Les Grandes Affaires Criminelles du Rail

Transcription

Les Grandes Affaires Criminelles du Rail
Table des matières
Avant-propos.................................................................................................................. 9
Concierge de l’Enfer
Affaire Guillaume Bayon, Saulce-sur-Rhône
Cour d’assises de la Drôme, 27 avril 1870............................................................................... 16
L’arrivée d’un train en gare de Lyon
Affaire Louis Leprince, Paris, 16 septembre 1890.................................................................. 27
Deux timbrés et un collectionneur
Affaire Joseph Aubert et Marguerite Dubois, Couville
Cour d’assises de la Seine, 29 octobre 1896 ............................................................................ 34
Chacun sa destinée
Affaire Abel Leblanc et Lazare Leuthreau, Laroche-Migennes
Cour d’assises de la Seine, 21 décembre 1909 ........................................................................ 51
Renard et Britannicus, tragédie en trois gares
Affaire Joseph Renard et Britannicus, Étampes, Chamarande
Cour d’assises de Seine-et-Oise, 9 novembre 1912 ................................................................ 62
Dalloz connaît le code
Affaire Joseph Dalloz, Brénod
Cour d’assises de l’Ain, 7 juin 1920 ......................................................................................... 73
Gare aux braqueurs de gare
Affaire Victor Joseph Lecardonnel, Paris
Cour d’assises de la Seine, 18 novembre 1920 ....................................................................... 84
La lutte des premières classes de M. Jacques
Affaire Jacques Mécislas Charrier, Dijon
Cour d’assises de la Seine, 29 avril 1922 ................................................................................. 91
Faust de goût
Affaire Marius Félix Gounaud, Paris
Cour d’assises de la Seine, 18 octobre 1922 .......................................................................... 100
Trois apaches, la quille et la guigne
Affaire Léopold Maury, Clovis Valeron et Henri Bogouis, La Ferté-sous-Jouarre
Conseil de guerre du 5e CA, 11 juillet 1923............................................................................ 109
Les noirceurs d’un tunnel
Affaire Édouard Deverre, Blaisy-Bas, 5 juillet 1927 ............................................................ 116
Ben, mon colon !
Affaire William Robert Follain, Cherbourg-Paris
Cour d’assises du Calvados, 12 janvier 1928 ........................................................................ 127
361
4_GAC rail.indd 361
01/10/13 16:14
Une bonne bière
Affaire Adolphe Steffen, Paris-Nancy
Cour d’assises de la Marne, 8 novembre 1929 ...................................................................... 134
Braises Atao
Affaire de l’attentat d’Ingrandes, Paris-Nantes, 20 novembre 1932 .................................. 145
Chou blanc
Affaire Auguste Blanc, Blaisy-Bas, 24 mai 1933 .................................................................. 154
Albert Prince, de sang et de silence
Affaire Albert Prince, Dijon, 19 février 1934 ........................................................................ 163
Le tordu du tortillard
Affaire Pierre Bezombes, Montpellier
Cour d’assises de l’Hérault, 24 avril 1934.............................................................................. 180
Pour tout l’or du Congo
Affaire Auguste-Lazare Méla et sa bande, Saint-Barthélemy
Cour d’assises des Bouches-du-Rhône, 22 septembre 1938 ................................................ 187
Compartiment tueur
Affaire Alexandre Cocusse, Souillac
Cour d’assises du Lot, 25 mars 1941 ...................................................................................... 200
Ami, entends-tu le vol rouge du milliard ?
Affaire du milliard de la Banque de France, Clermont-Ferrand, 9 février 1944 ............... 209
Un casse dans une France entre Vichy et Londres
Affaire de l’attaque du train de Neuvic-sur-l’Isle, 26 juillet 1944 ....................................... 220
Nuit d’Indochine, nuit assassine, nuit de désamour
Affaire de l’express Paris-Tourcoing, 3 décembre 1947 ...................................................... 231
Trois, tels des Rois mages
Affaire Massaoui, Belkadi et Tighermine, Saint-Sauves-d’Auvergne
Cour d’assises du Puy-de-Dôme, 30 octobre 1949................................................................ 240
Démoniaque assassin parmi les anges
Affaire Armand Briot, Maizières-lès-Metz, 13 novembre 1950 .......................................... 249
Journal du criminel
Affaire Jean-Claude Genet, Jean-Paul D. et Jacques D., Saint-Georges-du-Rosay
Cour d’assises du Maine-et-Loire, 10 juin 1958 .................................................................... 258
Ballast tragique à Vitry-le-François
Affaire du rapide Strasbourg-Paris, Vitry-le-François, 18 juin 1961 ................................... 267
362
4_GAC rail.indd 362
01/10/13 16:14
M5 le maudit
Affaire Thierry Maitret et Claude Vallot, Lyon, Annecy, Grenoble
Cour d’assises de Haute-Savoie, 25 novembre 1988 ............................................................ 278
Un cèdre aux ombres inquiétantes
Affaire des attentats ferroviaires du Hezbollah, Paris
Cour d’assises spéciale de Paris, 14 avril 1992
Cour d’assises spéciale de Paris, 8 octobre 1992 .................................................................. 289
Robins des bleds
Affaire des attentats de 1995 en France
Cour d’assises spéciale de Paris, 1er au 30 octobre 2002
Cour d’assises d’appel de Paris, 27 novembre 2003
Cour d’assises spéciale de Paris, 26 octobre 2007 ................................................................ 304
À la rubrique des faits divers
Collin a maille à partir
Pardon à Dieu et aux hommes
Mouton n’est pas de Panurge
Sous le pont d’Avignon…
Attaque de diligence !
Cadavres pas exquis
Et l’enquête va aux fraises…
Soûls comme trois Polonais
Le tout pour le tout
Batailles du rail
Meurtre et Moselle
Western rechta
Quelques condamnés à mort pour des crimes ferroviaires ................................................ 318
4_GAC rail.indd 363
01/10/13 16:14
8 - Titre chapitre
4_GAC rail.indd 8
01/10/13 16:11
Avant-propos
J
E NE VOYAGE JAMAIS sans mes mémoires. Il faut toujours avoir quelque chose de sensationnel à lire dans
«
le train », écrivait Oscar Wilde en se remémorant les
voyages ferroviaires croqués par un Honoré Daumier.
Pour qui souhaiterait s’ouvrir au sensationnel sans tomber dans
l’égocentrisme, assis dans un wagon ou ailleurs, quel meilleur axe
que de se plonger dans la matière ferroviaire même, dans celle de
sa criminalité plus précisément, non pas celles des « Guy des gares »
à l’imagination débridée ou des truculents San Antonio, mais celle,
tout aussi extraordinaire mais ô combien réelle, des affaires criminelles ferroviaires françaises.
« Quand on monte dans un train, on s’occupe toujours de sa correspondance », a noté l’onctueux Jean d’Ormesson. Ce « on » ne vaut pas
pour tout le monde. En tout cas, pas pour les voyageurs qui ont écrit ces
quelques pages de l’histoire criminelle, non pas à l’encre noire mais
en lettres de sang, en puisant dans celui de leurs victimes. La correspondance de ces sinistres passagers n’est ni épistolaire ni ferroviaire,
mais celle vers laquelle leur destin les mène, souvent synonyme de
guillotine. D’ailleurs, en balançant leur victime sur le ballast, certains
d’entre eux ont singulièrement manqué de discernement ; les fenêtres
des trains ne se nomment-elles pas « fenêtres à guillotine » ?
Et cette criminalité-là est aujourd’hui de haute tradition ! Si, avec
pour victime un voyageur non identifié, le premier crime ferroviaire
Le Wagon de troisième classe, toile
d’Honoré Daumier, datée de 1864.
9
4_GAC rail.indd 9
01/10/13 16:11
La carte du chemin de fer de Saint-Étienne
à Andrézieux, créée par la première compagnie
ferroviaire en Europe continentale.
de l’histoire est Suisse, relaté dans un quotidien en 1847, la France,
nation pionnière du populaire chemin de fer grâce aux dynamiques
frères Émile et Isaac Pereire et qui s’honore du premier tronçon ferroviaire d’Europe continentale, reste un pays majeur de la criminalité
du rail, des premiers artisans du crime, imaginant notamment les
fameuses malles sanglantes, aux attentats de masse, politiques et terroristes, initiés en 1947 en France et développés dans les années 1980
avec les réseaux islamistes et basques. Comme la vitre qui renvoie la
propre image du voyageur sur le défilement du monde extérieur au
rythme du train, chacun des chapitres de ce livre renvoie à la criminalité de l’époque dans laquelle évoluent ces trains et leurs acteurs
criminels.
Le chemin de fer français, prisme par lequel se reflètent toutes les
nuances de la noire criminalité, abrite ses propres tueurs en série.
Tueur insaisissable de la ligne Paris-Mulhouse, l’assassin belfortain
10 - Avant-propos
4_GAC rail.indd 10
01/10/13 16:11
Charles Jud fit parler de lui entre 1860 et 1864 et fut condamné à mort
par contumace sans être jamais capturé, inspirant le personnage
fictif de Fantomas des Allain et Souvestre. Nul doute que des maîtres
de l’intrigue comme Agatha Christie, Patricia Highsmith et Freeman
Wills Crofts ont succombé aux charmes narratifs du train, lequel motif
impose un espace clos aux personnages tout en les déplaçant et corsette le temps dans de rigoureuses contraintes horaires. En quelque
sorte, c’est un voyage à l’envers auquel je vous convie, un trajet aux
sources de la réalité de la criminalité ferroviaire, de cette criminalité française qui, comme chacun sait, est parfois plus extraordinaire
que celle de la fiction anglo-saxonne. Écrivant leurs sombres pages
en lettres de sang, ces criminels s’avèrent être les Graham Greene,
Agatha Christie, Raymond Chandler et autres Boileau-Narcejac de la
réalité, de sinistres auteurs dont les forfaits dépassent parfois l’imagination de leurs pairs de fiction, encore que Compartiment tueurs
de Japrisot ne connaisse guère d’équivalent avec son duel à distance
entre l’inspecteur Grazziani et l’assassin ferroviaire commettant une
vague de crimes parmi les autres occupants d’un compartiment du
Marseille-Paris où il a déjà étranglé une passagère…
Ayant opté pour l’éviction d’affaires déjà évoquées dans d’autres
ouvrages récents, j’ai préféré éviter quelques marronniers aux lecteurs passionnés par la matière ferroviaire : l’affaire Jean-Nicolas
Blétry et Françoise Lallemand en date du 3 juin 1843, celle de la première malle sanglante, l’assassin Charles Jud, l’affaire d’escroquerie
à l’assurance de Hoyos en 1888, l’assassinat crapuleux d’une balle
L’avènement du
rail en France,
contemporain de
la génération
impressionniste,
est célébré par sa
figure tutélaire,
Claude Monet, comme
sur cette peinture,
Le Pont de chemin à
Argenteuil (1847).
11
4_GAC rail.indd 11
01/10/13 16:11
dans la tête du préfet de l’Eure Jules Barrême sur la ligne ParisMantes, près de Maisons-Laffitte, le 13 janvier 1886, affaire dont Zola
s’inspire pour écrire La Bête humaine, la malle sanglante à Gouffé
en 1889 et le crime du Paris-Montargis, affaire des Georges Graby et
Henri Michel, commis à Brunoy le 15 décembre 1909, le mystère de
Laetitia Toureaux, retrouvée morte à la station Porte-de-Charenton
dans le métro parisien en 1937, les attentats du sinistre terroriste
Carlos à Ambazac contre le Capitole, à la gare Saint-Charles de
Marseille et Tain-l’Hermitage en mars 1982 et décembre 1983, la
défenestration raciste de l’algérien Habib Grimzi par trois candidats à la Légion dans le train Bordeaux-Vintimille à Castelsarrasin le
14 novembre 1983, le mystère des trois crimes sataniques de la gare
de Perpignan en 1995, 1997 et 1998, ou encore le tueur des trains Sid
Ahmed Rezala d’octobre à décembre 1999.
De même, j’ai préféré orienter mes recherches vers la criminalité
du XXe siècle, assouvissant mon penchant pour les affaires à l’écho
historique, telles les affaires Stavisky, de la Résistance, du PCF, de
l’OAS ou encore Kelkal.
Omettant les crimes domestiques des employés des chemins de
fer, je n’évoquerai pas ceux d’entre eux qui furent condamnés à la
peine capitale, ni Fernand Bâton, jeune cheminot auxiliaire de la
Compagnie des chemins de fer de l’Est, condamné le 28 juin 1921
pour l’étranglement de Marthe Huguenin et le vol de 4 francs et
Le bourreau
Anatole
Deibler,
croqué par
Delannoy
dans la revue
Les Hommes
du Jour,
en 1909.
12 - Titre chapitre
4_GAC rail.indd 12
01/10/13 16:11
d’un parapluie, exécuté à Chaumont le 21 septembre 1921, ni aussi
le conducteur de train Raoul Marchand, condamné en août 1923 et
février 1924, exécuté à Laon, ni encore Victor Courcaud, employé
de chemin de fer, et Jules Duchemin condamnés par les Assises de
la Manche en 1936.
Célèbre exécuteur en chef, Anatole Deibler débute sa carrière de
bourreau sous le signe du crime ferroviaire puisque sa première exécution française, en date du 3 février 1891, à Paris, concerne l’homme
d’affaires Michel Eyraud quarante-huit ans, et sa complice Gabrielle
Bompard. Le 26 juillet 1889, Eyraud attira l’huissier Toussaint Gouffé
dans un guet-apens avec sa complice et l’assassina, puis transporta
son cadavre en train. Il fut découvert dans une malle un mois plus
tard à Millery, dans le Rhône. Déjà réveillé, Eyraud est assis sur
son lit lorsqu’à l’aube, l’annonce de son exécution lui est faite. Se
rendant fermement au greffe, il repousse l’abbé Faure et quand on
coupe le col de sa chemise, il s’en prend au ministre de l’Intérieur
Constans : « Maintenant, il ne lui reste plus qu’à décorer Gabrielle, la
coquine ! » Puis, il se plaint de son ligotage serré aux aides : « Vous
me faites mal ! » Devant l’échafaud, l’approche de l’abbé est stoppée
par un regard furieux d’Eyraud, qui, sur la bascule, crie : « Constans
est un assassin, il est plus assassin que moi ! Constans est… » avant
que le couperet de Deibler n’interrompe sa phrase. La mort même
de Deibler se place aussi sous le signe ferroviaire. Prévue à Rennes
le 3 février 1939, l’exécution du jeune Maurice Pilorge, assassin le
6 août 1938 de son amant mexicain Nestor Escudero, est reportée
en raison du décès naturel du bourreau Deibler, survenu au matin
du 2 février. Deibler est mort en se rendant à la gare. La boucle est
bouclée. Le sursis est court pour Pilorge, son exécution étant effectuée dès le 4 février par l’adjoint de première classe Jules-Henri
Desfourneaux, futur exécuteur en chef à compter du 15 mars.
Voici donc un florilège d’une quarantaine d’affaires criminelles
ferroviaires, des nouvelles comme autant de gare sur un trajet de
sang et de mystère aux quatre coins de l’Hexagone.
Ainsi chantait Claude Nougaro :
« Dans le morne train-train des familles
Ou dans le glorieux Paris Vintimille,
Il existe un conseil, un avis,
E Pericoloso Sporgersi. »
13
4_GAC rail.indd 13
01/10/13 16:11
Que la lecture de ces mémoires ferroviaires vous soit aussi sensationnelle que ne le furent celles de ce cher Oscar à ses propres yeux.
Contrairement à l’indication jadis gravée sur les vitres des trains,
E Pericoloso Sporgersi, il n’est pas interdit de se pencher en arrière
et de revenir sur tel ou tel chapitre.
Puisse qu’au terme de ce si particulier voyage en chemin de fer,
bercé par le roulis de ces quelques chapitres comme par celui des
wagons sur les rails, cette déambulation criminelle vous soit plaisante, comme pourrait l’être une lanterne magique posée sur cette
matière, semblable au défilement d’un trajet ferroviaire imposant
ses gares, ses paysages, son rythme. Puisse que vous voyiez alors
fuir devant vous crimes, protagonistes et régions, avec cette nostalgie légère des passagers d’un train constatant l’inexorable fuite des
champs, maisons et autres bourgades… Comme emporté par le doux
balancement d’un train traversant de sombres paysages et de noirs
desseins, puissiez-vous faire votre la phrase de Rainer Maria Rilke :
« Puisque tout passe, faisons la mélodie passagère. » Attention, passager de ce livre, le train du crime va bientôt partir ! En voiture, la
prose du Trans Hexagone va démarrer sous peu ! Remontez la glace,
celle des derniers regards sur les quais.
Gare à vous, le sifflet retentit ! Bon voyage !
4_GAC rail.indd 14
01/10/13 16:11
Affaire Guillaume Bayon, Saulce-sur-Rhône
Cour d’assises de la Drôme, 27 avril 1870
Concierge de
l’Enfer
É
NORME, COMPACTE, animée est la foule à l’aube du 2 juin
1870 sur la place Saint-Félix à Valence. Dans la préfecture de
la Drôme, c’est jour de marché. Pourtant, si cette populace
s’est amassée devant les casernes, c’est parce que les portes
de la maison d’arrêt se sont ouvertes à 4 heures du matin, peu avant
que le ciel nocturne ne s’abeaudisse dans un jubilatoire cobalt. Dans
la prison en forme de croix de Lorraine, le directeur y a réveillé un
condamné à 4 h 05, lui a indiqué le rejet de son recours en grâce. « Déjà,
c’est bien tôt. On voit bien que c’est un assassinat en chemin de fer ! »
a-t-il philosophé avant qu’un prêtre ne lui ait donné l’absolution et qu’un
repas pantagruélique de galimafrées ne lui ait été servi, un morceau de
saucisson, une demi-bouteille de vin, quatre verres d’eau-de-vie. Autant
dire que ce n’est pas le spectacle ménager des étals d’olives, ravioles,
picodons, truffes, nougats, noix de Royan, pognes de Romans et autres
huiles de Nyons que Valentinois et Drômois viennent contempler dans
cette estivale matinée annonçant un ciel bleu concolore.
La veuve à Valence
Ce jeudi-là, le condamné sort à pied de la prison et gagne l’échafaud
en marchant, étranger aux injures du public qu’il excite de plusieurs :
Le romancier Alphonse Karr (1808-1880),
photographié en 1865 par Antoine Adam-Salomon.
Ami de la famille de la victime, l’auteur, connu
pour son “Si l’on veut abolir la peine de mort,
que messieurs les assassins commencent !”, quitte
son exil niçois sous le Second Empire pour venir
l’épauler durant la tragédie.
16 - Concierge de l'Enfer
4_GAC rail.indd 16
01/10/13 16:11
17
4_GAC rail.indd 17
01/10/13 16:11
« Venez voir cela, le spectacle est gratis ! » Lorsque Guillaume Bayon
passe de vie à trépas sur l’échafaud sur lequel sont posés les ostentatoires bois de justice, il se fiche éperdument que son exécution
s’inscrive dans les annales de la criminalité française. Pratiquée sur
cette estrade par l’exécuteur de Lyon, lequel est assisté par celui de
Grenoble, la mise à mort de l’ouvrier passementier de vingt-sept ans
est en effet la dernière réalisée par des bourreaux de province en
France. Le décret Crémieux du 27 novembre 1870 abolira les postes
des bourreaux de province pour ne conserver que celui de Paris et de
ses aides pour l’ensemble du territoire métropolitain. Ainsi, Bayon
sera le dernier condamné à la peine capitale à monter sur une estrade
et à offrir aussi publiquement sa tête pour l’édification des foules.
Désormais, par ce décret rompant avec la prétendue vertu dissuasive
de l’échafaud, les condamnés français ne monteront plus dessus pour
être guillotinés à la vue du plus grand nombre. Cela, sa pâleur au
pied de l’échafaud et sa courageuse montée des marches, son ultime
instant sur le coup des 6 heures, la complainte éditée à Valence cette
année-là ne le transmet pas plus.
Attendus et attente
La tragique attente du jeune supplicié a été courte. Trente-cinq
jours auparavant, le 27 avril précédent, le jury des Assises de la
Drôme à Valence avait entendu le procureur général Gabrielli soutenir l’accusation – « Il ne faut pas que les wagons remplacent les forêts
légendaires, et ce n’est que par une répression suprême qu’on peut
espérer prévenir de nouveaux crimes » – et le pointilleux défenseur de
Bayon, Me Georges Lachaud, faire valoir la jeunesse de son client au
cours d’une belle plaidoirie. Après une délibération de trente minutes,
le jury avait rapporté un verdict sans circonstances atténuantes pour
l’accusé et l’avait condamné à la peine capitale. La société lui donna
le temps de se repentir par une longue expiation, selon les souhaits de
son avocat. En entendant cet arrêt, le condamné resta stoïque tandis
que le public se retirait, impressionné. Pourtant, son pourvoi en cassation fut rejeté le 19 mai. Il ne restait plus que deux semaines à vivre au
désormais fataliste avant d’expier « le crime de Saulce »…
La lutte des premières classes
Sa dérive débuta dans le rapide Lyon-Marseille au soir du
dimanche 20 mars précédent. À Valence où le train fit arrêt à 1 h 07,
rien d’extraordinaire ne fut décelé. C’est à 1 h 54, au petit matin du
18 - Concierge de l'Enfer
4_GAC rail.indd 18
01/10/13 16:11
Détail de Grand Central Station par Colin
Campbell Cooper, 1937.
21 mars, lors de l’arrivée du train express no 1 en gare de Montélimar,
que le crime fut découvert, initiant cette retentissante affaire dans
une France du Second Empire traumatisée par l’odieuse affaire
Troppmann. Remarquant la portière grande ouverte d’un des coupélits de première classe, le chef de gare montilien ordonna à l’un de
ses employés de s’informer avant même la descente des voyageurs.
Surprise ! Le marchepied du compartiment
était couvert de taches de sang ! Fraîches
de surcroît ! Pis, l’élégant compartiment
avait été le théâtre d’un drame nocturne :
un total désordre y régnait, tringles
de rideaux brisées, deux coussins
ensanglantés jonchant le parquet au tapis
retourné, valise éventrée, plafond ponctué
de giclures sanguinolentes, tentures
complètement imprégnées de sang, toutes
les glaces aussi. Bref, une scène de crime
qui témoignait d’une lutte acharnée. Et
probablement tragique, voire criminelle,
comme le subodorait le chef de gare...
19
4_GAC rail.indd 19
01/10/13 16:11
Un corps…
Les recherches aussitôt lancées par un train Marseille-Lyon roulant à marche réduite sur la ligne dans la direction de Valence, des
agents de la compagnie ne tardèrent pas à découvrir sur la voie ferrée
un mouchoir ensanglanté. Marqué des initiales « A. L. ». C’est entre
les gares de Saulce-sur-Rhône et Lachamp-Condillac, c’est-à-dire
à environ douze kilomètres de Montélimar, qu’un corps fut bientôt découvert au pied d’un talus de la voie ferrée bordant le fleuve.
Ensanglanté, le cadavre de ce trentenaire de constitution robuste
révélait un homme aisé, portant une triple épaisseur de vêtements
épais. Mutilé par le passage d’un convoi, par les roues du train, son
visage écrasé était méconnaissable, crâne et mâchoire brisés, ses
deux jambes fracturées. D’évidence, il était tombé sur les rails, probablement jeté d’un train après la perpétration criminelle. Ce crime
avait été commis à l’aide d’un poignard : sa carotide était tranchée,
sa poitrine lacérée par une blessure béante, sa gorge et son cœur profondément entaillés. Convulsées, crispées, ses mains tenaient encore
des cheveux et des lambeaux de draps, témoignant de la lutte soutenue avec son agresseur.
Un jeune homme à l’avenir radieux
Bientôt, la personnalité de la victime se dessina. D’origine polonaise comme son père, un médecin niçois, Alexandre Lubanski,
trente ans, était un célibataire sociable et respectable. Représentant
de commerce d’une importante fabrique de textile d’Annonay – et
surtout son véritable directeur depuis la disparition de l’époux de la
propriétaire, Louis Soubeyran –, Lubanski était un négociant estimé
et connu du milieu des soyeux stéphanois. Fort, il avait un caractère
doux et pacifique.
Son emploi du temps s’esquissait aussi. Ayant passé le dimanche
à Lyon, il avait pris en gare de Perrache le train de nuit de 10 h 45
pour retourner à Montélimar, montant seul dans un compartiment
de première classe et s’y endormant paisiblement. Le lendemain,
ses obligations appelaient le caissier de l’entreprise aux usines de
Vizenac, près de Largentière, en Ardèche. En gare PLM de Valence,
l’employé chargé du contrôle des billets ne remarqua rien d’anormal, se souvenant simplement de l’habillement recherché du caissier
grand et robuste, distingué. Bref, un lettré à apprécier la nature évoquée par les vers d’un Paul Verlaine :
20 - Concierge de l'Enfer
4_GAC rail.indd 20
01/10/13 16:11
« Le train glisse sans un murmure,
Chaque wagon est un salon
Où l’on cause bas et d’où l’on
Aime à loisir cette nature.
Faite à souhait pour Fénelon. »
À cet arrêt, Bayon leva ses jambes pour le remplacement des
bouillottes, machinalement. Puis, énergique, il se leva et fit quelques
pas sur le quai sous une nuit glaciale de pleine lune. C’est sans doute
après Valence que le sinistre Bayon croisa l’homme d’affaires, pénétrant dans le coupé-lit de Lubanski et s’allongea discrètement sur sa
couchette. Et remarqua son isolement. Pour sa part, bercé par le paisible cliquetis des rails, Lubanski n’avait pas de raison de se défier
d’un tel compagnon de voyage et se rendormit…
Dans les douces collines de lavandes, une traque
Aussitôt, la terrible nouvelle se répandit dans le petit pays. Vivement
émues, les populations des contrées entre Livron-sur-Drôme et
Montélimar, celles à l’ouest du Diois et de la vallée de la Drôme, se mirent
C’est dans la campagne de Saulce-sur-Rhône,
ancien quartier de la voisine Mirmande,
21
que le criminel Guillaume Bayon a été capturé.
4_GAC rail.indd 21
01/10/13 16:11
en chasse dans ce pays de molles collines, traquant l’auteur du forfait.
Le lundi 21 mars, peu avant midi, juste après la découverte du corps,
Louis Rozier, un charron de Derbières, un lieu-dit de La Coucourde,
remarqua au fond d’un ravin un homme vêtu de noir, ensanglanté et
dissimulé dans des broussailles. À sa vue, l’individu se leva mais sa
cheville lui interdit toute fuite. Rozier courut avertir la proche brigade
de gendarmerie de Leyne, toujours à La Coucourde. Aussitôt, accompagnant le témoin, le gendarme Lebeau partit en campagne. Seul.
Courageusement. Bientôt, sur les indications du charron, le militaire
débusqua cet homme de taille ordinaire, couché dans un champ parmi
les broussailles. Ce blond aux yeux bleus portait un chapeau tyrolien
orné d’une plume. Le gendarme à bicorne bondit sur lui, lui attacha
brutalement les mains et le maintint immobile, couché au sol, résigné,
attendant pendant un quart d’heure l’arrivée d’un collègue et d’autres
personnes qui l’aidèrent à garrotter le suspect. Il était 2 h 40 de l’aprèsmidi. Cet homme viril au visage ponctué d’une petite moustache noire
et retroussée et porteur d’un tatouage représentant un cœur traversé
d’un poignard, cet homme à la voix lente et douce, c’était le meurtrier
du caissier. Son cou, son visage enflé, ses mains étaient couverts de
morsures et d’égratignures, une grande et récente balafre parcourait le
visage de l’œil droit au menton. Son pied droit était foulé par une chute.
Une gouape
Porteur d’un passeport à son nom, Guillaume Bayon, il fut amené
à la mairie de Saulce, une commune détachée de la fière Mirmande
depuis dix ans, dans le canton de Loriol-sur-Drôme, où la justice
s’était transportée depuis Valence, parquet comme juge d’instruction.
Là, il fut confronté à la dépouille de la victime qu’il reconnut et passa
aux aveux.
Il affirma être monté dans l’express à Vienne, à destination de
Marseille, où il voulait retrouver son ami Léonce, susceptible de lui
prêter de l’argent. Après avoir dépassé Livron, se glissant le long
du train sur le marchepied, il a pu arriver jusqu’à Lubanski endormi.
Un homme aisé pour celui n’ayant plus que 4 francs en poche.
Alors, il l’a frappé à coups de couteau ! Vigoureux, féroce,
implacable, l’assaillant frappa avec un acharnement aveugle,
perçant la triple épaisseur de laine. Là, entre Livron et Saulce-surRhône, la gouape le lacéra de coups. Puis, après avoir dépouillé sa
victime de tout objet précieux, l’assassin jeta le corps sur la voie
ferrée, au kilomètre 642, avant Saulce-sur-Rhône.
22 - Concierge de l'Enfer
4_GAC rail.indd 22
01/10/13 16:11