Regards sur 2014

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Regards sur 2014
décembre 2014 – Numéro : 447 – Prix : 5,00 3 – ISSN 1956-922X
dossier
Regards
sur 2014
« C’est que nous avons, à la vérité, renversé toutes les tyrannies,
sauf une seule, la plus dure : la tyrannie des préjugés »
Charles Benoist – 1893
sommaire
Florence de Ponthaud, sculpteur
www.florencedeponthaud.com
« Ciel étoilé »
Sculpture monumentale sonore
(210x50x200 cm)
Bronze, acier découpé, feuille d’or
et cristaux de couleur
Pièce unique – 2014
226, boulevard Saint-Germain – 75007 Paris
Tél. : 01 45 44 49 50 – Fax : 01 45 44 02 12
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des anciens élèves de l’école nationale
d’administration :
BUREAU
Président : Christine Demesse
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dossier
Décembre 2014 – Numéro 447 – 5 €
Dossier : Regards sur 2014
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Regards sur 2014
Karim Émile Bitar
Quelles réformes pour l’éducation nationale ?
Najat Vallaud-Belkacem
L’exil des forces vives de la France
Luc Chatel
Pour l’Europe des nations, confédérale, démocratique et efficace
Nicolas Dupont-Aignan
Syndicat et pacte de responsabilité
Jean-Claude Mailly
Quels débats éthiques en 2014 ?
Cynthia Fleury
Les aventures de Piketty en Amérique
Arthur Goldhammer
2014 : le soft power à dure épreuve
Frédéric Charillon
Les diplomaties européennes face aux défis des recompositions
Yves Aubin de la Messuzière
politiques dans le monde arabe
L’esprit de défense ? Un état d’esprit
Bernard de Courrèges
L’année américaine : Obama, la quête du geste historique
Philippe Moreau Defarges
L’Amérique en 2014 : confirmation d’un clivage insurmontable ?
Amy K. Greene
La Russie, l’Occident et la crise ukrainienne : la meilleure défense, c’est l’attaque ? Isabelle Facon
Les séparatismes menacent la construction européenne
Pierre Rousselin
La révolte de Hong Kong et ses conséquences pour la Chine
Barthélémy Courmont et
Emmanuel Lincot
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Quelle géopolitique du monde orthodoxe en 2014 ?
Carol Saba
L’année latino-américaine
Jean-Louis Martin
2014 : Malversations financières en tout genre
Paul Jorion
L’économie mondiale en 2014
Jean-Yves Archer
Les valeurs universelles ou du réalisme de la politique internationale
Nicolas Tenzer
Relativisme ou universalité des valeurs démocratiques et des Droits de l’homme ? Delphine Patetif
Maladies mentales : alerter sur le retard français
Laurent Bigorgne et Marion Leboyer
L’Europe d’Erasmus+ : l’Europe que les citoyens européens peuvent espérer ?
Antoine Godbert
La Norvège et la diversité
Therese Løken Gheziel
Regards sur l’année littéraire 2014
François Broche
L’année du sport 2014 : un bon cru, malgré les réserves d’usage
Patrick Gautrat
Bilan de l’année cinématographique 2014
Olivier Hébrard
La Science en 2014 : une moisson de résultats et de reconnaissances
Gérard Fontaine
L'Europe reste un marché clé pour l'innovation
Benoît Battistelli
Secrétaire général : Jean-Marc Châtaigner
Secrétaires généraux adjoints : Béatrice BuguetDegletagne, Jean-Christophe Gracia
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Stefanini, Pierre-René Seguin, Jérôme Véronneau.
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Entretiens réalisés par Philippe Brousse
des épargnants : un combat permanent
Guillaume Prache
SOVAFIM maintient le cap
Olivier Debains
infrastructures > L’AFITF est plus que jamais nécessaire
Philippe Duron
logement > Relance du logement neuf : Aller plus vite et plus loin
Eric Verrax
professions du droit > Le projet de loi Macron : une manifestation éclatante
Catherine Carely
du mal français
89 services > Michelin préempte le territoire d’une meilleure mobilité
Claire Dorland Clauzel
91 fonds souverains > Relever le défi de la mondialisation
Laurent Vigier
94 gestion d'actifs > Fonds ISR : rythme de croissance soutenu mais diffus Anne-Catherine Husson Traore
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0419 G 84728/ISSN 1956-922X
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Le forum international de l’IMA sur les renouveaux du monde arabe
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Éphéméride : 23 décembre 1588 : L’assassinat du duc de Guise
Nicolas Mietton
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Prochain dossier : la lutte contre le réchauffement climatique
dossier
Regards
sur 2014
Par Karim Émile Bitar
Cyrano de Bergerac 1999
Directeur de la rédaction
D
écédé en août 2013, le poète et
dramaturge irlandais Seamus Heaney,
prix Nobel de littérature 1995, aimait à
se définir comme un « poète de l’espace
entre » (A Poet Of In-Betweenness, expression que l’on pourrait également traduire
par poète de l’interstitialité). Il évolua
en effet tout au long de sa vie entre le
catholicisme et le protestantisme, entre
l’Angleterre et l’Irlande, entre la tradition
rurale et les milieux urbains issus de
la révolution industrielle, entre Eros et
Thanatos, entre naturalisme et spiritualité,
entre l’enracinement et l’envol, entre lyrisme
et réalisme, entre responsabilité éthique et
plaisir esthétique…
Fortement influencé par Seamus Heaney,
le poète Henri Cole est quant à lui né au
Japon, d’un père américain et d’une mère
franco-arménienne. Il vit lui aussi dans
plusieurs « espaces entre », entre le Nord
et le Sud, entre le formalisme et la poésie
à vers libre, entre le classicisme littéraire
et la langue vernaculaire ou dialectale, et
également, en tant qu’homosexuel, entre
les genres.1
Seamus Heaney et Henri Cole ont toujours
semblé prendre un malin plaisir à tenir en
respect tous les marqueurs identitaires, à
échapper à toutes les catégorisations, à
défier toutes les assignations à résidence.
Il rejoignent ainsi la famille des « sansdomicile fixe errant entre les langues et
les cultures », dont George Steiner disait
qu’elle était la famille naturelle à laquelle
s’affiliaient les artistes, écrivains et
intellectuels déterminés à penser librement
et à « créer de l’art dans une civilisation de
quasi-barbarie ».
L’interstitialité, caractéristique
fondamentale de notre époque
Loin d’être uniquement, comme elle le
fut dans l’entre-deux guerres, le refuge
de quelques excentriques, marginaux,
exilés ou inclassables, cette interstitialité
est aujourd’hui en passe de devenir
une véritable norme de notre époque
postmoderne et mondialisée. Pour Homi
Bhabha 2, professeur de littérature à
Harvard et l’un des théoriciens du postcolonialisme, l’hybridité culturelle, l’ambivalence, l’hypermobilité, l’interstitialité, le
transnationalisme, le phénomène diasporique sont désormais des caractéristiques
fondamentales de notre temps, caractéristiques auxquelles il est difficile d’échapper
et qui sont les conséquences naturelles
et inéluctables de plusieurs siècles
de frottement civilisationnel, de colonialisme, d’impérialisme, de migrations et
d’interculturalité.
Pour ces millions d’hommes et de femmes
qui vivent dans ces « espaces entre »,
qui revendiquent plusieurs appartenances
et refusent les cloisonnements, cette
condition exilique et diasporique – au sens
1 - Voir l’entretien de Henri Cole avec Sasha Weiss dans le numéro 209 (été
2014) de The Paris Review.
2 - L’ouvrage phare de Homi K. Bhabha, Les lieux de la culture : une théorie
postcoloniale, est paru aux Editions Payot en 2007.
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dossier
Regards sur 2014
propre ou figuré –, peut être vécue comme
une grâce ou comme une malédiction,
porteuse d’énormes potentialités créatrices,
émancipatrices et libératrices, mais aussi
génératrice d’angoisses, d’une nostalgie
inhibitrice, de cette « saudade » qui n’en
finit pas d’embarrasser les traducteurs et
d’enchanter les poètes et troubadours de
la mélancolie.
Toujours est-il que ce sont ces mêmes
traits distinctifs de la postmodernité,
l’hybridité, le métissage, l’interpénétration
des cultures, qui suscitent chez beaucoup
des réactions passionnelles, des crispations
et poussées de fièvres identitaires, nées
de la crainte de voir disparaître les
repères traditionnels, les marqueurs
anthropologiques ou civilisationnels. Sur
fond de crise économique, de hantise
du déclassement et d’affaissement des
valeurs symboliques ancestrales, peuvent
triompher tous les extrémismes, toutes
les paranoïas communautaires, toutes les
pensées réductionnistes ou essentialistes.
Notre monde est marqué par une étonnante
interdépendance, par la complexité des
problématiques sociales et économiques,
mais aussi par une quête de sens qui a de
moins en moins de chances d’aboutir, tant
l’idée de progrès, longtemps dominante,
a pris du plomb dans l’aile, et tant
prospèrent les courants de pensée les plus
réactionnaires.
Le bois tordu de l’humanité
Comment ne pas s’interroger sur cette
désillusion de tous ceux qui croyaient
aux grands récits d’émancipation et
de libération, et qui réalisent que les
prodigieuses avancées technologiques
n’ont guère été accompagnées par la
moindre atténuation de cette « animalité »
de l’homme qui faisait dire fort justement
à Emmanuel Kant, pourtant peu suspect
d’être hostile aux Lumières et au progrès,
que « L’homme a été taillé dans un bois
si tordu qu'il est douteux que l’on puisse
jamais en tirer quelque chose de tout à
fait droit. »3
Notre époque est en effet celle où l’on
peut suivre les progrès du virus Ebola
en instantané sur Twitter, où l’on peut
assister sur YouTube au rituel macabre
des décapitations orchestrées par le
mouvement Daech, une époque dans
laquelle le nec plus ultra de la sophistication
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technique cohabite avec des summums de
barbarie, une époque où postmodernité et
médiévalisme vont de pair. Mais si bien des
indicateurs rendent séduisante l’idée selon
laquelle nous vivrions aujourd’hui dans un
« nouveau Moyen-Âge », rappelons qu’il
y a plusieurs années déjà, après qu’Alain
Minc et Jacques Attali eurent employé
cette expression, l’historien Jacques Le
Goff s’était insurgé contre ce parallèle,
l’estimant injuste envers… le Moyen-Âge,
puisque disait-il, les travaux de l’école des
médiévistes français ont montré qu’il n’était
en rien conforme à cette légende noire qui
voit en lui l’âge des ténèbres, et qui fut
forgée a posteriori. Quoi qu’il en soit, l’idée
d’une évolution linéaire vers un monde
plus apaisé et civilisé apparaît aujourd’hui
comme bel et bien désuète.
La Chine, première puissance
économique mondiale
C’est dans ce contexte que l’on a vu en
cette année 2014 la Chine supplanter les
États-Unis comme première puissance
économique mondiale, puisque le Pib
chinois exprimé en parité de pouvoir d’achat
(PPA) a dépassé celui de l’Amérique selon
les chiffres du FMI. Certes, la Chine reste
loin derrière en Pib par habitant, mais elle
continue sa montée en puissance, alors que
les États-Unis se retrouvent replongés dans
une « guerre globale contre le terrorisme »
qui semble depuis 13 ans étonnamment
contre-productive, tant les foyers de
terrorisme se démultiplient.
Tout en gardant un profil bas sur la scène
internationale et en rechignant à transformer
son leadership économique en influence
géopolitique revendiquée, la Chine multiplie
les initiatives d’envergure. La Nouvelle
Banque du Développement, basée à
Shanghai et lancée avec la Russie, l’Inde,
le Brésil, et l’Afrique du Sud, favorisera une
coopération financière accrue entre les pays
émergents. Une autre banque asiatique
d’investissement sera basée à Pékin et
financera de vastes projets d’infrastructure
dans l’énergie, les chemins de fer et les
routes. Parallèlement, une nouvelle route
de la soie maritime reliera la Chine avec
les autres économies du sud-est asiatique
et stimulera le commerce autour de l’océan
indien. Ce dynamisme se heurtera peut-être
aux problèmes structurels auxquels est
confrontée la Chine (corruption, pollution,
main mise d’une élite avide d’enrichissement
et peu respectueuse du bien commun), ainsi
qu’aux déséquilibres économiques internes,
dans un pays qui demeure focalisé sur
l’exportation au détriment de la demande
intérieure. L’essor économique pourrait
également conduire la Chine à succomber
à son tour à l’hubris et à se montrer de
plus en plus agressive envers ses voisins
en mer de Chine.
Autoritarismes et nationalismes
On retrouve en étudiant le cas chinois
plusieurs tendances lourdes qui marquent
notre époque et touchent bien d’autres
pays : le retour en force des nationalismes,
la soif d’autoritarisme, la reprise en main
par des « hommes forts ». Xi Jinping en
Chine est peut-être le leader chinois le plus
« ferme » depuis Mao, mais Narendra Modi
en Inde, Vladimir Poutine en Russie, Recep
Tayyip Erdogan en Turquie, Abdel Fattah
Sissi en Egypte, exercent eux aussi un
pouvoir personnel particulièrement marqué,
avec maintes dérives liberticides, sans pour
autant que cela n’affecte leur popularité, qui
demeure étonnamment robuste, amenant
certains sociologues à parler de « demande
despotique » ou à renvoyer à La Boétie
et à son « Discours de la servitude volontaire ». Comme si l’ampleur des crises et les
angoisses suscitées par les bouleversements
en cours créait une appétence pour ces
politiques de la virilité et ces déclarations
tonitruantes dont plusieurs de ces hommes
se sont fait une spécialité.
Non seulement les facteurs idiosyncratiques
continuent de jouer un rôle déterminant
dans la politique mondiale, mais l’on a vu
également en cette année 2014 se clore
définitivement la période qui s’était ouverte
avec la chute du mur de Berlin et qui pouvait
laisser augurer l’émergence d’un nouvel
ordre international fondé sur le libéralisme
et sur le multilatéralisme plutôt que sur la
force brute et les politiques de puissance
à l’ancienne. 2014 a vu Vladimir Poutine
annexer la Crimée, Benyamin Netanyahou
« tondre la pelouse » une nouvelle fois à
Gaza, le maréchal Sissi faire la chasse aux
3 - Cette phrase a inspiré à Isaiah Berlin le titre de l’un de ses ouvrages les plus
aboutis, The Crooked Timber of Humanity: Chapters in the History of ideas,
réflexion sur la pensée contre-révolutionnaire, le totalitarisme, le nationalisme,
le sens de l’histoire et les limites de l’optimisme émanant des Lumières.
dossier
athées, aux homosexuels et aux démocrates
progressistes, Erdogan embastiller des
journalistes, Shinzo Abe poursuivre ses
politiques révisionnistes visant à modifier
l’ordre constitutionnel pacifiste hérité de
la Seconde Guerre mondiale, sans que
le soutien populaire dont bénéficient ces
hommes auprès de leurs opinions publiques
ne faiblisse. Certains d’entre eux trouvent
même un écho favorable chez les franges
droitières des populations occidentales, qui
admirent le torse nu de Vladimir Poutine
et semblent regretter que Barack Obama,
François Hollande et autres leaders ne
fassent pas plus étalage de leurs muscles.
La machtpolitik est bel et bien de retour,
sous les applaudissements de tous les
laissés pour compte de l’ordre libéral.
Face à ce retour de la géopolitique, les
grilles de lecture hobbesiennes éclipsent
les aspirations libérales et cosmopolites
kantiennes ; le réalisme froid de Robert
Kaplan, fondé sur l’étude de la géographie et
des rapports de force, vient rendre caduque
le « patriotisme constitutionnel » de Jürgen
Habermas, d’autant plus que l’Europe chère
à Habermas, cette Europe qui pensait être
sortie de l’Histoire, se retrouve rattrapée
par la crise ukrainienne.
Une nouvelle guerre froide ?
Sommes-nous par conséquent, comme
semble le penser Mikhaïl Gorbachev, aux
débuts d’une nouvelle guerre froide, après
toutes les occasions manquées des années
1990 ? Il est vrai que la communauté
internationale s’est montrée incapable de
construire des mécanismes de sécurité
collective en Europe qui tiendraient
compte des appréhensions d’une Russie
au nationalisme sourcilleux. Il est vrai
qu’au triomphalisme occidental a répondu
un revanchisme décomplexé dont Poutine
est devenu le héraut. Il est vrai que 25
ans après l’effondrement de l’Union
soviétique, la crise de confiance qui marque
les relations entre l’Occident et la Russie
a rarement été aussi prononcée. Mais
évoquer une nouvelle guerre froide serait
pour autant déplacé, tant il est vrai que
toute la dimension idéologique a aujourd’hui
disparu. Sans même parler de la chute
du rouble et de la fragilité de l’économie
russe, ce pays ne peut plus guère offrir
une idéologie alternative et concurrente,
comme ce fut le cas entre 1947 et 1989.
Nous ne sommes plus à l’heure d’une
confrontation des idées mais à celle d’un
classique affrontement de puissances dans
un monde désenchanté. M. Poutine cherche
bien sûr à se poser en chef de file à l’échelle
internationale d’un courant nationaliste
autoritaire supposément soucieux de
restaurer l’ordre moral et de défendre les
valeurs traditionnelles face à un Occident
perçu comme décadent car il aurait renoncé
à la « virilité » et laissé trop de place aux
femmes et aux homosexuels, selon les
théories d’Alexandre Douguine, surnommé
« le Raspoutine de Poutine ». Mais derrière
cet habillage idéologique, la préoccupation
principale de la politique russe reste bien
évidemment de réaffirmer le principe de
souveraineté et de défendre son pré carré,
ses intérêts stratégiques, son influence sur
son « étranger proche » et ses derniers alliés
en Europe et au Moyen-Orient.
Nihilisme et djihadisme
Ce qui caractérise notre époque postidéologique, c’est moins un retour de la
guerre froide et d’un affrontement doctrinal,
que le triomphe du nihilisme, terreau de
toutes les dérives. L’itinéraire de ces milliers
de jeunes ayant été rejoindre les « légions
internationales » du mouvement Daech est
pour le moins déroutant. Près du quart des
djihadistes sont des convertis, et comme le
dit la vieille formule, « il n’est pas plus zélote
qu’un converti ». Beaucoup d’autres sont
des marginaux à la recherche d’émotions
fortes dans lesquelles noyer leur malaise
existentiel. Anecdote qui en dit long : deux
jours avant leur départ pour Raqqa, la
capitale du « califat » d’Abou Bakr El
Baghdadi, deux jeunes de Birmingham,
candidats au djihad, avaient été sur
Amazon, la Mecque du consumérisme en
ligne, pour commander deux ouvrages, non
pas les livres des théoriciens Sayyid Qutb
ou Abou Alaa El Maududi, mais deux tomes
de la série « Pour les nuls » : « L’islam pour
les nuls » et « Le Coran pour les nuls ». Il
s’agissait pour eux d’apprendre en quelques
heures les rudiments de cette religion au
nom de laquelle ils prétendaient combattre,
de crainte d’apparaître trop ignorants aux
yeux de leurs compagnons de route. Au-delà
de la diversité de leurs profils, une bonne
partie des 30 000 soldats de cet « État
islamique » autoproclamé, sont souvent
des enfants perdus de l’Occident, voulant
mener contre l’Occident une guerre au nom
d’un islam auquel ils ne connaissent pas
grand-chose. Il est pour le moins ironique
de constater que comme Salman Rushdie
qu’ils exècrent, ils sont également dans
l’interstitialité, eux aussi sont d’une certaine
manière les produits du monde postcolonial
marqué par la mondialisation, la perte des
repères et le triomphe de la déconstruction.
Pour Olivier Roy, dont on lira avec intérêt
le dernier ouvrage4, cet « État islamique »
relève d’abord d’un « immense fantasme »,
né du fait que « le djihad est aujourd’hui
la seule cause sur le marché ». Face à
l’idéologisation du religieux et aux crises
culturelles profondes qui frappent l’Orient
et l’Occident, il faudra tout à la fois
repeupler les imaginaires, revenir à des
lectures profanes des crises et des conflits,
réhabiliter l’humanisme et l’universalisme
à l’heure où triomphent le nihilisme et
l’identitarisme. Faute de quoi la montée
aux extrêmes à laquelle nous assistons
aujourd’hui pourrait tout emporter sur son
passage.
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4 - Olivier Roy, En quête de l’Orient perdu, entretiens avec Jean-Louis Schlegel,
Seuil, 2014. Ce livre, intéressant et romanesque, dans lequel le politologue
retrace son itinéraire intellectuel et ses nombreux voyages, fait penser à
la phrase d’André Maurois : « Les plus beaux romans sont les romans
d'apprentissage et le romanesque est essentiellement le conflit, avec un monde
implacable, des espoirs de jeunesse ». Le parallèle qu’effectue Roy entre la
jeunesse révolutionnaire des années 1960 et les djihadistes d’aujourd’hui est
particulièrement stimulant.
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