Jules et Jim

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Jules et Jim
JULES ET JIM
EXTRAITS DE
« LA NOUVEL VAGUE : UN CINEMA AU MASCULIN SINGULIER »
De GENEVIEVE SELLIER
“ La présence de Jeanne Moreau est complexe et explosive. Elle sait ne rien faire ; elle sait
servir ses partenaires ; elle a cette chose rarissime : de l'aura. ” Cette appréciation de
Cinémonde (n° 1242, 30/05/58) consacre le changement de statut de l’actrice après la sortie
d'Ascenseur pour l'échafaud. Jeanne Moreau deviendra une star, au sens économique et
médiatique du terme, avec la Nouvelle Vague, et son nom sera associé désormais à la fois
au cinéma d'auteur et à l’image de femme moderne, malgré une carrière antérieure assez
longue dans les genres éprouvés du cinéma populaire (vingt films). Son changement
d’image a été préparé par une carrière théâtrale très riche, où elle joue aussi bien les
auteurs modernes (Tenessee Williams) que de grands classiques dans la troupe du TNP.
La mutation cinématographique s'opère entre 1957 et 1962, au cours d'une période faste où
tous les films dont elle est la vedette font événement. Après le prix Louis Delluc 1957
qu'obtient Ascenseur pour l'échafaud, le scandale qui marque la présentation des Amants au
Festival de Venise en septembre 1958, installe la nouvelle image de l’actrice, associant
érotisme et modernité, cérébralité et maturité. En septembre 1959, Les Liaisons
dangereuses provoque une polémique littéraire, morale et diplomatique, après la tentative du
Quai d'Orsay d'interdire le film à l'exportation. Moderato cantabile est présenté en mai 1960
au Festival de Cannes, où Jeanne Moreau obtient le prix d'interprétation féminine, puis en
Allemagne, le prix de la meilleure interprète étrangère. Sorti en juin 1960, Le Dialogue des
carmélites obtient le Grand prix de l'Office catholique international du cinéma. La Notte (coproduction franco-italienne) est présenté à Paris en février 1961 et obtient la même année
l'Ours d'or du 11e festival de Berlin. Enfin Jules et Jim, sorti en janvier 1962 à Paris recevra
le prix de l'Académie du cinéma, le prix du Meilleur film français et Jeanne Moreau obtiendra
le Grand prix d'interprétation féminine. La consécration est achevée.
La nouvelle Jeanne Moreau “ révélée ” par Louis Malle
C’est par le truchement du théâtre que Jeanne Moreau va changer de registre
cinématographique. Après le succès de La Machine Infernale écrit et monté par Cocteau et
de Pygmalion de G. B. Shaw monté par et avec Jean Marais, elle fait sensation à partir de
décembre 1956 dans La Chatte sur un toit brûlant de Tenessee Williams que les Français
découvrent dans une mise en scène de Peter Brook. C'est à cette occasion que Roger
Nimier et le jeune Louis Malle lui proposent Ascenseur pour l'échafaud. Malgré l'hostilité de
son agent (avec lequel elle rompt à cette occasion), Jeanne Moreau accepte l'aventure.
Louis Malle se souvient que “ la femme du livre existait beaucoup moins. C'est notre
rencontre avec Jeanne qui a déterminé notre désir de créer un personnage pour elle ” (cité
par Moireau, 1988, p. 54).
L'image emblématique d'Ascenseur pour l'échafaud reste à juste titre le très gros plan qui
ouvre le film sur Jeanne Moreau murmurant des mots d'amour au téléphone à son amant
(Maurice Ronet). Contre toutes les conventions filmiques en cours, Louis Malle nous plonge
d'emblée dans l'intimité d'une femme dont le visage et les sentiments sont mis à nu par la
proximité indécente de la caméra. Visage sans maquillage apparent, si proche que l’on peut
voir le grain de la peau, tout entier possédé par une passion que l’on devine fatale. Dès ce
premier plan, la nouvelle Jeanne Moreau est née, par le geste impérieux d'un jeune
réalisateur qui croit au pouvoir de sa caméra. Il indique aussi, selon Ginette Vincendeau
(2000, p. 125) que la sexualité sera désormais évoquée plutôt par le visage que par le corps,
dans une sublimation de l’amour romantique où l’érotisme n’est pas incompatible avec la
spiritualité. Même si le film sacrifie par ailleurs aux conventions dramatiques du policier, les
séquences les plus célèbres sont celles où le pouvoir du cinéma s'exprime à travers une
caméra quasi contemplative qui suit Jeanne Moreau errant la nuit dans les rues d’un Paris
désert, sur la musique de Miles Davis.
Jeanne Moreau ne jouera plus pour le cinéma populaire et cessera également sa carrière
théâtrale. Elle trouve à partir de ce moment-là dans le cinéma d'auteur (jeune et moins
jeune), l'accomplissement artistique que lui apportait jusqu'alors uniquement le théâtre, mais
elle gagne une visibilité et une capacité d’initiative que le cinéma pouvait seul lui donner.
La consécration de Jules et Jim
Sorti en janvier 1962, Jules et Jim de François Truffaut représente un sommet dans la
carrière de Jeanne Moreau et du réalisateur. C'est grâce à elle que s'est monté ce film
relativement cher par rapport au budget moyen des films “ Nouvelle Vague ”. Selon François
Truffaut, Jeanne Moreau a eu un rôle déterminant dès la conception du projet, conditionnant
son accord pour jouer dans le film à l'attribution des droits du livre de Roché à Truffaut (on
sait que ce roman autobiographique, découvert par le jeune critique en 1953, avait déterminé
sa vocation de cinéaste), alors que le producteur Raoul Lévy souhaitait en acquérir les droits
pour le réaliser lui-même. Centré (en dépit du titre) sur le personnage de Catherine incarné
par Jeanne Moreau, le film est en même temps la manifestation la plus aboutie de la maîtrise
artistique de François Truffaut dont c'est le troisième film et pour beaucoup de cinéphiles
aujourd'hui son chef d'œuvre. Le film va récolter de multiples récompenses et fera une
carrière commerciale honorable, malgré une interdiction aux moins de 18 ans pour
“ indécence ”.
La performance de l'actrice est accueillie par la presse de façon ambivalente. On retrouve en
effet souvent l'idée que le film est un “ festival ” Jeanne Moreau, mais moins souvent en
bonne qu'en mauvaise part ! Les Dernières Nouvelles d'Alsace estime que “ ce nouveau film
de François Truffaut ferait presque mieux de s'intituler “Catherine”. (...) Elle est interprétée
par Jeanne Moreau qui impose aux spectateurs également son irrésistible présence. Celle
d'une immense comédienne qui est de la race d'une Edwige Feuillère. ”. C’est en effet autour
du personnage féminin que va se focaliser le débat sur le film. La comparaison entre le
roman et le film permet à certains de regretter la présence “ envahissante ” de Jeanne
Moreau : pour Claude Mauriac (Le Figaro littéraire) : “ Jeanne Moreau est d’une présence
écrasante. Elle a renversé l’équilibre. D’un film sur l’amitié, elle a fait un film sur l’amour. Et
plus gravement, d’un film d’auteur, un film de comédienne. (…) C’est dommage, car ce qui
nous attache dans cette histoire, ce n’est pas cette jolie fille égoïste, (…) mais ce sont les
deux garçons : pudiques, discrets, généreux. ” Bernard Dort (France-Observateur) renchérit :
“ Là où il aurait fallu une jeune fille rapide et dure, presque insaisissable, une fille toute
neuve, Jeanne Moreau impose sa présence, son passé, sa mythologie. Jules et Jim sont
relégués au second plan, devenus les chevaliers servants de ce nouveau Minotaure : une
vedette. (…) L’équilibre du trio imaginé par Henri-Pierre Roché est rompu : Jeanne Moreau
(Catherine) dévore Jules et Jim. ”
Si Jules et Jim est un poème à la gloire de Jeanne Moreau, c’est à travers le regard de deux
hommes, Jules (Oscar Werner) et Jim (Henri Serre), concrétisé par une voix-off masculine
qui privilégie le point de vue de Jim, le Parisien et l’alter ego de l’auteur. Truffaut s’inspire du
roman autobiographique d’Henri-Pierre Roché qui décrit le milieu de l’avant-garde
européenne du début du XXe siècle, la relation de l’auteur avec son ami allemand et leurs
rencontres avec des femmes. Dans le film, les deux protagonistes masculins sont construits
comme une figure de double complémentaire, le Don Juan et l’ascète, les deux facettes de
l’idéal masculin de l’homme Truffaut. Mais le cinéaste choisit de focaliser son film sur une
femme unique présentée comme l’éternel féminin, ce qui n’existe pas dans le roman. Les
deux amis découvrent d’abord cette image féminine sous les traits d’une statue archaïque
qu’ils vont contempler sur une île de la Méditerranée, comme pour lui rendre un culte.
Catherine sera la concrétisation de cette image idéale. Désir régressif, au sens
psychanalytique du terme, de retrouver dans la femme aimée l’image de la mère archaïque
toute puissante, telle qu’elle apparaît au petit enfant. Le statut d’icône du personnage est
renforcé par le fait que nous n’accédons jamais à son intériorité : elle est montrée comme
éblouissante et imprévisible pour les deux hommes qui développent vis-à-vis d’elle un
rapport de dépendance et un sentiment d’insécurité absolu. Cette femme éblouissante, on
peut également lui plaire et lui déplaire : la catastrophe finale, où elle entraîne Jim dans la
mort pour se venger de ce qu’il ne l’aime plus, a été inventée par Truffaut. Dans le roman,
Kathe est une artiste et une intellectuelle, comme les deux hommes, et elle gagne sa vie
grâce à son travail. Elle ne s’est pas suicidée, n’a tué personne et a continué d’être
autonome. Tout ce qui témoignerait d’une autonomie socioculturelle du personnage féminin
a disparu dans le film. En revanche la fascination qu’elle exerce sur ces deux hommes
renvoie à une sorte de “ féminité naturelle ”. Le lieu dans lequel ils connaissent le bonheur, le
chalet dans la forêt, connote une sorte de cocon originel, à l’écart de l’Histoire et de la
société. Cette femme imprévisible, mystérieuse, qui dit “ je ne veux pas qu’on me
comprenne ”, est inscrite dans une logique névrotique. Entre elle et les deux hommes, il y a
des moments de fusion et de rupture mais rien qui relève du relationnel, du médiatisé, du
symbolique (au sens lacanien). Par ailleurs, le film établit un lien entre l’échec de l’amour de
Catherine pour Jim et l’échec de sa maternité, comme si l’enfant était le signe indépassable
de l’accomplissement amoureux, archaïsme surprenant dans un film dont les héros tentent
de “ réinventer l’amour ”. Contradiction entre l’acceptation de la liberté sexuelle des femmes
et une peur archaïque du féminin qui traverse toute notre culture patriarcale.
Pourtant, l’interprétation par Jeanne Moreau de la chanson du film, “ Le Tourbillon ”, écrite
pour elle par Bassiak, bat le record des ventes de disques en juin 1962. C’est une indication
intéressante de la volonté du public de privilégier la face solaire et jubilatoire du personnage,
puisque la chanson écarte résolument les aspects les plus inquiétants de la Catherine du
film. Une enquête sociologique qualitative faite dans les années 1980 auprès des femmes
adolescentes dans les années 1950 confirme le rôle de modèle émancipateur qu’a pu jouer
le personnage de Jeanne Moreau dans Jules et Jim, en dépit des aspects misogynes du
film : “ Béatrice s’est mariée à 20 ans et a eu trois enfants. Dans son interview, elle évoque
le film Jules et Jim qui, faut-il le rappeler, met en scène une femme, jouée par Jeanne
Moreau, prise entre l’amour de deux hommes, et allant, sans drame, de l’un à l’autre. Elle
insiste sur l’importance que ce film – symbole d’une mise en cause de la monogamie – a eu
pour elle, et enchaîne sur l’évocation de sa séparation brusque d’avec son mari qu’elle quitte
parce que, dit-elle, elle avait “rencontré un gars”. Elle vivait en province ; elle monte à Paris,
commence à travailler et à mener une vie indépendante. ” L'extraordinaire vitalité qui irradie
de Catherine, emportant tout sur son passage, a fait de ce film un moment fort dans la
construction d'une image de féminité moderne.
En mai 1961 (n° 1399, p. 2-5), Cinémonde consacre un reportage au tournage de Jules et
Jim, et en profite pour faire un entretien “ croisé ” de Jeanne Moreau et Annie Girardot (les
mêmes questions sont posées aux deux actrices qui tournent à 50 kms de distance et
chaque réponse est proposée l’une à la suite de l’autre). À Cinémonde qui entretient
volontairement la confusion entre les personnages qu’elle joue et sa personnalité “ à la
ville ”, Jeanne Moreau déclare : “ Il n’y a que l’amour qui m’intéresse. C’est l’amour qui a
dirigé ma vie, et de toutes les façons. ” Elle confirme ainsi sa persona d’amoureuse. Deux
mois plus tard, Cinémonde revient sur le sujet sous le titre “ Les Passionnées ” (n° 1405,
11/08/61) : “ Pour le public, Jeanne Moreau est le type même de l’amoureuse moderne.
Femme passionnée, intelligente, que déchire sa vision lucide des problèmes actuels du
couple, mais qui n’en recherche pas moins désespérément l’Amour au prix de n’importe
quelle souffrance. Comme dans Les Amants, où elle quitte son enfant, ou dans La Notte, où
elle fait l’expérience du monde de solitude qui la sépare de son mari. À l’écran, personnage
et femme tourmentée, à la fois forte et faible, généreuse et exigeante, comment est Jeanne
Moreau dans la vie ? ” Dans sa réponse, l’actrice confirme avoir été “ très proche de
Florence l’héroïne d’Ascenseur pour l’échafaud. Puis je me suis sentie longtemps semblable
à Jeanne des Amants. (…) À présent, je suis pleinement Catherine de Jules et Jim. Oui, je
suis passionnée et très sentimentale. Pas romantique, non, mais terriblement romanesque.
Plus amoureuse, plus femme que mère probablement. (…) Autrefois, les femmes vivaient
dans un monde masculin où tous les rapports étaient basés sur la supériorité de l’homme.
Maintenant une femme est libre de rire aux éclats si elle en a envie, de monter se coucher si
elle a mal à la tête ou de s’en aller. Entre les femmes modernes aussi, comme dans La
Notte, la jalousie n’existe plus. Elles se comprennent mieux. Elles sont amies. Toutes ces
conventions par rapport à l’homme disparaissent. Le mystère de mes héroïnes n’en est pas
moins réel, mais il devient une découverte véritable alors qu’autrefois c’était “un mystère de
quatre sous”, de violettes et de botillons, de femme-objet préparée pour l’homme. ” On
remarquera la confusion entretenue également par l’actrice entre ses personnages à l’écran,
sa personnalité “ à la ville ” et la réalité sociale des femmes de l’époque.
En janvier 1962, la sortie de Jules et Jim (210 065 entrées en exclusivité parisienne) est
encadrée par les nombreux entretiens que donne François Truffaut, présentant son film dans
Le Monde, comme l’histoire d’“ une femme hésitant entre deux hommes également
sympathiques. Le pari pour moi était que la femme émeuve et ne soit pas une putain et que
le mari ne soit pas ridicule. ” Il précise en outre pour le même journal : “ Sans doute la jeune
femme de Jules et Jim veut-elle vivre de la même manière qu’un homme, mais c’est là
seulement une particularité de son caractère et non une attitude féministe et revendicative. ”
Cette dénégation est significative, dans la mesure où le personnage du roman d’Henri-Pierre
Roché s’inscrit au contraire explicitement dans un combat d’émancipation féminine.
Bien que le film soit une adaptation littéraire et que l’histoire se passe au début du siècle, la
plupart des critiques constate que l’esprit “ Nouvelle Vague ” est quand même présent dans
le film, à travers le sujet et la manière de le traiter : selon Robert Chazal (France-Soir),
Truffaut raconte “ l’histoire d’un amour à trois, deux hommes et une femme ”, mais “ son récit
jeune, spontané, enlève à cette aventure scabreuse tout ce qu’elle pourrait avoir de
graveleux, de gênant ”. En mauvaise part, cela donne, sous la plume de Claude Garson
(L’Aurore) : “ Quoique l’action se situe au début du siècle, les poncifs sentimentaux de la
nouvelle vague du cinéma sont déjà présents. On nous montre toujours des héros et des
héroïnes qui changent de partenaires hors ou dans les liens du mariage. Cela n’a point
d’importance, car l’idée de ces jeunes messieurs est que l’amour prime tout, à condition qu’il
soit libre. ” C’est aussi l’esprit “ Nouvelle Vague ” du film que Georges Charensol (Les
Nouvelles littéraires 1 ) critique : “ L’adaptation n’a pas manqué de mettre l’accent sur la
sexualité dans un récit qui était, à l’origine, l’histoire d’une amitié et la peinture d’un caractère
de femme. (…) François Truffaut, comme tous les garçons de sa génération, est attiré par
les situations qui florissaient sur le Boulevard avant les deux guerres, et son film se ramène
finalement à la banale histoire d’un ménage à trois. ”
Pourtant la plupart des critiques prennent au sérieux la problématique du film, que ce soit en
bonne ou en mauvaise part : pour Samuel Lachize (L’Humanité) : “ Malgré le triangle
classique : le mari, la femme et l’autre, nous sommes loin du vaudeville. (…) Son thème est
le suivant : y a-t-il une autre solution en amour que celle du couple ? Une femme peut-elle
aimer deux hommes en même temps ? (…) Les auteurs en sont revenus à la vieille morale
chrétienne qu’ils voulaient fustiger. (…) Par ce résultat, ce film égale un coup pour rien. ” En
revanche, selon Arts : “ Le couple n’est pas l’idéal, avait déjà soutenu Pierre Kast dans La
Morte-saison des amours. (…) D’accord, répond Truffaut, mais le ménage à trois ne conduit
pas au bonheur. Peu importe la réponse. L’important est que François Truffaut pose la
question sincèrement, franchement, proprement, loin de toute hypocrisie bourgeoise. ”
Malgré le prix de la Centrale Catholique du Cinéma qui a couronné naguère Les 400 coups,
c’est un critique catholique, André Bessègues (La France catholique), qui pointe de la
manière la moins indulgente les contradictions du film : “ On peut dire comme un de mes
1
Les Nouvelles littéraires (1922-1971) “ hebdomadaire des lettres, arts, sciences et spectacles ” ; rubrique
cinéma : Georges Charensol
confrères à propos de Jules et Jim que “la nouvelle morale de la nouvelle vague concerne
toujours la sexualité”, en le regrettant. Mais la nouvelle morale de la nouvelle vague
concerne plutôt le rôle de la femme dans la société et dans le couple. Or sur ce point,
Truffaut, comme Godard, a une attitude plutôt rétrograde, celle d’un puritain honteux pour qui
la femme est l’incompréhensible démon. ” Les mêmes réserves se lisent chez Jeander
(Libération), malgré le positionnement idéologique opposé de son journal : “ Le roman de
Henri-Pierre Roché est celui d’une amitié “coup de foudre” entre deux hommes. Transposé
à l’écran et grâce – à cause – de Jeanne Moreau, c’est un vaudeville noir. (…) La femme
envahit, submerge le sujet. (…) Cette dépolarisation du sujet participe, selon moi, d’une
démarche intellectuelle propre aux jeunes réalisateurs français de la nouvelle école dite
“nouvelle vague”. La femme exerce sur eux une sorte de fascination dont ils se défendent
par une sorte de mépris vengeur (de là leur revirement contre Bergman qui les a vite lassés
par sa philogynie pathologique) et qui s’exprime par une sorte de misogynie à la fois
ricanante et timide. Leur attitude à l’égard de la femme est restée celle de collégiens avides,
brutaux et romantiques. (…) Ce qui a fasciné François Truffaut dans le personnage de
Kathe, c’est précisément qu’elle est le contraire d’une femme-enfant et d’une femme-objet.
C’est une femme-ouragan, (…) une femme-sexe qui a grand besoin d’un psychanalyste ou –
en attendant Freud, puisque nous sommes en 1907 – d’un bon coup de pied aux fesses
pour calmer ses débordements qui sont nés de son dérèglement hormonal. ” On appréciera
le mélange de critique de la misogynie des autres et d’une solide misogynie de la part du
critique ! Mais au-delà de l’aspect polémique de telles considérations, cela confirme que
l’image de marque de la Nouvelle Vague à l’époque de son émergence est en grande partie
associée à la capacité des jeunes cinéastes à renouveler la représentation des rapports
entre les sexes et l’exploration du désir amoureux.
Contrairement à ce que pouvaient laisser augurer les réactions ambivalentes des critiques
(masculins), le public (et en particulier les femmes) paraît avoir été séduit par le personnage
féminin qu’incarne Jeanne Moreau 2 ; malgré la concurrence que lui fait Vie privée de Louis
Malle avec Brigitte Bardot, qui sort une semaine plus tard, Jules et Jim est un des plus gros
succès de la Nouvelle Vague.
2
Voir les résultats de l’enquête sociologique réalisée dans les années 80 par Sonia Dayan (chapitre 9).