fait voir qu’elle aimait son papa,
elle pleurait, elle était dans un était de furie par possible, mais bon. C’était important pour
moi de voir que ses sentiments passaient par cette furie aussi. Donc tout ça, certainement que
ça m’aide aussi à comprendre les interrogations sur la mort, sur les relations avec les
parents, avec les enfants... Donc c’est ça le renvoi qu’ils m’apportent. Oui ! Oui, ils
m’apportent. Oui, certainement. Donc j’aime ces gens-là. » (Médecin femme)
35. « Il y a un autre point qui m’apporte beaucoup, c’est les adolescents. Alors peut-être
parce que j’ai vécu des choses difficiles dans ma famille, et ça c’est un autre truc que je crois
que je ne fais pas trop mal, et j’ai fait une formation dernièrement. » (Médecin homme)
36. « Les problèmes de diététique, la prévention cardiovasculaire, ça, je le fais, je pense,
bien. Parce que je suis sensible à ça ; à la nutrition. D’abord j’ai une formation de nutrition
et puis, en plus, j’aime bien attacher de l’importance à... c’est quelque chose d’important
pour moi, personnellement. Donc ça se fait assez naturellement » (Médecin femme)
37. « Moi j’arrive à 43 ans, ça n’est pas très vieux, mais je commence à avoir des douleurs de
ceci, des machins de cela, des trucs, je dors moins bien… je me dis mais bon sang… toutes
choses qui m’échappaient complètement quand j’avais 30 ans, quand je me suis installé.
Aujourd’hui, je commence à me dire « Ouille, aille ! aille ! Quand tu vas arriver à 60, 65 ans,
80 ans, si Dieu te prête vie, comment tu seras, toi ? » Et je fais plus attention à ce que disent
les personnes âgées parce que je commence à le ressentir, moi. » (Médecin homme)
38. « C’est vrai que quand on a une ou deux fins de vie à prendre en compte, on est
probablement plus difficiles avec les autres. On y met en route une partie de nous-mêmes. Ça
vient probablement du fait que, nous, on vieillit, on a déjà, pour la plupart, eu des parents qui
sont décédés, et qu’on a une projection qui interfère, même si on prend du recul. » (Médecin
femme)
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L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
39. « Je pense que mes collègues ont une formation à la technicité qui leur a, pendant très
longtemps, occulté le problème. Il y a une formation sciences humaines qui, probablement,
fait défaut. Effectivement, c’est un petit peu différent de prendre une tension et d’essayer de
comprendre les gens qui viennent vous voir de leur faire exprimer ce qu’ils ont à dire. C’est
un peu plus difficile, et puis ça vous renvoie à des questions personnelles que vous n’avez
peut-être pas envie de poser et qui font qu’effectivement, les médecins, en général, peuvent
avoir à souffrir d’un certain nombre de questions qui leur sont posées. » (Médecin femme)
Lorsqu'ils évoquent la relation entre le patient et le médecin, nos interlocuteurs utilisent le
terme d'empathie. Les éléments de résonance entre les problèmes du patient et les épreuves
qu’a pu traverser le médecin peuvent effectivement être considérés au premier abord comme
relevant de ce mode de relation. Pourtant, en théorie, l'empathie implique un peu plus que
cela : non pas simplement le mouvement affectif d'identification qui conduit à prêter à autrui
une attitude semblable à la sienne propre mais, associé à l’implication personnelle, le travail
de pensée, fondé sur des référents théoriques et méthodologiques, qui permet d'ouvrir l'espace
d’une reconnaissance et d’un cheminement. Beaucoup d'auteurs tendent donc à distinguer
l'empathie, qui met l’affectif au service de la pensée, et la sympathie qui, elle, « place
spontanément le cognitif sous la dépendance de l'affectif et nous conduit à percevoir autrui en
fonction de nos propres attentes. » (Gérard Marandon : empathie et compétences
interculturelles).
A la lumière de cette distinction, l’attitude des médecins que nous avons rencontrés relève
beaucoup plus de la sympathie que de l’empathie. Dans de nombreux cas, les médecins ne
disposent pas du bagage théorique ou méthodologique qui leur permettrait de se poser dans
une attitude professionnelle et de faire de l’empathie un ressort de la transformation. Une
minorité seulement possède des éléments de formation à la psychothérapie dans le domaine
des relations familiales et de la prise en charge des conjugopathies et, pour la plupart, ils
ignorent tout de la clinique médico-psycho-sociale que ce soit sur le versant du travail ou sur
celui de la précarité et de l’exclusion.
La relation affective est donc bien souvent envisagée sans lien direct avec les dimensions
techniques de l’activité. Or elle est fortement investie. Cela conduit un certain nombre de nos
interlocuteurs à valoriser la relation non pas comme relation thérapeutique mais pour ellemême.
2.2.2. La relation comme principale source de plaisir
Le prix attaché à la relation apparaît lorsque les médecins parlent de cette souffrance liée au
départ des patients qu’ils évoquent en termes d’injustice, de trahison, de colère. Mais
l’importance de la relation apparaît aussi en positif lorsqu’ils évoquent le plaisir que peut leur
procurer leur activité. Le bénéfice que tirent les patients de la relation est évoqué (40).
40. « Moi, je n’ai pas vraiment l’impression d’être un médecin généraliste malheureux. J’ai
l’impression de faire un travail qui m’intéresse, de gagner bien ma vie pour cela, de faire un
travail extrêmement valorisant. Alors c’est vrai que pendant des années, j’ai ressenti un peu
une pression parce que j’étais toute seule, que je ne savais pas trop refuser les gens, donc
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L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
avec des horaires de travail assez prolongés. Mais je trouve qu’on est quand même largement
récompensé par nos relations aux gens. Par cette façon dont les gens nous considèrent. […]
Oui ; vraiment ! On fait partie de leur vie et ils nous confient énormément de choses et, en
même temps, on a l’impression que de nous voir, ça les réconforte. Il y a déjà la moitié du
travail de fait dans la médecine, quand ils nous ont vus. Simplement les écouter et les
rassurer. » (Médecin femme)
Cependant, sont surtout mis en avant la dimension affective et le bénéfice qu’en retire le
médecin (40, 41, 42, 43, 44, 45, 46) : plaisir de la rencontre (45), des rapports journaliers (43),
pur plaisir de la relation indépendant de l’activité médicale (44). Plaisir enfin de la
reconnaissance exprimée (46).
41. « Ce qui me plaît, c’est le contact avec les gens, c’est la relation patient/médecin, c’est le
fait aussi d’être… entre guillemets d’être libre, c'est-à-dire n’avoir rien à devoir à personne,
si ce n’est envers ses patients. Et puis, et puis, guérir et soigner les gens, c’est quand même
quelque chose de très agréable. Et puis, comme en plus je vois beaucoup beaucoup d’enfants,
je les vois grandir, je les vois pousser, donc malgré tout, j’aime beaucoup mon métier »
(Médecin homme)
42. « Ce que j’aime dans le métier, c’est rencontrer les gens. Des histoires de vie. Moi,
j’adore les histoires. J’ai toujours aimé les histoires ; les romans et tout ça. Et chaque patient
est un roman. C’est intéressant. J’aime beaucoup, aussi, les enfants. Vraiment j’ai du plaisir
à voir les enfants, comment ils se comportent... » (Médecin femme)
43. « Ce qui me plaît, c’est les rapports avec les gens, les rapports journaliers. » (Médecin
homme)
44. « Ce qui plaît et qui fait fonctionner, c’est déjà d’avoir la confiance des gens. Que les
gens viennent vous parler de choses comme ça, de leur vie, de leur... Avoir cet échange avec
les patients, ça, c’est quelque chose de très important. Même si parfois c’est un échange un
peu superficiel, au départ, mais... au fur et à mesure on connaît les gens, on les apprécie, on
sait qu’il y a des gens qui sont amusants, d’autres qui le sont moins, etc. bon. Le contact
humain, c’est un plaisir. Indépendant de l’activité médicale. Plaisir de la relation. Comme ça.
C’est très sympa de voir comment vont les enfants, les gamins qui ont grandi, le grand-père,
etc… Enfin vraiment la relation humaine pure. Ça, c’est une chose qui est bien ; qui est
agréable. » (Médecin homme)
45. « Ce qui me rend heureux ? Passer des relations chaleureuses avec des gens qu’on
connaît depuis longtemps, et puis même avec des gens qu’on découvre. Faire des rencontres.»
(Médecin homme)
46. « J’aime bien mon travail. J’aime bien certains de mes vieux patients surtout qui sont…
encore respectueux. Les autres, dans l’ensemble, ne manquent pas de respect mais on sent
que c’est plus mécanique. Il y a encore une relation un peu plus vraie avec nos anciens. Ça se
perd un petit peu la relation avec le médecin. Il y a besoin d’un service ; voilà. Ce n’est plus
ça. Je crois qu’avec les personnes plus âgées, certains malades plus âgés, il y a plus… je ne
sais pas, peut-être plus de reconnaissance encore. Ça se manifeste par des choses simples.
Simplement un petit bouquet de fleurs dans la voiture. Oui, on l’a connue, cette période-là.
Moi je l’ai bien connue. Au début de mon exercice, c’était fréquent encore. Il y en a encore
quelques-uns, de nos anciens, qui font ça. C’est des petits gestes de rien mais des gestes qui
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L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
pour nous, nous permettent un peu de tenir ces conditions qui ne sont quand même pas
faciles. (Médecin homme)
2.2.3. La base de la relation : donner
La relation entre le médecin et le patient est très loin de se résumer, pour nos interlocuteurs à
l'échange d'une prestation technique contre rémunération. Tous nos interlocuteurs sont, d'une
façon ou d'une autre, mobilisés pour amener quelque chose de plus. Régulièrement, revient le
sentiment que la relation repose sur un don fait par le médecin. À plusieurs reprises, lors
des entretiens, est soulignée la différence entre ce qui est dû et ce qui est donné, avec l'idée
que le patient se méprend parfois et prend le donné pour un dû. Les médecins expriment leur
tendance à en donner toujours un peu plus (47), leur crainte de ne pas avoir donné assez (48),
le sentiment, en situation d’épuisement, de ne plus être capable de donner (49).
Ce souci témoigne d'une difficulté dont on peut raisonnablement penser qu’elle n’est pas sans
lien avec le jugement mitigé que les médecins portent sur la qualité de leur travail. La
prestation spécifiquement médicale n'apparaît pas suffisante pour assurer la stabilité de la
relation. Il faut donner quelque chose de plus. Avec le risque de l'épuisement des ressources
personnelles et le sentiment qu'il faut aller chercher autre chose hors de la médecine (49).
47. « C’est-à-dire que bon ; vous faites des efforts… dans la mesure où ça fait partie de votre
boulot, on ne peut pas dire que vous fassiez des efforts particuliers. Enfin bon ; on en fait
toujours un petit peu plus. Ce qui fait qu’effectivement, eh bien, on arrive toujours à rendre
service, ne serait-ce que porter une lettre, porter un truc, on le fait toujours. Sachant très bien
que de toute façon, il ne faudra pas en attendre de reconnaissance forcément. Alors qu’on fait
ça en plus de son travail, en plus de ses horaires. Mais ça, ça fait partie du boulot. »
(Médecin homme)
48. « Moi, j’avoue que, même si j’ai choisi l’homéopathie, je me demande, quand même, si je
n’ai pas cette problématique d’avoir peur de ne pas en donner assez. Donc l’homéopathie,
même si c’est à faible dose, les doses homéopathiques, je peux en donner trop. Parce que je
suis dans la peur que la personne trouve que ça n’est pas assez et qu’elle ne va pas être...
donc je suis aussi dans cette difficulté de peut-être n’en faire jamais suffisamment, et de
penser que le patient ne va pas avoir son compte. » (Médecin femme)
49 - « J’ai peur de ne plus savoir donner. C’est-à-dire que visiblement j’ai passé beaucoup de
temps ici, c’est quand même une relation très personnelle, très solitaire. Il y a quand même
des choses qu’on nous renvoie, bien sûr, mais ça ne suffit pas, ça ne suffit plus. Ça ne me
suffit plus parce que finalement j’ai perdu tout mon imaginaire et je n’ai plus rien d’autre à
donner. J’ai l’impression d’être au bout de ce que j’avais et si je veux donner autre chose, il
faut que j’aille découvrir autre chose en dehors de la médecine. » (Médecin femme)
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L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
2.2.4. Commentaire
Nous touchons là une difficulté dans laquelle se débattent les médecins. Ils tiennent en
majorité un discours d'inspiration libérale qui met l’accent sur la dimension commerciale de
leur activité et, pour certains, sur les vertus d'une régulation par le marché. Le modèle de
relation est alors celui de l'échange marchand : une définition précise de l'offre face à
laquelle est prévue une rémunération équivalente en valeur. Dans ce modèle, la relation est
soldée dans l'échange. Elle laisse chacun des partenaires libres de tout engagement.
L'inconvénient de ce discours est qu'il ne rend pas compte de l'activité de réelle des médecins.
Si la liberté est bien réaffirmée, à plusieurs reprises, comme une valeur fondamentale de la
profession, il s'agit de la liberté du médecin. Au contraire, s'agissant de la relation avec le
patient, elle est envisagée sur le mode de la continuité et du lien. Le modèle de relation n'est
alors plus celui de l'échange marchand mais celui des relations traditionnelles telles qu’elles
se construisent dans la famille ou dans la relation d'aide.
Les principes qui régissent principalement l'aide sont précisés par J. T Godbout5 :
- le besoin de celui qui reçoit,
- la capacité, la compétence - et il faudrait ajouter ici la disponibilité - de celui qui donne,
- la réputation,
- la liberté de celui qui rend le service.
L’extrait ci-dessous (50) met en scène ces principes dans le contexte de la pratique médicale.
50 - « Moi, j’ai mis du temps à savoir donner du temps de façon équitable parce qu’il y a une
espèce d’équité à avoir à l’égard du temps. Parce qu’effectivement, une angine, on peut la
voir en 5/10 minutes. Encore que le test, il faut au minimum 5 minutes, 6 minutes. Mais par
contre, quelqu’un qui vient, qui se met à pleurer au cabinet parce qu’elle est passée par telle
ou telle situation, c’est équitable, même si c’est le même tarif, c’est équitable de lui donner
plus de temps parce qu’elle a un besoin et que peut-être un jour elle reviendra pour une
angine et elle aura besoin de moins de temps...
Et la notion d’équité n’est pas liée qu’à la gravité du symptôme mais au besoin que la
personne a d’être considérée. Et donc, ça va être forcément lié à la relation qui va s’établir
avec le médecin et à l’investissement que le médecin va faire sur telle ou telle expression du
problème. » (Médecin femme)
Dans un échange de ce type, le médecin est donc amené à donner plus en fonction des besoins
du patient. La relation n'est pas soldée par l'échange. Elle laisse un résidu, une dette. Elle
ne produit pas de la liberté au sens de l'échange marchand. Elle vise à produire du lien, de
l'attachement. En somme une reconnaissance qui s’exprimerait par le fait que le patient est
l’obligé du médecin.
Dans ce processus, le donateur s’expose. Le patient peut considérer que ce qu’il a reçu ne
relève pas du don et se comporter comme s’il n’était pas en dette vis-à-vis du médecin, par
exemple en consultant un autre praticien. Une part de l’engagement du médecin est alors
invalidée. La déception ressentie par le médecin peut entraîner chez lui une prise de distance à
5
Godbout J. T. : Le don, la dette et l’identité. Homo donator versus homo oeconomicus. Editions La Découverte/
M.A.U.S.S. Paris, 2000.
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L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
visée défensive. Une telle attitude, si elle contamine l’ensemble de la pratique réalise ce que
Maslach a désigné, sous le terme de dépersonnalisation, comme une des dimensions du burnout.
Il nous faut cependant poursuivre notre enquête car la nature de ce que les médecins tentent
d’offrir en supplément de leur prestation technique n'est pas identique pour tous et à tous
moments. Il existe manifestement deux options, deux façons de faire vivre le métier qui ne
présentent pas les mêmes avantages ni les mêmes écueils.
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L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
Chapitre 8
Produire du lien, produire de l’autonomie
Nous avons souligné l’importance, dans le discours des médecins, de la question du don.
Nous avons rappelé que le don, avant l’échange marchand, est au fondement des relations
sociales. Il faut ajouter, avant de poursuivre, deux remarques issues de notre expérience de
cliniciens du travail : cette question du don est potentiellement présente dans tout travail et
elle constitue un enjeu de santé.
Dans tout travail, celui qui y est engagé tente de donner plus que ce qui lui est demandé. Là
où l’organisation du travail vise en théorie la production d’un bien ou d’un service à valeur
marchande, celui qui travaille est en fait engagé dans la production d’un monde. Son activité
comporte toujours des dimensions subjectives et sociales qui excèdent le niveau purement
instrumental. Même lorsqu’il s’exerce sur une matière inerte, le travail est toujours adressé. Il
est toujours humanisation. Ce mouvement de mise en forme du monde, à cet endroit si réduit
soit-il où j’ai une possibilité d’agir, caractérise la vie et la santé dans la perspective de
Canguilhem. A travers lui le sujet s’éprouve, se découvre mais aussi s’expose. Si la
contribution qu’il prétend amener, à partir de son expérience singulière, à la construction du
monde commun est invalidée par autrui, c’est alors sa valeur personnelle qui est mise en
cause à ses propres yeux. C’est à ce point que le processus du burn-out peut déboucher sur la
dépressivité.
Cette importance de la capacité à donner, en matière d’identité et de santé, nous impose
d’approfondir cette question et d’en préciser les enjeux dans la pratique des généralistes.
Il est possible de repérer un certain nombre de traits caractéristiques qui dessinent deux façons
d'envisager la relation entre le médecin et le patient. Différentes quant à la nature de ce qui est
offert par le médecin, elles correspondent aux deux orientations possibles de l’activité. Dans
la réalité, les pratiques des médecins sont évidemment beaucoup plus diverses et il existe de
nombreuses des formes intermédiaires. Chez un même médecin, on pourra observer, selon les
circonstances, une orientation plus prononcée dans une direction ou l’autre. Le repérage de
ces deux options nous permet cependant de situer les écueils entre lesquels évolue la pratique
des médecins généralistes. La première voie, largement représentée dans nos observations,
consiste à développer un style de consultation dans lequel la mobilisation de la technique
médicale est plus ou moins limitée à l'espace ouvert par le symptôme que propose le
patient. Ce type de consultation comporte alors un travail du lien distinct de la dimension
spécifiquement médicale. À l'opposé, il existe des styles professionnels qui intègrent la
relation comme un objet de travail pour le médecin au même titre que le symptôme.
Plutôt que le lien, c'est alors l'autonomie qui est recherchée.
1. Le travail du lien
Dans la majorité des consultations que nous avons observées, l'activité du médecin est
focalisée sur le symptôme. Dans une consultation dont la durée moyenne est inférieure à 15
minutes, le médecin n'a pas le temps d'ouvrir sur l'arrière-fond de difficultés dans lequel se
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L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
trouve éventuellement pris le patient et encore moins de mettre en question les liens qui
peuvent exister entre ces difficultés et la demande explicitement formulée.
La consultation débute par une question d’ouverture immédiatement suivie par un cadrage
sévère (1).
1 – « Qu’est-ce qui vous amène ? Et là, écouter la personne, sans l’interrompre. Sans
l’interrompre au départ, je dirais sur les 30 premières secondes ; la première minute, quoi ;
pour voir. Sans l’interrompre, et puis par contre, si vous sentez que ça sort un peu du champ,
Si elle part sur des choses qui n’ont pas l’air très en rapport avec la pathologie qu’elle
évoque, si ce qu’elle dit n’apporte rien du point de vue du diagnostic, à ce moment-là couper
et recentrer. » (Médecin homme)
Impossible de laisser partir la personne dans ce qu’elle veut dire car « On n'a pas le temps. Je
suis obligé de bien cerner, bien centrer sur ce qui amène, semble amener, la personne ».
Comme l’exprime de façon assez paradoxale un médecin : il est risqué d’ouvrir sur ce qu'ils
ont à dire « parce qu'ils en ont tellement à dire ! »
De même, en dehors de la prise de tension qui, de l’avis de nos interlocuteurs, relève d’un
rituel difficilement évitable, l’examen est focalisé sur le problème posé par le patient. « Donc
je fais mon examen. Je les fais déshabiller, enfin la partie concernée. »
L'activité spécifiquement médicale est donc réduite à son noyau technique et ce dénuement
impose au médecin de développer en parallèle des comportements qui humanisent la relation.
1.1. La considération, l'attachement, la dette
Les entretiens avec les patients montrent que, dans leur immense majorité, ils ne veulent pas
être traités uniquement comme porteurs d'un symptôme et qu’ils attendent autre chose. Les
pratiques qui se réduisent à cet aspect sont critiquées et dénoncées comme uniquement régies
par « le tiroir-caisse ». Les patients veulent être considérés. Cette nécessité de donner quelque
chose de plus que la simple prise en charge technique du symptôme est manifestement
ressentie par le médecin.
La prise en compte de cette exigence apparaît dans la façon de discuter avec le patient des
contenus techniques de l’activité :
- façons de commenter ce que l'on va faire ou ce que l'on est en train de faire pendant
l'examen clinique,
- façons de parler aux enfants, de les décontracter, de les faire participer,
- façons de soumettre son diagnostic au patient,
- façon de lui proposer les examens complémentaires,
- façons de discuter avec lui la thérapeutique.
Dans ce registre, le travail sur la relation est en rapport direct avec la recherche d’efficacité de
la prise en charge. Cependant, les observations et les entretiens montrent que la relation est
aussi l’objet d’un important travail qui vise la relation pour elle-même. Il ne s'agit pas
simplement de la fonction phatique qui, dans le schéma classique de la communication
proposé par Jakobson, désigne les efforts réalisés pour fixer l’attention et maintenir la
communication. Il s’agit d’un travail de construction et de maintenance d’un lien interhumain
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L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
durable qui apparaît parfois comme un objectif en tant que tel mobilisant des stratégies et les
compétences diversifiées :
façons d'accueillir la personne,
façons de demander la carte Vitale ou des précisions sur l'orthographe afin de
dissimuler le fait que l'on ne se souvient plus du nom ou du prénom du patient ;
façons de s'interrompre pour regarder le patient dans les yeux afin qu'il ne se sente
pas exclu pendant la saisie de données sur l'ordinateur,
façons de poser une question sur le conjoint ou la famille, pour montrer que l'on s'y
intéresse, mais de telle façon que cela n’ouvre pas sur autre chose qu'une réponse
brève,
façons de manifester que l’on est tranquille, que l’on se pose et que l’on prend le
temps, tout en gardant le souci de la file d’attente,
façons de contrôler le temps écoulé depuis le début de la consultation, sans que le
patient s'en rende compte, en profitant par exemple du moment de la prise de
tension,
façons d'accompagner les déplacements vers le bureau, vers la table d'examen, vers
la porte afin que le patient ait le sentiment qu'on l'aide et non qu'on le presse,
façons, si le temps le permet, d'ouvrir au patient un espace d'expression qui est
alors offert en supplément de la prestation médicale,
façons de manifester sa sympathie en serrant la main ou en la posant sur l'épaule
du patient à la fin de la consultation,
…
Ce travail permanent de maintenance de la relation est parfois prolongé comme nous l’avons
vu par la tentation de donner au patient quelque chose de plus : une disponibilité particulière,
un service qui ne fait pas partie du travail médical classique, voire une réponse positive à une
demande jugée médicalement illégitime.
La logique du don comme médiation des relations sociales traditionnelles est présente de
façon permanente dans la pratique comme dans les discours des médecins.
Le don du médecin transforme le patient en débiteur. La dette ainsi contractée est
constitutive du lien à la condition que le patient en soit conscient. Le discours des médecins
sur les exigences des patients porte pour partie sur ce point : le fait que certains prennent ce
qui est donné pour un dû et fonctionnent comme si la dette était soldée avec le paiement de la
consultation : « C’est un dû. Ils considèrent qu’on est à leur service, à leur disposition ! »
1.2. Avantages de cette orientation
Les avantages de cette orientation sont multiples. La focalisation sur le symptôme est adaptée
à une médecine rapide. Ce type de pratique permet de constituer une grosse clientèle. Le
médecin travaille alors sous une pression temporelle qui est perçue par le patient. Le caractère
superficiel de la relation trouve, de ce fait, une légitimité. Une simple question n'appelant pas
de réponse autre que conventionnelle sur l'état d'un membre de la famille peut ainsi être
donnée par le patient, en sortie de consultation, comme une marque particulière de prise en
considération : « il m'a demandé des nouvelles de ma famille ! »
De ce régime d'activité le médecin retire une rétribution symbolique importante dans la
mesure où le fait d'avoir une grosse clientèle reste, dans la profession, un des principaux
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L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
signes de réussite et de puissance. Enfin, bénéfice non négligeable, ce type de pratique est
évidemment lucratif.
A plusieurs reprises, le mythe du médecin qui voit 50 à 60 patients par jour nous a été proposé
à travers des discours qui mêlent admiration et réprobation (2).
2. «Il y a un médecin, il s’appelle le Docteur X. Il fait plus de 60 patients par jour. Il est
génial ! Il a plus de cinquante balais, il a déjà fait un infarctus, mais il a une organisation du
cabinet, géniale ! Mais par contre il travaille de 6 heures du matin à 11 h le soir. Il donne des
rendez-vous jusqu’à 11h, minuit. Il est tout seul : trois bureaux. Donc il n’attend pas que les
gens soient déshabillés, ils sont déjà déshabillés. Il ne fait pas les ordonnances, il les dicte, et
les gens n’attendent pas. C'est-à-dire qu’ils restent dix minutes à peine. Il est extrêmement
carré c'est-à-dire qu’il connaît par cœur tous ses patients. Il a tout dans la tête et il paraît
qu’il n’est pas si mauvais que ça en diagnostic. Et il a une espèce d’aura et les gens tiennent
à le voir. Je trouve ça extraordinaire. Il faut une telle organisation. » (Médecin femme)
Cette orientation expose cependant à plusieurs types de difficultés.
1.3. Impasses
Manifestement, la focalisation sur le symptôme a un coût. Elle recèle une menace pour
l’investissement subjectif du médecin dans son travail, pour son identité et pour sa santé.
1.3.1. La routine et l’ennui.
Lorsqu’elle est focalisée sur le symptôme, l’approche occulte l’absolue singularité des
trajectoires biographiques des patients. Les consultations tendent à se ressembler, la routine
s’installe et avec elle l’ennui (3, 4, 5, 6, 7, 8). C’est ainsi, qu’un jeune médecin, remplaçant, a
pu nous déclarer qu’il pensait s’orienter autrement car il ne voulait pas passer sa vie
professionnelle à soigner des rhinos, à prendre des tensions et à renouveler des ordonnances
en demandant des nouvelles de la famille.
3. « A un moment donné, je pensais que je pourrais en faire plus pour les gens et là, je suis …
j’ai l’impression que je ne ferai que ce que je pourrai faire. C’est tout. C’est à dire que je
suis… j’ai laissé tomber la hache de guerre, un petit peu. C'est-à-dire que je suis dans une
phase un peu d’observation et de rétrocession où visiblement, ce n’est pas moi qui vais de
l’avant, où c’est les patients qui me poussent. Parce que je ne peux pas faire autrement, parce
que je ne peux pas abandonner comme ça les gens. Donc, visiblement, ça n’est pas moi qui ai
l’initiative pour l’instant. Ça n’est pas moi qui ai la motivation. Je suis rentrée dans une
espèce de routine où visiblement j’y vais parce qu’il le faut et pas parce que j’ai très envie
aujourd’hui d’avoir une super journée. Mais… c’est tout.
Alors est-ce que c’est une lassitude parce que ça fait quinze ans et qu’en effet, bon, vous avez
fait le tour de la médecine générale et que vous avez envie de faire autre chose avec des
perspectives différentes ? » (Médecin femme)
4. « Si on fait des actes à la chaîne, c’est horrible. Effectivement, le problème, c’est d’avoir
un peu de temps, parfois, pour réfléchir. » (Médecin homme)
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L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
5. « Parfois, je m’ennuie. Parfois, je trouve qu’il y a des après-midi de consultation qui sont
ennuyeux parce qu’il ne se passe rien. Et ça, je trouve ça... je m’ennuie, quoi. » (Médecin
homme)
6. « Parce que nous, on est quoi en fait ? On est des aiguilleurs. On voit des tas de gens qui
viennent avec des tas de symptômes, de machins, ils ont tous la même chose, sauf un. C’est
ça, le problème. L’impression d’utilité, ce n’est pas souvent ; non. Il y a beaucoup de
routine ; mais comme dans tous les métiers. C’est un peu normal. » (Médecin homme)
7. « Ce n’est pas toujours agréable d’avoir en face de soi des gens qui défilent toute la
journée pour se plaindre. Donc je pense que l’ennui est une source non négligeable de
déprime chez les médecins. Mais, de ce côté-là, on a un métier qui permet de s’échapper, je
veux dire que le médecin qui s’ennuie dans sa pratique quotidienne, rien ne lui interdit de
prendre un remplaçant pendant un mois et d’aller faire l’ascension de l’Everest ou de l’aide
humanitaire. » (Médecin homme)
8. « Je préférerais travailler à l’hôpital parce que là j’ai l’impression de faire toujours la
même chose. Ce n’est pas l’ennui parce que quand je sors du cabinet, je ne me dis pas
« mince il faut que je revienne demain !» Pas déjà au bout de deux ans ! Mais si vous voulez,
à l’hôpital on voit de tout. Là, j’ai l’impression de voir toujours les mêmes choses. Oui ! La
routine, déjà au bout de deux ans. Je me dis que je ne pourrai pas faire ça pendant 30 ans. Ça
n’est pas possible. Je crois que peut-être aussi on se lasse, moi je vous dis franchement : je ne
sais pas si j’irai jusqu’à 65 ans et je ne le pense pas. Mais je ne sais pas si ce sera par
épuisement, je crois que j’aurai besoin, envie de faire autre chose à un moment parce que
c’est très répétitif. Cela fait que deux ans que je suis installée. Là j’ai 35 ans mais je ne me
vois pas faire ça encore 30 ans, ça c’est clair que je ne resterai pas ici pendant 30 ans. »
(Médecin femme)
1.3.2. Déceptions et désillusions
Un autre type de difficulté attend ceux qui tentent d’ « en faire plus pour les gens » (3). Ce
qui est donné en plus - la disponibilité particulière, les services personnels - oblige le patient,
l’assujettit.
Dans son Essai sur le don, Marcel Mauss rapporte que, chez les maoris, le don transmet une
partie de l’âme du donateur. Il constitue, de ce fait, une menace identitaire pour celui qui
reçoit. Rétablir l’équilibre impose un contre-don. Or, nos interlocuteurs nous l’ont signalé, la
tradition de l’offrande de cadeaux aux médecins se perd. Dans la mesure où le patient ne peut
pas répondre à la hauteur de ce qui est donné, le don porte en lui-même les germes de la
rupture. Le repli sur les normes de l’échange marchand (un échange sans résidu qui laisse
libre les deux parties) est une modalité protectrice contre ce qu’il peut y avoir de contraignant
voire de potentiellement envahissant dans la relation.
Les ruptures sont alors vécues comme particulièrement douloureuses (9).
9 « Je suis repassé ce matin, en partant en visite, devant un endroit où travaille un
monsieur... je vais essayer de dire les choses de manière objective, pour autant que je puisse
être objectif.
Je l’ai vu en 90 et, à l’époque, il faisait une grosse dépression, ce monsieur. Et j’y suis allé,
deux ou trois fois, le soir, ou la nuit. Bon. Il est sorti de sa dépression, ce qui n’a pas été
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L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
spécialement facile, ni pour lui, ni pour sa femme, ni pour ses enfants, ni pour le médecin.
Bref, il en est sorti. Et puis, au bout de six mois, à peu près, six mois de guérison, il avait des
problèmes dans son travail, je l’ai conseillé à quelqu’un que je connais bien et qui cherchait
un salarié. Donc il a été embauché et il s’en est trouvé fort bien. Je le revois après,
épisodiquement, de temps en temps, tout se passe bien, jusqu’à il y a trois ou quatre ans. Il y
a trois ou quatre ans, il vient un lundi : rhinopharyngite banale, 38. Bon. Je dis « écoutez
non, ça n’a pas l’air d’être trop trop méchant, vous ne travaillez pas lundi, mardi, mercredi,
vous reprenez jeudi. - Ah non !». Et il a changé de médecin parce que je ne lui ai pas mis
jusqu’au samedi.
Mais, c’est malheureux à dire, là, ça… chaque fois que je passe devant chez lui et que je le
vois, j’ai envie d’aller lui dire « Vous ne vous foutez pas de ma gueule ? ». Ça, ça ne passe
pas ; ça ne passe pas. Ah ! C’est quasiment de l’agressivité ; c’est quasiment de l’agressivité.
Je suis désolé de le dire comme ça. La dimension d’injustice ! J’ai l’impression qu’il s’est
foutu de moi ! L’investissement d’un médecin peut être intellectuel, il est forcément affectif.
Même si on ne devrait pas. On ne devrait pas, pour justement garder toute cette froideur de
raisonnement qui fait que vous n’allez pas passer à côté d’un diagnostic embêtant. Mais, en
même temps, il y a une dimension humaine, il y a un sentiment d’humanité qui fait que vous
vous investissez. Mais… j’en éprouve parfois vraiment plutôt, je ne devrais pas le dire, mais
presque de l’agressivité.
Une autre personne que je vois régulièrement : chose très rare, j’avais donné mon numéro de
téléphone personnel parce qu’ils avaient des problèmes ponctuels. Donc j’étais dérangé le
dimanche chez moi. Chose que je fais très rarement. J’y suis allé, plusieurs fois, et puis ils ont
déménagé et ils ont fini par me dire « Oh ! Oui vous comprenez… - alors qu’ils habitent à
5km d’ici - on préfèrerait voir un médecin sur C. parce que ça nous coûte cher en essence
pour venir. » Quand vous avez, au bout du compte, des réflexions de ce type-là, vous vous
dites « Mais c’est à vous dégoûter ! » Je pense qu’il y a beaucoup de médecins, qui ont ce
sentiment-là. Ah ! Je vais utiliser un très mauvais terme mais qui fera peut-être bien
comprendre les choses, c‘est le retour sur investissement.
Un autre cas. C’était un couple jeune, ils avaient un enfant qui faisait des crises d’épilepsie,
qui était extrêmement difficiles à juguler. C’est pareil, j’avais laissé mon numéro de
téléphone, j’y suis allé plusieurs fois le dimanche parce que le petit faisait ses crises
d’épilepsie et que ça n’était pas drôle et, à l’époque. Eh bien, parce que je prenait 10 F de
plus, alors qu’il y avait le kilométrage, les gens m’on dit « Eh bien non, on va prendre un
médecin plus proche ». Sans tenir compte du fait qu’avant, j’y étais allé le dimanche, je leur
avais laissé mon numéro de téléphone. Non, c’était normal. Je suis désolé de dire les choses
comme ça, c’est du dû ; c’est dû ! Eh bien non, ça n’est pas dû et ça n’est pas normal. Donc
moi, maintenant je me protège, c’est ma femme et mes gamins d’abord, point. » (Médecin
homme)
Nous touchons donc là un nouveau paradoxe : ceux pour qui l’on s’est le plus dévoué sont
ceux dont la trahison est ressentie comme la plus cruelle mais il est possible que ce soient
aussi ceux dont la sécession est rendue la plus probable du fait de l'importance de la
dette contractée.
Du côté du médecin, le dévouement débouche alors sur la désillusion et le désengagement
(10, 11, 12).
Sans que cela soit très marqué chez nos interlocuteurs, le développement de conceptions
désabusées, qui constituent très classiquement le mode d’entrée dans le burn-out, est
perceptible.
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L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
10. « Il y a une implication affective personnelle, je ne sais pas faire autrement, pour
l’instant, mais je me pose cette question : est-ce que tu ne devrais pas un petit peu être plus
distant ?
J’hésite à m’engager maintenant. Quand on a été déçu,… et réciproquement, peut-être que
moi aussi j’ai déçu des gens ; c’est possible. Mais ils ont la liberté de ne pas venir me voir.
Pour moi, par rapport à ce que je fais maintenant, je sais que c’est à peu près équilibré.
Parce que j’ai mis le holà, parce que j’ai mis des barrières, parce que maintenant je donne
moins. Donc, j’estime que maintenant, la relation est une relation plus équilibrée.
Pendant très longtemps, dans les années 90, je dépensais beaucoup moins que mes confrères.
Parce que je disais non à une prise de sang, parce que je disais non à tel médicament, parce
que je disais non à ceci, non à cela. Donc j’avais des relevés SNIR où j’étais bas partout. Et
là, je remarque que je rejoins la moyenne. Et je dirais que moi, je le vis mieux. Parce que
maintenant, quand les gens me demandent un jour de plus, je vous le dis franchement,
maintenant, je le donne. Donc je suis revenu dans la moyenne. Mais je le vis mieux. A la
limite, ça n’est pas ce qu’il faudrait faire. Mais il y a un côté commercial. Parce que la
journée, pour moi, elle est commerciale. La grosse crise de l’an dernier, à mon avis, a été très
importante. Elle a rééquilibré les choses et à tout point de vue. Non seulement d’un point de
vue financier, mais d’un point de vue affectif. Je crois que les médecins sont moins disposés à
se laisser monter sur les pieds par les patients… Le vieillissement de la population médicale
n’est pas étranger à ce qui se passe. » (Médecin homme)
11. « Il y a des cabinets où vraiment il y a aussi une question d’âge. L’installation est ancienne
pour tout le monde et donc les gens sont souvent atteints du fameux burn-out. Parce que c’est
difficile de tenir 20 ou 30 ans à s’occuper exclusivement des autres toute la journée ; ça
marque. Donc dans les cabinets où l’installation des médecins est ancienne, j’ai plus de
difficultés à travailler, c’est vrai, parce qu’ils sont plus encrés dans des petites habitudes, ils se
remettent moins facilement en cause et du coup il y a une lassitude de leur part qui est
ressentie par le patient et qui est retransmise directement au remplaçant. » (Médecin homme)
12. « Je crois que tout le monde est capable de ne pas manifester une reconnaissance. Je
crois que tout le monde ! Ça, il n’y a aucun problème. Là-dessus, je n’ai plus aucune illusion.
C’est clair. Donc maintenant, je suis très serein, très tranquille.
On soigne des gens pendant longtemps, on essaie de faire au mieux, en fonction des
connaissances que l’on a et ce sont des gens qui vous claquent dans les doigts, sans aucune
reconnaissance et donc, il ne faut rien attendre comme reconnaissance dans notre travail.
Moi j’arrive à m’investir de moins en moins dans… dans l’homme lui-même.... je m’investis
plutôt dans sa pathologie, dans ce qu’il apporte. L’homme lui-même je m’y investis mais je
n’attends plus aucune.....je n’attends plus rien. C’est tout. J’ai un peu de désillusion, par
rapport à ça. » (Médecin homme)
1.4. Les stratégies de défense contre la souffrance
Les médecins mettent en œuvre diverses stratégies pour se défendre contre l’impact psychique
de leur activité. La focalisation sur l’objectivité du symptôme, comme l’accélération du
rythme de travail qu’elle permet, constituent des défenses toujours disponibles. L'autoaccélération, l'engagement à corps perdu dans l'activité, sont en effet des moyens courants de
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L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
lutte contre la souffrance au travail. L’activité remplit alors une fonction de répression
psychique...
Pour se défendre, « On se cantonne dans un rôle ». On échappe ainsi à ses propres questions
(13, 14).
13. « Eh bien il faut se mettre au travail, quoi ; il n’y a pas de solution. Vous n’allez pas, dans
votre vie, passer votre temps à philosopher ou à gamberger parce que vous ne savez pas d’où
vous venez, qui vous êtes et tout ça. Alors là, vous allez perdre votre moral là, ça n’est pas
possible. Il faut se mettre au travail ; il faut du boulot quoi. Alors ça, ça me fait du bien. »
(Médecin femme)
14. « Le patient et sa maladie sont plus ou moins envahissants et on est plus ou moins apte à
résister, c’est sûr qu’il y a des choses qui peuvent nous toucher énormément, ne serait-ce que
si ça nous rappelle une histoire personnelle. Je sais que personnellement cette activité, aussi
belle soit-elle, m’a permis d’avoir un blindage. Il y a peu d’investissement du côté personnel
du médecin, c’est assez paradoxal, cette espèce de blindage qui fait qu’on ne parle pas de soi.
Moi, avec un confrère, je ne vais pas parler de mes pathologies, de mes problèmes de santé…
et l’autre médecin de la même manière ne va pas forcément parler de ce qui l’affecte et du
coup, on a un peu l’impression que l’on se cantonne à un rôle et qu’on est intouchable.
C’est difficile de se remettre en cause, c’est difficile de s’avouer malade. Même les gens quand
ils viennent nous voir, souvent les patients eux-mêmes, ils ne veulent pas s’entendre dire qu’ils
sont malades, ils veulent être rassurés. Donc se réassurer soi-même. C’est plus confortable de
ne pas se poser la question de savoir si on est en forme ou pas. Et puis après, je pense que
justement l’emprise du travail sur la vie quotidienne ça devient un refuge quoi, c’est un nid et
on s’enferme dans ce cocon qui nous fait mal mais qui nous permet en même temps d’avoir une
position sociale et il y a aussi de par l’activité quotidienne un certain nombre de choses
gratifiantes qui font que l’on ferme les yeux, je ne pense pas que les médecins eux-mêmes
soient capables de s’en apercevoir ou après une longue période mais la dérive est tellement
lente et puis tellement quotidienne que je ne pense pas qu’ils soient à même de s’apercevoir
qu’ils sont en train de dériver. » (Médecin homme)
Nous savons que cette attitude de répression de ses propres mouvements subjectifs a un coût.
Il nous a été rapporté la difficulté de changer de régime de fonctionnement lors du retour au
domicile. Nous savons par ailleurs que ce type d’attitude augmente la difficulté à accueillir
l’expression de la subjectivité des proches. Les stratégies mises en œuvre pour résister dans
le travail tendent ainsi à déborder et à contaminer les relations familiales.
Enfin, la répression subjective par l’hyperactivité est susceptible de fragiliser vis-à-vis des
événements que la vie réserve à chacun, qu’il soit médecin ou pas.
Une autre stratégie de défense contre la souffrance consiste à reporter sur le patient la
responsabilité des impasses de l'activité. Ici encore avec un risque puisque ce mouvement
défensif constitue l'une des dimensions du burn-out. L’explication des difficultés par la
montée des exigences et du consumérisme des patients est probablement un des points de vue
les plus fréquemment avancés. Les dimensions projectives de cette interprétation apparaissent
clairement dans l’enquête mais elles frappent aussi à la lecture de la littérature internationale.
Le thème du consumérisme des patients est en effet extrêmement présent dans la littérature
médicale en provenance du Royaume-Uni alors que les rythmes de consultation sont, dans ce
pays, beaucoup plus rapides. Il semble que plus le médecin a du mal à maintenir la qualité de
sa prestation, plus il a tendance à en rendre responsable le patient. Dans notre analyse, il est
manifeste que si cette explication est portée un niveau de généralité visant à rendre compte
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L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
des difficultés du médecin, c'est à défaut d'explications plus pertinentes susceptibles d'être
portées collectivement.
En effet, le jeu défensif n'est pas uniquement individuel. Le collectif remplit sa fonction de
réceptacle de ce que les médecins ne peuvent pas assumer. Le discours de protestation est
essentiellement un discours collectif. Lorsqu’ils l’expriment même dans le tête-à-tête de
l'enquête, les médecins présentent leur discours comme une émanation du collectif : « On en
discute. On en parle dans les réunions ». Cette expression collective a une fonction de
préservation dans la mesure où elle donne une forme sociale à la souffrance individuelle du
médecin (15).
15. « Une partie de nos réunions de formation médicale continue sert à ça. Se retrouver ensemble et se dire, ensemble, le soir, en mangeant, tranquilles, qu’ils nous font chier, que
nos gamins en plus nous cassent les pieds, que quand on rentre chez soi on voudrait bien être
tranquille mais que « La barbe ! ». Le fait d’avoir des réunions comme ça aide à évacuer un
certain nombre de stress, à comparer l’état de stress des uns aux autres. » (Médecin femme)
Cette projection sur le collectif a un intérêt manifeste en matière de santé : elle permet de
donner une expression collective à la souffrance et d'en réclamer compensation mais elle
permet aussi au médecin de mettre à distance une part de la souffrance dans la mesure où elle
autorise plusieurs niveaux de discours. L'importance des protestations émises par les
collègues rassure chacun sur sa propre situation et permet de préserver son propre
engagement. C'est ainsi que le médecin tient, au nom du collectif, le discours sur les
exigences des patients mais peut, dans la foulée affirmer que ce discours ne concerne que très
marginalement ses propres patients. C’est en général à ce point qu’aboutit le travail d’analyse
réalisé avec le médecin : les patients exigeants, ce sont essentiellement les patients des autres
(16, 17, 18).
16. «Alors attention, moi j’ai la chance d’avoir eu un prédécesseur qui, sûrement était
quelqu’un de bien parce qu’il avait assez bien briefé la clientèle, ce qui fait que moi, je n’ai
pas eu grand-chose d’autre à faire que de la garder comme elle est. C’est à dire que j’ai des
gens assez sympa, j’ai des gens pas trop enquiquinants qui ne me dérangent pas en dehors
des heures d’ouverture et qui comprennent bien que, moi aussi finalement, j’ai le droit
d’avoir une vie privée. Donc, en fait, maintenant, je constate une stabilité. Si on doit faire une
échelle des enquiquinements, des enquiquineurs, ça ne bouge plus. J’ai fait un peu le tri dans
les patients. Ils ont fait le tour des médecins et je ne les vois plus. Ça reste marginal.»
(Médecin homme)
17. « Moi, les gens, c’est : « il me faut une prise de sang, il me faut… » C’est demandé
comme ça. Donc, moi, après, je mets quand même des limites, il ne faut pas exagérer. C’est
marginal mais il y a toujours quand même quelques personnes. Et c’est vrai que j’ai été
obligée de renvoyer certaines personnes. J’ai eu une dame par exemple... Il y a l’hystérie
aussi quand-même aussi ; ça joue. Les femmes hystériques...
Moi, j’ai une personne, odieuse, mais vraiment odieuse ! Je lui ai dit : « écoutez, moi je vous
remets votre dossier et puis vous allez voir quelqu’un d’autre ». Mais, bon, ça, c’est quelques
cas. » (Médecin femme)
18. « Ce n’est pas important numériquement. Je pense que cette catégorie, les hyper
consommateurs, je crois qu’en fait je les ai éliminés et ils s’éliminent d’eux-mêmes. Donc, en
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L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
fait, on a une clientèle qui très agréable. Ça n’est pas ... pas une clientèle à problème, c’est
une clientèle populaire qui est relativement peu exigeante. » (Médecin homme)
Face au sentiment de dégradation de leur propre activité, les médecins ont donc recours à
cette modalité de défense particulièrement dangereuse qui consiste à reporter la responsabilité
de l'échec sur celui que l'on est censé assister. Le risque est alors de voir filer le sens de
l'activité avec, à terme, les répercussions négatives en termes d'image personnelle et d'estime
de soi.
En reportant l'accusation au niveau collectif – « les patients » et non « mes patients » - les
médecins luttent contre le burn-out. Ils peuvent ainsi, à la fois, tenir un discours de
protestation et maintenir chacun l'investissement dans la relation avec leur propres patients.
Ce constat ouvre ainsi sur ce qui nous semble constituer une difficulté à laquelle est
confrontée la profession : les discours portés collectivement remplissent une fonction dans
l’économie psychique des médecins mais ils sont en grande partie découplés des
dilemmes et contradictions dans lesquelles chacun se débat au sein de son activité.
2. Une alternative : le travail de l'autonomie
Certains médecins développent un style professionnel très différent de celui que nous venons
de décrire. Ici encore, il est question de donner quelque chose de plus. Seulement la prise en
considération ne constitue pas un enrobage de l'approche technique. Elle fait partie intégrante
de celle-ci. S'il y a bien un travail du lien, il est d'une autre nature.
2.1. Un autre travail de liaison
Dans cette deuxième perspective, le travail vise à aider le patient à construire les liens entre sa
situation, son histoire et les symptômes qu'il présente. La clinique est alors ouverte à un audelà du symptôme et à un travail d'élaboration. Le travail réalisé dans la relation n'a pas pour
objet la perpétuation du lien mais le changement. Les exigences portées par le patient
changent alors de signification pour devenir un élément parmi d’autres du tableau clinique à
mettre en travail (19, 20, 21).
19. « C’est à nous de négocier dans la relation médecin-malade ou médecin-patient ; ça je ne
suis pas trop gênée. On arrive à peu près à discuter avec les patients, ils ont le droit d’avoir
toutes les attitudes possibles, enfin moi, je veux dire, je ne juge pas. Je leur apporte une
information, je leur dis : moi je ferais ça, je leur donne peut-être mon avis sur ce que je ferais
mais après je ne juge pas. Ça, ça ne me dérange pas. Non, ce n’est pas ça qui me dérange. »
(Médecin femme)
20. « L’augmentation du niveau d’exigences ? Je pourrais dire oui, mais pas massivement.
Les exigences sont souvent importantes au départ mais, quand on cherche à savoir ce qui se
cache derrière ces exigences, souvent ça débrouille la situation. Je vais prendre le modèle
- 142 -
L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
type : le gars qui arrive et qui dit « voilà j’ai ça, il me faut ça, ça et ça ». Ok. Il arrive avec
ça, je ne vais pas me buter sur ça. J’essaie de comprendre ce qu’il y a par derrière. Et
souvent ça débrouille. Ça débrouille la situation et ça dédramatise, et puis ça va.
Je dirais que c’est une demande comme une autre. Avec certains, c’est très difficile quand
même. On a certaines personnes qui n’arrivent pas à aller plus loin mais, à ce moment-là, la
relation avec le médecin s’arrête assez rapidement.» (Médecin homme)
21. « Il y a quelque chose qui les a amenés à venir consulter, donc même s’ils mettent en avant
quelque chose qui est agressif : « J’ai telle maladie et j’ai lu dans tel magazine qu’aujourd’hui
on faisait tel médicament. - Oui, Monsieur, oui Madame, venez, entrez on va en discuter ».
Justement les médecins, je pense, sont choqués par ça, mais c’est des médecins qui ne se
mettent pas à la place du patient, qui n’ont pas cette position d’humilité. Le patient il faut le
prendre comme il arrive, en plus moi en tant que remplaçant je n’ai pas d’autres choix, un
médecin installé encore il a sa personnalité, moi je suis obligé de m’adapter parce que je
remplace un autre médecin et qu’il faut aussi que j’ai un peu sa personnalité à lui, donc voilà,
je suis dans une position d’humilité plus importante. Ça permet d’éviter cet écueil où on est en
conflit parce que le patient est arrivé avec ses propres constructions de ce qui va se passer
dans la consultation alors que c’est pas ça que nous on attend, il faut le laisser et aménager en
fonction de ses constructions à lui, aménager la consultation. » (Médecin homme)
2.2. Avantages
Les avantages de cette approche sont multiples. Elles portent essentiellement sur
l’amélioration de la relation entre médecin et patient.
2.2.1. Un autre vécu des ruptures
Une force que confère ce type d’attitude est la capacité à considérer que le départ des patients
vers un autre praticien est constitutif de leur cheminement et peut donc comporter un aspect
positif.
Les médecins qui ont du mal à supporter les ruptures expriment d’ailleurs eux-mêmes un
point de vue qui n’est pas très éloigné : le départ témoigne d’une inadéquation entre la
demande du patient et l’offre du médecin. Il participe au processus de sélection et de
stabilisation d’un certain type de clientèle. Le phénomène est cependant vécu
douloureusement.
Au contraire, les médecins auxquels nous faisons, ici, référence semblent vivre ces ruptures
de façon beaucoup plus apaisée (22, 23). Il semble d’ailleurs que les femmes soient plus
souvent que les hommes en mesure d’envisager sereinement le phénomène alors que le thème
de la compétition est plus présent chez nos interlocuteurs masculins (23).
22. « J’ai un exemple d’une personne qui avait mal au ventre... Elle avait fait beaucoup de
médecins. Je dis « fait » parce que j’ai le sentiment que c’était une conduite, un petit peu, de
- 143 -
L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
domination. Afin de s’apercevoir que les médecins étaient impuissants à son égard, quoi. On
a discuté autour des questions qui étaient personnelles, sa vie, et notamment une difficulté de
couple et j’avais le sentiment que cette douleur, en fait, lui permettait d’avoir l’attention de
son mari, la considération de son mari.... Elle l’avait exprimé de diverses manières. Et quand
j’ai voulu travailler avec elle autour de ça, elle ne l’a pas souhaité. Je pense qu’elle est allée
voir un autre médecin et elle a laissé tomber. Donc elle avait besoin de son symptôme. Elle ne
pouvait pas s’en séparer. Elle n’était pas prête pour aborder ça. Donc c’est un échec, mais je
le relativise dans la mesure où je pense que, effectivement, elle n’est pas prête à vivre ça et
peut-être qu’elle va fait cheminer et un jour, peut-être, elle ira voir quelqu’un d’autre. »
(Médecin femme)
23. « On ne peut pas répondre à tout le monde. Donc, parfois, on a des clashs. Ça casse.
Mais je ne suis pas sûre que ce soit une mauvaise chose. D’abord on n’est pas le bon Dieu et
puis, ensuite, quand ça clashe, c’est que, quelque part, quelque chose ne peut pas se mettre en
route et il est probablement bon qu’un autre prenne la suite, probablement avec le même
résultat, mais, avec une autre façon. Donc ça n’est pas quelque chose qui m’ennuie
personnellement. Ça fait partie du jeu. Si on n’y arrive pas, on n’y arrive pas. Parce qu’il y a
des gens, des demandes qui sont intolérables, donc ça ne marche pas. Ils n’ont pas compris ?
On n’a pas eu le temps ? Enfin bon, il y en aura un autre qui prendra la suite. Il y a des gens
que j’ai perdus comme ça, mais bon. A la limite, un autre a repris derrière ; ça n’est pas
gênant. Ça ira mieux dans un autre sens, une autre fois. Ça n’est pas catastrophique. Quand
j’était jeune médecin installé ça me paraissait, moi aussi... en me disant « Mais qu’est-ce que
j’ai fait, ils s’en vont. C’est de ma faute », non. C’est que de temps en temps on ne peut pas
tout gérer. Je ne suis pas sûre que ce soit personnellement une mise en faute. On n’est pas le
bon Dieu, là non plus.
Les messieurs sont un petit peu plus agressifs et ont besoin de dominer leur clientèle. A voir
la façon dont ils réagissent : ils perdent un malade, ils perdent un truc, ils ont l’impression de
perdre... On leur prend leurs couilles, c’est pareil. Donc ils ont un ego beaucoup plus investi.
Quand il y a quelque chose qui ne marche pas, avec un collègue, avec un malade, on a
l’impression qu’ils y perdent leur fierté. Je veux dire, c’est quelquefois impressionnant. Nous,
on doit être plus insidieuses. On sait que c’est toujours neuf mois pour faire un drôle. Donc,
ne vous précipitez pas, si on ne meurt pas, on sera encore là. » (Médecin femme)
2.2.2. Reconnaissance des patients et travail sur soi
La pratique qui fait de la relation un objet de travail impose au médecin un travail sur luimême. La reconnaissance du patient est alors décrite comme une voie pour se connaître (24,
25) et affirmer son identité professionnelle (25).
24 - « Alors, ce que j’ai travaillé, à titre personnel, c’est ma sensibilité à l’abandon, des
choses comme ça. Des choses dont je n’étais absolument pas conscient. C’est-à-dire que je ne
mesurais absolument pas ma sensibilité à ça, d’abord je ne savais pas que j’avais cette
angoisse-là, l’angoisse de l’abandon, et qu’après, j’ai pu effectivement le mesurer dans mon
activité. Mais après, ça, c’est lié à mon histoire personnelle. (Médecin homme)
25 - « J’ai suivi beaucoup beaucoup de formations parallèles à la médecine générale pour
essayer de trouver une identité, en quelque sorte, de médecin généraliste.
Alors je dirais que j’ai un peu le syndrome du médecin généraliste. Et à travers ces
formations, c’est comme si j’avais eu une approche thérapeutique de ce syndrome et de ce
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L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
malaise. Les formations que je faisais, même si elles étaient destinées à mieux prendre en
charge mes patients, ça m’a permis de prendre aussi en considération ma difficulté.
Le symptôme du médecin, la souffrance du médecin, pour pouvoir la dépasser, il faut d’abord
l’approuver, la reconnaître, l’accueillir, la considérer, et l’accepter, aussi, et lui donner un
sens. Et c’est le cas aussi du symptôme du patient, si petit soit-il.
La question de la reconnaissance, elle passe par le fait que le médecin donne. Donne de
l’attention, donne de la considération au patient et à ses symptômes. Et ça, c’est pas évident
parce que ça pose la question de la non-reconnaissance du patient par le médecin. Parce que
le patient n’est pas toujours reconnu, lui-même, par son médecin, dans son symptôme. Le
médecin jugeant son symptôme mineur ou peu techniquement intéressant. Ça m’arrive de voir
des patients qui sont frustrés parce que leur médecin n’a pas jugé leur symptôme intéressant.
Et j’ai pensé que ce médecin-là, lui, ne se sentait pas reconnu par ce symptôme-là ; par ce
patient-là.
Je suis là pour aider la personne à retrouver son autonomie, sa responsabilité à son égard.
Maintenant, j’arrive à avoir une certaine légitimité de mon rôle, de ma fonction,
indépendamment de ce que me renvoie le patient. J’arrive à me reconnaître comme bon
médecin dès l’instant que j’estime avoir fait un bon travail. Donc, je suis peut-être moins
dans l’attente d’une gratification du patient, directement. D’ailleurs, j’ai appris que souvent
le patient a besoin de s’attribuer lui-même sa propre guérison, ou son évolution, ou son
changement, et non pas d’attribuer ces effets au médecin. Je lui laisse cette possibilité...
Et j’ai compris que pour être bien dans la relation en tant que médecin, pour me sentir à
l’aise avec mes patients, en confiance dans ma pratique, j’avais à prendre en compte peutêtre mon histoire, savoir qu’est ce qui m’avait amenée à choisir ce métier là et comment, dans
cette pratique là, je pouvais y trouver un sens qui me permette de dépasser la difficulté et de
trouver quelque chose de gratifiant pour moi, de positif pour moi, qui me permette quand
même d’évoluer et de pas rester fixée à ces frustrations, à ces difficultés, à ces peurs aussi,
peur de pas savoir etc. » (Médecin femme)
2.2.3. La surprise et le plaisir au travail
L’extrait précédent (25) nous introduit à la dimension probablement la plus importante de
cette attitude. Le médecin trouve une rétribution dans l’activité elle-même : la surprise de
constater l’effet inattendu d’une écoute et d’une parole, le plaisir du travail accompli et de la
découverte de nouvelles expériences à travers lesquelles le médecin a le sentiment de
s’enrichir (26, 27, 28, 29, 30, 31, 32). Dans ce type de relation, qui n’est pas orienté sur sa
perpétuation mais avant tout sur l’émergence d’autre chose, chacun des deux partenaires
reçoit plus qu'il ne donne. L’équilibre obtenu est différent de celui que réalise l'échange
marchand. Quelque chose de plus a été produit qui profite aux deux interlocuteurs. Tant et si
bien qu’aucun des deux n’est en dette vis-à-vis de l’autre. Nous savons que, dans cette
perspective, la reconnaissance ne produit pas de l’obligation mais de la liberté.
26. « Chaque consultation apporte quelque chose ; qu’elle soit compliquée ou pas. »
(Médecin femme)
27. « Ce qui me plaît, c’est peut-être l’impression que je peux utiliser certaines qualités
personnelles de manière efficace et que je peux changer parfois un cours négatif de la vie de
quelqu’un.» (Médecin homme)
- 145 -
L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
28. « Quand j’ai fait les soins palliatifs, on réfléchit à un tas de trucs, ça ouvre un tas de
portes, dont je peux parler avec mes enfants, des tas de choses. » (Médecin homme)
29. « J’aime bien rencontrer des gens qu’on n’a jamais vus et avoir un échange bien… qu’on
sent solide et de confiance avec des personnes. Et puis, si on se rend compte qu’on a eu une
relation qui a pu les aider, si on a pu les aider d’une façon ou d’une autre, je trouve que c’est
très gratifiant. C’est… voilà : il y a des moments où on a l’impression d’avoir rendu service.
C’est ce qui fait les joies du métier. Et, ça arrive quand même assez souvent. » (Médecin
homme)
30. « A côté de ça, il y a des moments où il se passe des choses extrêmement intéressantes. Je
pense à un patient d’une trentaine d’années, qui fait une dépression. On a discuté, et on s’est
vus à deux ou trois reprises, là, très très récemment. Et vraiment je trouvais qu’il y avait une
qualité de travail qu’il pouvait faire, sur le plan psychologique, qui était absolument superbe.
La qualité de la relation à ce moment-là, ou de l’échange. En tout cas, la qualité de ce qui se
passe. La vérité du moment.» (Médecin homme)
31. « Je pense à une patiente, qui était venue en consultation en me disant : « j’ai trois
choses à vous dire : j’ai toujours mal à mon genou !» Alors ça, déjà, ça me... le truc j’ai
toujours mal, revendicateur. «Et puis je suis enrhumée.. Et la troisième, on verra tout à
l’heure. » Et la troisième chose, c’était en fait, qu’elle avait été abusée sexuellement par son
beau-père, chose dont elle n’avait jamais pu parler à aucun médecin, et... non seulement
abusée sexuellement mais psychologiquement par ses grands-parents. Une histoire
absolument incroyable et elle a appris, au fur et à mesure du travail qu’on a pu faire
ensemble, qu’en fait, son père n’était pas son père, c’était son beau-père et qu’en fait, elle a
pu savoir qui était son père. Enfin il y a eu un travail absolument extraordinaire qui a été fait
pendant six mois. Et donc, effectivement, je pense que j’ai joué un rôle important dans ce qui
s’est passé. » (Médecin homme)
32. « C’est le sentiment que le patient a fait quelque chose qui lui a permis de changer. Un
patient qui pleure, qui réalise quelque chose... Je vois tout d’un coup ce qui s’est passé... ça
me fait beaucoup de bien. Même s’il ne dit pas « vous m’avez vraiment transformé ! »
D’ailleurs ce n’est pas moi... Je leur dis ; je leur dis « C’est vous qui vous êtes transformé ».
C’est-à-dire que je suis un support. » (Médecin femme)
2.3. Impasses et risques
Cette orientation vers une médecine ouverte à un au-delà de la demande ne présente pas
que des avantages. Un certain nombre de risques aisément repérables peuvent conduire à ne
pas s’y engager.
L’ouverture de la consultation à l’arrière-plan des drames vécus fait courir le risque du
débordement. Débordement technique tout d’abord, dans la mesure où peut faire irruption
dans la consultation une souffrance vis-à-vis de laquelle le médecin peut se trouver désarmé.
Le cas de la décompensation psychiatrique aiguë vient évidemment à l’esprit, mais ce n’est
pas l’aspect qui s’est imposé dans nos observations. Les médecins disposent d’ailleurs en
pareil cas du recours à l’urgence hospitalière.
- 146 -
L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
Les difficultés nous ont semblé particulièrement importantes pour les médecins qui prennent
en charge des populations en grande difficulté sociale. Dans ce cas, l’activité est beaucoup
plus aride. Même si l’ouverture est prudente, pas à pas, au rythme du patient, elle fait émerger
une souffrance vis-à-vis de laquelle les capacités du médecin à soutenir un travail
d’élaboration sont très limitées. Dans ce cas, maintenir une pratique ouverte à l’individu, audelà de son symptôme, constitue un enjeu symbolique mais cela implique à chaque fois, pour
le médecin, de faire face à l’inadaptation partielle de ce qu’il est en mesure d’apporter. La
souffrance du médecin est alors le prix de l’humanisation de la relation. Le déficit en matière
de moyens pour aborder cette question se traduit d’ailleurs par le fait qu’elle n’est quasiment
pas abordée dans les entretiens.
Lorsqu’elle est évoquée, la souffrance psychique des patients est généralement référée au
suivi des tableaux psychiatriques mais, même dans cette perspective plus balisée
techniquement, la prise de risque existe dès qu’il y a ouverture : la souffrance psychique du
patient impose au médecin un travail sur sa propre souffrance (33).
33. « Les psychiatriques, j’ai beaucoup de mal à les supporter. J’ai une vision très
pragmatique et en psychiatrie, il n’y a pas de solution. Et ça me fait mal au cœur de ne pas
leur apporter de solution. Donc il y a cette espèce de toute puissance médicale, qui est
certainement extrêmement dommageable pour le moral des médecins. Visiblement, si je
prenais les choses un peu plus cool, moins à cœur, avec plus de distance, plus d’élégance et
plus de facilité, je suis sûre que ça irait beaucoup mieux, et pour les patients et pour moi.
Simplement j’ai un travail personnel à faire là-dessus » (Médecin femme)
Enfin, l’ouverture impose sur une médecine lente. De ce fait, elle peut même devenir difficile
d’accès pour les patients pour de simples questions de débit. Il peut alors arriver que l’on ne
vienne plus voir le médecin pour les « petites choses ». Le ralentissement du rythme de travail
conduit alors à une médecine dont la rémunération est donnée comme sans rapport avec
l’importance de l’investissement (34, 35, 36, 37).
34. « Si je rapporte la pénibilité de mon travail, le temps que je passe à le faire et les
répercussions que ça a sur ma vie, je me dis quand même qu’il y a beaucoup de gens qui
auraient râlé depuis longtemps. Il est absolument certain que ça n’est pas à la hauteur. »
(Médecin homme)
35. « En soi, pour vivre, j’en ai assez. Vis-à-vis de ce que j’ai investi de ma vie en travail,
non. Ça, c’est clair.» (Médecin homme)
36. « Je suis en train de m'épuiser. Ça n'est que le sens que ça a pour moi qui rétablit la
balance. Autrement, la balance est complètement déséquilibrée. La rémunération : je suis
sous-payé. Je suis contraint de faire un métier pour lequel je n'ai pas été formé et qui me
demande des compétences… le plus dur, c'est la psychiatrie et les déficitaires. » (Médecin
homme)
37. « Ce n’est pas le salaire qui est insuffisant. C’est l’obligation d’aller chercher votre
salaire, au-delà d’un certain horaire. » (Médecin homme)
L’allongement de la durée du travail nécessaire pour maintenir un revenu suffisant participe
alors à l’envahissement de la vie personnelle. Même si ce type de pratique nous a été décrit
- 147 -
L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
comme comportant des perspectives professionnelles intéressantes, elle n’échappe donc pas
aux contradictions.
3. Sur le fil du rasoir entre « ouverture » et « fermeture »
Les deux styles que nous venons de décrire correspondent, d’une part, à des types de
médecins, qui, de façon nette, pratiquent soit l’un, soit l’autre, avec les risques qui viennent
d’être décrits dans chaque cas.
Pour d’autres médecins, le dilemme entre « ouverture » et « fermeture » de la consultation se
joue en temps réel, non comme un choix de principe, mais comme un compromis élaboré tant
bien que mal entre la connaissance que le médecin a du patient, la demande de celui-ci, le
temps disponible, l’état du médecin, etc. Il est probable qu’après un certain temps de cette
pratique, le médecin va être amené à faire un choix, le poussant plus nettement d’un côté ou
de l’autre. L’une des possibilités est un repli vers une « fermeture » des consultations : c’est la
plus simple, puisqu’elle ne nécessite aucune décision explicite. L’autre, le choix de faire une
médecine plus lente et plus ouverte à l’au-delà du symptôme, passera sans doute par un
complément de formation, un aménagement des horaires ou de la durée des consultations, et
l’acceptation explicite d’une diminution des revenus.
À l'issue de ce parcours nous avons observé des styles professionnels diversifiés mobilisant à
chaque fois des compétences spécifiques mais, avec dans tous les cas, une difficulté notable à
concilier un travail de bonne qualité, une rémunération correcte et un fonctionnement familial
satisfaisant. Notre analyse n'a pas prétention à la représentativité statistique. Dans chacun des
cas étudiés, nous avons rencontré un investissement personnel du médecin qui colorait la
situation d'une façon singulière.
Cependant, au-delà de cette singularité des styles personnels, l'analyse met en évidence des
contradictions et des dilemmes suffisamment récurrents pour que nous puissions les
considérer comme des caractéristiques objectives de la situation des médecins. Certains vivent
cette situation de façon plus ou moins dramatique alors que d'autres développent des
stratégies qui leur permettent de se défendre contre leur souffrance au travail mais tous sont
confrontés à des contradictions et à des dilemmes de même nature comme l’a montré leur
engagement dans le travail d’analyse que nous avons mené ensemble.
- 148 -
L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
Chapitre 9
Pistes d’action
Notre diagnostic général pourrait être résumé comme suit :
● Les médecins doivent faire un compromis entre leur revenu cible, leur temps de travail, la
durée moyenne des consultations, leur style (entre fermeture et ouverture), le tout dans un
cadre marqué par l’organisation du cabinet.
● Un ensemble de charges annexes (administration) vient rendre plus difficile la construction
du compromis.
● Suivant le point d’équilibre que construit chaque médecin, les formes de souffrance, qui
peuvent conduire au burn-out, sont différentes. L’idée d’ « un malaise des médecins » doit
être déclinée en plusieurs variantes, pour lesquelles les formes d’action ne sont pas les
mêmes. Ces différences sont une des difficultés du débat collectif, qu’il est pourtant essentiel
de réactiver.
● La différence de styles entre médecins sont difficiles à gérer entre médecins d’un même
cabinet, ou entre un médecin et son remplaçant.
● Il n’est pas certain que les différents « styles » de médecins soient également représentés
dans les instances syndicales et professionnelles. Par ailleurs, une partie de l’expression du
malaise des médecins portée collectivement constitue plus une défense, qu’une description
des dilemmes avec lesquels ils se débattent dans leur activité quotidienne.
Dans ces conditions, les actions susceptibles de diminuer les difficultés exprimées par les
médecins ne relèvent évidemment pas d’un seul registre. Elles ne sont pas non plus purement
techniques, le débat autour de ces résultats et de ces propositions étant une des
composantes essentielles de l’approche proposée.
Les pistes d’action qui peuvent être mises en débat sont de plusieurs types :
● Des alternatives au fonctionnement libéral, ou des aménagements de celui-ci.
● Le traitement de difficultés technico-administratives qui diminuent les marges de manœuvre
des médecins
● L’organisation des remplacements et des installations
● La réactivation du débat collectif, pour favoriser l’émergence de répertoires de règles de
métier partagées
● L’offre de formation.
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L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
1. Aménager le fonctionnement libéral
La proportionnalité entre le revenu et le nombre de consultations, indépendamment de la
durée de celles-ci et de leur difficulté est une des sources directes des difficultés rencontrées
par les médecins. Or, le fonctionnement libéral est tellement constitutif de l’organisation de la
médecine générale en France qu’il semble peu susceptible d’être remis en cause.
Les difficultés rencontrées appellent cependant une réflexion sur des aménagements
possibles, qu’il appartient aux organisations professionnelles d’évaluer :
-
la possibilité de salarier un médecin (a priori remplaçant), en complément des
médecins libéraux dans un cabinet, par exemple pour assurer un renforcement
pendant les heures de pointe ou en période d’épidémie
la reprise de vrais débats sur le système du médecin référent, qui donne satisfaction
à ceux qui l’utilisent, et est décrié par les autres médecins
de la même façon, une véritable discussion collective sur les avantages et
inconvénients du secteur 2
le développement de systèmes de gardes de jour, type « SOS médecins », y
compris en zone rurale
la renaissance de dispensaires, avec des médecins salariés, dans certaines zones ou
pour les besoins de certaines populations.
2. Diminuer le poids de certaines difficultés
Compte tenu du caractère très serré des compromis que doivent faire les médecins, tout
allègement des contraintes techniques et administratives serait bon à prendre et augmenterait
les marges de manoeuvre.
2.1. Des conseils compétents
Il serait utile que les médecins puissent disposer de conseil compétent dans différents
domaines :
-
-
prioritairement, l’informatique : les dégâts causés par des fournisseurs
incompétents ou malhonnêtes sont considérables, et l’on pourrait imaginer la
possibilité pour les médecins de trouver une expertise sérieuse auprès de leurs
organisations professionnelles
une assistance à la rédaction des contrats d’association, pour faciliter la
coexistence sans conflit de styles différents dans un même cabinet
une aide à l’aménagement architectural : l’existence, par exemple, d’un bureau de
plus que l’effectif de médecins (dans les grands cabinets) introduit des souplesses
importantes (un remplaçant pouvant consulter en parallèle en cas de débordement).
- 150 -
L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
Les collectivités locales qui veulent favoriser l’installation de médecins en mettant des locaux
à disposition devraient être conseillées par les organisations professionnelles : l’installation
d’un seul médecin est à proscrire, l’installation minimale est de deux. L’aménagement
architectural intérieur pourrait faire l’objet d’un cahier des charges de base. Ce soutien des
collectivités territoriales devrait être recherché de façon prioritaire :
- pour les généralistes en zone rurale
- pour les spécialités déficitaires, dont la liste est parfaitement identifiée.
2.2. Diminuer les conflits administratifs
L’une des difficultés qui pèsent sur les médecins réside dans les conflits avec les caisses, la
COTOREP, etc. Il s’agit d’une situation typique de conflit de prescriptions, très fréquente
dans l’industrie et les services. Le fait que chacun des acteurs ne connaisse pas assez les
contraintes de l’autre conduit à des malentendus et des blocages, là où un dialogue direct est
susceptible de révéler des solutions acceptables. Il semble indispensable que les organisations
professionnelles organisent des missions de négociation avec les institutions concernées, sur
la base d’exemples très concrets, pour définir en commun les simplifications ou arrangements
qui s’imposent. Un certain nombre de procédures sont sans doute susceptibles d’une
renégociation, l’enjeu pour la santé des médecins n’étant pas mince.
D’autre part, un médecin en conflit avec une administration devrait pouvoir, de façon simple
et rapide, trouver une assistance auprès de ses organisations professionnelles.
3. Favoriser les remplacements et les installations
Il est frappant de constater que la mise en relation d’un cabinet et d’un remplaçant est
largement artisanale : les médecins maîtres de stages et les laboratoires médicaux jouent un
rôle d’intermédiaires pour faire se rencontrer l’offre et la demande.
Une organisation formelle d’une « bourse aux remplacements » serait certainement utile. Elle
doit tenir compte du fait que tous les médecins n’ont pas les mêmes styles, et que ce ne sont
sans doute pas les mêmes remplaçants qui ont envie de remplacer un médecin à 5500 actes ou
un médecin à 7800.
Par ailleurs, les médecins qui se font remplacer doivent renoncer à espérer que le remplaçant
ait le même style qu’eux. Les horaires qu’acceptent certains médecins installés ne sont pas
tolérés par la plupart des remplaçants. Le discours « on ne trouve plus de remplaçants »
devrait probablement être nuancé : « on ne trouve plus de remplaçants qui acceptent ce que
nous acceptons » serait sans doute plus juste.
Concernant les installations, il serait utile que les jeunes médecins puissent trouver auprès de
leurs organisations professionnelles un conseil structuré, portant sur l’ensemble des
dimensions qui doivent être gérées lors d’une installation.
- 151 -
L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
4. L’instauration d’un débat sur les pratiques
La solitude de chaque médecin face aux compromis complexes qu’il doit construire entre
rémunération, temps de travail, et style de médecine, est un élément déterminant de la
souffrance et des risques pour la santé.
Il apparaît indispensable de réactiver des débats professionnels sur l’organisation de la
pratique. Ceux-ci, cependant, ne peuvent pas avoir pour objectif d’arriver à un consensus
général, tant la différence est grande entre les médecins les plus « quantitativistes » et les
médecins les plus « qualitativistes ». Mais il semble possible de dégager une gamme de règles
professionnelles partagées, de manières de faire communes, qui éviteraient à chacun de devoir
partir de rien dans la construction de son équilibre professionnel, et qui limiteraient le fait que
les patients fassent le chantage (effectif ou supposé) au changement de médecin.
Les thèmes suivants, par exemple, semblent à discuter :
- les critères médicaux (et non commerciaux) qui conduisent à accepter une
demande de consultation le soir dans un planning déjà saturé. Il est évident que
certains médecins ont besoin de l’aide du collectif pour arriver à dire « non » ;
- l’attitude face aux demandes excessives ou à des styles irritants de la part des
patients ;
- le niveau d’auto-médication souhaitable en pédiatrie, ou pour certaines épidémies
(grippe), et les messages pédagogiques qui peuvent être adressés aux parents et aux
patients pour qu’ils limitent leur consommation médicale ;
- l’organisation des secrétariats et de la prise de rendez-vous ;
- les expériences de consultations programmées avec une durée différente de 15 mn,
et les « astuces » de gestion du temps (durées programmées variables suivant les
heures de la journée, par exemple) ;
- l’opportunité d’ « assistants » dans le domaine de la prévention, de l’éducation
sanitaire.
Sur un plan plus médical, il serait aussi souhaitable qu’il se dégage des repères professionnels
par rapport aux polypathologies et aux incompatibilités entre les prescriptions des différents
spécialistes, notamment dans le domaine de la gériatrie et de la diabétologie.
5. L’offre de formation
En formation initiale, il serait utile de mieux préparer les jeunes médecins aux dimensions les
plus pratiques de l’exercice professionnel : installation, contrats d’association, gestion,
administration.
Sur le plan médical, il semble nécessaire de renforcer leur préparation dans les domaines :
- de la psychopathologie, des conjugopathies,
- de la clinique psycho-sociale, des pathologies de la désinsertion sociale
- des pathologies professionnelles.
En formation continue, il serait souhaitable de permettre aux médecins qui le souhaitent d’être
mieux armés par rapport aux mêmes domaines. La difficulté est que suivre une formation
suppose de dégager du temps dans un emploi du temps déjà difficile à gérer. La mise en place
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L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
de formations rémunérées est certainement une étape nécessaire pour permettre aux médecins
d’être mieux armés pour dégager ensuite des marges de manœuvre plus satisfaisantes.
6. Le débat sur cette recherche
La recherche qui a été conduite à l’initiative de l’URML Poitou-Charentes montre que des
médecins sont en difficulté pour estimer leur propre travail, son utilité, sa qualité, dans un
contexte très contraint et dans un isolement souvent extrême.
Le présent rapport devrait contribuer à permettre l’organisation de débats autour des constats
et des interprétations qu’il propose. Il est important que les médecins qui le liront ne restent
pas seuls avec leurs réactions, leurs désaccords, ou au contraire leur sentiment que certains
passages sonnent juste. Pour qu’il puisse jouer un rôle positif par rapport à la santé des
médecins, il est déterminant qu’il soit débattu collectivement.
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L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
Table des matières
Chapitre 1............................................................................................................. 1
Introduction ......................................................................................................... 1
Structure du rapport de recherche .......................................................................................... 3
Chapitre 2............................................................................................................. 5
Quelques constats d’observation........................................................................ 5
1.
2.
Les visites....................................................................................................................... 5
Les consultations............................................................................................................ 6
2.1. La durée moyenne des consultations.......................................................................................................6
2.2. Les urgences............................................................................................................................................9
2.3. Le téléphone ..........................................................................................................................................10
2.4. Les charges administratives ..................................................................................................................10
3.
4.
Quelques particularités de la mobilisation ................................................................... 11
Eléments de la situation de travail ............................................................................... 12
4.1. L’informatique ......................................................................................................................................12
4.2. Le secrétariat .........................................................................................................................................13
4.3. Les visiteurs des laboratoires ................................................................................................................13
5.
La charge de travail...................................................................................................... 13
5.1. La régulation de la charge .....................................................................................................................14
5.2. La demande des patients .......................................................................................................................15
5.3. La deuxième demande...........................................................................................................................19
6.
7.
La charge et sa rémunération ....................................................................................... 19
La qualité du travail ..................................................................................................... 22
7.1. Des approches différentes de la santé et de la médecine .......................................................................22
7.2. La boîte de Pandore...............................................................................................................................22
7.3. Les pathologies professionnelles...........................................................................................................23
8.
Conclusions provisoires ............................................................................................... 25
Chapitre 3........................................................................................................... 27
La parole des médecins sur leur charge .......................................................... 27
La quantité, le temps, la charge. ...................................................................... 28
1.
La charge de travail...................................................................................................... 28
1.1. L’évaluation globale..............................................................................................................................28
1.2. Les visites..............................................................................................................................................29
1.2.1. La pénibilité des visites............................................................................................................29
1.2.2. La persistance des visites ..........................................................................................................30
1.3. Les gardes .............................................................................................................................................30
1.3.1. La diminution des gardes. .........................................................................................................31
1.3.2. Le plaisir du travail en garde.....................................................................................................32
1.3.3. Le stress de la garde ..................................................................................................................33
1.3.4. Les troubles du sommeil, la fatigue de la garde ........................................................................34
1.4. Les consultations...................................................................................................................................35
1.4.1. L’intensité de la mobilisation....................................................................................................35
1.4.2. Le vieillissement de la population, les polypathologies............................................................35
1.4.3. Le mal être des patients.............................................................................................................36
1.4.4. La moindre disponibilité des spécialistes..................................................................................36
1.4.5. Le téléphone..............................................................................................................................37
1.4.6. Le départ des confrères non remplacés. ....................................................................................37
1.5. Le travail administratif ..........................................................................................................................37
1.5.1. La gestion des dossiers, les certificats.......................................................................................38
1.5.2. La gestion du cabinet ................................................................................................................41
1.5.3. Le traitement des contestations .................................................................................................42
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L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
1.6. L’informatique ...................................................................................................................................... 44
1.6.1. Rapport positif à l’informatisation............................................................................................ 44
1.6.2. Les coûts de l’informatisation................................................................................................... 45
1.7. L’évaluation et le maintien des compétences (lecture, formation)........................................................ 46
1.8. L’arrière-fond des 35 heures. ................................................................................................................ 47
2.
Réflexions concernant la surcharge des médecins .......................................................48
2.1. Premier débat : « C’est la contrepartie normale d’un travail intéressant »............................................ 48
2.1.1. « Regardez les cadres, regardez les médecins hospitaliers » .................................................... 48
2.1.2. Quelques particularités de la mobilisation ............................................................................... 49
2.2. Deuxième débat : « C’est parce qu’ils le veulent bien » ....................................................................... 52
2.2.1. « Ce sont des choix personnels » .............................................................................................. 52
2.2.2. Réguler l’heure de sortie ? ........................................................................................................ 53
2.2.3. Réduire le volume de la clientèle ? ........................................................................................... 53
2.2.4. Augmenter la durée des consultations ?.................................................................................... 54
2.2.5. Reporter au lendemain ? ........................................................................................................... 55
2.2.6. Orienter sur un confrère ? ......................................................................................................... 56
2.2.7. Au bout du compte, un sentiment d’étouffement largement partagé ........................................ 57
Chapitre 4........................................................................................................... 59
Les effets sur la santé et sur la vie personnelle............................................... 59
1.
2.
Effets sur la santé..........................................................................................................59
L’envahissement de la vie personnelle.........................................................................62
2.1. Les loisirs.............................................................................................................................................. 62
2.2. Effets sur les relations de couple........................................................................................................... 63
2.3. Les effets sur les enfants ....................................................................................................................... 65
2.4. L’articulation des différentes dimensions : deux exemples .................................................................. 68
2.5. Le regard des jeunes.............................................................................................................................. 71
Chapitre 5........................................................................................................... 73
Les exigences des patients................................................................................. 73
1.
Le discours spontané sur les exigences des patients.....................................................73
1.1. Les exigences en termes de disponibilité .............................................................................................. 73
1.2. Les exigences en termes de contenu de la prise en charge.................................................................... 78
2.
Réflexions des médecins au sujet de l’évolution des demandes des patients...............80
2.1. Derrière l’exigence de disponibilité, l’inquiétude et l’isolement .......................................................... 80
2.2. Des demandes d’examens ou de traitements pas forcément illégitimes................................................ 81
2.3. Non pas les patients en général mais des groupes particuliers.............................................................. 82
2.4. Pas mes patients, ceux des autres.......................................................................................................... 83
3.
4.
L’impact des clients exigeants en matière de prise en charge : le doute. .....................85
Conclusion ....................................................................................................................88
Chapitre 6........................................................................................................... 89
L’évaluation de leur activité par les médecins ............................................... 89
1.
Le volet médical : objectifs ..........................................................................................89
1.1. Avant tout, dépister, diagnostiquer ....................................................................................................... 89
1.2. Prescrire ................................................................................................................................................ 91
1.3. Coordonner les interventions ................................................................................................................ 92
1.4. Prévenir................................................................................................................................................. 92
2.
Le volet medical : évaluation et obstacles ....................................................................93
2.1. La surcharge.......................................................................................................................................... 94
2.2. Le maquis des interférences médicamenteuses..................................................................................... 96
2.3. Les incohérences du système de soin.................................................................................................... 98
2.4. Le manque ou la perte de compétences............................................................................................... 100
2.5. L’inquiétude : passer à côté ................................................................................................................ 101
2.6. Le sentiment d’impuissance................................................................................................................ 104
3.
Le volet psychosocial : objectifs ................................................................................107
3.1. L’écoute .............................................................................................................................................. 107
3.2. L’assistance à l’élaboration................................................................................................................. 109
4.
Le volet psychosocial : évaluation et obstacles ..........................................................110
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L’épuisement professionnel des médecins généralistes – Rapport URML Poitou-Charentes 2004
4.1. La surcharge ........................................................................................................................................110
4.2. L’absence de formation.......................................................................................................................112
4.3. Le manque de référents .......................................................................................................................113
4.4. L’inquiétude ........................................................................................................................................114
5.
Evaluation globale...................................................................................................... 115
Chapitre 7......................................................................................................... 117
Reconnaissance et identité .............................................................................. 117
1.
Le soutien du collectif................................................................................................ 117
1.1. Organisation de la profession et convivialité ......................................................................................117
1.2. Un déficit de discussions sur la pratique .............................................................................................118
1.3. Les avantages du cabinet de groupe… ................................................................................................121
1.4. ...mais aussi les difficultés...................................................................................................................121
2.
Les patients comme instance de reconnaissance........................................................ 124
2.1. Fragilité des critères de reconnaissance ..............................................................................................124
2.2. La relation affective ............................................................................................................................126
2.2.1. Une ressource : l’engagement personnel, la résonance avec sa propre histoire ......................127
2.2.2. La relation comme principale source de plaisir.......................................................................128
2.2.3. La base de la relation : donner ................................................................................................130
2.2.4. Commentaire...........................................................................................................................131
Chapitre 8......................................................................................................... 133
Produire du lien, produire de l’autonomie ................................................... 133
1.
Le travail du lien ........................................................................................................ 133
1.1. La considération, l'attachement, la dette .............................................................................................134
1.2. Avantages de cette orientation ............................................................................................................135
1.3. Impasses ..............................................................................................................................................136
1.3.1. La routine et l’ennui. ...............................................................................................................136
1.3.2. Déceptions et désillusions .......................................................................................................137
1.4. Les stratégies de défense contre la souffrance.....................................................................................139
2.
Une alternative : le travail de l'autonomie ................................................................. 142
2.1. Un autre travail de liaison ...................................................................................................................142
2.2. Avantages............................................................................................................................................143
2.2.1. Un autre vécu des ruptures......................................................................................................143
2.2.2. Reconnaissance des patients et travail sur soi .........................................................................144
2.2.3. La surprise et le plaisir au travail ............................................................................................145
2.3. Impasses et risques..............................................................................................................................146
3.
Sur le fil du rasoir entre « ouverture » et « fermeture »............................................. 148
Chapitre 9......................................................................................................... 149
Pistes d’action .................................................................................................. 149
1.
2.
Aménager le fonctionnement libéral.......................................................................... 150
Diminuer le poids de certaines difficultés.................................................................. 150
2.1. Des conseils compétents......................................................................................................................150
2.2. Diminuer les conflits administratifs ....................................................................................................151
3.
4.
5.
6.
Favoriser les remplacements et les installations ........................................................ 151
L’instauration d’un débat sur les pratiques ................................................................ 152
L’offre de formation................................................................................................... 152
Le débat sur cette recherche....................................................................................... 153
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