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Meige MEP 1-82:Meige MEP - chap 1 a 4 11/04/08 15:14 Page 3 ÉTIENNE BRUHL Accident à la Meije PRÉFACE D’ANNE SAUVY HOËBEKE Meige MEP 1-82:Meige MEP - chap 1 a 4 11/04/08 15:14 Page 4 © 1995 Éditions Hoëbeke, Paris ISBN : 9782-84230-323-5 ISSN : 1255-104X Tous droits réservés. La loi du 11 mars 1957 interdit les copies ou les reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle de cet ouvrage, faite par quelque procédé que ce soit – photographie, photocopie, microfilm, bande magnétique, disque ou autre – sans le consentement de l’auteur et de l’éditeur, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du code pénal. Meige MEP 1-82:Meige MEP - chap 1 a 4 11/04/08 15:14 Page 5 Préface Si l’on accordait à un naufragé, selon une formule classique, de bénéficier sur son île d’une bibliothèque composée de dix livres – en posant le postulat, incongru en l’occurrence, qu’il s’agirait de livres de montagne – il faudrait assurément que, dans le lot, figurent les deux ouvrages que nous a laissés Étienne Bruhl. Étienne Bruhl eut le génie de la littérature alpine. Meilleur même, à mon sens, que Samivel, plus entraînant, plus vivant, plus sensible, plus proche de la réalité humaine, il est totalement oublié, sauf de quelques « fans » au rang desquels on aura deviné que je me range. Il n’écrivait pas pour lui-même, pour sa gloire, pour l’orgueil d’une phraséologie, mais parce qu’il avait quelque chose de captivant à raconter, qu’il savait le faire et qu’il croyait à ses personnages, remarquablement inventés et saisis. En cela, et en bien d’autres aspects, il est un excellent écrivain. On voudrait pouvoir ajouter qu’il fut un être d’exception, un héros romantique, une gloire renommée de l’alpinisme international. Il n’en est rien. Étienne Bruhl fut un homme effacé et modeste, qui vécut de sa passion pour la montagne, sans chercher autrement à faire parler de lui. Il était né le 20 octobre 1898 dans une famille aisée et cultivée, qui comporta cinq enfants, dont quatre filles et lui-même. Dès l’âge de dix-huit ans, il fut mobilisé, partit au front et fut 5 Meige MEP 1-82:Meige MEP - chap 1 a 4 11/04/08 15:14 Page 6 un rescapé du tragique « Chemin des Dames ». Reçu à l’École centrale, il abandonna des études scientifiques, qu’il aimait, afin d’aider son père, qui requérait son assistance dans une entreprise familiale de perles et de pierres précieuses, qu’il eut ensuite à gérer avec un de ses cousins. Comment vint-il à l’alpinisme? Nul ne le sait – et l’historien mesure la vanité de la recherche historique en constatant combien il peut être difficile de cerner les contours d’une vie qui, chronologiquement, est si proche. Mais ce qui est certain, c’est que la montagne prit une grande place dans son existence, comme ce fut le cas pour nombre de jeunes gens qui, revenus d’une guerre où ils avaient frôlé la mort, cherchèrent, en prenant le chemin des cimes, une évasion hors du monde banal et corrompu qu’ils retrouvaient. Dès la première décennie du G.H.M.1, il figura parmi les membres actifs, ce qui signifie qu’il avait accompli des courses de bon niveau dans le début des années vingt. Les annuaires du G.H.M. nous apprennent qu’il fit, par exemple, le 13 août 1927, la première ascension des pointes 3 505 et 3 455 sur l’arête de la Noire, avec Armand Couttet et Raymond Claret-Tournier. Le 20 août de la même année, il réalisait la deuxième ascension de l’arête nord du Clocher de Planpraz, en compagnie de Micheline Morin et de Pierre Langlois, tous deux du G.H.M. et amateurs. Une semaine plus tard, le 27 août, avec les mêmes, il gravissait la Meije, qui devait plus tard inspirer le roman que nous présentons, par l’arête de la Brèche dont c’était la septième ascension. Et le 2 septembre 1928, il faisait partie de la cordée qui réalisa la première ascension d’une voie devenue depuis une grande classique: l’arête sud du Moine. 1. Groupe de Haute Montagne. Cette association fut fondée de façon informelle en 1919 par des grimpeurs tels que Tom et Jacques de Lépiney, Henri de Ségogne, Jean Morin et Étienne Jérôme, tous fort bons alpinistes qui souvent marchaient en amateurs. Ce ne fut qu’en 1936 que le G.H.M. fut l’objet d’une déclaration officielle le classant dans les associations régies par la loi de 1901. Mais dès 1926, le G.H.M. fit paraître un annuaire et il reprit à partir de 1932 la revue Alpinisme, fondée en 1926 par le Club académique français d’alpinisme, revue qui disparut en 1955, ou plutôt se confondit avec La Montagne, éditée par le Club Alpin Français. Étienne Bruhl fit activement partie de ces deux groupes et fut membre du comité de direction du C.A.F. en 1933, trésorier du C.A.F. en 1934, trésorier de l’expédition au Hidden Peak la même année. 6 Meige MEP 1-82:Meige MEP - chap 1 a 4 11/04/08 15:14 Page 7 Un bon grimpeur, donc, sans être des meilleurs, mais qui ne laissa à ses compagnons d’alors que le souvenir d’un homme effacé. Il ne faisait pas partie des « ténors » de cette fascinante époque, et sa vie semble surtout avoir été marquée par la montagne et par une grande passion, platonique, sans retour comme sans espoir, dont l’objet était, précisément, l’alpiniste Micheline Morin, citée plus haut. Les témoins de cette période, ceux du moins qui sont encore là pour l’évoquer, ou ceux qui l’étaient il y a peu de temps encore, ne peuvent séparer le souvenir d’Étienne Bruhl de cet amour, évident aux yeux de tous, total, empreint de pureté et d’absolu, que l’intéressée n’encourageait aucunement mais qui dura et perdura au fil des ans. L’un et l’autre n’avaient rien d’ailleurs des traditionnels héros de roman. Étienne Bruhl était plutôt petit, large, malaisé de tenue et d’apparence. Quant à Micheline Morin, elle a laissé à ses contemporaines l’image d’une femme point trop belle, féministe et non pas féminine, mais douée d’une grande intelligence, de qualités musicales, et elle aussi passionnée de montagne. Micheline Morin était la sœur d’un grimpeur de renom, Jean Morin, qui épousa une alpiniste anglaise fameuse de l’époque, Nea Barnard, plus connue par la suite sous son nom de Nea Morin. Micheline publia en 1936 Encordées, célèbre manifeste français de l’alpinisme féminin. Elle épousa, plus tardivement, un autre grimpeur du G.H.M., Gérard Blachère, mais ce mariage dura peu. Micheline Morin mourut en 1972, et Étienne Bruhl qui était, lui, resté célibataire, le 8 février1973, d’une hémorragie cérébrale. Il nous a semblé qu’il était juste de sauver de l’oubli qui s’abat et qui risque bientôt d’être total, le souvenir de ces personnages marquants et d’un amour caractérisé par une fidélité si passionnée et si pure qu’il en fut exemplaire. Dans l’après-guerre, en tout cas dans les années cinquante, il semble qu’Étienne Bruhl ait arrêté la montagne1, mais il continua 1. En 1949, il fréquentait encore les refuges, sans doute pour accomplir des courses, comme en témoigne son article Trois jeunes filles nues, paru dans La Montagne, qui dénonce le manque de préparation et d’équipement de certains touristes. 7 Meige MEP 1-82:Meige MEP - chap 1 a 4 11/04/08 15:14 Page 8 de grimper à Bleau, au Cuvier notamment, lors de l’héroïque époque du train de Bois-le-Roi, avec un groupe d’amis du G.H.M. : Étienne Jérôme, Lucien Devies, Jacques et Karin Tessier du Cros, André Vialatte et Micheline Morin. Son entreprise de perles ayant périclité, il donna vers la fin de sa vie des leçons de mathématiques. Mais en dehors de sa vie personnelle, déjà embrumée d’ombre1, Étienne Bruhl fut principalement un auteur, d’un talent, d’une sensibilité et même d’un humour peu communs, comme en témoigne la tragédie Joseph, pastiche de Racine, qui fut représentée au restaurant du Bœuf à la Mode, le 10 mars 1931, à l’issue du dîner annuel du G.H.M. La distribution tenait en trois personnages : Robert Tézenas du Montcel 2 dans le rôle de Lui, Mme Jean Guillemin3 dans celui de Elle, et Étienne Bruhl dans le rôle de Joseph, le guide. Il dut se livrer, d’ailleurs, à d’autres jeux littéraires, car sa famille se souvient du poème qu’il fit réciter, dans la maison de campagne familiale du Vésinet, pour les trente ans de la bicyclette de sa mère, ou du livret d’une opérette mythologique, Atalante, qui fut jouée à la radio sur une musique de Maurice Franck. Dans le domaine alpin, Étienne Bruhl nous a donné quatre types de textes : des documents d’actualité, des pastiches, des nouvelles et un roman4. Parmi les documents d’actualité, parus dans des revues alpines, il faut noter, en 1931, une enquête lancée par Étienne Bruhl auprès de ses compagnons du G.H.M. et que reproduisit Alpinisme. Le thème en était double : « Quelles sont les trois 1. Il est choquant de constater que le C.A.F. ne lui consacra pas la moindre petite notice nécrologique après sa mort. 2. Auteur de Ce monde qui n’est pas le nôtre (Gallimard, 1965), où il décrit admirablement ce que fut la montagne pour les hommes de sa génération, Robert Tézenas du Montcel devint également membre du G.H.M. dans les années vingt. 3. Mme Jean Guillemin, qui ne semble pas avoir fait partie du G.H.M., a laissé dans les anciens milieux alpins le souvenir d’une femme tout à la fois très belle et très simple. Elle périt de façon tragique, en se noyant à Biarritz. 4. Les Contes paraboliques, annoncés dans Variantes comme étant « en préparation », n’ont jamais été publiés et ne concernaient d’ailleurs pas la montagne. 8 Meige MEP 1-82:Meige MEP - chap 1 a 4 11/04/08 15:14 Page 9 premières courses que vous feriez faire à un débutant ? » et « Quelles sont les trois courses que vous voudriez avoir faites ? ». Étienne Bruhl exposa les réponses, nombreuses et variées, et en tira les conclusions. Mais il faut surtout relever les prises de position dont il se fit le champion dans une controverse sévère qui l’opposa à Lucien Devies, à propos de la naissance des cotations, sujet qui de nos jours encore reste brûlant. On en retrouve principalement trace dans la revue La Montagne en 1936. Étienne Bruhl pressentait les excès et les travers qui pouvaient naître d’une classification en degrés et dénonçait le fait que les conditions de neige ou de verglas étaient susceptibles de transformer si totalement un passage qu’une cotation avait une valeur plus qu’approximative. Pour lui, la montagne devait rester belle et sauvage, sans être asservie à une sujétion de degrés. Dans les lignes qu’il écrivit en mars 1936 à Pierre Dalloz, rédacteur en chef de La Montagne, il ouvrait le fond de son cœur : « Si nous pratiquons l’alpinisme, n’est-ce pas au premier chef parce que c’est là le seul domaine où nous pouvons échapper, de temps à autre, aux petites mesquineries de la vie moderne ? Accepterons-nous que ces mesquineries soient introduites dans notre île de salut, et cela par la volonté d’une infime minorité ? » Nous avons lutté côte à côte, mon cher Dalloz, contre le téléphérique de la Meije, contre les refuges trop élevés qui sont susceptibles de défigurer les grandes courses, contre toutes les manifestations en haute montagne du soi-disant progrès. Nous nous opposerons de même, et de toutes nos forces, à ce nouveau sous-produit de la civilisation, à cet américanisme qu’est la graduation des difficultés. L’alpinisme est une chose trop belle pour qu’on y touche. » En décembre, sous le titre Encore les degrés, il s’en prenait vertement à Lucien Devies qui était entré dans le débat en juin, de façon assez sèche il faut le dire, revendiquant le droit de passer « du vague au défini » et acceptant les risques dénoncés de probable compétition. Étienne Bruhl s’engageait plus encore dans la position adverse et ne se montrait pas spécialement tendre : 9 Meige MEP 1-82:Meige MEP - chap 1 a 4 11/04/08 15:14 Page 10 « Ce qui me surprend, disait-il à Devies, c’est que le garçon si fin et si cultivé que vous êtes se soit laissé séduire par ce vocabulaire transcendant, cette pseudo-mathématique qui prétend enfermer dans des équations de pacotille les impondérables de la nature humaine… Ces théorèmes nous prouvent que, tout comme il y a de nouveaux riches, il existe aussi de nouveaux intellectuels. Dans des ordres différents les symptômes sont les mêmes : on fait un étalage intempestif d’une fortune ou d’une instruction mal assimilée… » Etc. Le débat tout entier mériterait d’être réédité, mais cela dépasse notre propos. Sur un autre plan, Étienne Bruhl fut donc aussi l’auteur de pastiches au nombre desquels figurent l’excellent Joseph et une série intitulée Un récit de course, qui se réfère à des écrivains modernes tels que Colette, Gide, Claudel, Mauriac, Sartre, Valéry, Hemingway et autres Peter Cheyney1. Les nouvelles qu’il écrivit sont au nombre de neuf, toutes de haute qualité. Sept d’entre elles parurent en 1951 dans un livre intitulé Variantes, mais deux autres, Un grand match (illustré par Samivel) et Une histoire de revenant, non reprises dans le recueil, ont été publiées dans la revue Alpinisme, respectivement en 1930 et 1938. Le roman enfin, Accident à la Meije, date de 1946 et il aurait été imaginé en bonne partie durant la captivité d’Étienne Bruhl qui, mobilisé en 1939, fut fait prisonnier en 1940 et trouva certainement, dans sa conception et sa construction, une forme d’évasion lui permettant de rejoindre en pensée la montagne. Il s’agit d’un roman policier, d’excellente facture. L’Agatha Christie de la littérature alpine en quelque sorte. On pourrait croire que la montagne, lieu de meurtres faciles, s’il en est, était faite pour inspirer une quantité de chefs-d’œuvre en ce domaine. Or ce n’est pas le cas, car s’il faut un rare talent 1. Ces pastiches ont été publiés à la fin du volume des Variantes, éd. Hoëbeke. 10 Meige MEP 1-82:Meige MEP - chap 1 a 4 11/04/08 15:14 Page 11 pour concevoir une intrigue intelligente, il faut aussi parfaitement connaître la montagne pour savoir l’utiliser. Même les Anglais, maîtres en la matière, n’ont guère réussi à allier ces deux données, si l’on excepte peut-être le Running Water d’A.E.W. Mason, qui n’a pas loin de cent ans. En France, il n’y eut d’appréciable que le Meurtre au sommet de José Giovanni, série noire de facture classique, et il y eut surtout Accident à la Meije ! Le tort des préfaces, ou des « quatrièmes de couverture », est souvent de déflorer l’histoire qu’elles sont censées présenter. Gardons-nous de ce travers… Mais disons du moins que l’intrigue est habile et qu’elle tient le lecteur en haleine dans une surprenante suite d’événements et de rebondissements inattendus. Elle progresse avec subtilité, un indice s’ajoutant à l’autre ou venant, parfois, brouiller les pistes. Ce texte a cinquante ans, mais il n’a pas vieilli car il est plein d’une ingéniosité indémodable. Certes, les personnages grimpent avec des cordes de chanvre, ils portent la cravate sous leurs « vestes-tempête » et utilisent des chaussures à clous et des lanternes à bougies… Mais cela ne fait aujourd’hui qu’ajouter un charme désuet aux aventures dont ils sont l’objet, de même que le côté un peu figé des relations sentimentales reflète son époque et surtout, sans nul doute, les propres tourments et incertitudes qu’éprouva l’auteur face à son impossible amour. Le style est bon, la langue fluide. De nombreux dialogues, très vivants, ajoutent de l’intérêt au récit. L’auteur a utilisé la première personne du singulier tout au long de l’ouvrage : exercice périlleux qui est souvent le fait d’écrivains inaptes à prendre un recul par rapport à eux-mêmes. Mais lorsqu’elle est employée judicieusement, cette première personne peut servir l’action, ce qui est le cas dans Accident à la Meije. En effet, elle entraîne le lecteur dans le regard unique de l’un des personnages, qui ne voit que ce que l’auteur veut bien lui donner à voir et reçoit les événements tels qu’ils se présentent à ses seuls yeux. Touchant, gauche, naïf même, Philippe Chatel est le docteur Watson de ce roman dont Ludovic Fournier est le Sherlock Holmes, mais un docteur Watson qui ressemble aussi à l’Ingénu de Voltaire et avec lequel Étienne Bruhl tend à se confondre. Il n’est pas indifférent qu’il 11 Meige MEP 1-82:Meige MEP - chap 1 a 4 11/04/08 15:14 Page 12 ait réutilisé le nom de Philippe Chatel dans Daniel Couture, une des nouvelles de Variantes, qui est également écrite à la première personne. Avant de laisser le lecteur à sa découverte et à ses surprises, je voudrais ajouter une anecdote personnelle : j’ai une fois dans ma vie rencontré Étienne Bruhl. Comme j’étais une petite jeune fille timide et qu’il était un vieux monsieur timide, la rencontre n’eut rien d’explosif. Surmontant mon appréhension, je l’abordai pour lui dire que j’adorais ses livres et qu’il devrait en écrire d’autres. Il me remercia avec une gentillesse embarrassée et m’expliqua que le travail demandé par le mécanisme d’horlogerie qui sous-tend l’intrigue d’Accident à la Meije avait été si ardu qu’il n’envisageait pas de recommencer l’expérience. Sans doute balbutiai-je que c’était grand dommage. Mais quoi ? L’affaire en resta là et je pense qu’il ne se douta jamais de la profonde admiration que je lui vouais. Il m’est d’autant plus agréable d’être, d’une certaine façon, associée à la réédition de ce livre qui va pouvoir enfin séduire de nouveaux lecteurs. Anne Sauvy Meige MEP 1-82:Meige MEP - chap 1 a 4 11/04/08 15:14 Page 13 Première partie Meige MEP 1-82:Meige MEP - chap 1 a 4 11/04/08 15:14 Page 14 Meige MEP 1-82:Meige MEP - chap 1 a 4 11/04/08 15:14 Page 15 1 À la recherche du beau temps La caravane de secours, c’est la bête noire des alpinistes. Une ascension est déjà bien assez pénible quand on la fait pour son plaisir. Mais battre la montagne par devoir, à la recherche des victimes d’un accident, est proprement odieux. Non pas qu’aucun montagnard ait jamais hésité à partir à l’aide d’un camarade en détresse. Le dévouement des alpinistes les uns envers les autres est au contraire une des plus pures et plus émouvantes manifestations de la vraie solidarité humaine. Il s’agit pour eux d’un devoir sacré… Devoir sacré! oui, sans doute… Mais aussi: sacré devoir! Quand on va en expédition de secours, on ne choisit ni le moment ni le lieu. On part quand il faut partir et l’on va où il faut aller. Naturellement les projets que l’on avait formés s’effondrent : vous envisagiez une belle escalade ? vous comptiez au contraire prendre deux jours de repos ? Ah bien, oui! L’alerte est donnée. Sac au dos! Il faut partir. On marchera pendant des heures et des heures, voire des jours. On arpentera d’immenses régions faciles et monotones, mortellement ennuyeuses, à moins qu’il ne faille s’aventurer dans des parois difficiles à l’extrême et très dangereuses. Ou va inspecter, scruter, sonder, appeler. On va souffrir et s’épuiser, sans pouvoir escompter en 15 Meige MEP 1-82:Meige MEP - chap 1 a 4 11/04/08 15:14 Page 16 échange la récompense habituelle de l’alpiniste, qui est la joie de la victoire remportée. Si les recherches restent vaines, on déplore le temps et les efforts perdus. Si les victimes sont retrouvées, alors c’est l’horrible corvée : la descente des blessés ou, pis encore, le transport des cadavres avec tous les détails macabres que comporte l’opération. Et je n’ai pas parlé de l’atmosphère morale que l’on respire au cours de l’expédition : les disparus sont-ils pour vous des inconnus ou des indifférents ? Vous fulminez contre eux. Vous vous prenez à haïr les gens mêmes que vous vous dévouez à secourir : pourquoi ces imbéciles ont-ils été se mettre dans une situation pareille ? Sont-ils de vos amis ? Alors vous êtes oppressés par l’angoisse. Vous redoutez ce que vous pouvez découvrir, ne sachant pas si vous devez souhaiter ou craindre de voir aboutir vos investigations. En somme, l’histoire d’une caravane de secours ne constitue pas un sujet agréable. C’est cependant une entreprise de cette nature dont je m’apprête à faire le récit au cours des pages qui vont suivre. Oh, bien sûr ! il ne s’agit pas d’une expédition ordinaire. Le moins que je puisse dire des circonstances que je veux évoquer ici est qu’elles sortent de la normale. Si je ne croyais pas pouvoir intéresser le lecteur, je continuerais à garder pour moi le souvenir des événements auxquels j’ai été mêlé de si près et qu’après maintes hésitations, je me décide aujourd’hui à livrer à la curiosité publique. Je me vois encore déambulant, un certain vendredi 25 août, dans la rue principale du Bourg-d’Oisans. Il est sept heures du soir et, à cette heure tardive, je suis encore en quête d’un moyen de transport pour monter à la Bérarde. Une auto surgit en trombe et fonce sur moi, me laissant juste le temps de sauter sur le trottoir, tandis que quatre freins bloqués hurlent simultanément ! 16 Meige MEP 1-82:Meige MEP - chap 1 a 4 11/04/08 15:14 Page 17 Je me retourne, furieux. – Espèce de… Mais j’en reste là. Car, tandis que l’énergumène sort de sa voiture, je reconnais l’invraisemblable silhouette dégingandée du grand Ludovic Fournier. – Hé ! Chatel, me crie-t-il. Que faites-vous donc ici ? – Moi ? Vous voyez : je me fais écraser. – Occupation qui en vaut bien une autre… Mais encore ? – Je monte à la Bérarde, dis-je en regrettant de ne pouvoir donner à mes réponses un ton plus sèchement laconique. Mes relations avec Fournier n’ont jamais brillé en effet par une cordialité excessive. Il y a longtemps déjà que j’ai été rebuté par les monosyllabes revêches par lesquels il a autrefois répondu à mes avances. Connaissant la réputation de cet original et taciturne personnage, je ne m’en suis jamais formalisé. Mais on comprendra que j’en sois resté là. Je suis donc assez surpris de l’entendre me parler d’une manière à peu près normale. Quant à moi, aux questions qu’il me pose, je réponds sur un ton bourru, comme lui-même a l’habitude de le faire. – D’où venez-vous ainsi ? – De Chamonix. – Ah ! Et qu’avez-vous fait là-bas ? – Rien. – Mauvais temps ? – Pas cessé de pleuvoir pendant quinze jours. – Naturellement, dit-il. Et vous êtes venu dans le Dauphiné, avec l’espoir d’y trouver le beau temps ? – Oui. – Avec qui êtes-vous ? – Seul. – Seul ? – Mes camarades sont arrivés au bout de leurs vacances. Il m’explique qu’il se trouve dans la même situation que moi. Il était à Ailefroide avec un ami qui vient de 17 Meige MEP 1-82:Meige MEP - chap 1 a 4 11/04/08 15:14 Page 18 s’embarquer pour Paris. À tout hasard, il se rend à Chamonix où il espère trouver des compagnons de course. – N’y allez pas, dis-je inconsidérément. Il pleuvait encore ce matin quand j’en suis parti. La montagne est en conditions atroces. Au surplus, vous n’y trouverez plus personne. Il ne me répond pas tout de suite. Mais après quelques instants de réflexion, il me demande avec sa brusquerie coutumière : – Quels sont vos projets ? – Je vous l’ai dit. Je cherche un véhicule pour monter ce soir à la Bérarde. – J’entends bien. Mais qu’allez-vous faire là-haut ? – Je ne sais pas trop… Sans doute prendrai-je un guide pour faire une ou deux ascensions. Il me reste encore une bonne semaine de vacances. Nouveau silence pendant lequel je l’observe à loisir. Je m’étonne de le trouver plus laid encore que d’habitude. Le désordre de sa chevelure est inimaginable : une mèche se dresse sur sa tête, une autre lui pend sur l’œil droit. Il est mal rasé. En outre, il a attrapé des coups de soleil et son nez, son immense nez, pèle par larges plaques multicolores. On dirait un tableau impressionniste vu de trop près. Ses yeux m’observent avec une fixité intolérable. – Eh bien, reprend-il tout à coup, montez dans ma voiture. Je vous emmène là-haut. Nous ferons la Meije ensemble. Je tressaille. Trois fois déjà j’ai tenté la traversée de la Meije ; trois fois j’ai été repoussé par le mauvais temps. Cette grande et célèbre course est devenue pour moi une obsession… Oui, mais partir seul avec Fournier ! Passer plusieurs jours en tête à tête avec ce personnage excentrique ! Cela demande réflexion. Ou plutôt, cela demanderait réflexion. Car je sens bien qu’avec Fournier, il ne convient pas de marquer trop 18 Meige MEP 1-82:Meige MEP - chap 1 a 4 11/04/08 15:14 Page 19 d’hésitation. Le voilà déjà qui s’impatiente… Vite une question, n’importe laquelle, pour gagner du temps. – La Meije sera-t-elle faisable ? Le temps a été si mauvais ! Les rochers seront couverts de neige. – Pensez-vous ! En Oisans, le soleil donne depuis quelques jours déjà. Et sur les arêtes, le rocher sèche vite… Alors, venez-vous ? Je veux refuser. Mais impossible de trouver un prétexte. Alors j’accepte… Nous quittons la grande route du Lautaret pour prendre à droite l’impressionnante petite route à sens unique qui remonte la vallée du Vénéon vers SaintChristophe et la Bérarde. La voiture de Fournier est un cabriolet à la carrosserie délabrée mais au moteur puissant. Comme je le craignais, elle monte admirablement les côtes. Conduisant moi-même, je ne suis jamais à l’aise dans la voiture d’un autre, et sur les routes de montagne mon appréhension est continuelle. Avec Ludovic, je crève littéralement de peur. Ce n’est pas tant la vitesse qui m’effraye que la nervosité, la brutalité de mon nouveau camarade. Je ne desserre pas les dents. Fournier se montre au contraire exceptionnellement loquace. Il me parle des ascensions que j’ai faites, et qu’il semble connaître mieux que moi-même, sachant les dates exactes, le nom de mes compagnons et jusqu’aux horaires détaillés. Ludovic a beau avoir la réputation d’être une encyclopédie vivante de l’alpinisme, j’en suis éberlué. Fiez-vous aux réputations : ce grand taciturne bavarde comme une femme du monde. Mais bien qu’originale et pleine d’intérêt, sa conversation me porte sur les nerfs. Il pousse jusqu’au ridicule le culte de la logique. Jamais encore je n’ai rencontré un ancien polytechnicien qui fût à ce point ancien polytechnicien. Même l’alpinisme est pour lui un sujet de raisonnements et de démonstrations. À la fin, je me hérisse et, poussé par je ne sais trop quel démon, j’essaie de lui opposer la passion spontanée et 19 Meige MEP 1-82:Meige MEP - chap 1 a 4 11/04/08 15:14 Page 20 profonde que j’éprouve pour la montagne. Il ricane et, selon son expression favorite, se gausse de mes conceptions « stupidement romantiques »… Nous avons traversé à toute allure l’étrange désert de pierres du Clapier et n’avons fait qu’une bouchée des virages en épingle qui précèdent Saint-Christophe-enOisans. Maintenant nous entamons la dernière étape de notre voyage : l’étroite route en corniche qui s’insinue dans les gorges du Vénéon. C’est naturellement dans un des endroits les plus sauvages de cette vallée de la désolation que nous sommes arrêtés par une panne. Rien de grave d’ailleurs. L’incident n’a d’autre conséquence que de nous faire perdre deux heures et de nous enduire de cambouis des pieds à la tête. Il est plus de dix heures quand, ayant traversé le hameau de la Bérarde déjà endormi, nous nous arrêtons devant l’hôtel Ducroz. Nous sommes si peu présentables que nous y pénétrons par la cuisine ; et c’est dans la cuisine également que nous nous faisons servir un repas léger. Informé de notre arrivée, M. Ducroz vient nous voir. Tout en dévorant notre dîner, nous discutons avec lui de nos projets du lendemain. Sans pour ainsi dire jamais quitter son poste, le brave hôtelier est au courant de tout ce qui se passe dans « ses » montagnes. Ses conseils sont unanimement appréciés et presque toujours suivis. D’après lui la haute montagne est en assez mauvaises conditions. Après une série de pluies continuelles, le beau temps n’est revenu qu’au début de la semaine. Encore quelques orages ont-ils éclaté depuis lors sur les sommets, saupoudrant les rochers de neige fraîche. Il approuve cependant notre plan. – Vous trouverez bien un peu de neige et de verglas par-ci par-là. Mais dans l’ensemble les arêtes seront déjà sèches. Nous arrêtons les derniers détails. Le refuge du Promontoire où nous devons coucher demain soir est à cinq 20 Meige MEP 1-82:Meige MEP - chap 1 a 4 11/04/08 15:14 Page 21 heures de la Bérarde. Cinq heures de montée pénible et fastidieuse dans un vallon aride, exposé au soleil. Afin d’éviter la grosse chaleur, nous sommes d’accord, Ludovic et moi, pour partir de bonne heure. Nous nous arrêterons à mi-chemin, au refuge du Châtelleret, pour y laisser s’écouler les heures les plus chaudes de la journée. En fin d’après-midi nous achèverons tranquillement notre marche. Nous fixons donc le départ à huit heures du matin. J’ai horreur d’être réveillé en sursaut. Mais il n’est pas de règle sans exception et, bien qu’il soit à peine six heures moins le quart, c’est de la façon la plus agréable que je suis tiré de mon sommeil par un rire féminin que je reconnais instantanément. Car il n’y a pas deux êtres au monde pour avoir ce petit rire si bref et cependant si chantant, qui débute gaiement pour s’achever sur une note presque triste et comme empreinte de nostalgie, la nostalgie de la joie, de la vraie joie que Patricia a peutêtre connue autrefois, si elle l’a jamais connue. D’un bond, je suis à ma fenêtre ouverte par laquelle ce rire a pénétré dans ma chambre. C’est Patricia en effet. Aidée par le portier de l’hôtel, elle est en train de charger des valises dans une auto. Son costume de voyage ne me laisse aucun doute : ma petite camarade anglaise est sur le point de partir. Je ne l’ai retrouvée que pour la perdre aussitôt. – Hello ! Pat. Elle sursaute, lève son regard vers ma fenêtre et me répond de sa voix calme. – Philippe ! Vous ici ? – Une minute ! Je descends. Je me plonge la figure dans l’eau froide, enfile les premiers vêtements qui me tombent sous la main et dégringole l’escalier. Dans une galopade effrénée les images du passé tourbillonnent et se bousculent devant mes yeux. Je revois 21 Meige MEP 1-82:Meige MEP - chap 1 a 4 11/04/08 15:14 Page 22 mon patron, un an et demi auparavant, en plein mois de février, me « collant » d’autorité des vacances inespérées. Je revois la petite station hivernale de Saint-Léonard dont les vingt ou trente masures, l’unique palace et l’unique bazar s’alignent entre les dernières pentes du Glarner et les dernières pentes du Blechen. Je me revois débarquant du car et arrivant à l’hôtel, seul et quelque peu désemparé d’être seul. Jusqu’alors je n’avais jamais fait de ski qu’avec des amis, des camarades, « en bande ». Cette fois-là mon départ avait été décidé si brusquement que je n’avais trouvé personne qui m’accompagnât. Oh, ces premiers jours à Saint-Léonard ! Seul en effet du matin au soir. Seul sur les pentes de neige, seul aux repas, seul le soir dans le hall ou dans les salons. À l’avance, pourtant, je m’étais fait des illusions : on se lie si facilement aux sports d’hiver… Hélas ! impossible de concevoir une société plus morne que celle qui résidait à l’hôtel. Des gens plus laids, plus ternes, plus rébarbatifs les uns que les autres. Tous !… Oui tous, sauf les Anglais. Mais ceux-là semblaient se suffire à eux-mêmes. Ils occupaient dans la salle à manger une table voisine de la mienne et un peu en arrière. Oh, ce groupe joyeux ! Comme je le revois bien ! Comme j’entends encore les explosions de cet énorme rire anglais qui est si sympathique parce qu’il est naturel, libre de toute contrainte. Je les avais remarqués dès mon premier repas à l’hôtel. Ayant passé deux ans à Oxford et appartenant professionnellement à l’étude d’un avocat franco-britannique, je n’avais aucune peine à suivre leur conversation et ne pouvait m’empêcher de rire tout seul en les écoutant. Sur une plaisanterie particulièrement imprévue, je me retournai et portai mes regards vers leur table : le groupe était composé d’une dizaine de jeunes gens et d’une jeune fille… Un flot de paroles s’échappe de mes lèvres. Avec volubilité j’exprime à Patricia le plaisir que j’éprouve, la peine que j’ai ressentie à rester si longtemps sans la voir ; je lui 22 Meige MEP 1-82:Meige MEP - chap 1 a 4 11/04/08 15:14 Page 23 explique les raisons de ma présence à la Bérarde et lui annonce que je dois partir à huit heures pour le Promontoire. – Mais, dis-je pour conclure, je vous vois faire des préparatifs de départ. Vous n’allez pas me dire que vous quittez la Bérarde ? – Vous êtes un drôle de garçon, Philippe, répond-elle en souriant. Vous m’annoncez que vous partez vousmême dans deux heures et vous protestez parce que je m’en vais… Si, je dois partir immédiatement. Vous savez bien que la route est à sens unique ; la descente est interdite après six heures du matin. Elle regarde sa montre. – Encore quatre minutes ! Pas davantage, sinon je serai bloquée ici jusqu’à deux heures de l’après-midi. – Eh bien, vous resterez bloquée ! Vous n’êtes pas à quelques heures près, que diable ! – Mais enfin, puisque vous-même !… – Pas du tout ! Rien ne m’oblige à partir le matin pour monter au Promontoire. Cela peut se faire aisément dans l’après-midi. Restez donc ! Nous déjeunerons ensemble. C’est impossible, Philippe. Les garçons m’attendent à Chamonix où ils m’ont donné rendez-vous. Et elle me raconte que ses cousins Peter et Donald ont fait la Meije dans la journée d’hier vendredi. Ils comptaient passer la nuit à la Grave 1 et gagner Chamonix en autocar dans la matinée. – Quant à moi, ajoute-t-elle, ils m’attendent là-bas à midi au plus tard avec la voiture et les bagages. Donald voulait même que j’y sois dès hier soir. Mais je ne tenais pas à arriver à Chamonix seule, un jour à l’avance; j’ai préféré rester ici jusqu’à la dernière minute… À propos de dernière minute, je vois qu’il est effectivement six heures moins… – C’est absurde ! Ils ne sont pas à quelques heures près. 1. Pour faire la « traversée » de la Meije, on part généralement de la Bérarde qui est située au sud de la montagne, et on redescend sur la Grave qui est au nord. 23 Meige MEP 1-82:Meige MEP - chap 1 a 4 11/04/08 15:14 Page 24 – Vous connaissez le caractère de Donald, Philippe ! – Au diable Donald ! Laissez-le crier. D’ailleurs vous pourrez lui téléphoner. Allons, Pat ! soyez gentille pour votre vieux Philippe. Elle cède enfin et j’ai la joie de la voir remiser sa voiture au garage.