Chirurgie du cancer du sein – Interview du Dr Richard Villet

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Chirurgie du cancer du sein – Interview du Dr Richard Villet
INTERVIEW
Chirurgie du cancer du sein
Interview du Dr Richard Villet*
La Lettre du Sénologue : Docteur Villet, en tant
que membre actif de la Société française de sénologie et de pathologie mammaire, et actuellement
vice-président de celle-ci, vous vous intéressez à
la chirurgie du cancer du sein. Pensez-vous que le
chirurgien sénologue existe ?
Richard Villet : C’est à la fin du XVIIIe siècle que le
chirurgien français, Jean-Louis Petit, proposa une technique d’exérèse en bloc de la glande mammaire et des
ganglions lymphatiques de l’aisselle et c’est grâce à
l’anesthésie qu’en 1891 William Stewart Halsted
laissa son nom à la postérité. En fait, l’histoire de la
chirurgie du sein est beaucoup plus ancienne. Dans le
cours d’opérations de chirurgie démontrées au Jardin
royal (photo 1), Petrus Dionis (photo 2), en 1740, à
l’heure des Diafoirus, soulignait l’intérêt de la chirurgie :
“…Vous avez entendu parler trois habiles médecins,
voyons à présent ce que la chirurgie nous ordonne de
faire, car ce n’est point par des paroles, mais par des
effets que l’on peut vaincre et détruire ce mal.
La chirurgie commande l’opération pour prévenir la
mort qui serait infaillible sans son secours lorsque
le cancer est confirmé parce qu’on peut souvent le
détruire dans sa naissance ; il faut donc emporter
avec le couteau cette masse de chair, et le plus
promptement est toujours le meilleur, après avoir
déterminé si c’est une extirpation ou une amputation qu’on veut faire ; car ce sont deux opérations
différentes l’une de l’autre.”
Ainsi Dionis avait déjà compris que l’on pouvait faire
une tumorectomie et une mastectomie. Concernant
la tumorectomie : “L’extirpation se pratique quand le
cancer n’est point ouvert, et qu’il n’est encore qu’une
tumeur de la grosseur d’une noix, ou au plus, d’un
petit œuf. On fait une incision cruciale à la peau,
sur cette élévation. On sépare de la glande, avec
le scalpel, les quatre lambeaux de la peau qui font
les quatre angles de la plaie, puis qu’avec quelques
instruments on tient ferme la glande pour la disséquer dans toute sa circonférence et la lever toute
entière… C’est une opération qui a fait beaucoup
de bruit à Paris” (déjà les médias !). “On convient
qu’elle peut réussir, pourvu que la malade soit jeune
et d’une bonne constitution, et on conseille même
de l’entreprendre quand le cancer n’occupe pas toute
la mamelle, que la tumeur n’est point adhérente à
ses parties voisines, et qu’elle est mobile partout…”
Plus loin, dans son cours, Dionis montre que parfois
l’amputation est nécessaire : “… L’amputation se fait
quand le cancer occupe toute la mamelle ou qu’il
est ulcéré, ayant des lèvres horribles à voir, dures
et renversées, car il n’y a point d’autre moyen pour
délivrer une personne de cet affreux mal, que de
couper entièrement la mamelle, ce qu’on exécute
en observant ce qu’il y a à faire avant, durant et après
l’opération.” Toutes les “procédures” existaient déjà
et sur le plan de la technique, tout y était :
➤➤ La préparation de la malade : “Avant l’opération,
il faut préparer la malade par saignée, purgation,
opiacés, et autres remèdes qui conviennent. On
attendra que ses ordinaires soient passés, si elle est
encore réglée…” Voilà une idée intéressante qui a
fait à nouveau couler beaucoup d’encre il y a encore
quelques années (la survie des cancers du sein : pour
en finir avec la date des règles. 18es Journées nationales de la SFSPM : “Les traitements médicaux des
cancers du sein”, Nice, octobre 1996).
* Chirurgien, chef du service de
chirurgie viscérale et gynécologique,
groupe hospitalier Diaconesses-Croix
Saint-Simon, 75012 Paris.
Photo 1. Cours de chirurgie Photo 2. Dionis. Cours de Photo 3. Première radiothérapie
de Dionis.
chirurgie de Dionis.
du sein.
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INTERVIEW
Photo 4. Mammotome.
Photo 5. IRM.
➤➤ L’installation de la malade : “Dans l’opération, il faut
situer la malade commodément pour elle et pour le
chirurgien, c’est-à-dire à demi couchée à la renverse,
le bras du côté de la tumeur doit être élevé et porté en
arrière, afin qu’elle paraisse davantage, et que le muscle
pectoral soit un peu retiré dessous la tumeur.”
➤➤ Le dessin de l’incision : “On marque ensuite avec
de l’encre toute la circonférence qui est l’endroit où
on doit faire l’incision.”
➤➤ La technique proprement dite : “On passe une
aiguille courbe à travers le corps de la tumeur, elle est
enfilée d’un cordonnet dont on lie les deux bouts, et
on fait une anse qui sert à soutenir la tumeur, et en
tirant, à l’éloigner des côtes… Puis avec un rasoir, ou
un grand couteau plat… on coupe à l’endroit marqué,
et on enlève tout le corps de la mamelle en peu de
temps. Il se trouve plus de facilité dans cette opération
qu’on ne s’était imaginé avant que de la faire ; car la
mamelle se sépare aussi aisément des côtes que quand
on lève l’épaule d’un quartier d’agneau.”
➤➤ La technique de l’hémostase est également décrite :
“On presse avec la main autour de la plaie pour faire
dégorger des veines ce sang noirâtre qu’elle reportait de
la tumeur… Si le sang sort trop copieusement, on met
les petits boutons de vitriol sur les ouvertures des artères
qui le versent et on se sert de poudre astringente qu’on a
dans une boîte, mais s’il n’y a point d’hémorragie (et c’est
là où le pansement est bien décrit), on couvre seulement
la plaie avec des plumasseaux secs et par dessus on met
un grand fait d’étoupe et couvert de poudre astringente
incorporée avec le blanc d’œufs…”
Plus loin dans son ouvrage, Dionis montre qu’il avait
intégré la notion d’envahissement axillaire : “… Si
les glandes qui sont sous l’aisselle étaient engorgées, il faudrait les emporter immédiatement avec
ou après l’opération, on ferait sur elles une incision
en longueur qu’on terminerait vers le sein ; on les
tirerait avec les doigts ou avec une érigne ou avec
un fil passé au travers, et on les disséquerait avec
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Photo 6. Ganglion sentinelle.
le bistouri, dont on tournoierait le dos du côté des
vaisseaux de peur de les ouvrir. Si elles en étaient
trop proches, on se contenterait de les lier avec un
fil passé au travers pour les faire tomber par suppuration. On panserait ensuite cette plaie de la même
manière et en même temps que celle du sein.”
Les choses ont bien changé depuis cette époque.
Sont apparues en effet :
➤➤ La notion de cancer, maladie générale.
➤➤ La concurrence thérapeutique : rayons (photo 3),
hormonothérapie (Beatson, premier chirurgien à faire
une castration en 1896), puis hormonothérapie médicamenteuse, chimiothérapie dès 1940.
➤➤ Et surtout les nouvelles méthodes diagnostiques
qui proposent, oh horreur ! des lésions que le chirurgien ne peut plus palper.
LDS : Mais alors, il n’y a plus de place pour la chirurgie
traditionnelle avec examen extemporané de la pièce
opératoire ?
R.V. : Nous devons reconnaître que grâce aux
techniques de microbiopsie, le diagnostic est fait
avant même la chirurgie (photo 4). Ces techniques
permettent l’obtention de l’ensemble des facteurs
pronostiques et prédictifs tissulaires et, plus encore,
l’imagerie moderne permettra sans doute dans les
Photo 7. Ganglion sentinelle.
INTERVIEW
Photo 10. Reconstruction mammaire.
Photo 9.
© Dr Yves Seror.
Photo 8.
années à venir une connaissance tissulaire sans le
toucher (photo 5).
LDS : Vous restez quand même encore indispensable
pour la connaissance ganglionnaire ?
R.V. : C’est vrai, mais la dissection de l’aisselle fonctionnelle, c’est-à-dire avec conservation de la majorité
des éléments vasculaires de l’aisselle, a laissé la place,
dans plus de 70 % des cas, à la technique du ganglion
sentinelle (photos 6 et 7) qui est validée et peut même
être réalisée sous anesthésie locale.
LDS : Si vous avez pratiquement perdu votre rôle dans
la chirurgie diagnostique, la chirurgie thérapeutique
peut-elle encore garder une place importante ?
R.V. : Oui et non ou peut-être pour encore quelques
temps. Certes, le traitement par radiothérapie exclusive n’a qu’une place exceptionnelle et la chirurgie
d’exérèse garde sa place après chimiothérapie néoadjuvante, mais on peut envisager, dans les tumeurs
infracentimétriques, une exérèse tumorale mécanique. Par exemple, une petite pièce de 5 mm peut
Photo 12. Mammectomie gauche avec reconstruction et plastie de réduction préopératoire à
droite et postératoire à gauche.
tout à fait être retirée par des
systèmes d’exérèse (photos
8 et 9). Cette exérèse sera
suffisante sur le plan carcinologique.
LDS : Ainsi, sur les plans
diagnostique et thérapeuPhoto 11. Cancer du sein évolué.
tique, la place du chirurgien
dans le cancer du sein a
diminué. Finalement quel rôle lui reste-t-il ?
R.V. : Heureusement, l’évolution sociétale amène les
femmes à se découvrir et à harmoniser leurs appas aux
canons de la beauté. L’oncoplastie est née. Il est des
indications de mammectomie où la reconstruction est
justifiée, qu’elle soit immédiate ou différée (photo 10).
Il est des cas où la chirurgie de nécessité ne se discute
pas (photo 11). Enfin, certaines patientes, devant la
réalité d’une reconstruction, peuvent accéder à leur
désir de modifier la taille de leur poitrine (photos
12 et 13).
Photo 13. Mastectomie droite avec reconstruction et prothèse gauche postopératoire.
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INTERVIEW
© Le musée des Hospices Civils de Lyon
LDS : Pensez-vous
donc que l’oncoplastie se justifie
pour toutes les
patientes ?
R.V. : Bien sûr que
non, je me méfierais même de l’utilisation du pouvoir
Photo 14. Pr René Leriche.
de séduction de la
chirurgie plastique
auprès des patientes. Le cancer est une maladie grave
et la priorité reste la guérison, même si on insiste
sur la qualité de vie postopératoire.
LDS : En dehors de la plastique, le chirurgien mammaire
peut-il avoir un rôle à côté de l’oncologue ?
R.V. : Il va falloir se faire une nouvelle idée du chirurgien. Le décret du parlement de Paris de 1660 était
clair : “Défense au chirurgien-barbier de prendre la
qualité de bachelier, licencié, docteur et collège, mais
seulement celle d’apprenti… Comme aussi de faire
aucune lecture et acte public…” Ainsi, on distinguait,
d’une part, les médecins, lettrés, intellectuels, clercs
et, d’autre part, les chirurgiens manuels, ouvriers,
souvent incultes. Heureusement, des esprits aussi
éclairés que René Leriche (photo 14) écrivait en
1944 : “Connaître une technique n’est pas connaître
la chirurgie. La technique est le côté servile du travail
chirurgical ; l’œuvre des mains, dans notre métier,
a moins d’importance qu’on ne le croit communément. C’est la maîtrise, équilibrée, de soi-même, fruit
d’un tempérament spécial développé par une forte
éducation… et par dessus tout cela, c’est le cerveau
et c’est la pensée qui seuls font le chirurgien.”
LDS : Voilà une mission bien ambitieuse. Dès lors,
peut-on imaginer des chirurgiens hyperspécialistes
du sein ?
R.V. : Oui, il s’agirait de chirurgiens sénologues
oncologues, maîtres d’œuvre de la chirurgie, qui
pourraient être référents dans la prise en charge
des patientes, devenant ainsi les maîtres d’ouvrage
d’une prise en charge multidisciplinaire de cette
cruelle maladie. ■
Questionnaire de Proust : pathologie mammaire-chirurgie
Interview du Dr Richard Villet
– Quel est votre héros chirurgical (chirurgien) ? Ambroise Paré. Quel génie d’avoir eu l’idée de lier les vaisseaux au cours des amputations.
– Quelle qualité estimez-vous le plus chez le chirurgien ? L’humanisme et l’amour des patients.
– Quel est le défaut qui vous paraît le plus préjudiciable au chirurgien ? La malhonnêteté, ce qui équivaut notamment à une discordance entre le compterendu opératoire et la réalité chirurgicale.
– Quelle est votre opération préférée ? La mammectomie pour récidive avec fermeture par lambeau du grand dorsal.
– Quel est votre meilleur souvenir opératoire ? Une reprise élargie de curage axillaire pour récidive ganglionnaire avec dissection large des gros vaisseaux
et qui “ô miracle” vit encore à 10 ans après chimiothérapie et sans gros bras.
– Quel est votre pire souvenir chirurgical ? Une exérèse pariétale majeure pour récidive après mammectomie et radiothérapie avec perméation dont
la fermeture a été très difficile avec des lambeaux qui ont nécrosé totalement.
– Quel est le principal trait de votre caractère ? La passion pour de multiples choses… Quelle difficulté de choisir !
– Qui auriez-vous aimé être ? Un personnage de Victor Hugo… Jean Valjean peut-être.
– Quel don aimeriez-vous avoir ? Faire du piano mais en me libérant de la technique pour me complaire dans l’interprétation des sentiments.
– Quelle est (serait si vous en aviez une) votre devise chirurgicale ? Voir tous les matins les patients avec un œil neuf.
– Quel est le progrès chirurgical le plus important auquel vous avez assisté ? L’anesthésie actuelle… au sens large.
– Quel est le progrès chirurgical le plus important auquel vous auriez aimé assister ? L’avènement du traitement conservateur.
– Quelles erreurs chirurgicales vous inspirent le plus d'indulgence ? Aucune, mais peut-être l’erreur diagnostique si on s’est donné tous les moyens pour l’éviter.
– Vous engageriez-vous dans la vie chirurgicale aujourd’hui ? Non, en raison des difficultés administratives, liées pour une grande part à la perte de confiance
de nos tutelles, sans doute parce que l’être humain n’est pas parfait, et en particulier les chirurgiens, mais je crois qu’aucune autre activité professionnelle ne pourrait me passionner autant.
– Quelle est pour vous la meilleure façon de transmettre le savoir chirurgical ? Par l’exemple et le comportement.
– Quel est votre article chirurgical préféré ? L’article que j’ai écrit il y a très longtemps, après mon retour d’un voyage en Angleterre, à Leeds chez
J.C. Goligher et au St Mark’s Hospital à Londres chez A. Parks (je faisais à l’époque de la chirurgie digestive), sur les anastomes iléo-anales
dans la polypose colique et les RCH. Je m’étais fait “insulter” et depuis cette technique est la référence.
– Faut-il publier en anglais ? Absolument, pour faire connaître les francophones.
– Faut-il publier en français ? Oui, également pour le côté didactique et les articles de synthèses. Quel plaisir de lire un article bien écrit en français.
– Quelle épitaphe aimeriez-vous que vos collègues écrivent sur votre tombe ? Merci… Villet
– Qu’aimeriez-vous que Dieu vous dise quand il vous recevra au paradis ? Alors… Enfin calme !
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