Meige MEP - chap 1 a 4

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ÉTIENNE BRUHL
Accident
à la Meije
PRÉFACE D’ANNE SAUVY
HOËBEKE
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© 1995 Éditions Hoëbeke, Paris
ISBN : 9782-84230-323-5
ISSN : 1255-104X
Tous droits réservés. La loi du 11 mars 1957 interdit les copies ou les reproductions
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Préface
Si l’on accordait à un naufragé, selon une formule classique,
de bénéficier sur son île d’une bibliothèque composée de dix livres
– en posant le postulat, incongru en l’occurrence, qu’il s’agirait
de livres de montagne – il faudrait assurément que, dans le lot,
figurent les deux ouvrages que nous a laissés Étienne Bruhl.
Étienne Bruhl eut le génie de la littérature alpine. Meilleur
même, à mon sens, que Samivel, plus entraînant, plus vivant,
plus sensible, plus proche de la réalité humaine, il est totalement
oublié, sauf de quelques « fans » au rang desquels on aura
deviné que je me range.
Il n’écrivait pas pour lui-même, pour sa gloire, pour
l’orgueil d’une phraséologie, mais parce qu’il avait quelque
chose de captivant à raconter, qu’il savait le faire et qu’il
croyait à ses personnages, remarquablement inventés et saisis.
En cela, et en bien d’autres aspects, il est un excellent écrivain.
On voudrait pouvoir ajouter qu’il fut un être d’exception, un
héros romantique, une gloire renommée de l’alpinisme international. Il n’en est rien. Étienne Bruhl fut un homme effacé et
modeste, qui vécut de sa passion pour la montagne, sans chercher autrement à faire parler de lui.
Il était né le 20 octobre 1898 dans une famille aisée et cultivée, qui comporta cinq enfants, dont quatre filles et lui-même.
Dès l’âge de dix-huit ans, il fut mobilisé, partit au front et fut
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un rescapé du tragique « Chemin des Dames ». Reçu à l’École
centrale, il abandonna des études scientifiques, qu’il aimait, afin
d’aider son père, qui requérait son assistance dans une entreprise familiale de perles et de pierres précieuses, qu’il eut ensuite
à gérer avec un de ses cousins.
Comment vint-il à l’alpinisme? Nul ne le sait – et l’historien
mesure la vanité de la recherche historique en constatant combien il
peut être difficile de cerner les contours d’une vie qui, chronologiquement, est si proche. Mais ce qui est certain, c’est que la montagne prit une grande place dans son existence, comme ce fut le cas
pour nombre de jeunes gens qui, revenus d’une guerre où ils
avaient frôlé la mort, cherchèrent, en prenant le chemin des cimes,
une évasion hors du monde banal et corrompu qu’ils retrouvaient.
Dès la première décennie du G.H.M.1, il figura parmi les
membres actifs, ce qui signifie qu’il avait accompli des courses de
bon niveau dans le début des années vingt.
Les annuaires du G.H.M. nous apprennent qu’il fit, par
exemple, le 13 août 1927, la première ascension des pointes 3 505
et 3 455 sur l’arête de la Noire, avec Armand Couttet et Raymond
Claret-Tournier. Le 20 août de la même année, il réalisait la
deuxième ascension de l’arête nord du Clocher de Planpraz, en
compagnie de Micheline Morin et de Pierre Langlois, tous deux du
G.H.M. et amateurs. Une semaine plus tard, le 27 août, avec les
mêmes, il gravissait la Meije, qui devait plus tard inspirer le
roman que nous présentons, par l’arête de la Brèche dont c’était la
septième ascension. Et le 2 septembre 1928, il faisait partie de la
cordée qui réalisa la première ascension d’une voie devenue depuis
une grande classique: l’arête sud du Moine.
1. Groupe de Haute Montagne. Cette association fut fondée de façon informelle en
1919 par des grimpeurs tels que Tom et Jacques de Lépiney, Henri de Ségogne, Jean
Morin et Étienne Jérôme, tous fort bons alpinistes qui souvent marchaient en amateurs.
Ce ne fut qu’en 1936 que le G.H.M. fut l’objet d’une déclaration officielle le classant
dans les associations régies par la loi de 1901. Mais dès 1926, le G.H.M. fit paraître un
annuaire et il reprit à partir de 1932 la revue Alpinisme, fondée en 1926 par le Club académique français d’alpinisme, revue qui disparut en 1955, ou plutôt se confondit avec
La Montagne, éditée par le Club Alpin Français. Étienne Bruhl fit activement partie de
ces deux groupes et fut membre du comité de direction du C.A.F. en 1933, trésorier du
C.A.F. en 1934, trésorier de l’expédition au Hidden Peak la même année.
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Un bon grimpeur, donc, sans être des meilleurs, mais qui ne
laissa à ses compagnons d’alors que le souvenir d’un homme
effacé. Il ne faisait pas partie des « ténors » de cette fascinante
époque, et sa vie semble surtout avoir été marquée par la montagne et par une grande passion, platonique, sans retour comme
sans espoir, dont l’objet était, précisément, l’alpiniste Micheline
Morin, citée plus haut. Les témoins de cette période, ceux du
moins qui sont encore là pour l’évoquer, ou ceux qui l’étaient il y
a peu de temps encore, ne peuvent séparer le souvenir d’Étienne
Bruhl de cet amour, évident aux yeux de tous, total, empreint de
pureté et d’absolu, que l’intéressée n’encourageait aucunement
mais qui dura et perdura au fil des ans.
L’un et l’autre n’avaient rien d’ailleurs des traditionnels
héros de roman. Étienne Bruhl était plutôt petit, large, malaisé
de tenue et d’apparence. Quant à Micheline Morin, elle a laissé
à ses contemporaines l’image d’une femme point trop belle, féministe et non pas féminine, mais douée d’une grande intelligence,
de qualités musicales, et elle aussi passionnée de montagne.
Micheline Morin était la sœur d’un grimpeur de renom, Jean
Morin, qui épousa une alpiniste anglaise fameuse de l’époque, Nea
Barnard, plus connue par la suite sous son nom de Nea Morin.
Micheline publia en 1936 Encordées, célèbre manifeste français
de l’alpinisme féminin. Elle épousa, plus tardivement, un autre
grimpeur du G.H.M., Gérard Blachère, mais ce mariage dura
peu. Micheline Morin mourut en 1972, et Étienne Bruhl qui était,
lui, resté célibataire, le 8 février1973, d’une hémorragie cérébrale.
Il nous a semblé qu’il était juste de sauver de l’oubli qui
s’abat et qui risque bientôt d’être total, le souvenir de ces personnages marquants et d’un amour caractérisé par une fidélité si
passionnée et si pure qu’il en fut exemplaire.
Dans l’après-guerre, en tout cas dans les années cinquante, il
semble qu’Étienne Bruhl ait arrêté la montagne1, mais il continua
1. En 1949, il fréquentait encore les refuges, sans doute pour accomplir des
courses, comme en témoigne son article Trois jeunes filles nues, paru dans La Montagne,
qui dénonce le manque de préparation et d’équipement de certains touristes.
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de grimper à Bleau, au Cuvier notamment, lors de l’héroïque
époque du train de Bois-le-Roi, avec un groupe d’amis du
G.H.M. : Étienne Jérôme, Lucien Devies, Jacques et Karin
Tessier du Cros, André Vialatte et Micheline Morin. Son entreprise de perles ayant périclité, il donna vers la fin de sa vie des
leçons de mathématiques.
Mais en dehors de sa vie personnelle, déjà embrumée
d’ombre1, Étienne Bruhl fut principalement un auteur, d’un
talent, d’une sensibilité et même d’un humour peu communs,
comme en témoigne la tragédie Joseph, pastiche de Racine, qui
fut représentée au restaurant du Bœuf à la Mode, le 10 mars
1931, à l’issue du dîner annuel du G.H.M. La distribution
tenait en trois personnages : Robert Tézenas du Montcel 2 dans le
rôle de Lui, Mme Jean Guillemin3 dans celui de Elle, et
Étienne Bruhl dans le rôle de Joseph, le guide. Il dut se livrer,
d’ailleurs, à d’autres jeux littéraires, car sa famille se souvient
du poème qu’il fit réciter, dans la maison de campagne familiale
du Vésinet, pour les trente ans de la bicyclette de sa mère, ou du
livret d’une opérette mythologique, Atalante, qui fut jouée à la
radio sur une musique de Maurice Franck.
Dans le domaine alpin, Étienne Bruhl nous a donné quatre
types de textes : des documents d’actualité, des pastiches, des nouvelles et un roman4.
Parmi les documents d’actualité, parus dans des revues
alpines, il faut noter, en 1931, une enquête lancée par Étienne
Bruhl auprès de ses compagnons du G.H.M. et que reproduisit
Alpinisme. Le thème en était double : « Quelles sont les trois
1. Il est choquant de constater que le C.A.F. ne lui consacra pas la moindre
petite notice nécrologique après sa mort.
2. Auteur de Ce monde qui n’est pas le nôtre (Gallimard, 1965), où il décrit admirablement ce que fut la montagne pour les hommes de sa génération, Robert
Tézenas du Montcel devint également membre du G.H.M. dans les années vingt.
3. Mme Jean Guillemin, qui ne semble pas avoir fait partie du G.H.M., a laissé
dans les anciens milieux alpins le souvenir d’une femme tout à la fois très belle et
très simple. Elle périt de façon tragique, en se noyant à Biarritz.
4. Les Contes paraboliques, annoncés dans Variantes comme étant « en préparation »,
n’ont jamais été publiés et ne concernaient d’ailleurs pas la montagne.
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premières courses que vous feriez faire à un débutant ? » et
« Quelles sont les trois courses que vous voudriez avoir faites ? ».
Étienne Bruhl exposa les réponses, nombreuses et variées, et en
tira les conclusions.
Mais il faut surtout relever les prises de position dont il se fit
le champion dans une controverse sévère qui l’opposa à Lucien
Devies, à propos de la naissance des cotations, sujet qui de nos
jours encore reste brûlant. On en retrouve principalement trace
dans la revue La Montagne en 1936. Étienne Bruhl pressentait les excès et les travers qui pouvaient naître d’une classification en degrés et dénonçait le fait que les conditions de neige ou de
verglas étaient susceptibles de transformer si totalement un passage qu’une cotation avait une valeur plus qu’approximative.
Pour lui, la montagne devait rester belle et sauvage, sans être
asservie à une sujétion de degrés. Dans les lignes qu’il écrivit en
mars 1936 à Pierre Dalloz, rédacteur en chef de La Montagne,
il ouvrait le fond de son cœur :
« Si nous pratiquons l’alpinisme, n’est-ce pas au premier chef
parce que c’est là le seul domaine où nous pouvons échapper, de
temps à autre, aux petites mesquineries de la vie moderne ?
Accepterons-nous que ces mesquineries soient introduites dans
notre île de salut, et cela par la volonté d’une infime minorité ?
» Nous avons lutté côte à côte, mon cher Dalloz, contre le téléphérique de la Meije, contre les refuges trop élevés qui sont susceptibles de défigurer les grandes courses, contre toutes les
manifestations en haute montagne du soi-disant progrès. Nous
nous opposerons de même, et de toutes nos forces, à ce nouveau
sous-produit de la civilisation, à cet américanisme qu’est la graduation des difficultés. L’alpinisme est une chose trop belle pour
qu’on y touche. »
En décembre, sous le titre Encore les degrés, il s’en prenait
vertement à Lucien Devies qui était entré dans le débat en juin,
de façon assez sèche il faut le dire, revendiquant le droit de passer « du vague au défini » et acceptant les risques dénoncés de
probable compétition. Étienne Bruhl s’engageait plus encore
dans la position adverse et ne se montrait pas spécialement
tendre :
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« Ce qui me surprend, disait-il à Devies, c’est que le garçon si
fin et si cultivé que vous êtes se soit laissé séduire par ce vocabulaire transcendant, cette pseudo-mathématique qui prétend
enfermer dans des équations de pacotille les impondérables de la
nature humaine… Ces théorèmes nous prouvent que, tout comme
il y a de nouveaux riches, il existe aussi de nouveaux intellectuels. Dans des ordres différents les symptômes sont les mêmes :
on fait un étalage intempestif d’une fortune ou d’une instruction
mal assimilée… » Etc.
Le débat tout entier mériterait d’être réédité, mais cela
dépasse notre propos.
Sur un autre plan, Étienne Bruhl fut donc aussi l’auteur de
pastiches au nombre desquels figurent l’excellent Joseph et une
série intitulée Un récit de course, qui se réfère à des écrivains
modernes tels que Colette, Gide, Claudel, Mauriac, Sartre,
Valéry, Hemingway et autres Peter Cheyney1.
Les nouvelles qu’il écrivit sont au nombre de neuf, toutes de
haute qualité. Sept d’entre elles parurent en 1951 dans un livre
intitulé Variantes, mais deux autres, Un grand match (illustré
par Samivel) et Une histoire de revenant, non reprises dans
le recueil, ont été publiées dans la revue Alpinisme, respectivement en 1930 et 1938.
Le roman enfin, Accident à la Meije, date de 1946 et il aurait
été imaginé en bonne partie durant la captivité d’Étienne Bruhl
qui, mobilisé en 1939, fut fait prisonnier en 1940 et trouva certainement, dans sa conception et sa construction, une forme d’évasion
lui permettant de rejoindre en pensée la montagne.
Il s’agit d’un roman policier, d’excellente facture. L’Agatha
Christie de la littérature alpine en quelque sorte.
On pourrait croire que la montagne, lieu de meurtres faciles,
s’il en est, était faite pour inspirer une quantité de chefs-d’œuvre
en ce domaine. Or ce n’est pas le cas, car s’il faut un rare talent
1. Ces pastiches ont été publiés à la fin du volume des Variantes, éd. Hoëbeke.
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pour concevoir une intrigue intelligente, il faut aussi parfaitement
connaître la montagne pour savoir l’utiliser. Même les Anglais,
maîtres en la matière, n’ont guère réussi à allier ces deux données,
si l’on excepte peut-être le Running Water d’A.E.W. Mason, qui
n’a pas loin de cent ans. En France, il n’y eut d’appréciable que
le Meurtre au sommet de José Giovanni, série noire de facture
classique, et il y eut surtout Accident à la Meije !
Le tort des préfaces, ou des « quatrièmes de couverture », est
souvent de déflorer l’histoire qu’elles sont censées présenter.
Gardons-nous de ce travers… Mais disons du moins que l’intrigue
est habile et qu’elle tient le lecteur en haleine dans une surprenante suite d’événements et de rebondissements inattendus. Elle
progresse avec subtilité, un indice s’ajoutant à l’autre ou venant,
parfois, brouiller les pistes.
Ce texte a cinquante ans, mais il n’a pas vieilli car il est plein
d’une ingéniosité indémodable. Certes, les personnages grimpent
avec des cordes de chanvre, ils portent la cravate sous leurs
« vestes-tempête » et utilisent des chaussures à clous et des lanternes à bougies… Mais cela ne fait aujourd’hui qu’ajouter un
charme désuet aux aventures dont ils sont l’objet, de même que le
côté un peu figé des relations sentimentales reflète son époque et
surtout, sans nul doute, les propres tourments et incertitudes
qu’éprouva l’auteur face à son impossible amour.
Le style est bon, la langue fluide. De nombreux dialogues, très
vivants, ajoutent de l’intérêt au récit. L’auteur a utilisé la première personne du singulier tout au long de l’ouvrage : exercice
périlleux qui est souvent le fait d’écrivains inaptes à prendre un
recul par rapport à eux-mêmes. Mais lorsqu’elle est employée
judicieusement, cette première personne peut servir l’action, ce
qui est le cas dans Accident à la Meije. En effet, elle entraîne le
lecteur dans le regard unique de l’un des personnages, qui ne voit
que ce que l’auteur veut bien lui donner à voir et reçoit les événements tels qu’ils se présentent à ses seuls yeux. Touchant, gauche,
naïf même, Philippe Chatel est le docteur Watson de ce roman
dont Ludovic Fournier est le Sherlock Holmes, mais un docteur
Watson qui ressemble aussi à l’Ingénu de Voltaire et avec lequel
Étienne Bruhl tend à se confondre. Il n’est pas indifférent qu’il
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ait réutilisé le nom de Philippe Chatel dans Daniel Couture,
une des nouvelles de Variantes, qui est également écrite à la première personne.
Avant de laisser le lecteur à sa découverte et à ses surprises, je
voudrais ajouter une anecdote personnelle : j’ai une fois dans
ma vie rencontré Étienne Bruhl. Comme j’étais une petite jeune
fille timide et qu’il était un vieux monsieur timide, la rencontre
n’eut rien d’explosif. Surmontant mon appréhension, je
l’abordai pour lui dire que j’adorais ses livres et qu’il devrait
en écrire d’autres. Il me remercia avec une gentillesse embarrassée et m’expliqua que le travail demandé par le mécanisme
d’horlogerie qui sous-tend l’intrigue d’Accident à la Meije
avait été si ardu qu’il n’envisageait pas de recommencer
l’expérience. Sans doute balbutiai-je que c’était grand dommage.
Mais quoi ? L’affaire en resta là et je pense qu’il ne se douta
jamais de la profonde admiration que je lui vouais. Il m’est
d’autant plus agréable d’être, d’une certaine façon, associée à la
réédition de ce livre qui va pouvoir enfin séduire de nouveaux
lecteurs.
Anne Sauvy
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Première partie
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À la recherche
du beau temps
La caravane de secours, c’est la bête noire des alpinistes. Une ascension est déjà bien assez pénible quand
on la fait pour son plaisir. Mais battre la montagne par
devoir, à la recherche des victimes d’un accident, est proprement odieux.
Non pas qu’aucun montagnard ait jamais hésité à partir à l’aide d’un camarade en détresse. Le dévouement
des alpinistes les uns envers les autres est au contraire
une des plus pures et plus émouvantes manifestations de
la vraie solidarité humaine. Il s’agit pour eux d’un devoir
sacré…
Devoir sacré! oui, sans doute… Mais aussi: sacré devoir!
Quand on va en expédition de secours, on ne choisit ni le
moment ni le lieu. On part quand il faut partir et l’on va où
il faut aller. Naturellement les projets que l’on avait formés
s’effondrent : vous envisagiez une belle escalade ? vous
comptiez au contraire prendre deux jours de repos ? Ah
bien, oui! L’alerte est donnée. Sac au dos! Il faut partir.
On marchera pendant des heures et des heures, voire
des jours. On arpentera d’immenses régions faciles et
monotones, mortellement ennuyeuses, à moins qu’il ne
faille s’aventurer dans des parois difficiles à l’extrême et
très dangereuses. Ou va inspecter, scruter, sonder, appeler. On va souffrir et s’épuiser, sans pouvoir escompter en
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échange la récompense habituelle de l’alpiniste, qui est la
joie de la victoire remportée.
Si les recherches restent vaines, on déplore le temps et
les efforts perdus. Si les victimes sont retrouvées, alors
c’est l’horrible corvée : la descente des blessés ou, pis
encore, le transport des cadavres avec tous les détails
macabres que comporte l’opération.
Et je n’ai pas parlé de l’atmosphère morale que l’on
respire au cours de l’expédition : les disparus sont-ils pour
vous des inconnus ou des indifférents ? Vous fulminez
contre eux. Vous vous prenez à haïr les gens mêmes que
vous vous dévouez à secourir : pourquoi ces imbéciles
ont-ils été se mettre dans une situation pareille ? Sont-ils
de vos amis ? Alors vous êtes oppressés par l’angoisse.
Vous redoutez ce que vous pouvez découvrir, ne sachant
pas si vous devez souhaiter ou craindre de voir aboutir vos
investigations.
En somme, l’histoire d’une caravane de secours ne
constitue pas un sujet agréable. C’est cependant une
entreprise de cette nature dont je m’apprête à faire le
récit au cours des pages qui vont suivre.
Oh, bien sûr ! il ne s’agit pas d’une expédition ordinaire. Le moins que je puisse dire des circonstances que
je veux évoquer ici est qu’elles sortent de la normale. Si
je ne croyais pas pouvoir intéresser le lecteur, je continuerais à garder pour moi le souvenir des événements auxquels j’ai été mêlé de si près et qu’après maintes
hésitations, je me décide aujourd’hui à livrer à la curiosité
publique.
Je me vois encore déambulant, un certain vendredi
25 août, dans la rue principale du Bourg-d’Oisans. Il est sept
heures du soir et, à cette heure tardive, je suis encore en
quête d’un moyen de transport pour monter à la Bérarde.
Une auto surgit en trombe et fonce sur moi, me laissant
juste le temps de sauter sur le trottoir, tandis que quatre
freins bloqués hurlent simultanément !
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Je me retourne, furieux.
– Espèce de…
Mais j’en reste là. Car, tandis que l’énergumène sort de
sa voiture, je reconnais l’invraisemblable silhouette
dégingandée du grand Ludovic Fournier.
– Hé ! Chatel, me crie-t-il. Que faites-vous donc ici ?
– Moi ? Vous voyez : je me fais écraser.
– Occupation qui en vaut bien une autre… Mais
encore ?
– Je monte à la Bérarde, dis-je en regrettant de ne
pouvoir donner à mes réponses un ton plus sèchement
laconique.
Mes relations avec Fournier n’ont jamais brillé en effet
par une cordialité excessive. Il y a longtemps déjà que j’ai
été rebuté par les monosyllabes revêches par lesquels il a
autrefois répondu à mes avances. Connaissant la réputation de cet original et taciturne personnage, je ne m’en
suis jamais formalisé. Mais on comprendra que j’en sois
resté là. Je suis donc assez surpris de l’entendre me parler
d’une manière à peu près normale. Quant à moi, aux
questions qu’il me pose, je réponds sur un ton bourru,
comme lui-même a l’habitude de le faire.
– D’où venez-vous ainsi ?
– De Chamonix.
– Ah ! Et qu’avez-vous fait là-bas ?
– Rien.
– Mauvais temps ?
– Pas cessé de pleuvoir pendant quinze jours.
– Naturellement, dit-il. Et vous êtes venu dans le
Dauphiné, avec l’espoir d’y trouver le beau temps ?
– Oui.
– Avec qui êtes-vous ?
– Seul.
– Seul ?
– Mes camarades sont arrivés au bout de leurs vacances.
Il m’explique qu’il se trouve dans la même situation
que moi. Il était à Ailefroide avec un ami qui vient de
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s’embarquer pour Paris. À tout hasard, il se rend à
Chamonix où il espère trouver des compagnons de
course.
– N’y allez pas, dis-je inconsidérément. Il pleuvait
encore ce matin quand j’en suis parti. La montagne est en
conditions atroces. Au surplus, vous n’y trouverez plus
personne.
Il ne me répond pas tout de suite. Mais après quelques
instants de réflexion, il me demande avec sa brusquerie
coutumière :
– Quels sont vos projets ?
– Je vous l’ai dit. Je cherche un véhicule pour monter
ce soir à la Bérarde.
– J’entends bien. Mais qu’allez-vous faire là-haut ?
– Je ne sais pas trop… Sans doute prendrai-je un guide
pour faire une ou deux ascensions. Il me reste encore une
bonne semaine de vacances.
Nouveau silence pendant lequel je l’observe à loisir. Je
m’étonne de le trouver plus laid encore que d’habitude.
Le désordre de sa chevelure est inimaginable : une
mèche se dresse sur sa tête, une autre lui pend sur l’œil
droit. Il est mal rasé. En outre, il a attrapé des coups de
soleil et son nez, son immense nez, pèle par larges
plaques multicolores. On dirait un tableau impressionniste vu de trop près. Ses yeux m’observent avec une
fixité intolérable.
– Eh bien, reprend-il tout à coup, montez dans ma voiture. Je vous emmène là-haut. Nous ferons la Meije
ensemble.
Je tressaille. Trois fois déjà j’ai tenté la traversée de la
Meije ; trois fois j’ai été repoussé par le mauvais temps.
Cette grande et célèbre course est devenue pour moi une
obsession… Oui, mais partir seul avec Fournier ! Passer
plusieurs jours en tête à tête avec ce personnage excentrique ! Cela demande réflexion.
Ou plutôt, cela demanderait réflexion. Car je sens bien
qu’avec Fournier, il ne convient pas de marquer trop
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d’hésitation. Le voilà déjà qui s’impatiente… Vite une
question, n’importe laquelle, pour gagner du temps.
– La Meije sera-t-elle faisable ? Le temps a été si mauvais ! Les rochers seront couverts de neige.
– Pensez-vous ! En Oisans, le soleil donne depuis
quelques jours déjà. Et sur les arêtes, le rocher sèche
vite… Alors, venez-vous ?
Je veux refuser. Mais impossible de trouver un prétexte. Alors j’accepte…
Nous quittons la grande route du Lautaret pour
prendre à droite l’impressionnante petite route à sens
unique qui remonte la vallée du Vénéon vers SaintChristophe et la Bérarde. La voiture de Fournier est un
cabriolet à la carrosserie délabrée mais au moteur puissant. Comme je le craignais, elle monte admirablement
les côtes. Conduisant moi-même, je ne suis jamais à l’aise
dans la voiture d’un autre, et sur les routes de montagne
mon appréhension est continuelle. Avec Ludovic, je
crève littéralement de peur. Ce n’est pas tant la vitesse
qui m’effraye que la nervosité, la brutalité de mon nouveau camarade.
Je ne desserre pas les dents. Fournier se montre au
contraire exceptionnellement loquace. Il me parle des
ascensions que j’ai faites, et qu’il semble connaître mieux
que moi-même, sachant les dates exactes, le nom de mes
compagnons et jusqu’aux horaires détaillés. Ludovic a
beau avoir la réputation d’être une encyclopédie vivante
de l’alpinisme, j’en suis éberlué.
Fiez-vous aux réputations : ce grand taciturne bavarde
comme une femme du monde. Mais bien qu’originale et
pleine d’intérêt, sa conversation me porte sur les nerfs. Il
pousse jusqu’au ridicule le culte de la logique. Jamais
encore je n’ai rencontré un ancien polytechnicien qui fût
à ce point ancien polytechnicien. Même l’alpinisme est
pour lui un sujet de raisonnements et de démonstrations.
À la fin, je me hérisse et, poussé par je ne sais trop quel
démon, j’essaie de lui opposer la passion spontanée et
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profonde que j’éprouve pour la montagne. Il ricane et,
selon son expression favorite, se gausse de mes conceptions « stupidement romantiques »…
Nous avons traversé à toute allure l’étrange désert de
pierres du Clapier et n’avons fait qu’une bouchée des
virages en épingle qui précèdent Saint-Christophe-enOisans. Maintenant nous entamons la dernière étape de
notre voyage : l’étroite route en corniche qui s’insinue
dans les gorges du Vénéon. C’est naturellement dans un
des endroits les plus sauvages de cette vallée de la désolation que nous sommes arrêtés par une panne. Rien de
grave d’ailleurs. L’incident n’a d’autre conséquence que
de nous faire perdre deux heures et de nous enduire de
cambouis des pieds à la tête.
Il est plus de dix heures quand, ayant traversé le hameau
de la Bérarde déjà endormi, nous nous arrêtons devant
l’hôtel Ducroz. Nous sommes si peu présentables que
nous y pénétrons par la cuisine ; et c’est dans la cuisine
également que nous nous faisons servir un repas léger.
Informé de notre arrivée, M. Ducroz vient nous voir.
Tout en dévorant notre dîner, nous discutons avec lui de
nos projets du lendemain. Sans pour ainsi dire jamais
quitter son poste, le brave hôtelier est au courant de tout
ce qui se passe dans « ses » montagnes. Ses conseils sont
unanimement appréciés et presque toujours suivis.
D’après lui la haute montagne est en assez mauvaises
conditions. Après une série de pluies continuelles, le
beau temps n’est revenu qu’au début de la semaine.
Encore quelques orages ont-ils éclaté depuis lors sur les
sommets, saupoudrant les rochers de neige fraîche. Il
approuve cependant notre plan.
– Vous trouverez bien un peu de neige et de verglas
par-ci par-là. Mais dans l’ensemble les arêtes seront déjà
sèches.
Nous arrêtons les derniers détails. Le refuge du Promontoire où nous devons coucher demain soir est à cinq
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heures de la Bérarde. Cinq heures de montée pénible et
fastidieuse dans un vallon aride, exposé au soleil. Afin
d’éviter la grosse chaleur, nous sommes d’accord,
Ludovic et moi, pour partir de bonne heure. Nous nous
arrêterons à mi-chemin, au refuge du Châtelleret, pour y
laisser s’écouler les heures les plus chaudes de la journée.
En fin d’après-midi nous achèverons tranquillement
notre marche. Nous fixons donc le départ à huit heures
du matin.
J’ai horreur d’être réveillé en sursaut. Mais il n’est pas
de règle sans exception et, bien qu’il soit à peine six
heures moins le quart, c’est de la façon la plus agréable
que je suis tiré de mon sommeil par un rire féminin que
je reconnais instantanément. Car il n’y a pas deux êtres
au monde pour avoir ce petit rire si bref et cependant si
chantant, qui débute gaiement pour s’achever sur une
note presque triste et comme empreinte de nostalgie, la
nostalgie de la joie, de la vraie joie que Patricia a peutêtre connue autrefois, si elle l’a jamais connue.
D’un bond, je suis à ma fenêtre ouverte par laquelle ce
rire a pénétré dans ma chambre. C’est Patricia en effet.
Aidée par le portier de l’hôtel, elle est en train de charger
des valises dans une auto. Son costume de voyage ne me
laisse aucun doute : ma petite camarade anglaise est sur le
point de partir. Je ne l’ai retrouvée que pour la perdre
aussitôt.
– Hello ! Pat.
Elle sursaute, lève son regard vers ma fenêtre et me
répond de sa voix calme.
– Philippe ! Vous ici ?
– Une minute ! Je descends.
Je me plonge la figure dans l’eau froide, enfile les premiers vêtements qui me tombent sous la main et dégringole l’escalier.
Dans une galopade effrénée les images du passé tourbillonnent et se bousculent devant mes yeux. Je revois
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mon patron, un an et demi auparavant, en plein mois de
février, me « collant » d’autorité des vacances inespérées.
Je revois la petite station hivernale de Saint-Léonard
dont les vingt ou trente masures, l’unique palace et
l’unique bazar s’alignent entre les dernières pentes du
Glarner et les dernières pentes du Blechen. Je me revois
débarquant du car et arrivant à l’hôtel, seul et quelque
peu désemparé d’être seul. Jusqu’alors je n’avais jamais
fait de ski qu’avec des amis, des camarades, « en bande ».
Cette fois-là mon départ avait été décidé si brusquement
que je n’avais trouvé personne qui m’accompagnât.
Oh, ces premiers jours à Saint-Léonard ! Seul en effet
du matin au soir. Seul sur les pentes de neige, seul aux
repas, seul le soir dans le hall ou dans les salons.
À l’avance, pourtant, je m’étais fait des illusions : on se
lie si facilement aux sports d’hiver… Hélas ! impossible de
concevoir une société plus morne que celle qui résidait à
l’hôtel. Des gens plus laids, plus ternes, plus rébarbatifs
les uns que les autres. Tous !… Oui tous, sauf les Anglais.
Mais ceux-là semblaient se suffire à eux-mêmes.
Ils occupaient dans la salle à manger une table voisine
de la mienne et un peu en arrière. Oh, ce groupe joyeux !
Comme je le revois bien ! Comme j’entends encore les
explosions de cet énorme rire anglais qui est si sympathique parce qu’il est naturel, libre de toute contrainte.
Je les avais remarqués dès mon premier repas à l’hôtel.
Ayant passé deux ans à Oxford et appartenant professionnellement à l’étude d’un avocat franco-britannique, je
n’avais aucune peine à suivre leur conversation et ne pouvait m’empêcher de rire tout seul en les écoutant. Sur une
plaisanterie particulièrement imprévue, je me retournai et
portai mes regards vers leur table : le groupe était composé
d’une dizaine de jeunes gens et d’une jeune fille…
Un flot de paroles s’échappe de mes lèvres. Avec volubilité j’exprime à Patricia le plaisir que j’éprouve, la peine
que j’ai ressentie à rester si longtemps sans la voir ; je lui
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explique les raisons de ma présence à la Bérarde et lui
annonce que je dois partir à huit heures pour le
Promontoire.
– Mais, dis-je pour conclure, je vous vois faire des préparatifs de départ. Vous n’allez pas me dire que vous quittez la Bérarde ?
– Vous êtes un drôle de garçon, Philippe, répond-elle
en souriant. Vous m’annoncez que vous partez vousmême dans deux heures et vous protestez parce que je
m’en vais… Si, je dois partir immédiatement. Vous savez
bien que la route est à sens unique ; la descente est interdite après six heures du matin.
Elle regarde sa montre.
– Encore quatre minutes ! Pas davantage, sinon je serai
bloquée ici jusqu’à deux heures de l’après-midi.
– Eh bien, vous resterez bloquée ! Vous n’êtes pas à
quelques heures près, que diable !
– Mais enfin, puisque vous-même !…
– Pas du tout ! Rien ne m’oblige à partir le matin pour
monter au Promontoire. Cela peut se faire aisément dans
l’après-midi. Restez donc ! Nous déjeunerons ensemble.
C’est impossible, Philippe. Les garçons m’attendent à
Chamonix où ils m’ont donné rendez-vous.
Et elle me raconte que ses cousins Peter et Donald ont
fait la Meije dans la journée d’hier vendredi. Ils comptaient passer la nuit à la Grave 1 et gagner Chamonix en
autocar dans la matinée.
– Quant à moi, ajoute-t-elle, ils m’attendent là-bas à midi
au plus tard avec la voiture et les bagages. Donald voulait
même que j’y sois dès hier soir. Mais je ne tenais pas à arriver à Chamonix seule, un jour à l’avance; j’ai préféré rester
ici jusqu’à la dernière minute… À propos de dernière
minute, je vois qu’il est effectivement six heures moins…
– C’est absurde ! Ils ne sont pas à quelques heures près.
1. Pour faire la « traversée » de la Meije, on part généralement de la Bérarde qui
est située au sud de la montagne, et on redescend sur la Grave qui est au nord.
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– Vous connaissez le caractère de Donald, Philippe !
– Au diable Donald ! Laissez-le crier. D’ailleurs vous
pourrez lui téléphoner. Allons, Pat ! soyez gentille pour
votre vieux Philippe.
Elle cède enfin et j’ai la joie de la voir remiser sa voiture au garage.