11 Puech - Revue critique de fixxion française contemporaine

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11 Puech - Revue critique de fixxion française contemporaine
Les fictions de soi
M. Sheringham s’entretient avec J.-B. Puech
Michael Sheringham
L’expression “fiction de soi” semble tout particulièrement appropriée pour
désigner l’ensemble de ton activité littéraire, cher Jean-Benoît, et plus particulièrement les livres qui gravitent autour de la figure toujours plus incarnée de
Benjamin Jordane, l’écrivain dont tu as imaginé la vie, l’œuvre et la réception
critique…
Jean-Benoît Puech
§1
Oui, c’est vrai, mais je crois qu’il faut immédiatement distinguer deux types de
“fictions de soi”, selon qu’elles se donnent ou non comme telles, selon qu’elles
veulent être crues ou non. Toutes deux sont des produits verbaux de
l’imagination. Mais dans l’une, le discours est présenté à l’interlocuteur comme
imaginaire, par diverses formes de déclarations du type : “Ceci est un roman”,
ou : “Il était une fois” (où l’imparfait n’est pas une forme temporelle désignant le
passé mais une forme modale désignant un monde supposé), ou : “Tu serais
ceci, et je serais cela”, ou des indications non verbales : des rideaux, trois coups
de marteau avant qu’ils ne se lèvent, des planches et la petite guérite d’un
souffleur. Il n’y a pas tromperie, mais au contraire contrat réciproque de sortie
du monde réel et neutralisation de son opposition vrai-faux, c’est bien connu.
On est dans le domaine du jeu convenu. La fiction est un roman au sens
littéraire mais aussi social et même commercial, au meilleur sens du terme.
§2
Dans l’autre forme de fiction, au contraire, le locuteur veut être cru, et que
l’interlocuteur reçoive son discours comme vrai. Tantôt le locuteur sait qu’il
ment ; tantôt il croit plus ou moins lui-même à des mensonges évidents malgré
lui : on dit alors qu’il est mythomane et on l’écoute avec indulgence, parce qu’il
est victime d’une propension mal maîtrisée dont on peut même, parfois,
apprécier la valeur esthétique. Je crois que c’est cette seconde forme de fiction
que l’on peut nommer la “fabulation”.
§3
Il me semble que la fabulation est une sorte de fiction très particulière,
mensongère, mais aussi un mensonge très particulier, qui se développe autour
du fabulateur ou de ce qui le touche de près, qui le concerne personnellement,
en tout cas c’est évidemment celle qui nous intéresse aujourd’hui, la fabulation
de soi. Tout le monde fabule sans le savoir ou même sciemment, ce sont de
petits mensonges que l’on fait à soi et aux autres, souvent gratuits, parfois
généreux. La fabulation devient grave lorsqu’elle est chronique et surtout
lorsqu’elle est intéressée et se pratique aux dépens de l’interlocuteur.
§4
Mais je tenais à cette distinction car du point de vue de la communication,
fiction déclarée et fabulation dissimulée sont deux formes très différentes. Je
suis toujours agacé par l’extension du domaine de la fiction à celui de la vie
quotidienne, en dehors du domaine du jeu convenu entre joueurs. Dire que le
monde entier est un théâtre ou que la vie est un roman est un abus de langage.
Lorsqu’un récit d’histoire collective ou individuelle (une biographie) ne
correspond pas à une réalité vérifiable, il est erroné ou mensonger. Eh bien,
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Les fictions de soi
lorsqu’il s’avère qu’un récit d’histoire individuelle dont l’objet est le sujet qui le
raconte (une autobiographie) est erroné ou mensonger, il ne s’agit pas d’une
fiction proprement dite, mais d’une fabulation.
§5
Je sens, cher Michael, que je devrais donner quelques exemples après cette
tirade trop abstraite. Te souviens-tu de Villa triste, le beau roman de Patrick
Modiano ? Le narrateur exilé dans une station thermale se fait passer pour le
comte Victor Chmara, un jeune homme issu d’une famille cosmopolite et
fortunée mais désargentée. Voilà un fabulateur, et ses propos sont des
fabulations (à l’intérieur de la fiction de Modiano). Il est conduit à fabuler ainsi
parce qu’il a des complexes d’un point de vue social, faute d’une origine
identifiable. Même chose dans le sublime René Leys de Segalen : le narrateur du
roman, un Européen installé en Chine, prend des leçons de chinois avec un
jeune et charmant professeur, nommé René Leys. Le jeune homme raconte ses
aventures dans la Cité interdite, or il apparaît peu à peu à son interlocuteur qu’il
invente ces histoires mirifiques. Ce sont les fabulations d’un personnage de
fabulateur (à l’intérieur de la fiction de Segalen). Il est conduit à fabuler ainsi
parce qu’il sent que son interlocuteur a besoin de romanesque et qu’il veut lui
complaire. L’exemple le plus populaire en France est bien sûr le Tartarin de
Tarascon d’Alphonse Daudet, héros du roman éponyme. La fiction de Daudet
crée le type même du fabulateur, auquel on pardonne parce que ses fabulations
apparaissent comme telles, contre son gré, et ont un charme plus grand que la
vérité. Il n’en reste pas moins qu’il ne s’agit pas de fictions au sens strict, parce
qu’elles ne sont pas l’objet d’un échange contractuel explicite entre le locuteur et
l’interlocuteur. J’ai étudié jadis, à propos de Pierre Loti et de Marc Helys, cas
plus fascinant où la ligne de démarcation entre fiction et fabulation est difficile à
tracer, sinon en pointillés, mais ici je crois qu’il vaut mieux, au contraire, que
nous posions des limites très nettes. Il faudrait relire “Le Menteur”, la nouvelle
retorse de notre vieil et grand ami Henry James, pour le plaisir d’admirer le
merveilleux portrait écrit sinon peint (tout est dans cette petite différence, si je
me souviens bien) d’un désarmant fabulateur protégé par sa ravissante épouse
au grand dam du héros faussement moralisateur.
§6
J’ai donné des exemples de personnages de fabulateurs dans des fictions, mais je
pourrais aussi donner des exemples de personnes qui ont fabulé dans la réalité.
Le sinistre Jean-Claude Romand, antihéros d’un fait divers qui a frappé les
esprits sensibles à la dramatique efficacité du mensonge, s’était inventé une
profession prestigieuse alors qu’il passait ses journées de chômeur à sommeiller
sur un parking dans sa BMW (ou autre armure à roulettes), quand il ne massacrait pas sa femme et leurs enfants. Erich “von” Stroheim le magnifique, fils
antisémite d’un chapelier juif de Vienne, avait émigré aux Etats-Unis où il faisait
état avec arrogance de son origine aristocratique et d’une glorieuse carrière
d’officier de cavalerie dans l’armée impériale autro-hongroise. Et plus modestement, l’un de mes oncles maternels racontait avec un talent indubitable ses
exploits à l’occasion de rallyes automobiles à travers les Alpes suisses, alors qu’il
n’avait pas quitté un palace tape-à-l’œil de Davos ou de Crans-Montana. Mon
oncle n’était pas romancier et ne faisait pas commerce de fictions déclarées.
C’était un séduisant fabulateur qui faisait de son mieux pour protéger sa vie
conjugale et avait tout intérêt à ce que son épouse le croie. De même, dans la vie,
ou dans leurs textes autobiographiques (récits donnés comme historiques et
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vérifiables), les romanciers Blaise Cendrars, Romain Gary, Saint-John Perse,
André Malraux par exemple, pour ne citer que des francophones plus ou moins
sympathiques, inventent de poétiques épisodes, de piquantes anecdotes, de
graves et grands moments, des rencontres mémorables, des aventures dont ils
sont les héros et qui ne sont pas des fictions au sens littéraire, mais des
fabulations, dénoncées comme telles par leurs biographes, qu’on leur pardonne
généralement, et même qu’on admire, parfois, en fonction de leur beauté et de
leur consonance avec leurs œuvres : on leur donne alors avec indulgence le nom
de “légendes”. Je ne peux m’empêcher de faire allusion à Joseph Roth dont
l’imagination généalogique est si émouvante. Quant à Karl May, le grand
romancier allemand pour la jeunesse, lorsqu’il écrit et publie des fictions, il
s’agit bel et bien de fictions ; mais lorsqu’au cours de ses tournées à travers
l’Allemagne du début du siècle, devant des foules enfantines émerveillées venues
l’écouter dans les salles de conférence des palaces de Brême ou de Berlin, il
raconte ses exploits au Far West ou au Moyen-Orient, le Tartarin de Dresde
fabule, car en vérité il n’a jamais traversé l’océan Atlantique ou le désert
d’Arabie comme il le dit. Et ceux de ses livres qui prétendent être des récits de
ses propres voyages, ce sont des fabulations, comme toute “fiction” de soi qui ne
s’affiche pas comme telle. J’ai beaucoup aimé, dans mon enfance, deux autres
fabulateurs de soi du même type, Will James et Grey Owl. Voir sur la Toile leurs
silhouettes de pseudo-aventuriers, et celles de leurs chevaux sauvages, et celles
de leurs petites populations de castors, et celle des grandes plaines au pied des
hauts sommets du Saskatchewan. Elles sont pour moi plus attachantes que la
funeste figure de Binjamin Wilkomirski !
§7
M.S. A propos de la “légende” du grand écrivain, ne penses-tu pas qu’elle est
plutôt créée et entretenue par d’autres que lui, des admirateurs qui redessinent
notamment la silhouette de leur grand homme sur le “patron” de son œuvre, et
qui créent ainsi une figure que le temps à son tour accrédite, ou du moins qu’il
recouvre d’une patine ? Ce serait moins une “fiction de soi”, qui suppose un
travail de soi sur soi, qu’une “fiction de lui”.
§8
J.-B. P. Bien sûr, le personnage de l’auteur est une création de tous les tiers
qui s’attachent à son œuvre, à sa personne et à leurs relations. Même des antibiographistes comme Proust, Valéry ou Blanchot (sans parler du Barthes de la
trop fameuse “mort de l’auteur”, puisqu’il est revenu de manière très nuancée
sur ce qu’il avait d’abord doctriné plus impérativement, mais c’était pour
valoriser le rôle du lecteur) ont provoqué un fort attrait pour leur personne et
pour leur vie. Le cas de Blanchot est intéressant, comme aux Etats-Unis ceux de
Salinger ou de Pynchon, parce que ces auteurs ont d’autant plus attiré l’attention
sur eux qu’ils se cachaient obstinément derrière leurs œuvres. Il serait injuste de
rapprocher ce retrait du cache-cache ostentatoire de l’hystérique car ils
désiraient vraiment échapper au regard des lecteurs, des journalistes pseudolittéraires, et même des historiens de la littérature. Don DeLillo a très bien
rendu compte de cette problématique sous la forme romancée de son Mao II.
Sollers a écrit des choses d’une grande pertinence à ce propos, même en
présentant son histrionisme comme une destruction par anticipation de la
réduction biographique. Daniel Oster a parlé de toutes ces questions mieux que
personne. Bref, on ne peut se dérober à cette condition moderne de l’activité
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littéraire : toute création suscite la figure de son créateur. Ce que j’entends par
“condition moderne” ? L’époque où la littérature devient l’expression d’une
personnalité (ou même jusqu’à son équivalent purement formel), où l’œuvre ne
se réduit plus aux livres ni aux textes, où elle peut annexer également bien
d’autres objets, verbaux ou non : tout ce que l’on rassemble sous le nom de
“biographique”. Bref, l’époque romantique de l’absolu littéraire. Blanchot (qui
est allé au plus loin dans le sens d’un tel absolu, pour mieux le neutraliser) a
tenté d’éviter le fétichisme de l’auteur, puis il a tenté d’éviter aussi la
fétichisation de l’œuvre, en prônant le “dés-œuvrement” et la recherche infinie
qu’aucun objet verbal ne peut épuiser, mais il ne pouvait éviter que sa démarche
ne soit à son tour renversée, et pour ainsi dire, … mise à l’arrêt, dans certains
clichés qui le représentent comme la figure singulière, et même personnelle, et
même biographique au sens le plus “beuvien”, du retiré, de l’effacé et de l’imperceptible. Il le savait. On connaît sa fameuse phrase sur le biographe inévitable.
Alors ? Alors, oui, les chercheurs, les critiques, les journalistes, les lecteurs, les
témoins, la mémoire et l’oubli (le temps), sans oublier les instituteurs de la
Troisième République, les commissaires-priseurs et les conservateurs des
maisons-musées font la légende. Plus subtilement, même les romanciers la font
lorsqu’ils s’emparent d’écrivains réels et les métamorphosent en héros de leurs
fictions, comme Thomas Mann dans Charlotte à Weimar, ou Broch dans La
Mort de Virgile, ou plus près de nous ces trois auteurs de langue anglaise qui
ont presque simultanément promu Henry James au rang de héros romanesque :
David Lodge, Emma Tennant, Colm Toibin, ou bien sûr “notre” Giono dans
Pour saluer Melville.
§9
Mais il faudrait aussi considérer l’auteur de sa légende, ou si tu préfères, ce par
quoi la légende est elle aussi une fiction de soi. Même en deçà, d’ailleurs,
l’image, ou plus généralement le personnage de l’auteur, n’est pas seulement
une création allographe, une création des autres, c’est également une création
autographe, une création de l’écrivain en personne, c’est également une fiction
de soi. Blanchot savait qu’”un Dieu lui-même a besoin d’un témoin”, qu’il est
impossible d’échapper à l’existence, que l’auteur est l’incarnation de son œuvre,
et c’est donc pour nous qu’il a œuvré à ne pas apparaître, je veux dire à
apparaître comme celui qui ne paraît pas. Jean-Claude Bonnet a bien montré
que Diderot gère à peu près de la même façon sa discrétion obstinée, tandis que
le roi Voltaire et Jean-Jacques en habit d’Arménien soufflent aux acteurs de leur
“biographique” une grande partie du drame dont ils sont les héros, bien avant
Joyce, Gide ou Beckett (Beckett lui-même : voir les notes de Knowlson à sa
passionnante biographie).
§10
J’avais autrefois étudié, pour notre ami Dominique Rabaté, dans un volume de
ses Modernités consacré à “L’Auteur entre biographie et mythographie”, comment les écrivains avaient pris conscience de la construction de leur personnage
dans les médias, et comment ils s’y étaient opposés ou – plus ingénieusement –
comment ils étaient intervenus dans cette mise en scène, au point de conseiller,
de diriger, de commander toute une équipe d’interlocuteurs (les dialogues), de
portraitistes (les masques) et de costumiers (le vestiaire), de décorateurs (les
lieux en général : de la maison natale à la dernière demeure en passant par les
hôtels et parfois les prisons ou les monastères, les grands express internationaux, les voiliers et les voitures de sport), de témoins (les acteurs) et de
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biographes (metteur en scène). Tout un théâtre où se produit l’auteur comme
œuvre. On sait comment tel ou tel faisait pression sur ses témoins éventuels et
comment des auteurs aussi différents que Salinger, Klossowski ou Nabokov ont
menacé de procès des agents biographiques peu complaisants. J’avais laissé de
côté les autobiographies proprement dites, qui sont plus fréquentées que les
genres mineurs auxquels je viens de faire allusion, mais où la fabulation tourne à
plein régime (je ne dis pas ”la fiction” en vertu de ma première réponse !). Et
j’avais laissé de côté les fictions, bien que ce domaine soit curieusement
inexploré en tant qu’il peut lui aussi contribuer à la construction de la légende de
leur auteur : l’image que l’on se fait de Kafka, par exemple, est comme générée
par celle du bureaucrate du Procès, ou celle de Larbaud par le Journal du
pauvre Barnabooth, ou celle de Céline par ses voyages de médecin des pauvres
au bout de la nuit banlieusarde et de l’enfer nordique, parce qu’on croit encore et
toujours que le roman est la transposition d’une situation autobiographique
antérieure. Il y a, dans la réception du roman, un effet “inspiration autobiographique”, la fiction le sait et elle peut s’en servir pour construire, en filigrane de
ses fantaisies, dans un flou faussement pudique, une vie au second degré qui
aurait été celle de l’auteur. Cette vie est bien entendu le comble de la fabulation.
Mais j’ajoute que ces histoires sont à la fois les abus de confiance que j’ai dits et
des symptômes nécessaires et souvent passionnants. On peut même, finalement,
en dehors de la différence pragmatique que j’ai proposée, qui resitue fabulation
et fiction dans le contexte communicationnel, considérer ces “histoires” comme
des objets littéraires, voire comme des œuvres de l’écrivain, au même titre que
les réalisations verbales du canon historique, et se demander si ce n’est pas, en
définitive, le personnage de l’écrivain, plus que ses fictions, qui demeure dans la
mémoire des hommes. Borges l’a soutenu fréquemment.
§11
M.S. Tes fictions (par exemple L’Apprentissage du roman) et tes essais (par
exemple Du vivant de l’auteur) ont précédé de quelques années le “retour à
l’auteur”, non pas la personne réelle de la “méthode biographique” chez SainteBeuve, ni même l’auteur habile à donner des équivalences de son désir inconscient chez Freud, ni même l’auteur et ses stratégies dans son milieu particulier
ou champ spécifique chez Bourdieu (bien que tu sois moins éloigné de lui que tu
ne le prétends), mais le personnage, cette forme particulière de fiction des autres
et de soi, ou de fabulation comme tu dis, dont tu viens de parler. La plupart de
tes romans, dès La Bibliothèque d’un amateur, mais surtout de Présence de
Jordane à Benjamin Jordane, une vie littéraire, en passant par Jordane
revisité, mettent en scène un tel personnage d’écrivain. Est-il, lui, une fiction ou
une fabulation ? Car tes livres ne portent jamais l’indication “roman” et même
certains lettrés très avertis ont cru un instant qu’Yves Savigny était un de nos
collègues bien réel.
§12
J.-B. P. Il faut distinguer le personnage de l’écrivain réel, par exemple le
personnage d’Aragon (avec ou sans masque), ou le personnage de Blanchot, ou
le personnage de Colette (avec ou sans voile), ou le personnage de Duras, etc.,
qui sont des fabulations, pétries de jolis mensonges ou de belles légendes,
toujours emblématiques, qui doublent en quelque sorte leur personne historique, du personnage d’écrivain dans un roman, qui est une fiction proprement
dite, consommée comme telle. Benjamin Jordane, le héros d’une sorte de roman
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unique que je remanie depuis trente ans, n’est pas une fabulation, car il n’est ni
le personnage ajouté à la personne réelle d’un individu fiché à l’état civil, ni une
supercherie ou une mystification littéraire. Aucun mortel ne porte son nom (que
je sache). Et il n’est pas non plus une supercherie ou une mystification car j’ai
toujours, sinon indiqué “roman” sur la couverture, du moins dispersé dans le
paratexte et le texte du livre un certain nombre d’indices qui devaient permettre
de le recevoir comme un personnage de roman. Si on a cru qu’il existait réellement, c’est malgré moi et faute d’avoir lu, par exemple, l’introduction de
Présence de Jordane intitulée “Jordane et moi”. Mais il est vrai que mes livres
n’ont jamais un caractère ludique évident, et encore moins celui de vulgaires
canulars, ce que je détesterais. Je m’efforce toujours, au contraire, d’être le plus
sérieux possible. N’empêche ! Je tiens beaucoup à ce que l’on reçoive simultanément la vraisemblance et l’irréalité du personnage, car je cherche à dénoncer la
capacité à tromper qui est celle des apparences, linguistiques notamment. Les
dénoncer, et non en profiter, ne serait-ce que le temps d’un livre. C’est avec une
conscience extrême de la force de la fabulation qu’il faut rechercher et que l’on
peut atteindre un peu de vérité. Je crois qu’on peut jouir du jeu, sans jamais
oublier son statut ludique, et tout en évitant ainsi de s’y laisser prendre pour de
bon. On croit et on ne croit pas. On est et on n’est pas. On naît et on meurt à la
fois, rien qu’à la fois, en même temps, puisqu’à la fin tout revient au début et
recommence sans la moindre variante évidente, si bien que nous ne savons pas
combien de fois le disque de notre existence est déjà passé et combien de fois il
repassera. La vie ! Il n’y a que la vie, et son éternel retour.
§13
Mais venons-en à celle de Jordane. Dans le premier texte du troisième ou
quatrième livre du “cycle”, Présence de Jordane, je donne un résumé de sa
biographie, en me servant notamment d’informations qu’il m’aurait données luimême à son sujet. Mais dans le livre suivant, Jordane revisité, je raconte qu’une
lectrice a fait certains recoupements qui nous ont prouvé que ces informations
de première main n’étaient pas toujours très exactes et que parfois même elles
étaient inexactes, voire fausses, et pour tout dire que mon héros m’avait menti
plusieurs fois. Ces mensonges se rapportent à sa vie, ils n’ont pas un caractère
intéressé, ils ont même l’air gratuits, ils ne contribuent pas à forger une légende
plus ou moins héroïque de l’affabulateur, ce sont de simples fabulations au sens
défini au début de notre entretien. J’ajoute que les deux séries récurrentes de ces
mensonges concernent son frère et son père, mais cette précision me semble
subsidiaire, pour le moment du moins.
§14
Benjamin Jordane est donc un fabulateur, comme René Leys de Pékin, Victor
Chmara d’Annecy ou Tartarin de Tarascon. A cette différence près toutefois que
c’est un fabulateur qui devient un “fictionneur”, un mythomane qui devient un
romancier, un menteur qui devient un écrivain. Il parvient à canaliser les
débordements de son imagination et à neutraliser les effets négatifs de ses
mensonges en les publiant, en les dénonçant simultanément et en conservant
leurs effets positifs. De comédien dans la vie, il devient comédien sur la scène.
Là où il était joué, il joue. Comme pour tout le monde, le langage est d’abord, en
lui, littéralement possédé par son imagination, par sa propension à la rêverie, au
fantasme, à l’invention, tout particulièrement à son propre sujet (mais aussi,
bien sûr, à propos de ses proches, ce qui n’est pas notre sujet aujourd’hui) ; mais
dans un second temps, il est sensible aux contraintes sociales qui tentent de le
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réduire, en société, à la représentation de sa réalité, et de diriger d’une main de
maître vers le domaine artistique tout ce qui transgresse cette loi de subordination du verbal à l’utilitaire. Il compose donc avec la censure et propose dans
des fictions déclarées ses rêves qu’il transpose à l’aide de condensations et de
déplacements (mettons). C’est ainsi qu’il se fait pardonner les entorses à sa
réalité biographique telle qu’il me l’a confiée et même qu’il provoque en moi
l’intérêt pour ses livres. Dans ses fictions profitables, les frères aînés et cadets
sont légion, ainsi que les centurions ou autres officiers supérieurs, ce qui le
dispense de s’attribuer dans la vie, par des fabulations dommageables, toute une
famille de fantaisie et d’avoir des ennuis avec la police civile ou militaire. La
fabulation familiale est devenue, par son travail littéraire (mais aussi psychologique !), une œuvre romanesque.
§15
M.S.
Jordane devient écrivain (pourrait-on dire, en parodiant ton maître
Gérard Genette résumant en une phrase A la Recherche du temps perdu), en
passant de la fabulation à la fiction de soi. “Fiction de soi”, puisque tes études
sur son œuvre montrent à quel point ses personnages sont des équivalents
fictionnels ou des variantes romanesques de son “moi”. Il faudrait approfondir
ces notions, mais je préfère profiter de ta présence pour te poser la question de
tes propres rapports avec la fiction de soi. Peut-on dire que Jordane est le nom
de ta “fiction de soi” ?
§16
J.-B. P. Là encore, il faudrait distinguer deux types de fiction de soi, même si
l’on exclut la fabulation et ne conserve que la fiction déclarée comme telle, le
roman au sens littéraire et comme objet de communication. D’une part, il y
aurait une mise en scène de soi, en son nom, dans une fiction déclarée, de
manière vraisemblable ou non. C’est l’autofiction. Par exemple, un roman dans
lequel son auteur imagine qu’il est l’ami d’un contemporain célèbre et capital
(ou l’amant d’une contemporaine célèbre et capiteuse) et raconte à la première
personne. Et d’autre part, il y aurait ce que j’appellerais la fictionnalisation de
soi, le processus par lequel on se métamorphose en personnage dans un roman
(que l’on dira “personnel”, ou d’ ”inspiration autobiographique”), ou en plusieurs
personnages, amis ou ennemis, voire en un petit peuple, ou en planète imaginaire, ou même en système de planètes (Pessoa). Un roman dans son ensemble
peut constituer une fiction de soi, non plus seulement dans son contenu,
notamment physique, psychologique, social, mais dans sa forme : dans son
style qui est l’homme… de l’idéal, comme chacun sait, mais surtout dans sa
composition (la structure, la dynamique, le rythme et bien sûr les options
narratives). Les choix stylistiques et narratifs sont une fictionnalisation de soi,
dès qu’ils sont inventifs, puisqu’ils confèrent à la personne de l’auteur un
volume qu’elle n’a pas dans le discours ordinaire, qui est une copie de copie du
roman académisé.
§17
Dans le cycle Jordane, je me présente comme l’un des “éditeurs scientifiques” de
cet écrivain (établissement du texte de ses inédits, rédaction des notes, de
l’index, de la préface et de la postface, commentaires des travaux des collègues
spécialistes de son œuvre) et je raconte que j’ai été son ami. Nous nous serions
connus sur la terrasse d’un cours privé d’Orléans où nous étions tous deux
enseignants, et nous aurions été très proches pendant quelques années, avant
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qu’il se retire dans la maison de sa famille paternelle, près de Saint-Simon-deJordanne, au fin fond du Cantal. On pourrait dire que cette série de romans est
une “fiction de soi”, puisque je m’y mets en scène et m’y attribue des caractéristiques ou aventures imaginaires. C’est même typiquement cette sorte de fiction
de soi que l’on nomme désormais l’autofiction, dont je ne dirai pas un mot de
plus aujourd’hui. Car à mon sens, si cette série de romans est vraiment une
“fiction de soi” de moi, si tu me passes l’expression, ce n’est pas essentiellement
de cette façon. En effet, ma caractéristique imaginaire principale dans le cycle,
qui est d’avoir connu Jordane, fait de moi non pas un héros, mais seulement un
témoin, un témoin parmi beaucoup d’autres, et ce témoin momentané s’efface
peu à peu pour n’être plus à la fin que l’éditeur de Jordane. Bien sûr, le fait que
j’aie installé à mes côtés un tel double livresque il y a plus de trente ans et que
cette figure fictive me double depuis lors avec obstination pourrait contaminer
ma vraie réalité et la faire basculer dans un monde… fictieux, mais il n’en est
rien, non, non et non !
§18
Si le cycle de Jordane est vraiment une fictionnalisation de moi, c’est à un autre
niveau : d’une part, au niveau des œuvres de Jordane, et d’autre part, au niveau
de la vie du même Jordane. Œuvres et vie de Jordane sont des transpositions
plus ou moins élaborées de ma propre vie.
§19
Le premier texte de Jordane que j’ai publié, sous le titre de L’Apprentissage du
roman, ce sont les extraits de son Journal intime consacrés au grand écrivain
qu’il admirait, Pierre-Alain Delancourt. Il s’agit, en réalité, d’une transposition
minimale des extraits de mon propre journal consacré à mes relations avec
Louis-René des Forêts, l’auteur du Bavard, de La Chambre des enfants, et
depuis lors d’Ostinato. Je voulais m’expliquer publiquement sur mon admiration pour son œuvre qui exprimait pour moi plus intensément que toute autre,
même celle de Ponge, “la rage de l’expression”, et mon admiration aussi grande
pour le silence qu’il a pourtant gardé pendant plus de dix ans avant de revenir à
l’écriture. Hésitant toutefois à publier ces extraits de mon journal, je les ai
soumis à des Forêts qui était hostile à cette publication et qui m’a dit qu’il
préférait, pour le moins, une transposition. J’ai donc changé le nom de mon
“grand auteur”, qui est devenu Pierre-Alain Delancourt, j’ai changé le titre de ses
livres, les lieux des rencontres, et je me suis même laissé entraîner à changer
quelques biographèmes, à tort ou à raison. J’ai changé enfin le nom du petit
jeune homme qui tient ce journal de ses conversations trop littéraires avec
l’écrivain, puisque j’ai attribué les extraits publiés à un nommé Benjamin
Jordane. C’est une fiction de moi minimale, même si j’ai beaucoup travaillé sur
les transpositions, en m’efforçant de toujours leur donner un sens, comme je l’ai
fait plus largement dans tous mes livres suivants. Juste un exemple : j’ai situé la
propriété du maître près du confluent du Loiret et de la Loire, parce qu’il
pouvait représenter concrètement, par un équivalent géographique, le rapprochement et la rencontre du jeune lecteur et du grand écrivain qu’il admire.
Jordanne, avec deux “n”, est par ailleurs le nom de la rivière sur les bords de
laquelle je suis né en Auvergne. Cela dit, pour le sens, inutile de se forcer, il
rapplique aussi simplement que la “figure de l’auteur” ! Il s’agit plutôt de le tenir
à la bonne distance.
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§20
J’ai écrit plusieurs fois que la fiction est une forme de politesse, en soulignant
le mot “forme”. Je voulais signifier que c’est par égard pour les autres, et même
vis-à-vis de soi, par respect, par discrétion, qu’il me semble nécessaire de
transposer des faits ou des écrits autobiographiques, dans lesquels des vivants
sont toujours impliqués. La censure sociale a le mérite de nous obliger à déplacer notre récit dans l’espace, et même dans le temps, d’inventer des équivalents
dont le choix, d’ailleurs, est au moins aussi révélateur que le contenu transposé,
car pour une même histoire, chaque personnalité proposera évidemment des
équivalents très différents et très personnels. C’est le choix des équivalents qui
m’amuse, dans une sorte de métaphore filée qui ne doit surtout pas prendre une
allure allégorique mais garder une apparence réaliste. Je confère plus de valeur
à une telle élaboration qu’à l’audace de dire les choses comme elles sont dans un
roman hyper-réaliste. Par la suite, lorsque j’ai imaginé des récits de Jordane,
soit en rédigeant des résumés de ses romans (par exemple de Province profonde
ou du Château de sable), soit en écrivant de nombreuses nouvelles (dans Toute
ressemblance…, Présence de Jordane et Benjamin Jordane, Une vie littéraire)
j’ai toujours commencé par transposer ainsi des épisodes de ma propre vie, non
seulement dans le temps et dans l’espace, mais surtout dans des genres
littéraires divers, en réalisant des pastiches de genre, et plus particulièrement de
genres mineurs, qui ont ma préférence : roman fantastique, roman policier,
roman de science-fiction, mais aussi, tout de même, roman psychologique ou
historique. Je me suis souvent laissé entraîner par le contexte dans lequel je
transportais les épisodes de ma vie que je voulais raconter, mais bien qu’empruntant à chaque fois d’autres noms, d’autres masques, d’autres costumes,
d’autres décors et d’autres éclairages, je m’efforçais de rester fidèle, dans
l’ensemble autonome de la fiction, sinon à mon histoire, du moins à la signification dont elle n’était plus qu’un exemple parmi d’autres. Ces fictions de soi
n’étaient pas seulement des voyages que je m’offrais à travers des genres, des
époques, des paysages, des situations multiples, ils étaient aussi des équivalents
de la réalité de soi, de ma réalité à moi, et de ses significations supposées, peutêtre transmissibles. Dans les commentaires des œuvres de Jordane que j’ai
également écrits à l’époque, j’ai souvent révélé les procédures de transposition
de tel ou tel chapitre de la vie de l’homme en telle ou telle nouvelle du
romancier : ces procédures n’opèrent pas simplement d’élément à élément, mais
plutôt d’un ensemble de relations réelles à un ensemble imaginaire, et il arrive
que ce soit un épisode ou un dénouement absolument imprévus qui confèrent à
cet ensemble son sens le plus secret.
§21
Et puis peu à peu, j’ai assisté, si je puis dire, à un déplacement de la narration
comme activité de transposition ou fictionnalisation de soi. Je ne me suis plus
mis en fiction dans des textes que j’attribuais à Jordane, c’est-à-dire sous
couvert des écrits de Jordane lui-même, mais dans la vie que j’ai commencé à lui
attribuer. J’ai cessé d’imaginer des textes qui pastichaient des genres ou des
sous-genres romanesques, pour écrire des versions plus ou moins approfondies
et documentées de la vie de Jordane, qui pastichaient les grands textes
biographiques de l’histoire littéraire, témoignages (de Boswell à Sholem en
passant par Stanislaus Joyce, et bien d’autres) et biographies (là encore, des
biographies canoniques, tantôt positivistes, avec tout leur lourd harnachement
paratextuel, ou au contraire légèrement romancées, à la Troyat et surtout
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Jean-Benoît Puech ⇌ Michael Sheringham
Les fictions de soi
Maurois, dont ma mère aimait Climats, évidemment, mais aussi Ariel ou La Vie
de Shelley). J’ai été très marqué aussi par des textes plus atypiques dans lesquels
le biographe se met en scène et raconte comment il a écrit certaines de ses
biographies, par exemple The Quest for Corvo.
§22
La vie de Jordane, telle qu’elle est racontée surtout dans Une biographie
autorisée (encore une fois par un auteur fictif, nommé Yves Savigny, mais peu
importe), est une “fiction de soi” de moi, disons-le, une transposition de ma vie
réelle dans un nouvel univers imaginaire, dont la totalité mais aussi d’innombrables détails ont des points communs avec le mien. J’ai fait naître et grandir
Jordane à Etampes, parce que cette “petite ville d’art” peut condenser pour moi
des caractéristiques de ma ville natale (Aurillac) et du quartier d’Orléans où mes
parents se sont installés lorsque j’avais cinq ans (Saint-Marceau, entre Loire et
Loiret). Une foule de correspondances peuvent être établies entre les deux : la
Jordanne devient la Juine, le puy Cournil devient le Rougemont, je prends la
mairie d’Orléans entre mon pouce et mon index comme un petit cube de bois
peint du Monopoly et je la pose délicatement à côté de l’hôtel d’Anne de Pisseleu
à Etampes, etc. La propriété de ma grand-mère perdue comme un trois-mâts au
milieu de l’océan solognot devient celle des grands-parents de mon héros,
échouée sur le rivage de l’Ile-de-France battu par les vents venus de l’océan
beauceron, entre Autruy (sic !) et Méréville. Le hasard fait le reste et j’apprends
un jour, en écoutant la radio sur la route de Paris, que Perec a été lycéen à
Etampes, justement ! Perec que Jordane a rencontré à Villard-de-Lans et dont
j’aime toujours, tu t’en doutes cher Michael, le mélange de gravité et d’enjouement. Pour les personnes, bien sûr, il en va de même, avec condensations et
déplacements en veux-tu en voilà. Et je le répète, souvent l’histoire dérive, et je
la laisse faire, car l’essentiel se tient dans la fidélité au sens général des épisodes
métamorphosés. Ce sens doit transcender, finalement, et les transpositions
fictives, et les événements réels transposés, qui n’en sont plus, les unes comme
les autres, que des exemplifications pratiques, voire plaisantes. Bref, Jordane,
c’est moi. Il a même en commun avec moi le fait de ne pas se ressembler. Il est le
moyen d’expression et de communication de ma vie et de ma personne, peutêtre même le moyen de les modifier, de changer un peu de vie, et même de
personnalité, et même de nom !
§23
M.S. Dans la “fiction de soi”, il y aurait donc conservation de soi (aux deux
sens du mot : fidélité au motif, puisque le mot “soi” maintient la réalité du
“moi”, et mémorisation, anticipation du posthume, archivage), comme dans
l’autobiographie, mais il y aurait aussi, par la fiction, modification de soi. Modification sans altération, mais au contraire avec augmentation, amplification,
multiplication, dans un ensemble de variations, ou de variantes, comme dans le
jeu du portrait chinois : non seulement : “Qui serais-je si je vivais à une autre
époque, ou en d’autres lieux ?”, mais aussi : “Qui serais-je si j’étais une maison,
un arbre, un voyage ?” ou même : “Si j’étais une autre personne ?” voire, surtout
dans ton cas : “Si j’étais un livre ?”, ou : “Si j’étais une question” ?
§24
J.-B. P. Absolument. Eh bien, si j’étais un texte, je serais un extrait de roman
dans un livre de morceaux choisis, suivi de quelques questions en italiques,
adressées à la sagacité de ses élèves par un maître supposé savoir, mais en vérité
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Jean-Benoît Puech ⇌ Michael Sheringham
Les fictions de soi
tout aussi perplexe et réduit à quelques hypothèses. Il proposerait aux petits
lecteurs d’écrire à l’écrivain dans l’espoir d’obtenir certains éclaircissements,
mais les obtiendrait-il et d’ailleurs le “maître” a oublié de donner son adresse ! Il
me faut encore ajouter deux choses. La première, c’est que ces fictions personnelles, je les ai toujours présentées comme écrites par des tiers, parce que cela
me permettait de les interroger de l’extérieur. Ce qui me gêne dans l’autobiographie, c’est qu’elle est abordée de l’intérieur, par un moi qui se tient au centre
de lui-même, alors qu’habituellement, pour ma part, je m’appréhende de
l’extérieur, à la troisième personne, comme un personnage dans le récit d’un
narrateur à venir, biographe ou romancier selon que je serai grand ou misérable,
même dans les moments où ce personnage se confond avec son double, les
moments où il ne dépend plus d’un lecteur pour exister, les moments sans
répliques de la sensation pure, ou les moments si rhétoriques de la “focalisation
interne”. Je ne deviens vraiment moi-même qu’en me racontant comme si j’étais
un autre (Jordane), ou un récit fait par un autre (Savigny) dont j’essaie de
comprendre ce qu’il peut signifier.
§25
Ma seconde adjonction concerne une autre fonction de la “fiction de soi”, qui ne
serait pas de l’ordre de l’expression et de la communication, reposant sur l’idée
de représentation, même théâtrale, d’un moi. Il ne s’agit pas non plus de vivre
d’autres vies aux antipodes de soi, aventureuses, exotiques, grisantes, dangereuses, enrichissantes, sans sortir de sa chambre ou de son bureau silencieux et
bien chauffés. Je pense plutôt à la fiction de soi comme traitement de la
fabulation de soi, à tous les sens du mot “traitement” : d’une part, un travail de
déplacement de la fabulation, de son exercice dans la vie quotidienne vers celui
de la fiction dans une œuvre littéraire ; et d’autre part, le remède éventuel contre
ses dangers dans les relations sociales, par la neutralisation de la tromperie en
acte dans la fabulation. En fait, nous avons déjà évoqué ce “traitement” lorsque
nous avons vu que Jordane devenait écrivain en utilisant consciencieusement sa
propension à la fabulation, ou les débordements de son imagination pour en
faire des romans. Je peux bien, à présent, faire l’économie de cette analyse par
procuration, et dire que ce processus est précisément celui que j’ai moi-même
accompli en attribuant à un personnage, dans une fiction, mes propres
fabulations. Toutefois cette conversion ne s’est pas réduite, pour moi, à donner
comme “romans” les minuscules mensonges ou délires infimes (mais pas
toujours intimes) de ma vie quotidienne. Je voulais aussi comprendre pourquoi
j’avais parfois produit de telles fabulations et j’ai tenté de m’en expliquer à
travers mes commentaires au sujet des propos que Jordane avait tenus en ma
présence. Pour lui, donc, comme pour moi, la principale fabulation (cette
“fiction de soi” qui veut être crue) concerne la personnalité et la biographie du
père, supposé officier supérieur de la Première Armée, proche du général de
Lattre à Lindau, et j’en donne des causes psychologiques et sociales. Dans son
enfance et son adolescence, Benjamin a souffert d’un complexe d’infériorité,
comme on disait à l’époque, ou d’une honte sociale, provoqués et entretenus par
sa famille maternelle, d’un milieu considéré comme supérieur dans la hiérarchie
sociale, puis par ses condisciples dans le collège privé huppé où il a été mis en
pension, près de Megève, où Barnabooth lui-même se serait senti snobé par des
cancres à la mèche sur l’œil. Nous voici revenus près de Victor Chmara ! Ou de
Gatsby son grand frère. Ou même de Tartarin, et je vous rappelle que c’est au
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Jean-Benoît Puech ⇌ Michael Sheringham
Les fictions de soi
cours d’une partie de chasse que le père de Jordane affronte sa belle-famille
mieux armée que lui, officier sorti du rang. Mais plus tard, dans la vie publique
et même privée, et même intime, nous sommes constamment confrontés à de
telles situations, que cette “violence symbolique” dont parle Bourdieu soit
brutale ou subliminale, et il arrive que l’imagination nous élève au sommet de
l’échelle, en haut de l’ascenseur, ou plutôt de sa cage, tantôt par une promotion
du père à l’Etat-Major de Baden-Baden, tantôt par une fausse généalogie (que de
fabulations de soi de ce type, chez nos grands auteurs de la Restauration, et
même chez des plus tardifs, et peut-être même jusqu’à Nabokov), toujours par
un “roman familial” en un sens plus large que celui de Freud, et qui, en vérité,
n’est pas un roman, mais une fabulation dont le fabulateur ne veut pas que l’on
doute. Comment se défendre contre un pouvoir si subtil, qui nous pousse à
romancer plutôt qu’à résister ?
M.S. Une dernière question, qui évoque justement la relation avec l’interlocuteur : qu’attends-tu de tes lecteurs ?
§26
J.-B. P.
Mes lecteurs sont surtout des enseignants, des étudiants, des
chercheurs, des psychanalystes, des écrivains, des “lettrés”, et je ne crois pas que
mon propos puisse aller au-delà de ce cercle relativement restreint, dont le
nombre reste à peu près constant d’une époque à l’autre (sauf malentendu). J’ai
reçu tout récemment la lettre d’une lectrice prénommée Alix, qui correspond
assez bien, c’est le cas de le dire, à “ce que j’attends de mes lecteurs” : bien sûr,
des commentaires qui m’aident à continuer (comme cette remarque dont j’ai
parlé au début, d’une psychanalyste qui avait décelé des incohérences dans les
confidences que Jordane m’avait faites à propos de son frère), mais surtout
quelques mots qui témoignent d’une recherche constante d’un inconnu
commun. J’espère qu’elle animait aussi cet entretien !
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