le-cake-au

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le-cake-au
Ce soir dans votre ville, je fais un cake au citron. Et oui, c’est comme ça, j’aime bien le citron.
Non, mais je vous dis ça pour attirer votre attention, car le citron soit on aime ça, soit on
déteste ça. En gros, quoi qu’il en soit, on a toujours un avis là dessus. Ce soir, aussi, juste en
bas de chez moi, sur un grand parking désaffecté se joue la première d’un cirque, le « cirque
goutte ». Pourquoi ce nom ? Parce que je crois qu’ils font beaucoup de tours avec de l’eau.
Et puis l’eau est un élément comme un autre, et finalement c’est un peu comme le citron, y
en a qui adorent ça, se jeter à l’eau et d’autres qui ne le supportent pas.
Voyez, moi par exemple, j’aime le citron, mais je n’aime pas me jeter à l’eau. Je suis une
grande timide, c’est même plus que ça, je suis diagnostiquée « agoraphobe » (ou phobique
de la foule, si vous préférez). Je ne peux pas sortir de chez moi sans devenir complètement
verte, je ne peux parler à personne sans devenir rouge écarlate, bref je change de couleur à
n’importe quelle occasion, je suis caméléon et parfois je voudrais bien, en effet, aller me
cacher dans la forêt et prendre la couleur de la branche sur laquelle je serais posée. Et
particulièrement, ce soir, dans votre ville et même plus : juste là en bas de chez moi, je
voudrais bien pouvoir me faufiler, invisible et transparente parmi la foule qui commence à
arriver, heureuse et festive et qui s’apprête à en prendre plein les mirettes. Parce que du
haut de mes quatre étages, je vois tout, je suis en train de touiller ma pâte à cake, là je
rajoute fébrilement les zestes de citron, le nez collé à ma fenêtre mi close. Et je vous vois, et
je le vois, le beau gars là, celui qui comme les autres ne me voit pas. Et ne me verra
probablement jamais.
Bref, rien d’extraordinaire, à part que, si peut être, ce soir je me mettrai bien un petit coup
de pied au derrière. Je dirai bien « zut » à mon cake, « zut » à mes modifications
chromatiques, « zut », « zut » et « rezut ». Pourquoi pas d’ailleurs ? Hein ? Parce que je n’en
suis pas capable…Hum. Vous êtes perspicace vous, dites donc. Et bien peut être pas autant
que vous le croyez, parce que figurez vous que j’ai lu dans un « Sciences et Vie », chez le
médecin qu’on pouvait dépasser ses phobies si on a un poil de fesses de volonté. Et bien de
la volonté j’en ai, moi, et à revendre même.
Bon, bon, bon, je me dirige donc dans ma chambre et je choisis d’enlever mon tee-shirt
rouge et le troque contre un kaki. C’est bien ça, c’est passe partout au moins. Je garde mon
jean, et j’enfile mes baskets, elles sont un peu trouées certes, mais on ne va pas au défilé du
14 juillet si ? On va au cirque, c’est populaire ça et quoi de plus populaire que des baskets
trouées (à part peut être des chaussettes trouées) ? Je sue comme jamais. Il faut que je me
dépêche sinon c’est la marche arrière assurée, surtout : ne penser à rien. Je prends mon
petit sac à main, une petite bouteille d’eau (mon indispensable) et puis un billet de 10 euros,
ça devrait suffire.
La porte est claquée derrière moi, les escaliers m’attendent et pointent vers moi leurs
marches acérées comme les dents d’un loup, ca tangue un peu, je dois le dire. Ca y est, je
suis dehors, l’air est doux, mon cœur l’est un peu moins, il bat la chamade, au moins il bat et
ça c’est déjà pas mal. J’avance et je vous entends, mille abeilles qui bourdonnent
allégrement sans se douter de ce qui est en train de se passer, à quoi, 200 mètres ? Le
chapiteau est majestueux, encore plus impressionnant vu de près, il est énorme, bleu et des
petites lanternes devant l’entrée donnent l’impression qu’on va rentrer dans la nuit
lumineuse.
Ca y est, je suis parmi vous ! Je me sens très très mal, mais je ne connais personne, parfois
on me regarde rapidement, mais rien de grave, par contre quand vos enfants me bousculent
sans le faire exprès, je manque de m’évanouir. J’entortille mes doigts, puis me ronge les
ongles, et je ne tiens pas sur place. Je ne sais pas de quelle couleur je suis mais je pense que
c’est soit bleue, soit rouge, soit blanche comme un drap sorti de la machine (si tant est qu’on
utilise une très bonne lessive). Ca y est, on avance, tous ensemble, pour l’instant c’est
respirable, et si ça devait changer je n’aurai qu’à faire demi tour, ça je sais faire. Mais je tiens
bon. Le chapiteau est spacieux et l’air assez frais, il y a un grand bassin d’eau au milieu. Drôle
de cirque.
« - Julia ? ». Non. Mais non, tu rêves ma grande. « -Hé ! Julia ! ». Non, je ne rêve pas en fait.
Bon. On fait semblant, ça arrive de ne pas entendre, non ? Il insiste le bougre, qui c’est celui
là ? Je me retourne, je suis bien obligée car il hurle mon nom tellement fort que tout le
chapiteau tremble au son de sa voix. Mon médecin, voilà ce qu’il me fallait ! Passer incognito
avec la seule personne qui sait à quel point je suis mal à l’aise dans la foule. Plus jamais, je ne
sortirai de chez moi. « - Bonjour, Monsieur Champfour ». Il est avec sa femme et son fils. Je
ne sais pas quoi dire, si je pouvais mettre ma tête dans mon débardeur kaki je le ferai.
« Julia ! Je ne savais pas que vous aimiez le cirque, au point de…Enfin vous voyez ce que je
veux dire. ». Non, je ne vois pas ce que vous voulez dire, vos mots ne sont pas solides et ne
flottent pas dans l’air en clignotant : bien sur que je sais ce que vous voulez dire, non mais il
est stupide celui-ci ! Sa femme sait, c’est sûr, elle me détaille de ses petits yeux traitres. « En
fait, ben, heu, oui, c’est ça. Oui. ». Je brûle, je chauffe, je suis une cocotte minute. « Et bien,
bon spectacle Julia. ». Voilààà, bon spectacle à vous aussi Monsieur Champfour et passez un
agréable moment surtout : « Merci. Monsieur Champfour ». J’avance, je me laisse glisser
dans la foule, jusqu’au moment où mon postérieur est happé par un petit coin du banc en
bois numéro 48. Je suis bien là. Assise, je ferme les yeux et respire un bon coup.
Roulements de tambours, et bruits de pluie qui tombe : ça commence. Les clowns ici n’ont
ni nez rouge, ni vêtements d’arlequin, ils sont musclés, en maillot de bain et cabriolent
comme des gymnastes : je crois qu’on appelle ça le « nouveau cirque », celui sans animaux
enfermés et maltraités, ça me plait. Il y a aussi une musique douce, c’est un cirque balnéaire,
une thérapie délectable. Je me gratte un peu de temps en temps et ne cesse de bouger mes
jambes, mais ça va. Ca pourrait aller mieux, mais je suis fière de moi. Les gens commencent à
bailler, autour, je pourrais presque dire qu’ils baillent tous en chœur et soudain je trouve
que cette foule d’abeilles, si festive tout à l’heure, ne ressemble plus qu’à un tas de gros
bourdons endormis. Et moi au milieu de la ruche, je ne baille pas. O ! Non. Je suis si
heureuse que je crois avoir une couleur rosée, celle des jours les meilleurs.
Le spectacle prend fin, c’était vraiment formidable. Mais comme on ne change pas une
équipe qui gagne, je me lève avant tout le monde, quitte à rater le rappel. Et je cours, je
cours, laissant derrière moi les applaudissements vrombir, direction : maison. Je gravis les
escaliers comme si j’étais poursuivie par une horde de villageois en furie : vous qui sortez
peu à peu du chapiteau. Masse grondante endormie. Vous avez eu votre compte
d’émerveillement, vous avez été plutôt sympas et ne m’avez pas trop regardée.
Me voilà, de retour, collée à ma fenêtre, là haut, au quatrième. Je suis assez heureuse,
jamais je n’aurais cru un jour pouvoir sortir de chez moi, seule, pour me fondre dans une
foule inconnue et grouillante. Rien que d’y penser ça me fait froid dans le dos. Je me remets
donc à mon cake, laissé en plant, là, il y a environ deux heures. De toute façon je ne pourrai
pas m’endormir tout de suite, je suis bien trop excitée. Et qu’est ce que je vois ? Là, sortant
discrètement du chapiteau, en entortillant nerveusement la manche gauche de son pull. Le
beau gars. Je vous en ai parlé tout à l’heure, il ne me voyait pas quand je vous regardai tous.
Il n’a pas l’air très à l’aise. Il est même un peu vert, à la lumière des lampions du cirque. Mon
dieu, il me regarde ! Il a levé la tête et regarde ma fenêtre, là au quatrième.
Mais que voulez vous ? On ne change pas une équipe qui gagne : alors moi, je la baisse ma
tête. Et n’osant affronter le beau regard qui me scrute, je préfère lorgner les zestes de citron
acide qui tentent, tant bien que mal, de se mêler au reste de la pâte.