la presse clandestine en France pendant la Seconde Guerre mondiale

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la presse clandestine en France pendant la Seconde Guerre mondiale
Marie-Cécile Bouju
Conservateur des bibliothèques
Chercheur associé au CRHQ (CNRS-Université de Caen)
Manuscrite, ronéotypée, imprimée… :
la presse clandestine en France pendant la Seconde
Guerre mondiale
Comme le souligne Olivier Wieviorka, la presse de la Résistance française a
eu pour fonctions, souvent simultanément, de « modeler l’opinion », de
« mobiliser les Français » et d’élaborer un programme politique pour la
France libérée1.
Les moyens techniques utilisés ont été essentiels dans ces missions. Les
chercheurs et témoins ont souligné en particulier l’importance de la
typographie dans l’histoire de cette presse, comme révélateur de sa réussite.
Convient-il alors de ne pas s’attarder sur les autres techniques utilisées ?
N’ont-elles été adoptées que par défaut ?
1. Mesurer la clandestinité
Il importe ici de rappeler le cadre législatif et répressif dans le quel naît cette
presse et les sources qui permettent de « mesurer » sa croissance.
La loi
La presse est encadrée dès l’entrée en guerre, l’état de siège restreignant les
libertés octroyées par la loi de 1881. Après les mesures prise à l’encontre de
la presse étrangère, puis des communistes (1er septembre 1939), décret est
pris à l’encontre des publications pouvant nuire à l’esprit de l’armée et des
populations ; la censure préalable est établie par décret le 24 août 1939. Ces
Olivier Wieviorka. La Presse clandestine. Mélanges de l'école française de Rome : Italie et
Méditerranée, 1986, vol. 108, n°1, p. 125-136.
1
1
textes sont appliqués jusqu’au 15 juin 1945. La diffusion des écrits
« subversifs » est visée dès l’été 1939 (décret du 26 septembre 1939).
Les ordonnances allemandes de mai à septembre 1940 et du 18 décembre
1942 visent expressément tout ce qui touche aux troubles à l’ordre public
(attroupements, publications, écoutes radiophoniques). Reconnaissant la
primauté du droit allemand, Vichy aggrave les mesures liberticides de
l’année 1939-1940. L’Etat français et le commandement militaire en zone
nord mettent sur pieds des organismes de contrôle chargés de surveiller le
contenu des projets de publications2.
Conséquence des mesures relatives à l’économie en temps de guerre, le
papier est rationné. Mais cette contrainte économique devient politique, le
papier étant octroyé aux journaux et maisons d’édition favorables à Vichy et
à l’occupant. Les entreprises, les commerces et les administrations,
également grands consommateurs de papier, sont toutefois en droit d’obtenir
leur part du rationnement de papier en raison de leurs activités
professionnelles.
Le corpus
Ramassés dans les espaces publics par les forces de l’ordre ou apportés par
des citoyens, les autorités policières françaises ont stockés tracts, journaux,
papillons pour information, les ont mis sous scellés ou les ont pilonnés.
La Bibliothèque nationale a entrepris de collecter ces documents. Dès 1940,
sous la direction de son nouveau directeur Bernard Faÿ, la Bibliothèque
nationale s’est portée volontaire pour récupérer les collections, bibliothèques
et archives, des organisations politiques dissoutes3. Par la suite, elle a
également obtenu des dépôts de la part des services de police.
A la Libération, dès 1944, elle contacte des résistants pour compléter cette
collection. Deux enquêtes sont menées, en 1944-1947 et 1951-1952. En
1954, paraît un inventaire établi par Paul Roux-Fouillet et son épouse
2
Nathalie Mallet-Poujol. Le droit de la presse sous Vichy. In : Le Droit sous Vichy, sous la
direction de Bernard Durand, Jean-Pierre Le Crom, Alessandro Somma. Frankfort : V.
Klostermann, 2006, p. 209-230.
3 Martine Poulain. Livres pillés, lectures surveillées. Les bibliothèques françaises sous
l’occupation. Gallimard, 2008, p. 210-211.
2
Renée, à partir des collections de la Bibliothèque nationale et de la
Bibliothèque de documentation internationale contemporaine. Ils repèrent et
décrivent 1106 titres de journaux clandestins4. On peut estimer aujourd’hui
qu’il s’agit d’un minimum5. Il n’y a pas eu à notre connaissance d’autres
inventaires établis depuis lors6.
Premiers constats
Ce corpus permet de dresser un portrait de la Résistance et de ses modes
d’expression. Ces publications ont couvert tous les genres : politique,
littéraire, syndical, religieux, satirique. Majoritairement écrite en français,
une petite partie a été néanmoins éditée aussi en allemand, italien, espagnol,
catalan, basque, tchèque, polonais, russe.
Le nombre de créations de ces titres est fortement lié à l’histoire de la
Résistance et de sa répression (voir graph. 1). Cette presse est précoce, du
fait de l’entrée du PCF dans la clandestinité dès septembre 1939. Puis elle
connaît une croissance continue d’août à mars 1941. Du fait de la
répression mais probablement aussi la réorientation politique et stratégique
des mouvements, les créations de nouveaux titres diminuent et se raréfient
jusqu’en 1943 où cette forme de propagande semble se revivifier.
La principale caractéristique de ces publications est son extrême fragilité. En
moyenne, un titre ne survit pas au-delà de 4 mois et la moitié des journaux
est composée d’un numéro unique. L’autre est géographique. Cette presse se
concentre sur un axe Nord –Sud-est passant par Paris et Lyon, c'est-à-dire
les zones les plus peuplées, industrialisées, ouvrières et urbanisées. Paris,
capitale politique des mouvements de la zone occupée puis à partir de 1943
de l’ensemble de la Résistance, a un poids écrasant.
Catalogue des périodiques clandestins : 1939-1945. Bibliothèque nationale, 1954, 283 p.
D’autres inventaires ont été établis en Europe. Au début des années 1970, 567 titres
clandestins ont été recensés en Belgique (J. Dujardin, L. Rymenans et J. Gotovitch.
Inventaire de la presse clandestine 1940-1944 conservée en Belgique. Archives générales du
Royaume, Bruxelles, 1966) et 1193 aux Pays-Bas : José Gotovitch. Photographie de la presse
clandestine de 1940. Cahiers d’histoire de la Seconde Guerre mondiale, n°2, octobre 1972, p.
113-156.
6 Les collections constituées par le réseau des musées de la Résistance, mais aussi les
collections conservées par les archives locales sont des ressources qu’il faudrait exploiter.
4
5
3
Le corpus établit par P. et R. Roux-Fouillet écorne donc l’idée d’un
développement
croissant, régulier
et donc
triomphant
de
la
presse
clandestine. C’est une presse plurielle, fragile, inégalement présente sur le
territoire. Ce tableau correspond en grande part à celui dressé par José
Gotovitch, à partir des titres clandestins parus en Belgique en 19407. C’est
ce corpus que je propose d’étudier dans ses aspects matériels8.
2. Qu’est-ce que la presse clandestine ?
L’histoire de la presse clandestine figure en bonne place dans les histoires de
la presse. Sa légitimité historique n’est donc pas contestée, mais son analyse
n’est pas sans poser problèmes.
Tracts ou journaux ?
La description matérielle, et par conséquent éditoriale, de cette presse est
délicate. Pour les contemporains même, sa qualification n’est pas évidente.
Dans les rapports préfectoraux de cinq départements9, le terme « tract » est
préféré à celui de « journal » ou « presse », alors que les titres mentionnés
font
clairement
partie
du
corpus
de
la
presse
clandestine
utilisé
traditionnellement par les chercheurs. Le fait que la majorité de ces titres est
composé d’un numéro unique et d’un simple feuillet conduit instinctivement
les autorités à penser qu’elles se trouvaient en présence de tracts et non de
journaux. En revanche, les autorités préfectorales identifient parfaitement
l’Humanité ou le Populaire comme étant un journal, fut-il matérialisé par un
pauvre feuillet manuscrit…
7
José Gotovitch. Photographie de la presse clandestine de 1940. Cahiers d’histoire de la
Seconde Guerre mondiale, n°2, octobre 1972, p. 113-156.
8 Ce corpus est composé de 1076 titres. J’ai exclu les titres en alphabets non latin et la
presse parachutée. Sur ce sujet voir en particulier : Yves Le Maner. Presse Parachutée.
Dictionnaire historique de la résistance. Robert Laffont, 2006, p. 685.
9 Ministère de l’intérieur. Administration générale. Esprit public et élections. Rapports de
préfets : F 1cIII, Archives Nationales : Bouches du Rhône, Loire inférieure, Nord, Pas-deCalais, Rhône.
4
La question de la définition de la presse clandestine ne peut donc être
purement technique10, elle est aussi affaire de représentation symbolique et
politique : nommer ces feuillets « presse clandestine », c’est leur reconnaître
leur appartenance à la presse et donc le fait d’occuper, même illégalement,
l’espace publique.
Cette
identité
matérielle
incertaine
pousse
sans
doute
les
éditeurs
clandestins à choisir des titres et sous-titres utilisant le terme « bulletin »,
« cahier », « journal », « courrier », « dépêche », « écho », « gazette », « revue »….
La revendication de l’appartenance au monde de la presse est plus claire
encore quand l’éditeur en réfère à son histoire : c’est le cas spectaculaire de
la réapparition à Lyon du Père Duchesne, avec pour sous-titre Haine aux
tyrans, la liberté ou la mort. 151ème année, en avril 1942.
Il serait d’ailleurs pertinent d’étudier la mise en plage de ces simples
feuillets, pour y chercher les éléments graphiques constitutifs de la presse :
titre, numéro, date, textes en colonnes, dessins…
Une presse politique ?
Une part importante (voire presque majoritaire en 1942) de cette presse est
composée de titres dont le rattachement à un mouvement, réseau ou
groupement politique clairement identifié n’est pas établi. En 1941, cette
presse non « politique » représente le quart des titres, presque la moitié en
1942 et un peu plus du tiers en 1943-1944. Ce poids important n’est pas
une surprise si on se réfère aux travaux de José Gotovitch sur la Belgique en
194011, mais sa longévité est en revanche plus étonnante : la résistance ne
serait donc pas seulement affaire de mouvements ou de réseaux.
Cette presse suit presque pas à pas l’évolution de la presse politisée, mais
avec des différences d’échelle cependant. Cela signifie qu’elle est peut-être
moins exposée à la répression que la presse politique, mais qu’elle est
fragilisée
au
contraire
par
son
manque
de
moyen
et
son
défaut
d’organisation. La moitié des titres est composée d’un numéro unique.
10
Nous renvoyons à Nicolas Petit sur ces questions : Nicolas Petit. L’Ephémère, l’occasionnel
et le non livre à la bibliothèque Saint-Geneviève (XVe – VIIIe siècle). Klincksieck, 1997, 256 p.
11 José Gotovitch. Photographie de la presse clandestine de 1940. Op. cit.
5
La presse clandestine communiste
Le décret du 26 septembre 1939 dissout les organisations communistes et
interdit leurs publications. Le premier numéro de l’Humanité clandestin
apparaît dès la fin septembre 1939. Cette précocité s’explique par le rôle
essentiel de la propagande dans la conception communiste du parti et de
l’action politique. La propagande permet de diffuser la doctrine et, sous une
forme plus vulgarisée, sa culture politique. Le PCF a donc besoin d’un média
pour assurer la cohésion et la cohérence politique du parti et pour continuer
le combat.
L’importance de la propagande explique pourquoi la presse clandestine
communiste domine largement, en nombre de titres, les autres mouvements
de la résistance. 40 % du corpus Roux-Fouillet émane du PCF clandestin. Ce
poids est renforcé à partir de 1941 par le Front national de lutte pour la
libération du territoire. Toutefois le caractère éphémère est aussi le lot de
cette presse (54 % de titres se réduisent à un numéro unique).
Nous pouvons mesurer aussi le poids de cette propagande par la crainte
qu’elle inspire : dès avant la loi du 14 août 1941 qui fonde les sections
spéciales, Vichy décrète le 8 juillet 1941 l’interdiction de « l édition, la
diffusion, par quelque moyen que ce soit, et la vente au public d’hymnes, de
chants ou de poèmes d’inspiration communiste ou anarchiste. »12
En avril 1943, le préfet du Nord exprime à sa manière l’extrême vigilance des
autorités à l’égard de la propagande communiste :
« En ce qui concerne la présentation des tracts, il faut signaler que la
propagande a, depuis longtemps, dépassé l’époque où ces documents
étaient
constitués
par
quelques
exemplaires,
mal
imprimés,
de
l’Humanité clandestine.
Non seulement cette propagande s’est diversifiée, en s’adressant aux
différents milieux d’opinion, mais elle a pris, ces derniers temps, une
forme individuelle ».13
12
Nathalie Mallet-Poujol, Op. cit.
Rapport d’information, février-mars 1943, 5 avril 1943, Département du Nord, F1cIII
1175b, Archives nationales.
13
6
Mouvements et réseaux
Les deux courants non communistes à l’origine du plus grand nombre de
journaux semblent être la CGT et la SFIO, deux puissances politiques et
sociales d’avant-guerre.
La presse clairement revendiquée comme socialiste apparaît en octobre 1940
avec l’Homme libre, Socialisme et liberté en décembre 41, ou le Populaire en
mai 1942. La presse syndicale, et celle de la CGT en particulier, fut
quantitativement importante. Sur les 14 titres qui revendiquent clairement
leur attache syndicale, 9 émanent de la CGT. Mais leur naissance est tardive
- à partir de l’été 1943, après les accords du Perreux.
La presse n’est pas l’outil exclusif des organisations politiques et sociales
d’avant guerre. Les mouvements qui se veulent en rupture avec les acteurs
de la IIIe République se sont dotés de journaux ou même de simple bulletin
d’information interne.
Pour ces organisations nées dans la clandestinité, le rôle de la presse n’est
pas seulement celui d’un porte-voix : elle peut aussi avoir un rôle
structurant. Comme l’exprime fort bien Henri Frenay, elle permettait de
« créer du lien » entre des individus qui se lançaient dans une lutte
incertaine aux moyens réduits14. Ces mouvements ont donc utilisé leur
journal comme base de leur constitution et outil de construction de leurs
positions et discours politiques, d’où une phase intense de créations de titres
entre 1940 et 1942.
3. Des techniques au service de stratégies spécifiques
D’après le corpus Roux-Fouillet, la presse clandestine française est pour
l’essentiel ronéotypée (54 % des titres) ou imprimée (36 %). Les autres
techniques sont la dactylographie (9%) et de manière très marginale le
manuscrit (1%). Mais l’évolution des techniques utilisées contredisent une
vision « positiviste » de la technologie (graph. 2). La presse clandestine n’est
pas passée uniformément de techniques considérées comme rudimentaires
14
Alya Aglan. Le Temps de la Résistance . Actes sud, 2008, p. 68.
7
(manuscrit, dactylographie, ronéo) – les chercheurs parlent souvent d’une
phase « artisanale » - à celles jugées comme industrielles ou modernes
(imprimerie typographique).
Des techniques « artisanales » ?
Ce corpus nous trompe probablement sur la part de la presse manuscrite ou
dactylographiée : le nombre des exemplaires manuscrits étant par nature
réduite, les chances qu’une institution ait pu en conserver une copie sont
sans doute plus minces qu’avec des titres multigraphiés à plusieurs
centaines
d’exemplaires.
Toutefois,
il
semble
que
ces
techniques
rudimentaires aient été utilisées pendant toute la guerre.
Les titres manuscrits sont en effet essentiellement des titres à numéros
uniques. Les titres dactylographiés le sont pour moitié : les collections qui
nous sont parvenues montrent cependant qu’ils peuvent être constitués
d’une vingtaine de numéros en moyenne, et durer en moyenne presque 3
mois. La presse non « politique » utilise plus couramment le manuscrit et la
dactylographie que la presse « politique », traduisant en cela la pauvreté de
ses moyens et son organisation moindre.
Les versions ronéotypées sont précocement et massivement présentes dans
ce corpus. De 1940 à 1943, la ronéo est la technique de reproduction utilisée
dans presque 60 % des cas. L’espérance de vie des journaux ainsi reproduits
est plus longue que les versions manuscrites et dactylographiées : en
moyenne ils paraissent pendant 5 mois et peuvent avoir une douzaine de
numéros. Cette solution technique est utilisée par tous les éditeurs
clandestins, « politiques » et non « politiques ».
La Résistance française a largement puisé dans toutes les méthodes
traditionnelles de reproduction de l’écrit, mais elle a surtout jeté son dévolu
sur les techniques les plus modernes de reproduction graphique.
Les machines à écrire font partie du quotidien des pays industrialisés depuis
la Belle Epoque, du fait du développement du secteur tertiaire et de la
8
modernisation des services administratifs15. Les résistants ont également
profité de l’ensemble des innovations diffusées depuis la fin du
XIXe
siècle
comme le papier carbone et surtout la technique du pochoir (stencil) et ses
développements. Au tournant des années 1900 apparaissent les premiers
duplicateurs
rotatifs
(Gestetner,
Neostyl
puis
Ronéo),
dont
certains
fonctionnent à l’électricité. Certains modèles peuvent reproduire de plusieurs
centaines de copies16.
Je ne peux donner d’éléments chiffrés permettant d’évaluer l’importance de
la diffusion de cet équipement en 1939. Toutefois, il semble que le monde
politique s’en soit emparé : pendant le printemps et l’été 1939, le PCF a
organisé un concours de la meilleure vente de l’Histoire du PC(b). Le premier
prix était un « appareil duplicateur », les 4e jusqu’au 8e prix une « boite de 48
stencils », et les 31e jusqu’au 50e prix « huit ramettes de papiers duplicateurs
(4000 f.) »17.
Les améliorations techniques sont telles que pendant les années trente les
entreprises et les administrations les plus importantes ainsi que certaines
imprimeries peuvent se doter de petites presses rotatives offset de bureau18.
C’est ce type de presse, une Rotaprint, que les fondateurs de Défense de la
France ont utilisée19.
Le recours à cette gamme d’outils modernes de bureau est d’autant plus aisé
pour la Résistance qu’ils sont relativement bien diffusés dans la société. En
outre, il est possible de détourner relativement discrètement ces outils et
leur matériel annexe (encre, papier) de leur destination initiale, car la
15
Dans les années 1920, il y avait en France entre 400 et 500 000 machines à écrire, et les
ventes annuelles représentait 40 000 exemplaires : Delphine Gardey. Ecrire, calculer,
classer : comment une révolution de papier a transformé les sociétés contemporaines (18001940), La Découverte, 2008, p. 84-91 ; - Bruno Delmas. La Mécanique de l’écriture. La
Revue : Musée des arts et métiers, n° 7, juin 1994, p. 15-23.
16 Delphine Gardey. Ecrire, calculer, classer. Op. cit., p. 126-132 ; - Delphine Gardey. Copier
au bureau : de l’artisanat à l’industrie (1800-1930). Histoire d’une technique administrative.
In : Copie et modèle : usages, transmission, appropriation de l’écrit. Actes du colloque, 12, 13,
14 décembre, sous la direction de Christine Barré-De Miniac. INRP, 1999, p. 63-79.
17 Grand Concours d’émulation. L’Humanité, 16 avril 1939, p.4
18 Alan Marshall. Du plomb à la lumière : La Lumitype-Photo, et la naissance des industries
graphiques modernes. Editions de la MSH, paris, 2003, p. 29.
19 Olivier Wieviorka. Une certaine idée de la résistance. Défense de la France, 1940-1949, Le
Seuil, p. 36.
9
multiplicité des organismes industriels et commerciaux qui les utilisent
légalement rend leur surveillance policière difficile.
Preuve du succès rapide de ce détournement des techniques modernes de
duplication, le secrétariat d’Etat à l’Intérieur envoie une instruction datée du
19 octobre 1940 appelant les préfets à interdire la vente libre des papiers
dits « duplicateurs » et des appareils « type ronéo », « considérant qu’il y a
lieu de contrôler l’usage du matériel qui peut être employé à une propagande
nuisible aux intérêts de la Nation ». Leur vente est donc soumise à
autorisation, ainsi que celle de « tous appareils servant à la fabrication ou à
la reproduction de ces circulaires ou tracts [ronéotypés] ». Les vendeurs sont
tenus de tenir un registre de ces ventes. A partir de décembre 1940, face à
l’étendue des procédés utilisés par les premiers résistants, les textes des
arrêtés préfectoraux s’allongent et se précisent. Sont contrôlés désormais les
papiers dit duplicateurs, les appareils duplicateurs, les machines à écrire,
les pierres et pâtes à polycopier, le papier carbone, l’encre dite spéciale et les
stencils20. Autre symbole du succès de telles techniques, les archives
policières désignent les centres de fabrication « ronéo » comme étant des
« imprimeries ».
La typographie
La part de la typographie dans la presse clandestine est essentielle, mais
moindre que la ronéo. Elle représente entre 20% et le quart des titres en
1940-1941, et 40 % entre 1942-1943. Cette technique ne dépasse la ronéo
qu’en 1944 (graph. 2).
Le recours aux techniques de l’imprimerie alerte les autorités au printemps
1941. Le secrétariat d’Etat à l’Intérieur demande en avril 1941 aux préfets de
prendre des mesures limitant la vente du matériel d’imprimerie. Cette vente
doit être soumise à l’autorisation des maires ou commissaires de police et le
vendeur doit tenir un registre des ventes21.
20
Dépouillement des Recueils des actes administratifs, publiés dans les départements.
Les contrevenants étaient passibles du décret du 18 novembre 1939, relatif aux individus
dangereux pour l'ordre public et la sécurité nationale. Pour que cette mesure gagne en
efficacité, les préfets devaient organiser un recensement des presses d’imprimerie en usage
21
10
La signification politique de l’événement est claire : les résistants sont à
même de se procurer cet outillage complexe et de le faire fonctionner, preuve
de leur degré d’organisation et leur insertion sociale.
Contrairement aux machines à écrire et à la ronéo, le matériel d’imprimerie
est en effet bien plus difficile à se procurer et à utiliser. Certes, l’industrie
graphique compte avant guerre environ 15 000 entreprises, mais c’est un
secteur très concentré géographiquement - l’Ile-de-France rassemblerait
20 % des imprimeries. De plus, bon nombre d’entreprises ont dû fermer. Ne
survivent que les imprimeries de Presse de journaux autorisés et les
entreprises de Labeur qui bénéficient des commandes passées par les
services publics et l’armée d’occupation. Particulièrement surveillées, les
imprimeries de presse ont peu aidé la presse clandestine. Cette dernière a pu
compter plus aisément sur le Labeur. Imprimeurs de musique (Raymond
Deiss pour Pantagruel), spécialistes de travaux de ville (Claude Oudeville,
pour le Silence de la mer), … ces petits imprimeurs fournissent leur presse,
leur papier, ou leur personnel à la Résistance. Plus rarement, certains
mouvements, comme Combat, ont constitué leur propre imprimerie.
Autre difficulté, l’utilisation de la typographie oblige les résistants à
complexifier la chaîne de fabrication. Alors qu’avec la ronéo, le lieu de frappe
et des tirages des textes peut se faire en même lieu, la typographie conduit
bien souvent à séparer le lieu de la composition de celui l’impression, en
plus des lieux de stockage du papier. Or les circulations de l’un à l’autre
aggravent les problèmes de sécurité.
En dépit de ces contraintes, la typographie présentait deux avantages : une
productivité et une lisibilité graphique incomparables. A partir de 19411942, un troisième atout apparaît. L’utilisation de la photogravure permet de
régler un problème technique et politique majeur. La reproduction, quelques
soient les techniques, obligeait dans tous les cas de recopier, redactylographier, re-ronéotyper ou re-composer un texte, avec le risque de
modification de la version originale. De plus, la diffusion depuis un centre de
avant-juin 1941 : Dépouillement des Recueils des actes administratifs, publiés dans les
départements.
11
reproduction unique, d’un texte sur un vaste territoire restait problématique.
La photogravure permettait, elle, d’accroître la diffusion en démultipliant les
lieux d’impression typographique, grâce à l’envoi de plusieurs clichés d’un
même texte depuis le centre politique. Le problème était de trouver le
matériel ad hoc et l’individu qui maîtrisait cette technologie.
La typographie a donc été utilisée par les mouvements qui avaient à la fois
une forte ambition politique, une organisation solide et des moyens
financiers et humains suffisants. Mais, malgré la force symbolique et
politique et la productivité inégalée de la typographie, la presse de la
Résistance fut surtout ronéotypée. Cela signifie t-il que la ronéo était
l’apanage des mouvements les plus faibles ?
Une stratégie technico-politique : le cas communiste
40 % de la presse clandestine ronéotypée est utilisée par le PCF et ses
organisations affiliées. Selon le raisonnement exposé plus haut, cette part
aurait dû être moindre, au profit de la typographie.
Dès son entrée dans la clandestinité, le Parti communiste adopte la ronéo et
la
typographie,
sans
exclure
la
dactylographie
et
la
reproduction
manuscrite22. Le PCF organise pourtant son premier réseau d’imprimeries
typographiques clandestines dès l’hiver 1939-1940. Mais la ronéo demeure
la
technique
utilisée
prioritairement.
L’Humanité
n’est
imprimée
qu’occasionnellement : les textes sont dactylographiés, tapés sur des
stencils, qui sont ensuite envoyés dans des « centres » ronéo pour y être
reproduits. Cette organisation semble avoir permis une production intense,
autour de 200 000 exemplaires peut-on lire parfois, pour la seule version
ronéotypée23, et une diffusion sur une échelle assez vaste. Le préfet du Nord
soupçonne ainsi que l’essentiel de la propagande communiste dans son
département vienne de Paris. Les différentes versions de l’Avant-garde sont
également ronéotypées. En revanche, les six numéros des Cahiers du
22
Marie-Cécile Bouju. Les Maisons d’édition du Parti communiste français, 1920-1956. Thèse
d’histoire, dir. Marc Lazar, IEP, Paris, 2005, p. 356 et suiv.
23 Moscou – Paris – Berlin : télégrammes chiffrés du Komintern, 1939-1941. Tallandier, 2003,
p. 333.
12
bolchevisme, destinés à la formation idéologique des militants, sont
imprimés, entre 20 000 et 40 000 exemplaires.
Les publications du Front national sont pratiquement à part égale
ronéotypées et imprimées. Sont surtout ronéotypées les publications
d’audience locale et celles qui visent les professions intellectuelles et
artistiques, comme les Lettres françaises, la Scène française, l’Université
libre, le Médecin français, Musiciens d’aujourd’hui. Les journaux imprimés
concernent prioritaire ceux qui visent une audience nationale ou régionale :
Front national, le Patriote, la Marseillaise…
Antoine Legendre, responsable du réseau des centres ronéos du PCF dès
1940, explique clairement le lien entre choix technique et stratégie politique :
« Le procédé d’édition déterminait la forme d’organisation du travail illégal ronéo et
imprimé. Ainsi, sur le champ de bataille de la presse où se menait une lutte politique et
idéologique acharnée, le centre ronéo, c’était la cavalerie aux tirages rapides ;
l’imprimerie, c’était le char lourd avec ses tirages de masse. »24
A propos de l’Humanité, G. Willard décrit les centres ronéos comme « légers et
mobiles », « plus nombreux » et qui « purent quadriller le terrain d’une façon
plus fine », malgré une productivité au moins 100 fois inférieure à une
machine typographique25.
Seule la ronéo pouvait permettre une propagande ciblée, vers un secteur
industriel ou une usine, un département ou une agglomération, une
profession … Elle était le moyen le plus sûr et le plus commode pour toucher
les populations les plus diverses. L’imprimerie était utilisée pour les textes
majeurs, à portée générale.
Ainsi, soucieux d’une propagande intense, le PCF comme le Front national
n’ont jamais abandonné la ronéo au profit de la typographie. Si des
mouvements comme Combat ou Défense de la France ont voulu adopter
exclusivement l’imprimerie pour s’assurer des tirages massifs, cela induisait
un véritable problème de diffusion : leur presse risquait de ne toucher que
les zones les moins enclavées, les plus accessibles. Seule la ronéo permettait
24
L’Humanité clandestine, 1939-1944. Fac-similé. Editions sociales, 1975, p. 31.
Germaine Willard. L’Humanité. La Presse clandestine, 1940 – 1944. Colloque d’Avignon,
les 20 – 21 juin 1985, 1986, p. 151-157.
25
13
« facilement » de multiplier les lieux de reproduction et donc d’étendre la
diffusion, vers les lieux et donc les populations les plus diverses.
La Résistance a massivement utilisée toutes les techniques de reproduction
graphique à sa disposition, des plus anciennes aux plus modernes. Mais sa
presse fut d’abord et surtout ronéotypée ou imprimée.
Les historiens ont souvent souligné – à raison – l’importance de l’imprimerie
typographique comme révélateur d’un haut degré d’organisation et d’une
forte ambition politique. Mais ils ont souvent négligé la signification de
l’utilisation de la ronéo. Loin d’être « artisanales », ces techniques de
duplication font en réalité partie des modes les plus modernes de
reproduction des écrits. Les résistants ont su très vite détourner ces
technologies de bureau à leur avantage. Elles permettaient en outre à tous
les individus, même peu ou pas organisé, de publier leur appel, leur parole
de refus et de résistance.
Sans ce détournement d’usage, la presse clandestine n’aurait pas connu la
même échelle et aurait été probablement plus concentrée, géographiquement
et peut-être socialement et idéologiquement, qu’elle ne l’a été.
C’est ce qu’a parfaitement compris la direction clandestine du PCF en
utilisant simultanément les deux techniques, pour frapper le plus fort mais
aussi le plus loin possible de son centre politique.
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