Praline pour Chloé des Lys - Jean-Philippe Querton - E

Transcription

Praline pour Chloé des Lys - Jean-Philippe Querton - E
Jean-Philippe Querton
« Mortelle Praline »
Une enquête de Marcel Quinchon
Détective privé.
Du même auteur :
- « Le Poulet aux Olives », Polar Gastronomique, Editions Chloé
des Lys, 2004, Réédité en 2006.
- « Voulez-vous de mes Nouvelles ? » Recueil de courts récits, Publié à
compte d’auteur, 2005
- « Pronunciamiento », Roman Noir, Editions Azimuts, 2005.
- « L’homme à la Chimay bleue », Roman, Editions Chloé des Lys,
2007.
- « Aphorismes & Terrils », Editions Par Hasard, 2009
- « Les Perdants », Roman noir, Editions Chloé des Lys, 2009
Remerciements
Mortelle Praline a été publié par les éditions « Papiers de
Lune » en 2007.
Suite à la disparition de cet éditeur, j’ai envisagé une
réédition de ce roman. Je remercie « Chloé des Lys » de m’avoir
offert l’opportunité de rendre cet ouvrage à nouveau disponible
auprès du public.
En savoir plus sur l’auteur :
http://jeanphilippequerton.e-monsite.com
« On ne devient pas grossier comme ça, faut s’entraîner. »
Coluche
« Il faut regarder la vie en farce. »
Louis Scutenaire
Les photos, la création de la couverture et la
conception graphique de cet ouvrage sont l’œuvre
de Chloé Querton, une jeune et talentueuse artiste
que j’embrasse tendrement.
Pour découvrir ses photos, visitez :
http://digital-zoom.skyrock.com
Avant – propos
Bien entendu, on a affirmé à l’époque de la sortie du
« Poulet aux Olives », que Marcel Quinchon était la copie
conforme de son auteur ; ce goût immodéré pour le pastis, pour
la bonne chère, pour les bistrots, cette propension à tomber en
amour pour un oui, rarement pour un non ... Ce n’était pas de la
fiction. Voilà ce qu’on affirma !
Vint ensuite « Pronunciamiento » et ce Loiseau, étrange
personnage en conflit avec son employeur, ce quadragénaire
rebelle qui soigne son ras-le-bol par une plongée dans l’Ardenne
profonde et sauvage. Personne ne crut un seul instant que cet
homme-là sortait de l’imaginaire de son créateur.
Quant à « L’homme à la Chimay bleue », il s’agissait
d’une véritable provocation. Qui connaît le concepteur de ce
personnage sait qu’il rédige ses livres en trempant sa plume dans
la Trappiste des moines de Scourmont et qu’il tire de ce breuvage
l’essentiel des vitamines nécessaires à sa survie.
Devant ces évidences, il me faut m’abaisser et ajouter
que par une chaude matinée d’août 2004, l’infarctus vint frapper
à la porte de ma poitrine douloureuse. Une parenthèse, un
avertissement, une chance peut-être. Il y a donc, dans le récit
dans lequel vous êtes prêts à plonger, un certain nombre de faits
vécus qui m’inspirèrent cette histoire. Notamment, lorsque mon
voisin de chambrée se décida à trépasser ...
Bonne lecture.
Jean-Philippe Querton
I
Car’djack !
En cette chaude journée d’août, Marcel Quinchon vivait une
expérience nouvelle. Inédite ! Son premier « infar » en exclusivité
mondiale.
Il avait déjà connu la trahison des hommes comme celle de
ses propres organes, les coups fourrés, les retours de manivelle, la
lâcheté de son foie devant les excès de beuverie, les gueules de
bois, les tonnes de goudron expulsées de ses poumons encrassés,
mais jamais il n’avait imaginé que son propre cœur puisse
l’abandonner ! Pas lui !
Pareille à un coup de poing foudroyant entre les côtes, la
douleur fit son apparition sans prévenir. Fulgurante ! Comme
une détonation interne.
Plié en deux sous le poids de la souffrance, persuadé qu’il
vivait ses ultimes instants, incapable de bouger le bras gauche
sans déclencher d’insupportables irradiations, il s’étonna de ne
pas avoir vu défiler devant ses yeux ébahis tout ce que sa vie avait
pu compter comme évènements marquants. Ce film, ces rushs
fulgurants qui défilent lors de ces secondes fatales qui, en un
éclair, font passer l’humain de l’état d’être vivant à celui de
cadavre.
Il n’avait pas perdu connaissance et son instinct de survie lui
avait donné la force de se rendre seul au service des urgences de
l’hôpital le plus proche. C’était un exploit pour lui, tout autant
que pour sa vieille Golf pourrie qui, compatissante, avait daigné
démarrer dès la première sollicitation.
- J’ai... j’ai très mal dans la poitrine, avait-il balbutié à la
préposée qui, rapidement, avait déclenché un processus
savamment orchestré, une chorégraphie de spécialistes très au
fait de leur mission. Tout cela était très joli à observer et
confortait Quinchon dans sa volonté de ne pas encore s’en aller.
1
Il était vivant. Il ne mourait pas puisque qu’il n’avait pas
assisté à cette incroyable cascade d’évènements. Il était
lucide mais incapable de comprendre ce qui se déroulait dans son
corps, persuadé que la faucheuse l’attendrait au détour du
prochain excès.
Une heure plus tard, harnaché comme un saucisson à un
entrelacs de câbles et de tuyaux, de tubes, de branchements reliés
à une machinerie de science-fiction, un médecin au visage
bonhomme qui devait sûrement faire preuve de jovialité en
d’autres occasions, lui annonçait qu’il subissait ce que la
médecine populaire désigne sous le terme d’infarctus.(*)
- Rien de grave ne peut vous arriver tant que vous vous
trouverez sous la surveillance permanente des services
hospitaliers, ajouta-t-il.
Pour une raison qu’il ignorait, cette nouvelle arracha un
sourire à Quinchon. Sans doute était-il déjà sous l’effet du
cocktail d’antidépresseurs qu’on n’avait pas manqué de lui
injecter ou alors ce devait être cette espèce d’inconscience
permanente, de naïveté endémique, d’optimisme béat le
caractérisant qui justifiait cette réaction réellement inappropriée à
la situation.
En théorie, une bouffée d’angoisse aurait dû l’étreindre à
l’annonce du diagnostic du mal qui le rongeait. Mais non ! On
s’agitait, on s’affairait autour de lui et il aimait ça !
Piqûres, prises de sang, potions magiques diverses,
monitorings bipant et « tiltant » régulièrement tel un flipper
malmené, explications incompréhensibles du petit homme vert
débitées sur le ton de la sérénité la plus totale, projet
d’intervention rapide destiné à visiter des artères qui,
apparemment s’étaient obstruées sous l’effet conjugué du tabac,
de l’alcool et de ces mauvaises graisses qui génèrent cet
insupportable fléau des temps modernes appelé « cholestérol » …
On s’occupait de lui.
(*)
Et non pas « infractus » comme on le dit si joliment autour des
comptoirs marbrés des bistrots de mon village.
2
Il vivait en direct son premier infar. Il en était ému et
savourait l’attention délicate avec laquelle l’infirmière kabyle
tenait entre ses doigts son sexe un peu las, ce qui, somme toute
était assez logique en pareille circonstance. Elle s’évertuait à
épiler soigneusement son pubis, tandis qu’il écoutait avec une
vigilance feinte les explications du médecin qui tenait absolument
à ce qu’il comprenne la nature de l’intervention à laquelle il allait
devoir se soumettre. Quinchon se disait que la vie était bien plus
forte que tout et qu’il n’avait aucune intention de se laisser
mourir.
Surtout pas à cause d’une stupide artère mal embouchée.
Enfin, non ! Disons plutôt une artère bien bouchée, un peu
comme la rue Neuve à Bruxelles, le premier jour des soldes.
Le premier décès fut constaté le lendemain. Alors que lui,
légèrement groggy, tentait de sortir de la brume, ses voisins
commencèrent à trépasser.
C’était un vendredi. Jour du poisson, même dans les hôpitaux
laïcs. Quinchon sommeillait après avoir livré un dur combat
contre l’ignoble repas de midi que l’infirmier, honteux, lui avait
apporté, détournant pudiquement son regard de celui du patient
affamé. Une portion grisâtre d’un mystérieux résidu de cabillaud,
de morue, d’églefin ou de lieu, à la texture caoutchouteuse, le
tout marinant dans une mare rouge parsemée de morceaux de
légumes. L’ensemble rappelait vaguement la saveur de la tomate
et s’inspirait largement, mais sans en atteindre le résultat, de la
recette de la piperade. Tel était le supplice auquel il devait se
soumettre Il abandonna au second round toute prétention à la
victoire. L’infâme mixture triomphait d’un appétit qui s’avoua
vaincu face à une telle mascarade de cuisine.
Il devait être 14 heures et des relents de cyprin venaient sans
cesse gâter une haleine qui, de l’intérieur, lui semblait fétide. Il
aurait volontiers échangé un ventricule en mauvais état contre
quelques bouffées de tabac blond, mais il jugea la demande
inopportune. Tant qu’à se retrouver gâchée par ses propres
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émanations gastriques, il mit à profit le temps gagné sur cette
sieste écourtée pour tendre l’oreille.
Le brouhaha dura une dizaine de minutes. Des injonctions
mâles adressées fermement à des sous-fifres femelles empressées,
le roulement d’appareillages se déplaçant sur le linoléum du
couloir, une tension latente mais de plus en plus perceptible, des
pas rapides pour de courtes enjambées, des claquements de
portes, de lugubres grincements, quelques jurons marmonnés,
des ordres fusant en tous sens… Un homme - comment être
certain qu’il s’agissait d’un homme ?- était occupé à mourir, là, à
quelques mètres, derrière ce mur.
Adieu, camarade cardiaque. A bientôt, frère coronarien.
Bon voyage ! Sois le bienvenu au paradis des pontés et des
transplantés ! Prépare ma chambre si tu veux, mais ne sois pas
trop pressé de célébrer mon arrivée.
Un homme, un inconnu empruntait l’allée finale, cette
avenue qui mène au terme de toutes les souffrances.
Le personnel du service des soins intensifs était-il habitué à la
mort ? Le décès d’un patient était-il considéré comme un échec ?
Comme un événement banal ? Y avait-il un rapport entre le repas
proposé par les marmitons, que dis-je, les gâte-sauces de l’hôpital
et la disparition du cardiaque d’à-côté ?
Dans le fond, le patient avait peut-être préféré se laisser
mourir plutôt que d’avaler une telle tambouille. Si c’était le cas,
son geste méritait d’être salué. Allait-on pouvoir inculper les
cuisiniers ?
C’est de ce brouillard cotonneux qui obstruait encore la
conscience vacillante de Quinchon, qu’émergeaient ces questions
métaphysiques, réflexions ontologiques sur la perception du
néant de la mort par le personnel du service de chirurgie
cardiaque et vasculaire aiguë.
Il se promit de questionner ces petites fourmis de la pilule,
ces ouvrières de la seringue, ces tâcherons de la taie bien lissée, àpropos de leurs sentiments concernant la mort d’un patient.
Comme le disait Daniel Cohn-Bendit et ses ouailles bêlantes sur
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les pavés du Paris de 68, en dessous desquels se trouvait, paraît-il,
la plage : « Tout cela n’était que le début, maintenant, il allait
falloir continuer le combat ! »
Et quel combat... Vivre !
5
II
Epidémie
Lorsqu’il ne croupissait pas sur un lit d’hôpital, en quête
d’une guérison de cette « petite plaisanterie » que lui avait joué
son cœur, Marcel Quinchon exerçait le métier de détective privé
avec un talent que son compte en banque ne corroborait pas.
L’assiduité n’était pas sa principale qualité, alors que,
paradoxalement, il était réputé comme étant, dans son genre,
quelqu’un de tenace, de têtu, voire d’obstiné.
Au risque de voir s’allumer les candélabres de la stupéfaction
dans l’esprit du lecteur qui jusqu’à ce jour vivait dans l’ignorance
de l’existence de notre héros, il n’est peut-être pas inutile de
préciser que c’est dans le doute perpétuel, le refus des certitudes
et des évidences, qu’il avait toujours puisé les ressources
nécessaires et suffisantes à la résolution des rares dossiers dont il
avait à s’occuper.
Le pastis, les trappistes et les petites préparations culinaires
sympathiques et roboratives étaient d’autres essences qui
alimentaient le carburateur de sa motivation.
Détective, oui, mais aussi philosophe, gastronome, épicurien
et fumeur invétéré, voilà ce qui l’avait amené jusqu’à ce lit de
souffrance.
Le plus ennuyeux dans ce constat est qu’il devait se forcer
d’admettre qu’à ces qualificatifs, il fallait maintenant en ajouter un
autre, et non des moindres : « cardiaque » ! S’il voulait continuer à
jouer un rôle, fut-il modeste, dans la grande comédie humaine, il
devrait impérieusement en biffer un.
S’il est indubitable que l’on peut être philosophe et cardiaque,
modérément gastronome et cardiaque, un épicurien porté sur
l’ascétisme et cardiaque, il lui fallut admettre que son penchant
pour les blondes à bout filtre et sa passion pour les volutes ne
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seraient plus tolérés par un cœur à peine âgé d’une bonne
quarantaine d’années.
Quarante-quatre ans, d’accord ! Jeune encore, non ? C’est ce
qu’on ne cessait de lui répéter.
Il tourna la page et concentra son esprit sur ce nouveau décès
qui venait de se produire dans le service qui l’hébergeait
provisoirement. Rien de tel que de se soucier de la mort de son
prochain lorsque l’on vient de passer soi-même par le chas de
l’aiguille.
Le deuxième en trois jours ! Un début d’épidémie.
Un dimanche, cette fois-ci. Effectifs réduits, cardiologue de
garde occupé par une urgence au bloc opératoire, moins de
remue ménage, mais un trépassé en plus.
Quinchon avait pratiquement assisté en direct à cette agonie
et aux tentatives pour l’endiguer. L’homme, le nouveau client
pour un aller sans retour vers un hypothétique paradis était
installé dans la chambre située presque en face de la sienne. De
biais, il apercevait le bas du corps du malade, de ses orteils
crevassés jusqu’au thorax. Seule sa tête ne lui était pas visible.
L’homme en était à son deuxième jour d’hospitalisation et, au
même titre que Quinchon, les visiteurs ne se bousculaient pas
pour s’enquérir de son état. Lui non plus n’avait plus beaucoup
de famille.
Les choses s’étaient passées très vite.
La lampe rouge au-dessus du chambranle de la porte s’était
allumée, alors que retentissait le témoin sonore jumelé au signal
lumineux. L’infirmière s’était précipitée et était ressortie aussi vite
de la chambre, manquant de choir, tant sa promptitude était
incompatible avec sa condition physique - la jeune infirmière
accusait une surcharge pondérale liée à son goût immodéré pour
les pâtisseries à la crème, boulimie consécutive à un échec
amoureux dont elle se remettait péniblement. Le port de sabots
blancs mal fixés aux chevilles altérait également son explosivité
athlétique.
De son lit, Quinchon apercevait les jambes du malade qui se
soulevaient par soubresauts, comme celles d’un prisonnier qui
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voudrait se défaire de son entrave. L’homme semblait se débattre
avec l’énergie du désespoir comme s’il recherchait plus la liberté
que la survie de son être.
A chaque mouvement, il ahanait. Ce souffle bruyant, expulsé
dans la douleur ressemblait à un appel. Comme s’il s’adressait à
quelqu’un ! Ou qu’il voulait laisser un message, un dernier
témoignage. La scène dura une ou deux minutes, une éternité
pour Quinchon qui, horrifié, n’arrivait plus à détourner le regard
du spectacle de cet homme sentant la vie s’échapper et déterminé
à transmettre un ultime, mais indécodable avertissement.
Juste le temps que le matériel de réanimation arrive, dans une
inutile, mais très professionnelle précipitation et les mouvements
du mourant s’estompèrent.
Définitivement !
Quinchon aperçut encore deux fois le corps se convulser
sous l’effet du défibrillateur, puis, plus rien.
Le néant, le vide.
Un drap qu’une main blême empoigne au niveau des talons
déjà bleuis du mort, pour le remonter jusqu’au sommet du crâne,
et le tissu se métamorphosa en linceul. Un dernier voile destiné à
dissimuler les grimaces du trépassé, les reliques des contorsions
de la souffrance des derniers instants. Les stigmates de ce
suprême combat pour la vie. L’indubitable preuve que l’instinct
de survie n’est pas une théorie rentable pondue par un
anthropologue en mal de publicité.
L’estomac de Quinchon - l’homme - s’était noué devant ce
spectacle ; l’esprit de Quinchon - le détective -, lui, n’admettait
pas l’idée de cette seconde disparition en deux jours. Cet
affolement des statistiques avait de quoi inquiéter. Il se posa
benoîtement la question de ses propres chances de pérennité. Il
se sentit subitement très seul.
Sa vie, son passé plutôt, était tel que son environnement se
résumait à bien peu de personnes. La désinvolture avec laquelle il
avait appréhendé les méandres de l’existence l’obligeait à
constater et admettre comme inévitable la solitude dans laquelle il
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macérait Il était généreux en amitié mais n’accordait celle-ci
qu’avec parcimonie. Du genre sélectif dans les rapports humains,
si vous voyez le genre !
L’idée ne lui était jamais venue d’envisager de se reproduire.
L’envie, non plus.
Sa fratrie se limitait à un gendarme retraité, de dix ans son
aîné et qui affichait une condition physique digne d’un athlète en
pleine préparation pour les prochaines Olympiades. Le prévenir
qu’il venait de traverser les affres d’une crise cardiaque
garantissait à Quinchon le sempiternel sermon sur les méfaits du
tabac, de l’alcool et autres vices auxquels, son frère avait, lui,
courageusement renoncé depuis des années, pour se mortifier en
privations de tout ce que les grands cuisiniers de ce monde
avaient élaboré en divines recettes de cuisine.
Très honnêtement, Quinchon junior préférait à tous les
joggings de la planète, à tous les raids VTT les plus exotiques,
une bonne fricassée d’écrevisses à la crème suivie d’un
croustillant de ris de veau aux morilles. Aux boissons
énergisantes, il donnait plutôt la faveur à un flacon de vieux
Bordeaux, tant qu’à faire.
André, puisque tel était son prénom, était l’exacte réplique de
son frère, mais en creux. L’absolu contraire. Au-delà de la
pratique d’une vie vouée à la diététique et à ses affres, le frangin y
ajoutait de solides convictions qu’il aimait à défendre. Plus il
militait pour l’hygiène de vie, les sucres lents, le potassium et les
compléments vitaminés, plus Marcel s’empoisonnait avec passion
et opiniâtreté.
Bien sûr, il savait que la soixantaine de clopes quotidiennes
étaient largement responsables de sa présence sur ce lit d’hôpital.
Il avouerait, s’amenderait, s’excuserait, se révolterait si
nécessaire contre la publicité pour le tabac lors des courses de
Formule 1 … mais jamais il ne s’abaisserait à une telle confession
devant son frère. Jamais !
Bien décidé à assumer son nouveau statut de handicapé du
cœur, Quinchon n’avait prévenu personne, faisant sien l’adage
qui prétend que pour souffrir heureux, mieux vaut souffrir caché.
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Les seules personnes qui se préoccupaient du sort du
détective et l’honoraient d’une visite quotidienne étaient Chloé et
William, ses propriétaires. Quinchon partageait avec eux une
fermette plantée à l’orée du bois de La Houssière. Il y disposait
de quelques pièces en perpétuel chantier qui le préservaient des
dangers d’une trop grande promiscuité et lui conféraient une
relative intimité. Il avait établi avec eux et surtout avec Martin,
leur fils, des relations empreintes de sympathie et de respect
mutuel.
Non ! Ces mots-là ne sont pas justes ! En réalité – et c’est à
cette crainte pudique et maladive de reconnaître, de confesser ses
sentiments qu’il fallait imputer ces restrictions langagières – il les
aimait tous les trois comme s’ils eussent été ses propres enfants.
D’amour ! Mais il n’aimait pas ce mot. Sa signification lui
échappait, l’effrayait.
Ce domaine, au Castia, était son havre de paix, son lieu de
ressourcement. Là, il parvenait à oublier les complications et les
tracas d’une affaire en cours, ainsi que les borborygmes internes
de ses humeurs parfois mélancoliques.
La maison s’étirait comme une fermette, basse, tout en
longueur, tournant le dos au chemin en contrebas duquel elle
avait été bâtie, une centaine d’années auparavant. Elle donnait sur
un jardin à l’apparence farouche et négligée, mais qui était
l’œuvre de la maîtresse des lieux : un arboretum où liliacées,
sorbiers, sureaux, et massifs sauvages de lavande cohabitaient
avec les groseilliers, les cassissiers et les framboisiers taillés
savamment pour en extraire la plus prolifique des productions de
fruits. Chloé les transformait en de délicieuses gelées ou de
succulentes confitures. Elle en tartinait généreusement de grosses
tartines de pain de mie.
Les murs où se mélangeaient des moellons, des briques et des
déchets de pierre du pays, cailloux éblouissants, parcourus de
rainures jaunes au rejointoiement creusé par les années, n’étaient
troués que de petites baies, comme si la lumière était l’ennemie
de nos ancêtres. Deux ou trois baies furent ainsi percées dans
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l’urgence pour que de nouveaux vitrages puissent inonder les
pièces et enluminer les volumes intérieurs essentiellement
constitués de bois et de papier. Toiles aux murs, bouquets
séchant aux voucettes du plafond, immenses pans de murs
réservés aux livres, étalages de sculptures de bronze.
L’univers de Quinchon, dans cette propriété était constitué
de deux pièces qui servaient à l’époque où la demeure avait
encore une vocation agricole, ne fût-ce qu’en appoint d’autres
revenus, à stocker les outils et le matériel nécessaires au travail de
la terre. Une ancienne remise, qui dans l’esprit des nouveaux
acquéreurs – piètres calculateurs –, aurait dû, un jour, être
aménagée en atelier pour Chloé.
Quinchon y avait installé ses quelques meubles, deux tables,
quelques chaises dépareillées, un fauteuil en cuir beige défoncé
jusqu’aux ressorts, mais dans lequel il se sentait bien, au point de
s’y assoupir, une armoire en bois blanc un peu bancale puisque
orpheline de l’un de ses pieds, un lit gigantesque qui mangeait la
moitié de la chambre où le plancher semblait gémir à chaque pas.
A ce capharnaüm venaient s’ajouter quelques bibelots : un cadre
représentant une équipe de football des années 1920, un sous
verre ébréché sous lequel on devinait une reproduction de la
jaquette d’un des premiers romans de Simenon et quelques objets
de peu de valeur. Des souvenirs que Quinchon se refusait à
évoquer, qu’il s’était efforcé à oublier sans se résoudre à s’en
débarrasser.
Aucun portrait, aucune relique d’un quelconque passé,
comme s’il n’en avait jamais eu.
Pour toute cuisine, un micro-ondes et un réchaud électrique
causant bien des soucis au compteur du même nom et un petit
frigo récupéré sur le trottoir d’une maison, un jour de
déménagement et oublié par ses propriétaires, volontairement
peut-être.
Contre le mur, trente caisses, empilées, en attente de
rangement. Quelques vêtements, quelques papiers, et des livres.
Beaucoup de livres. Des cendriers également.
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A une certaine époque, il collectionnait ces objets et la
majeure partie de cette anthologie de l’art de fumer provenait de
rapines de bistrot. Ses préférés étaient ceux en faïence arborant
des publicités pour des boissons apéritives, pour des négociants
en vin, pour des bières parfois disparues aujourd’hui. Il aimait le
côté kitch de ces ustensiles désormais interdits par la bonne
conscience collective résolument opposée à l’usage du tabac.
William avait promis qu’une fois le mur terminé, il ferait
installer une immense bibliothèque afin d’y ranger, une fois pour
toute, les centaines d’ouvrages, acquis pour la plupart chez les
bouquinistes. Livres chinés, cendriers dénichés aux puces, il
aimait ces objets qui avaient un passé, ces objets qui étaient déjà
passés entre les mains d’autres personnes. Il rêvait parfois à
imaginer leur histoire.
Dans cet espace restreint, le centre de toutes les
préoccupations, surtout entre octobre et avril, était un vieux
poêle ardennais à deux étages, qu’il gavait de bois sec en hiver et
qui réchauffait la minuscule pièce en quelques minutes.
Tel était l’univers de Marcel Quinchon., modeste mais
tellement oxygénant, Deux petites pièces que d’aucuns auraient
jugées insalubres et qui, lui, le comblaient de joie. Surtout,
lorsqu’en entrebâillant la porte qui donne sur le jardin, il pouvait,
le matin, s’emplir les poumons des senteurs de la prairie et de ce
pot-pourri de fragrances rassérénantes. Bienfaisants cadeaux de la
forêt et des prés avoisinants.
Chloé, elle, était une Artiste. Absolue nécessité d’un A
majuscule ! Dans tous les sens du terme. Dans tous les états du
quotidien. Chaque geste de sa part exhalait du beau.
Elle peignait, écrivait, sculptait, taillait les arbres et les rosiers,
décorait sa maison, cuisinait, se mouvait dans l’espace, s’habillait,
se coiffait comme une artiste. Libre ! Elle était l’incarnation de la
liberté.
De chacun de ses gestes naissait une œuvre et chacune de ses
pensées méritait le panthéon du respect. Elle était aussi
l’incarnation de l’art de vivre, non pas dans le sens usuel de cette
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expression qui implique luxe, volupté, veaux, vaches, cochons,
couvées. Non, elle jouait dans la vie son propre rôle avec art,
avec naturel, avec un talent qui s’inspirait du souffle créateur et
bienfaiteur de cette campagne qu’elle aimait tant.
Chloé était un sourire pour qui chaque jour représentait une
bénédiction, un fondu enchaîné dans l’harmonie naturelle qui
unit la fougère et la mousse qui recouvrent le pied du chêne.
Son parfum se dissolvait dans les senteurs de l’humus des
forêts, à l’heure où l’humidité du soir prévu, fait s’élever de la
terre la plus bouleversante des odeurs.
La douceur de sa voix était le plus efficace de tous les
anxiolytiques.
Dans le regard pour le moins subjectif de Marcel Quinchon,
Chloé était la personnification de la pureté et de la perfection.
Qualités, pour le moins, lourdes à porter.
Marcel Quinchon ressentait manifestement des sentiments
très (trop) hauts, très (trop) forts, très (trop) puissants à son
égard.
Par contre, ironie du sort, William son mari, était
footballeur ! Mais pas un footballeur amateur, pas un rigolo…
Un vrai, un pro, quelqu’un dont c’était le vrai métier, qu’on voit à
la télévision, dans les journaux, régulièrement interviewé par les
médias. Un joueur de deuxième division seulement, mais dont la
cote, paraît-il, ne cessait de grimper au box-office belge des
vedettes du ballon rond ! Rien moins que cela ! Pour ne rien
gâter, il gagnait de l’argent pour exercer ce métier passionnant.
Mais sans doute pas assez, puisque pour boucler le budget
nécessaire au remboursement mensuel de la bicoque, ils avaient
dû se dégoter un locataire pour faire l’appoint. Quinchon n’y
entendait rien à ce sport dont la popularité n’était plus à
démontrer, et ce n’était donc pas parce qu’il était une vedette
qu’il aimait bien William. Du haut de son mètre nonante bien
tapé, ce gaillard aux allures de bûcheron canadien était d’une
douceur, d’une gentillesse proportionnelle à sa carrure. Lorsqu’il
empoignait son petit Martin, ses gestes dégageaient une
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délicatesse, une préciosité… féminine. Qui plus est, il possédait
des yeux d’un vert assez rare, couleur d’absinthe.
Quinchon avait toujours pensé qu’une personne affectée de
cette caractéristique physique devait être par nature, par essence,
forcément bonne et généreuse, douce et compréhensive.
Pourtant, rien de bien scientifique n’eut pu corroborer un tel a
priori.
Alors qu’il était l’harmonieux complice de cette incarnation
de la tendresse que symbolisait son épouse, sur un terrain de
football, William était considéré comme une véritable crapule. Et
encore, les spécialistes s’accordaient à penser que le terme était
faible ! Capable de tout pour empêcher un joueur de passer (de
passer quoi ? s’était demandé Quinchon) collectionneur de
suspensions, de cartons de toutes les couleurs, bête noire des
arbitres, trucideur d’avants-centres, faucheur d’attaquants,
William était Mister Hyde sur un terrain de foot et le Docteur
Jekyll dans la vie de famille.
Leur présence eut un effet réjouissant. Pourtant, il
n’appréciait guère de se montrer sous cet aspect décati de vieux
malade débraillé, alité, séquestré, diminué. Mais ils étaient les
seules personnes sur lesquelles il pouvait compter. Ils étaient là,
d’accord, mais deux personnes venaient de trépasser dans les
quelques mètres carrés qui constituaient son univers provisoire.
En réalité, trois, mais Quinchon l’ignorait encore.
Prisonnier de cette machinerie destinée à le protéger, coincé
sur son lit, il ne lui restait plus comme possibilité, s’il voulait
comprendre, ou plus simplement admettre ces deux décès, que
de confier l’enquête à une artiste un peu à l’ouest et bien éloignée
des réalités de la délinquance ou à un joueur de foot capable du
pire comme du meilleur.
La meilleure solution était de faire appel au troisième larron
de la famille. Il décida que ce serait Martin qui déclencherait
l’enquête, bien qu’il ne soit âgé que de quatre ans.
L’idée était saugrenue et allait s’avérer catastrophique.
14
En observant le petit bonhomme qui semblait impressionné
par le réseau de tuyauteries auquel son copain Marcel était relié,
le détective se remémora une phrase de Jorge Volpi : « Aimer,
c’est donner ce que l’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas »
La phrase était belle, mais ne faisait pas avancer l’affaire d’un
iota.
15
III
Les nichons de l’infirmière
« Madame ! Madame la fermière, mon parrain, y va pas
mourir ? »
Phonétiquement, le petit garçon ne percevait pas de nuance
entre les deux fonctions : fermière ou infirmière. Dans son esprit,
les dames bottées qui charrient des brouettes de fumier et hurlent
sur les vaches pour qu’elles obéissent, portaient la même
appellation que celles qui, toutes de blanc vêtues, virevoltent de
lit en lit pour soulager la souffrance d’autrui.
Martin s’adressait à Nancy, l’infirmière que Quinchon lui
avait désignée. Elle lui semblait sympathique, en tout cas, elle
était une des plus loquaces, lorsqu’elle déboulait, souriante et
dynamique pour prodiguer les soins.
C’était une petite femme blonde, un peu boulotte, sûrement
gourmande de petites friandises sucrées, abondante de poitrine,
particularité physique qu’elle assumait avec une aisance
désinvolte qu’appréciaient les patients.
Ses joues étaient aussi dodues que ses seins, rouges,
légèrement couperosées comme celles de ces femmes qui vivent
au grand air. Etait-ce là que se trouvait l’explication ce cette
confusion linguistique dans le vocabulaire encore trop peu
nuancé de Martin ?
Elle manipulait ses clients sans ménagement et son
expérience lui conférait le privilège de se permettre des
remarques que ses collègues ne se seraient pas autorisées.
Notamment à l’heure de la toilette - surtout intime - des
cardiaques prisonniers de leurs lits. Ce franc-parler plaisait à
Quinchon, surtout lorsqu’elle eut le culot de s’esbaudir devant
« ses coucougnettes toutes racrapotées à force de ne plus servir à
grand chose » ! La garce ! Ce plaisir, qu’ils partageaient en se
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livrant à des commentaires grivois bon enfant, avait déclenché
une sympathie complice entre eux.
Il aimait surtout la manière délicate et furtive qu’elle avait de
faire glisser la calotte de son gland, puis de lui frotter le sexe
distraitement, comme elle l’aurait fait d’un reste de vaisselle,
abandonné, un lendemain de fête.
Mais aujourd’hui, Nancy affectait une mine boudeuse,
contrariée. Elle négligea la partie intime de la toilette de Marcel.
Comme pour le punir !
Pourtant, il avait présenté la chose comme une farce, un bon
tour qu’il voulait jouer à cette joviale et volubile dispensatrice de
soins. Il s’en voulait à peine de manipuler ainsi l’enfant.
- Pourquoi est-ce que tu me demandes ça, mon petit
poussin ?
- Parce qu’il dit tout le temps qu’il y a plein de « messieurs »
qui sont morts, ici à l’hôpital !
- Ne t’inquiète pas, ton parrain, va très bien et il va guérir très
vite. »
Nancy fut glaciale à l’égard de Quinchon quand elle débarqua
dans sa chambre pour jauger sa tension et prélever quelques
onces de sang, rituel immuable auquel nul n’échappait.
C’était un lundi, jour d’intense et fébrile agitation contrastant
avec la quiétude du week-end. Le personnel donnait l’impression
de vouloir rattraper le temps perdu et s’excuser ainsi de leur
relative absence durant ces deux jours hebdomadaires de repos
obtenus après des années de luttes sociales et d’acharnement
syndical.
Quinchon en était à son quatrième jour d’hospitalisation et
attendait avec impatience la visite du cardiologue qui devait
théoriquement envisager de le libérer de ses liens avec le
monitoring, cette machine qui espionnait en permanence les
palpitations de son cœur, sa tension artérielle et le va-et-vient de
ses humeurs intimes.
Il attendait cette délivrance avec impatience et se réjouissait
de pouvoir enfin jouir de nouveau d’une certaine liberté de
mouvements. Il y aurait toujours cette potence à trinqueballer. Il
17
peinait à admettre cette entrave et ce contrôle permanent qui
allaient à contresens des valeurs de liberté qu’il revendiquait
depuis sa plus tendre enfance. Ne fût-ce que pour redécouvrir le
confort de se libérer de ses selles sans recourir à des artifices dont
l’usage et la dépendance le plaçaient dans le plus grand des
embarras.
- Vous êtes de mauvaise humeur ? demanda t-il, constatant la
mine déconfite de la demoiselle habituellement si joviale.
- Pas du tout ! Mais je ne comprends pas pourquoi vous
racontez de telles… de telles… de telles bêtises à cet enfant…
- De quoi… de qui parlez-vous ?
- De votre filleul… le petit Martin… il est venu me
demander si vous alliez… si vous alliez mourir… »
Cabotin, Quinchon adopta un profil affecté.
- Sacré petit bonhomme… il aura dû entendre notre
conversation… Hier, en discutant avec ses parents, j’ai évoqué
les deux décès de ces derniers jours… Peut-être que dans sa tête
tout cela mijote… Et puis, moi aussi, je m’inquiète !
- Vous devriez être plus prudent lorsque vous parlez en sa
présence… et vous savez pertinemment bien qu’il est inutile de
vous inquiéter.
- Excusez-moi ! Vous avez sûrement raison !
Malgré sa mine renfrognée, Quinchon sentit que l’infirmière
s’efforçait de se taire, qu’elle trépignait de parler, de se soulager
d’un poids. Comme si une menace planait, elle exécutait les soins
d’une façon mécanique, l’esprit ailleurs, fuyant son regard.
Quinchon insista.
- Tout de même, deux morts… en si peu de temps… pour
vous, ce n’est pas agréable ! Enfin, pour les victimes, non plus…
- Trois !
- Trois quoi ?
- Pas deux décès, mais trois.
- Ah bon !
- Je ne devrais pas vous le dire, mais la veille de votre arrivée,
un autre patient est décédé.
- Je l’ignorais.
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- On fait tout pour que cela ne s’ébruite pas.
- Evidemment, ce n’est pas une très bonne publicité pour
l’hôpital, lâcha Quinchon, un nuage d’ironie dans la voix.
- Ce n’est pas tellement ça… c’est que …
Elle s’interrompit, apparemment terrorisée par les propos
qu’elle se préparait à tenir, sur le point de révéler ses doutes.
Quinchon se voulut rassurant. Il devait absolument la mettre en
confiance.
- Vous savez, mademoiselle, vous pouvez me parler… je…
enfin, je suis…
- De la police ? Vous êtes de la police ?
Ses yeux trahissaient la panique dans laquelle elle sombrait
progressivement. Quinchon décela des tremblements dans ces
gestes, alors que sa lèvre inférieure frémissait.
- Non, je ne suis pas flic, je ne suis que détective - il insista
sur le « que » - je travaille en solitaire et si cela peut vous rassurer,
la plus grande qualité des membres de ma corporation est la
discrétion !
- Je ne sais pas si…
- Dites-moi, les trois patients décédés, ils étaient… comment
dire ? Ils étaient foutus ? Excusez-moi si le terme n’est pas très
scientifique, mais je n’en trouve pas d’autres.
- Non… enfin… ça dépend.
Elle prit le temps de réfléchir.
- Je… je ne devrais pas vous le dire, mais… le premier…
monsieur Thirion…il… il était encore jeune… et son état
commençait à…
Nancy était sur le point de lui faire un aveu, mais ses
marmonnements inintelligibles furent interrompus par l’intrusion
du médecin. Il fusilla l’infirmière du regard. On aurait dit qu’il
était arrivé expressément à ce moment. Avant qu’elle ne parle !
Elle s’empressa de terminer son ouvrage et quitta la chambre,
tête basse, comme si elle avait été prise en flagrant délit de
bavardage intempestif.
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Quinchon eut la certitude qu’entre ces deux-là planait un
mystère, une collusion, une conspiration. Les regards qu’ils
s’étaient échangés trahissaient la haine.
Le cardiologue fut encore plus expéditif qu’à l’habitude.
Quelques secondes d’écoute attentive des messages filtrés par
le stéthoscope à l’avant, idem dans le dos.
Un ordre.
- Respirez normalement !
Des commentaires que Quinchon écoutait à peine : Tout va
bien… Amélioration rapide… Toutefois la prudence s’impose…
Après-midi, on vous débarrasse du monitoring… Dans deux
jours, retour à la maison… Du repos… Pas d’excès… Bien sûr, il
est évident que vous devez arrêter de fumer... Les médicaments à
prendre consciencieusement…
La consultation dura trois minutes.
Peut-être se trompait-il, mais il avait l’impression que ce
fonctionnaire des coronaires n’avait qu’une seule envie : que ce
curieux file de là et arrête de mettre son nez dans des choses qui
ne le regardaient pas ! A l’instar de Nancy, une tension se
dégageait dans les gestes et les propos de l’homme. Quelque
chose tracassait le personnel du service. Quinchon eut le
pressentiment que l’affaire était grave !
Le médecin, sur le point de quitter la chambre, un léger
sourire menaçant aux lèvres, crut bon d’ajouter : « Une dernière
chose, monsieur Quinchon. Nous savons quel métier vous
exercez et il me semble vous avoir dit combien il était important
de vous mettre au repos. Inutile donc d’entamer une enquête. Les
évènements de ces derniers jours sont suffisamment pénibles
pour tout le personnel. Est-ce clair ? Le mieux est de ne penser
qu’à votre guérison et d’éviter toute forme de stress !»
Devait-il interpréter cette tirade, exprimée d’un seul souffle,
sans la moindre hésitation, comme un conseil ou comme une
menace ? Il l’ignorait.
Cette dernière sentence était claire : « Ne vous mettez pas
plus en danger que vous ne l’êtes, monsieur Quinchon ! Les
rechutes peuvent s’avérer fatales ! »
20
Il se sentait engourdi, ses paupières étaient lourdes. Il aurait
voulu réfléchir, se demander ce qu’avait voulu dire Nancy en
parlant de ce Thirion : « Il était jeune et son état commençait
à… ? »
« A s’améliorer ! » Etait-ce cela qu’elle voulait dire ?
Peut-être !
Comme s’il réagissait plus fort que d’habitude aux effets des
calmants qu’on lui faisait avaler chaque jour… comme si… on
avait augmenté la dose… à son insu, il se sentit incapable de se
battre contre l’assoupissement qui l’envahissait. Ses yeux se
fermaient. Il était vaincu.
La loi du silence, se disait-il, en s’endormant… Ils ont
décrété la loi du silence.
Son sommeil fut agité, assailli d’une confusion d’images
agréables et d’autres sordides, sinistres. Dans son hébétude, il
rêva de longues balades en forêt avec Martin … Nancy tenait
l’enfant par la main. Elle souriait, ses joues étaient pourpres et sa
poitrine tressaillait à chaque enjambée… le sous-bois sentait le
champignon et la tourbe… Martin riait… quand… subitement le
cardiologue, en habits de justicier de dessins animés, comme un
Goldorak anachronique, surgissait de derrière un hêtre
centenaire, une seringue à la main… déterminé à piquer, à tuer…
Il dormit d’un sommeil confus et ne réagit même pas à
l’arrivée du plateau repas.
Il préférait ses propres cauchemars que le terrible châtiment
de cette malbouffe !
21
IV
Première clope
Le complexe hospitalier - universitaire, s’il vous plaît - du
Tivoli était un bâtiment immense, constitué de trois ailes
disposées en étoile sur une dizaine d’étages. Un fleuron !
Monumental, orgueilleux, le bâtiment toisait la ville de La
Louvière depuis les années septante.
Une fourmilière où déambulaient chaque jour des centaines,
voire des milliers de personnes : personnel médical, administratif,
d’entretien, visiteurs, patients en consultation et bien
évidemment les malades hospitalisés, les seuls qui déambulaient
en pyjama.
Contrôler les allées et venues de cette badaudaille était une
tâche d’une ampleur considérable dont le Conseil
d’Administration, lassé des vols, du harcèlement et des agressions
dont étaient victimes certains patients, avait voulu se débarrasser
en confiant la gestion de ce problème à une société de
surveillance.
Jean-Claude Galand, chef de l’équipe de gardiennage de
l’hôpital du Tivoli depuis quelques semaines, s’affairait depuis
une heure à tenter d’équilibrer un planning de travail qui ne
provoquerait pas la révolution au sein du groupe dont il avait la
responsabilité. C’était la première fois que son employeur le
désignait comme chef d’équipe, et bien que néophyte dans le
métier à près de cinquante ans, il lui tenait à cœur de donner
pleine satisfaction à ses patrons. Près de trente années à exercer
le métier de peintre décorateur indépendant lui avaient permis
d’acquérir une certaine philosophie et le jour où il avait décidé
d’envoyer balader les lois sociales, la TVA, les contrôles fiscaux,
les croisades contre les factures impayées, les devis perdus
d’avance et les crises de vertige qui le tenaillaient lorsqu’il devait,
tel un félin qu’il n’était plus, arpenter les corniches pourries de
22
ses clients, il s’était senti soulagé au point qu’il en avait pleuré de
joie.
Ce travail était une aubaine. Son âge et son expérience de la
vie lui avaient conféré le privilège d’accéder assez rapidement à
des responsabilités bien plus hautes qu’il ne l’aurait imaginé.
Il s’était intérieurement planifié sept ou huit années de travail
avant d’envisager une retraite dont il jouissait déjà
anticipativement, dans son esprit du moins !
Il espérait arriver jusque là sans ennui, fuyant le plus possible
les tracas et ménageant sa propre santé et celle de ses
collaborateurs. Il détestait les « petits chefs » imbus de leur statut,
qui en rajoutent pour s’enorgueillir et flatter leur ego du pouvoir
qui leur est attribué.
Galand appréciait la tranquillité et le travail bien fait. C’est
pour cela que la confection des horaires, tenant compte de la
répartition des pauses et des week-ends, sans oublier les jours de
récupération, les maladies et les congés pour raisons familiales,
s’apparentait parfois à un casse-tête.
Il pensait en avoir fini avec cette corvée, lorsqu’un patient se
présenta à la porte de son bureau, quémandant un entretien. La
chose était assez exceptionnelle et il invita le visiteur à s’installer,
assez flatté par cette sollicitation.
Il se demanda quand même si la présence de ce malade
accompagné de sa potence où pendaient deux poches de
perfusion était bien réglementaire, mais dut se résoudre à avouer
son ignorance sur ce point de règlement. Il se jura de le vérifier
dès qu’il en aurait fini avec cet homme pâle, dont les cernes
trahissaient une grande lassitude.
Il était loin d’imaginer que cette visite allait sonner le glas de
cette quiétude vers laquelle il tendait comme un absolu
existentiel.
- Que puis-je pour vous ? commença le chef des vigiles. Ce
n’est pas courant de recevoir la visite de personnes hospitalisées.
- Je m’en doute, répliqua Quinchon, qui ne savait pas
exactement comment tirer la première salve de questions qui le
tarabustaient. Je vous le dis tout de suite, je crois que je n’ai pas le
23
droit de me trouver ici… mais je n’en aurai pas pour bien
longtemps.
- Vous… vous êtes hospitalisé dans… dans quel service ? lui
demanda Jean-Claude, persuadé que cet homme avait fugué de
l’aile psychiatrique ?
- Cardiologie ! J’ai fait un « infar »… mais ça va beaucoup
mieux… l’aile 4C… vous connaissez ?
- Pas… pas particulièrement !
- Pourtant, vous devriez.
- Je ne vous comprends pas ! Pourquoi devrais-je connaître
particulièrement l’aile 4C ?
- Parce qu’on y meurt beaucoup. Vous ne pouvez imaginer
comme ça tombe. Des mouches… c’est cela, ils tombent comme
des mouches.
- Très bien, ils tombent comme des mouches… et vous êtes
monsieur ?
- Quinchon ! Marcel Quinchon.
Le vigile, persuadé avoir affaire à un dérangé des neurones,
un tordu de la cervelle, un malade souffrant de névrose
obsessionnelle qui voit des morts partout, voulut décrocher le
combiné pour s’informer de ce qu’il devait faire de ce gugusse.
C’est à ce moment-là que Quinchon croisa son propre reflet
dans un miroir surplombant un lavabo de service. En
s’observant, il se rendit compte que son visage ne devait pas
inspirer confiance. Son teint était gris, ses yeux vitreux et creusés
au fond d’orbites ravagées, sa bouche était tordue et ses lèvres
parsemées de croûtes de fièvre.
Cet homme, apparemment sympathique, n’allait pas le
prendre au sérieux s’il ne tentait pas quelque chose pour
retourner la situation en sa faveur.
- Non, n’appelez pas ! Je voudrais juste que vous m’écoutiez
cinq minutes. Je vous en prie, c’est important !
- Bon ! Je vous écoute. Mais je vous signale que si c’est pour
vous plaindre d’un vol quelconque dans votre chambre, l’hôpital
n’est en rien responsable !
- Il ne s’agit pas de cela, je vous parle de meurtres !
24
- Pardon ?
Le fou insistait.
- Laissez-moi vous expliquer. En cinq jours, trois personnes
de l’aile 4C, là où sont soignés les patients souffrant de
problèmes cardiaques, des malades censés être placés sous
surveillance permanente, puisqu’il s’agit d’un service de soins
intensifs, trois personnes, donc, sont décédées.
- Mais… ils étaient cardiaques et les risques de décès dans ces
services sont plus importants que…
Quinchon l’interrompit.
- Qu’ailleurs ? Qu’est-ce qui vous autorise une telle
affirmation ? Connaissez-vous les statistiques de mortalité
comparées ?
- Heu… non. Honnêtement, non.
- Lorsque j’ai été admis en urgence, le diagnostic d’infarctus a
été établi en quelques minutes. La première chose que le médecin
m’a affirmée, c’est que rien ne pouvait m’arriver tant que j’étais
pris en charge. Admettant donc qu’il n’est pas possible de prévoir
l’imprévisible, je veux bien souscrire à l’idée qu’il arrive qu’une
personne décède… de temps en temps, mais là, ça commence à
chiffrer… et puis, je ne vous dis pas, mais l’ambiance dans le
service est… comment dire… tendue, oui, c’est ça…
excessivement tendue !
- Ecoutez… c’est un problème qui ne relève pas de ma
compétence.
- Vous n’êtes pas… responsable de la sécurité dans cette
clinique ?
- Cette affaire relève de la gestion interne du service. Vous
savez, nous ne sommes pas mandatés pour circuler dans les
couloirs où sont hospitalisés les malades. Notre mission se borne
à surveiller les accès, les zones publiques de l’institution et à
repérer, maîtriser et se débarrasser d’éventuels fauteurs de
trouble… Je ne vois pas ce que je pourrais faire pour vous…
- Et… si je vous disais que moi-même, je crains pour ma
sécurité… que je ne ressens pas une totale confiance vis-à-vis du
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personnel de ce service… que je voudrais me placer sous votre
protection… que me répondriez-vous ?
Galand commençait à transpirer. Des gouttes de sueur
coulaient le long de son dos et cette sensation désagréable
redoubla son envie de fumer.
- Monsieur Quinchon, je vous le répète, je ne peux rien pour
vous… adressez-vous à la direction ou… ou à la police…
- Je comprends, je comprends, marmonna Quinchon,
dubitatif et conscient que le brave homme aurait fait et surtout,
dit n’importe quoi pour se débarrasser de cet encombrant
personnage.
Bravant les interdits, le responsable de la sécurité dégagea
délicatement d’un paquet rouge et blanc une « Belga » filtre et
baragouina une incompréhensible excuse à son interlocuteur. Il
aspira une bouffée puissante qui consuma presque à elle seule, la
moitié de la clope.
- J’en veux bien une, moi aussi, affirma Quinchon, posant
ainsi un geste de virulente contestation à l’égard de son médecin
dont il se désolidarisait définitivement par cet acte de rébellion.
Galand lui présenta le paquet, se disant que si on le
découvrait occupé à refiler une cigarette à un coronarien, il
pourrait se chercher un autre emploi. Et retourner aux rondes
dans les galeries commerçantes n’était pas une perspective qui
l’enchantait. Au contraire, mais il lui fallait se débarrasser de cet
obsédé du crime.
Il balbutia.
- Je ne devrais pas.
- Je sais, rétorqua Quinchon, mais je ne vais pas vous
embêter plus longtemps… juste deux ou trois questions.
Dix minutes et trois « Belga » dans les bronches plus tard,
Quinchon quittait le bureau du responsable de la sécurité,
informé de toutes les procédures de sécurité en vigueur dans
l’hôpital, au courant des heures de rondes et une copie de tous les
lieux d’implantation des caméras de surveillance sous le bras.
En échange de tout cela, Galand avait obtenu toutes les
garanties - mais qu’est-ce que ça a comme valeur une garantie
26
dans la bouche d’un privé ? - que le détective ne fasse jamais
mention de leur entretien.
Une fois la porte refermée, le vigile en chef, constatant la
disparition de son paquet, se mit en quête d’un moyen efficace
pour aérer la pièce, quand la sonnerie du téléphone retentit.
On lui signalait la disparition d’un malade de l’aile 4C, un
patient dont la description était sans équivoque.
Entre-temps, Quinchon avait réintégré ses meubles et
souriait en écoutant les remontrances de l’infirmière en chef. Il
subissait ce flot d’admonestations avec un mépris qui en disait
long sur ce qu’il pensait d’elle.
- Quand vous en aurez terminé, madame, peut-être pourriezvous me laisser me reposer. Cette expédition m’a épuisé.
Elle claqua la porte et Quinchon crut comprendre que ce
qu’elle pensait de ce patient relevait de la plus supérieure des
goujateries.
Il n’allait sans doute plus faire de vieux os dans cette
chambre et se réjouissait de recevoir son bon de sortie. Même si
celui-ci était quelque peu anticipé.
Avant cela, il lui fallait absolument obtenir de Nancy
l’identité, et pourquoi pas, le dossier médical des trois trépassés
de l’aile 4C.
Il s’assoupit en rêvant aux rondeurs de la blonde auxiliaire
médicale.
Une phrase de Jacques Lacan lui revint en mémoire, alors
qu’il allait sombrer dans le sommeil : « Si vous croyez m’avoir
compris, vous vous êtes sans doute trompés »
27
V
Back to the future!
- Maurice Renard assumait d’assez hautes responsabilités
dans le monde syndical et, à une certaine époque, des bruits
circulaient à propos d’histoires de passe-droits, de pots-de-vin et
de vagues soupçons de détournements de fonds avaient
légèrement émoussé son image de marque, sans qu’aucune de ces
rumeurs ne trouve de fondements suffisants pour que les
tribunaux s’en saisissent. En réalité personne n’aurait osé
s’attaquer à ce monstre sacré, tant son influence pouvait s’avérer
déterminante auprès de tout ce que la région comptait comme
« forces vives ». Du monde économique au monde sportif, en
passant par le monde culturel, social et j’en passe, Maurice
Renard avait ses entrées partout. D’ailleurs il siégeait au sein d’un
nombre incalculable de conseils d’administration. Il s’était enrichi
avec ce que le code fiscal appelle les indemnités de bénévolat !
C’est dire combien il était craint, respecté, pour son influence
davantage que pour ses qualités humaines… et c’est sans doute
pour cela qu’il était aussi détesté, voire haï par certains. Sa mort
n’a pas dû faire couler que des larmes. Je suis certain que bien des
bouchons ont sauté pour fêter l’événement !
L’homme qui venait de brosser ce portrait de Maurice
Renard s’appelait Marius Bouffartigue.
Quasi-octogénaire, ce petit homme sec et nerveux, affichait
une satisfaction et une fierté évidente à pouvoir débiter sans la
moindre hésitation ce discours qui démontrait à quel point sa
mémoire demeurait au pinacle de sa forme. Bouffartigue
constituait à lui seul, une anthologie vivante d’une région du
Centre dont il n’était pourtant pas originaire.
Natif du Sud de la France, comme la musicalité de son nom
et la typicité de son prénom le laissaient sous-entendre, il avait
débarqué à La Louvière au tout début de la guerre, et personne
28
ne connaissait les raisons de cet exode, bien que des rumeurs de
désertion eussent couru à son sujet. Il n’avait gardé de ses
origines sétoises qu’un léger accent méridional - assez burlesque
lorsqu’il s’essayait au parler patoisant - et un goût immodéré pour
la pipe et le tabac gris qui parfumait son haleine et jaunissait des
moustaches qui contrastaient joliment avec la blancheur albâtre
de sa chevelure abondante.
S’il maîtrisait si bien son sujet, c’est parce qu’il avait été une
des plumes les plus affûtées de la presse régionale. Pendant
quarante ans, il avait couvert tous les évènements de la région ;
des plus grandes catastrophes à la plus petite inauguration, des
grandes grèves aux funérailles du sixième échevin, de la montée
du club local de football en division I à la fête de fin d’année de
l’école maternelle du quartier le plus reculé de Besonrieux, de la
visite royale à la kermesse aux moules du hameau de Bouvy, rien
ne lui avait échappé. Aucun épisode de la vie locale ne s’était
déroulé, du moins entre 1950 et 1990, sans qu’il ne fût convié à y
participer.
Les hommes étaient passés ; le monde avait changé, la région
était en pleine mutation, les technologies évoluaient à une
cadence exponentielle, mais Bouffartigue demeurait, tel que luimême ; observateur lucide, vigilant et souvent critique du monde
qui l’entourait. Lorsqu’une grande personnalité venait à
disparaître, quelqu’un qui avait marqué la région de son
empreinte, c’est à lui que l’on s’adressait. Il n’avait pas son pareil
pour raconter, souvent par le petit bout de la lorgnette, truffant
ses propos d’anecdotes, et parfois d’indiscrétions, la vie de ces
gens qui n’étaient réellement connus du grand public que par
leurs fonctions, alors que lui, Bouffartigue les avait rencontrés
dans le privé, dans des situations personnelles, de fêtes, de
drames ou de désespoir, de découragement, parfois aussi.
- Autrement dit, monsieur Quinchon, votre Renard ne s’était
pas fait que des amis, ce qui par ailleurs est également le cas de
deux autres personnes dont vous me parlez ! C’est assez intrigant,
finalement votre histoire !
29
Si Quinchon s’était retrouvé dans cette chambre du service
d’orthopédie, occupé à deviser avec ce vieillard à la voix
nasillarde qui se remettait lentement d’une fracture de la hanche
ne semblant nullement l’affecter, c’était grâce à la divine
intervention de l’opulente Nancy. Rouge de honte, pourpre de
confusion, à la limite de la congestion, tant l’idée d’outrepasser
les règlements lui était insupportable, elle avait glissé dans la main
de Quinchon un papier sur lequel étaient renseignés les noms des
trois cardiaques décédés ces derniers jours et une phrase
rapidement griffonnées : « Marius Bouffartigue, Chambre 417,
Orthopédie. Connaît tout le monde, pourrait vous donner des
renseignements ! ». Il ne s’était pas immédiatement rendu compte
de la présence du document, tant il concentrait son regard sur le
bout de ses seins qui semblaient durcis par l’émoi,
Splendide informatrice, merveilleuse moucharde qui avait
franchi le Rubicon de l’interdit, et profané les règles du silence et
du règlement, à son corps défendant, pour devenir la complice de
ce patient que tout le personnel boudait depuis deux jours.
Marcel, au bord des larmes aurait voulu lui embrasser les
joues, lui mordiller les seins, la serrer dans ses bras et la pénétrer
d’un coup de rein pour la remercier de cette complicité qui
augurait de rapports futurs qui enflammaient son esprit de
perspectives pleines de stupre, de débauche et de luxure.
Une érection rassurante quant à l’avenir de sa sexualité lui
encombrait le bas ventre, réjouissante tumescence, symbole du
retour à la vie, à la force, certitude d’avoir triomphé de ce combat
contre ce cœur en révolte.
- Quand me dites-vous qu’il est mort ce saligaud de Renard ?
- Vendredi passé, le 13 août !
- Et nous sommes …
- Mardi 17 !
- C’est incroyable !
Bouffartigue semblait subitement rêveur, un peu amer. Il se
reprit au bout de quelques secondes.
30
- Personne ne m’en a parlé ! On ne m’a même pas demandé
de pondre une petite nécro pour la gazette ! Ah, monsieur
Quinchon, c’est à cela que l’on se sent vieillir, quand on n’a plus
besoin de vous ! On l’a déjà enterré ?
- Je l’ignore.
- C’est embêtant, j’aurais tellement aimé assister à ses
funérailles.
- Pourriez-vous me parler des deux autres…
- …Macchabées ?
- Oui ! Si vous voulez, appelons-les comme ça !
- Rappelez-moi comment s’appelaient ces deux personnes ?
- Octavio Salamone, mort le dimanche 15 août et Rudy
Thirion, mercredi passé, le 11 !
- Ah… Salamone ! Ce bon vieux bâtisseur de taudis, cet
escroc notoire, cet arroseur de bakchichs… Je pourrais vous en
parler des heures de ce truand, de ce margoulin du béton, de cet
arnaqueur de la brique, de cet exploiteur de la misère humaine…
- On dirait que vous ne l’aimez pas…
- Pour sûr ! Vous savez… la moitié de la ville aurait payé
pour bidouiller ses perfusions et le regarder crever, lentement,
tranquillement… d’ailleurs, il était bien conscient de ne pas avoir
que des amis et il ne s’aventurait jamais en ville sans ses gorilles.
Une troupe de gardes du corps, soi-disant formés pour cette
fonction, mais tellement cons que si leur patron leur demandait
de faire la peau au premier quidam venu, ils étaient capables de
l’étriper, sans se poser de questions. Un bataillon de petits fachos
aussi méchants que stupides qui à eux cinq n’obtenaient pas en
les cumulant le QI d’un débile mental.
- Et ce Salamone, de quoi était-il coupable pour s’être fait
autant d’ennemis ?
- Tout ! Arnaquer ses associés, racketter ses concurrents,
détourner des millions, truquer les marchés publics, se mettre en
faillite pour ne pas payer ses fournisseurs, c’est-à-dire organiser
son insolvabilité, menacer le personnel du cadastre pour obtenir
des permis de bâtir, puis les faire chanter, confondre les lois
sociales et la loi de la jungle, faire travailler du personnel non
31
couvert par les assurances… Et j’en passe, mais sa spécialité
consistait à couler dans le béton les personnes qui auraient osé
s’opposer à lui, ceux qui voulaient le dénoncer… Vous vous
faites une petite idée du genre de personnage ?
- Oui… mais… cette ordure n’a jamais eu de démêlés avec la
justice ?
- Les quelques téméraires qui ont osé s’attaquer à lui, et qui
n’ont pas subi le sort que je viens de vous décrire, n’y ont gagné
que des broutilles. Des non-lieux, au pire des amendes
administratives, des sursis… Puis après, des ennuis, de très, très
gros ennuis.
- Vous semblez bien le connaître !
- Mais qui ne le connaissait pas ? Pas un seul maçon, un seul
manœuvre, un seul ouvrier ou fils ou frère ou mère ou arrièrepetite-fille de travailleur du bâtiment n’ignore l’aventure de la
prodigieuse ascension d’Octavio Salamone. Si j’ai bon souvenir,
c’est à la fin des années cinquante que sa famille s’installe dans le
quartier de l’Etoile à Morlanwelz, il devait être âgé à l’époque
d’une quinzaine d’années. L’Etoile, c’était une cité, ou plutôt un
coron sinistre, à quelques kilomètres d’ici, spécialement prévu
pour les travailleurs italiens attirés par les sirènes de l’argent facile
que la Belgique et ses mines de charbon allaient leur offrir.
L’illusion allait être de courte durée pour ces gens et
l’exploitation de cette génération de mineurs, dont beaucoup
mourront lors d’accidents ou suite à de pénibles maladies
respiratoires, génèrera des enfants aigris, haineux, rancuniers à
l’égard d’un pays qui n’a pas tenu ses promesses. Ceux qui ont
connu la misère des corons, la faim, le froid, les larmes du père
qui souffre à chaque inspiration, deviendront les plus terribles
exploiteurs, à leur tour, habités par cette inexpugnable soif de
vengeance et de revanche sur un sort qui ne les a pas gâtés.
Salamone n’est pas le seul de ces immigrés de seconde génération
a avoir connu la fortune et tous n’y arriveront pas nécessairement
en contournant la loi, mais il était très fort, parce qu’insatiable,
capable de tout pour l’argent. On raconte qu’il a un jour offert en
cash trois fois la valeur de son établissement à un restaurateur
32
chez qui il avait fait un excellent repas, congédiant sur-le-champ
le personnel présent pour y établir des hommes à lui. On dit aussi
que s’il était mal servi, il était capable de commanditer pour le
soir même l’incendie « accidentel » d’un endroit où on lui aurait
manqué de respect.
Le vieil homme souriait en narrant ses anecdotes, tandis que
Quinchon commençait à s’assoupir, non qu’il ne fût passionné
par le récit de Marius Bouffartigue, mais il commençait à
ressentir les effets indésirables des médicaments que les
infirmières l’obligeaient à avaler en leur présence.
- Et Thirion ?
- Quoi ! Vous ne voulez pas que je vous raconte encore
quelques passages de la vie et de l’œuvre de Salamone ? Les
bordels ! Je ne vous ai pas encore parlé des bordels. Ni des boîtes
à partouzes, les clubs de rencontre comme on appelle cela
hypocritement… il paraît que…
- Je n’en doute pas, monsieur Bouffartigue, mais je crains
devoir rejoindre incessamment ma chambre et je voudrais
quelques informations sur ce Thirion. Rudy Thirion. Je vous jure
que nous nous reverrons et que vous me parlerez des bordels…
J’adore les histoires de bordels…
Le vieux journaliste semblait contrarié. On le privait de la
partie la plus croustillante du récit. Il devint plus froid. Cassant,
même !
- Que voulez-vous que je vous dise de ce Thirion ? N’est pas
de ma génération, celui-là !
- Il avait 49 ans avoua Quinchon, penaud, réprimant un
bâillement.
- Comme je vous dis ! Un gamin.
- Vous le connaissiez ?
- La seule chose que je sache est qu’il a été inquiété dans une
affaire d’ampleur nationale : l’assassinat d’André Cools.
Quinchon se rappelait de ce dossier qui avait secoué la
Belgique et qui venait de connaître son terme par un procès très
médiatisé. Quelques peines, dont certaines assez lourdes,
quelques acquittements, quelques accusés à l’étranger,
33
apparemment inextradables, mais toujours pas la moindre idée
concernant les véritables commanditaires de cette exécution. On
avait évoqué la responsabilité d’un autre ancien ministre
désormais muet pour cause de suicide, mais rien de plus ...
Il n’avait pas le souvenir que parmi les accusés se soit trouvé
un dénommé Thirion.
- Expliquez-moi !
- Vous expliquer quoi, explosa Bouffartigue, soudain
acariâtre.
- Le rapport entre le procès Cools et ce Thirion.
- Thirion était coiffeur dans une galerie du centre ville et son
voisin, un bijoutier du nom de De Prophétis lui avait demandé de
planquer une arme dans son salon. L’histoire n’aurait eu aucune
suite si, quelques jours plus tard, le bijoutier n’était interpellé
pour complicité dans l’affaire. La femme du coiffeur a paniqué et
a porté le flingue à la police. Il s’est avéré que cette arme faisait
partie d’un lot qui avait été volé, lot dont faisait également partie
l’arme qui avait servi à liquider l’ancien ministre. Voilà !
Manifestement, il ne souhaitait pas en dire plus. En
l’interrompant sur Salamone, Quinchon avait vexé le vieil
homme qui se figeait maintenant dans un silence renfrogné.
- Puis-je encore abuser de votre temps, et surtout de vos
connaissances ? demanda Quinchon, flatteur.
- Faites vite !
- Pensez-vous qu’il y ait un rapport entre ces trois
personnes ?
-Non ! Enfin… je ne crois pas. Il est possible, et même
certain que Salamone et Renard se connaissaient, qu’ils se soient
rencontrés…mais je doute qu’ils s’appréciassent. Encore que…
- Un point commun ?
- Je ne vois pas.
- Pensez-vous qu’il soit possible que ces trois personnes
décèdent, à quelques jours d’intervalle, dans un service où ils sont
surveillés en permanence ?
- Vous me demandez s’il est concevable d’imaginer qu’ils
aient été assassinés ?
34
- Ou qu’un seul ait été visé, et qu’on ait liquidé les deux
autres dans le seul but de brouiller les pistes.
- Un véritable roman policier votre affaire.
- Que voulez-vous, il faut bien gagner sa vie !
- En effet, répondit Bouffartigue qui n’avait pas vraiment
relevé cette dernière réflexion de Quinchon rendant ainsi
hommage à son créateur.
- S’il y en a un qui était le plus susceptible d’être dans le
collimateur d’un tueur à gages, c’était Salamone. C’est clair !
Renard n’était pas plus blanc que blanc non plus, mais de là à…
Non ! Thirion, je vous dis, je le connais moins, trop jeune !
- En tout cas, je vous remercie. Grâce à vous, je crois que je
commence à avancer.
- Vous revenez quand vous voulez, avoua le vieillard
redevenu soudainement souriant.
- Alors, soyez assuré que nous nous reverrons.
Quinchon se dirigeait lentement vers la porte, courbaturé par
tout ce temps passé dans le fauteuil inconfortable, quand
Bouffartigue l’interpella.
- Vous êtes toujours hospitalisé ici ?
- Bien sûr !
- Alors, vous n’êtes pas mandaté pour cette enquête ?
- Non, avoua Quinchon, embarrassé par cette question.
- Mais alors, qu’avez-vous voulu dire par : « Il faut bien
gagner sa vie ! »
- Oh ! Une boutade… juste une boutade !
Quinchon referma la porte tout en jetant un dernier coup
d’œil au vieillard rasséréné, heureux de cette nouvelle complicité,
satisfait de cette utilité retrouvée.
Il traversa le couloir du service orthopédique en méditant
cette phrase de Georges Perec : « A la fin de ma vie, je voudrais
m’être servi de tous les mots du dictionnaire ».
Ce vieillard, cette encyclopédie vivante, qu’il venait de
rencontrer vivrait-il encore assez longtemps pour y parvenir ?
35
VI
Viva la Casa !
Cardiaque depuis une semaine, Marcel Quinchon se préparait
à quitter l’aile 4C du CHU Tivoli, rétabli, selon les médecins,
chassé d’après lui, mais finalement satisfait de réintégrer son
modeste deux pièces, son inconfort, ses charmes rustiques, son
univers bucolique.
Il avait fait le choix de se débrouiller seul. Puisqu’il avait été
capable d’arriver jusque-là, il en ferait de même pour le retour.
Malheureusement, la vieille Golf n’était plus sur le parking de
l’hôpital. William, au péril de sa vie, l’avait ramenée à demeure.
Bien sûr, Chloé se serait fait un plaisir de le raccompagner, de
le chouchouter, de l’assister, de porter ses valises, mais il avait
horreur de demander. Demander s’apparentait à implorer, à
s’abaisser, à s’humilier. En quelque sorte, reconnaître son
incapacité. Et plus encore, l’idée de jouer au grand malade, lui
était insupportable !
Pour la forme, il était allé faire ses adieux à Marius, lui
promettant de prendre de ses nouvelles, de venir lui rendre visite,
mais le vieil homme lui était apparu triste, des marques de
mélancolie gâtant son beau visage buriné par les années.
Le personnel du service n’avait pas semblé affecté par son
départ et son cardiologue lui avait débité, d’un ton dénué
d’humanité et de toute motivation professionnelle, la litanie des
nombreuses précautions auxquelles il devait impérativement se
soumettre. La consigne résumée tenait en quelques mots :
« Reposez-vous, prenez vos médicaments et ne succombez plus à
vos vices ! »
- Cours toujours ! s’était-il dit.
Il aurait aimé saluer Nancy, mais elle était absente, et il n’avait
pas osé la compromettre en demandant de ses nouvelles à ses
collègues. Encore moins ses coordonnées !
36
Le voyage fut monotone et le chauffeur de taxi peu bavard. Il
sentait fort la transpiration. Peut-être se taisait-il parce que son
haleine était à l’égal de ses sudations : fétides et insoutenables. En
remerciement de ses moiteurs pestilentielles, l’homme n’eut droit
à aucun pourboire. Quinchon réclama la monnaie jusqu’au
dernier centime, mais il fut quitte pour se débrouiller avec ses
bagages, preuve que l’incapacité de l’être humain à gérer ses
exhalaisons va souvent de pair avec le manque de tact et de
conscience professionnelle.
Le domaine du Castia était magnifique sous le soleil d’août.
Quinchon se sentit envahi de sentiments contradictoires ; à la
fois satisfait de ce silence, de cette quiétude, preuve de l’absence
de toute vie dans le bâtiment et d’un autre côté, il aurait tant aimé
embrasser le petit Martin, sa tendre maman et son robuste papa.
Sous le saule dont les longues branches si frêles tressaillaient
en effleurant le sol à moindre brise, traînait un transatlantique
aux lignes bleues et blanches. Il n’attendait que lui. Il s’y étendit
et s’assoupit, décidé à guérir et à ne plus se préoccuper des trois
trépassés du Tivoli. Il savourait l’idée d’en être un rescapé.
Il n’en était qu’au stade des préliminaires amoureux, tentant,
malhabile, de dégrafer le corsage de l’infirmière qui poussait des
couinements mi-gênés, mi-satisfaits, lorsqu’un crissement de
pneus dans l’allée l’arracha à ses rêveries érotiques. Le temps de
vérifier qu’aucune trace de son émoi onirique ne fut visible, il se
retrouva assailli de questions et de marques d’affection dont il se
délecta, affectant l’embarras derrière une pudeur qu’il savait
ridicule.
- Pourquoi ne pas nous avoir prévenus que vous sortiez
aujourd’hui, nous serions venus vous chercher ?
- C’est gentil, Chloé, mais je ne voulais pas vous déranger.
- Vous allez mieux, s’inquiéta William ?
- Très bien, ça va bien… Enfin… Je dois être prudent, me
ménager…
- Bien sûr.
37
De cet échange de banalités, Quinchon ressortit étonné de la
froideur de l’enfant à son égard. Il se tenait légèrement en retrait
de ses parents, comme intimidé, effarouché par l’image de ce
parrain aux traits chiffonnés.
- Tu n’as pas l’air de bonne humeur, mon bonhomme ?
- Si.
- Tu ne me sautes pas dans les bras ?
- Non ! Je ne peux pas !
- Comment ça, tu ne peux pas ?
- Papa et maman m’ont dit que je ne pouvais plus jouer avec
toi, parce que tu es malade.
- C’est quoi cette histoire ?
- Ils m’ont dit de ne pas te fatiguer.
Le détective éclata de rire, serra le petit dans ses bras et lui
expliqua que pour que son cœur guérisse, il avait besoin de ses
câlins, de ses blagues et surtout de son sourire. La mise au point
parut satisfaire Martin qui s’en alla directement expliquer à ses
parents qu’ils n’avaient rien compris à la cardiologie
contemporaine et appliquée.
Il se sentait bien, détendu au milieu de cette famille
tourbillonnante. Tandis que Chloé s’affairait dans la cuisine, lui
enjoignant de loin à se joindre à eux pour le repas du soir, Martin
entamait une course poursuite infernale contre un ennemi
invisible sur son tricycle et William, lui proposant un verre de jus
d’orange – auquel il aurait volontiers préféré un Ricard – venait
lui annoncer la bonne nouvelle : il était transféré à La Louvière !
Au Tivoli ! A cent mètres de l’hôpital du même nom !
- On dirait que cette nouvelle vous contrarie, Marcel !
- Au contraire… mais, le Tivoli… pour moi, ça évoque
l’hôpital, plutôt que le stade.
- Je comprends !
- Alors ! Dites-moi tout ! Comment s’est déroulé ce
transfert ?
Quinchon n’y entendait rien au football et William n’avait pas
compris, depuis le temps qu’ils se côtoyaient, qu’il était inutile de
se lancer dans des explications techniques, regorgeant de termes
38
barbares comme « libero », « hors-jeu » et autres « tacklings » ou
« quatre-quatre-deux préférable au quatre-trois-trois ». Non !
Quand il évoquait son métier, il était passionné, lyrique,
enthousiaste et Quinchon opinait, trouvant ce sport plus
complexe encore que l’informatique, autre domaine auquel il se
sentait intellectuellement hermétique.
- Mon manager m’avait déjà dit que monsieur Renard, le
directeur technique de la RAAL avait un œil sur moi, surtout
depuis que leur défenseur central est parti à Charleroi et…
- Excusez-moi William, qu’est-ce que la RAAL ?
Il s’esclaffa !
- C’est vrai que vous êtes nul en foot, je m’excuse. La RAAL,
c’est le club de football de La Louvière, on dit aussi « les loups » !
- D’accord ! Vous êtes donc « loup », mon cher William !
Félicitations !
- Et donc, j’ai signé lundi ! Un contrat de deux ans… c’est
formidable, non ?
Sincèrement, profondément et même honnêtement,
Quinchon n’arrivait pas à partager sa joie. En quoi était-ce
formidable ? Oserait-il lui demander ?
Chloé arriva à la rescousse et fit toute la lumière sur cette
nébuleuse affaire.
- C’est une chance pour William de jouer en première
division, en plus du salaire qui est quand même plus…
conséquent que dans son ancien club, il aura beaucoup moins de
déplacements. En un quart d’heure, il est au stade !
- Et puis, tout n’est pas déclaré… enfin, ça, on ne peut pas en
parler.
La naïveté de William était réjouissante.
- Non ! N’en parlez pas, affirma Quinchon. Eh bien, à votre
santé ! Je suis heureux de partager votre joie. J’espère que cette
augmentation de revenus ne va pas vous pousser à mettre votre
locataire à la porte… surtout que …
- Que, quoi ? s’inquiéta Chloé.
- … Que j’ai deux… ou peut-être même trois mois de loyer
en retard …
39
- Ne vous tracassez pas pour cela !
Chloé n’était pas vraiment mercantile et William avait l’esprit
bien trop occupé par la RAAL pour se préoccuper de ce
problème de loyer.
- Notez bien que pour ma première journée, je n’ai pas été
gâté. Toute l’équipe devait assister à l’enterrement d’un des
meilleurs amis du Président du club, un très gros sponsor,
surtout.
- J’ignorais, dit Quinchon, que vous deviez vous soumettre à
de telles obligations.
- Disons que c’est le mauvais côté du métier. Les clubs
dépendent beaucoup des hommes d’affaires qui y injectent de
l’argent et, d’après ce qu’on m’a dit, monsieur Salamone versait,
chaque saison, quelques centaines de milliers d’euros dans les
caisses. C’est finalement cet argent qui permet de nous
rémunérer.
- Bien sûr ! Salamone, vous dites ! Octavio Salamone ?
- Je pense, oui ! Vous le connaissiez ?
- Vaguement. Nous avons séjourné quelques temps…
quelques heures, disons, dans le même immeuble.
Salamone ! Quinchon se souvint de ses mouvements
désespérés pour s’accrocher à la vie, de ses cris, des ses appels à
l’aide de cet homme qui s’était éteint dans une ultime supplique
qu’il avait été incapable d’interpréter.
Et ce Renard que William avait évoqué, ce fameux…
directeur technique de la prodigieuse RAAL, était-il un proche,
un membre de la famille de l’autre cadavre ? Son fils ? Etait-il
possible que tout cela ne soit que le fruit du hasard ? Pourquoi
cette affaire, cette troublante coïncidence, cet enchaînement de
décès, dont il avait été le témoin partiel, tout cela revenait à lui,
comme un boomerang ?
- Vous semblez soucieux, Marcel, lui dit Chloé au moment de
passer à table.
Elle n’avait pas tort. Il aurait souhaité oublier tout cela, se
vider l’esprit. Alors qu’il vivait ses premières heures de liberté, les
trépassés revenaient déjà hanter son existence.
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Comme si le hasard lui imposait de résoudre cette énigme.
Mais rien n’aurait pu détourner son attention du fumet
enivrant du navarin d’agneau qu’il s’apprêtait à déguster sans
modération, faisant fi des recommandations du cardiologue.
Après tout, que le principal pourvoyeur de fonds du club qui
employait William trépasse sous ses yeux était un fait insignifiant,
d’une affligeante banalité et à la limite, d’une très relative
tristesse.
Son cœur ! Il ne devait penser qu’à lui, se concentrer sur tous
les gestes du quotidien pour qu’il guérisse. Là devait résider sa
seule, son unique hantise ! Dans la foulée de sa réflexion, il
suspendit le geste qu’il allait commettre ! Ne pas se resservir !
Prudence et circonspection ! Précaution, réserve et discernement
dans l’alimentation ! Comme dans le reste aussi ! Diable !
Et s’il s’abstenait de renouveler le contenu de son assiette, ne
pourrait-il s’offrir une petite tige ? Quelques bouffées ? Juste la
prendre en main, la chipoter, sortir le briquet, hésiter, passer la
cigarette sous son nez, là où ça chatouille, la mettre en bouche,
éteinte, ressortir le briquet, finalement l’allumer, enfin, aspirer,
s’enivrer, expirer le poisson, délicieux arôme, défi à la vie,
inconséquence manifeste, victoire du plaisir sur la volonté de
survivre !
Billevesées !
Dans cette maison, on ne fumait pas !
- Sans vouloir passer pour un gougnafier, encore moins pour
l’écornifleur de service, et sans attendre de vous proposer de
l’aide pour la vaisselle, puisque je connais déjà la réponse, je vais
vous laisser en famille. J’ai splendidement bien mangé, mais je
suis assez fatigué.
Il s’en retourna en sa minuscule demeure, à petits pas lents et
las, courbé comme un vieil homme qu’il se refusait d’être et
encore moins de devenir, mais heureux, repu et certain que
Martin était occupé à interroger ses parents pour savoir d’où
étaient originaires ces mystérieuses tribus sauvages appelées les
gougnafiers et les écornifleurs.
41
S’endormant, l’image de ce petit bonhomme à l’esprit, il se
rappela cette phrase d’Achille Chavée : « Je suis un vieux chef
sioux qui ne marchera jamais en file indienne »
Quinchon aussi se sentait un peu sioux… mais juste un peu !
42
VII
Question de corbeau
Il se réveilla la bouche pâteuse et le crâne lourd.
Le jour terminait de se lever et une brume légère traînait,
cotonneuse, sur les campagnes environnantes. Au loin, le chant
déterminé d’un coq, celui de la ferme voisine, et dans les arbres
de la forêt, quelques criailleries d’oiseaux nerveux, toujours forts
prolixes en ces heures matinales. Sans doute, ces volatiles se
plaisaient-ils à se raconter leurs rêves nocturnes pour être à ce
point bavards en ces matins estivaux.
Promesse d’une journée chaude et ensoleillée.
Pendant que le vieux percolateur gargouillait péniblement un
café qu’il savait d’avance écœurant, parce que trop fort, trop noir,
Quinchon se rappela que le tabac lui était fortement déconseillé.
Tous les rites, toutes les habitudes, il devait les sacrifier sur
l’autel de sa santé.
Pensant aux médicaments qu’il devait aller chercher au
village, à ce frigo, désespérément vide qu’il fallait nourrir, à sa
vieille Golf qui refuserait de démarrer, à moins de la brancher sur
la batterie de la voiture de Chloé, il finit par s’attaquer au paquet
de courrier qu’il avait prudemment contourné la veille, à l’heure
du passage sous la couette.
De fait, le café était imbuvable, mais la première gorgée ne fit
qu’accentuer son désir de tabac.
Les nouvelles n’étaient pas très digestes non plus ; factures,
rappels de facture, mais aucune mise en demeure.
- Déjà ça ! se dit-il, arrosant le jus d’un trait d’eau minérale !
Un vieux contrôleur des contributions se rappelait à lui, se
demandant pourquoi il ne respectait pas le plan d’apurement
qu’ils avaient, ensemble, patiemment mis au point. Quelques
bibliothèques lui rappelaient également qu’il avait dépassé
l’échéance des prêts qui lui avaient été consentis.
43
Du monceau de paperasses, il extirpa une enveloppe, la seule
qui ne présentait pas cette particularité de provenir d’un créancier
atrabilaire quelconque, un courrier classique, bon marché, avec
son adresse calligraphiée d’une écriture enfantine.
« Si tu veux guérir, ménage-toi, pense à ton
cœur et arrête de foutre ton nez dans des
affaires θυι ne te regardent pas ! »
Un ami qui te veut du bien !
Patiemment, le texte avait été rédigé à l’aide de mots
découpés dans les journaux, assemblés en un collage fastidieux.
Un corbeau s’intéressait donc lui aussi à sa santé. L’oblitération
du timbre, non prioritaire, encore un radin, indiquait la date du
mardi 17 et le bureau de poste central de La Louvière.
Quinchon replia la lettre dans son enveloppe, et la rangea
dans un tiroir, cohabitant ainsi avec trois vieilles piles usagées,
une montre hors d’usage, un stylo, souvenir de sa communion,
un thermomètre, une vieille lampe de poche et un paquet éclaté
vomissant des dizaines de cure-dents.
Le reste de la correspondance lui servit à allumer une petite
flambée destinée à couper l’humidité ambiante et à titiller ses
narines de ce parfum, qui lui rappelait chaque fois les vacances
ardennaises de son enfance. Prodigieuse réminiscence si chère à
Proust. Comme disait Brel, « Madeleine, elle aime bien ça ! ».
Le craquement du bois qui brûle, les vrombissements du
poêle remplaçaient avantageusement la radio, cette musique-là
n’étant pas intempestivement interrompue par des spots
publicitaires débiles comparant l’éclat dans un pare-brise à une
pièce de vingt francs, qui de toute façon, n’avait plus cours !
Contrairement à ce qu’un visiteur impromptu eût pu
imaginer, en embrassant la pièce d’un regard circulaire rapide,
Marcel Quinchon adorait l’ordre et le rangement, mais il en avait
44
une conception personnelle. Il détestait voir traîner des objets,
des vêtements, des papiers en des lieux où ceux-ci n’avaient
aucune raison de se trouver. Il fourrait donc tout dans les deux
ou trois meubles qu’il possédait ou dans des caisses dont il se
promettait souvent de se débarrasser. Cette conception de
l’organisation de son univers lui permettait de ne pas gâcher ses
loisirs par de vaines et inutiles recherches qui l’horripilaient au
plus haut des points.
Il mourrait d’envie de fumer ! Mais s’il fumait, il risquait de
mourir ! Dilemme cornélien. Il se mit à fouiller ses vestes,
persuadé que dans les manteaux d’hiver, ceux qui dormaient
depuis quelques mois dans une malle prévue à cet effet, il
trouverait un vieux paquet de tabac ou de cigarettes desséchées,
mais ô combien salutaires !
Rien ! La conspiration anti-tabagique continuait à s’acharner !
La seule chose qu’il découvrit, fourrée au fonds d’une poche
d’une parka kaki achetée aux puces, ce fut son portable. Un vieux
« Nokia », d’occasion lui aussi, et dont il s’était fait expliquer le
fonctionnement par Martin, tout en prenant des notes, ce qui
avait provoqué l’hilarité des parents du jeune garçon.
L’écran du téléphone était éteint et après avoir retrouvé le
mode d’emploi gribouillé enfoui dans un compartiment de son
portefeuille, il parvint, la langue coincée entre les lèvres à allumer
l’engin, qui lui signalait que des messages l’attendaient. Il se fit la
réflexion que les messages, eux aussi, attendraient parce qu’il
n’avait plus la moindre idée concernant la procédure à suivre
pour y accéder. Martin passerait bien lui dire bonjour pendant la
journée. Et il ne rirait pas de son parrain, parce que lui, du haut
de ses quatre ans, savait qu’il y avait beaucoup de choses qu’il ne
savait pas faire et il n’avait pas honte, l’enfant, de demander l’aide
du vieux Marcel ! Comme attraper les cornets de glaces dans le
congélateur, par exemple !
Avant que William ne file à son entraînement, il redonna à la
batterie de la Golf l’impulsion nécessaire à la mise en route du
véhicule. Le moteur tournait, mais son bruit évoquait celui du
45
Massey Fergusson, un tracteur utilisé dans les années soixante,
tandis que le pot d’échappement dégageait une fumée noirâtre
qui rendit le détective honteux, lui si prompt à condamner les
ennemis de la nature.
- A votre place, Marcel, j’éviterais de me déplacer dans cette
poubelle, lui dit William.
- Poubelle ? Une voiture de… de…
- De quelle année ?
- C’est vrai. Vous avez raison, elle n’est plus toute récente.
Il s’agissait en fait d’un des premiers modèles que le
constructeur allemand avait mis sur le marché au début des
années quatre-vingt. Peut-être même bien, septante, il ne savait
plus, puisqu’un idiot n’avait rien trouvé mieux que de briser une
vitre de l’ancêtre pour subtiliser les papiers du véhicule.
Quinchon n’avait pas compris l’intérêt et le plaisir du
malfaiteur. C’était comme violer une centenaire ! Y a de ces gens,
quand même !
- Et puis, vous roulez sans papier !
- C’est juste pour aller au village. Cinq kilomètres !
- Allez-y avec Chloé, elle aussi doit faire des courses.
William s’encourait, enthousiaste, dynamique et souriant,
s’attacher à pratiquer le mieux possible son métier : « frappeur
dans un ballon ».
- Dire qu’on gagne de l’argent en faisant cela, se dit le
détective, dubitatif.
Il s’était amusé de cette escapade au village. Dans la grande
surface, il s’acharnait à remplir son chariot des choses les plus
inutiles. Il s’encombrait surtout des friandises et de tout ce que
Chloé refusait opiniâtrement d’acheter à ce petit garçon, qui,
comme les autres, était incapable de ne pas succomber aux
charmes de la société de consommation et surtout aux produits
vantés par les médias.
- Comment, s’était-elle étonnée, vous mangez des « minis Babybel » maintenant ?
46
- Parfois, ça m’arrive, avait-il répondu, adressant un clin d’œil
complice au marmot enchanté par cette connivence !
Entre deux magasins, il était même parvenu à s’esquiver pour
acheter un gros paquet de Gauloises Blondes qu’il se promit de
faire durer la semaine entière. Ce fut la seule entorse à son
nouveau règlement d’hygiène de vie personnelle. Il était passé,
sans détourner la tête au travers du rayon des vins, alcools et
spiritueux.
Il était assez fier de résister à la tentation !
Martin l’aidait à ranger les courses, entamant déjà le petit filet
de fromages rouges, lorsque Quinchon se rappela de la présence
du GSM.
Le petit garçon eut tôt fait d’appuyer à la vitesse de l’éclair
sur une série impressionnante de touches – il regrettait de ne pas
avoir eu le temps de noter la procédure - qu’il lui tendait le
minuscule appareil, affirmant :
- T’as plein de messages !
De fait ne sachant les écouter, et a fortiori les effacer, la voix
d’une hôtesse frigide lui annonçait… « Vous avez… 37…
nouveaux messages… premier message, mercredi… 16… juin
à… 15h44… (Nouvelle voix) « Bonjour, Marcel, c’est Chloé ! Je
vous appelle pour vous souhaiter un bon anniversaire…
n’oubliez pas qu’on vous attend ce soir… au revoir… »
(L’hôtesse frigide de nouveau) « Pour réécouter le message,
appuyez sur un… pour passer au message suivant, appuyez
sur… »
- Martin, j’ai un message de ta maman qui me souhaite bon
anniversaire ! Elle est folle ?
- Fais-moi écouter !
Le petit garçon plissa les paupières, se concentrant sur
l’écoute de la messagerie.
- Faut les effacer les messages, sinon, chaque fois tu dois tout
réécouter.
- Ah bon !
- Ben, oui !
47
- Tu m’expliqueras comment on fait ?
- C’est simple, tu appuies sur…
- Non, non, non ! Pas maintenant. Ecoute plutôt ce que
raconte cette machine, et dis-moi si c’est intéressant.
La mission semblait enchanter l’enfant, qui toutes les deux
minutes lui disait :
- C’est une femme qui voudrait les photos que tu as faites de
son mari au restaurant avec sa secrétaire !
- Efface !
- C’est un monsieur qui t’attend au bistrot !
- Efface !
- C’est un autre monsieur qui demande que tu le rappelles de
toute urgence, question de vie ou de mort qu’y dit !
- Quelle date ?
- Trois juillet !
- Alors, efface, il n’y a plus urgence !
- C’est une vieille dame qui a perdu son…
- Son chien ?
- Son Kiki, qu’elle dit !
Une de ses meilleures clientes, madame Baudoux ! Une
teigne, mais blindée de tunes, son horrible roquet passait son
temps à filer de l’appartement où la pauvre bête s’ennuyait à
mourir. Chaque fois qu’il le lui ramenait, elle lui offrait l’apéritif
et 100 euros. Honnête, Quinchon refilait à chaque fois un billet
de 20 aux deux gamins de la concierge de l’immeuble.
Normal, c’était eux qui kidnappaient le chien, puis le
refilaient au détective !
- Efface !
Cela dura un moment et la totalité de la clientèle défila. Il
s’imagina à quel point le répondeur de son bureau devait
saturer !
- Plus que trois messages, s’écria Martin !
- Enfin !
- On ne dit rien…
- Efface, alors !
- Attends ! Ecoute !
48
L’enfant lui tendit le téléphone et il entendit une voix
apeurée.
- « Monsieur Quinchon ?… Monsieur Quinchon, vous êtes
là… je dois absolument vous parler ! »
Sans certitude, tant la voix semblait paniquée, il crut
reconnaître Nancy.
- Dernier message, répéta à haute voix le petit garçon, hier…
quelques minutes après le message précédent… tiens, écoute !
- « Monsieur Quinchon… je viens de vous appeler… c’est
Nancy… Nancy Cornet… l’infirmière… au Tivoli …
- J’ai compris, s’impatienta t-il !
- … je me rends compte que j’ai oublié de me présenter
quand je vous ai appelé, il y a quelques minutes… voilà… je dois
vous parler… c’est urgent… c’est rapport aux patients qui sont
morts… il se passe des choses… des choses bizarres dans le
service… la police est venue et… ils ont interrogé… c’est trop
long à expliquer… rappelez-moi, je vous en supplie… merci… a
bientôt. »
- N’efface pas !
- C’est grave, parrain ?
Il n’avait pas entendu la question de Martin.
- Explique-moi comment faire pour rappeler cette
correspondante !
Les doigts magiques du petit garçon pianotèrent, virevoltant
sur l’indomptable machine.
Il était à ce point fébrile, qu’il débarrassa le paquet bleu de
son enveloppe de cellophane et alluma une cigarette en se
remémorant une tirade de Sganarelle : « Quoi que puisse dire
Aristote et toute la Philosophie, il n’est rien d’égal au tabac : c’est
la passion des honnêtes gens et qui vit sans tabac, n’est pas digne
de vivre. »(*)
(*)
Molière, « Dom Juan ou le Festin de pierre ».
49
VIII
Excès, abus… ivresse
- La cafétéria de l’hôpital n’est sans doute pas l’endroit le plus
discret pour nous rencontrer, monsieur Quinchon.
Il s’en voulait de lui avoir fait une suggestion aussi stupide,
indigne d’un fin limier tel que lui.
Finalement, ils étaient tombés d’accord sur un autre lieu de
rendez-vous, un endroit clandestin, assez éloigné du C.H.U. et de
chez elle. Elle réagissait comme une femme adultère obsédée par
l’idée qu’on puisse la démasquer en présence de son amant.
- A la frontière entre Houdeng et Mignault, avait-elle précisé !
En matière de frontière, il n’avait aperçu aucun douanier,
bien que le lieu eût pu abriter quelques contrebandiers de grand
chemin à l’époque glorieuse de la prohibition.
Un petit bistrot, à l’orée d’un bois, fréquenté en cette période
par des familles dont les parents sirotaient des bières artisanales
et des assiettes de fromages pendant que les gosses hurlaient sur
des balançoires rouillées ou dans des bacs à sable qu’ils
partageaient avec les chiens de la région qui considéraient cet
espace comme leur lieu d’aisance personnel.
Cela aurait pu être charmant, s’il n’y avait eu les enfants
braillant, les grincements de balançoires, les parents vociférant, à
moitié ivres et les crottes canines que deux morveux encore
langés se catapultaient à la tronche, savourant cette activité avec
un plaisir enchanté.
Il se demandait si Nancy appréciait particulièrement ce lieu et
ses charmes relatifs ou s’il s’était trompé, l’infirmière brillant par
son absence. Il s’attaqua, honteux, à la quatrième Gauloise de la
journée. Chaque bouffée lui procurait à la fois le tournis et la
voluptueuse sensation de braver l’interdit, de jouer avec sa vie,
comme le parachutiste chevronné qui se demande s’il arrivera
vivant au sol. Il patienta l’esprit occupé par une brassée de
50
remords, de sentiments confus, d’impressions de culpabilité,
d’irresponsabilité, d’inconséquence.
- C’est la faute de Molière, après tout, se dit-il, heureux de
rejeter la responsabilité de sa toxicomanie sur un personnage
installé au panthéon de l’honorabilité.
Première journée de cette nouvelle vie de cardiaque en liberté
conditionnelle. Raisonnable, il s’était contenté de commander
une eau minérale à une serveuse qui avait soupiré avec une
discrétion de mammouth en le voyant prendre place à la table de
la terrasse la plus éloignée du bar.
Elle arriva avec 37 minutes de retard - pas la serveuse, mais
Nancy - ébouriffée, échevelée, essoufflée, le visage tendu et le
maquillage excessif. Ses seins étaient enserrés dans un chemisier
étroit, leurs extrémités pointaient d’une manière arrogante et
déterminée, offerts au regard gourmand du détective.
Lui qui ne l’avait jamais vue que dans ses attributs
vestimentaires professionnels immaculés de blancheur, eut
quelque peine à la reconnaître, sapée comme une secrétaire de
direction ou une pute de luxe - cherchez la différence - : Jupe
noire serrante, légèrement fendue latéralement, bas résille et
chemisier blanc, sobrement échancré jusqu’à la naissance du
buste.
- Excusez-moi pour le retard, mais je voulais à tout prix
m’assurer de n’avoir pas été suivie !
Suivie !
- Calmez-vous, Nancy ! lui dit-il, enserrant sa main
tremblante, dans sa poigne solide et rassurante. Respirez ! Tout
va bien ! Je suis là. Voulez-vous boire quelque chose ?
- Je… oui… Je ne sais pas… Comme vous !
- L’eau n’est pas très bonne, ici. J’allais me commander une
Trappiste. En voulez-vous une aussi ?
- Oui… oui !
- Je voulais vous remercier de m’avoir orienté vers Marius
Bouffartigue, c’est un vieux monsieur charmant, intarissable sur
les potins régionaux d’aujourd’hui… et surtout d’hier…
51
Nancy ne l’écoutait pas. Elle n’arrivait pas à retrouver son
souffle et il se régalait des soubresauts de sa poitrine, de bas en
haut, à la cadence irrégulière de son arythmie respiratoire.
Parler ne lui fut possible qu’après avoir ingurgité la moitié du
verre, en deux lampées impressionnantes, une cadence qu’elle
n’assurerait pas longtemps vu le taux alcoolique de la Chimay
bleue.(*)
- Vous permettez ?
Elle alluma fiévreusement une cigarette, ce qui donna bonne
conscience au détective quant à l’échéance qu’il s’était fixée pour
en acquérir un autre paquet.
C’est alors qu’il remarqua que de grosses gouttes perlaient de
son front, ruisselant ensuite lentement le long de ses tempes,
avant de s’écraser sur ses épaules, y dessinant de vilaines auréoles
qui se fondaient sous l’effet de la chaleur et disparaissaient dans
le tissu en quelques secondes.
Il faisait tellement chaud !
Quinchon se tut, attendant qu’elle retrouve un tantinet de
sérénité. Elle buvait et fumait goulûment, comme un martyr de la
tabacomanie qu’elle était peut-être. Il la connaissait si peu.
En l’observant, il se demanda ce qui pouvait bien l’attirer en
elle. Il l’avait connue en soignante effarouchée, quoique capable
de lui tripoter les organes génitaux sans rougir, et il la retrouvait
empreinte de vulgarité, vêtue de façon triviale, obscène dans ses
manières. Drôle de femme, se dit-il, tout en continuant à la
désirer.
Ambiguë.
- Vous êtes Gémeaux, Nancy ?
Elle sursauta, s’attendant à une autre question.
- Comment le savez-vous ?
- Le hasard ! Moi aussi, je suis Gémeaux.
(*)
J’en profite pour signaler que depuis quelques années, j’émaille ma
modeste carrière littéraire de nombreuses références à ce divin breuvage
sans avoir obtenu le moindre dédommagement.
52
Il n’en avait rien à battre de l’astrologie, sauf quand ça
l’arrangeait. Comme tout le monde !
- Vous sentez-vous un peu plus calme ? Voulez-vous que
nous parlions, maintenant ?
- Je crois que ça va mieux.
- Dites-moi… que s’est-il passé ?
- Attendez… il faut que j’arrive à maîtriser ces tremblements.
- De quoi avez-vous peur ?
- Commandez-moi une autre bière, je vous prie !
Son corps était parcouru de grelottements. Elle frissonnait de
terreur.
- Voulez-vous que nous rentrions ?
- Je n’ai pas froid, j’ai peur.
- De quoi avez-vous peur, Nancy ? lui demanda t-il.
- Ils l’ont embarqué… vous vous rendez compte, hurla-telle ?
- Calmez-vous ! Qui a été embarqué par qui ?
Deux questions en une, trop pour elle !
- Basilio !
Elle s’effondra de nouveau en larmes, dans un barrissement
tonitruant.
La conversation commençait à prendre une tournure
dramatique et l’aimable serveuse, déposant les deux bouteilles
avec la délicatesse d’une équipière à mi-temps chez Mac Donald,
se fendit d’un commentaire lucide.
- Pas l’air de bien aller la p’tite dame !
Quinchon ravala un « mêlez-vous de vos affaires » qui
n’aurait rien arrangé à la tension de leurs rapports, quand Nancy
sembla retrouver un peu de lucidité, comme si elle émergeait d’un
autre monde.
Elle alluma une autre cigarette, sereine et observa le détective
comme s’il venait d’arriver.
- Et vous, ça va monsieur Quinchon ?
- Je vous retourne la question !
- Excusez-moi, je suis un peu bouleversée par les derniers
évènements.
53
- Racontez-moi.
- Hier, ils sont venus, après-midi, je crois… oui… après-midi
et…
- Qui « ils » ? Qui est venu ?
- La police. Deux agents en civil et deux en uniforme.
- Ils sont venus à l’hôpital ?
- Oui.
- Que voulaient-ils ?
- Interroger les personnes qui étaient présentes dimanche,
quand… quand Salamone est décédé.
- Et alors ?
- Il n’y avait que deux infirmières dimanche et le cardiologue
de garde, un interne qui était occupé en salle d’op.
- Oui.
- Aucune de ces trois personnes n’était là quand les flics…
pardon les gendarmes sont venus, donc ils ont demandé à
rencontrer le chef de service, le docteur Margone. Celui qui vous
a soigné.
- Un charmant garçon, à tout le moins !
- Au bout d’une heure, ils l’ont emmené.
- Où ?
- Je ne sais pas !
- Au poste, sûrement.
- Vous… vous aviez raison de vous inquiéter de ces morts un
peu trop …
Elle ne trouvait pas ou plutôt, ne voulait pas trouver le mot.
- De ces morts trop fréquentes, du moins
statistiquement.
- C’est ça. !
- Vous savez des choses… mais vous ne voulez pas…
vous n’osez pas me les dire.
- Non ! Je ne sais rien…
- Alors pourquoi m’avoir appelé ? Pourquoi me déranger,
moi qui suis en convalescence ? Pour ne rien me dire ?
- Je voulais juste vous demander… d’être… d’être
prudent !
54
- Moi ! Prudent ? Pour quelle raison ? De toute manière,
en rentrant chez moi, j’étais bien décidé à ne plus m’occuper de
ces histoires.
- Vos questions, vos fugues à l’hôpital, votre façon de fouiner
partout, ça n’a pas plu.
- Je l’avais remarqué, Nancy… mais il y a autre chose… Ce
n’est pas pour moi que vous vous mettez dans de pareils états ?
Vous avez peur, et vous allez enfin me dire pourquoi !
- ……………
- Pensez-vous qu’il y ait eu une faute professionnelle de
la part d’un des membres du personnel, et donc une
responsabilité dans les décès de Renard, de Salamone ou de
Thirion.
Très bas, comme arraché au forceps, comme si elle se
faisait violence, elle avoua : « Je pense. »
- Ah ! Enfin !
Quinchon soupira. Le plus dur était fait, ce premier aveu,
même imperceptiblement confessé, l’avait soulagée. Elle allait
devenir plus loquace.
- Je n’ai aucune certitude, mais les chuchotements, les
regards suspicieux entre les collègues, depuis plus d’une semaine,
tout cela m’est devenu insupportable ! Quand monsieur Thirion
est décédé, j’étais présente, pas pour les deux autres.
- S’est-il passé quelque chose d’anormal ce jour-là ?
- Laissez-moi réfléchir… J’étais de service l’après-midi…
Son entrée n’était pas programmée… Il est arrivé par les
urgences… Comme vous… Assez tôt… Pendant la nuit, je
pense… Oui… Parce que, la veille, quand j’ai quitté mon service,
cette chambre était vide !
- Donc, il est dans sa chambre quand vous arrivez. Comment
se porte t-il à ce moment ?
- Bien. J’ai un peu discuté avec lui…
- Vous le connaissiez ?
- Je savais qu’à une certaine époque, il avait tenu un salon
de coiffure, au centre ville. Ça marchait plutôt bien pour lui.
55
Toutes les petites bourgeoises de La Louvière ne juraient que par
Rudy !
- Vous-même, vous étiez cliente ?
- Vous rigolez ?
- Bon, vous discutez avec lui ? De quoi parlez-vous ?
- De sa santé, pardi !
- Evidemment ! Comment était-il ?
- Pas bien… il m’a semblé… inquiet.
- Que vous a t-il dit, ensuite ?
- Il m’explique que le malaise était apparu vers deux heures.
Une douleur violente dans les côtes, dans le bras gauche… un
scénario classique…
- En effet… Je connais ! Comment est-il arrivé aux
urgences ?
- Euh… en ambulance, je pense.
- Seul ?
Elle esquissa un geste vague signifiant son ignorance, ralluma
une Gauloise et constata, ahurie que son calice de bière était vide.
- Vous rappelez-vous du diagnostic?
- L’électro avait mis en évidence une onde de nécrose et une
légère hypertrophie ventriculaire, en gros, une hyposystolie… Pas
dramatique, mais à traiter sans attendre.
- Et… en français ?
- Infarctus !
- C’est tout ?
- Il devait subir une coronographie dans la journée, en
attendant, il était placé sous médicament et sous monitoring.
- A quelle heure a débuté le malaise qui lui fut fatal ?
- Attendez… on allait commencer la distribution des repas…
vers 17 heures 30 …
L’évocation de la nourriture de l’hôpital réveilla d’antiques
souvenirs de répulsions dans l’esprit du détective.
- Comment vous êtes-vous rendu compte qu’il n’allait pas
bien ?
56
- Une alarme se déclenche quand le rythme cardiaque d’un
patient descend en deçà d’une certaine limite, de même pour la
tension.
- Et il est déclaré mort à… ?
- Je l’ignore, ce n’est pas encore moi qui signe les permis
d’inhumer…
- D’accord, mais à quelle heure abandonnez-vous les
traitements et les tentatives de réanimation.
- On a tenté de le réanimer pendant une bonne demi-heure !
- Ce qui est un délai normal ?
- Vous savez, quand un électro est plat pendant plus de vingt
minutes, il ne reste plus aucune chance de sauver le malade.
- Pour vous, toute la procédure s’est déroulée normalement ?
- Je pense, oui !
- Il n’y a rien, pas un petit détail, quelque chose d’anormal,
qui vous ait frappé ?
- Non !
- Dans le comportement de vos collègues, des médecins, du
mourant, même, rien ne vous est apparu bizarre, étrange,
suspect ?
- Franchement, non !
- Vous m’avez bien dit qu’on devait lui pratiquer une
coronographie dans la journée ?
- Absolument !
- Savez-vous pourquoi, à 17 heures 30, il n’avait toujours pas
bougé de sa chambre ?
- J’avoue que non… ça m’a échappé…
- Pourquoi ? Ce n’est pas courant ?
- Non.
- Il paraît que certains infarctus, traités assez tôt, peuvent être
soignés uniquement par voie médicamenteuse, peut-être était-ce
son cas ?
- Non !
- Qu’est-ce qui vous permet d’en être aussi certaine ?
- Parce qu’il était noté en toutes lettres sur le planning que le
patient de la 468, Thirion, subirait une corono dans la journée.
57
- Donc, c’était prévu !
- Oui !
- Mais, il n’a pas bougé ! Vous avez une explication ?
- Franchement, non !
- D’après vous, qui est responsable de ce genre de
négligence ?
- L’infirmière en chef du service, madame Fragneau !
- Est-il envisageable que ce ne soit pas une négligence ?
- Que voulez-vous dire ?
- Nancy, ne vous montrez pas plus naïve que vous ne l’êtes…
- Vous voulez sous-entendre que… que quelqu’un aurait
volontairement oublié de… Non, c’est impossible.
- Pourquoi ?
- Lorsqu’une intervention est planifiée, notre mission
consiste simplement à conduire le malade au bloc quand le
personnel du service de coronographie nous prévient. C’est eux
qui gèrent l’organisation des opérations.
- Ce qui revient à dire que… j’imagine, n’est ce pas, je
n’affirme rien, mais…
Il se mit à réfléchir profondément, avant de reprendre.
- On pourrait penser qu’une personne mal intentionnée à
l’égard du coiffeur et qui aurait voulu empêcher qu’on pratique
cet examen, aurait dû bénéficier de la complicité de quelqu’un du
service corono et d’une autre parmi le personnel du 4C… exact ?
- Vous êtes complètement fou !
- Trouvez-moi une autre explication !
Elle n’en avait pas et se tut. Pour briser ce silence qui
perdurait, elle prit l’initiative de recommander deux bières.
- C’est à ce moment-là que l’ambiance dans le service a
commencé à se crisper ?
L’alcool détendait Nancy. Les deux Chimay l’avaient apaisée.
Elle semblait plus calme, son visage s’était relâché et le torrent de
transpiration s’endiguait.
Quinchon appréhenda que la troisième trappiste ne fût celle
de trop. Par contre, en matière de nicotine, elle semblait
insatiable.
58
- Quel jour était-ce encore ? insista t-il.
De fait, sa mémoire commençait à se dégrader. Une des plus
remarquables vertus de ce breuvage, était, qu’outre le fait qu’il
désaltérait, il altérait les souvenirs pénibles.
- Mercredi passé, le 11 !
- Ah oui !
- Et donc…
- Quoi ?
- Je vous demandais si l’ambiance avait…
- Oui ! Je me rappelle votre question… Non, je ne crois pas !
- Alors quand ?
- Le lendemain…
- Le jour où je suis arrivé ?
- Oui ! D’ailleurs, c’est à cause de vous que tout s’est
déclenché !
- Comment ça ?
- Je me rappelle que lorsqu’on nous a dit d’aller chercher un
patient qui venait de subir une corono, en l’occurrence, il
s’agissait de vous, quelqu’un s’est écrié : « Une corono ! Bon
sang… hier, monsieur Thirion… on l’a oubliée sa corono ! » Je
peux vous dire que ça a jeté un froid… un froid…
- Polaire.
- C’est cela… un froid plus que polaire.
- Et qui s’est écrié de cette façon ?
- Sandrine ! Une gamine ! Sandrine Berger est stagiaire. Elle a
reçu un de ces savons. Dans le bureau de madame Fragneau, ça
bardait !
- Pourquoi ? C’est elle qui était responsable de cet… oubli ?
- Non ! Du tout ! C’était le fait qu’elle s’exclame aussi fort,
devant tout le monde…
- Vous pensez que madame Fragneau, et éventuellement
d’autres infirmières s’étaient rendu compte de ce
dysfonctionnement.
Elle baissa la tête et ne répondit pas. Le détective insista.
- Vous aussi… vous saviez …
- Oui. Comme tout le monde !
59
- C’est cette petite stagiaire, un peu naïve, sans doute, qui a
dit à haute voix, ce que tout le monde avait remarqué, mais dont
personne ne disait rien ? Je me trompe ?
- Vous avez tout compris !
Il ne partageait pas du tout ce sentiment. En fait, cette
confession obtenue laborieusement de la bouche pâteuse de
Nancy ne prouvait aucune volonté homicide à l’égard de Rudy
Thirion.
Un oubli ? Une erreur médicale ? Un problème de logistique,
d’organisation ? Un diagnostic mal établi ?
Une fois la méprise constatée et le patient embarqué, emballé
dans son manteau de sapin, le silence s’imposa de lui-même, à
tous, comme la seule solution pour éviter les tracasseries.
Logique ! Humain ! Mais il fallut qu’une petite néophyte, la
candide de service, bouscule l’omerta, rue dans les brancards sans
le vouloir. Faute irrémissible qui allait lui coûter son stage !
Bonsoir, jeune fille et allez voir ailleurs si l’on y meurt plus
discrètement !
Il aurait voulu parler à Nancy de la lettre anonyme qu’il avait
reçue. Il aurait aimé solliciter sa collaboration pour qu’elle fouille
quelques dossiers médicaux, qu’elle joue un peu la taupe, mais
elle commençait à sombrer dans un état frisant l’inconvenance.
En vain, elle tentait de dissimuler son ébriété, mais les
gargouillements inaudibles et surtout incompréhensibles par
lesquels elle s’exprimait, les cigarettes dont elle expérimentait
l’allumage par le filtre, sa démarche audacieuse pour se rendre
aux toilettes, oubliant la règle du trajet le plus court entre deux
points, et sommet de la honte, la dernière gorgée régurgitée sur la
table encombrée de cadavres sonna l’heure d’une retraite
diplomatique.
Quinchon se proposa, l’air dégoûté, de réparer les dégâts. La
serveuse, blasée, lâcha : « J’ai déjà vu ça, le retour à l’expéditeur, il
n’y a pas qu’à la poste que cela arrive, c’est aussi valable dans les
troquets, mon bon monsieur ! » . Elle avait prononcé cette phrase
60
comme un slogan, une réplique qu’elle avait l’habitude de débiter
face à ce genre de situation. Il la dédommagea donc largement,
lui demandant en prime si la voiture de la cliente pouvait rester
sur le parking jusqu’au lendemain, en appelant à son sens civique.
- Vous comprenez que dans cet état…
Une fois Nancy affalée sur le siège passager de la voiture de
Chloé – mon Dieu, faites qu’elle ne vomisse plus ! – elle se mit à
ronfler comme une vieille pocharde cuvant son huitième litron de
piquette de la journée. Il s’avérait que cette fille était une véritable
calamité, un désastre, une catastrophe ambulante. Parallèlement à
ce constat, il se rendit compte qu’il n’avait pas la moindre idée à
propos de l’endroit où elle habitait. Comment allait-il se
débarrasser de cette outre à bière ? Transgressant toutes les règles
de l’élémentaire bienséance, il se mit à fouiller son sac, conscient
de l’indélicatesse de la démarche. Sous les tampons hygiéniques,
l’énorme trousseau de clefs, les tickets de caisse, les paquets de
chewing-gums, les mouchoirs sales, les ustensiles de maquillage
pour les retouches, la traditionnelle brosse à cheveux, le petit
agenda, les préservatifs, les papiers de bonbons, deux tubes de
rouge à lèvres, le petit miroir, les formulaires de virements, le
porte-monnaie, il trouva enfin un portefeuille au milieu duquel
était pliée une enveloppe bon marché.
Il comprit de suite. Un courrier identique à celui qu’il avait
reçu. Sauf que lui avait eu droit à l’original, le corbeau, économe
comme dans la fable - pas celle du corbeau, celle de la cigale et la
fourmi - n’avait fait parvenir à l’infirmière qu’une simple copie.
A court d’idée, il ramena Nancy au Castia. De toute façon, il
n’en avait pas d’autres qui lui éclata à l’esprit comme devant
s’imposer à son intellect démuni. S’il avait été plus attentif aux
injonctions de son cerveau, il aurait pu prendre connaissance
d’un message du disque dur de sa raison. Celui-ci lui indiquait
que cette initiative s’apparentait à une erreur fatale.
Tout en conduisant en souplesse, abordant les virages en
seconde, pour qu’elle ne s’effondre pas sur lui et ne soit pas
61
reprise de vomissements intempestifs, il paraphrasa Lino Ventura
dans « L’emmerdeur », se demandant : « Dans quel merdier me
suis-je encore fourré ? ».
62
IX
Enlèvement
Le docteur Basilio Margone ne mit pas longtemps à
comprendre que les quatre hommes n’étaient pas de véritables
policiers. De mauvais acteurs, voilà ce qu’ils étaient, des
comédiens à la mine patibulaire et il était tombé entre leurs
griffes. Piégé comme un gamin, pauvre naïf !
La route empruntée ne les emmenait pas au commissariat
local et étrangement, le cardiologue n’arrivait pas à s’en inquiéter.
Fataliste, il était conscient de basculer vers l’inconnu ; il se savait
responsable d’une faute impardonnable. Il n’avait jamais imaginé
qu’ils mettraient leurs avertissements à exécution ! Toutes ces
menaces anonymes, ces appels téléphoniques, lui empoisonnaient
l’existence depuis dix jours mais il ne les avait pas prises au
sérieux, se croyant intouchable, protégé par son statut, ses
relations.
Etre membre du Rotary ne suffisait pas à se mettre à l’abri !
Fils et petit-fils de médecins, héritier d’une lignée de chirurgiens
réputés, appréciés, considérés, reconnu comme un des meilleurs
dans sa spécialité, il n’avait pas été protégé contre ces malfrats
malgré ce pedigree élogieux !
Il avait pensé à un mauvais plaisantin, un patient mécontent,
un mari jaloux – ses nombreuses conquêtes parmi le personnel
hospitalier auraient pu le justifier – mais jamais il n’avait imaginé
qu’il avait affaire à des professionnels. Ces quatre-là ne
correspondaient pas aux clichés habituels relatifs à la corporation
des pandores, ni dans leurs dégaines respectives, ni dans leur
manière de s’exprimer. Il n’osait imaginer que l’infirmière qui le
faisait chanter ait les moyens de débaucher quatre truands ... non,
c’était impossible ! Pourquoi avait-il accepté de les suivre ? Lui en
avait-on laissé le choix ? Il en était à se poser la question, lorsqu’il
ressentit le picotement d’une l’aiguille dans le bras gauche. Un
63
liquide épais s’insinuait dans ses veines, comme un viol ! On le
droguait ! Lui qui tant de fois avait inoculé à d’autres des
substances magiques, salvatrices, de ces produits miraculeux
destinés à sauver les malades, il ne supportait pas qu’on le pique.
La tête lui tournait. Il dévisagea l’homme qui tenait l’objet de
cette agression en main, tellement proche de lui qu’il percevait
son haleine aillée. Dans la brume, il aperçut une bouche édentée
à 90%, où ne survivaient plus que quelques chicots noirâtres
attestant une fois de plus de l’importance de respecter les
principes de l’hygiène bucco-dentaire, puis sa vue se brouilla. Le
visage du truand disparut dans un flou très peu artistique et il
sombra, sentit sa nuque se dérober. Il eut beau combattre, sa tête
s’affala sur l’épaule de son voisin de droite, celui qui sentait
outrageusement l’eau de toilette au vétiver ; la dernière
perception de Margone fut ce parfum écœurant.
Son coma cauchemardesque fut envahi par la danse macabre
de trois cadavres qui tournoyaient autour de lui en se moquant,
en poussant des cris de haine, de douleur, de folie ou de joie.
Trois dépouilles mortelles se déhanchant comme des pantins, les
visages grossièrement maquillés, le narguaient, l’humiliaient, le
noyaient d’exhortations vulgaires, haineuses. Un délire où la mort
triomphait. Quoi de plus dégradant que la victoire de la
mort pour le médecin qu’il était ! Quoi de plus avilissant, de plus
méprisable que d’en être le responsable !
Morgane perdit connaissance alors que la Renault Espace
empruntait la sortie Nivelles Sud sur l’autoroute en direction de
la capitale pour effectuer un demi-tour et repartir vers La
Louvière !
Sa dernière vision fut celle d’une immense station service
arrogante de prétention où flottaient d’énormes calicots
rougeâtres à l’effigie d’une compagnie pétrolière multinationale.
Sur un panneau triomphait un slogan racoleur : « Vous ne
viendrez plus chez nous par hasard. ».
64
S’il en avait eu le courage, Morgane se serait permis de
ricaner, mais ses forces lui échappaient.
65
X
Gueule de bois
Quels rapports entre ces trois hommes ? Un syndicaliste à
l’américaine, ayant la mainmise sur un puissant réseau de
relations, un chef d’entreprise aux méthodes violentes inspirées
par la Mafia et un coiffeur vaguement mêlé à une histoire de recel
d’armes. Tous les trois emportés par une maladie d’origine
cardiaque en l’espace de cinq jours ! Quinchon en était là de ses
réflexions ! Pas bien loin, en fait.
Fasciné par les ronflements rythmés et éthyliques de
l’infirmière naviguant sur les vagues déferlantes de l’ivresse,
chaloupant sur la jetée du désespoir, il n’arrivait pas à saisir les
causes de la dépression et du découragement qui l’envahissaient.
D’abord intrigué par ces morts subites, il avait pris le pli
d’ignorer ces trépas pour préserver sa propre santé. Rétablir le
bon fonctionnement de ses artères. Fluidifier la circulation de
son sang dans ces satanés petits tuyaux qui s’obstruaient à la
moindre occasion. S’il n’y avait eu cette satanée lettre anonyme,
il se serait tenu à carreau, mais que Nancy ait reçu le même
message le mettait hors de lui. L’infirmière était terrorisée,
terrifiée par une menace sur laquelle elle n’avait pas voulu
s’épancher, l’alcool l’ayant trop rapidement plongé dans un état
cataleptique, dans l’incapacité de s’exprimer.
Quinchon était persuadé qu’elle s’était volontairement poivré
la gueule pour sombrer dans le mutisme total, voire tombal. Ou
peut-être pour ne pas sentir les aveux s’échapper de sa gorge.
Allez savoir ! Mais l’hypothèse qu’elle puisse mentir, que tout cela
ne soit qu’une mise en scène destinée à dissimuler sa part de
responsabilité n’avait pas encore effleuré l’esprit du détective
convalescent.
66
Ce n’était pas dans ses habitudes de ramener du monde chez
lui, c’était même une première, mais y avait-il d’autres solutions ?
La balancer devant les services des urgences de l’hôpital ? La jeter
dans le Canal du Centre pour qu’elle dégrise ou se noie ? La
déposer devant la conciergerie de l’immeuble où elle résidait ?
Non ! Au risque de subir les regards sceptiques et
interrogatifs de Chloé et surtout de Martin, il avait décidé de
l’héberger dans son modeste deux-pièces, le temps qu’elle
récupère, qu’elle se désenivre et retrouve quelques facultés.
Le feu crépitait joyeusement, Nancy également et Marcel
Quinchon s’attaquait, honteux, à la dernière clope du paquet
acheté le matin même. Il se consola en se disant que sa nouvelle
colocataire était largement responsable de cet excès.
La cigarette, allumée à même la braise, possédait une saveur
particulière, âcre et douce, piquante et sucrée ; mélange de
sensations contradictoires, à l’image de ses états d’âmes. Il
alternait entre cette pulsion morbide qui le poussait toujours à
vouloir comprendre, à ne pas admettre les faits comme tels, sans
y réagir et le désir profond de paix, de calme, de sérénité, de
sommeil et de guérison.
Pourquoi s’agiter pour trois saloperies de cadavres ?
Elle allait probablement passer la nuit dans le fauteuil et il ne
se sentait pas la force de la transporter jusqu’à l’étage pour
l’installer sur son propre lit. Tant pis, il transgresserait, une fois
de plus, les règles de la bienséance et du savoir-vivre.
Il se mit à gribouiller quelques notes sur un coin de papier,
quelques idées, des pistes, des personnes à rencontrer, à
interroger, lorsque le portable de l’infirmière se mit à interpréter
une valse de Strauss qui, immanquablement, lui rappelait les
concerts télévisés du Jour de l’An ou les démonstrations
gymniques des fêtes scolaires de son enfance. Où sont passées les
« fançy-fair » d’antan ? se demanda t-il, philosophe et nostalgique
à la fois.
67
Hésitant, il mit la main sur le responsable de cette mélodie
intempestive et après une observation sommaire du clavier, en
déduisit qu’il devait sûrement appuyer sur la touche où était
dessiné un téléphone vert pour faire cesser cet air ringard, et par
la même occasion, répondre au correspondant. Visiblement, de
l’autre côté, on ne s’attendait pas à une voix mâle.
- Nancy ?
La voix de l’interlocuteur trahissait une passable agitation et
une indicible contrariété : « Je voudrais parler à Nancy… je… je
me suis trompée de numéro ? »
Quinchon hésitait à raccrocher, mais le ton affolé de cette
femme attisait la curiosité endémique du détective. On ne se
refait pas, même après un accident cardio-vasculaire !
- Oui, c’est bien le numéro de Nancy, mais… elle n’est pas en
mesure de vous répondre… elle…
- Elle est souffrante ?
- Non ! Enfin, oui… C’est ça, elle est souffrante et pour
l’instant… elle se repose.
- Il ne lui est rien arrivé de grave ?
Pourquoi cette question ?
- Non… une grosse fatigue… A qui ai-je l’honneur ?
-… Une collègue. Et vous ?
- Un ami.
- Dites-lui de me rappeler. Françoise. Demandez-lui de
rappeler Françoise…
Françoise ! Il se souvenait de cette pimbêche blondasse et
fadasse. Maquillée comme une prostituée proche de la pension,
elle trimbalait les oreilles du Prince Charles d’Angleterre et la
mine subtile de feue son épouse. C’est dire ! Elle transpirait
l’intelligence comme un caillou rayonne de bonheur. Désagréable
comme une teigne et prenant un malin plaisir à débarquer dans
les chambres au plus fort du repos du patient. Comme si elle
devait se venger de sa propre fatigue auprès des malades !
Salope ! Toujours à maugréer, à rouspéter, à tempêter sur la terre
entière.
- D’accord, je lui transmettrai le message !
68
Il y eut un silence, des marmonnements incompréhensibles,
comme si cette Françoise voulait ajouter quelque chose, hésitait,
se rétractait. Finalement, elle se lança.
- Dites-lui qu’il y a des problèmes au 4C… que… que Basilio
a disparu.
Elle avait lâché ces derniers mots à grand’ peine, se faisant
violence pour énoncer une vérité qui la bouleversait, une vérité
qu’elle se refusait à admettre.
Basilio ? Basilio Margone ? Le cardiologue si peu aimable ?
Envolé le bellâtre aux airs d’hidalgo, cette caricature de Dom
Juan, traînant négligemment son stéthoscope sur les épaules,
comme d’autres exhiberait la Légion d’Honneur ! Celui qui l’avait
presque éjecté de son lit de maladie, viré de l’hôpital parce que,
soi-disant, il fourrait son nez partout.
- Disparu ? Le médecin ? Que voulez-vous dire ?
- Vous le connaissez ? Comment savez-vous qu’il est
médecin ? Qui êtes-vous, bon sang ?
- Oui… Nancy m’a parlé de lui… expliquez-moi !
- Euh… je ne peux rien… je ne peux pas parler… mais il
faut que Nancy me rappelle.
Terminé ! La garce avait raccroché. Excédée !
Quinchon était presque content de la savoir dans l’embarras,
tant cette personne représentait pour lui l’antithèse de
l’infirmière. Un monstre en blouse blanche, le sourire aussi
exceptionnel que sur le faciès monstrueux de Margaret Tatcher.
Il ressentait une haine pour cette femme, une agressivité qu’il ne
s’expliquait pas vraiment. Du moins qui ne se justifiait pas ! De
toute façon, Nancy le savait bien que le chef de service avait
disparu !
Et Nancy qui ronronnait, cuvant ses Trappistes en toute
quiétude, indifférente au sort de ses contemporains. Le réveil
allait s’avérer pénible.
Quinchon prit le parti de se reposer, lui aussi. Se vider la tête.
Il était temps se disait-il.
Dormir… « à l’heure tranquille où les lions vont boire ! »,
comme le disait ce bon vieux Victor Hugo.
69
XI
Malbouffe s’en va-t’en guerre !(*)
Céline Bruneton était persuadée que, contrairement à ce que
prétendaient les médecins, elle n’était pas folle. Enfin, jamais ils
ne le lui avaient affirmé en ces termes, mais elle sentait bien dans
leurs regards, leurs moues, leurs grimaces sentencieuses qu’ils la
considéraient comme une femme anormale. Bien entendu, les
crises de boulimie dont elle était coutumière émargeaient à la
catégorie des symptômes d’un certain malaise. « D’un certain
mal-être » comme le disait si savamment le docteur Montignac,
articulant académiquement chaque syllabe, comme s’il avait
affaire à une demeurée. Mais le psychiatre n’était pas l’évangile et,
malgré l’avis négatif du toubib, Céline avait décidé de reprendre
son travail.
Il n’était pas conscient de l’importance que ce boulot revêtait
pour elle. Depuis la mort de son père, lui qui l’avait élevée seul,
puisque que sa mère s’était évaporée dans la nature sans laisser
d’adresse un soir de carnaval vingt-cinq ans plus tôt, il n’y avait
que cette occupation qui lui permettait d’oublier ses soucis.
De faire son deuil, comme ils disaient. Comme si c’était si
facile que ça ! Vingt-deux années passées avec un seul homme.
Son père ! Son Dieu !
Lui qui n’avait jamais voulu se remarier, qui n’avait plus
jamais posé un seul regard sur une femme, qui avait consacré
toute son existence à sa fille et à son travail ! Comme seule
distraction, il s’autorisait les matchs de football, tous les quinze
jours, le samedi soir ou le dimanche après-midi, au Tivoli.
Céline se souvenait avec nostalgie de ces rencontres
auxquelles son père l’emmenait. Ce qu’elle préférait par-dessus
tout, c’était l’odeur des hot-dogs et des pains saucisses, le parfum
(*)
Mironton, mironton, mirontaine.
70
des oignons grillés, du boudin cuit dans le saindoux et de la
choucroute, ces senteurs huileuses de frites et de fricandelles qui
embaumaient le stade d’une ambiance si particulière.
Sans doute était-ce à cette époque que remontait la passion
de Céline pour le travail en fast-food ? Mais les hot-dogs de son
enfance étaient passés de mode, cédant le relais aux « Big
Cheese » et autres « Giant ». Elle s’en contentait, après tout …
elle aimait ça !
Traditionnellement, Claude Bruneton offrait à sa toute petite
fille, son idole, sa passion, une de ces collations avant que ne
débute le match, et bien souvent, pour remplacer le souper, elle y
avait encore droit après le coup de sifflet final, une fois les
bistrots du coin envahis de supporters déshydratés d’avoir tant
hurlé pour soutenir la cause des Loups.
Comme ça il était tranquille, devoir paternel accompli !
Il lui filait un billet et lui s'octroyait une ou deux bières avec
quelques copains qu’il ne côtoyait qu’à ces seules occasions. Des
passionnés, comme lui. Des gens qui n’avaient que cela comme
distraction, ne s’en autorisaient pas d’autres, n’en avaient peutêtre pas l’envie, ni surtout les moyens ! Comme lui, des gens gris,
ternes, mornes et que seule l’ébriété rendait quelquefois
vaguement souriant.
Jamais ils ne s’aventuraient sur les terres de l’ennemi. Ils
auraient pu, comme certains, accompagner leur équipe favorite
en déplacement, sur les terrains du bassin liégeois, à Seraing, à
Sclessin ou plus près, du côté de Charleroi. Au Sporting ! Mais
ces voyages étaient trop dangereux et chez les Flamands, pas
question d’y mettre un pied ! Claude préférait le Tivoli, malgré la
nostalgie du stade Triffet.
Parfois, les soirées s’éternisaient. Les jours de victoire, le père
de Céline se permettait quelques verres supplémentaires, alors
pour ne pas que la gamine s’ennuie, il lui donnait encore quelques
pièces, pour qu’elle mange, il aimait tellement le sourire qu’elle lui
offrait lors de ces moments-là. Un ange ! Ses joues gonflées de
nourriture, mâchonnant consciencieusement, ses lèvres maculées
de sauce jaunâtre.
71
Elle se rappelait le petit pain mou, ce sandwich au goût de
brioche que le marchand qui la connaissait bien fourrait de deux
saucisses de Francfort, d’une bonne portion de chou cuit,
arrosant le tout d’une moutarde dégoulinante et si piquante
qu’elle lui tirait des larmes. Un régal ! Et puis, son papa était si
content de l’observer dévorer sa pitance qu’elle n’aurait en aucun
cas osé lui refuser ce plaisir. Souvent il lui arrivait de manger pour
faire plaisir à son père. Jamais elle ne lui aurait avoué qu’elle se
sentait écœurée. Il n’aurait pas compris. Il avait déjà tant de
soucis qu’elle préférait se cacher pour vomir !
La disparition de son père fut un choc épouvantable. Dieu
n’était donc pas immortel ! Elle s’était sentie abandonnée,
amputée. Se retrouver seule, à trente-deux ans était une épreuve à
laquelle elle n’était pas préparée.
Pourquoi l’avait-il quittée, alors qu’ils étaient si heureux
ensemble. Si unis, si complices. Elle se souvenait combien il avait
été fier lorsqu’elle lui avait présenté son diplôme. Son certificat
professionnel de « Commis de Cuisine » ! Certaine de trouver du
travail, elle avait promis à son père qu’avec sa première paye, elle
l’inviterait au restaurant. Il y avait si longtemps de tout cela.
Combien de temps exactement ? Dix ans ? Douze ans ? Elle ne
savait plus, de toute façon, ils n’y allèrent jamais, non pas qu’elle
ne trouvât pas de travail, que du contraire, mais au bout de
quelques jours, ses patrons successifs lui demandaient
systématiquement, le plus souvent d’un ton moqueur, de rester
chez elle le lendemain.
Cela dura quelques semaines. Trois jours chez l’un, cinq jours
chez l’autre, puis terminé, du balai ! Elle ne comprit jamais ce qui
n’allait pas. Les raisons de ces railleries, de ces méchancetés. Elle
prit la décision que c’était fini, qu’elle ne chercherait plus de
travail. Après tout, son père gagnait assez d’argent pour vivre
tranquillement.
Puis il mourut. Sans prévenir. Sans qu’elle ne puisse s’y
préparer. Et là… presque plus d’argent, juste son petit chômage.
Trop court.
72
Alors, Céline se retrouva au « Mac Do’ » !
Equipière à temps partiel, affublée de l’abominable
déguisement imposé par les têtes pensantes de la nutrition à la
va-vite, elle adorait son métier. Elle y mangeait comme une truie,
l’image de son père omniprésente. Le soir, elle subtilisait les
« invendus », ces hamburgers qui n’avaient pas trouvé acquéreurs
et qui étaient destinés au container, elle les subtilisait, repartant
parfois avec des sacs entiers de « Fish », de « Big », de « Ship », de
« Donuts », dont elle s’empiffrait, une fois seule à la maison.
Religieusement, patiemment, elle engouffrait les périmés jusqu’à
la nausée. Parallèlement à ces débordements d’activités
masticatoires, elle s’anesthésiait l’esprit grâce aux « primes »
débiles de TF1. Elle se délectait de ces programmes aux vertus
hypnotiques qui lui chloroformaient les neurones, tels de
formidables cataleptiques de l’intelligence. Admirer les
trémoussements de ces pingouins conditionnés et gominés et
généralement vulgaires, accentuait sa volonté d’ingérer, de
s’approprier la nourriture, d’absorber des calories, de faire sienne
ces graisses animales, d’engloutir ces mets destinés aux poubelles.
Elle s’engraissait l’esprit au même rythme que la panse. Puis elle
profitait des pauses publicitaires pour dégobiller, elle se vidait,
faisait place nette puis se gargarisait la gorge de coca - du light,
elle n’aimait que celui-là - pour évacuer le mauvais goût de la
gerbe, avant de reprendre bravement sa dégustation.
Opiniâtre dans la démesure, il ne fallut que deux mois à
Céline pour s’épaissir de trente kilos et de vingt centimètres de
tour de taille.
Elle affirma au médecin qui l’accueillit au service des soins
intensifs - elle s’était écroulée en plein centre commercial victime
d’une fringale -, qu’elle mangeait en souvenir de son papa. Une
sorte d’hommage. C’est comme cela qu’elle se retrouva pour la
première fois dans un service psychiatrique.
Cela lui avait causé un choc de se retrouver dans cette aile de
la clinique où trois ans auparavant son père était décédé. Elle se
souvenait de ce mois d’août 2001, le 11 pour être précis. Comme
73
chaque jour depuis une semaine, elle venait rendre visite à son
papa, heureuse de le retrouver, elle qui décomptait les jours qui
les séparaient de sa sortie. La veille, le docteur lui avait certifié
que monsieur Bruneton allait beaucoup mieux, mais qu’il devrait
faire attention, surtout à son alimentation. Le play-boy en blouse
verte, avec ce col en V qui laissait apparaître une toison roussâtre
de poils crépus, lui avait même demandé : « C’est vous qui
préparez les repas à la maison ? ».
Il lui avait posé la question en observant son corps de bas en
haut, comme un maquignon devant une laitière, comme si ses
formes le dérangeaient.
Qu’est-ce qu’il croyait ? Elle avait son diplôme ! Elle s’y
connaissait en diététique.
- Vous devrez être très prudente avec les graisses. Votre père
doit manger léger, éviter le beurre, les sauces, la crème fraîche, les
mayonnaises… tout ce qui est bon, sans doute, mais pas pour la
santé. Vous me comprenez, madame ?
- Mademoiselle !
Bien sûr qu’elle avait compris ! N’empêche, le jour de sa
sortie, elle lui ferait une surprise ! Elle savait que rien ne ferait
plus plaisir à son papa qu’une belle entrecôte saignante, nappée
de sauce au poivre vert, avec des frites, et elle était bien décidée à
lui mitonner un bon petit gueuleton pour son retour. Et des
profiteroles comme dessert ! Il adore ça ! Ensuite, régime !
- J’ai compris, docteur.
- Je n’en doute pas, mais ce qui nous tracasse c’est la prise de
poids de votre père depuis son dernier examen cardiologique.
- Ah bon ?
- Depuis un an, il a pris une dizaine de kilos.
- C’est parce qu’il ne travaille plus !
Elle avait trouvé la réponse judicieuse. Il n’insista pas,
constatant que cette fille et son père aimaient à grossir ensemble.
Un remake familial de « La grande Bouffe ».
Et voilà que ce jour-là, au lendemain de cette discussion si
optimiste avec le cardiologue, elle arrivait, toute guillerette,
74
heureuse de partager avec son papa les deux « merveilleux » au
chocolat qui brinquebalaient dans la boîte en carton rose qu’elle
tenait au bout de la ficelle, lorsqu’elle fut intriguée par les allées et
venues empressées des infirmières devant la chambre 468.
- Que se passe-t-il ? hurla t-elle, lâchant son paquet
gourmand sur le sol, preuve irréfutable de l’angoisse qui
l’étreignait subitement ?
- N’entrez pas, mademoiselle Bruneton, votre père vient
d’être pris d’un malaise.
Malaise ou pas, Céline n’en avait cure et elle défonça la haie
d’infirmières qui de toute façon ne faisaient pas le poids. Elle
aperçut son père, le visage congestionné, le teint pourpre virant
au mauve, qui s’étranglait. Il voulait dire quelque chose et
s’énerva en l’apercevant.
Le médecin, assis à ses côtés, s’acharnait à extirper de la
gorge du patient l’objet qui faisait obstacle à la respiration de
Claude Bruneton. Jurant, pestant, ahanant, il tentait d’introduire
l’index et le majeur de sa main gauche dans la trachée, avant de
lancer : « On va faire un trachéotomie ! ».
Ce furent les dernières paroles qu’il dut entendre. Il
s’effondra, se laissa aller dans tous les sens du terme, expédiant
de sa gorge, dans un ultime hoquet, une praline blanchâtre au
trois-quarts fondue, qui retomba aux pieds de Céline comme un
cadeau final. Une petite noisette roula doucement entre les
jambes d’une infirmière pétrifiée. Une « Manon » de chez
Léonidas, sa préférée, pensa t-elle. Le docteur Margone, fixa la
nouvelle orpheline dans les yeux. Il semblait enragé, refusait son
échec.
- Mademoiselle, avant de vous présenter mes condoléances,
permettez-moi de vous demander si c’est bien vous qui avez
apporté ces chocolats ?
Céline avoua n’avoir guère respecté les consignes du
médecin.
- Votre père se rétablissait, son cœur aurait encore pu tenir
des années, mais…
75
Il s’abstint de continuer son laïus, convaincu que c’était
inutile et s’en alla faire son rapport, estimant avoir vécu le décès
le plus stupide de toute sa carrière. Etouffé par une praline !
Qu’est-ce que ses collègues allaient rire de lui !
Comme chaque année, elle se remémorait cette funeste
journée du 11 août 2001 en se risquant à faire quelques pas dans
l’aile 4C.
Dans la chambre 468, Rudy Thirion se remettait lentement
de l’infarctus qu’il venait de subir, attendant avec impatience une
coronographie prévue pour ce jour. Il ne comprit pas ce que lui
voulait cette énorme bonne femme brandissant un ballotin de
confiseries qui surgissait dans sa chambre comme une voleuse.
La mort prit pour le coiffeur des allures de friandises !(*)
(*)
Pour une fois et pour ce qu’elle vaut l’épigraphe est de l’auteur.
76
XII
Piètre sodomite !
Nancy Cornet se sentait flétrie par l’ivresse de la veille. Chiffe
molle. Loque ambulante. Zombie aviné. Elle avait honte.
Barbouillée de partout - estomac, intestin, foie, vessie,
cerveau, la totale - décrépite comme une vieille barrique de
Beaujolais, elle sirotait son café noyé de lait et de sucres sous l’œil
amusé de Marcel Quinchon.
Comme les douleurs d’autrui sont belles lorsque, au petit
matin, l’on se lève, serein, détendu, reposé et l’envie de vivre
aiguisée par la présence de ce soleil inondant les pâtures voisines
de ses rayons tièdes.
Elle avalait des petites gorgées observant le détective du coin
de l’œil, tentant de reconstituer le puzzle de la journée de la veille,
refusant d’avouer son amnésie partielle. L’esprit endommagé par
les éclaboussures de l’oubli ! Qu’est-ce qu’elle faisait là ? Avaitelle proféré des bêtises ? En avait-elle commis ? L’idée qu’il ait
abusé de la situation l’effleura… et ne la dérangea pas. Après
tout…
Ce fut lui qui brisa le silence de la pièce à peine troublée par
des manifestations de réveil chez les voisins.
- Comment allez-vous ce matin ?
- Bof !
- Vous n’avez certainement pas très bien dormi dans le sofa,
mais vous avez obstinément refusé de coucher dans mon lit.
Nancy sursauta au verbe « coucher ». Pourquoi n’avait-il pas
dit dormir, se reposer, sommeiller ?
- Je m’excuse pour le dérangement, je…
Ce n’était pas terrible comme entrée en matière. Elle en était
consciente, mais quelques synapses semblaient avoir du mal à se
connecter ce matin.
- Il n’y a pas de dérangement…
77
Pourquoi souriait-il ?
Elle ressentait une complicité dans sa façon de s’exprimer,
comme si leurs rapports avaient changé. Avaient-ils couché
ensemble ? La question la tracassait, la gênait, la congestionnait,
l’excitait aussi pour être tout à fait honnête.
Elle explosa.
- On a baisé ?
- Pardon ?
- On a fait l’amour ?
Quinchon ne sut pas pourquoi il répondit sottement « Oui » !
Ajoutant stupidement : « Un peu » ! Trop tard ! Déjà, elle lui
sautait dessus et l’embrassait à pleine bouche. Elle avait l’haleine
d’un avaloir d’égout et le détective regretta aussitôt sa réaction.
Retrouvant quelque contenance face à cet assaut femelle, il
en profita pour réaliser un de ses fantasmes. Il glissa sa main sous
son chemisier et palpa sa poitrine au travers du soutien-gorge.
C’était une maigre consolation en regard de la putride émanation
qu’il dégustait, l’infirmière s’efforçant de farfouiller dans sa
bouche de sa langue déchaînée, y déversant des torrents de salive
contaminée par d’antiques relents d’alcool. Infect !
Ils firent l’amour sans un mot, à même la chaise. Elle profitait
de l’instant, gémissant comme une actrice professionnelle, se
tortillant le derrière telle une femme délaissée, s’époumonant en
des criaillements aigus, un peu ridicules. Elle allait et venait avec
une brutalité peu en rapport avec l’état de santé défaillant du
détective. Quinchon attendait courageusement qu’elle hurle son
orgasme, qu’il soit réel ou feint. Ce serait alors comme le drapeau
à damier d’une compétition, la délivrance devant l’exploit
accompli, quitte à ne pas grimper sur le podium des vainqueurs.
Pendant qu’elle se débattait, il se divertissait de cette poitrine, un
peu lourde, un peu décevante, qui tressautait devant ses yeux
fatigués, comme deux fruits flasques à la blancheur crayeuse, plus
jolis dans leur emballage qu’exhibés à ses yeux effarés.
Honnêtement, il était un peu déçu, ses seins étaient plus
attrayants, une fois dans leur habituel conditionnement,
78
qu’offerts en pâture au regard du premier mortel venu. Des
veines bleues croisaient d’inopportunes crevasses de vergetures.
Courageusement, il tenait le coup. S’étonnant lui-même de
parvenir à satisfaire l’infirmière glapissante alors que lui
s’ennuyait. Subitement, elle cessa son galop effréné.
S’abandonnant, cherchant son souffle, elle se laissait aller. Jamais
il ne s’était senti ancré aussi profondément en elle. Cet arrêt
brutal, cette subite immobilité allait le faire exploser, quant elle lui
prit le visage entre les mains et lui formula une demande
totalement incongrue.
- Monsieur Quinchon, je vous en prie, enculez-moi !
On l’avait rarement sollicité pour un tel ouvrage avec tant de
candeur. Mieux que le Petit Prince en quête d’un mouton. Que
devait-il faire ?
Elle n’exigeait pas un dessin, mais des actes !
- Je…je… Vous êtes sûre ? Il s’agit là d’une pratique qui peut
s’avérer douloureuse !
- On ne me l’a jamais… Comment dire … C’est si
douloureux que cela ?
Quinchon, qui de sa vie ne s’était jamais retrouvé dans la
situation du sodomisé, ne trouvait pas les mots pour évoquer les
affres de la pénétration anale. Il se sentit désarçonné par cette
suggestion peu emballante et les conséquences ne tardèrent pas à
se manifester sous la forme de l’anéantissement de sa vitalité.
La disparition de toute vigueur fit passer chez l’infirmière
toute velléité d’enculage, mais l’amour l’avait dégrisée et elle
disparut à la salle de bains, intimidée, embarrassée par
l’effronterie dont elle avait fait preuve. Un comportement qui lui
ressemblait tellement peu. Enfin...
L’érection du détective n’était plus qu’un souvenir de sa
fugace robustesse, une commémoration de sa mâle virilité. Il
remit tout en place.
79
Il pensa … « et c’est la déception qui revient, brève, le
membre fléchi et l’oubli »(*)
La femme qu’il vit réapparaître quelques minutes plus tard,
au sortir d’une toilette indispensable, dégageait toujours cette
tension de la veille. Les stigmates de la peur enlaidissaient un
visage sur lequel dégringolaient des cheveux filandreux et
humides.
- Pourquoi ne m’avez-vous pas parlé de cette lettre
anonyme ? demanda le détective, calmement, comme si rien ne
venait de se passer entre eux.
- Comment savez-vous ? Vous l’avez trouvée ?
- Désolé, il me fallait connaître votre adresse et je l’ai
découverte bien involontairement.
- Monsieur Quinchon… j’ai peur.
- Une de vos collègues a appelé, hier. Une certaine Françoise.
Elle aussi semblait terrorisée et son discours était un peu
embrouillé… J’ai cru comprendre que le docteur Margone avait
disparu…
- Disparu, répéta Nancy, hébétée ! Cela veut dire quoi
disparu ? Ces quatre hommes qui sont venus le chercher n’étaient
donc pas des... des policiers ? C’est donc bien ce que je pensais !
- Je l’ignore, cela peut signifier qu’il ne s’est pas présenté au
travail, qu’il a fait une… fugue ou …
- Qu’il est mort !
- Elle ne m’en a pas dit plus. Voulez-vous la rappeler ?
Ce vouvoiement paraissait indu en regard des rapports qu’ils
venaient d’entretenir, mais l’infirmière semblait avoir déjà effacé
cette intimité de sa mémoire, ainsi que ses scabreuses exigences.
Il n’oubliait quand même pas qu’il était en dette vis-à-vis d’elle.
Nancy n’obtint pas de réponse sur le portable de sa collègue,
et elle décida d’appeler directement le service cardio.
La conversation fut brève et au fur et à mesure que celle-ci se
déroulait, le visage de sa « maîtresse » - Dieu qu’il détestait cette
(*)
Patrick Grainville, « La Lisière » Gallimard, 1973
80
appellation ! – s’accrut en crispation, comme si les informations
qu’on lui transmettait lui contractaient l’estomac.
- Que se passe t-il ?
- Les quatre policiers se sont présentés hier pour interroger le
docteur Margone… je vous en ai parlé …
- Oui !
- Personne ne connaissait exactement les raisons de cette
visite, mais on suppose qu’ils souhaitaient obtenir des
informations sur les morts de ces derniers jours… C’est
épouvantable, il semblerait qu’il ne s’agissait pas des policiers …
C’est bien ce que je pensais.
- Ah bon !
- On n’a plus revu le docteur… envolé…
Elle était livide, translucide comme une aile de papillon,
transparente comme une tranche de carpaccio de bœuf.
Cette comparaison mit Quinchon en appétit. Il sentit son
ventre se nouer sous l’effet de la faim et se rappela par la même
occasion qu’il n’avait pas encore pris ses médicaments ce matin.
Détachant les pilules des différentes plaquettes, il avala les
remèdes et invita l’infirmière à poursuivre.
- Continuez !
- Au bout de quelques minutes… les policiers l’ont
emmené… Il paraît qu’ils l’avaient…
Tartinant généreusement une épaisse tranche de pain noir
avec la confiture de coing que Chloé lui offrait à chaque récolte,
il économisa une question dont il connaissait la réponse. La mine
dégoûtée de l’infirmière attestait d’une absence totale d’appétit.
De toute façon, il s’attaquait à la dernière tranche de pain et
n’avait aucune envie d’aller solliciter ses voisins pour un
dépannage salvateur.
- Ils l’avaient… quoi ?
- Menotté !
Elle s’effondra en larmes.
- Vous rendez-vous compte ?
Le détective ne voulait pas éluder la question et encore moins
paraître d’une inconséquente impolitesse, mais par principe, il ne
81
s’exprimait jamais la bouche pleine, ne supportant pas, c’en était
presque maladif, que les autres en fassent autant.
- Vous m’écoutez ?
Il opina de la tête, exprimant par des gestes explicites son
incapacité à articuler.
- Et ce n’est pas tout…
Avalant péniblement l’ultime bouchée de son petit déjeuner,
le pain ayant quelques jours de garde-manger à son actif, il s’en
voulut de ne pas partager l’émotion de Nancy et se força à
manifester de l’intérêt pour son propos.
- Ah bon ?
Reconnaissant
introspectivement
son
manque
d’enthousiasme, Quinchon s’ébroua l’esprit et se concentra sur
les révélations que son interlocutrice, bouleversée, n’allait pas
manquer de lui faire.
- Les quatre policiers n’étaient pas des policiers, éclata-t-elle !
- Vous me l’avez déjà dit. Et alors ?
- Vous êtes lourd pour un détective ! Ces hommes n’étaient
pas des flics, mais des… des truands qui ont enlevé le docteur.
Savourant à sa juste valeur le commentaire sur la sagacité de
son esprit, il feignit de l’ignorer et adopta un ton cassant.
- Des truands ! Et puis quoi encore ? Des terroristes, Al
Qaïda ? Ben Laden à l’hôpital Tivoli ?
- Je vous assure !
- Intrigué par la mine suspecte de ces prétendus agents de la
paix, le chef de la sécurité a téléphoné à la police, la vraie, qui a
certifié n’avoir envoyé aucun de ses hommes pour interroger
Basilio.
L’affaire commençait à prendre une tournure plus
consistante et Quinchon s’en réjouissait.
- Bien, dit-il, vous êtes de service aujourd’hui ?
- Normalement je travaille à quatorze heures !
- Normalement ?
- Je… j’ai la trouille, Marcel !
82
- Vous n’avez pas le choix, de toute façon. Je vous
accompagne. Et puis n’oubliez pas que vous devez récupérer
votre voiture.
Subitement motivé par les tournures des évènements, il
ajouta : « Vous allez voir. A nous deux, nous allons résoudre
cette histoire, mais il faut que vous alliez travailler. Ecoutez-moi
bien, voilà ce que vous allez faire… ».
Avant de prendre la route, au péril des usagers qu’il croiserait,
Quinchon fit un saut chez ses voisins.
Il embrassa tendrement Chloé et la complimenta sur la
fraîcheur qu’elle émanait, fit une séance de chatouilles à Martin
qui l’implora d’arrêter, sous peine d’accident de vessie et confia à
William une mission : lui arranger, sous n’importe quel prétexte,
un rendez-vous urgent avec le responsable financier de la RAAL.
L’envie subite le titillait d’en savoir un peu plus sur les
investissements sportifs d’Octavio Salamone.
Et puis, il s’en irait saluer ce bon vieux Bouffartigue ! Il lui
manquait le Marius !
Evoquant la musicalité de ce prénom aux accents
méridionaux, il entendit la voix de Raimu affirmer « Tu me fends
le cœur ! ».
Le sien s’était plutôt bien accommodé de ces prouesses
charnelles.
83
XIII
La liste de Galand
Galand n’en menait pas large. La visite du patient indiscret
avait attisé sa curiosité et il avait mené sa petite enquête, en toute
discrétion. Prétextant des recherches sur l’installation du système
de vidéosurveillance et le devis établi par le sous-traitant, la chose
pouvant se justifier par les nombreuses pannes affectant les
caméras, il s’était familiarisé avec le responsable des archives qui
le voyait aller et venir entre les rayons sans se formaliser de cette
présence inhabituelle.
A son plus grand étonnement, à l’ère de l’informatisation
outrancière de toutes les données, le centre hospitalier conservait
un nombre colossal de dossiers sur papier. La pièce représentait
un espace de près de trois cents mètres carrés, sinistre et
poussiéreux et l’on y retrouvait pêle-mêle des documents
comptables, médicaux, administratifs et tout ce qui concernait la
vie de cette institution. Son passé surtout !
Mettre la main sur les statistiques de mortalité n’était pas
chose évidente, d’autant, qu’apparemment rares étaient les centre
médicaux qui utilisaient ce genre d’information à titre publicitaire.
En regroupant les données obtenues au gré de ses recherches, le
responsable de la sécurité en arriva à la conclusion que le service
de cardiologie présentait des résultats plus que positifs.
Sur les dernières années, en négligeant les cas de patients
considérés comme désespérés à l’admission, le service enregistrait
une moyenne de quinze décès par an. Ce calcul se basant sur les
huit dernières années, il estima que 75% de ces cas s’étaient
produits en soins intensifs. L’unité de cardio aiguë, appelée aile
4C, affichait donc une moyenne de 3,75 morts par an.
Statistiquement, les trois patients décédés entre le 11 et le 15 août
n’allaient peut-être pas bouleverser cette moyenne annuelle
84
respectable, puisque depuis le début de l’année 2004, un seul cas
était à déplorer… jusqu’au 10 août !
Jean-Claude Galand poussa le vice encore plus loin et se mit
à noter méthodiquement les dates, l’identité du malade, le type
d’affection, ainsi que le nom du cardiologue attitré de chaque
patient mort durant son hospitalisation entre 1996 et 2004. Après
avoir consigné tous ces renseignements, il s’installa à son bureau
et sur une grande feuille quadrillée traça quatre colonnes où il
recopia consciencieusement les informations collationnées.
Trente-quatre patients. Trente-quatre dates. Quelques affections
décrites succinctement, souvent les mêmes et une répartition plus
ou moins homogène entre les trois spécialistes responsables du
service. Pas de quoi inférer qu’un de ceux-ci ne soit un sérialkiller sévissant parmi cette population de cardiaques !
Jean-Claude Galand admirait son tableau, satisfait de son
travail. Il le relut, s’assurant qu’aucune faute d’orthographe ne
gâchait son œuvre. Quelque chose l’intrigua. Une suite de
coïncidences troublantes.
- Impossible que ce soit le hasard, s’avoua t-il !
Il tenait un indice. Le patient curieux avait raison !
Faisant sien le proverbe indien qui affirme que « Partager ses
connaissances, c’est une manière d’obtenir l’immortalité », il prit
la décision de l’informer de cette découverte.
Comment s’appelait-il encore ?
85
XIV
Les doutes de Freud
- Vous ne retournerez chez vous que lorsque nous aurons
toutes les garanties que vous cesserez de vous empiffrer !
Le docteur Freud, c’est ainsi que le surnommait Céline, parce
qu’un jour elle avait entendu que ses collègues l’avaient affublé de
ce sobriquet, s’était exprimé avec fermeté, bien que conscient de
prêcher dans le désert. Cette patiente le décourageait et, sauf à
l’interdire de séjour dans un périmètre de moins de cinq
kilomètres autour d’un fast-food quelconque, il savait que l’appel
du ventre, le monstre de l’appétit, la démangeaison de la fringale,
la voracité morbide, la goinfrerie pathologique conditionnaient
toutes les pulsions de Céline Bruneton.
Parmi les solutions plus réalistes que l’isolement dans un
univers sans Mac Do’, le psychiatre, en réalité baptisé très
officiellement Frédéric Montignac, du nom – ô ironie du sort –
de l’inventeur du régime bien connu, pensait sérieusement à
l’interner. Lui restituer sa liberté et son autonomie entraînerait
trop de risques et la garantie d’une nouvelle prise de poids qui lui
rendrait la vie impossible, voire, la condamnerait à court terme.
Céline séjournait dans le service psychiatrique depuis près de
trois semaines et le régime alimentaire auquel elle se soumettait
de mauvaise grâce conjugué aux séances de gymnastique et de
sport, lui avait permis de perdre une vingtaine de kilos.
Les premiers sont les plus faciles à éliminer, affirmaient les
diététiciens. Décourageant !
Il en restait un solde de cent et dix, ce qui pour une taille de
un mètre cinquante-huit rendait sa physionomie pour le moins
disgracieuse. Elle émargeait à cette catégorie de personnes
appelées « sur-obèse ». Mais moins que l’aspect esthétique de la
jeune femme, c’était le dysfonctionnement psychique qui
86
préoccupait le médecin, lequel l’accueillait rituellement depuis
trois ans, chaque année, au mois d’août.
Céline en vacances !
Cette récurrence, Montignac l’avait expliquée depuis
longtemps par la mort de Claude Bruneton, décédé en août 2001,
ici même, dans cet hôpital, ce père qui était la seule ressource, la
seule référence de cette femme-enfant de 32 ans, incapable
d’accéder au statut d’adulte.
Clairement, Céline n’était pas consciente de sa responsabilité
dans le décès de son papa. D’ailleurs, aurait-elle pu survivre à
cette idée ? Comment lui expliquer qu’en fournissant la praline
mortelle, elle fournissait également l’arme du crime ? Aurait-elle
été en mesure de l’assumer ?
A l’époque où Freud avait découvert le cas, il avait jugé
pertinent, pour compléter son anamnèse, de rencontrer le
cardiologue qui avait signé l’acte de décès de Bruneton. Il se
remémorait cette rencontre froide avec un collègue
particulièrement hautain qui n’appréciait guère les praticiens
émargeant à la catégorie des « psy » en tous genres.
Margone l’avait accueilli par un glacial : « J’en ai assez qu’on
m’emmerde avec cette affaire ! ».
Le cardiologue toisait les formes rondouillardes du psychiatre
débonnaire avec une arrogance, une suffisance insupportable.
Parler de « l’affaire Bruneton » ne l’enchantait pas.
Manifestement le fait que l’un de ses patients meure étouffé par
une praline n’avait pas participé à édulcorer l’image de ce
médecin très attaché à sa réputation et à sa notoriété.
- Que voulez-vous que j’ajoute ? Vous avez lu le rapport !
avait-il aboyé à l’adresse de Montignac.
- Le permis d’inhumer stipule que Claude Bruneton est
décédé des suites d’un arrêt cardiaque, alors qu’en fait, il s’est
étranglé suite à une obstruction laryngale, si je ne m’abuse ?
- Qu’est-ce que ça change ? Il est mort et on a tout fait pour
le sauver !
- Vous auriez pu imputer la responsabilité de sa fille !
87
- Pourquoi faire ? Cette demeurée ne pensait qu’à gâter son
père et lui offrir toutes les cochonneries les moins indiquées pour
son régime ! Dix fois, que dis-je, vingt fois, j’ai essayé de lui
expliquer, mais cette femme était tellement têtue qu’elle était
persuadée de faire son bonheur en le gavant de sucreries ! La
rendre responsable n’aurait fait qu’entraîner une enquête qui
aurait conclu sur un dysfonctionnement de nos services. Des
tracasseries ! Le bordel, quoi ! Nous aurions dû la fouiller à
chacune de ses visites pour protéger le patient du danger que sa
fille représentait pour lui ! Impensable !
- Vous ne trouvez pas, cher confrère, que les rapports entre
le père et la fille étaient… comment dire… ambigus ?
Montignac, lui aussi, pouvait faire montre du bon usage du
mépris.
Il en avait mis une solide couche dans la prononciation du
terme « confrère ».
- Ce genre de considération ne relève pas de ma
compétence ! Maintenant, si voulez bien…
Montignac repensait souvent à cet entretien et chaque fois,
cela déclenchait en lui un malaise, persuadé que Margone
dissimulait quelque chose. La question des rapports entre le père
et la fille semblait avoir embarrassé le cardiologue. Pourtant il ne
l’avait pas abordée dans ce seul but. Il se rappelait avoir été
troublé par la lecture d’un article faisant état de ce que 75% des
personnes souffrant de troubles du comportement alimentaire
évoquaient, parfois de manière diffuse, des souvenirs liées à des
abus sexuels. L’importance excessive de cette proportion avait
même amené des spécialistes à émettre l’hypothèse que ces
relations incestueuses relevaient plus du fantasme que de la
réalité, mettant ainsi en évidence l’ambiguïté de la personnalité et
des relations entretenues par les boulimiques et autres
anorexiques de tout poil avec leur environnement.
Céline avait-elle souhaité la mort de son père ? Ne fut-ce
qu’inconsciemment, frêle oedipe !
88
Souvent Freud s’était demandé qui avait placé la praline dans
la bouche de Claude Bruneton ? Lui-même, dans un réflexe
gourmand, mécanique, inconscient ? Ou… quelqu’un d’autre ?
Il s’efforçait d’écarter cette hypothèse de son esprit. Inutile
de remuer la boue, se disait-il !
Quelle décision allait-il prendre ?
Céline Bruneton était capable de tout pour un morceau de
chocolat, une portion de gâteau ou une tranche de saucisson ! De
tout !
La première semaine de son hospitalisation, les infirmières
prenaient un maximum de précautions au moment de lui
apporter le plateau-repas. Une collègue s’était fait mordre à sang
par Céline un jour où celle-ci voulait manifester son
mécontentement à l’égard de la congruité des portions dressées
dans les assiettes. Il n’était pas rare qu’une fois sa pitance avalée,
engloutie plutôt, elle se mette à fureter dans le couloir à la
recherche de restes, agressant si nécessaire les patients peu
envieux de subir ses intempestives intrusions. Ne s’était-elle pas
proposée pour assister la préposée à la livraison des repas ?
Etrange patiente !
Les mouvements masticatoires étaient la seule gymnastique
qui apportait à la jeune fille un peu de satisfaction, qui
déclenchait des sourires sur son visage bouffi et juvénile. Elle ne
semblait gaie que dans l’imitation du hamster, bajoues gonflées et
mâchoires en marche.
- Docteur Freud, je vous en supplie ! Laissez-moi rentrer
chez moi !
- Pour que vous recommenciez à manger toute la journée ?
- Je vous promets !
- Vous n’êtes pas guérie, Céline, vous avez besoin
d’encadrement, de gens pour vous conseiller, vous aider… et
aussi pour vous surveiller !
- Je n’ai pas de famille…
- Je sais…
- Mon papa est mort !
89
- Je suis convaincu qu’il aurait voulu que vous guérissiez, que
vous preniez soin de votre santé…
- J’ai faim !
Céline dans toute sa splendeur ! Sourde aux
recommandations du médecin et obnubilée par son ventre !
Tous ses désirs transitaient par le besoin d’ingérer un aliment.
Montignac était persuadé qu’elle finirait par satisfaire ses pseudos
fringales en ingérant d’autres substances que de la nourriture.
Craignant le pire, il signa un bon d’écrou, appellation inspirée du
jargon carcéral signifiant qu’il la consignait dans sa chambre
jusqu’à nouvel ordre, un régime draconien à la clé. Il comptait sur
son collègue endocrinologue pour lui concocter un cocktail
d’extraits thyroïdiens, dopamine, sérotonine et acétylcholine
allaient ramener Céline à de plus justes, plus saines et plus
élégantes proportions. Son va-tout ! Ultime tentative pour la
protéger contre elle-même.
Frédéric Montignac assuma avec dignité cette délicate
décision qui condamnait sa patiente à la perspective de bien
pénibles moments, se consolant à l’idée de déguster, le soirmême, une choucroute royale que sa femme lui avait promis de
concocter avec amour, et surtout avec beaucoup de saucisses et
un splendide jambonneau ! Il s’avoua que les rapports avec la
nourriture adoucissaient bien souvent les affres du quotidien. Il
se réjouissait de se bâfrer, la seule méthode que son esprit
admettait pour se laver des turpitudes, des drames, des
ignominies qui constituaient son fonds de commerce. La folie
des autres, le protégeait contre la sienne.
Il déplaça sa lourde carcasse, faisant crisser les jointures et les
articulations de son corps et s’en retourna chez lui, satisfait de sa
décision.
L’appétit vient en sevrant, se dit-il, satisfait par ce calembour
douteux.
90
XV
Mer calme à peu agitée…
Un semblant de sérénité, pas vraiment l'atmosphère du
drame qui couve ou de la tension qui suit l’incident, le climat qui
régnait au 4C dégageait une apparente tranquillité. En réalité
chacun vaquait à ses occupations, la plupart, silencieusement, le
personnel évitant de se regarder et limitant les contacts verbaux
au plus strict nécessaire. Quelques yeux rougis, quelques signes
de maladresse, quelques gestes d’impatience à l’égard des malades
trahissaient le trouble ambiant, le malaise latent.
La suspicion régnait.
Nancy ne s’attendait pas à cela en rejoignant son lieu de
travail. Elle s’attendait à bien pire ! Mais non ! Ni hystérie ni
scandale, aucune manifestation intempestive n’altérait la parfaite
mécanique du service. Sauf qu’il manquait quelqu’un ! Un des
éléments essentiels du rouage, le leader, le chef, la reine de la
ruche, le garant de la responsabilité collective du personnel
médical : Margone.
Et cette absence semblait lourde à porter pour certains. Etaitelle significative de la culpabilité du médecin-chef ? Peut-être !
Mais coupable de quoi ?
Nancy avait accepté, un peu contrainte, d’effectuer des
recherches sur les causes officiellement invoquées aux décès des
« trois trépassés de l’Assomption », comme Quinchon les avait
baptisés de manière un peu romanesque : Thirion, Renard et
Salamone. Et pourquoi pas leurs dossiers médicaux et l’intégrale
de leurs biographies commentées, tant qu’à faire ! Il fallut qu’elle
se retrouve enfin seule dans la salle des infirmières avec
Françoise Lehoux pour se faire expliquer en détail les
circonstances de la mystérieuse disparition de Basilio.
91
Le beau, le ténébreux, l’énigmatique Basilio ! Les mauvaises
langues ajoutaient : « Célibataire, en plus ! »
Tout le monde savait à quel point Françoise vouait un culte
frisant l’hystérie au cardiologue et combien elle souffrait de
n’obtenir aucune grâce de cette active dévotion. Margone feignait
de ne pas l’entendre roucouler et évitait soigneusement de se
retrouver en tête-à-tête avec elle.
- Et on n’a plus aucun signe de vie de sa part depuis deux
jours, dit-elle avant de s’effondrer dans un torrent de larmes !
- Je ne comprends rien !
- Personne n’y comprend rien… et comme d’habitude, dans
ce cas-là, tout le monde y va de son interprétation. Certains
disent que c’est un enlèvement et qu’une demande de rançon va
bientôt atterrir, soit dans la famille Margone – tu sais qu’ils sont
très riches ! – soit à l’hôpital. D’autres disent que c’est à cause des
dettes de jeu du docteur – t’as déjà entendu dire qu’il jouait, toi ?
- ou encore que c’est lui qui s’est arrangé pour disparaître
quelque temps parce qu’il aurait été menacé suite une histoire de
cœur avec une personne qui n’était pas libre ou bien…
- … Qu’il était suspecté d’être complice des attentats du 11
septembre, tout le monde connaît ces sympathies pour
l’intégrisme musulman, non ?
- Tu te moques de moi, Nancy !
- Excuse-moi ! Les nerfs !
Comme un effet de ressac, un second flot lacrymal vint
inonder le visage boursouflé de l’infirmière, la plaçant dans
l’incapacité de continuer à s’exprimer intelligiblement, ce qui en
l’occurrence n’altérait pas trop la richesse de l’échange.
Apparemment ni Françoise, ni même les autres
collaborateurs du service n’avaient établi un quelconque rapport
entre l’absence de Margone et les récents décès qui avaient
endeuillé l’aile 4C ! Bizarre !
- Tu les as vus, toi, les affreux soi-disant flics qui voulaient
l’interroger ?
- Oui !
- Ils étaient comment ?
92
- Normaux ! Des flics, quoi… sauf…
- Sauf ?
- Sauf que c’était pas des flics… mais ça, on ne le savait pas !
- D’accord ! Ces types-là, tu ne les avais jamais vus avant ?
- Non !
- Et comment était Margone quand ils l’ont emmené ?
- Tu me tortures, Nancy, grimaça t-elle… il était… il était
beau ! Oui c’est cela, il était beau !
- D’accord ! Il a toujours été très beau, mais est-ce qu’il
semblait inquiet, paniqué, bouleversé ou, au contraire, serein,
confiant… comme d’habitude ?
- Je ne sais plus !
- Il n’a rien dit à personne ?
- Cela s’est passé tellement vite !
- Essaye de te rappeler, Françoise ! C’est important !
- Il m’a regardée et… attends, maintenant que tu m’en
parles… J’ai l’impression qu’il a voulu me dire quelque chose…
me transmettre un avertissement …
- Tu vois !
- Il me semble qu’il regardait vers cette chambre, la 470, de
manière… de manière insistante… comme si… comme s’il
voulait me communiquer un message, trois ou quatre fois, il m’a
fixée du regard, puis regardait dans cette direction ...
- Qui était dans cette chambre ?
- Personne ! Plus personne depuis que l’autre était parti…
comment s’appelait-il ? Celui qui fourrait son nez partout et qui a
même disparu du service pendant deux heures la semaine
passée ?
- Quinchon !
- C’est ça, Quinchon. Qui plus est, le responsable de la
sécurité de l’hôpital est venu me demander ses coordonnées, à
celui-là. Je me demande pourquoi !
- Tu les lui as données ?
- Bien sûr que non !
93
Margone avait-il réellement tenté de faire passer une
information au détective avant d’être kidnappé ? Et cette histoire
de sécurité ? A quoi cela rimait-il ?
Ou bien Quinchon avait trop d’imagination et ses théories
étaient de pures élucubrations dignes d’un esprit génial, mais
retors, ou alors, sa vision des choses s’avérait exacte ou
approchant de la réalité. Mais Nancy se refusait à admettre que le
médecin-chef soit un monstre, un sniper digne des meilleurs
thrillers, un tueur au même titre que Jack l’Eventreur, le Landru
de Tivoli, l’exterminateur de La Louvière.
Pas un seul instant, elle n’eut conscience que le détective
avait un peu exagéré la portée des faits pour l’inciter à récolter un
maximum d’informations sur les trois victimes. Pas un seul
instant Quinchon n’avait pensé que le cardiologue avait eu une
pensée émue à son égard avant d’être emmené par ses ravisseurs.
Mais au moment d’être embarqué, savait-il seulement ne pas
avoir affaire à des policiers dûment mandatés ?
Nancy se sentit subitement bien dans la peau du docteur
Watson et savourait le talent dont elle avait fait preuve en
interrogeant sa collègue. Il ne lui restait plus qu’à être aussi
efficace avec l’ordinateur.
Elle accéda au logiciel se demandant, un peu confuse de
l’effronterie de ces réflexions, si Sherlock Holmes pratiquait la
sodomie avec son fidèle collaborateur ?
94
XVI
Guindaille !
Quand Marcel Quinchon heurta la porte de la chambre de
Marius Bouffartigue, il fut étonné d’être reçu par un « C’est pas
trop tôt ! » peu de circonstance. Il ne se savait pas attendu.
Le vieil homme, habillé en civil et aussi endimanché que le
plus honnête des paroissiens, le look un peu bigot, lui tournait le
dos, s’acharnant à remplir une besace de cuir usée par les années,
de vêtements sales destinés au lavoir. Manifestement, le détective
n’était pas le véritable objet de cette impatience !
Lorsqu’il pivota et l’aperçut, une stupéfaction comique naquit
sur son visage.
- Excusez-moi ! Je ne vous attendais pas.
- Je m’en rends compte ! Vous sortez ?
- Oui. Enfin, provisoirement ! Liberté conditionnelle ! Le
dimanche, j’ai droit à une petite promenade. Je sors généralement
avec la fille d’une… d’une amie… une amie qui est décédée, c’est
d’ailleurs une des seules personnes qui s’intéresse encore à ma
vieille carcasse gâteuse et je crains qu’aujourd’hui, elle n’ait
renoncé à sa bonne action charitable dominicale !
La déception se lisait clairement sur la figure de l’ancien
journaliste.
- Et que me vaut l’honneur ?
Quinchon était satisfait qu’il ne lui pose pas les
sempiternelles questions sur sa santé. De toute façon, il était
convaincu que cela ne lui était même pas venu à l’esprit. Les
vieux ont beaucoup de mal à imaginer que les plus jeunes
puissent être souffrants.
- Le sentiment de ne pas être arrivé au terme de notre
conversation !
- Toujours ces trois cardiaques ! Décidément vous êtes un
obstiné !
95
- Il s’est passé des choses dans le service.
- Ah bon !
- Le docteur Margone a disparu !
- Disparu ?
- Oui. Evaporé dans la nature, emmené de force par quatre
malfrats se faisant passer pour des policiers ! Vous vous rendez
compte ?
Le visage du vieil homme s’illumina.
- Mais… mais, c’est formidable !
- Vous trouvez cela formidable ?
- Je veux dire…Il se passe enfin quelque chose dans cet
hôpital ! Un événement ! Vous me dites qu’on l’a enlevé ?
- On dirait.
- Mais personne n’en parle… c’est le silence radio, le blackout total…il s’agit quand même d’un… d’un scoop !
Les vieux réflexes journalistiques revenaient au galop,
indécrottable Bouffartigue, sans cesse à l’affût de l’info exclusive,
paparazzi octogénaire, subitement excité par ces révélations. Pour
peu, il rempilerait.
- Et vous dites que ça s’est passé quand ?
- Vendredi. Il y a deux jours !
- Incroyable ! Qui s’occupe de l’enquête ?
- Je l’ignore, je ne sais même pas si la police est prévenue !
- C’est dingue !
- Comme vous dites !
- Mais ! Pourquoi la police ne serait-elle pas avertie ?
Personne ne s’inquiète de cette absence ? Sa famille ? Son
employeur ? Ses amis ? Sa femme ? Son chien ? Ses enfants ?
Personne ?
- Je n’en sais rien !
- C’est complètement fou… un enlèvement… ici… et moi
qui croupis dans cette chambre, inutile… alors que j’aurais pu
couvrir l’événement et personne ne me dit rien ! A quoi est-ce
que je sers encore sur cette terre ?
- Justement, c’est l’objet de ma visite.
96
- Vous êtes mandaté par qui ? Les victimes ? La personne qui
a été enlevée… ou du moins ce qu’il en reste ?
- Par personne ! Il n’y a pas de victimes, puisqu’il n’y a pas de
plaignant ! Il n’y a pas d’enlèvement puisqu’il n’y a ni plainte ni
enquête… à moins que…
- A moins que ?
- A moins qu’il y ait quand même une enquête… une enquête
discrète… pas vraiment officielle… du genre négociation discrète
avec les ravisseurs… Vous voyez où je veux en venir ?
- Non !
La réponse avait claqué. Elle avait le mérite de la franchise.
Bouffartigue voulait se faire prier.
- Bon, je résume. En cinq jours, trois citoyens loin d’être audessus de tout soupçon décèdent alors que rien ne les prédispose
à un tel trépas, si ce ne sont les quelques légers ennuis cardiaques
pour lesquels ils sont traités. D’accord ?
- Complètement !
- Les familles assument leurs deuils respectifs et inhument
leurs proches sans qu’aucun remous, scandale ou autre
déploiement policier ne vienne entacher les cérémonies.
Question : les familles savent-elles que la mort de leur père, frère
ou que sais-je était suivie ou précédée de quelques jours par
d’autres décès ?
- C’est une bonne question... mais...
- Mais ?
- Comment voulez-vous que les proches de la première
personne décédée sachent que d’autres victimes suivraient ?
La logique du vieil homme était implacable et Quinchon bien
piégé.
- Excusez mon impertinence, jeune homme... continuez !
- Je me pose ces questions depuis trois jours. La disparition
de ce médecin… dans des circonstances plus que troublantes, en
est une autre, n’est ce pas ?
- Absolument !
- Et que se passe t-il suite à ces quatre évènements ? Je vous
le demande.
97
- Rien !
- Exactement, il ne se passe rien ! Et c’est cela qui m’intrigue,
qui m’énerve, qui m’agace. On peut mourir dans cet hôpital, se
faire enlever… et personne ne réagit !
- C’est impensable !
Les réactions de Bouffartigue, outre leur aspect
systématiquement exclamatif, étaient horripilantes, comme si la
béate stupidité de ses propos relevait d’une sénescence d’esprit
qui eût trouvé sa justification dans la vieillesse canonique de
l’individu.
- Vous ne comprenez toujours pas ce que j’attends de vous ?
- Pas vraiment ! martela le vieillard.
Quinchon commençait à se demander s’il avait frappé à la
bonne porte.
- Vu l’importance du tissu relationnel que vous avez
constitué depuis tant d’années de vie publique, je pensais que,
soit par les collaborateurs de « La Gazette », soit par d’éventuels
contacts avec la maréchaussée, vous pourriez discrètement vous
renseigner… apprendre si une enquête est en cours, si des
plaintes ont été déposées par les familles respectives…
- Cela ne devrait pas poser de problèmes !
Quelques heures et beaucoup de patience plus tard, le
détective obtenait enfin les renseignements après lesquels il
courait. Résultat : néant ! Nada ! Que dalle !
Pour le motiver à se secouer les neurones, à se bouger les
fesses décharnées et à s’activer, le détective s’était substitué à « la
fille de l’amie décédée » et avait offert à Marius un après-midi
mémorable. La totale ! L’apéro, le resto, les guinguettes, la
Maison du Peuple et pour terminer la viole, ce qui, soit dit en
passant, est la pire torture que l’on puisse faire subir à un
mélomane, même peu averti des dernières tendances en matière
de variétés. C’est que le patriarche était un véritable vétéran de la
guindaille, un vieux briscard de la chopine, un ripailleur de
première force, un mirliflore de la java, aroutiné à la bamboche
98
comme pas deux. Une fois lancé, Bouffartigue n’avait de cesse de
remettre son ouvrage sur le métier.
Aux écrevisses, avait succédé la bouteille de Sancerre qui,
elle-même avait appelé le gigot et le Chateauneuf sur lequel le
calva n’était que le préliminaire de pintes ouvrières entrecoupant
les valses, les tangos et autres rythmes que Quinchon pensait être
tombés en désuétude ou faisant partie du patrimoine immatériel
et universel du mauvais goût.
Mais l’homme avait fait son travail et Quinchon avait tenu sa
promesse : sortir l’ancêtre de la monotonie démoralisante des
cliniques et festoyer jusqu’à ce que mort s’ensuive, rien à voir
avec les menus démoralisants du « Lunch Garden » suivis de
deux tours du parc, toujours dans le même sens, en évitant
volontairement l’estaminet, auxquels le condamnait « la fille de
l’amie décédée » qui s’acquittait de cette corvée avec la cadence et
la motivation d’un travailleur à la chaîne !
Au moment pathétique des derniers flonflons, les deux
hommes reprirent la direction du centre hospitalier.
Bouffartigue allait cuver son vin et sa mélancolie, gémir sur
des années perdues et Quinchon attendrait 21 heures que Nancy
ait fini son service, méditant sur le terrible silence que la police et
la presse laissaient peser sur l’affaire, sirotant quelques bières,
luttant contre l’envie de fumer – peine perdue – et envisageant
avec angoisse, lui qui ne pratiquait que la levrette et le
missionnaire, les prochaines exigences sexuelles de sa nouvelle
partenaire.
Une évidence se fit jour en son esprit ; quoi qu’il arrive,
baisons futés !
99
XVII
Courage, fuyons !
Elle affichait un sourire jocondinesque, à faire pâlir le grand
Léonard en personne ! Etait-ce l’idée de le retrouver ?
Devenaient-ils les nouveaux amants, néo-héros durassiens, bien
qu’il ne prétendît pas posséder cet exotisme asiatique cher au
personnage de cette brave Marguerite ! Toujours est-il que le
sourire de la belle auréolait une journée consacrée à de secrètes et
clandestines investigations, plutôt qu’aux soins des patients
cardio - déficients.
Elle se précipita vers le détective en brandissant fièrement
quelques feuilles de papier à l’en-tête de l’institution médicale
comme un sésame, un trophée, une médaille olympique. Elle
s’effondra sur la banquette molletonnée dans un fracas de soupirs
spontanés, le siège se laissant aller lui aussi aller à des plaintes
incongrues. Elle exigea un calice de ce nectar qui l’avait vue
sombrer aux confins de l’éthylisme quelques heures plus tôt,
manifestement peu échaudée par l’expérience précédente.
- Vous pouvez être fier de votre collaboratrice, lui dit-elle en
lui tendant la liasse de feuillets !
Quinchon grogna un remerciement et s’attacha à la lecture
des dossiers médicaux des trois victimes.
Ne pourriez-vous pas me traduire ce sabir ? lui demanda t-il.
Il était aussi hermétique au charabia médical qu’au décryptage des
textes sanscrits ?
- En fait, il n’y a rien de particulièrement intéressant.
Description des symptômes, dossier des patients, détails cliniques
à propos des interventions médicales, rapport des tests
sanguins…
- En conclusion ?
- Aucun risque mortel pour ces trois malades ! Sauf…
- Sauf ?
100
- Sauf accident… C’est ce qu’on dit pour se mettre à l’abri.
La médecine ne contrôle malheureusement pas encore tous les
paramètres…
- Votre conclusion ?
- On les a tués !
Le ton était péremptoire, cassant. Elle avait affirmé cela avec
un aplomb, un sang froid qui dénotait avec les angoisses
maladives qu’elle manifestait depuis peu, comme si la présence de
son amant modifiait sa perception de l’aspect dramatique de la
situation !
Elle narra ensuite au détective qui se délectait de ses propos,
la mésaventure de son chef de service telle qu’elle avait été vécue
par sa collègue et conclut son discours d’un énergique : « Bref,
c’est le bordel ! » Cette déclaration intempestive eut le don de
faire sourire le détective qui réitéra la commande malgré les
gestes véhéments de dénégation de Nancy. Elle se résolut à
entériner cette promesse d’une ivresse future comme une
éventuelle garantie de satisfaction de ses phantasmes
enculatoires. Comme s’il avait compris ses lubriques intentions, il
lui adressa un sourire qui la fit rougir de confusion.
- J’allais oublier ! Le chef du service de sécurité, un certain
Galand, essaye de vous contacter !
C’était finalement, la première information intéressante qu’il
enregistrait depuis le retour de l’infirmière. Galand avait des
nouvelles !
- Il demande que vous le rappeliez à ce numéro.
Ce fut un début de soirée calme que rien ne prédisposait au
drame. Outre les difficultés à quitter le site de l’hôpital, le quartier
étant envahi de hordes de sauvages en vert et blanc s’en allant
haranguer leurs idoles au stade, il accepta l’invitation courtoise de
Nancy qui souhaitait lui faire partager sa pitance dominicale.
Elle habitait un appartement triste dans un immeuble tout
aussi triste et gris. Même le quartier était terne, désolant, affichant
à perte de vue le spectacle d’usines désaffectées, monceaux de
101
ferrailles rubigineuses, symboles d’une prospérité à jamais
disparue.
Dans le modeste logement, aucun indice ne trahissait une
quelconque présence mâle, ne fût-ce qu’épisodique. Ni
pantoufles sous le fauteuil ni piles de journaux ouverts à la page
des sports ni cendrier rempli de mégots ni miettes de pain sur la
table ou monticule de vaisselle sale, rien ! Exclusivement
féminin !
Parfums artificiels pour amateurs de succédanés odoriférants
diffusés généreusement, posters ringards de Peynet, images
gondolées de chevaux galopant sur fond de coucher de soleil sur
une plage de Camargue punaisés aux murs, napperons de
dentelles séculaires sur les meubles, une et une seule tasse sur
l’égouttoir et un frigo aussi grand qu’une boîte à chaussures
pointure 36 ! Même pas rempli ! Quelques plantes grasses, trop
grasses et un ordre, une ordonnance, une propreté, une netteté
d’une infinie tristesse. Une invitation à la mélancolie ! De quoi
donner l’envie de fuir ! Une baguette de pain en cours de
lyophilisation, de quoi faire une bonne chapelure, et deux
fromages aux fragrances tempétueuses, du genre qui fouette les
naseaux, accompagnèrent avec justesse une excellente bouteille
de Bordeaux qui émoustilla l’appétit sexuel des tourtereaux.
Prétextant une visite guidée du logis, elle invita Marcel dans
une chambre dont la sobriété n’était altérée que par une
décoration basée sur les tons roses et pastels, une déclinaison aux
accents de l’adolescence dans ses aspects les plus désuets, une
chambrette de petite fille ou une seule gravure, minuscule aux
aspects incongrûment érotiques faisait tache. Impossible de se
débaucher par des pratiques extrêmes dans un univers si puéril.
Ils s’aimèrent de façon terne, à l’image de la pièce, avec une
pudeur de puceaux maladroits, volets clos, tentures tirées,
lumière éteinte et chaussettes aux pieds. Quinchon n’entreprit
donc pas de sonder certaines voies parallèles et sa partenaire
s’abstint d’en faire la demande. Au moment de ce qu’il crut
interpréter comme la manifestation d’une velléité de jouissance,
102
elle poussa un cri, un piaillement aussi discret que si elle avait été
piquée par une fourmi.
A jeun, Nancy avait la jubilation timorée !
Par respect pour son hôte, il adopta la même attitude et se
lâcha en se contractant au maximum, ne laissant à aucun membre
du voisinage le droit d’ouïr les râles tonitruants qui
accompagnent généralement le coït. Il s’effondra sur elle, tentant
de retrouver son souffle – essayez donc, ce n’est pas évident ! –
et c’est à ce moment-là que le ciel lui tomba sur la tête.
Comme un coup de massue, le choc lui fracassa le crâne ! Il
s’attendait à tout, mais n’avait pas prévu le pire ! Elle aurait voulu
le ménager, séquelle d’un infarctus oblige, mais elle ne put
contenir ses sentiments. Il prit la claque en pleine figure sans
sourciller, sans même réagir à son haleine parfumée au Maroilles.
- Marcel, je vous aime !
Voilà ! Elle l’avait dit.
Tout bas, dans l’obscurité de cette chambre de Barbie, la
poupée, pas le génocidaire allemand, elle lui avait déclaré sa
passion, son amour, ses sentiments, son inclination ridicule pour
un détective quadragénaire, cardiaque, fauché et farouche militant
du célibat.
Il prétexta un rendez-vous importantissime chez son dentiste,
son devoir de baby-sitter auprès de ses voisins, une réunion de
l’amicale des anciens de la rhéto 78, un livre à finir d’urgence
pour éviter les amendes de bibliothèque, une lessive à faire
sécher, un rôti au four, ses plantes à arroser, le chien à promener,
le chat à nourrir, sa déclaration fiscale à remplir et s’en alla,
satisfait par la quantité d’excuses. Manquant de trébucher en
enfilant ses caleçons, cherchant partout des chaussettes qu’il
n’avait jamais enlevées, il prit la poudre d’escampette, décampa
les chaussures à la main, fila sans demander son reste, se
trompant de porte et cherchant l’ascenseur dans les toilettes.
Comme une obsédante mélopée, il réentendait cette sentence
absurde : « Marcel, je vous aime ! » Alors que les étages défilaient
avec une lenteur exaspérante, comme si le bâtiment lui-même le
retenait, il eut toutes les peines du monde à trouver le moyen de
103
sortir, appuyant sur des centaines d’interrupteurs, alors qu’un seul
actionnait l’ouverture automatique de l’huis. Dernier obstacle
avant le salut, la liberté, l’air pur.
Il se sentait oppressé, avide de silence et de solitude. Et dire
qu’il avait manqué de lui répondre, mais juste pour rire, pour lui
faire plaisir : « Moi aussi Nancy, je vous aime ! »
Il avait dû se faire violence pour se taire, se contenir, et il
s’était défilé, sans un regard en arrière, se disant que, peut-être
passait-il à côté d’une merveilleuse histoire d’amour, un conte de
fée, une idylle en rose et bleu, une romance magique, éternelle et
définitive. L’horreur, en quelque sorte !
Nancy était amère.(*) L’impression d’avoir, une fois de plus,
foiré quelque part. Toujours la même chose depuis des années !
Des orgasmes gâchés, des pulsions inavouables, des hommes
qui fuient, qui la fuient, elle qui a tant à donner. Elle plongea la
main droite entre ses cuisses et attrapa la nausée en découvrant le
souvenir poisseux de son amant envolé. L’envie de se caresser
l’envahit. La seule, la vraie façon de jouir… si triste, si seule.
Mais l’image de cet homme s’acharnant sur elle avec
l’application d’un collégien lui hantait l’esprit. Elle savait que tous
les soirs, pendant les trois prochaines semaines, elle allait errer de
cauchemars en tourments, que ses nuits allaient être hantées par
sa honte de s’être donnée à cet homme, ce détective minable,
malade qui plus est. Chaque fois la même chose, pensa-t-elle. « Ils
passent, très vite ils se lassent et je demeure orpheline,
abandonnée, le ventre désespérément vide de cette vie que je
voudrais enfin donner. » Nancy pleurait, seule dans son lit et
décida qu’il était vain d’encore se torturer l’esprit, que le bonheur
elle le trouverait autrement.
Elle savait. Elle y pensait si souvent. C’était si simple !
(*)
A ne pas confondre avec « Nancy était ta mère », comme le disait
Georges Bush à son fils du même nom.
104
Elle arracha le tissu souillé et le jeta dans une manne à linge ;
de la garde-robe, elle extirpa un drap immaculé qu’elle borda
patiemment au matelas avant de le recouvrir de l’édredon rose.
Durant de longues minutes, elle se purifia sous la douche et
s’attela à ôter toute trace de flétrissure, la moindre parcelle de son
corps devait être pure pour accomplir son projet. Elle s’habilla
lentement de vêtements propres et fit disparaître de la table les
vestiges de son dernier repas. Elle prit une feuille de papier et un
crayon et ouvrit la fenêtre. L’air était frais. Au loin, les lumières
de la ville scintillaient. Elle revint vers la table, rangea le crayon,
chiffonna la feuille et la déposa dans la poubelle. Elle eut une
pensée pour l’amour de sa vie et murmura : « J’arrive ! ». Elle
enjamba la rambarde et se laissa aller.
Quelques secondes. Le voyage dura quelques secondes.
Traverser onze étages comme en apesanteur !
Sauf qu’elle tombait.
Du pur bonheur ! Une sensation de liberté absolue. La
sérénité totale ! L’air était tiède et se laissait pénétrer, aucune
résistance. Dernière volupté. Dernière volonté.
Le choc fut douloureux mais ne se prolongea que quelques
très courts instants.
Respiration coupée. De l’air voudrait-elle hurler ! Mais aucun
son ne sort. Une douleur irradie tout son corps, puis disparaît…
très vite tout disparaît.
Elle s’écrasa sans bruit, sans un cri, ne voulant pas déranger
ses voisins dans leur sommeil. Nancy n’aimait pas faire de vagues
et encore moins, se faire remarquer ! Elle voulait se fondre dans
la masse, être transparente et n’accorder ses sourires, ses
attentions qu’aux malades, les seules personnes qu’elle estimait
plus malheureuses qu’elle. Et encore !
Son suicide occupa quelques lignes dans la presse, mais
provoqua un vif émoi au sein du personnel de l’aile 4C de
l’hôpital du Tivoli.
105
Tous étaient persuadés que ce drame était intimement lié aux
récents évènements qui émaillaient la vie, d’habitude si tranquille,
du service.
Au même moment, dans une chambre anonyme de l’hôpital,
un cancéreux en phase terminale venait de tomber dans un coma
irréversible. Sur son buste, une édition de poche des « Pensées de
Pascal ». Page 27, on pouvait y lire : « Tous les hommes
cherchent le bonheur, même ceux qui vont se pendre ».
106
XVIII
Le Blues de l’alcoolo
Le week-end de Jean-Claude Galand avait été gâché par cette
découverte, cette incroyable concordance de dates dans les
statistiques de mortalité du service de cardiologie. N’arrivant pas
à contacter ce Quinchon, le premier à avoir eu la puce à l’oreille
dans cette histoire, l’individu n’étant pas répertorié dans les
annuaires, ni au service de renseignements de la téléphonie
nationale, Galand s’était promis de prendre contact avec son ami
Bolet, son vieux copain policier, éternel inspecteur adjoint malgré
plus de vingt-cinq ans de service. Bloqué à la case départ, il
attendait patiemment l’heure de la retraite pour se consacrer à sa
passion : la traduction en patois local de l’intégrale de l’œuvre de
Bobby Lapointe, son idole.
L’inefficacité professionnelle chronique du gaillard,
conjuguée avec une bonhomie légendaire le confinait à des tâches
de médiation, des rabibochages de voisinages, de résolution de
ces conflits anodins qui émaillent le quotidien de certains
quartiers où la tonte du gazon est un sujet de polémique qui
interpelle les autochtones bien plus que l’augmentation du
chômage.
Jean-Claude, le flic, avait promis de rencontrer Jean-Claude,
l’agent de sécurité, lundi à la première heure. Autrement-dit, vers
midi, pour l’apéro.
Leurs retrouvailles s’émaillaient en général de quelques verres
de bière et de potins à propos du cercle de leurs amis communs.
Un tas de joyeux jeunes quinquagénaires au passé festif et arrosé,
dont le nombre, malheureusement, avait tendance à décroître,
bien que les démographes aient démontré, statistiques à l’appui,
l’augmentation notoire de l’espérance de vie, ces dernières
années. Au bout d’une heure de propos légers, Galand tenta
d’expliquer dans les grandes lignes le problème qui l’amenait.
107
Bolet soupira, peu désireux de s’investir dans ce dossier qui,
d’après lui, dépassait de très loin les limites de sa compétence.
- Une fois qu’il y a un mort, c’est plus pour moi… alors, tu
penses, trois meurtres et un enlèvement, pff !
- Mais tu pourrais te renseigner… Au moins au sujet de la
disparition ?
Bolet exécuta un geste de dépit lorsque le portable de Galand
se manifesta.
- Marcel Quinchon à l’appareil. Je crois que vous essayez de
me contacter, vous avez du nouveau ?
- Plutôt, oui.
- On peut se voir ?
- Quand vous voulez ! Le plus tôt sera le mieux.
- Où êtes-vous ?
- Au « Café des Arts » à La Louvière. Vous connaissez ?
- J’arrive. Laissez-moi un quart d’heure.
Les deux hommes ne s’étaient pas embarrassés de
circonvolutions de langage inutiles.
Bolet, lui, battait le rythme sur la table de bistrot, plongé dans
l’écoute enthousiaste d’un CD de Spike Jones encore plus fou
que d’habitude. Percussions sur du matériel de récupération, cris
primaux et bruitages insensés formaient pour lui la plus belle des
symphonies !
- J’adore ce bistrot, dit-il, c’est le seul endroit où il passe une
musique pareille.
- Ce qui explique sans doute le nombre restreint de clients,
ajouta Galand.
- Te fous pas de moi ! Tu râles parce que je ne veux pas
t’aider ?
- Ce n’est pas grave ! J’attends un détective privé qui lui est
très intéressé par cette affaire.
- Un détective privé, répéta Bolet, rêveur.
- Oui. Marcel Quinchon !
- Connais pas !
- Il était hospitalisé au moment des deux derniers assassinats.
- Assassinat ! Comme tu y vas !
108
- Tu comprendras quand il arrivera. Une bière ?
Quinchon n’avait pas pensé que le lundi était jour de marché
et le quart d’heure de délai se transforma en une demi-heure.
Heureusement, Galand était toujours là, accompagné d’un
gros homme barbu, aux lunettes épaisses et à la tignasse hirsute
d’une couleur oscillant entre le roux et le gris. Un air de vieux
professeur, poète et érudit, mal remis des événements de 68 et
qui riait avec la discrétion d’un éléphant. Ses éclats
s’accompagnaient d’un dandinement d’un pied à l’autre et de
mouvements circulaires de la main sur un ventre. Une bedaine
qu’il possédait particulièrement rebondie.
Un coude sur le bar, Galand aperçu Quinchon et lui présenta
le policier. Le flair du détective s’émoussait visiblement ! Un
policier, lui, se dit-il ?
- Ne serions-nous pas mieux si nous nous installions à une
table ? suggéra Quinchon.
Ils prirent place dans un endroit calme du bistrot et Galand,
fébrile, sortit de sa poche un document plié en quatre qu’il tendit
au nouvel arrivant.
- Regardez ceci. Il s’agit de l’identité et de la date de décès des
personnes qui ne sont pas sorties vivantes du 4C depuis 96 !
C’est étonnant !
Quinchon admira la rigueur et l’ordonnancement de la
présentation du travail du chef de la sécurité et s’appliqua à sa
lecture. Au bout de quelques minutes, il eut cette phrase
historique qui fit sursauter le policier occupé à s’assoupir sous
l’effet des trop nombreuses bières : « Nom de Dieu ! »
- Je ne vous le fais pas dire, ajouta Galand !
- Depuis 2001, il y a toujours au moins un décès le 11 août !
Un en 2001, un en 2002, deux en 2003 et un en 2004 !
- Voilà ce que je voulais vous montrer !
- Si on fait appel aux calculs de probabilité, on verra qu’il est
impossible que ces évènements soient liés au hasard.
Quinchon lut à haute voix.
109
- Le 11 août 2001, mort de Claude Bruneton ; le 11 août
2002, mort de Gérard Appeldorfer ; le 11 août 2003 morts de
Marcel Gutman et d’André Hatier et enfin le 11 août 2004, mort
de Rudy Thirion…
- Il y a autre chose de troublant, ajouta Galand, tous ces
patients séjournaient dans la chambre 468.
Bolet allait ouvrir la bouche et Galand se réjouissait qu’enfin,
le policier mesure l’ampleur de sa découverte. Il en fut pour ses
frais.
- Vous reprenez la même chose ?
Le chef de la sécurité fusilla son ami du regard, apportant
pour toute réponse un haussement d’épaules à cette question
incongrue et Quinchon, lui, ne répondit même pas. Il lisait et
relisait ces noms, tentant de trouver un semblant de fil
conducteur.
- Garçon ! Trois bières s’il vous plaît ! hurla l’inspecteur, qui
abordait la dernière ligne droite avant l’ivresse totale !
- Ces noms vous inspirent-ils quelque chose, inspecteur,
demanda t-il ?
- Pardon ?
- Il te demande si tu connais les gens que l’on vient de citer !
- Répétez, pour voir !
Quinchon énuméra calmement les noms, de façon
intelligible, détachant les syllabes et cessant son énumération
lorsqu’un signe d’intelligence se manifestait sur le visage du flic.
- Oui… Thirion, ça me dit quelque chose…
- Recel d’armes dans son salon de coiffure coupa le détective.
- C’est ça !
- Vous êtes bien informé, ajouta Galand, impressionné par la
fulgurance de la réaction.
- Et les autres ?
- Non ! A part…
- A part ?
- Le premier de la liste, rappelez-moi son nom !
- Bruneton, Claude Bruneton ! Mort le 11 août 2001 à
l’hôpital Tivoli ! Un mois, jour pour jour avant les attentats du
110
« World Trade Center » de New York ! Mais ça n’a aucun
rapport.
Cette réflexion soulagea le policier qui ne se voyait pas
embarqué dans un dossier relevant du terrorisme international,
lui dont le champ d’action ne dépassait pas les environs de
Besonrieux et Familleureux, deux bourgades tranquilles affichant
moins de deux mille habitants.
A l’évidence l’inspecteur sondait les tréfonds de sa mémoire.
L’effort lui semblait douloureux.
- Bruneton, répétait-il !
Les deux autres patientaient, avalant à petites gorgées la bière
que Bolet avait terminée depuis belle lurette.
- Je crois me souvenir d’un homme que je croisais parfois au
football… Claude Bruneton… oui, c’est ça… un type qui élevait
seul sa fille… une grosse gamine… un peu arriérée… ils
habitaient, si j’ai bonne mémoire… rue du Hocquet, près de
l’ancien stade…
- Quoi d’autre à propos de cet homme ?
- Rien. Quelqu’un … d’insignifiant … On a dû boire un verre
une fois ou deux ensemble, après un match. Un type gentil, très
attaché à sa gamine. Jamais aucun problème avec nous.
- Vous avez une idée de ce qu’est devenue sa fille ?
- Absolument pas !
- Monsieur Galand, quand Thirion est décédé, était-il seul
dans sa chambre ?
- Oui.
- J’ai l’impression que c’est la mort de la première personne
de la série qui peut expliquer les autres. Inspecteur Bolet,
pourriez-vous me fournir l’adresse de la fille de Claude
Bruneton ?
- Cela devrait être possible.
Il se leva péniblement et se dirigea vers les toilettes, là où
trônait un vétuste téléphone mural à monnaie.
- A mon avis, c’est le dernier effort qu’il fournira aujourd’hui,
affirma Galand en observant son ami déambulant entre
d’imaginaires chicanes. Il est fin soûl.
111
Le détective marmonnait.
- Un mort en 2001, Bruneton ! Un en 2002, deux en 2003 et
si au décès de Thirion, on ajoute ceux de Salamone et Renard qui
ont eu lieu presque à la même époque, trois décès en 2004. Il y a
comme une progression linéaire, arithmétique dans cette cascade
d’accidents cardiaques !
- Que voulez-vous dire, demanda Galand ?
- Je n’en sais rien… Une espèce de pressentiment… C’est
encore flou !
Bolet revint, la démarche toujours aussi mal assurée. Il
soupira.
- C’est la foire à la brigade… trop de boulot… un suicide…
Quinchon l’interrompit, impatient.
- Vous avez le renseignement ?
- La fille de Claude Bruneton s’appelle Céline. Elle est
toujours domiciliée là où elle habitait avec son père, 158 rue du
Hocquet. A cinq cents mètres d’ici !
Il fila, oubliant de participer financièrement aux frais de
beuverie. Les « Jean-Claude » en restèrent là et partagèrent la
note.
Bolet ignorait que l’homme que ses collègues recherchaient,
celui que des riverains avaient aperçu quitter l’immeuble de
Nancy Cornet quelques minutes avant qu’elle ne saute par la
fenêtre n’était autre que le détective qu’il venait de rancarder.
Pour une fois qu’il aurait pu se mettre en évidence !
Il avait raison celui qui avait affirmé que le flair du policier est
soluble dans l’alcool !
112
XIX
Enquête de routine
Rue sinistre, artère au bord de l’explosion, de la rupture
d’anévrisme, façades de maisonnettes ouvrières garnies de
douzaines de boîtes aux lettres éventrées, quelques mètres carrés
par habitant, ghetto de noirs, d’arabes, d’enfants sales et
arrogants, de mines tristes. Odeurs d’égouts, relents de fritures
ou de viande d’agneau faisandée. C’était l’heure du graillon et la
puanteur s’accentuait sous l’effet de la chaleur.
Châssis crasseux, peintures écaillées, rideaux déchirés, chiures
de chiens sur les trottoirs, univers à la Ellroy, glauque, climat plus
maussade que lorsque Daeninckx décrit Douai, Roubaix ou
Longwy, sauf que nous sommes à La Louvière et pas dans le
Bronx. Une commune qui dépense des millions pour son
carnaval, ses concerts, ses musées et ses biennales de la sculpture
contemporaine. Séquelles du libéralisme, échec du socialisme.
Rien à foutre ! L’incarnation de la défaite cuisante de toutes les
initiatives d’insertion sociale ou culturelle, une avenue très
fréquentée par de grosses limousines que les chauffeurs
traversent à toute allure, refusant de voir, de constater,
d’admettre cette misère, ce désespoir.
La maison des Bruneton n’échappait pas à la règle, peut-être
même était-elle un peu plus dégoûtante que les autres.
Quinchon sonna, frappa, insista. Pas de réponse.
Son insistance avait attisé la curiosité des voisins. Une petite
vieille, il y a toujours une petite vieille qui habite près des maisons
vides, vint s’enquérir froidement de la présence du détective. Le
quartier est fort fréquenté par les huissiers et les récupérateurs de
créances de tout poil et l’on se méfie.
Même si l’on n’aime pas ses voisins, s’il s’agit d’un de ces rats
qui gagnent leur vie, grassement sur le dos de la pauvreté et de
l’endettement, la solidarité s’installe dans la haine, le mépris.
113
- Qui est-ce que vous cherchez lance une voix aiguë, y a
personne à côté !
- Excusez-moi, je cherche Céline Bruneton.
- Qu’est-ce que vous lui voulez ?
Quinchon comprit qu’il devait se dévoiler, donner à la vieille
chouette quelques informations sensationnelles dont elle pourrait
fièrement faire étalage lorsqu’elle s’en ira à petits pas faire ses
courses chez l’Arabe du coin. Le dernier salon où l’on cause dans
le quartier. A ce prix-là, elle deviendra bavarde.
Alors il invente, il improvise.
- Mademoiselle Bruneton a participé à un concours télévisé et elle
a gagné, je voudrais lui remettre son prix.
N’importe quoi !
- Combien ?
- Ah, mais ça n’est pas de l’argent… c’est… c’est… je ne
devrais pas vous le dire, mais… c’est une voiture ! Une très belle
voiture !
- Ousqu’elle est la voiture ? insiste la vieille taupe, incrédule.
- Chez le concessionnaire. Je suis venu l’emmener pour aller
chercher la voiture au garage… vous comprenez ?
- Sais pas conduire, la gamine, pis de toute façon, l’est zinzin,
la Céline.
- Zinzin ? Vous êtes sûre ?
- Au moins trois semaines qu’elle est au Tivoli, chez les fous,
à ce qui paraît !
- Merci du renseignement.
- Z’aller lui porter son auto à l’hôpital ?
- Bien sûr !
La vieille en a pour son argent, elle va pouvoir alimenter la
chronique people de la zone.
Pas convaincu que tout le monde la croira !
Retour à l’hôpital. L’heure des visites, la cohue, la course à
l’ascenseur. La préposée à l’accueil consulte son écran
d’ordinateur et confirme :
114
- Mademoiselle Céline Bruneton est bien ici, en effet... au
service psychiatrie.
- Quelle chambre ?
- Attendez…
Elle tapote telle une virtuose sur le clavier.
- Désolé monsieur, mais elle ne peut pas recevoir de visite,
elle est internée.
- J’ignorais !
- Vous êtes de la famille ?
- Non.
- Je ne peux pas vous le dire, mais cette patiente suit un
traitement qui implique l’isolement.
- De quoi souffre t-elle ?
- Désolée de ne pouvoir vous répondre.
Elle est fraîche et gaie, elle passe son temps à être désolée,
mais elle voudrait sincèrement aider le détective.
- Pensez-vous que le médecin qui s’occupe d’elle accepterait
de me recevoir ?
- Je peux difficilement répondre à sa place. Essayez toujours,
il s’agit du docteur Montignac.
- Montignac ? Comme le régime ? demande Quinchon envahi
subitement par la bonne humeur communicative de la jeune
fille ?
- Oui ! Et il ferait bien de le suivre le régime, vous verrez !
Elle rit. Quinchon se dit qu’il est bon de redécouvrir le
plaisir de rire.
Dans la file d’attente devant les ascenseurs, Quinchon
aperçut une jeune infirmière qui tentait furtivement de contenir
ses larmes. La petite stagiaire, Sandrine Berger, celle par qui le
scandale avait éclaté, brisant la loi du silence.
Leurs regards se croisèrent, elle le reconnut. Elle lui adressa
un léger signe de tête, pensant en rester là, mais le désespoir de la
petite ne lui fut pas indifférent.
- Mademoiselle ?
- Monsieur !
115
- Que se passe t-il ? Vous me semblez bouleversée. Puis-je
faire quelque chose…
- Merci monsieur, ça ira !
- Vous avez encore eu des problèmes avec l’infirmière en
chef ?
- Il s’agit bien de cela !
- Alors ?
Si elle se taisait, c’était pour éviter de craquer, pas devant tous
ces gens.
- C’est Nancy…
- Nancy ?
- Nancy Cornet, vous la connaissiez…
L’emploi du passé intrigue subitement Quinchon qui sent
son cœur le faire souffrir. Mauvais signe !
- Oui, je connais Nancy. Il lui est arrivé quelque chose ?
- Elle est morte…
Pendant quelques secondes il a l’impression que le sol se
dérobe, qu’il va chavirer.
- Ce n’est pas possible, je l’ai…
- Elle s’est suicidée cette nuit.
Non !
Il revoyait leurs quelques heures de vie commune, le plaisir
qui l’envahissait quand elle pénétrait dans sa chambre de
souffrance, ses gros seins si appétissants, leurs conversations, la
complicité, leurs étreintes.
- Comment a-t-elle fait ?
La question était idiote, il en était conscient, mais il voulait
savoir, comprendre, même si cela ne changerait rien.
- Elle s’est jetée de la fenêtre de son appartement, elle habitait
au onzième étage d’un immeuble lui confia Sandrine subitement
plus calme face au désarroi de Quinchon. La police recherche un
homme qui serait sorti du bâtiment quelques minutes avant le
drame.
Quinchon se sentait en plein naufrage. Lui. Cet homme,
c’était lui !
116
Il y eut un trou, un vide d’à peine quelques secondes qui
ressemblèrent à l’éternité. De l’agitation autour de lui, des visages
penchés parmi lesquels il reconnut celui de la fille de l’accueil,
celui de Sandrine Berger et d’autres, des inconnus, des curieux.
On le coucha sur une civière et il supplia qu’on le laisse.
Peine perdue ! Il pensait revivre son admission, les mêmes gestes,
la même minutie du personnel, la même agitation tranquille, le
même affairement.
Il ne perdit pas véritablement conscience, on parla d’un
étourdissement, d’une émotion trop vive et lorsque la brume se
leva, il s’étonna du regard que posait sur lui un homme à
l’imposante stature.
- Docteur Montignac. On m’a informé que vous m’aviez
demandé avant de connaître ce malaise. Que puis-je pour vous ?
Décidément dans cet immense bâtiment, les nouvelles
allaient vite.
- Je… je voulais des nouvelles de Céline Bruneton.
- Céline Bruneton ! Vous êtes de sa famille ?
Pourquoi fallait-il que chaque fois qu’il évoque cette jeune
femme, on lui pose la même question ?
- Non… c’est… c’est personnel.
- Que voulez-vous savoir au juste ?
Trop de témoins. Il n’avait pas envie de poser de questions
devant cette badaudaille éberluée.
Il sombra alors dans un agréable coma.
Décidément, son corps n’en faisait qu’à sa tête.(*)
(*) Marcel Achard, « L’Idiote », Gallimard.
117
XX
Grosse fatigue
- Un coup de fatigue, une angoisse, un moment de
panique…je ne sais pas, moi, ce qui s’est passé…
Il parlait tout seul. Etrange soliloque ! Un embrouillamini de
souvenirs confus qui affluaient à son esprit.
Quinchon émergeait, la tête en lambeaux, l’esprit chiffonné
par l’engourdissement de ses neurones, obsédé par le visage de
Nancy.
Elle s’était prise pour un ange, l’idiote ! Pas assez naine pour
remplir cette fonction.
Délires. Trop de calmants.
De ces neuroleptiques qui abasourdissent, qui engourdissent
le cerveau, mais pas les émotions. Des pensées confuses.
Il détestait se sentir victime des substances qu’on lui
inoculait, perdre l’emprise sur ses pensées, sur ses réflexions, lui
donnait le sentiment de sombrer dans l’esclavage.
La dépendance, son pire ennemi. Il préférait choisir ses
assuétudes lui-même.
Pourtant, il avançait dans son travail, la découverte de
Galand attestait que le hasard n’était pour rien dans cette cascade
de morts violentes.
La chambre ressemblait à celle dans laquelle il avait séjourné
il y a quelques jours à peine, sauf que ce n’était pas la même !
Il appela. En vain !
Il s’examina et constata qu’on l’avait de nouveau relié à une
potence, un sac translucide distillant ses produits miracles à un
rythme particulièrement lent. A nouveau un espion clignotant
surveillait son rythme cardiaque et sa tension.
Flash-back. La vie est un éternel recommencement.
Et la mort alors ?
118
- Un pic émotionnel, voilà ce qui a causé ce malaise,
monsieur Quinchon. Rien de grave. Votre cœur ne semble pas
avoir souffert de cet incident. Par contre, vous commencez à
devenir un bon client.
Il reconnaissait l’urgentiste. Un garçon aimable, rassurant.
- Nous ne pensons pas devoir vous garder.
Tant mieux !
- Le docteur Montignac a souhaité vous voir, mais vous étiez
encore endormi.
Très bien. Montignac ? Ah oui ! Le psychiatre.
Quinchon ferma les yeux quelques instants, tentant de
recoller tous les morceaux, les bribes de ce cauchemar.
- Ça ne va pas monsieur Quinchon ?
- Ne vous inquiétez pas… je me sens juste un peu fatigué.
Triste en réalité, il se sentait triste plutôt que fatigué, mais
Quinchon avait toujours un problème avec les mots. Certains
mots.
- Reposez-vous.
Tant de morts en si peu de jours l’avaient épuisé.
- Avant de vous effondrer, vous m’avez posé des questions
sur Céline Bruneton, vous en souvenez-vous ? lui demanda le
spécialiste des maladies mentales.
- Vaguement.
- Vous rappelez-vous les raisons de cet intérêt pour cette
patiente.
- Si, si… mais je n’ai plus trop le souvenir de cette amorce de
conversation.
- Vous êtes détective, n’est-ce-pas ?
- C’est exact. Vous en déduisez quoi ?
Le médecin eut un rictus, trop habitué à ce genre de
réflexions.
- Le père de Céline est décédé en août 2001 dans cet hôpital,
si je ne m’abuse ?
- En effet.
- Le 11 août pour être précis.
119
- Vous êtes mieux informé que moi ! Mais où voulez-vous en
venir ?
- Savez-vous que chaque année, le 11 août un, voire plusieurs
patients décèdent dans cette même chambre où était hospitalisé
Claude Bruneton ?
Le psychiatre blêmit.
- Je vois que vous commencez à comprendre… chaque
année, en août, Céline Bruneton est en cure dans votre service…
- Vous ne croyez quand même pas que…
- Je ne crois rien, je constate. Je n’accuse pas, mais j’ai du mal
à attribuer ces décès au hasard. Céline Bruneton est-elle libre
d’aller et venir durant ses séjours dans votre service ?
L’attitude du médecin devenait pitoyable. Ce géant, ce
monstre de savoir et de connaissances, cet homme aux allures de
judoka catégorie poids lourds, d’habitude si sûr de lui, semblait se
barricader en lui-même, s’écrouler devant l’évidence d’une telle
accusation, mesurant sans doute l’ampleur de sa responsabilité.
C’était cela. Plus que les meurtres, c’étaient les ennuis qu’il
encourait qui le traumatisaient.
- Calmez-vous, monsieur Quinchon. Vous venez de subir un
malaise alors que vous êtes en pleine convalescence... La
prudence s’impose.
- D’accord, toubib, mais ce qui m’apaiserait, c’est que vous
répondiez à mes questions.
- Bien ! Disons que Céline dispose en général d’une certaine
liberté de mouvements… sauf que…
- Sauf que… Continuez !
- Qu’est-ce qui m’oblige à vous répondre ?
- Rien. Je n’ai aucun mandat et je ne travaille pas pour la
police.
Montignac balaya cette phrase d’un geste fataliste de la main.
Un geste qu’on aurait pu traduire par « après tout… ».
- La thérapeutique que subit Céline en ce moment la
condamne à un isolement total. Nous devons la protéger contre
elle-même.
- De quoi souffre-t-elle ?
120
- Une forme très particulière de boulimie.
- Mais encore ?
- Parmi les différentes catégories de troubles du
comportement alimentaire, la boulimie se caractérise par
l’apparition à certains moments d’un besoin irrépressible
d’ingérer de la nourriture dans des proportions totalement
déraisonnables. Parfois plus de 10.000 calories en quelques
minutes. En général, pendant ces crises, le malade vomit de façon
à faire le vide dans son estomac pour reprendre l’ingestion
pathologique et anarchique d’aliments. Donc, bien souvent ces
malades sont maigres, incapables de réguler de façon normale
leur alimentation. Ils peuvent rester des jours sans manger, puis
sombrer dans une crise qui peut aussi durer des heures. Il nous
arrive de devoir perfuser ces patients pour qu’ils retrouvent un
poids normal. Dans le cas de Céline Bruneton, c’est différent.
Elle mange de manière permanente et surtout… et c’est en cela
que son cas est difficile à traiter, elle semble y trouver du plaisir.
Il lui arrive de régurgiter, mais c’est beaucoup moins fréquent que
chez les autres patients. C’est cette notion de plaisir qui est
gênante pour lui trouver un traitement adéquat.
- Je ne comprends pas… Où est le problème alors ?
- Elle peut y rester… en mourir. Son incapacité à adapter la
quantité d’aliments qui lui est nécessaire en fonction de ses
besoins énergétiques, régulation qui se fait grâce à des
neuromédiateurs chimiques qui agissent au niveau de
l’hypothalamus, risque d’entraîner des dégâts considérables au
niveau de son système digestif ou tout simplement au niveau
cardiaque.
- Et ce traitement que vous lui appliquez maintenant, il
consiste en quoi ?
- Deux choses : l’isoler pour qu’elle ne soit plus en contact
avec des aliments, parce que malheureusement, elle pourrait
prendre plaisir à avaler de la nourriture qui n’est pas
nécessairement attrayante…
121
- Comme la cuisine de cet hôpital, l’interrompit Quinchon
qui avait encore en mémoire les somptueux repas qu’il avait dû
affronter durant son court séjour.
- Par exemple, sourit le médecin qui paraissait partager son
avis sur cette épineuse question… Et deuxièmement, nous lui
faisons des injections d’extraits thyroïdiens qui devraient lui
permettre de ne plus souffrir de ses compulsions alimentaires.
Le médecin s’interrompit, perplexe.
- J’avoue que je suis plutôt pessimiste sur les chances de
succès de cette stratégie …
- Pourquoi ?
- Comment dire… J’ai l’intuition que les rapports
pathologiques que Céline a établis avec la nourriture sont
davantage liés à un déséquilibre d’ordre mental…
psychologique… Mais nous devons reconnaître que nous avons
échoué dans les différentes thérapies que nous avons tentées avec
elle…
- Si vous le voulez bien, je voudrais revenir à cette question
concernant l’autonomie dont disposait votre patiente durant ses
séjours ?
Montignac avait une première fois éludé cette remarque, mais
son embarras devenait de plus en plus palpable.
- La règle veut qu’un patient interné dans notre service n’ait
pas l’autorisation de le quitter… mais j’avoue que…
- Qu’il n’y a pas de surveillance…
- Disons que le personnel est assez surchargé et n’a pas
toujours le temps…
- N’en dites pas plus ! Et surtout ne rejetez pas la
responsabilité sur le personnel, c’est si bas ! Parlez-moi plutôt des
rapports entre Céline et son père, de sa réaction à son décès…
Montignac, profil bas, raconta tout ce qu’il savait, n’omettant
pas l’épisode de la praline fatale et la réaction du docteur
Margone lors de leur entretien.
Quinchon sortit de cet entretien épuisé, mais convaincu que
chaque année, Céline Bruneton célébrait l’anniversaire du décès
122
de son père d’une façon très personnelle. En 2002, un an après la
mort de Claude Bruneton, elle avait fait une victime. Pour
souffler les deux bougies de son orphelinat, elle en avait trucidé
deux et en 2004, bien que les dates ne correspondent pas
vraiment, elle s’était offert le scalp de trois cardiaques.
A moins que quelqu’un d’autre n’ait découvert ce macabre
cérémonial et en ait profité pour régler quelque contentieux ?
Avant de replonger dans la dernière ligne droite de sommeil
avant la libération définitive de ses entraves, il se rappela cette
maxime qui égaya son repos : « Il n’y a pas d’amour plus sincère
que celui de la nourriture »(*)
(*)
Georges Bernard Shaw
123
XXI
Allez les loups !
La solitude du buveur de Chimay bleue.(*) Dans le bistrot, il
était le seul consommateur de cette bière forte, chère,
réjouissante. Il se sentait iconoclaste et prétentieux de se
permettre des dépenses aussi déraisonnables alors que la chope
coûtait la moitié du prix de ce breuvage réservé à l’élite. Il lisait le
mépris dans le regard des autres consommateurs, comme un
reproche de ne pas faire partie du consensus spongieux des
buveurs de pintes, exclu des cagnottes, Quinchon s’en moquait.
Il savourait.
Une bouffée de Gauloises blondes et une gorgée de
Trappiste. Un étrange moment de bonheur, de détente, d’interdit,
de danger. La boisson et le tabac qui pénétraient son corps lui
faisaient du bien, lui procurait un plaisir sensuel interdit.
Formellement !
Debout au coin du bar de ce café inconnu, il observait,
spéculait le nombre d’années qu’il restait à vivre à ces buveurs
tristes, lui qui savait qu’en adoptant un mode de vie
déraisonnable, il ne lui faudrait pas des mois pour renouveler
cette expérience médicale. Vivre sur le fil du rasoir. Oser
enfreindre les recommandations de la faculté. Jouer avec
l’infarctus comme au chat et à la souris. Ridicule ! Boire à la santé
de Nancy. Quel beau prétexte !
William l’attendait, debout à l’entrée du domaine, cet îlot de
quiétude et de sérénité, retour aux sources d’une vie paisible.
(*)
Pour plus de détails sur les états d’âme d’un buveur de Chimay bleue,
lire, du même auteur, « L’homme à la Chimay bleue », Editions Chloé
des Lys, 2007.
124
Tout le monde ignorait, dans cette famille, le dernier malaise
dont il avait été victime. Quinchon ne voulut pas l’évoquer.
- Vous me semblez fatigué, lui lança le footballeur.
- En effet, je le suis et je dois avouer que cette journée ne m’a
pas apporté que d’excellentes nouvelles… enfin… n’en parlons
plus… Et vous, comment cela s’est passée cette journée au
Tivoli ?
- Magnifique. Je suis presque gêné d’avouer à quoi sont payés
les joueurs professionnels et… en plus, il est fort probable que je
sois repris dans les 18 pour ce week-end, avoua-t-il, hilare.
Encore un de ces termes barbares auxquels le détective ne
comprenait rien : « être repris dans les 18 » devait sûrement
signifier une excellente nouvelle mais…
- Justement…
- Mais oui, l’interrompit William, j’ai demandé au capitaine de
l’équipe à qui je devais m’adresser pour le rendez-vous que vous
m’avez demandé d’organiser et…
- Et ?
- Il m’a déconseillé, surtout en tant que néophyte dans le club
de poser trop de questions en rapport avec l’argent… Vous
comprenez ma situation ?
- Je ne souhaite absolument pas vous causer des ennuis, mon
cher William, surtout si vous êtes repris dans les 18.
- C’est gentil.
- Si vous me parliez plutôt de ce Renard. Quelle est sa
fonction exacte à la RAAL ?
- C’est le directeur technique.
- Mais encore ?
- Manager si vous voulez.
- D’accord… expliquez-moi ce que fait ce garçon de ses
journées ?
- Il s’occupe des joueurs, des transferts, des contrats, des
négociations en vue de reconduire ou non les conventions entre
les joueurs et le club, il va visionner des garçons qui pourraient
renforcer l’équipe… Tout cela bien évidement sous la
125
responsabilité du Président et en collaboration avec le staff
technique.
- Donc, il s’agit là d’une personne qui exerce d’assez hautes
responsabilités…
- Bien sûr !
- Et qui manipule beaucoup d’argent.
- C'est-à-dire que…
- Je sais, vous ne souhaitez pas vous exprimer à ce sujet,
n’est-ce pas ?
- Non.
Le footballeur était gêné.
- Je ne comprends pas pourquoi vous me posez toutes ces
questions…
- Le père de votre Renard, comment s’appelle-t-il encore de
son prénom ?
- José.
- Le père de José Renard est décédé la semaine dernière dans
le service où j’étais moi-même hospitalisé, exactement le
lendemain de mon admission et… sa mort me semble un peu
bizarre.
- Que voulez-vous dire ? Vous êtes chargé de ce dossier ?
- Non… pas officiellement. Disons que comme le hasard me
place, par votre intermédiaire, en contact avec quelqu’un qui
fréquente le fils de la victime, je me suis dit que j’allais essayer
d’en savoir un peu plus… Voilà !
- Je comprends.
- Et comme deux jours plus tard, c’est un généreux sponsor
du club, un nommé Salamone qui décède, je me demande si le
milieu du football ne me permettrait pas de comprendre s’il y a
un lien entre ces deux disparitions.
- C’est un vrai merdier…
- Je ne vous le fais pas dire !
- Mais… je crois que je ne pourrai pas vous aider, confessa
William.
- Si ! D’une façon très simple et sans risque de vous voir
disparaître des 18 !
126
- Ah bon ?
- Essayez simplement de savoir si Maurice Renard et Octavio
Salamone aimaient les pralines ?
- Les… ?
- Les pralines ! Vous savez ce que c’est ?
Quinchon planta le solide défenseur de la RAAL à ses
réflexions, extraordinaire dribble verbal, et s’en alla rejoindre
Martin et Chloé pour les embrasser, meilleur remède contre tous
les cafards du monde.
William se demanda si l’infarctus affectait les facultés
mentales de ceux qui en sont victimes.
Football et chocolat ne faisaient pas bon ménage.
127
XXII
La vie en rouge
Le soleil allait se lever. On sentait poindre un peu de clarté à
l’horizon et Hubert Portivec y voyait la promesse du terme d’une
nuit calme, la perspective de retrouver son petit pavillon dans la
banlieue de Guingamp pour y jouir de quelques heures d’un
repos bien mérité.
Cela faisait près de quinze ans qu’il assumait, à tour de rôle
avec son collègue Marmont, les gardes de nuit à la caserne des
pompiers de la ville. Un boulot tranquille, jamais sur le terrain, la
solitude du planton. De toute façon, depuis son accident, il était
incapable de grimper sur une échelle, de manier la lance ou de
briser des portes à coups de haches pour sauver des vies
humaines. Recasé dans cette fonction, après cette chute lors d’un
banal exercice de routine, il terminait sa carrière, à l’abri du
danger et sans attendre de vaines et fastidieuses possibilités de
promotion dans les services administratifs, comme souvent le
commandant le lui avait suggéré. Il assumait la raideur parfois
douloureuse de cette jambe comme un ecclésiastique accepte les
contraintes de son vœu de chasteté, avec fatalité et sans
enthousiasme !
Pourtant aujourd’hui la vie d’Hubert Portivec allait prendre
une tournure inattendue, définitive, un rebondissement digne des
romans policiers qu’il dévorait, vorace, lors de ces nuits de veille.
Son rêve, lorsqu’il serait admis à la retraite, c’était d’en écrire un.
D’essayer ! Il en connaissait déjà le synopsis, cela se passerait
dans une caserne de pompiers, bien évidemment.
La relève arrivait à sept heures. Encore une bonne heure. Le
temps nécessaire pour lire les trois derniers chapitres de « La vie
en rouge »(*) de Max Allan Collins, un de ses auteurs favoris.
(*)
Gallimard. Série Noire N° 2204
128
On frappa violemment à la porte de la caserne. Etrange. Il ne
pouvait évidement pas recevoir de visites pendant la nuit, même
de ses collègues. Par l’interphone, il interrogea : « Qui êtesvous ? Que voulez-vous ? »
Une voix ferme et essoufflée lui répondit : « Ouvrez… nous
venons d’avoir un accident…C’est un enlèvement…des morts …
la voiture en feu sur la nationale… je suis médecin … ouvrez ! »
Portivec hésita.
- Je vais appeler les secours… c’est l’affaire de quelques
minutes.
De l’autre côté, la voix désespérée supplia : « Ils veulent ma
peau… ouvrez… je vous en conjure Ils veulent m’assassiner ! »
Cette histoire de voiture en feu sur la nationale, il était au
courant. Cela faisait deux heures qu’un appel l’avait averti et qu’il
avait envoyé une équipe. Que faisait cet homme à la porte.
Pourquoi les secours ne l’avaient-ils pas embarqué ?
Une dernière supplique : « Je vous en prie… »
Pourquoi Portivec n’avait-t-il écouté que son cœur ?
Pourquoi avoir quitté cette pièce sécurisée, ce bocal protégé,
aseptisé pour se précipiter vers cet homme misérable qui semblait
à l’agonie ? Préférant frapper aux portes de la caserne plutôt qu’à
celles de l’enfer.
Personne ne rendra hommage au courage de ce pompier,
imputant sa mort à une faute professionnelle inconséquente
plutôt qu’à un acte de bravoure aussi beau qu’inutile.
Lorsque prudemment Hubert Portivec ouvrit le battant vert
de l’huis donnant accès à la cour de la caserne, il n’eut que le
temps d’entendre résonner à ses oreilles deux courtes rafales de
mitraillettes claquant dans le silence de la nuit.
Il ressentit quelques picotements, de légères déchirures et
sentit un puissant flot de sang jaillir de sa bouche. Terminé.
Rideau tiré sur la trop brève existence d’un pompier bancal.
Margone avait tout tenté.
Se réveillant encadré par deux brutes épaisses, l’une à
l’haleine de vinasse et l’autre empuantissant l’habitacle de
129
l’automobile de son odeur d’eau de toilette musquée, il s’était
brutalement rebellé, sautant sur le conducteur et provoquant le
dérapage de la voiture qui s’était s’encastrée dans un platane qui
bordait la nationale. Un arbre paisible qui n’en demandait pas
tant.
Bloqué sous le poids mort du barbare parfumé, il était
parvenu à s’extraire de la limousine au prix de pénibles
contorsions. Il s’était mis à courir. Une course effrénée, juste
perturbée par le bruit d’une explosion. Haletant, il avait espéré
qu’ils soient restés coincés dans le brasier quand un coup de feu
résonna à ses oreilles. Il y en avait au moins un qui s’en était sorti
et déjà, il était à sa poursuite, préférant s’acharner sur sa proie
que de se préoccuper d’assister ses complices. Un obstiné. Un
malade !
La caserne des pompiers fut l’ultime espoir du médecin,
comme une ambassade, ce terrain neutre où l’on peut se garantir
un peu de sécurité. Le docteur Margone supplia, implora le
préposé de lui ouvrir les portes, ultime refuge pour s’extraire de
ce cauchemar.
La dernière image qui resta gravée dans la mémoire du
cardiologue fut celle de ce visage stupéfait, cet homme de
cinquante ans, ce monsieur tout le monde en habits de pompier,
la mine terrorisée, dont le ventre éclata comme une baudruche,
terrifié par cette rencontre inattendue et romanesque avec la mort
correspondant si peu avec le personnage qu’il fut durant son
insipide existence. Lui, Hubert Portivec n’avait jamais pensé être
victime d’un assassinat comme il en avait vécu des centaines dans
les polars dont il se délectait.
La police de Guingamp découvrit deux cadavres enchevêtrés,
bouillie de tripes et de sang. A quelques mètres, gisait Nicolas
Smolensk, mourant, un bras arraché, le visage ensanglanté
laissant encore paraître un rictus cynique. Son message était
limpide, il avait accomplit sa dernière mission et pouvait mourir
serein.
Son testament de tueur à gages.
130
Le corps de Margone fut transféré à l’institut médico-légal, en
attente d’identification, la victime ne portant sur elle aucun
papier, rien qui ne puisse aider la police à donner un nom à ce
défunt pratiquement méconnaissable, tant Smolensk s’était
acharné à tirer à bout portant sur la figure de celui qui fut un des
plus grands séducteurs de l’univers médical belge. Un homme qui
brisait les cœurs mais avait fait son métier de les guérir.
Vivant, il incarnait le paradoxe. Mort, il sombrait dans la
banalité cadavérique et pire encore dans l’anonymat le plus
complet. Triste fin !
131
XXIII
Et merci pour les chocolats !
Quinchon fut surpris par l’appel de Montignac. Le psychiatre
accédait finalement à sa requête, acceptant que le détective
s’entretienne avec Céline Bruneton, à condition qu’il puisse
assister à l’interrogatoire.
- Il ne s’agit pas d’un interrogatoire, docteur. Je vous rappelle
que je ne suis pas policier et que je souhaiterais juste poser
quelques questions à cette jeune fille.
La question était grave. Qu’allaient-ils faire si, au terme de
cette conversation, elle reconnaissait sa culpabilité dans plusieurs
assassinats ?
En informer les autorités, à tout le moins !
Le détective n’appréciait pas cette perspective. Balancer des
coupables à des flics somnolents ne faisait pas partie de ses
pratiques, mais y avait-il d’autres possibilités ?
De toute manière, elle serait reconnue irresponsable et
terminerait sa vie en HP, elle deviendrait l’icône de la
monstruosité. Une histoire dont se gaveraient les affamés du
scandale sanguinolent qui se délectent de cette presse au rabais.
Elle demeurait prostrée dans un coin de la chambre, assisse à
même le sol, le visage dissimulé sous une longue coiffure
filandreuse et mal entretenue. Le tout donnait l’image d’une
masse épaisse, d’une chose ronde, à peine humaine. Elle était
vêtue d’un peignoir à la propreté douteuse, un vêtement duquel
s’échappaient des membres adipeux à la peau blême.
Montignac aurait voulu la préparer à cette rencontre, mais le
brillant psychiatre s’était découragé face au mutisme de Céline.
Quinchon, quant à lui, avait repoussé l’idée d’agrémenter sa visite
en lui faisant cadeau d’un ballotin de gourmandises chocolatées,
132
craignant les foudres du toubib. Il s’était contenté d’une friandise
qu’il avait dissimulée au fond d’une poche. Son arme secrète.
- Vous êtes inconscient, avait hurlé le toubib, vous n’avez
quand même pas pensé sérieusement lui offrir des pralines.
- Si !
- Ne me faites pas regretter de vous avoir autorisé cette
rencontre, monsieur Quinchon.
Le détective n’avait pas la moindre idée quant à la manière
dont il allait aborder la malade.
- Comment lui avez-vous présenté cette visite, docteur
Montignac.
- Par un mensonge. Je lui ai dit que vous étiez un vieil ami de
son père, que vous le rencontriez souvent au stade et que vous
souhaitiez prendre de ses nouvelles.
Le football ! Toujours ce satané football qui revenait dans
cette histoire comme si un monde sans foot ne pouvait pas
exister.
- Je n’y connais rien en football.
- Improvisez !
- Facile à dire !
- Céline, je te présente monsieur Quinchon qui voulait
absolument savoir si tu allais mieux.
Silence. Elle tourna lentement la tête vers les deux hommes
et tenta un sourire. Une grimace plutôt.
- ‘Jour !
Elle parle, c’est déjà ça.
- Bonjour Céline, j’avais prévu de t’apporter un petit cadeau,
mais le docteur n’a pas voulu.
Quinchon sentait le psychiatre fulminer à ses côtés, mais il se
taisait, dissimulant mal son agacement.
- Un cadeau ?
- Oui, mais comme tu es au régime…
- Un cadeau… comment ?
- Je ne sais pas… Qu’est-ce qui t’aurait fait plaisir ? Des
fleurs ?
- Non ! Je n’aime pas les fleurs.
133
Montignac était à bout.
- Quinchon ! Cessez ce petit jeu.
- Quel petit jeu docteur, demande la jeune fille qui semble
retrouver un peu d’entrain. J’aime bien les jeux.
- Après tout !
Le médecin se rua vers la porte de la chambre et s’en alla,
furibond.
- Il est fâché, apparemment, dit Quinchon.
Ils attendirent que les pas du psychiatre s’éloignent pour
reprendre cette conversation à peine ébauchée.
- Tu n’aimes pas les fleurs, alors ?
- Pas tellement.
- Tu aurais aimé que je t’apporte des bonbons ?
- Oui… mais je ne peux pas en manger, le docteur veut
absolument que je maigrisse.
- Je sais.
- Et moi… je n’ai pas envie.
- Tu es… comment dire… tu es un peu trop…
- Trop grosse ! Je sais. M’en fous !
- Tu serais peut-être plus…
- Plus quoi ? Plus jolie ?
- Oui !
- Papa m’aimait bien comme ça.
Gagné ! Elle avait elle-même orienté la conversation vers son
père, sans que Quinchon ne doive induire le sujet.
- Moi aussi, je l’aimais bien ton papa.
- Vous le connaissiez ? Moi je ne vous connais pas.
Elle s’exprimait comme une enfant. Une femme énorme,
paraissant bien plus âgée que ses trente-deux ans et qui parlait
comme une petite fille.
- On se rencontrait aux matchs. On buvait quelques verres.
C’était le bon temps.
- Des « Manons ».
- Pardon ?
134
- Je voudrais que vous m’apportiez des « Manons ». C’étaient
les pralines préférées de papa, il était capable d’en manger dix
d’affilée.
Elle mima les gestes de goinfrerie de son père, n’avalant que
de l’air. Elle se mit à rire.
- C’est vrai que des pralines c’est un beau cadeau à offrir à
une personne qui est hospitalisée.
Quinchon avait résolument adopté le ton d’un langage
approprié lorsque l’on s’adresse à une débile. Il parlait lentement,
calmement.
- Tu en apportais à ton papa quand il était malade ?
- Oui, même que le docteur m’engueulait… celui-là… Quel
con !
- Cela t’arrive de porter des chocolats aux autres malades de
l’hôpital ?
- Parfois !
- Quand ça ?
Elle se tut.
- Chaque année, c’est ça ?
Elle se renfrogna, comme une môme prise en flagrant délit
de chapardage. Elle faisait l’aveu de plusieurs meurtres et
réagissait comme si on l’accusait d’une broutille. Céline ne
connaissait pas le moindre remords.
- Comment vous le savez ?
- Je l’ai deviné.
De la poche intérieure de son veston Quinchon sortit une
barre chocolatée « Galler ». Il la brandit devant les yeux éberlués
de Céline, comme un dresseur d’ours le ferait d’une sucrerie
destinée à conditionner l’animal, à peine honteux de sa démarche.
- Je te donne ceci si tu m’expliques.
Elle se redressa de sa position fœtale, se mit à saliver de
manière écœurante, fixant la friandise d’un regard dément. Elle
raconta les meurtres et chaque épisode de son histoire était
agrémenté d’un quartier de chocolat que Quinchon lui lançait de
peur qu’elle ne le morde. Tout cela était odieux, le détective en
était conscient.
135
Céline Bruneton reconnaissait que c’était enfantin
d’introduire les pralines mortelles dans la gorge des malades
assoupis. Ele ajouta même qu’elle prenait assez bien de plaisir à
les observer s’étouffer au rythme de la liquéfaction de la
délicatesse, à voir les visages de ces victimes bleuir doucement,
les yeux quittant progressivement leurs orbites sous l’effet de la
conscience de la mort qui arrive.
Une demi-heure plus tard, Marcel Quinchon quittait la
chambre de Céline Bruneton. Il venait de résoudre quatre
énigmes. Passée aux aveux, grâce à un chocolat !
Elle n’était en rien responsable de la mort de Salamone et de
Renard. Quinchon en arrivait même à le regretter.
C’eût été si simple !
Le détective pensa longtemps à l’absence de repentir de la
jeune femme, à cette irresponsabilité qui lui vaudrait sûrement
des circonstances atténuantes.
Une phrase lui revint en mémoire : « Les folies sont les seules
choses qu'on ne regrette jamais.(*)».
(*)
Oscar Wilde, « Le portrait de Dorian Gray »
136
XXIV
Passage à tabac
- Vous avez quitté l’appartement de mademoiselle Cornet
vers vingt-trois heures, c’est bien cela ?
Quinchon avait répondu de mauvaise grâce à cette
convocation à se présenter dans les plus brefs délais dans les
bureaux de le police de La Louvière.
Le fonctionnaire mal rasé semblait se désintéresser
totalement de la mission qu’on lui avait confiée, la thèse du
suicide s’avérant d’une telle évidence. Mais comme le
commissaire n’avait laissé planer aucun doute sur l’absolue
nécessité d’entendre ce témoin, l’inspecteur Frichoux s’acquittait
de sa tâche, espérant pouvoir classer rapidement l’affaire.
Définitivement et qu’on l’enterre, que diable ! L’affaire comme la
suicidée !
- D’après l’autopsie, il semblerait que la victime ait entretenu
des rapports sexuels un peu avant de mourir !
- Oui !
- Avec vous ?
- Oui !
- Rapports normaux ?
- Qu’est-ce que vous entendez par là ?
- Ben…
- Précisez votre pensée !
- Ecoutez ! Ne compliquez pas les choses… des rapports
normaux, vous savez ce que c’est des rapports normaux… ?
- La notion de normalité, monsieur l’inspecteur, voilà bien un
débat séculaire.
- Séculaire ou pas répondez à ma question !
- Rapports normaux ! Affirmatif ! Fellation, pénétration,
éjaculation le tout emballé, pesé en quelques minutes. Pas de quoi
fouetter un chat !
137
L’inspecteur ne semblait pas percevoir l’ironie. Un flic quoi !
- Où se trouvait mademoiselle Cornet lorsque vous l’avez
quittée.
- Dans son lit, bouleversée par le bonheur intense que je
venais de lui procurer. Il me semble même qu’elle ait connu un
bref mais intense orgasme.
- Comment expliquez-vous son geste ?
- Lequel ?
- Cette… cette défenestration.
Le détective finit par admettre qu’il serait peut-être préférable
de collaborer avec le fin limier au risque d’y passer la journée.
- Nous ne nous connaissions que depuis quelques jours. En
réalité elle travaille… enfin je veux dire elle travaillait au service
de cardiologie de l’hôpital du Tivoli où j’ai fait sa connaissance
lors d’un récent séjour.
- Vous êtes cardiaque ?
Une fois de plus, et ceci à l’adresse de certains comiques qui
prennent un malin plaisir à se moquer de la gendarmerie
nationale et du manque de subtilité endémique de ses membres,
force est de reconnaître que l’inspecteur Frichoux faisait ici
preuve d’une indubitable sagacité pour ne pas dire d’une
incontestable perspicacité.
- En effet, j’ai connu quelques soucis coronariens !
- Et alors ?
- Cela va beaucoup mieux !
- Ce n’est pas cela que je vous demande.
- Excusez-moi ! Quelle était votre question ?
- Comment expliquez vous qu’après… Attendez, je relis
votre déclaration… C’est cela… Comment expliquez-vous
« qu’après un bref mais intense orgasme » je vous cite, elle décide
de se jeter par la fenêtre ? Si toutes les femmes en faisaient
autant, nous passerions nos journées à les ramasser. Les trottoirs
ressembleraient à des dépotoirs de femmes comblées !
Il avait l’air assez satisfait de ce qui lui paraissait être un bon
mot. Quinchon le trouvait douteux …pour ne pas dire facile.
138
- Etes-vous convaincu que toutes les femmes jouissent,
demanda le détective ?
- Là n’est pas la question.
- Peut-être, mais la question de la simulation reste d’actualité !
- Nous nous éloignons, monsieur Quinchon. La police n’est
pas mandatée pour poursuivre toutes les femmes se rendant
coupables de simulation d’orgasme.
- J’avoue que je ne comprends pas.
- Mademoiselle Cornet était-elle ivre ou sous l’emprise de la
drogue.
- Absolument pas !
- Dépressive ?
- C’est-à-dire que…
- Enfin… vous allez, enfin, me donner l’information qui me
manque pour boucler ce dossier… Je vous écoute !
- Je ne m’explique pas le geste de Nancy si ce n’est que peutêtre était-elle plus amoureuse de moi que je ne l’étais… Par
contre, et la chose me paraît éventuellement plus essentielle,
j’aimerais beaucoup profiter de ma présence en ces locaux pour
vous parler de certains meurtres commis ces dernières années à
l’hôpital du Tivoli, ainsi que de l’étrange disparition d’un
cardiologue.
- Pardon ?
L’inspecteur dévisagea Quinchon comme s’il assistait au
retour de la momie. Le spectre réincarné du docteur Petiot ne
l’aurait pas autant effrayé ! Ebahi ! Abasourdi !
Il se leva brutalement, manquant de faire choir sa chaise et se
mit à courir vers le bureau de son chef en hurlant « Commissaire,
commissaire, y a un fou qui a une déclaration à faire… »
En établissant une rapide comparaison entre le commissaire
Vigouroux et l’inspecteur Frichoux, à l’œil nu, on comprenait
pourquoi l’une était le supérieur de l’autre. Et pas uniquement
parce que, dissemblance fondamentale, le commissaire était une
femme, ce qui n’était pas le cas de son subalterne un peu
lourdaud. D’esprit, du moins ! Tant Frichoux semblait empâté
139
cérébralement, l’esprit rudimentaire et peu motivé par sa
fonction, tant son supérieur hiérarchique affichait la mine
chafouine, voire sournoise d’un limier passionné - dit-on une
« limière » ? - par son métier, méticuleux, subtil, en un mot, elle
affectait une mine malicieuse.
Quinchon raconta toute l’histoire, n’omettant que sa
rencontre avec l’inspecteur Bolet. Pourquoi risquer de causer des
ennuis à un aussi brave homme. Pas une seule fois le
commissaire ne l’interrompit. Elle observait Quinchon d’un
regard plein d’espièglerie, mâchonnant un crayon entre des dents
qu’elle avait, ma foi, fort jolies, prenant ça et là des notes, surtout
concernant les dates, les noms, les lieux. Elle toussota lorsque le
détective en eut terminé de son récit.
- Ça n’est pas une mince affaire que vous me racontez là,
monsieur Quinchon. Je vais devoir appeler le Procureur.
- Et moi, reprendre mon récit.
- Evidement. Vous permettez ?
Elle se leva. Le commissaire Vigouroux avait la démarche
gracieuse et élégante des sportives. A chaque pas, le balancement
harmonieux de ses hanches attirait le regard sur un derrière
ravissant. Cela lui rappela, fugace mélancolie, qu’il n’avait pas eu
l’occasion d’exaucer les dernières volontés de Nancy.
Quelques instants après, elle réapparaissait, éblouissante.
- Ce Margone n’est pas un inconnu de nos services, monsieur
Quinchon. Il me semblait bien que ce nom me rappelait quelque
chose. Basilio Margone, 36 ans, cardiologue, domicilié à Mons,
Rue des Mésanges. C’est bien lui ? Elle exhiba une photo où le
toubib trônait au centre d’un groupe de femmes très légèrement
vêtues, brandissant une coupe de champagne à l’inconnu qui se
trouvait derrière l’objectif.
- Pas de doute, c’est bien lui.
- Outre ses activités professionnelles officielles pour lesquels
tout le monde est unanime à reconnaître ses compétences, votre
cardiologue est également actionnaire, généralement majoritaire,
d’un certain nombre d’établissements pour couples échangistes,
140
partouzeurs ou autres personnes appréciant les pratiques
sexuelles de groupe. Qui plus est, c’est un joueur invétéré. Poker.
- Et la chose est répréhensible, demanda Quinchon, naïf ?
- En soi non, du moment que les lois soient respectées. Les
gens qui fréquentent de tels établissements doivent être majeurs
et consentants. Et, il se fait que suite à une plainte, des collègues
ont effectué une descente dans une de ces prétendues
discothèques. Ils y ont découvert pas mal d’irrégularités : drogues
en tout genre, surtout de la cocaïne, personnes en séjour illégal,
pour la plupart des filles provenant des Balkans s’adonnant à la
prostitution, des salles de jeux clandestines… quant à la
comptabilité, n’en parlons pas, à peine 10% des recettes étaient
déclarées.
- Et Margone, là-dedans ?
- Il a été inculpé, mais laissé en liberté. Il est vrai que
certaines personnalités, des clients évidemment, sont intervenues
pour qu’un minimum d’information ne transpire dans la presse. Il
faut avouer que le fichier de l’établissement ressemblait plus au
bottin mondain qu’à une liste d’attente de candidats bénéficiaires
au RMI. La boîte a été fermée bien sûr.
Pendant que le commissaire Vigouroux, en verve narrait les
exploits extraprofessionnels du médecin, Quinchon regardait
attentivement les photos qui s’étalaient devant lui. Des clichés
réalisés en pleine fiesta, des sexes étalés au grand jour, des bides
grassouillets, des poitrines effondrées et quelques jolies filles,
sans doute les professionnelles, rémunérées pour faire le nombre,
les seules à ne pas sourire béatement. De fait, quelques
personnalités semblaient apprécier les loisirs organisés par le
docteur Margone.
Bouffartigue se serait repu de cet étalage de viandes pour la
plupart périmées, voire parfois largement faisandées.
- Vous prétendez donc, monsieur Quinchon que quatre
hommes se faisant passer pour des policiers se sont présentés à
l’hôpital pour interroger Margone puis l’ont emmené, menotté ?
Ai-je bien compris ?
141
- C’est ce que l’on m’a dit. Je n’étais pas présent, mais ce qui
est certain c’est qu’il ne s’est plus présenté à son travail depuis.
- Je ne crois pas à une mise en scène.
- Un enlèvement, donc ?
- Les milieux qui gèrent ces cabarets sont proches du
banditisme. Si Margone a dit ou fait quelque chose qui ne plaisait
pas aux autres actionnaires, ils sont capables de tout ! Vous
connaissez le monde du bâtiment ? Meilleurs amis du monde le
lundi, coup de couteau dans le dos le mardi, enterrement le
mercredi.
- Sur la photo, là, ne serait-ce pas Octavio Salamone ?
Quinchon désignait un personnage à moitié nu posant le sexe
dans une tentative de garde à vous et un cigare, plus gros que le
sexe en question, entre les lèvres, un sourire de maquereau
barrant son visage bouffi. D’un ridicule complet !
- Possible !
- Il n’était pas impliqué dans l’actionnariat des petites
combines de Margone ?
- Sais pas.
Elle semblait s’intéresser autant aux réflexions de Quinchon
qu’au cours du yen.
Quinchon insista.
- En tout cas, cela prouve que les deux hommes se
connaissaient avant que l’entrepreneur ne débarque, un infarctus
sous le bras, dans le service du docteur Margone.
- En effet !
Devant ce manque d’enthousiasme Quinchon abdiqua et
partagea le mutisme ambiant. Il alluma une Gauloise Blonde,
espérant qu’elle pousserait des cris véhéments sur la
réglementation qui interdit le tabagisme dans les bureaux
administratifs. Il n’en fut rien, elle l’imita.
Elle avait une manière bizarre de fumer, rejetant la fumée à
peine inhalée par des narines dont la gauche était ornée d’un
discret petit brillant. Il aurait pu la croiser en mille circonstances,
jamais il n’aurait parié un kopek, même dévalué, sur le fait que
cette femme soit commissaire de police.
142
En général, Quinchon appréciait les gens qui ne ressemblent
pas au métier qu’ils font. Un éboueur en smoking, un notaire en
jogging, c’est plus joli que l’inverse. Il rêvassait et elle pianotait
sur son PC. Fébrile.
- Aurez-vous encore besoin de moi, commissaire ?
- Non.
Elle ne s’aperçut même pas qu’il s’en allait. Déçu. Il l’aurait
volontiers invitée à boire un verre. Et plus si affinités…
Deux, par exemple.
143
XXV
Grosse colère et funérailles de seconde classe.
- J’ai prétexté ma sélection pour le match de samedi contre le
Sporting de Charleroi et j’ai offert une tournée générale de
pralines. Ça m’a coûté une fortune !
- L’idée est originale, mon cher William. Et les résultats de ce
sondage ?
- Les joueurs ont rigolé !
- Ah bon ?
- Il paraît que le chocolat est mal vu dans le monde du
football. Un joueur se serait fait viré de son équipe pour avoir
mangé une tartine au « choco » !
- Drôle d’univers que celui du foot professionnel !
- Donc j’ai distribué les ballotins aux membres du personnel
qui, évidemment, étaient ravis.
- C’est tout ce que cette onéreuse manipulation vous a permis
de découvrir.
- Je garde le meilleur pour la fin. Mais ce n’est pas vraiment
drôle.
- Je vous écoute.
- José Renard m’a regardé stupéfait quand je lui ai tendu le
paquet, comme s’il sentait que je lui tendais un piège. Il a
bafouillé un merci gêné en me promettant de transmettre au
Président le cadeau en question.
Cela ne prouvait pas grand’ chose, mais Quinchon se fit la
réflexion que la praline avait un effet perturbant sur le moral de
la direction de la RAAL !
William reprit : « Après l’entraînement du matin, nous étions
occupés à dîner lorsque le Président a fait irruption dans notre
réfectoire. Il semblait particulièrement énervé. Nous avons eu
droit au laïus classique sur l’importance d’un succès contre le
Sporting, l’ennemi héréditaire, contre lequel la victoire, outre les
144
trois points, revêtait aussi une valeur symbolique. Rester le
premier club de la région semble avoir une importance capitale
pour lui. Bon, tout ça est assez banal, sauf qu’après nous avoir
promis une prime spéciale au cas où nous gagnerions le derby, il
s’est tourné vers moi, furibond, et m’a dit : « Quant à vous, Piret,
c’est parce que je ne veux pas interférer sur les décisions du
coach, mais si ça ne tenait qu’à moi, vous seriez écarté pour cette
rencontre ! Le coup des pralines n’est vraiment pas de bon
goût ! » Et il a balancé la boîte à travers la tablée… J’avoue que je
n’en menais pas large. ».
- C’est très intéressant tout ça !
- C’est vous qui le dites !
- Mais cette colère, vous avez cherché à la comprendre !
- Bien sûr, mais j’étais tellement désemparé que je ne savais
plus quoi faire. Le coach m’a appelé et m’a conseillé d’aller
trouver le Président personnellement et de lui présenter mes
excuses.
- Des excuses ? Pour quelle raison ?
- Personne n’a voulu m’expliquer.
- Vous êtes allé le trouver ?
- Ben oui…
- Continuez William !
- Il a commencé par s’excuser de s’être emporté, puis il m’a
expliqué que deux de ses amis étaient décédés récemment à cause
d’une praline. Le papa de José Renard et monsieur Salamone, un
grand ami du Président… Je dirais même… plus qu’un ami, si j’ai
bien compris.
- Oui, un fameux pourvoyeur de fonds pour le club, surtout !
- Tout cela prouve que vous avez raison monsieur
Quinchon !
- Franchement, je regretterais que vous ayez des ennuis à
cause de cette enquête… mais je ne m’attendais pas à une telle
ingéniosité de votre part.
- Manon Vigouroux au téléphone…
145
La délicieuse commissaire avait donc un prénom de praline.
Quelle douce et dramatique coïncidence.
- Bonjour commissaire…
- Vous êtes parti un peu précipitamment, tout à l’heure, vous
n’avez même pas signé votre déposition !
- Je vous ai demandé l’autorisation de me retirer pourtant !
- Ah bon ! Me rappelle pas.
- Vous étiez plongée dans une profonde réflexion qui me
semblait alimentée par les informations distillées par votre
ordinateur.
- C’est possible !
- Que puis-je pour vous ? Dois-je me représenter dans
l’heure au commissariat juste pour y signer ma déclaration.
- Non… Cela peut attendre, je voulais vous signaler qu’on a
retrouvé le docteur Margone…
- Excellente nouvelle !
- Pas vraiment.
- Il est… ?
- Mort ! Tout ce qui a de plus mort. Et même…
particulièrement amoché.
- Où l’a-t-on retrouvé ?
- A Guingamp !
- Guingamp… en Bretagne ?
- Ben… oui ! Vous connaissez un autre Guingamp ?
- Non ! Que s’est-il passé ?
- Au départ, un accident de la route, trois cadavres calcinés
dans une voiture… impossible de les identifier pour l’instant,
puis une cavale. Margone a tenté d’échapper à son bourreau, il
est mort au moment où un brave pompier qui y a laissé sa peau,
lui aussi, lui ouvrait les portes de la caserne, à quelques minutes
près… enfin… L’assassin est un certain Nicolas Smolensk, ce
nom vous dit quelque chose ?
- Vous savez, je ne fréquente pas beaucoup les tueurs à gages.
Elle ne releva pas l’ironie.
- De toute façon ce Smolensk est mort également. On ne
comprend pas comment, dans l’état où il se trouvait, il a pu
146
trouver la force de poursuivre Margone sur près d’un kilomètre
et l’achever.
- Et Margone ?
- Difficilement identifiable, mais la comparaison des fichiers
dentaires est formelle, c’est bien lui. La moitié de son visage est
aux abonnés absents. La figure complètement explosée !
Dommage, à l’origine, il était plutôt bel homme… enfin, d’après
les photos… Personnellement…
- Bien, qu’attendez-vous de moi, demanda Quinchon.
- Savoir si ces informations vous intéressaient ? Si… vous
pouviez m’aider…
- Non. Je suis désolé. Je ne vois pas en quoi je pourrais vous
être utile... La voiture, peut-être.
- Immatriculée en Belgique, sans doute un véhicule de
location, pas sûr. Un inspecteur s’occupe de cette piste, mais on
suppose que, comme d’habitude, le loueur aura présenté des faux
papiers …ça ressemble à des professionnels.
- La question est de connaître les raisons de son enlèvement
et de son exécution …
- Nous fouillons son passé… Son présent aussi…
- Concernant Céline Bruneton ?
- Nous procédons à son arrestation demain.
- Pardon ?
- Elle est coupable de quatre meurtres quand même.
- Absolument pas ! Elle n’a rien à voir dans la mort de
Salamone ni dans celle de Renard. De toute manière, elle ne peut
être considérée comme responsable… Elle doit être soignée. Elle
est … folle !
- Des mesures de placement seront prises, ne vous inquiétez
pas.
- Et la presse ?
- Elle sera au courant bien sûr…
- Vous n’avez pas peur que…
- Que ?
- Qu’on la diabolise. Qu’on en fasse le nouveau monstre…
que les médias donnent d’elle une image…
147
- Je ne comprends pas cette clémence de votre part à l’égard
de cette jeune femme…
- Quand vous la verrez, peut-être que…
- Peut-être… En attendant, passez demain au commissariat.
Je voudrais vous voir.
Elle raccrocha. Quinchon se réjouissait à la perspective d’être
plus âgé d’un jour.
L’église n’était pas grande, plutôt une chapelle et pourtant il
restait de la place dans les travées. Nancy avait-elle si peu de
famille ? Si peu d’amis !
Quelques collègues, des membres du personnel infirmier de
l’hôpital, certains visages légèrement pathétiques qui rappelaient
vaguement quelques souvenirs à Quinchon, des mines tristes, des
figures affligées. Sordide !
Trois couronnes sur le corbillard. Enterrement de seconde
classe. Une composition de verdures, de roses et de freesias
émanait du service cardiologique, un coussin mortuaire offert par
les colocataires de l’immeuble où habitait Nancy et, plus
imposant, un impressionnant montage onéreux, bien mis en
évidence par les responsables des pompes funèbres, mais dont
l’éclat, la beauté, les couleurs attiraient d’autant l’œil que l’aspect
énigmatique de la mention du ruban qui ornait le cerceau
mortuaire : « Les Amis du Club ».
A quel club Nancy était-elle affiliée ? Quelle volonté pouvait
animer les cagnoteurs qui s’étaient saignés pour un tel hommage
à ne pas décliner plus clairement leur identité ? Club de scrabble ?
De belote? De football féminin? De couture ? De broderie ?
Amicale de lutte contre l’apartheid ? Contre la faim dans le
monde ? Comité de quartier ?
Il ne l’avait pas connue assez pour deviner ses loisirs, ses
passions. La philatélie ? Les tapis persans ? L’art contemporain ?
Le fauvisme ? Le théâtre patoisant ?
Non, vraiment, Quinchon aurait bien aimé savoir de qui
émanait cet hommage posthume.
148
Il regrettait maintenant de ne pas l’avoir mieux connue, elle
qui l’avait ébloui de cette abondante poitrine, de ses seins
généreux, de ses mamelles abondantes, de ses aréoles troublantes,
excitantes et finalement bien décevantes dans leur nue réalité.
La cérémonie fut lugubre. Expédiée comme un courrier
urgent. Un envoi prioritaire. Sans doute un de ces prêtres
convaincus que l’être humain ne peut pas disposer de la plus
grande richesse que Dieu lui ait donnée, la vie ; que le suicide est
un péché mortel, manière simpliste de refuser la réalité de la
détresse qui finit par s’exprimer par un acte irrémédiable.
Marmonnements de circonstance, formules compassées sur
l’éternité à laquelle tout le monde aspire, mais à laquelle plus
personne ne croit, prières bâclées, chants funèbres massacrés par
une vieille préposées aux orgues, en guerre contre le solfège et
son dentier. Et pour gâcher le tout, quelques gouttes de pluie au
sortir de l’église en ruine, les premières depuis longtemps en cette
fin de mois d’août où le ciel avait décidé, lui aussi, de porter le
deuil de Nancy Cornet. Morte de ne pas avoir été aimée.
Il fallut quelques minutes pour rejoindre un cimetière qui
ressemblait à un HLM pour cadavres. Tombes quasiment
similaires, fleurs artificielles et épitaphes de mauvais goût. Nancy
serait dans la mort comme dans la vie, un numéro, celui d’une
allée, d’une sépulture coincée entre deux anonymes avec qui elle
partagerait l’éternité.
Un homme aborda Quinchon. Une mise luxueuse, élégant
dans le deuil.
- Vous la connaissiez, demanda l’homme en chuchotant
comme s’il risquait de la réveiller ?
- Un peu, et vous ? Vous étiez voisin ?
- Pas du tout. Je ne vous ai jamais croisé au « Club 96 » ?
Quinchon commençait à comprendre.
- Oui… c’est cela, mentit-il, il me semblait bien vous avoir,
moi aussi, rencontré quelque part.
- Vous avez vu la couronne ?
- Oui ! Terriblement impressionnante, reconnut le détective
qui s’en moquait comme de sa première enquête.
149
- Le patron a voulu lui rendre un ultime hommage… une si
bonne cliente.
- Je comprends.
- Mais il y a un problème.
Il lui murmura dans le creux de l’oreille : « Il y aurait chez elle
des photos plutôt embarrassantes pour certaines personnes. Vous
voyez ce que je veux dire ? »
- Très bien, je vois très bien…
- Ce serait cette crapule de Margone qui lui aurait demandé
de les planquer…
- Margone ?
- Un des associés.
- Connais pas.
- Vous êtes venu souvent au 96 ?
- Non, pas souvent.
Quinchon se demandait comment il allait se dépêtrer de cette
conversation. Son interlocuteur, derrière son apparence naïve,
n’aurait pas apprécié de constater qu’il se moquait de lui.
- On a essayé de les récupérer, mais la police a placé des
scellés sur la porte de l’appartement de Graziella.
- Graziella ?
- Excusez-moi, je voulais dire madame Cornet, ricana-t-il.
- Bien sûr !
L’homme fit mine de s’éloigner puis revint vers le détective.
- Si vous saviez quoi que ce soit, vous savez comment nous
contacter.
Quinchon opina.
Graziella ! Le Club 96 ! Tout cela ressemblait si peu à
l’infirmière qu’il avait aimée furtivement. Son univers de poupée,
si puéril, si peu comparable à celui d’une assidue de boîtes
échangistes. Etait-il possible que cet environnement de petite
gamine dissimule des photos compromettantes ? Des
personnalités en vue s’adonnant à des pratiques que la morale
réprouve, avec d’innocentes complices ?
Et elle les aurait cachés à la demande du cardiologue ?
150
Les informations s’emboîtaient, finalement. Comme un
puzzle. Mais quelques pièces manquaient encore.
L’homme a pris place dans un luxueux cabriolet allemand
dont Quinchon mémorisa la plaque : BLG 096.
Comme par hasard.
Manon
Vigouroux
semble
inabordable,
absente.
Imperméable à toute conversation, plongée dans ses
préoccupations. Elle n’aperçut même pas le détective qui lui
tendait la main.
- Bonjour commissaire.
- ‘Jour.
Déjà elle s’éloigna.
- Je peux vous parler ?
- Vous pouvez vous adresser à Frichoux pour signer votre
déclaration.
- Une minute.
- Pas le temps. On doit s’occuper de Bruneton. Affaire très
délicate.
Langage télégraphique. Pas la peine d’insister. Quinchon
abdiqua et se dirigea vers le bureau du subalterne qui traînait
toujours ses langueurs professionnelles comme un bagnard, ses
boulets.
- Bonjour inspecteur, il paraît que c’est auprès de vous que je
dois m’adresser pour signer ma déclaration.
Le flic eut à peine le temps de refermer brutalement le tiroir
de son bureau. Il était pris en défaut et avala dans un raclement
guttural une gorgée d’un liquide dont la consommation devait
être prohibée durant les heures de service.
- A votre santé !
- Pas drôle, rétorqua l’inspecteur pris en flagrant délit.
- La police n’a envoyé personne aux funérailles de Nancy
Cornet ?
- Non. Pourquoi ? On aurait dû ?
151
- Peut-être. J’ai essayé de parler avec votre patron, mais elle
est tellement absorbée par l’affaire Bruneton, qu’elle ne m’a pas
laissé le temps d’en placer une.
- La mère Vigouroux, quand elle est sur une affaire, difficile
de lui parler d’autre chose. Paraîtrait qu’un toubib soit également
inculpé… en plus de la folle.
Pauvre Montignac, songea Quinchon.
- Avez-vous perquisitionné chez madame Cornet ?
- Oui… enfin, en vitesse… On a cherché une lettre, quelque
chose… Un document qui justifie son geste, comme d’habitude
Pas vraiment ce qu’on appelle une perquisition en bonne et due
forme. Pourquoi me demandez-vous cela ?
- J’ai rencontré à l’enterrement un homme qui m’a appris, à
ma plus grande stupéfaction qu’elle fréquentait assidûment une
boîte à partouzes.
- Pardon ?
L’inspecteur parut aussi stupéfait que si on lui annonçait que
Mère Thérésa s’était fait faire un piercing dans le clitoris.
- Le « Club 96 » à Beloeil. Vous connaissez ?
- Déjà entendu parler. Mais c’est fermé, je pense.
- Exact.
- Vous savez peut-être également que le docteur Margone
était un des actionnaires de l’établissement.
- Non !
- Et que Nancy Cornet travaillait dans le même service que
lui à l’hôpital.
- Non !
- Décidément, on ne vous tient au courant de rien ici.
- C’est-à-dire que je ne travaille pas sur ce dossier.
- Mais vous vous occupez de l’affaire Cornet !
- Une affaire ! Vous parlez d’une affaire… Un vulgaire
suicide… Un dossier qui sera bouclé dès que vous aurez signé
ceci.
- Attendez. Vous semblez ne pas bien comprendre. L’homme
que j’ai croisé lors de la cérémonie de ce matin m’a affirmé
152
qu’elle détenait des photos compromettantes et que certaines
personnes avaient tenté de les récupérer.
- Ils… ?
- Je ne connais aucun nom.
- Il y a des scellés.
- Justement. C’est pour cela qu’ils n’ont pas osé pénétrer dans
l’appartement.
- Pourtant ce n’est pas bien difficile de les faire sauter !
- Bien sûr, mais en entrant dans l’appartement par effraction,
ils risquaient d’attirer l’attention de la police. Et cela, ils ne le
souhaitent pas.
Apparemment, les connexions commençaient à s’établir dans
le cortex cérébral de l’inspecteur. Lentement, mais sûrement ! La
réflexion semblait le faire souffrir. Son visage trahissait la
douleur, celle de l’ulcéreux qui croque un cornichon.
- Vous ne pensez quand même pas...
- Si.
- Mais…
- L’accord de votre supérieur hiérarchique ?
- Oui.
- Vous savez qu’elle est fort occupée.
- Bien sûr… mais…
- Bon, Frichoux, on se décide.
- C’est que…
- Si cela ne donne rien, personne ne le saura et si nous…
pardon, si vous découvrez quelque chose, c’est tout bénéfice
pour votre future promotion.
- Dans ce cas !
Cet acte de désobéissance permit à Frichoux de faire un
bond prodigieux dans l’estime de Quinchon.
153
XXVI
Perquisition
Un drôle de couple s’aventurait dans l’immeuble. Un flic
tendu et un détective impatient.
Sur le court trajet qui séparait les bureaux de police de la
banlieue où habitait Nancy, Frichoux s’était arrêté en face d’une
petite boutique où il semblait avoir ses habitudes.
- Plus de clopes, avait-il invoqué.
Il en était ressorti la poche du pardessus gonflée d’une petite
flasque d’alcool. Quinchon avait feint de ne rien remarquer.
Après tout !
Ascenseur en panne.
Ils s’étaient donc essoufflés à grimper les marches de cette
sordide cage d’escalier maculée de tags et de graffiti, pour la
majorité plutôt obscène. Onze étages de vulgarité. De quoi
déprimer. Ces phallus stylisés amusaient-ils Nancy ?
L’appartement dégageait, plus encore que lors de sa première
et unique visite, l’odeur écœurante de la vanille. En diffuseur, en
pot-pourri, en boulettes disséminées dans la penderie, cette
senteur envahissait tout le logement, comme une obsession
odoriférante.
- Qu’est-ce que vous attendez, demanda Quinchon à
l’inspecteur qui semblait au bord de la nausée ?
- Que cherchons-nous ?
- Des photos.
- Ah oui…
- On se partage le travail ?
- D’accord.
Quinchon se dirigea vers la chambre, haut lieu de ses derniers
exploits sexuels, l’estomac un peu noué par le souvenir de cette
laconique communion charnelle.
154
Il fut stupéfait par l’ordre impeccable qui régnait dans la
pièce. Avant de se précipiter vers la descente aux enfers, Nancy
avait pris la peine de refaire le lit, de ranger ses vêtements, de
replacer les magnifiques carpettes roses à leur place. Sa dernière
volonté avait été de ne laisser aucune trace du passage de son
dernier amant. Avait-elle aussi effacé les empreintes ? Lavé les
draps ?
Il ouvrit la garde-robe et contempla le spectacle de
l’alignement militaire des vêtements. Deux robes du soir,
apparemment ayant peu servis, le petit ensemble un peu sexy de
secrétaire allumeuse qu’elle portait lors de leur rencontre arrosée
dans le bistrot à l’orée du bois, quelques pantalons de ville un peu
démodés, rien d’affriolant. Un peu honteux, il fouilla les tiroirs
remplis de sous-vêtements. Il compulsa des culottes de soie, des
soutiens-gorge énormes aux armatures renforcées, puis s’attaqua
aux armoires de linge de maison, draps, housses, taies. Il remit le
tout en place, plus ou moins dans l’état où il avait découvert ces
trésors de lingeries inutiles. Il n’avait rien trouvé.
La table de nuit ne contenait que quelques boîtes de
médicaments, somnifères, analgésiques, pour la plupart et un
petit coffret métalliques qui avait dû contenir autrefois des
cigares de luxe. Quelques bijoux sans grande valeur, même pas de
quoi amortir la visite d’un cambrioleur. Collier de fausses perles,
pendentifs, boucles d’oreilles, médailles à l’effigie de diverses
saintes, souvenirs de jeunesse, communion, baptêmes, chaînettes
en or…
Le petit bureau où Nancy devait s’installer pour classer la
paperasserie administrative, fiches de paie, factures diverses,
déclarations de revenus, contrats d’assurances, comprenait trois
tiroirs remplis de chemises à l’effigie de l’hôpital où tous les
formulaires étaient classés avec rigueur.
Quinchon les parcourut. Tristement banal. Le tiroir du bas
contenait trois pochettes de photos. Enfin !
Il se mit à espérer.
La première remontait à quelques années. On y voyait Nancy,
visiblement plus jeune, souriant à l’objectif au côté d’une jeune
155
fille inconnue. Très belle, des traits hispaniques, de longs cheveux
fuligineux. Les deux filles posaient devant un arrière-plan de
paysage marin. Des souvenirs de vacances. Cela ressemblait à la
Côte d’azur ou la Corse peut-être.
Dans la seconde, il découvrit des clichés d’une fête de
famille.
Un mariage.
La mariée était la même jeune fille. Pas mal de monde.
Quelques têtes qui rappelaient au détective son bref séjour en
cardiologie, des collègues de l’hôpital, sans doute. Il les passait
en revue, s’attardant sur les photographies où se tenaient
plusieurs personnes, dans l’espoir d’y trouver un indice. De
temps en temps, s’assurant que Frichoux n’était pas dans les
parages, il en glissait une dans sa poche.
La troisième pochette contenait des photos plus anciennes.
Images de bambins ou d’enfants souriant béatement, photos de
classe où il y en a toujours un qui fait la grimace, clichés en noir
et blanc où posaient des couples ou des groupes de personnes
prenant la pose, les bras croisés sur des torses bombés.
Toute une vie qui défilait devant les yeux du détective qui
détestait ce genre d’immixtion.
Entre une reproduction d’un banquet de famille et celle d’un
petit chien, Quinchon fut stupéfait de trouver la photo d’une fille
nue adoptant une pose particulièrement suggestive. Du plus
mauvais goût ! Elle semblait avoir été prise dans la chambre où il
se trouvait en ce moment. Le même lit en tout cas. Sans aucun
doute.
Bien que coiffée différemment, une perruque, peut-être, il
s’agissait indubitablement de la mariée qui apparaissait sur la
seconde série de clichés, celle avec qui Nancy avait passé ces
vacances en bord de mer. Le regard et le sourire de la demoiselle
indiquaient un état second, soûle ou droguée. Pas bien, en tout
cas, la jeune donzelle.
Bizarre !
Quinchon l’empocha.
156
Au pied du bureau, il trouva le sac de Nancy. Souvenir d’une
fouille indiscrète, déjà lointaine. Cette fois-ci, il n’hésita plus. Il le
retourna sur le lit et en analysa le contenu.
La fameuse lettre anonyme, pourquoi n’avait-t-il pas été plus
vigilant ? Marcel Quinchon ne se sentait pas bien, cette irruption,
ce viol de l’intimité de Nancy lui fit prendre conscience d’une
douleur dans la poitrine. Il aurait voulu demander à Frichoux une
gorgée d’alcool, mais il s’abstint.
Le portefeuille, dernière cachette. De fait dans la pochette
réservée à la monnaie se trouvait une clé. Une clé de coffre-fort.
Au milieu des cartes bancaires, des cartes de fidélité, des cartes de
sécurité sociale, un « pass » donnant accès à la salle des coffres de
l’agence de la Générale de Banque de la ville.
Gagné !
Il était convaincu d’en connaître le code.
Il avait soif. Il offrit une bière à Frichoux qui fit la grimace.
- Rien trouvé, confessa-t-il.
L’inspecteur alluma une cigarette, histoire de masquer cette
puanteur de vanille, en offrit une à Quinchon qui accepta.
- Et vous ?
- Moi non plus… des souvenirs… des babioles.
Les deux hommes se regardèrent, silencieux.
- J’ai peur de vous avoir fait perdre votre temps, dit
Quinchon qui n’avait pas envie de partager ses découvertes avec
cette incarnation de la médiocrité policière.
Ils fumèrent, fouillèrent encore un peu, pour le principe.
- J’ai reçu un appel sur mon portable.
- Ah bon !
- Le cabriolet.
- Oui.
Il faut lui tirer tous les mots de la bouche.
- BLG 096.
- Oui.
- C’est un véhicule de société.
- Mais encore.
157
Ce flic était agaçant.
- Il appartient à la SA Construct-Home.
- Connais pas, répondit Quinchon, atteint du virus du
message télégraphique, lui aussi.
- Une boîte qui fait partie du holding Salamone.
Décidément se dit le détective, cette journée n’aura pas été
perdue pour tout le monde. Il haussa les épaules et s’adressa à
Frichoux.
- On rentre ?
En dégringolant les escaliers, Quinchon tenta d’estimer
combien de temps la chute fatale de Nancy, alias Graziella, avait
duré. Abandonnant ses calculs, les lois de la physique lui
semblant trop ardues, il se souvint d’une phrase d’Alexandre
Dumas : « Quand on tombe, on ne tombe jamais bien ».
Les citations, fussent-elles de grands auteurs, sont ridicules
parfois, pensa t-il.
Il n’avait pas tort.
158
XXVII
Un soir de printemps
L’enterrement aux premières lueurs de l’aube, l’intrusion chez
Nancy et la compagnie peu divertissante de l’inspecteur Frichoux
avaient mis Marcel Quinchon en appétit. L’agence de la Générale
de Banque n’ouvrait qu’à 14 heures, le temps de s’offrir un petit
extra, une fantaisie.
Le restaurant s’appelait « Un soir de printemps », gage d’un
certain art poétique dans le chef du patron de l’établissement. Ça
changeait du sempiternel « Hôtel de la Gare », « Café du
Commerce » ou de « La Bonne Fourchette »
Loin d’afficher complet ! Seuls quelques dîneurs empressés
garnissaient la salle de leurs sombres costumes de fonctionnaires
ou de banquiers. Quinchon prit place dans un coin. Au travers
d’un passe-plat découpé dans la porte de la cuisine, un cuisinier
s’activait dans un concert de casseroles, de fouets métalliques et
de jurons. Fatigué, le préposé aux fourneaux lui adressa un
sourire, tandis qu’une jeune serveuse au visage triste lui tendait
les menus.
- En plat du jour, nous proposons du Poulet aux Olives.(*)
Cela lui rappela une autre vie, cette époque où lui aussi s’était
lancé dans ce métier de restaurateur, pensant de bonne foi
réaliser son rêve en faisant de sa passion pour la gastronomie,
son métier. Il en était ressorti au terme de quelques années de
travail, dégoûté, ruiné, fatigué et bien décidé à ne plus jamais
remettre les pieds dans une cuisine. L’enthousiasme ne semblait
(*)Petit
Clin d’œil au premier roman de l’auteur, là où pour la première
fois apparaît Marcel Quinchon : « Le Poulet aux Olives », Editions
Chloé des Lys, Barry, 2004.
159
guère de mise parmi le personnel travaillant dans le restaurant. Il
comprenait.
Par contre, la formule du menu lui plaisait. « Foie Gras de
Canard » en entrée, « Rognon de Veau à la graine de moutarde »
pour suivre et quelques fromages affinés pour conclure.
Magnifique, le tout pour 25 € ! De quoi pousser un cardiaque
gourmand au vice.
Il passa sa commande à la jeune femme mélancolique,
savourant anticipativement le moment de plaisir qu’il se
concoctait.
- Oui, rosé le rognon.
Il aperçut un sourire sur le visage du marmiton au moment
où celui-ci prit connaissance de la commande. Sans doute, cela
l’arrangeait-il de vendre un menu.
Dégustant à petite gorgée le traditionnel Campari nature,
prélude à tout repas prometteur, il fouilla ses poches à la
recherche d’une cigarette(*) et en ressortit les photos qu’il avait
empruntées à Nancy.
Ce visage qui revenait sans cesse. Ce fil rouge dans l’existence
de Nancy, une jeune vacancière en bord de plage, simplement
vêtue d’un short et d’un débardeur, riant aux éclats, puis la même
jeune fille, quelques années plus tard, quatre, cinq ans peut-être,
ravissante dans une robe de mariée immaculée, et cette photo
obscène, ce visage ravagé, ce maquillage dégoulinant, ces cheveux
d’une noirceur immonde, les jambes écartées dans une attitude
d’invitation abjecte, une tête de pute camée, hideuse.
Et trois fois la même personne ! La clé de ce fragment caché
de la vie de Nancy.
Une question taraudait le détective.
Sur la trentaine de photos prises lors du banquet de mariage,
aucune trace d’un éventuel époux. Il y avait bien des groupes
d’hommes, mais en général, le jeune marié se reconnaît au
Eh oui, ce livre fut écrit avant que les fumeurs ne soient
bannis des restaurants.
(*)
160
premier coup d’œil, à son sourire niais, à son costume, un œillet à
la boutonnière. Ici, rien !
La serveuse lui proposa un verre de Pacherenc-de-Vic-Bilh
pour accompagner l’entrée. Ce vin moelleux mettait
magnifiquement en évidence la texture goûteuse du foie gras et
de la petite compotée de figues qui l’accompagnait. De la
longueur en bouche, les saveurs qui s’harmonisent et qui
persistent sur le palais, du pur bonheur !
Lorsqu’elle revint pour débarrasser l’assiette vide, la jeune
femme blonde tressaillit. Par-dessus son épaule, elle avait laissé
traîner son regard indiscret sur une des photos que Quinchon ne
se lassait pas d’examiner à la recherche d’un indice, d’un détail,
d’une figure connue. Il perçut cette émotion.
Alors que les employés consciencieux quittaient un à un la
salle de l’établissement, il attaqua le rognon. Proche de la
perfection. Cuisson juste, découpe de la pièce de viande parfaite,
ne laissant plus apparaître la moindre trace désagréable de ce nerf
blanc au centre duquel se rejoignent les lobes de l’organe, sauce
onctueuse, légèrement, mais pas trop crémeuse, une pointe de
cognac attestant d’un flambage raisonnable. Un régal. Quelques
légumes croquants en accompagnement et un petit gratin
dauphinois parfaitement maîtrisé.
- C’est délicieux ! osa-t-il, histoire d’entamer la conversation.
- Merci !
- Franchement, vous pourrez féliciter le chef de ma part !
- Je n’y manquerai pas.
Elle n’était pas trop loquace, affectant d’être occupée par ses
comptes pour ne pas entrer dans un entretien qu’il aurait voulu
amener sur un autre sujet que la cuisine ; cette étrange réaction,
ce frémissement qu’elle avait manifesté en apercevant les photos.
- Vous prendrez le fromage, comme prévu, ou peut-être
préféreriez-vous un dessert ? Des profiteroles ou une crème
brûlée.
- Va pour le fromage, parfait pour terminer le vin.
Il s’était offert un moulis 99. Une folie qui lui serait facturée
le double du prix du menu !
161
Peu à son aise dans la présentation des merveilles affinées,
qui garnissaient l’assiette, elle bredouilla quelques explications,
confondant le Maroilles avec le Reblochon, le Camembert avec le
Brie, mais Quinchon ne lui en tint aucune rancune.
- Puis-je me permettre une question ?
- A propos des fromages, c’est risqué... mais pourquoi pas ?
Elle avait de l’humour. Déjà ça.
- Je vous ai sentie troublée tout à l’heure quand vous avez
aperçu les photos que j’examinais.
Elle s’empourpra.
- J’ai cru reconnaître quelqu’un… mais… c’est certainement
une erreur.
- Regardez plus attentivement.
Il lui tendit les clichés qu’elle observa quelques minutes avant
que des larmes ne viennent embuer son regard.
- Asseyez-vous, puis-je vous offrir un verre de vin ?
Il n’attendit pas la réponse, attrapa un verre sur la table
voisine et la servit. Elle porta le verre à ses lèvres,
mécaniquement, incapable de détourner son regard des
documents.
- Vous semblez bouleversée.
- Oui, larmoya-t-elle.
- Vous connaissez cette jeune fille ?
- Oui !
- Comment s’appelle-t-elle ?
- S’appelait ! Elle est morte. Où avez-vous trouvé ces
photos ?
- Quelle importance ?
- Pour moi c’est important.
- Bon ! Je les ai trouvées chez Nancy Cornet. Ce nom vous
dit quelque chose ?
- Oui. Vaguement.
- Maintenant que je vous ai répondu, parlez-moi de cette
jeune fille. Comment l’avez-vous connue ?
- Une amie d’enfance. Elle s’appelait Laura Conception. Elle
était d’origine portugaise.
162
- De quoi est-elle morte ?
- Overdose.
Quinchon présenta à la jeune patronne du restaurant un
cliché de Nancy et Laura.
- Regardez !
- Oui, je la reconnais maintenant. Elles étaient très… très
liées…
La phrase était lourde de sous-entendus. Une pointe de
jalousie.
- Très liées ? Vous voulez dire... homosexuelles ?
- Oui. Laura était une fille très… très libérée… pas
exclusivement homosexuelle… Elle aimait bien tenter différentes
expériences…
- Je vois.
- Ce mariage ?
- Je ne sais pas.
- Vous n’y étiez pas ?
- Si. Je n’ai pas envie d’en parler.
Subitement, elle parut apeurée. Paniquée, elle regardait autour
d’elle, comme si elle craignait que quelqu’un ne les épie.
- Je vous fais l’addition ?
- Oui… vous ne voulez vraiment rien me dire d’autre ?
- C’est impossible, monsieur, vous ne les connaissez pas.
- Qui ?
Elle se referma. Quinchon n’eut plus droit qu’à une seule
parole, l’au revoir de circonstance, poli, ce qui était bien le
minimum au vu des 100 € qu’il laissa pour solde de tout compte.
Accoudé au bar du bistrot d’à côté, le cuistot savourait la
juste récompense de son travail : une Trappiste de Chimay, une
bleue bien évidement !
Quinchon s’accorda le digestif qu’on ne lui avait pas offert au
restaurant, trop pressé de le voir s’en aller.
- J’ai vraiment très bien mangé, avoua-t-il au cuisinier qui lui
répondit par le même sourire las que tout à l’heure.
- Je vous remercie.
163
- Puis-je vous offrir la même chose ?
- Avec plaisir.
Ils se mirent à parler popotte, s’échangèrent des recettes, des
anecdotes de cuisine, les deux hommes se ressemblaient un peu.
Au rythme où cela démarrait, ils partaient droit vers l’état
d’ébriété garanti à très court terme.
- Le restaurant ne fonctionne pas très bien avoua le cuisinier.
En fait, les actionnaires, ceux qui ont mis de l’argent pour
l’ouvrir, n’y connaissent absolument rien à ce secteur. Ils sont
dans la construction. Vous comprenez ?
- Oui, ce sont des investisseurs !
- On peut appeler ça comme ça, si vous voulez.
Sans y toucher, il venait de sous-entendre que le restaurant
était un moyen pratique de blanchir de l’argent, mais il se
garderait bien d’affirmer pareille chose.
Il fallait décoder le discours du cuistot entre les lignes. Sans
doute tenait-il à son emploi !
- Les patrons, vous les voyez souvent ?
- Salamone vient manger deux ou trois fois par semaine…
l’autre c’est plus rare…
- Salamone ?
- Oui ! Gino Salamone, vous le connaissez ?
- Gino… non… mais j’ai connu un Octavio Salamone.
- Celui qui est mort la semaine dernière ?
- Exact.
- Son frère, c’était son frère… et… son associé dans pas mal
de chantiers je crois.
- La SA Construct-Home ?
- Possible !
Le détective présenta au cuisinier une photo.
- Vous connaissez ces jeunes femmes ?
Il chaussa ses lunettes et examina attentivement le document.
- Non ! Jamais vu !
Il quitta le cuistot et l’observa une dernière fois. Un étrange
pressentiment l’envahit, cet homme épuisé et soucieux n’allait pas
164
tarder à subir le même sort que lui, il avait la mine de celui qui
fonce droit vers l’infarctus.
Quelque chose d’indicible commençait à se mettre en place.
Des informations nouvelles et confuses s’enchevêtraient dans
l’esprit de Quinchon. Une chose était sûre. De cet
embrouillamini allait émerger la vérité. Quinchon pourrait alors
et seulement à ce moment-là se consacrer entièrement à son
cœur et à son rétablissement.
Il ignorait que son taux d’acide urique, sous l’impulsion du
rognon de veau, commençait à grimper de manière inquiétante.
Son pire ennemi, la goutte, n’allait pas tarder à sévir.
165
XXVIII
Braquage
Pour accéder à une salle des coffres, il suffit d’être locataire
d’un de ces petits casiers qui recèlent tant de secrets, de sommes
non déclarées, de titres au porteur, de clandestines fortunes.
Il se déguisa donc en parfait dissimulateur, affublé d’une
mallette bourrée de vieux journaux encartés dans des chemises de
toutes les couleurs. N’étant pas titulaire d’un compte dans
l’agence, il dut s’acquitter d’un loyer un peu plus élevé que la
majorité de la clientèle, puis se fit expliquer les principes
d’absolue discrétion qui présidaient au bon fonctionnement du
système.
Un employé zélé lui montra comment enregistrer son code
secret, puis lui fit une splendide démonstration. Introduire la clef,
effectuer un quart de tour, composer les trois chiffres, puis de
nouveau un quart de tour, ouvrir le coffre et brouiller la
combinaison. Ouverture du sésame.
Une fois les règles parfaitement maîtrisées, l’affable employé
s’effaça, laissant au client-roi le temps nécessaire à
l’ensevelissement des documents classés secret défense.
Trop facile, se dit Quinchon, priant pour que l’intuition qu’il
avait de la combinaison du coffre de Nancy s’avère exacte.
Le cœur battant, espérant qu’aucune vidéosurveillance ne
fonctionne, ce qui serait contraire à la totale discrétion dont on
l’avait assuré, Quinchon prit la clé du coffre de Nancy, elle
portait le numéro 252.
Respectant les consignes, il l’introduisit dans le coffre du
même numéro et la fit tourner d’un quart de tour. Sur la première
molette, il fixa la rainure sur le chiffre « zéro », sur la seconde, il
composa le « neuf » et termina par un « six ». Lentement, comme
un voleur, il tenta de faire tourner la clé.
Un déclic lui signifia l’échec de sa tentative.
166
Il se rappela les consignes du préposé : « Trois essais
manqués, votre coffre est bloqué, nous sommes obligés de faire
appel à un spécialiste qui doit forcer la porte et la remplacer par
une nouvelle ! A vos frais, évidement ! ».
Sans parler des problèmes liés au fait de s’attaquer à un coffre
dont il n’était pas titulaire.
Il réitéra sa tentative, convaincu du bien-fondé de sa
prémonition. La combinaison 9-6-0 n’était pas bonne non plus !
Plus qu’un essai !
Un effort, retrouver un indice, un chiffre, un nombre évoqué
par Nancy… en vain. Une idée. Bien en rapport avec la
symbolique sexuelle de certains nombres. 9-6-9.
Et cela fonctionna ! La porte s’ouvrit, il en aurait pleuré.
Tous les secrets de Nancy enfin accessibles. Des paquets de
photos, des cassettes vidéo, des coupures de presse, des cahiers
remplis d’une minuscule calligraphie, des lettres. Des enveloppes
remplies de billets de banque.
Quinchon embarqua le tout, fébrile et remplaça l’objet de son
larcin par les journaux du jour qu’il n’avait pas encore pris le
temps de lire.
Démarche inutile puisque en principe tout le monde ignorait
l’existence de cette cachette. Un instant, l’idée lui vint de placer
ces trésors dans son propre coffre, mais il s’abstint, décidé à
renoncer à cet inutile refuge dans un an, au terme de la location
qu’il avait réglée à l’avance.
167
XXIX
Autopsie de partouzes
Bouffartigue jubilait. Le vieil homme éclatait de rire chaque
fois que Quinchon lui présentait un haut fait d’armes du Club 96.
Le détective en avait pris plein la figure de ces images de
sexe, d’accouplements, de mélanges contre nature de vieux
obsédés avec des partenaires ne donnant pas toujours
l’impression d’être consentantes. Ni majeures d’ailleurs. Il n’en
avait pas dormi de la nuit. Ecœuré. Lui qui ne reniait pas la
bagatelle et croyait avoir vu pas mal de choses s’étonnait de
l’imagination dont pouvaient faire preuve les adeptes de telles
pratiques.
Bouches béantes acceptant, gourmandes, l’invasion de
plusieurs sexes mâles simultanément, succubes abjectes
engloutissant dans leurs orifices des appendices dégoulinant de
morves, femmes enchaînées, feignant le plaisir, subissant
l’humiliante invasion d’individus ventrus, simulacres d’amour,
confusion de sentiments, tumescences artificielles, artifices
plastifiés compensant l’enrageante impuissance de ces
mistouflards de la braguette, visages de goules terrorisantes au
maquillage fondu sous les coups de boutoir de ces turlupins de la
verge, amalgames de chairs, gesticulant, grouillant comme un nid
d’asticots sur un cadavre en décomposition.
Et Bouffartigue de rire tandis que Quinchon en avait la
nausée.
- Celui-là, vous ne le reconnaissez pas ? C’est le chef des
travaux à la Ville. Et un peu plus loin, le petit, un peu dégarni,
c’est l’entrepreneur qui a décroché les contrats de voirie pour la
commune.
Des noms, des noms à donner le tournis. Chef d’entreprises,
hauts fonctionnaires, députés, magistrats, médecins, architectes,
168
avocats… tout ce que la région comptait comme personnes en
vue était répertorié par le vieux journaliste.
- C’est une bombe, Quinchon. Une bombe, je vous dis. On
peut tout faire pèter avec ça !
Quinchon notait. Il se constituait un annuaire
impressionnant, comme si l’avenir socio-économique d’une
région se jouait lors des séminaires de parties de jambes en l’air.
- Salamone ! Et les deux frères en prime.
Quinchon sortit quelque peu de la torpeur dans laquelle il
venait de sombrer, notant inlassablement l’identité, la fonction et
divers renseignements sur les acteurs de ces films X.
- Les deux frères ?
- Gino et Octavio.
Bouffartigue désigna deux hommes posant pratiquement nus
côte à côte, aussi bouffis l’un que l’autre, verges en berne.
- A gauche, Octavio, le plus âgé, l’autre c’est Gino… une
crapule, mais considéré par le clan comme l’idiot de la famille…
Pas mal de faillites, pas très doué en affaires et surtout pas assez
diplomate et trop peu discret. S’il n’est pas en prison, c’est à
Octavio qu’il le doit. Combien de fois il ne l’a pas sorti du
pétrin… Et là… un peu en retrait au bar… c’est la femme de
Gino… beaucoup plus jeune que lui… Elle est morte, je crois.
Quinchon plissa les yeux pour mieux voir.
- Laura Conception, s’écria-t-il !
- C’est ça ! Vous la connaissiez ?
- Nom de Dieu, lâcha Quinchon, cette histoire tourne au
cauchemar.
- Décidemment, monsieur Quinchon, quand vous venez me
voir c’est rarement pour parler de la pluie et du bon temps.
Manon Vigouroux semblait plus détendue qu’à l’habitude.
Plus disponible surtout, ce qui était rare.
L’interpellation de Céline Bruneton s’était déroulée sans
problème, la jeune fille ayant répété au Juge d’instruction les
aveux que Quinchon lui avait extorqués au prix d’un chocolat de
luxe. La responsabilité du psychiatre restait à déterminer, mais le
169
médecin s’était défendu en prétextant le secret médical et en
chargeant le cardiologue Margone, ignorant pourtant le trépas
anticipé de celui-ci dans une charmante bourgade bretonne, des
œuvres d’un tueur à gages professionnel.
- Sans doute la conclusion de cette affaire, du moins pour la
police, décréta le commissaire qui avait accepté de rencontrer
tardivement le détective dans un endroit neutre. Un bistrot
discret du centre ville.
- Faisons le point, si vous le voulez bien.
- Excellente idée, commissaire. Postulons l’idée que Céline
Bruneton soit responsable de la mort des patients qu’elle
exécutait, comme une sorte de rituel, chaque année à la date
anniversaire de la mort de son père auquel elle était très
attachée…
- Trop, l’interrompit Manon… Il semble que les rapports
entre la fille et son père allaient… au-delà de la simple relation
filiale… Enfin, des choses troublantes dans ses déclarations nous
poussent à penser que…
- Je vous avoue que j’y ai pensé aussi…
- Ce n’est pas facile… Revenons à vos découvertes.
- Elle offre des pralines aux pensionnaires de la chambre où
son père est décédé, de gré ou de force, elle les oblige à les
ingurgiter… C’est fatal. Mais, avaler une praline ne fait pas
mourir forcément une personne, fût-elle cardiaque !
- Je pense, mais, j’avoue que ne suis pas en mesure de le
prouver, je pense que Margone est au courant qu’elle y injecte
une substance toxique…un coagulant, par exemple… imaginez
qu’elle se promène en toute impunité dans l’hôpital.
- Est-ce que vous imaginez la gravité de ce que vous
affirmez ?
- Attendez. Dans le cas de la mort de Claude Bruneton, il
omet de mentionner dans son rapport le coup du chocolat.
Gênant pour un cardiologue de renom de devoir avouer ce genre
d’échec, d’autant plus que la stratégie mise en place par Margone
pour extraire la confiserie est l’exemple type de comportement à
170
ne pas adopter en cas d’étouffement. On apprend cela pour
l’obtention du brevet élémentaire de secouriste !
- En effet.
- Bien. Je découvre grâce aux informations que vous me
communiquez que le docteur Margone ne limitait pas le champ
de ses activités lucratives au seul monde médical et j’apprends,
toujours grâce à vous, qu’il est associé financièrement avec une
de ses victimes à qui il doit beaucoup d’argent, Octavio
Salamone. Ce bonhomme est le frère d’un certain Gino, marié
avec Laura Conception, décédée l’an dernier d’une overdose.
- Là, je vous arrête…
- Avec les menottes ?
- La mort de Laura Conception n’est absolument pas due à
une overdose.
- Ah bon ?
- Nous avons tenté de prouver la responsabilité de certains
clients du 96 dans ce qui ressemble à un décès dû… comment
dire… à une expérience sexuelle… un peu trop poussée…
- Snuff movie ?
- Le genre mise à mort, tortures, éventrations sous l’œil des
caméras. Une expérience extrême à laquelle elle n’aurait accepté
de se soumettre qu’en état second. Totalement infect !
- Je vous confierai quelques vidéos particulièrement
éloquentes à ce sujet.
- Je m’en réjouis d’avance, ironisa-t-elle.
- Vous pensez donc qu’on a maquillé la mort de Laura pour
que la police ne mette pas les pieds dans une sordide affaire de
cinéma… de cinéma… Comment dit-on ?
- Qu’importe, continuez.
- Vous rappelez-vous de Nancy Cornet ?
- La suicidée ?
- Oui.
- Que vient-elle faire dans cette affaire ?
- Sans rentrer dans les détails, vous savez que j’ai fait sa
connaissance lors d’un séjour dans le service où elle travaillait…
171
Nous nous sommes revus et avons passé… quelques moments
ensemble…
- Je ne suis pas ici pour juger votre vie affective, monsieur
Quinchon.
Il fut sur le point de rougir à cette réflexion.
- J’ai découvert une femme étrange. Une femme aux abois,
blessée, malheureuse, traquée. Extraordinairement compétente et
dévouée dans son travail et, paradoxalement, épouvantablement
fragile dans sa vie privée. A l’époque de mon hospitalisation,
j’avais déjà constaté combien ses rapports avec le docteur
Margone étaient ambigus… pleins de secrets, de silences, de nondits… En fait, je pense que Nancy Cornet n’a connu qu’un seul
grand amour dans sa vie, un seul, Laura Conception. Regardez
ces photos !
- Evidemment… Enfin ça ne prouve pas grand’ chose…
deux copines en vacances…
Quinchon exhiba alors des photos provenant du coffre où
Nancy s’était acharnée à gommer la figure du marié posant
fièrement au côté de son épouse.
- Celle-ci est éloquente.
Observant d’un air dégoûté la pose de Laura sur le lit de
Nancy et surtout la mine ravagée de la jeune fille, le commissaire
Vigouroux se dut d’admettre l’ambiguïté des rapports entre les
deux filles.
- Lorsque j’ai appris que Nancy fréquentait la boîte de
Margone et de Salamone, j’ai eu comme un doute. Excusez-moi
de parler crûment, commissaire, mais pour avoir… couché avec
elle, je peux vous dire qu’il est inconcevable d’imaginer que cette
fille ressente le besoin de fréquenter ces lieux pour des raisons…
- Purement ludiques.
- Merci de votre aide…
- Je constate que vous pataugez un peu lorsqu’il s’agit
d’évoquer votre implication personnelle dans cette histoire…
- Ce n’est pas facile… c’est vrai…
- Je peux continuer à vous aider.
- Ce n’est pas de refus !
172
- Vous émettez l’hypothèse que Nancy n’a jamais admis l’idée
de ce mariage entre celle qu’elle aimait et ce truand minable…
mais très riche.
- Oui.
- Pour protéger son amie, elle s’est mise à fréquenter le 96 et
c’est là qu’elle découvre, à sa plus grande stupéfaction, que son
propre patron, le brillant cardiologue qui dirige le service pour
lequel elle se dévoue, est non seulement un assidu de l’endroit,
mais en est partiellement propriétaire.
- C’est tout à fait ça. Je pense qu’elle éprouve aussi des
sentiments profonds… Je ne sais pas lesquels, de l’admiration
plutôt que de l’amour… mais des sentiments sincères à l’égard de
son patron et que le fait de le retrouver dans cet endroit
provoque en elle une… une…
- Démystification.
- Oui. Le monde s’écroule pour Nancy. Un très dur retour
sur terre.
- Ces deux idéaux, le mâle et le femelle s’adonnent à des
jeux…
- Lubriques.
- Oui, elle est épouvantablement choquée !
- Bouleversée !
- Elle cherche à se venger ?
- Oui. Elle fait chanter Margone. Il paie, mais elle ne touche
pas à ce pactole. Il s’endette parce que Nancy est de plus en plus
gourmande, surtout après la mort de son amie. Décès dont elle
rend Margone responsable. Pour faire face au chantage, il tente
de magouiller, de rouler les amis de Salamone. Là, il commet une
erreur. Ce milieu n’admet pas ce type de trahison. Un contrat est
lancé sur sa tête et le médecin est exécuté dans les conditions que
nous savons.
- Tout cela est bien beau… enfin bien sordide…mais en quoi
est-ce que cela nous informe sur l’identité de l’assassin de Renard
et de Salamone ?
173
- Pour peu que ce soit le même, ajouta le détective ! Il me
manque une pièce pour vous en apporter la preuve. Pensez-vous
être capable de patienter 24 heures ?
- Je veux bien essayer.
- La patience n’est pas la seule de vos qualités.
Il s’en alla, laissant Manon Vigouroux à des méditations qui
la rendaient inabordable, se rappelant la prière de l’Américain
moderne : « Dieu, je prie pour que tu me donnes la patience. Et
tout de suite ! »(*)
(*)
Oven Arnold.
174
XXX
Gros plan
Ils étaient exacts au rendez-vous. Bouffartigue se tenait à la
droite d’un grand gaillard, un soixante-huitard voûté sous le poids
des désillusions. Le sommet de son crâne se dégarnissait, mais
une couronne de longs cheveux grisâtres lui tombait sur les
épaules. Le genre qui a du mal à se faire à l’idée de vieillir, à
l’admettre du moins.
Encore un qui fera une dépression lors de son premier infar,
se dit Quinchon, pourtant bien heureux de faire connaissance
avec ce technicien de la télévision régionale.
- Samuel prend des risques, précisa le vieux journaliste.
- Je sais. Que veut-il en échange ?
- Une certaine exclusivité sur le dossier…
- Je ne peux rien garantir.
- Rien ?
- Je peux laisser traîner quelques cassettes…
- Ce serait déjà pas mal… qu’en pensez-vous Samuel ?
- T’inquiète pas, Marius.
Ils pénètrent dans un bâtiment lugubre en plein centre d’un
parc mal entretenu. Samuel éclaira la pièce. Les yeux clignèrent,
cherchant à s’adapter à la disparition de la pénombre.
- Bienvenue dans les splendides installations de votre
télévision régionale, lança Samuel, un tantinet sarcastique.
Ils traversèrent quelques pièces en désordre avant de pénétrer
dans un local où trônaient une énorme table de mixage et une
bonne dizaine de téléviseurs.
- Donnez-moi cette fameuse cassette, lança le spécialiste de
l’audio-visuel.
Quinchon se mit à fouiller dans son sac. Il y en avait une
bonne dizaine. Il était fébrile, impatient.
175
- La voilà. Je voudrais que l’on zoome sur une scène un
peu… un peu hard… c’est possible ?
- Aujourd’hui, tout est possible, mon pote. On a toute la nuit
pour les mater tes cassettes.
Quinchon ravala son envie de lui dire le fond de sa pensée
concernant sa conception de l’amitié. Mon pote !
- C’est chaud, dit donc !
Le technicien se régalait des images qui défilaient à vitesse
accélérée. Ses commentaires en disaient long sur son
étonnement.
- On s’en fout, s’impatienta Quinchon, je veux voir ce qui se
passe là, à l’arrière de la pièce. Les deux hommes… vous voyez ?
Samuel qui aurait préféré faire des gros plans sur d’autres
situations se soumit aux exigences du détective.
- Comme ça ?
- Oui. Je voudrais que vous élargissiez un tout petit peu… Il
semblerait qu’ils se disputent… attendez... Ils parlent de
quelqu’un qui est présent dans la… dans la pièce.
- Ouais… la grosse, là… avec ses nichons sur les genoux... ce
ne serait pas d’elle qu’ils discutent…
- Non.
Quinchon fatiguait. Ce type l’agaçait. Sur l’écran, Margone et
Renard semblaient s’emporter dans une discussion passionnée.
Les deux hommes regardaient dans la même direction. L’œil
hargneux. Plus loin, entre Salamone et une personne qui
ressemblait à Nancy, une conversation s’envenimait, comme si
Salamone exigeait de la jeune femme des comportements sexuels
auxquels elle ne voulait pas se soumettre.
Une idée effleura Quinchon, mais il se garda d’en parler.
C’était pourtant bien dans cette direction que se dirigeaient les
regards du cardiologue et du syndicaliste.
- Pensez-vous qu’un spécialiste serait capable de décoder les
propos de ces deux hommes, hasarda Quinchon ?
Un silence pesant pour toute réponse. Le détective interpréta
ce mutisme comme une réponse négative.
176
- C’est bon. J’en ai assez vu. Auriez-vous une cassette du
premier match de la saison ?
Samuel et Bouffartigue observent le détective d’un air
stupéfait.
- Match de quoi, demanda le technicien ?
- De football !
- Quelle équipe ?
- La Louvière, pourquoi, y en a d’autres ?
Samuel se dirigea vers une gigantesque armoire, une mine
d’or pour fanatiques de foot, l’intégrale des rencontres du club
depuis la création de la captation télévisée.
- Match amical ? Match de coupe? Qu’est-ce que vous voulez
au juste ?
- Je ne sais pas… le match où les responsables du club ont
été fêtés… C’est assez récent... Vous voyez ce que je veux dire ?
- Ouais. Plus ou moins.
Il se mit à fouiller, hésitant.
- Celle-ci, je crois…début du mois… Qu’est-ce que vous
voulez voir ? Les buts ?
- Non. La petite cérémonie d’avant match. C’est possible ?
Vous l’avez filmée ?
- Je pense.
Samuel enclencha la cassette, déçu d’abandonner le spectacle
du 96.
Sur l’écran apparut alors une haie de joueurs, applaudissant
de gros hommes endimanchés aux pas lourds. Le monde à
l’envers. Pantomime affligeante. Chaque sportif tenait un cadeau
entre les mains. Des enfants aussi. Affublés des mêmes
survêtements que les joueurs. Touchante symbiose !
Sur l’image, des hommes en civil, souriants, recevaient leurs
présents. Certains semblaient sincèrement émus.
- Là !
- Quoi ?
- Le deuxième en partant de la gauche, c’est bien Salamone ?
Bouffartigue acquiesce. Samuel aussi.
- Qui lui remet son cadeau, demanda Quinchon ?
177
- On dirait un môme.
- Ouais, c’est un môme confirme le technicien de la télé
régionale.
- Gros plan sur le môme, alors !
- C’est lui, s’écrie Quinchon.
- Qui ?
- Rien !
Quinchon venait de comprendre ! Ce môme, c’était celui qu’il
avait aperçu sur les photos du mariage. Juste quelques années de
plus. Sans doute un neveu, un vague cousin… proche ou
lointaine famille de Nancy, qu’importe !
C’était bien lui qui remettait le ballotin à Salamone.
Et le balourd de sourire.
Il embrasse l’enfant. Quelle scène !
Qui pourrait imaginer que ce marmot se rend complice de
meurtre ?
Quinchon s’emballa. Son cœur aussi ! Il tenta de se calmer en
allumant une cigarette.
- En arrière plan du stade, vous pourriez cadrer sur l’hôpital ?
Samuel s’exécuta en soupirant. L’image était assez floue. Le
bâtiment est à près de trois cents mètres.
- Passez en revue les fenêtres où quelqu’un semblerait
observer la scène, s’il vous plaît.
- Un instant.
Le technicien se roulait calmement une cigarette qu’il alluma.
Bouffartigue se mit tousser, mais personne, manifestement ne se
préoccupait des bronches du vieil homme.
Les gros plans défilaient. Quinchon en avait mal aux yeux de
scruter les dizaines de fenêtres sur l’écran. Il s’écria :
« Attendez ! Revenez en arrière »
Au quatrième étage, une femme habillée de blanc scrute le
paysage à l’aide d’une paire de jumelles. Nancy !
- C’est lumineux ! C’est elle, j’en suis sûr.
- Difficile d’être formel, suggéra Bouffartigue.
- Lumineux ? Parlez pour vous, affirma le journaliste au
détective.
178
Quinchon ruminait. Il était pratiquement certain que c’était
Nancy qui avait provoqué l’infarctus de Salamone.
Du poison dans les chocolats, j’en suis certain, se dit-il.
C’est elle aussi qui a trafiqué les perfusions pour qu’il y reste,
espérant que la responsabilité retombe sur Margone. Une
vengeance. Patiemment, minutieusement préparée. Imbroglio
d’intérêt.
Margone se débarrasse de Renard pour payer une partie de sa
dette à Salamone, pendant que Nancy se venge de son patron et
surtout de la mort du seul amour de sa vie en empoisonnant
l’ignoble beau-frère, manipulant au passage un petit neveu fidèle
admirateur de la RAAL et trop heureux d’être sur la pelouse pour
cet évènement exceptionnel.
Quinchon avait besoin d’air frais, cette démonstration l’avait
épuisé.
- Faites des copies des documents si vous voulez, je récupère
le tout demain, lança t-il.
Il les laissa en plan, oubliant de les remercier.
Le détective avait le tournis.
179
XXXI
Repos bien mérité
Manon avait accepté l’idée d’un petit déjeuner sur le territoire
de Quinchon.
Septembre annonçait la couleur. Le verger était recouvert
d’une fine pellicule de rosée matinale. Signe précurseur de fin de
saison, de fin d’histoire. La matinée était fraîche, mais les
bûchettes crépitantes contribuaient à réchauffer l’atmosphère de
la petite cuisine.
Sur la table, à même le bois, Quinchon avait dressé deux bols
immenses, quelques tartines, une motte de beurre de la ferme d’à
côté et les confitures de Chloé.
L’odeur du café embaumait.
- C’est très… très…
- Très quoi, commissaire ?
- Très étonnant cet univers dans lequel vous vivez.
- Vous trouvez ?
- C’est dépouillé.
- Dépouillé ?
- Sobre.
- Vous ne m’imaginiez pas dans un univers empreint de
sobriété ?
- Ne faites pas semblant de ne pas comprendre.
- Mais je vous assure que je ne vous comprends pas.
- Cet endroit est tellement… relaxant… ce silence… si
bienfaisant ...
- En effet, le silence est ici d’une qualité exceptionnelle.
- C’est un endroit qui ressemble à s’y méprendre…
- A l’Italie ?
- Pas du tout !
- On dirait le Sud ?
- Vous vous moquez, monsieur Quinchon.
180
- Vous avez raison commissaire.
- Appelez-moi Manon.
- Je veux bien, mais c’est risqué !
- Ah bon ?
- J’ai cette faiblesse de tomber systématiquement amoureux
des femmes qui m’autorisent à les appeler par leur prénom. Et
puis, Manon cela évoque une gourmandise... comment dirais-je ...
fatale...
- Je reprendrais bien encore un peu de café, demanda t-elle,
feignant d’ignorer la réflexion du détective.
- Avec plaisir.
Détendue, elle savourait la quiétude apaisante des lieux. De la
terrasse où elle admirait le paysage, elle s’étira, féline. Le geste
accompagné d’un gémissement de bien-être.
- Du neuf, à part ça.
- Je le crains.
- Je vous écoute.
- Renard, le fils, celui qui s’occupe du club de foot avait
découvert un certain nombre de malversations dans les comptes.
Sa position de manager était embêtante et il avait pris conseil
auprès de son père. L’homme influent… celui à qui il devait
tout…
Il alluma une cigarette.
- Vous en voulez une ?
- Merci.
- Salamone était généreux vis-à-vis de la RAAL, reprit
Quinchon, mais quand il mettait dix francs dans la caisse, il savait
qu’il en récupèrerait le double. Un système compliqué de
financement… Tout ça se trouve dans les documents que je vous
remettrai…Toujours est-il que Renard voulait dénoncer ces
pratiques publiquement et qu’entre les deux, une guerre larvée,
un conflit latent pourrissait l’ambiance dans le club. Le Président
les avait mis en demeure de régler la question… discrètement. Je
pense sincèrement que Renard est mort naturellement. Miné par
les soucis. Il n’en était pas à sa première alerte. Par contre
181
Margone a cru que Nancy réglait ses comptes. Que c’était elle qui
s’était débrouillée pour qu’il y reste.
- On a retrouvé une praline sur sa table de nuit, paraît-il ?
- Oui. Une signature de Nancy.
- Pour faire accuser Margone ?
- Tout à fait. Un clin d’œil !
- Elle avait le sens de la dérision cette femme.
Il ne releva pas.
- Et la mort de Salamone ? s’inquiéta le commissaire en
bâillant.
- Nancy savait à quel point Margone en voulait à
l’entrepreneur. En le supprimant, il retrouvait tout pouvoir sur la
gestion du 96 et de ses succursales. Une aubaine pour le
cardiologue endetté.
- Alors, pourquoi ne pas avoir attendu qu’il le supprime luimême ?
- Parce qu’il était lâche.
- Je ne comprends pas.
- A la façon dont Margone acceptait le chantage que Nancy
exerçait sur lui, payant rubis sur ongle pour éviter les ennuis, elle
comprend que Margone est incapable de passer à l’acte.
- Alors, elle s’arrange pour envoyer Salamone en enfer,
certaine que les soupçons pèseront sur le médecin.
- Voilà !
- Judicieuse votre… votre copine.
Manon Vigouroux s’était installée dans un fauteuil de jardin,
semblant se désintéresser de ces révélations.
- Et les lettres anonymes, demanda-t-elle, la voix lasse,
comme pour en finir ?
- Margone, sûrement. Je me demande d’ailleurs, pourquoi il
ne s’est pas débarrassé de moi d’une manière plus radicale qu’en
me renvoyant chez moi…
- Parce qu’il était lâche… vous l’avez dit vous-même.
Le silence à nouveau. Quinchon, la regardait, observant les
pulsations de son cœur, le rythme lent de sa respiration.
- Voulez-vous …
182
Il n’osa continuer.
- Elle s’endormait.
Extraordinaire flic qui s’assoupit au moment du dénouement.
Nancy, Laura, Margone, Salamone, Renard… tous morts. Et
d’autres encore !
Manon avait raison de se reposer.
Le 11 août prochain, peut-être y aurait-il encore un cardiaque
en phase terminale. On ne pourrait plus accuser Céline.
- Quinchon ?
- Oui. Vous ne dormiez pas ?
- Presque.
- Que vouliez-vous me demander ?
- Je peux rester pour le week-end ?
Elle s’était soulevée, prenant appui sur son bras droit, le
dévisageant d’une curieuse manière. Un peu de fièvre dans le
regard. L’idée lui plaisait de partager avec elle les qualités du
silence du Castia.
Quelques jours, pas plus.
- Voulez-vous encore un peu de café ?
Pas de réponse. Cette fois-ci Manon s’était vraiment
engloutie dans le sommeil.
Le détective détourna les yeux de la femme, se souvenant
d’une phrase de Sacha Guitry : « Il ne faut jamais regarder
quelqu’un qui dort. C’est comme ouvrir une lettre qui ne vous est
pas adressée ».
183