le franc-maçon de la grande loge de france au cœur de
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LE FRANC-MAÇON DE LA GRANDE LOGE DE FRANCE AU CŒUR DE L’AVENTURE INITIATIQUE Louis TREBUCHET Journées PVI Marseille 2006 Pour commencer, je ne peux résister au plaisir de vous citer le tout premier paragraphe de l’éditorial du numéro de Points de vue Initiatique de Septembre dernier, tout entier consacré à l’Aventure Initiatique, du à la plume enthousiaste de notre rédacteur en chef, José BARTHOMEUF, que vous venez d’entendre. Non pas pour lui faire plaisir, encore que ce soit le devoir de tout bon collaborateur de flatter de temps en temps l’égo de son rédacteur en chef, mais parce que d’entrée il met en place le cœur du sujet de l’aventure initiatique : « L’Initiation est une aventure. Comme la vie. On sait quand, comment et où elle a commencé, mais on ne sait pas où elle va nous mener, ni quelles épreuves nous allons rencontrer, ni ce que nous allons découvrir, ni quels personnages nous allons croiser. Ce que nous savons c’est qu’elle ne se terminera qu’avec la vie, Comme la vie… Le Franc-maçon est un aventurier à la recherche de la Parole Perdue, il mène une quête de Vérité, de Sens et de Connaissance. » Une quête de Vérité, de Sens et de Connaissance, nous voila au cœur du sujet de l’aventure initiatique. Et le franc-maçon de la grande Loge de France vit cette aventure de façon particulière, parce que c’est un maçon écossais, un franc-maçon de Rite Écossais Ancien et Accepté. Pourquoi Écossais ? Permettez moi quelques mots d’explication pour ceux qui ne sont pas familiers avec ce terme, car il est essentiel pour définir la spécificité de la Grande Loge de France. Je vais bien sûr simplifier énormément, que les spécialistes me pardonnent, mais nous ne sommes pas ici pour un cours d’histoire. Au cours du XVIIIème siècle, les premières Loges issue de la mouvance anglaise s’orientèrent résolument vers les enseignements du siècle des lumières, la victoire de la raison et de la science sur l’obscurantisme, en se donnant pour objectif d’améliorer la société, ce sont les franc-maçons que l’on a appelé les Modernes, dont nos frères du Grand Orient de France sont plus directement les héritiers. Les Loges de la mouvance Irlandaise et Écossaise, elles, sans pour autant négliger l’enseignement des Lumières, restèrent plus proches d’une tradition maçonnique privilégiant l’intégration du travail du constructeur dans l’harmonie de l’univers, privilégiant l’apprentissage personnel de la compréhension du monde et de ce qui transcende l’être humain, pour permettre à chaque franc-maçon d’être un constructeur efficace. Pour ceux-ci, que l’on a appelé les Écossais, et dont nous sommes les héritiers directs à la Grande Loge de France, l’objectif n’est pas de réformer la société, mais de nous changer nous-mêmes, pour que nous devenions Le sel de la Terre, en changeant les cœurs autour de nous pour qu’ils changent le monde. Ainsi nous allons voir que la Grande Loge de France propose, pour cette quête de Vérité, de Sens et de Connaissance qu’est l’aventure initiatique, un chemin, une voie, vers la découverte de ce qui peut transcender chacun de nous et donner un sens à notre vie, une spiritualité, n’ayons pas peur des mots, mais une spiritualité héritière du siècle 1 des Lumières, c'est-à-dire une spiritualité personnelle, libre et surtout adogmatique. Comme nous l’a expliqué hier soir notre Très Respectable Grand Maître Alain GRAESEL, cette voie spirituelle bien particulière peut être l’apport décisif de la Grande Loge de France à ce XXIème siècle en manque désespéré de sens, ce siècle qui voit se vider les églises et se remplir les rayons ésotérisme des librairies, et qui voit fleurir les sectes de toutes sortes. Cette question du sens est pour moi, avec celle de la cohérence intérieure, une des attentes fondamentales du XXIème siècle. C’est tout l’objet du débat philosophique de la fin du XXème siècle, parfaitement illustré par André COMTE-SPONVILLE et Luc FERRY dans La sagesse des modernes. Il nait de leur réflexion à deux voix, « comment peut-on être matérialiste ?, comment peut-on être humaniste ? » comme une ouverture du matérialisme, qui le libère du poids du scientisme ou du positivisme, mais s’arrête au seuil de la transcendance : « Pour le matérialiste, écrivent-ils, la sagesse commence par une critique des illusions de la transcendance, sous toutes leurs formes… Pour l’humanisme transcendantal en revanche, héritier de Kant et de Husserl, la transcendance ne s’évanouit pas avec le retrait des religions. Même d’un point de vue laïc et agnostique, elle reste à ses yeux l’affaire principale d’une humanité qui… s’avère capable de s’arracher par la liberté au règne de la nature, de le transcender pour se poser des questions, au sens propre, métaphysiques. » Avec ce désaccord philosophique entre humanisme et matérialisme, la question du sens et celle de la cohérence intérieure reste donc posées pour notre civilisation, à l’aube du XXIème siècle. Et je crois pour ma part que la Spiritualité que propose la Grande Loge de France peut relever le défi qu’elles représentent pour le nouveau siècle. Elle ne le fera pas en apportant des réponses normatives à ces deux questions, mais en ouvrant la voie intérieure qui permettra à chacun de découvrir et d’élaborer en luimême sa propre réponse, en une cohérence intime qui résoudra la question du sens de sa vie. A mon sens, c’est dans le courant du XIXème siècle, avec le Rite Écossais Ancien et Accepté, qu’une spiritualité émergea vraiment du cocon religieux des premiers temps de la franc-maçonnerie, se façonna et trouva son expression la plus claire sous la plume d’Adolphe Crémieux, alors Grand Commandeur et Grand Maître du Rite Écossais. Nous avons tous en tête la proclamation du Convent de Lausanne de 1875, qu’il rédigea personnellement, et les deux pôles qu’elle installa : d’une part le Principe créateur, Grand Architecte de l’Univers, et d’autre part la recherche de la Vérité, qui n’admet aucune limite. Trois ans plus tard Adolphe CRÉMIEUX précisait sa pensée et introduisait la notion de spiritualité : « La religion maçonnique n’est pas ce qu’on appelle une religion. La franc-maçonnerie les admet toutes, elle n’en repousse aucune… Soyez catholiques, protestants, juifs, mahométans, la maçonnerie ne vous le demande pas… La maçonnerie d’aujourd’hui vit surtout par l’esprit, par l’intelligence, et quand elle dit «A la gloire du Grand Architecte de l’Univers», c’est qu’elle reconnait une source à cette intelligence qui dirige le monde au sein duquel nous vivons. Le spiritualisme est donc le fond réel de la maçonnerie. » Nous dirions aujourd’hui « la spiritualité est donc le fond réel de la franc-maçonnerie écossaise » Mais comment décrire ce chemin intiatique, cette voie spirituelle, alors que, pour citer une dernière fois l’éditorial de José BARTHOMEUF : « L’initiation ne s’explique pas 2 comme une équation, ne se démontre pas comme un théorème, ne se raconte pas comme une histoire. Elle se vit comme une aventure. » Au passage, si ce n’est ni une équation, ni un théorème, on peut se demander pourquoi on a choisi un polytechnicien comme moi pour vous en parler ! Je vais tenter, malgré ce péché de jeunesse, de vous faire partager tout simplement mon vécu, le vécu de nos Loges. Depuis mon initiation, il y a un peu moins d’une vingtaine d’année, lorsque je me suis assis pour un silence de plus d’un an sur la colonne du nord de ma Loge, mon cœur a battu au rythme de la devise de la Grande Loge de France, « Liberté, Égalité, Fraternité ». Mais cette devise que, d’ailleurs, ce même Adolphe CREMIEUX, alors ministre du gouvernement provisoire de la Deuxième République, avait fait adopter par la nation en 1848 prend dans le vécu des Loges une signification bien particulière qui éclaire des aspects profonds de notre voie initiatique. La Fraternité chère à notre cœur depuis notre entrée dans la vie maçonnique, c’est, bien sûr, l’héritière de cette fraternité des confréries d’entraide du moyen âge, quand, bien avant l’invention de la sécurité sociale, on se relayait pour faire avancer le travail du frère malade, ce sont ces attentions des frères, ces coups de fil ou ces coups de main que l’on reçoit quand on est dans le pétrin. Mais la Fraternité c’est aussi et surtout cette fraternité de recherche, la manière dont on écoute les planches et les interventions des uns et des autres, et la manière dont on prend la parole fraternellement pour s’aider mutuellement dans notre quête du sens de la vie, pour se donner la lettre suivante quand on a perçu la lettre de notre frère, son interrogation. « Donnez-moi la première lettre et je vous donnerai la suivante… » L’Égalité, c’est l’idéal que nous poursuivons, pour les frères en Loge comme pour tous les êtres humains. Mais, me direz-vous, vous avez bien en Loge un Vénérable Maître qui commande, et des apprentis qui n’auront pas le droit de parler pendant un an ! Certes, mais avoir une responsabilité dans nos Loges c’est simplement accepter une charge, et des devoirs que l’on remplira avant que un, deux ou trois ans plus tard, cette charge ne soit confiée à un autre, et l’apprenti assis en silence sur la colonne du Nord ne se sent pas inférieur. Il apprécie cette étape de son cheminement, où, par le silence il apprend l’écoute de l’autre. Il sait qu’il est aimé et respecté à l’égal des autres frères, et que ce silence n’est pas une brimade ou un aveu d’infériorité, mais une étape sur un chemin qui en comprendra beaucoup d’autres, sur un chemin où nous sommes tous également en recherche, et où chacun bénéficie du même respect et de la même dignité. Car notre idéal d’Égalité n’est pas une égalité de droits, mais une égalité de devoirs, une égalité de dignité et de chances, dans laquelle nous voudrions inclure tous les humains. C’est une Égalité basée sur la perception progressive de l’Immanence, cette petite étincelle qui en chacun de nous reflète le Principe de la Grande Architecture de l’Univers et donne à tout être humain sa grandeur. Et la Liberté que nous revendiquons dans nos Loges, et pour toute l’humanité, n’a rien à voir avec le non respect du droit et des règles, avec ces zones de non-droit que l’on voit malheureusement fleurir ici ou là, en France et ailleurs. Nous acceptons volontairement dans nos Loges des règles de fonctionnement souvent bien plus contraignantes que dans de nombreuses associations. Car notre Liberté c’est d’abord la liberté que nous conquérons sur nous-mêmes, avec l’aide de nos frères, en tentant de nous affranchir du poids de nos propres passions et de nos propres défauts, quelquefois aussi du poids de notre éducation. L’abandon des métaux que nous avons dû laisser à la porte du Temple le jour de notre initiation en était le symbole. « Les métaux dont on 3 vous a demandé la remise avant d’entrer dans ce Temple symbolisent tout ce qui brille d’un éclat trompeur. C’est la monnaie courante des préjugés vulgaires : elle constitue une richesse illusoire, que le sage doit savoir mépriser. L’homme qui aspire à être libre doit apprendre à se détacher des choses futiles… » Apprendre à se détacher du monde profane pour tenter d’être libre, voilà notre chemin initiatique. Nous aurons d’ailleurs à le revivre chaque jour, dépouillement après dépouillement, tentant d’abandonner chaque jour nos métaux à la porte du Temple, pour nous apercevoir, bien sûr, qu’il en reste toujours un peu dans notre poche : Abandon des métaux que sont les mots et les idées toutes faites de notre civilisation, pour ne reprendre que les idées qui se cachent derrière les mots et n’accepter que celles que l’on juge vraies, appliquant en cela la consigne que donnait Pythagore à ses disciples géomètres : « Ne suivez pas les avenues fréquentées, suivez les sentiers. » Abandon des métaux que sont les obsessions de pouvoir dans notre société, voire dans nos ateliers ou notre obédience. De tous les dépouillements initiatiques c’est peut-être le plus difficile car, comme dans le Seigneur des Anneaux, même l’être le plus pur est finalement rongé par l’anneau du pouvoir qu’il ne peut se résoudre à abandonner. Ainsi notre chemin initiatique, « apprendre à se détacher du monde profane pour tenter d’être libre », n’est qu’une succession de séparations, de ruptures avec le monde, c’est donc en soi un travail d’exil, un chemin d’exil. Un exil profond et définitif si l’on se réfère à l’instruction du premier degré qui définit ainsi la liberté que nous cherchons à atteindre : « L’homme libre est celui qui, après être mort aux préjugés du vulgaire, s’est vu renaître à la vie nouvelle que confère l’initiation. » « Apprendre à se détacher du monde profane pour tenter d’être libre » c’est en fait revivre le mythe de la caverne de Platon, être éveillé par l’initiation à reconnaître que les ombres que la société admire ne sont pas la lumière, c’est se tourner vers la lumière, secouer ses chaînes pour être libre et partir. Partir, c’est à dire l’exil, l’exil à la société profane, l’exil par rapport à ceux qui, encore enchaînés, regardent le théâtre d’ombres, et n’imaginent rien d’autre. Car avant tout notre liberté est une liberté de pensée, la liberté d’une pensée qui se construit et se confronte avec celle des autres, dans le respect et l’écoute, mais sans abdiquer de sa propre logique. Une pensée qui n’hésite pas, pour y réfléchir sans provocation mais avec rigueur, à remettre à plat tous les dogmes, que ce soient ceux des religions ou ceux de la pensée unique, ceux des médias ou ceux de l’opinion publique. Remise à plat qui n’a pas pour but d’arriver à une opinion commune, à une pensée maçonnique, mais qui a pour but de permettre à chaque frère d’asseoir plus profondément sa pensée personnelle. Car il n’y a pas de pensée maçonnique, pas de dogme maçonnique, chacun est libre de construire, ou de reconstruire, avec l’aide de ses frères, sa propre pensée dans un cheminement qui sera de toute façon un chemin intérieur et personnel. Il n’y a pas de pensée maçonnique, mais il y a ce qu’on peut appeler une méthode maçonnique, bien que je n’aime pas le mot de méthode avec tout ce qu’il exprime à tort de rigidité. Disons plutôt un chemin, une voi(e), une voie maçonnique comme il y a d’autres voies dans de nombreuses Traditions de par le monde. Nous avons vu que cette voie comporte l’apprentissage de l’écoute par le silence, indispensable à l’ouverture aux autres. Elle comporte un autre apprentissage essentiel, celui du regard, la conversion du regard qui éveille notre conscience à ce qui nous dépasse, au-delà de l’apparence 4 matérielle sur laquelle on s’arrête trop facilement. Cet éveil de la conscience à ce qu’il y a dans le monde au-delà du fric et de la frime, cet éveil de la conscience à cet univers dans lequel nous vivrons et nous mourrons, à ces hommes et ces femmes que nous côtoyons et qui ne sont plus des concurrents ou des gêneurs mais d’autres nous-mêmes, dignes de respect et d’amour, cet éveil de la conscience à ce qui peut nous transcender et donner un sens à notre vie, c’est l’Initiation. Cet éveil de la conscience ne nie pas la matérialité de l’univers qui nous entoure, il ouvre les yeux de chacun sur ce qui autour de lui peut le transcender, découverte intérieure progressive de la Transcendance. Cet éveil de la conscience ne nie pas l’altérité, il ouvre le cœur sur l’essence de l’autre et de soi, découverte progressive de l’Immanence. Ainsi se trouve jeté un pont entre le Matérialisme d’André COMTESPONVILLE et l’Humanisme de Luc FERRY, ouvrant la voie de la cohérence dans la perception du sens de la vie. Nous appelons cet éveil de la conscience Initiation car il nous place au début d’un chemin, un chemin de recherche et de travail qui ne s’arrêtera jamais, si ce n’est le jour de notre mort. Sur ce chemin, la voie maçonnique nous apporte des outils et des appuis. Le premier de ces appuis est l’aide de la Loge, notre maître, de nos frères avec lesquels nous échangerons sans cesse. Mais pour parler de ces choses qui dépassent le matériel, et qui ont souvent pour chacun un sens très personnel, il faut se méfier des mots qui nous enferment trop souvent dans leur sens cartésien, ou conjoncturel, et qui prennent quelquefois un sens différent pour les uns et pour les autres. « Ne pas prendre les mots pour des idées et chercher l’idée sous le symbole. » Le symbole devient un élément essentiel de l’élargissement de la conscience, du changement de plan de conscience. Non seulement le symbole nous permet de communiquer au-delà des mots, mais il permet aussi de développer une manière symbolique de percevoir la ou les significations qui s’expriment derrière l’apparence d’un évènement, derrière l’apparence d’un écrit ou d’une légende. C’est ainsi, en particulier, que dans notre franc-maçonnerie Écossaise nous lirons la Bible, comme tout autre Volume de la Loi Sacrée. Ceux qui parmi nous sont Chrétiens ou Juifs peuvent, bien sûr, y voir en plus les enseignements de leur religion. « Aux hommes pour qui la religion est la consolation suprême la Maçonnerie dit : cultivez votre religion sans obstacle, suivez les inspirations de votre conscience » proclamait Adolphe CREMIEUX. Mais pour nous tous il s’agit, bien au-delà de quelque religion que ce soit, d’y trouver l’expression, réelle, symbolique, ou mythique, des démêlés d’une partie de l’humanité dans sa quête de sens, dans sa quête de transcendance, et nous pensons pouvoir y trouver matière à nous aider dans notre propre quête du sens de notre vie. Ainsi je crois que l’on peut reprendre le mot d’Adolphe CREMIEUX, quand il écrivait que la franc-maçonnerie écossaise n’était pas une religion, mais une spiritualité. C’est une spiritualité car elle ouvre l’esprit sur ce qu’il y a au-delà de la matérialité brute, mais ce n’est pas une religion car elle n’apporte pas de révélations toutes faites. Elle n’apporte pas de réponses, mais aide à se poser des questions. Elle n’impose pas de dogmes, mais aide à réfléchir. Elle ne propose pas de gourous, mais l’aide des frères de la Loge. Elle ne conduit pas à une croyance, mais permet de reconstruire sa propre cohérence intérieure et de donner un sens à sa vie. 5 N’imaginons pas cependant que cette voie spirituelle soit un produit moderne élaboré récemment à destination du monde moderne. L’aventure initiatique que nous vivons est le fruit d’un arbre dont les racines remontent bien au delà du début du millénaire. Deux symboles forts, fondateurs de notre expérience maçonnique s’expriment déjà autour de l’an Mil : la Lumière et l’Orient. Ils apparaissent dans les récits visionnaires, ou mystiques, de ceux qui s’appelaient entre eux les Ishraqiyun, et qu’Henri Corbin a appelés les Philosophes de l’Orient. Il s’agit principalement de deux penseurs persans du début du millénaire : Abou Ali Al-Hossein ben Abdallah ibn Sina, Avicenne, né à Boukhara en 980 et mort près d’Ispahan en 1037, et Shihaboddin Yahia Suhravardi, désigné par ses disciples comme le Sheikh al Ishraq, le Maître de l’Orient, qui naquit en 1155 à Sohravard en Perse, d’où son nom, et mourut à 36 ans, dans la citadelle d’Alep, vraisemblablement assassiné par Salahaddin, le Saladin des croisades, sous la pression des docteurs de la Loi islamique. Leur école de pensée s’appelle la philosophie de l’Orient, non pas parce que la perse est à l’orient du monde occidental, mais parce qu’ils furent les premiers à donner à l’Orient la signification symbolique que nous lui donnons aujourd’hui dans nos temples. Le mot Ishraq, Orient, signifie en fait précisément la splendeur, l’illumination du soleil à son lever. Shuravardi exprime donc symboliquement Ikhmat al Ishraq, cette Sagesse dont l’Orient est la source, comme étant « l’illumination et la révélation de l’être à luimême par son retour vers la première lueur du matin du monde… vers l’expression de la première intelligence du principe créateur ». Il s’agit bien déjà de la même signification symbolique que l’Orient vers lequel nous nous tournons dans nos temples pour trouver la lumière. De même que nous effectuons, à chaque initiation, des voyages symboliques, leurs récits visionnaires sont des récits symboliques de voyages vers l’Orient. Mais ce qui frappe le lecteur franc-maçon de notre époque, c’est que ces voyages décrits par les philosophes de l’Orient sont des voyages d’exil : Il faut partir en exil, ou bien, exilé dans un pays lointain, il faut rentrer chez soi. « Lorsque je fus bien installé dans ma ville, nous conte Avicenne, j’allais avec mes amis dans un de ces endroits si plaisants à l’extérieur des murs. Comme nous allions et venions, tournant en cercle, soudain dans la distance apparût un sage… Je suis Hayy ibn Yaqzan, me dit-il, Mon nom est vivant fils de Veilleur. Mon pays est la Jérusalem céleste, mon travail est de voyager sans cesse… ma face est tournée vers mon père, le veilleur, qui m’a appris toute science et m’a donné les clés de toutes les connaissances. » Et le conte se poursuit par la description que Vivant fils de Veilleur fait à Avicenne, d’abord des trois mauvais compagnons qu’il lui faudra abandonner s’il veut se mettre en route, puis de l’univers qu’il découvrira, en particulier l’orient de l’univers… « Celui à qui l’on aura montré la route conduisant vers l’Orient, et qui est aidé pour accomplir cette exil, celui-là trouvera un chemin vers ce qui est au-delà des sphères célestes, et là, d’un coup d’œil fugitif, il approchera la lumière de la création primordiale, sur laquelle règne en Roi Al-Wahed, l’Un, le Principe. » et le conte de se conclure par ces mots de Vivant fils du Veilleur : «en conversant avec toi je m’approche du Roi, par le simple fait que je t’incite à t’éveiller… Alors maintenant si tu veux, suis moi, viens avec moi vers lui ! » Conte de l’éveil, conte de l’initiation ! 6 Et Suhravardi, un siècle après, commence son conte par ces mots : « Quand je connus le récit d’Avicenne, en dépit des admirables sentences spirituelles qu’il contient, j’ai trouvé qu’il manquait les illuminations nées de la suprême expérience, gardées dans les trésors des livres divins et déposées dans les symboles des sages… Il n’y est fait référence qu’à la fin, quand il est dit : Il arrive quelquefois que des solitaires parmi les hommes émigrent vers l’Un. Alors à mon tour, continue Suhravardi, je voudrais vous transmettre quelque chose sous la forme d’un récit que j’intitulerai : Récit de l’Exil Occidental » Dans ce récit qui réintroduit l’exil avec l’éveil de l’initiation l’éveil initiatique, et la quête de l’Orient symbole de la Lumière s’accompagnent clairement de la perception que l’Occident, le monde matériel, le monde profane dirions-nous, est le pays de notre exil, et l’Orient notre vrai pays. Et là, en un retournement digne de celui de Dante dans la Divine Comédie, nous percevons que dans l’aventure initiatique nous ne quittons pas le monde, notre monde, pour partir en exil, non, nous sommes en exil dans ce monde et nous partons enfin rejoindre notre vraie patrie, le monde de lumière auquel nous appartenons. L’une des plus belles expressions de l’initiation en tant qu’éveil à l’exil occidental et à la quête de l’Orient se retrouve dans l’un des textes gnostiques les plus célèbres, l’Hymne de l’âme, dans les actes de Thomas qui, un millénaire encore avant Avicenne et Suhravardi, préfigure de manière frappante notre quête : Le jeune prince, en quête de la perle sans égale, quitte l’Orient, abandonne sa robe de lumière et voyage vers l’Égypte. Et là, seul, étranger, il s’habille comme les Égyptiens et mange leur nourriture qui trouble sa mémoire et lui fait oublier son passé, son pays, jusqu’au souvenir du but de son voyage. Mais un jour, comme dans le récit de l’Exil Occidental, il reçoit un message de sa mère, la reine de l’Orient. Le jeune prince est alors réveillé de son amnésie, se souvient de la perle pour laquelle il avait été envoyé en Égypte et la trouve. Il jette ses vêtements impurs et s’engage sur le chemin de retour d’exil, guidé par le messager qu’il appelle son éveilleur, souvenez-vous de Vivant fils de Veilleur. Atteignant enfin la frontière de l’Orient, il peut de nouveau revêtir sa robe de lumière. A la lecture de ces récits d’éveil, de voyage, et d’exil qui jalonnent plus de deux millénaires on comprend que l’aventure initiatique du franc-maçon de la Grande loge de France s’inscrit dans une longue lignée d’aventures initiatiques. L’éveil qu’est notre initiation, les dépouillements successifs qu’elle implique, la perception de l’exil à laquelle elle conduit, la quête de la Lumière à l’Orient, sans compter notre méthode de réflexion ésotérique et symbolique, tout cela fait de nous les héritiers d’une tradition initiatique très ancienne. Cette tradition que l’on retrouve dans l’expression Soma Sema des adorateurs de Mithra, « le corps est notre tombeau », et qu’on pourrait finalement faire remonter au mythe de la Caverne de Platon. Cette tradition c’est la gnose néoplatonicienne. Le souci de cohérence intérieure, la systématisation, l’aspiration à une cohérence logique entre les différents aspects de la philosophie, entre la logique et la métaphysique, entre l’étude de la nature et l’éthique, est une première caractéristiques du néo-platonisme, qui se développera à partir du premier siècle après JC. La perception de l’unité du monde, que nous traduisons par le Principe de la Grande Architecture de l’Univers en est la deuxième caractéristique fondamentale. N’accorde pas au monde un regard furtif à partir d’un point de vue unique, mais au 7 contraire charge chaque détail de la signification du tout : « l’univers se reflète dans une goutte d’eau » selon l’expression de Christian VERHOEVEN. « L’Un est toutes les choses sans être l’une d’elle en particulier… » écrivait au IIIème siècle PLOTIN, à qui répondait Maître ECKHART mille ans plus tard : « Je conduirai la noble âme dans un désert et là je parlerai à son cœur : L’Un avec l’Un, l’Un de l’Un, l’Un dans l’Un et, dans l’Un, éternellement Un ». La troisième caractéristique de la gnose néo-platonicienne est la méthode symbolique. Car notre lecture ésotérique de la Bible ou de tout Volume de la Loi Sacrée était déjà utilisée par PHILON d’Alexandrie, contemporain de Jean l’évangéliste. Cette recherche ésotérique des sens cachés des Ecritures, « la source scellée et le jardin clos de l'Écriture » selon St Jérôme, cette voie, la Tariqa, de la Shari’a, religion littérale, vers la Haqiqa, vérité et réalité spirituelle, ce passage de la Loi, la Torah, à la Qabbalah, l’enseignement transmis par la tradition, ont traversé, nous le voyons, toute les religions du Livre en s’appuyant, comme nous le faisons, sur le symbole, outil de compréhension et de transmission. A travers ces trois fondamentaux, cohérence de la pensée, perception de l’unité du monde et méthode symbolique, on voit bien à quel point notre aventure initiatique d’aujourd’hui, quête de Vérité, de Sens et de Connaissance, va chercher ses racines, de Proclus à Plotin, d’Avicenne à Rabbi Moïse de Leon, et d’Ibn Arabi à Maître Eckhart, dans la tradition de la Gnose néo-platonicienne, qui rêvait de permettre à l’Homme de trouver, non par des dogmes mais par une Connaissance intime, un sens à sa vie dans une perception cohérente de l’univers. C’est la confrontation, au coeur de la pensée maçonnique écossaise du XIXème siècle, de cette très ancienne tradition avec les fruits du siècle des Lumières, liberté de pensée, respect de la raison et de la science, qui a fait éclore la spiritualité que nous vivons aujourd’hui au sein du Rite Écossais Ancien et Accepté. C’est ainsi qu’au seuil du XXIème siècle les franc-maçons de la Grande Loge de France ont la chance de se voir proposer une aventure initiatique, une voie spirituelle, qui leur permet de trouver en eux-mêmes une perception intime et personnelle de la Transcendance et du Sacré, et de construire ainsi une spiritualité qui donne un sens à leur existence, sans abdiquer de la logique dans leur vie et de leur propre cohérence intérieure. Cette aventure initiatique, cette voie spirituelle, il suffit de peu de choses pour s’y épanouir : une petite ouverture du cœur, sans doute, et sûrement une aspiration à autre chose que ce matérialisme dans lequel notre société semble nous condamner à vivre. Parce que ma sœur, mon frère, tout est déjà en nous, il suffit, comme l’écrit Jean François PLUVIAUD dans Point de vues Initiatiques de « devenir ce que nous sommes. » Car, en fait, ce chemin de retour de l’exil occidental ne nous mènera pas ailleurs qu’au plus profond de nous même : « Aucun homme ne peut rien vous révéler, sinon ce qui repose déjà endormi dans l’aube de votre connaissance… » écrivait Khalil GIBRAN. C’est là, au plus profond de nous, que nous vivrons cette aventure intime et personnelle, cette quête de la Connaissance de l’Univers et de la Vie que, tels Saint Augustin dans sa jeunesse, nous cherchions vainement au dehors : « J’ai tardé à t’aimer, Beauté si ancienne et si neuve, j’ai tardé à t’aimer. Mais voilà : tu étais dedans, et moi dehors. Je te cherchais dehors où je me ruais sur les belles choses d’ici-bas… Tu étais avec moi sans que je fusse avec toi… Tu as appelé, crié, et tu as rompu ma surdité. Tu 8 as brillé par éclairs et vives lueurs, et tu as balayé ma cécité… Je t’ai goûté, et j’ai faim et soif. Tu m’as touché, et j’ai pris feu pour la paix que tu donnes. Une fois soudé à toi de tout mon être, il n’y aura plus pour moi douleur et labeur, et ma vie sera, toute pleine de toi, La Vie. » 9