Un Amour impossible
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Un Amour impossible
Coup de cœur de Françoise Boutet Un Amour impossible Christine Angot Christine Angot, née en 1959: Un Amour impossible (prix Décembre 2015) constitue selon moi le dernier volet d'une trilogie comprenant l'Inceste (1999) et Une Semaine de Vacances (2012). Dans l'Inceste, la parole était directe, abrupte, à fleur de peau. Dans Une Semaine de Vacances, on avait affaire à un récit dépersonnalisé et d'une sécheresse clinique. Dans son dernier roman au contraire, le style d'Angot est plus apaisé, comme si l'auteure était parvenue, au terme d'un long cheminement, à trouver sa vérité. Un roman autobiographique A la 1ère personne, la narratrice raconte la rencontre de ses parents à Châteauroux sous le signe de la chanson de Dalida : "Notre histoire c'est l'histoire d'un amour". Rachel Schwartz, petite secrétaire d'origine juive, est tout de suite fascinée par Pierre Angot, cet homme cultivé et charismatique auprès duquel elle "découvre un monde". Pierre part pour Paris, il propose à Rachel de le suivre mais ne veut pas l'épouser. Elle refuse de quitter Châteauroux, et accouche seule de l'enfant que Pierre et elle ont voulu ensemble. J'arrête là ce résumé qui, par cette mise à plat chronologique, ne rend pas compte de la force du livre. Car la force de ce livre, c'est précisément qu'il consiste en l'élaboration d'une vérité intime via la reconstruction du parcours de trois vies: celle de la mère de l'auteur, celle de la narratrice, et celle du père. C'est à une quête-enquête que se livre Christine Angot, jusqu' à la résolution finale: lorsque dans une grande scène d'explication, Rachel, 83 ans, et sa fille Christine se retrouvent pendant plusieurs semaines dans le même café, et que le lecteur assiste à la levée du malentendu mère/fille (Rachel répond à la question de Christine: "pourquoi tu n'as rien vu?"), puis à la démonstration implacable par Christine de la "vaste entreprise de rejet social" dont sa mère a été la victime. Par ce processus d'élaboration, Angot parvient à dépasser le caractère intime du roman autobiographique, et à transmettre au lecteur une vérité plus universelle d'ordre social et politique. La vérité, c'est la vérité des faits, qui n'exclut nullement le romanesque (Angot écrit un roman), mais c'est aussi la vérité des mots. Des choix romanesques: 1 seul exemple: La narratrice ne révèle rien de ce qui se passe entre son père et elle pendant les week-ends qu'ils passent ensemble. Ce silence narratif est voulu, de même que le refus d'employer le mot "inceste" à la fin du roman: "Toute cette histoire, c'est ça… y compris ce qu'il a fait avec moi", "et ce rejet allait jusqu'à faire ça à ta fille" Vérité des mots: Angot répète que son travail d'écrivain consiste en la recherche du mot juste. Cette recherche passe par la simplicité et une grande économie de moyens: ex p.82, lorsque la narratrice évoque la complicité et le caractère fusionnel de la relation mère/fille. (lecture) Et c'est cette simplicité et cette justesse qui font affleurer l'émotion à plusieurs reprises dans le roman, sans qu'on tombe jamais dans le pathos. Ex p. 89 (lecture) En fait, c'est cette écriture apparemment sans apprêts qui confère une grande intensité à la narration. Angot laisse s'exprimer la parole du père, de la mère, de la fille, cherche l'effacement maximum de l'auteur. Un Amour Impossible, c'est aussi un règlement de comptes avec la figure du père. Le portrait du père est d'une vérité froide, cinglante et dépassionnée. Angot utilise un point de vue externe, elle laisse les faits parler d'eux- mêmes. Elle ne fait pas du père un portrait charge, ne porte aucun jugement. L'homme dont Rachel est tombée amoureuse n'appartient pas au même milieu qu'elle. C'est un "fils de famille", qui affiche son refus des conventions sociales. Il a l'assurance de sa caste. Un homme imprévisible aussi, capable de grandes colères et de "casser" Rachel lorsqu'elle s'exprime mal. Pierre Angot a un caractère dominateur, voire manipulateur: de façon insidieuse, il dispose de Rachel, il en fait sa chose. Ainsi, lorsqu'il quitte la base américaine de Châteauroux où il était traducteur, il engage Rachel à venir vivre à Paris où il pourrait l'aider à trouver un petit appartement. Il lui propose un arrangement, qui l'arrange surtout, lui: p.40-41. Les lettres, nombreuses dans le roman, permettent de mesurer, sous leur style élégant et policé, la duplicité du père et son égoïsme profond. Lorsque Rachel lui apprend qu'elle est enceinte, il invoque un voyage en Italie pour ne pas se manifester. Des années plus tard, Christine, devenue adulte, déclarera : "J'aimerais qu'il comprenne qu'il a foutu ma vie en l'air" (p.161) Mais Un Amour Impossible, c'est aussi un hommage à la mère. Rachel est une belle femme. Elle est très amoureuse de Pierre et dit à plusieurs reprises à Christine avoir vécu avec son père un grand amour. La mère et la fille sont liées par une relation fusionnelle. L'enfance à Châteauroux, au 36 de la rue de l'Indre, est édénique. Pourtant, la vie de Rachel est un combat. Rejetée par son amant, elle ne désespère jamais. Et elle refuse de s'abaisser à des demandes humiliantes. Elle dit par exemple n'avoir jamais voulu contester le montant dérisoire de la pension, 150F, que lui versait Pierre, ni porter cette affaire sur le terrain de la justice. Le combat de Rachel est un combat modeste, digne, discret, narré sans aucun pathos. Soumise en apparence à sa condition de mère célibataire, elle sait pourtant prendre des décisions importantes et fait preuve d'une grande force intérieure : elle refuse d'aller rejoindre Pierre à Paris et ne regrette rien (p.56), elle rompt avec son amant venu lui annoncer qu'il s'est marié ("maintenant tu t'en vas"), elle postule pour un nouveau poste, devient secrétaire de direction, passe un concours pour être promue à Reims et se rapprocher de Strasbourg, la ville où vit Pierre Angot, devenu fonctionnaire international au Conseil de l'Europe. Rachel persévère dans un autre projet : elle veut absolument faire reconnaitre Christine par son père. Sur ce point, elle ne lâchera jamais, et obtiendra ce qu'elle veut malgré les reculades de Pïerre. C'est une figure aimante, apaisante et consolatrice. Elle répète toujours: ça va s'arranger, ça va aller mieux. " il faut qu'on tienne, hein ma bichette?" En fait le rapprochement avec le père sera délétère pour la mère et la fille. A son tour, Christine est subjuguée par le personnage. Rachel est consciente que le fossé se creuse entre elle et sa fille, qu'elle ne peut pas apporter à sa fille ce que son père lui apporte. Lorsqu'elle apprend que Christine a été sodomisée par son père pendant plusieurs années, le choc est terrible, elle doit être hospitalisée. Après la rupture avec le père, Angot utilise la narration sommaire pour évoquer la douleur de Christine et le sentiment complexe qu'elle voue à sa mère, entre amour et ressentiment. L'incompréhension mutuelle s'aggrave entre Rachel et sa fille. Christine attribue maintenant ses échecs à sa mère qu'elle accuse d'avoir une part de responsabilité dans ce qui est arrivé. La mère essaie comme toujours d'apaiser les choses et de maintenir le lien, elle reconnaît avoir fait des erreurs et avoir manqué de lucidité. (bas p. 181 "j'ai été tellement aveugle") Toute intimité devient impossible. Christine est incapable de recevoir sa mère chez elle, elle ne peut plus l'appeler "maman". La communication est rompue. Vers la réconciliation et l'apaisement: C'est par le biais de la correspondance et de la conversation que la confiance renaît peu à peu entre les deux femmes. Ce qui est passionnant dans toute cette partie interprétative dont j'ai parlé plus haut, c'est, rendu possible par le travail sur soi et le travail de l'écriture, l'éclairage a posteriori sur nombre d'indices posés au cours de la narration. Quelques exemples: éclairage sur la correction par le père des fautes commises par Rachel ( lire p.204) sur l'infection des trompes pour laquelle la mère fut hospitalisée (p.212 une infection des trompes? Tu venais d'être détrompée !!!). A noter que la mère, au fil de la conversation, comprend peu à peu et participe à la reconstitution du puzzle, notamment à la mise en lumière du lien existant selon sa fille entre le viol et la reconnaissance (p. 210211) Au terme de cette longue mise au point, l'amour est de nouveau rendu possible entre les deux femmes. P. 202: "je me suis remise à l'appeler maman au cours de cette semaine-là" (lire la suite, très belle) Le bonheur de l'intimité retrouvée: très beau passage également haut p. 213. (lecture) La boucle du parcours romanesque est bouclée. La narratrice laisse le mot de la fin à sa mère. Le roman se termine par un mail apaisé et heureux de Rachel à sa fille: elle a lu le manuscrit de Christine, sur lequel elle a "quelques petites choses à lui communiquer si ça l'intéresse". P. 217 Lire le dernier paragraphe, la référence à l'Eden de l'enfance et la dernière phrase: "Mais, trêve de nostalgie, c'est aujourd'hui et maintenant"