Michel Legrand, compositeur de musiques de film

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Michel Legrand, compositeur de musiques de film
Michel Legrand,
compositeur de musiques de film
Origines & début de carrière.
Appartenant à une famille de musiciens, Michel Legrand est né en 1932 à Bécon-les-Bruyères
(Hauts-de-Seine). Son oncle (le frère de sa mère) Jacques Hélian, issu des « Collégiens » de
Ray Ventura, est l’un des chefs d’orchestre les plus réputés d’après-guerre - tout comme son
père Raymond Legrand, élève de Gabriel Fauré, compositeur de nombreuses musiques de
films dont Mademoiselle Swing. Il doit ses lettres de noblesse à sa collaboration à la comédie
musicale Irma la Douce.
Michel Legrand intègre le CNSM de Paris en 1942. Il y travaille le piano avec Lucette
Descaves, le solfège & l’harmonie avec Henri Challan, la fugue & le contrepoint avec Noël
Gallon, la composition & la direction d’orchestre avec Nadia Boulanger. Il en sort 9 ans plus
tard avec un Premier Prix de piano, ainsi que divers prix de solfège, d’harmonie, de fugue et
de contrepoint.
Il envisage une carrière de concertiste, mais comme il lui faut gagner sa vie, il accompagne
des chanteurs et écrit des arrangements. À 20 ans, il est directeur musical de Jacqueline
François, Henri Salvador et Maurice Chevalier. Il sous-traite, en parallèle, pour son père, des
arrangements de musiques de films, avec lequel il cosignera Le témoin dans la nuit.
Pour le cinéma.
À 22 ans, il signe sa première musique d’un long métrage Les Amants du Tage d’Henri
Verneuil. Cependant il considère que tout commence véritablement pour lui quatre films plus
tard avec le premier long métrage de François Reichenbach : L’Amérique insolite.
L’excellent accueil reçu par ce film, auprès notamment des Cahiers du Cinéma, incite toute
une nouvelle génération de réalisateurs à faire appel à lui. Ainsi devient-il l’un des
compositeurs emblématiques de la Nouvelle Vague, travaillant en particulier pour Agnès
Varda et Jean-Luc Godard…
À ce propos, Michel Legrand raconte volontiers que Godard n’utilisait jamais les morceaux
prévus dans les scènes pour lesquelles il les avait composés. Ainsi, pour Vivre sa vie, avait-il
écrit quelque 11 variations : Godard n’en utilisa qu’une, tout au long du film.
Pour Une femme est une femme, Michel Legrand propose à Jean-Luc Godard de faire un
musical : il voulait qu’il y ait partout de la musique - en sorte que lorsqu’Anna Karina
marchait, on croie qu’elle danse, et que lorsqu’elle parlait, on croie qu’elle chante. Ce travail
nécessita un ajustement au centième de seconde...
Mais c’est probablement sa rencontre avec Jacques Demy - dont il dit qu’elle est,
professionnellement et humainement, l’une des plus belles de son existence - qui fut la plus
déterminante pour la suite de sa carrière.
Cette rencontre faillit bien, pourtant, ne pas voir lieu. C’est, en effet, Quincy Jones qui avait
d’abord été choisi par Demy pour écrire la musique de Lola, son premier long métrage.
L’Américain vint même à Nantes assister au tournage des premières scènes, mais il dut
retourner précipitamment aux États-Unis, et ne donna plus jamais de ses nouvelles. Devant
tourner une scène au cours de laquelle Anouk Aimée interprète une chanson, faute de
musique ; Jacques Demy la filme en lui faisant réciter un poème. Dans l’urgence, Demy fait
alors appel à Legrand dont il avait apprécié la musique dans L’Amérique insolite. Par manque
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de moyens, le film est tourné en muet. Et c’est sur la table de montage que le compositeur
visionne pour la première fois le film, avec Jacques Demy à ses côtés qui lui lit tous les
dialogues. Legrand compose la chanson sur la table de montage, en synchronisme avec les
lèvres d’Anouk Aimée. L’enregistrement vocal de cette scène (d’une minute trente
secondes), où chante Jacqueline Danno, doublure d’Anouk Aimée, dura une journée.
Par la suite, Jacques Demy souhaite faire un grand film musical où le chant se substituerait à
la parole tout en restant proche du parlé quotidien. Il veut également éviter les excès lyriques
de l’opéra. L’idée est que le tempo chanté soit le plus proche possible de la parole, avec les
mêmes attentes et précipitations que dans le langage ordinaire. Ainsi est née l’idée des
Parapluies de Cherbourg , le premier film « en/chanté ». Mais la concrétisation du projet fut
difficile. Tout d’abord au niveau du montage financier du film, puis à celui de la musique.
Avec Jacques Demy, Michel Legrand essaye, pendant plus d’un an, de convaincre tous les
éditeurs de musique de Paris. Il se met au piano ; lui et sa sœur Christiane chantent tous les
rôles Pour permettre aux comédiens de se synchroniser en play-back, il est impératif
d’enregistrer la musique avant le tournage. Personne ne croit en ce projet et n’ose financer
l’enregistrement d’une heure et demie de musique avec voix et grand orchestre. C’est
finalement Legrand lui-même et son ami Francis Lemarque qui financeront ces séances.
Les parapluies de Cherbourg a remporté plusieurs prix, dont la Palme d'or à Cannes en 1964,
ce qui a fait la renommée internationale du compositeur. Avec Jacques Demy, il collaborera
encore pour une demi-douzaine de films dont les plus célèbres sont Les demoiselles de
Rochefort et Peau d’âne.
En 1968, Michel Legrand a besoin d’un nouveau défi. Il part s’installer aux États-Unis où il
apporte sa french touch. Il collabore avec de grands réalisateurs, tels que John Sturges,
Norman Jewison, Orson Welles, Sydney Pollack, Clint Eastwood, Barbra Streisand,
John Frankenheimer, Robert Altman... Il signe la musique d’un « James Bond » Never
say never again. Son aventure américaine se solde par trois Oscars pour la « meilleure
musique de film » avec L’affaire Thomas Crown, Un été 42 et Yentl.
Michel Legrand découvre qu’aux États-Unis, seuls deux ou trois orchestrateurs se partagent la
tâche, prenant en charge l’orchestration de toutes les musiques des films réalisés à Hollywood
- ce qui crée, selon lui, une affligeante uniformité. En effet, pour les producteurs
hollywoodiens, tout est compartimenté, y compris pour la musique ; ainsi, lorsqu’ils lui
proposent de choisir l’arrangeur avec lequel il souhaite travailler, ils sont surpris d’apprendre
que Michel travaille seul. Il écrit musique, arrangements & orchestrations et dirige l’orchestre
lors des enregistrements en suivant la projection du film sur grand écran. Il considère
qu’arrangements et orchestration sont partie intégrante du travail d’un compositeur - et de
faire remarquer que l’on ne demande jamais qui signa les orchestrations de Mozart, Ravel ou
Stravinski…
Avec Ice Station de John Sturges, il réalise son rêve américain : ce film à gros budget permet,
en effet, l’enregistrement d’une véritable partition symphonique.
Lorsqu’il revient vivre à Paris, tout en continuant à se rendre aux États-Unis au gré des
sollicitations, il est contacté par Joseph Losey pour composer la musique du Messager. Il sort
de la projection de travail ébloui par les images du film que Losey vient de lui montrer. Le
réalisateur lui fait alors écouter un slow sirupeux, joué par un sax-tenor sur tapis de cordes et
lui dit que c’est ce genre de musique qu’il souhaite. Mais Michel Legrand n’imagine pas du
tout cela. Bien que le film se déroule en 1900, il imagine une musique de style baroque
mêlant élégance et dépaysement temporel afin de transporter le spectateur dans un lointain
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passé. Il pense aux Brandebourgeois de Bach et songe à écrire une partition pour deux pianos
& orchestre de chambre. Il s’efforce de convaincre Losey qui finit par lâcher « Essaye
toujours ! » Lorsque ce dernier découvre la musique pendant la séance d’enregistrement, il
fait stopper l’orchestre et se met à hurler : «Arrête tout de suite. Ce n’est pas le climat du
film ! » Michel Legrand résiste et poursuit les séances d’enregistrement. À l’issue de la
dernière séance, il demande à Losey de bien vouloir placer sa musique sur les images, avant
de trancher définitivement. Pendant sept mois, Michel Legrand n’a plus aucune nouvelle de
Losey, jusqu’à ce qu’il apprenne que Le Messager venait d’obtenir la Palme d’or au Festival
de Cannes - mais ne sachant toujours pas avec quelle musique. Le lendemain, il reçoit un
télégramme de Losey : « C’est toi qui avais raison ! »
Sa conception de la musique de film.
Comme nous venons de le voir, il est arrivé à Michel Legrand de ne pas avoir la même vision
que le réalisateur concernant le choix d’une musique. Voici en quelques phrases sa définition
de ce qu’elle doit être - lui qui en a signé près de deux cents : « À mon sens, la bonne musique
de film doit autant servir le film que la musique. » […] « La mélodie est la maîtresse de la
musique » […] « À mon époque, les connards de critiques disaient : "La bonne musique de
film, c’est celle qu’on n’entend pas". Si la musique ne s’entend pas, il ne fallait pas la
mettre ! » […] « Il faut que la musique de film ait une formidable présence, et c’est par sa
qualité qu’elle sera présente. Si elle est pâlotte, on n’en n’a pas besoin. La musique d’un
film, c’est comme un second dialogue. Elle doit parler à l’inconscient et faire remonter à la
surface des sentiments enfouis et cachés ».
Legrand estime qu’un compositeur de musique de film doit pouvoir aborder tous les styles.
Ainsi peut-il faire face à n’importe quelle situation et composer dans un style aussi bien
classique que baroque, que jazz, contemporain ou élisabéthain.
Il aime aussi prendre des risques, essayer de nouvelles choses, tenter de faire fonctionner
certains styles musicaux sur des images qui, a priori, seraient différemment illustrées. Par
exemple, pour La vie de château de Jean-Paul Rappeneau, il propose un thème musical
romantique, alors que le film est une comédie sur un rythme ébouriffant. Cela donne au film
un arrière-plan sentimental qui plaît beaucoup au réalisateur.
Compositions rejetées.
Michel Legrand refuse parfois de faire de la musique safe (sûre), celle qui rassure les
producteurs américains. Par exemple, il est un jour chargé de composer la musique d’un
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western réalisé par Richard Sarafian. Il prend le parti de ne pas tomber dans les clichés avec
la musique que tout le monde attend : violons, cors & wood-block. Il fait des recherches sur
des instruments ethniques et crée un climat tout à fait original. Il livre alors une musique
tellement inattendue que le réalisateur Richard Sarafian lui jette sa partition à la figure, et
demande à John Williams de prendre sa place.
Une autre fois, le réalisateur Richard Lester, pour lequel Michel Legrand avait déjà écrit la
musique des Trois Mousquetaires, lui refuse également une partition. Il s’agit d’un film
intitulé Robin and Marianne . Le scénario avait bouleversé Michel, mais il est déçu par la
réalisation du film qui a perdu, selon lui, en émotion. Il cherche à transcender le film en
écrivant une manière de Concerto grosso pour violon, violoncelle & deux orchestres à cordes.
Il affirmera, par la suite, que c’est l’une de ses partitions cinématographiques dont il est le
plus fier. Le paradoxe est que Richard Lester aime cette musique mais craint qu’elle n’éclipse
les images du film… C’est avec une musique de John Barry que le film sortira.
La méthode Legrand : travail, urgence et réactivité.
Son sens thématique, harmonique, mélodique et ses modulations inattendues constituent sa
signature. Ce musicien surdoué est un travailleur infatigable. Il se considère comme « un
athlète de haut niveau ». Il doit faire quotidiennement fonctionner tous ses « muscles
musicaux ». Aujourd’hui encore, il fait deux heures de piano par jour, et compose sans cesse.
Il utilise souvent la métaphore suivante : « Il faut que l’eau du puits soit toujours à ras bord ;
comme cela, dès que l’on a en a besoin, on ne pompe qu’un coup et toute l’eau ruisselle ».
Ainsi, il est toujours prêt et peut s’adapter instantanément à n’importe quelle demande.
Il n’est jamais aussi bon que dans l’urgence. Pour Un été 42, il est contacté en catastrophe et
ne dispose que de cinq jours pour écrire et enregistrer : « Quand on a du temps on réfléchit, on
cérébralise, on trouve ses premières idées trop évidentes, trop instinctives. On essaye de les
améliorer et finalement on les déforme. Au contraire quand on est pressé, tout vient vite, on
est encore sous l’effet immédiat du film. Quand je n’ai pas le temps de chercher, je
trouve ! Le fait d’être en danger est très stimulant pour la créativité. »
Pour La baie des Anges de Jacques Demy, il a du mal à cerner ce dont le film a besoin. Alors,
après quelque temps passé à « sécher » devant la table de montage, Jacques Demy propose
qu’on lui projette en studio la séquence du jeu où l’on voit, en gros plan, tourner la roulette. Il
l’installe devant un piano et lui demande de réagir à l’image. Et, miraculeusement, face à cet
énorme écran sur lequel évoluait Jeanne Moreau avec son porte-cigarette, devant le tapis vert,
l’inspiration arrive. Le mouvement perpétuel que représente la bille sur la roulette lui inspire
le thème principal en 3 pour 2, qu’il retravaille ensuite et enregistre avec deux pianos.
Il rassure réalisateurs et producteurs.
Lorsque, en plein enregistrement, un metteur en scène lui demande des modifications, alors
qu’il dirige un orchestre tout en visionnant une séquence, il peut aisément - grâce à son
bagage technique - rectifier quelques mesures, sans le moindre stress, sous le regard attentif
de ses quatre-vingts musiciens stoppés en plein élan.
Sa culture musicale, sa technique, sa rigueur et son style si singulier font de Michel Legrand
l’un des musiciens le plus complets et appréciés de notre temps. Et si sa soif inassouvie
d’explorer toutes les expressions musicales fait qu’il se montre parfois infidèle au cinéma, il y
revient toujours.
Marc Mandel.
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