Praline pour Chloé des Lys - Jean-Philippe Querton - E
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Praline pour Chloé des Lys - Jean-Philippe Querton - E
Jean-Philippe Querton « Mortelle Praline » Une enquête de Marcel Quinchon Détective privé. Du même auteur : - « Le Poulet aux Olives », Polar Gastronomique, Editions Chloé des Lys, 2004, Réédité en 2006. - « Voulez-vous de mes Nouvelles ? » Recueil de courts récits, Publié à compte d’auteur, 2005 - « Pronunciamiento », Roman Noir, Editions Azimuts, 2005. - « L’homme à la Chimay bleue », Roman, Editions Chloé des Lys, 2007. - « Aphorismes & Terrils », Editions Par Hasard, 2009 - « Les Perdants », Roman noir, Editions Chloé des Lys, 2009 Remerciements Mortelle Praline a été publié par les éditions « Papiers de Lune » en 2007. Suite à la disparition de cet éditeur, j’ai envisagé une réédition de ce roman. Je remercie « Chloé des Lys » de m’avoir offert l’opportunité de rendre cet ouvrage à nouveau disponible auprès du public. En savoir plus sur l’auteur : http://jeanphilippequerton.e-monsite.com « On ne devient pas grossier comme ça, faut s’entraîner. » Coluche « Il faut regarder la vie en farce. » Louis Scutenaire Les photos, la création de la couverture et la conception graphique de cet ouvrage sont l’œuvre de Chloé Querton, une jeune et talentueuse artiste que j’embrasse tendrement. Pour découvrir ses photos, visitez : http://digital-zoom.skyrock.com Avant – propos Bien entendu, on a affirmé à l’époque de la sortie du « Poulet aux Olives », que Marcel Quinchon était la copie conforme de son auteur ; ce goût immodéré pour le pastis, pour la bonne chère, pour les bistrots, cette propension à tomber en amour pour un oui, rarement pour un non ... Ce n’était pas de la fiction. Voilà ce qu’on affirma ! Vint ensuite « Pronunciamiento » et ce Loiseau, étrange personnage en conflit avec son employeur, ce quadragénaire rebelle qui soigne son ras-le-bol par une plongée dans l’Ardenne profonde et sauvage. Personne ne crut un seul instant que cet homme-là sortait de l’imaginaire de son créateur. Quant à « L’homme à la Chimay bleue », il s’agissait d’une véritable provocation. Qui connaît le concepteur de ce personnage sait qu’il rédige ses livres en trempant sa plume dans la Trappiste des moines de Scourmont et qu’il tire de ce breuvage l’essentiel des vitamines nécessaires à sa survie. Devant ces évidences, il me faut m’abaisser et ajouter que par une chaude matinée d’août 2004, l’infarctus vint frapper à la porte de ma poitrine douloureuse. Une parenthèse, un avertissement, une chance peut-être. Il y a donc, dans le récit dans lequel vous êtes prêts à plonger, un certain nombre de faits vécus qui m’inspirèrent cette histoire. Notamment, lorsque mon voisin de chambrée se décida à trépasser ... Bonne lecture. Jean-Philippe Querton I Car’djack ! En cette chaude journée d’août, Marcel Quinchon vivait une expérience nouvelle. Inédite ! Son premier « infar » en exclusivité mondiale. Il avait déjà connu la trahison des hommes comme celle de ses propres organes, les coups fourrés, les retours de manivelle, la lâcheté de son foie devant les excès de beuverie, les gueules de bois, les tonnes de goudron expulsées de ses poumons encrassés, mais jamais il n’avait imaginé que son propre cœur puisse l’abandonner ! Pas lui ! Pareille à un coup de poing foudroyant entre les côtes, la douleur fit son apparition sans prévenir. Fulgurante ! Comme une détonation interne. Plié en deux sous le poids de la souffrance, persuadé qu’il vivait ses ultimes instants, incapable de bouger le bras gauche sans déclencher d’insupportables irradiations, il s’étonna de ne pas avoir vu défiler devant ses yeux ébahis tout ce que sa vie avait pu compter comme évènements marquants. Ce film, ces rushs fulgurants qui défilent lors de ces secondes fatales qui, en un éclair, font passer l’humain de l’état d’être vivant à celui de cadavre. Il n’avait pas perdu connaissance et son instinct de survie lui avait donné la force de se rendre seul au service des urgences de l’hôpital le plus proche. C’était un exploit pour lui, tout autant que pour sa vieille Golf pourrie qui, compatissante, avait daigné démarrer dès la première sollicitation. - J’ai... j’ai très mal dans la poitrine, avait-il balbutié à la préposée qui, rapidement, avait déclenché un processus savamment orchestré, une chorégraphie de spécialistes très au fait de leur mission. Tout cela était très joli à observer et confortait Quinchon dans sa volonté de ne pas encore s’en aller. 1 Il était vivant. Il ne mourait pas puisque qu’il n’avait pas assisté à cette incroyable cascade d’évènements. Il était lucide mais incapable de comprendre ce qui se déroulait dans son corps, persuadé que la faucheuse l’attendrait au détour du prochain excès. Une heure plus tard, harnaché comme un saucisson à un entrelacs de câbles et de tuyaux, de tubes, de branchements reliés à une machinerie de science-fiction, un médecin au visage bonhomme qui devait sûrement faire preuve de jovialité en d’autres occasions, lui annonçait qu’il subissait ce que la médecine populaire désigne sous le terme d’infarctus.(*) - Rien de grave ne peut vous arriver tant que vous vous trouverez sous la surveillance permanente des services hospitaliers, ajouta-t-il. Pour une raison qu’il ignorait, cette nouvelle arracha un sourire à Quinchon. Sans doute était-il déjà sous l’effet du cocktail d’antidépresseurs qu’on n’avait pas manqué de lui injecter ou alors ce devait être cette espèce d’inconscience permanente, de naïveté endémique, d’optimisme béat le caractérisant qui justifiait cette réaction réellement inappropriée à la situation. En théorie, une bouffée d’angoisse aurait dû l’étreindre à l’annonce du diagnostic du mal qui le rongeait. Mais non ! On s’agitait, on s’affairait autour de lui et il aimait ça ! Piqûres, prises de sang, potions magiques diverses, monitorings bipant et « tiltant » régulièrement tel un flipper malmené, explications incompréhensibles du petit homme vert débitées sur le ton de la sérénité la plus totale, projet d’intervention rapide destiné à visiter des artères qui, apparemment s’étaient obstruées sous l’effet conjugué du tabac, de l’alcool et de ces mauvaises graisses qui génèrent cet insupportable fléau des temps modernes appelé « cholestérol » … On s’occupait de lui. (*) Et non pas « infractus » comme on le dit si joliment autour des comptoirs marbrés des bistrots de mon village. 2 Il vivait en direct son premier infar. Il en était ému et savourait l’attention délicate avec laquelle l’infirmière kabyle tenait entre ses doigts son sexe un peu las, ce qui, somme toute était assez logique en pareille circonstance. Elle s’évertuait à épiler soigneusement son pubis, tandis qu’il écoutait avec une vigilance feinte les explications du médecin qui tenait absolument à ce qu’il comprenne la nature de l’intervention à laquelle il allait devoir se soumettre. Quinchon se disait que la vie était bien plus forte que tout et qu’il n’avait aucune intention de se laisser mourir. Surtout pas à cause d’une stupide artère mal embouchée. Enfin, non ! Disons plutôt une artère bien bouchée, un peu comme la rue Neuve à Bruxelles, le premier jour des soldes. Le premier décès fut constaté le lendemain. Alors que lui, légèrement groggy, tentait de sortir de la brume, ses voisins commencèrent à trépasser. C’était un vendredi. Jour du poisson, même dans les hôpitaux laïcs. Quinchon sommeillait après avoir livré un dur combat contre l’ignoble repas de midi que l’infirmier, honteux, lui avait apporté, détournant pudiquement son regard de celui du patient affamé. Une portion grisâtre d’un mystérieux résidu de cabillaud, de morue, d’églefin ou de lieu, à la texture caoutchouteuse, le tout marinant dans une mare rouge parsemée de morceaux de légumes. L’ensemble rappelait vaguement la saveur de la tomate et s’inspirait largement, mais sans en atteindre le résultat, de la recette de la piperade. Tel était le supplice auquel il devait se soumettre Il abandonna au second round toute prétention à la victoire. L’infâme mixture triomphait d’un appétit qui s’avoua vaincu face à une telle mascarade de cuisine. Il devait être 14 heures et des relents de cyprin venaient sans cesse gâter une haleine qui, de l’intérieur, lui semblait fétide. Il aurait volontiers échangé un ventricule en mauvais état contre quelques bouffées de tabac blond, mais il jugea la demande inopportune. Tant qu’à se retrouver gâchée par ses propres 3 émanations gastriques, il mit à profit le temps gagné sur cette sieste écourtée pour tendre l’oreille. Le brouhaha dura une dizaine de minutes. Des injonctions mâles adressées fermement à des sous-fifres femelles empressées, le roulement d’appareillages se déplaçant sur le linoléum du couloir, une tension latente mais de plus en plus perceptible, des pas rapides pour de courtes enjambées, des claquements de portes, de lugubres grincements, quelques jurons marmonnés, des ordres fusant en tous sens… Un homme - comment être certain qu’il s’agissait d’un homme ?- était occupé à mourir, là, à quelques mètres, derrière ce mur. Adieu, camarade cardiaque. A bientôt, frère coronarien. Bon voyage ! Sois le bienvenu au paradis des pontés et des transplantés ! Prépare ma chambre si tu veux, mais ne sois pas trop pressé de célébrer mon arrivée. Un homme, un inconnu empruntait l’allée finale, cette avenue qui mène au terme de toutes les souffrances. Le personnel du service des soins intensifs était-il habitué à la mort ? Le décès d’un patient était-il considéré comme un échec ? Comme un événement banal ? Y avait-il un rapport entre le repas proposé par les marmitons, que dis-je, les gâte-sauces de l’hôpital et la disparition du cardiaque d’à-côté ? Dans le fond, le patient avait peut-être préféré se laisser mourir plutôt que d’avaler une telle tambouille. Si c’était le cas, son geste méritait d’être salué. Allait-on pouvoir inculper les cuisiniers ? C’est de ce brouillard cotonneux qui obstruait encore la conscience vacillante de Quinchon, qu’émergeaient ces questions métaphysiques, réflexions ontologiques sur la perception du néant de la mort par le personnel du service de chirurgie cardiaque et vasculaire aiguë. Il se promit de questionner ces petites fourmis de la pilule, ces ouvrières de la seringue, ces tâcherons de la taie bien lissée, àpropos de leurs sentiments concernant la mort d’un patient. Comme le disait Daniel Cohn-Bendit et ses ouailles bêlantes sur 4 les pavés du Paris de 68, en dessous desquels se trouvait, paraît-il, la plage : « Tout cela n’était que le début, maintenant, il allait falloir continuer le combat ! » Et quel combat... Vivre ! 5 II Epidémie Lorsqu’il ne croupissait pas sur un lit d’hôpital, en quête d’une guérison de cette « petite plaisanterie » que lui avait joué son cœur, Marcel Quinchon exerçait le métier de détective privé avec un talent que son compte en banque ne corroborait pas. L’assiduité n’était pas sa principale qualité, alors que, paradoxalement, il était réputé comme étant, dans son genre, quelqu’un de tenace, de têtu, voire d’obstiné. Au risque de voir s’allumer les candélabres de la stupéfaction dans l’esprit du lecteur qui jusqu’à ce jour vivait dans l’ignorance de l’existence de notre héros, il n’est peut-être pas inutile de préciser que c’est dans le doute perpétuel, le refus des certitudes et des évidences, qu’il avait toujours puisé les ressources nécessaires et suffisantes à la résolution des rares dossiers dont il avait à s’occuper. Le pastis, les trappistes et les petites préparations culinaires sympathiques et roboratives étaient d’autres essences qui alimentaient le carburateur de sa motivation. Détective, oui, mais aussi philosophe, gastronome, épicurien et fumeur invétéré, voilà ce qui l’avait amené jusqu’à ce lit de souffrance. Le plus ennuyeux dans ce constat est qu’il devait se forcer d’admettre qu’à ces qualificatifs, il fallait maintenant en ajouter un autre, et non des moindres : « cardiaque » ! S’il voulait continuer à jouer un rôle, fut-il modeste, dans la grande comédie humaine, il devrait impérieusement en biffer un. S’il est indubitable que l’on peut être philosophe et cardiaque, modérément gastronome et cardiaque, un épicurien porté sur l’ascétisme et cardiaque, il lui fallut admettre que son penchant pour les blondes à bout filtre et sa passion pour les volutes ne 6 seraient plus tolérés par un cœur à peine âgé d’une bonne quarantaine d’années. Quarante-quatre ans, d’accord ! Jeune encore, non ? C’est ce qu’on ne cessait de lui répéter. Il tourna la page et concentra son esprit sur ce nouveau décès qui venait de se produire dans le service qui l’hébergeait provisoirement. Rien de tel que de se soucier de la mort de son prochain lorsque l’on vient de passer soi-même par le chas de l’aiguille. Le deuxième en trois jours ! Un début d’épidémie. Un dimanche, cette fois-ci. Effectifs réduits, cardiologue de garde occupé par une urgence au bloc opératoire, moins de remue ménage, mais un trépassé en plus. Quinchon avait pratiquement assisté en direct à cette agonie et aux tentatives pour l’endiguer. L’homme, le nouveau client pour un aller sans retour vers un hypothétique paradis était installé dans la chambre située presque en face de la sienne. De biais, il apercevait le bas du corps du malade, de ses orteils crevassés jusqu’au thorax. Seule sa tête ne lui était pas visible. L’homme en était à son deuxième jour d’hospitalisation et, au même titre que Quinchon, les visiteurs ne se bousculaient pas pour s’enquérir de son état. Lui non plus n’avait plus beaucoup de famille. Les choses s’étaient passées très vite. La lampe rouge au-dessus du chambranle de la porte s’était allumée, alors que retentissait le témoin sonore jumelé au signal lumineux. L’infirmière s’était précipitée et était ressortie aussi vite de la chambre, manquant de choir, tant sa promptitude était incompatible avec sa condition physique - la jeune infirmière accusait une surcharge pondérale liée à son goût immodéré pour les pâtisseries à la crème, boulimie consécutive à un échec amoureux dont elle se remettait péniblement. Le port de sabots blancs mal fixés aux chevilles altérait également son explosivité athlétique. De son lit, Quinchon apercevait les jambes du malade qui se soulevaient par soubresauts, comme celles d’un prisonnier qui 7 voudrait se défaire de son entrave. L’homme semblait se débattre avec l’énergie du désespoir comme s’il recherchait plus la liberté que la survie de son être. A chaque mouvement, il ahanait. Ce souffle bruyant, expulsé dans la douleur ressemblait à un appel. Comme s’il s’adressait à quelqu’un ! Ou qu’il voulait laisser un message, un dernier témoignage. La scène dura une ou deux minutes, une éternité pour Quinchon qui, horrifié, n’arrivait plus à détourner le regard du spectacle de cet homme sentant la vie s’échapper et déterminé à transmettre un ultime, mais indécodable avertissement. Juste le temps que le matériel de réanimation arrive, dans une inutile, mais très professionnelle précipitation et les mouvements du mourant s’estompèrent. Définitivement ! Quinchon aperçut encore deux fois le corps se convulser sous l’effet du défibrillateur, puis, plus rien. Le néant, le vide. Un drap qu’une main blême empoigne au niveau des talons déjà bleuis du mort, pour le remonter jusqu’au sommet du crâne, et le tissu se métamorphosa en linceul. Un dernier voile destiné à dissimuler les grimaces du trépassé, les reliques des contorsions de la souffrance des derniers instants. Les stigmates de ce suprême combat pour la vie. L’indubitable preuve que l’instinct de survie n’est pas une théorie rentable pondue par un anthropologue en mal de publicité. L’estomac de Quinchon - l’homme - s’était noué devant ce spectacle ; l’esprit de Quinchon - le détective -, lui, n’admettait pas l’idée de cette seconde disparition en deux jours. Cet affolement des statistiques avait de quoi inquiéter. Il se posa benoîtement la question de ses propres chances de pérennité. Il se sentit subitement très seul. Sa vie, son passé plutôt, était tel que son environnement se résumait à bien peu de personnes. La désinvolture avec laquelle il avait appréhendé les méandres de l’existence l’obligeait à constater et admettre comme inévitable la solitude dans laquelle il 8 macérait Il était généreux en amitié mais n’accordait celle-ci qu’avec parcimonie. Du genre sélectif dans les rapports humains, si vous voyez le genre ! L’idée ne lui était jamais venue d’envisager de se reproduire. L’envie, non plus. Sa fratrie se limitait à un gendarme retraité, de dix ans son aîné et qui affichait une condition physique digne d’un athlète en pleine préparation pour les prochaines Olympiades. Le prévenir qu’il venait de traverser les affres d’une crise cardiaque garantissait à Quinchon le sempiternel sermon sur les méfaits du tabac, de l’alcool et autres vices auxquels, son frère avait, lui, courageusement renoncé depuis des années, pour se mortifier en privations de tout ce que les grands cuisiniers de ce monde avaient élaboré en divines recettes de cuisine. Très honnêtement, Quinchon junior préférait à tous les joggings de la planète, à tous les raids VTT les plus exotiques, une bonne fricassée d’écrevisses à la crème suivie d’un croustillant de ris de veau aux morilles. Aux boissons énergisantes, il donnait plutôt la faveur à un flacon de vieux Bordeaux, tant qu’à faire. André, puisque tel était son prénom, était l’exacte réplique de son frère, mais en creux. L’absolu contraire. Au-delà de la pratique d’une vie vouée à la diététique et à ses affres, le frangin y ajoutait de solides convictions qu’il aimait à défendre. Plus il militait pour l’hygiène de vie, les sucres lents, le potassium et les compléments vitaminés, plus Marcel s’empoisonnait avec passion et opiniâtreté. Bien sûr, il savait que la soixantaine de clopes quotidiennes étaient largement responsables de sa présence sur ce lit d’hôpital. Il avouerait, s’amenderait, s’excuserait, se révolterait si nécessaire contre la publicité pour le tabac lors des courses de Formule 1 … mais jamais il ne s’abaisserait à une telle confession devant son frère. Jamais ! Bien décidé à assumer son nouveau statut de handicapé du cœur, Quinchon n’avait prévenu personne, faisant sien l’adage qui prétend que pour souffrir heureux, mieux vaut souffrir caché. 9 Les seules personnes qui se préoccupaient du sort du détective et l’honoraient d’une visite quotidienne étaient Chloé et William, ses propriétaires. Quinchon partageait avec eux une fermette plantée à l’orée du bois de La Houssière. Il y disposait de quelques pièces en perpétuel chantier qui le préservaient des dangers d’une trop grande promiscuité et lui conféraient une relative intimité. Il avait établi avec eux et surtout avec Martin, leur fils, des relations empreintes de sympathie et de respect mutuel. Non ! Ces mots-là ne sont pas justes ! En réalité – et c’est à cette crainte pudique et maladive de reconnaître, de confesser ses sentiments qu’il fallait imputer ces restrictions langagières – il les aimait tous les trois comme s’ils eussent été ses propres enfants. D’amour ! Mais il n’aimait pas ce mot. Sa signification lui échappait, l’effrayait. Ce domaine, au Castia, était son havre de paix, son lieu de ressourcement. Là, il parvenait à oublier les complications et les tracas d’une affaire en cours, ainsi que les borborygmes internes de ses humeurs parfois mélancoliques. La maison s’étirait comme une fermette, basse, tout en longueur, tournant le dos au chemin en contrebas duquel elle avait été bâtie, une centaine d’années auparavant. Elle donnait sur un jardin à l’apparence farouche et négligée, mais qui était l’œuvre de la maîtresse des lieux : un arboretum où liliacées, sorbiers, sureaux, et massifs sauvages de lavande cohabitaient avec les groseilliers, les cassissiers et les framboisiers taillés savamment pour en extraire la plus prolifique des productions de fruits. Chloé les transformait en de délicieuses gelées ou de succulentes confitures. Elle en tartinait généreusement de grosses tartines de pain de mie. Les murs où se mélangeaient des moellons, des briques et des déchets de pierre du pays, cailloux éblouissants, parcourus de rainures jaunes au rejointoiement creusé par les années, n’étaient troués que de petites baies, comme si la lumière était l’ennemie de nos ancêtres. Deux ou trois baies furent ainsi percées dans 10 l’urgence pour que de nouveaux vitrages puissent inonder les pièces et enluminer les volumes intérieurs essentiellement constitués de bois et de papier. Toiles aux murs, bouquets séchant aux voucettes du plafond, immenses pans de murs réservés aux livres, étalages de sculptures de bronze. L’univers de Quinchon, dans cette propriété était constitué de deux pièces qui servaient à l’époque où la demeure avait encore une vocation agricole, ne fût-ce qu’en appoint d’autres revenus, à stocker les outils et le matériel nécessaires au travail de la terre. Une ancienne remise, qui dans l’esprit des nouveaux acquéreurs – piètres calculateurs –, aurait dû, un jour, être aménagée en atelier pour Chloé. Quinchon y avait installé ses quelques meubles, deux tables, quelques chaises dépareillées, un fauteuil en cuir beige défoncé jusqu’aux ressorts, mais dans lequel il se sentait bien, au point de s’y assoupir, une armoire en bois blanc un peu bancale puisque orpheline de l’un de ses pieds, un lit gigantesque qui mangeait la moitié de la chambre où le plancher semblait gémir à chaque pas. A ce capharnaüm venaient s’ajouter quelques bibelots : un cadre représentant une équipe de football des années 1920, un sous verre ébréché sous lequel on devinait une reproduction de la jaquette d’un des premiers romans de Simenon et quelques objets de peu de valeur. Des souvenirs que Quinchon se refusait à évoquer, qu’il s’était efforcé à oublier sans se résoudre à s’en débarrasser. Aucun portrait, aucune relique d’un quelconque passé, comme s’il n’en avait jamais eu. Pour toute cuisine, un micro-ondes et un réchaud électrique causant bien des soucis au compteur du même nom et un petit frigo récupéré sur le trottoir d’une maison, un jour de déménagement et oublié par ses propriétaires, volontairement peut-être. Contre le mur, trente caisses, empilées, en attente de rangement. Quelques vêtements, quelques papiers, et des livres. Beaucoup de livres. Des cendriers également. 11 A une certaine époque, il collectionnait ces objets et la majeure partie de cette anthologie de l’art de fumer provenait de rapines de bistrot. Ses préférés étaient ceux en faïence arborant des publicités pour des boissons apéritives, pour des négociants en vin, pour des bières parfois disparues aujourd’hui. Il aimait le côté kitch de ces ustensiles désormais interdits par la bonne conscience collective résolument opposée à l’usage du tabac. William avait promis qu’une fois le mur terminé, il ferait installer une immense bibliothèque afin d’y ranger, une fois pour toute, les centaines d’ouvrages, acquis pour la plupart chez les bouquinistes. Livres chinés, cendriers dénichés aux puces, il aimait ces objets qui avaient un passé, ces objets qui étaient déjà passés entre les mains d’autres personnes. Il rêvait parfois à imaginer leur histoire. Dans cet espace restreint, le centre de toutes les préoccupations, surtout entre octobre et avril, était un vieux poêle ardennais à deux étages, qu’il gavait de bois sec en hiver et qui réchauffait la minuscule pièce en quelques minutes. Tel était l’univers de Marcel Quinchon., modeste mais tellement oxygénant, Deux petites pièces que d’aucuns auraient jugées insalubres et qui, lui, le comblaient de joie. Surtout, lorsqu’en entrebâillant la porte qui donne sur le jardin, il pouvait, le matin, s’emplir les poumons des senteurs de la prairie et de ce pot-pourri de fragrances rassérénantes. Bienfaisants cadeaux de la forêt et des prés avoisinants. Chloé, elle, était une Artiste. Absolue nécessité d’un A majuscule ! Dans tous les sens du terme. Dans tous les états du quotidien. Chaque geste de sa part exhalait du beau. Elle peignait, écrivait, sculptait, taillait les arbres et les rosiers, décorait sa maison, cuisinait, se mouvait dans l’espace, s’habillait, se coiffait comme une artiste. Libre ! Elle était l’incarnation de la liberté. De chacun de ses gestes naissait une œuvre et chacune de ses pensées méritait le panthéon du respect. Elle était aussi l’incarnation de l’art de vivre, non pas dans le sens usuel de cette 12 expression qui implique luxe, volupté, veaux, vaches, cochons, couvées. Non, elle jouait dans la vie son propre rôle avec art, avec naturel, avec un talent qui s’inspirait du souffle créateur et bienfaiteur de cette campagne qu’elle aimait tant. Chloé était un sourire pour qui chaque jour représentait une bénédiction, un fondu enchaîné dans l’harmonie naturelle qui unit la fougère et la mousse qui recouvrent le pied du chêne. Son parfum se dissolvait dans les senteurs de l’humus des forêts, à l’heure où l’humidité du soir prévu, fait s’élever de la terre la plus bouleversante des odeurs. La douceur de sa voix était le plus efficace de tous les anxiolytiques. Dans le regard pour le moins subjectif de Marcel Quinchon, Chloé était la personnification de la pureté et de la perfection. Qualités, pour le moins, lourdes à porter. Marcel Quinchon ressentait manifestement des sentiments très (trop) hauts, très (trop) forts, très (trop) puissants à son égard. Par contre, ironie du sort, William son mari, était footballeur ! Mais pas un footballeur amateur, pas un rigolo… Un vrai, un pro, quelqu’un dont c’était le vrai métier, qu’on voit à la télévision, dans les journaux, régulièrement interviewé par les médias. Un joueur de deuxième division seulement, mais dont la cote, paraît-il, ne cessait de grimper au box-office belge des vedettes du ballon rond ! Rien moins que cela ! Pour ne rien gâter, il gagnait de l’argent pour exercer ce métier passionnant. Mais sans doute pas assez, puisque pour boucler le budget nécessaire au remboursement mensuel de la bicoque, ils avaient dû se dégoter un locataire pour faire l’appoint. Quinchon n’y entendait rien à ce sport dont la popularité n’était plus à démontrer, et ce n’était donc pas parce qu’il était une vedette qu’il aimait bien William. Du haut de son mètre nonante bien tapé, ce gaillard aux allures de bûcheron canadien était d’une douceur, d’une gentillesse proportionnelle à sa carrure. Lorsqu’il empoignait son petit Martin, ses gestes dégageaient une 13 délicatesse, une préciosité… féminine. Qui plus est, il possédait des yeux d’un vert assez rare, couleur d’absinthe. Quinchon avait toujours pensé qu’une personne affectée de cette caractéristique physique devait être par nature, par essence, forcément bonne et généreuse, douce et compréhensive. Pourtant, rien de bien scientifique n’eut pu corroborer un tel a priori. Alors qu’il était l’harmonieux complice de cette incarnation de la tendresse que symbolisait son épouse, sur un terrain de football, William était considéré comme une véritable crapule. Et encore, les spécialistes s’accordaient à penser que le terme était faible ! Capable de tout pour empêcher un joueur de passer (de passer quoi ? s’était demandé Quinchon) collectionneur de suspensions, de cartons de toutes les couleurs, bête noire des arbitres, trucideur d’avants-centres, faucheur d’attaquants, William était Mister Hyde sur un terrain de foot et le Docteur Jekyll dans la vie de famille. Leur présence eut un effet réjouissant. Pourtant, il n’appréciait guère de se montrer sous cet aspect décati de vieux malade débraillé, alité, séquestré, diminué. Mais ils étaient les seules personnes sur lesquelles il pouvait compter. Ils étaient là, d’accord, mais deux personnes venaient de trépasser dans les quelques mètres carrés qui constituaient son univers provisoire. En réalité, trois, mais Quinchon l’ignorait encore. Prisonnier de cette machinerie destinée à le protéger, coincé sur son lit, il ne lui restait plus comme possibilité, s’il voulait comprendre, ou plus simplement admettre ces deux décès, que de confier l’enquête à une artiste un peu à l’ouest et bien éloignée des réalités de la délinquance ou à un joueur de foot capable du pire comme du meilleur. La meilleure solution était de faire appel au troisième larron de la famille. Il décida que ce serait Martin qui déclencherait l’enquête, bien qu’il ne soit âgé que de quatre ans. L’idée était saugrenue et allait s’avérer catastrophique. 14 En observant le petit bonhomme qui semblait impressionné par le réseau de tuyauteries auquel son copain Marcel était relié, le détective se remémora une phrase de Jorge Volpi : « Aimer, c’est donner ce que l’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas » La phrase était belle, mais ne faisait pas avancer l’affaire d’un iota. 15 III Les nichons de l’infirmière « Madame ! Madame la fermière, mon parrain, y va pas mourir ? » Phonétiquement, le petit garçon ne percevait pas de nuance entre les deux fonctions : fermière ou infirmière. Dans son esprit, les dames bottées qui charrient des brouettes de fumier et hurlent sur les vaches pour qu’elles obéissent, portaient la même appellation que celles qui, toutes de blanc vêtues, virevoltent de lit en lit pour soulager la souffrance d’autrui. Martin s’adressait à Nancy, l’infirmière que Quinchon lui avait désignée. Elle lui semblait sympathique, en tout cas, elle était une des plus loquaces, lorsqu’elle déboulait, souriante et dynamique pour prodiguer les soins. C’était une petite femme blonde, un peu boulotte, sûrement gourmande de petites friandises sucrées, abondante de poitrine, particularité physique qu’elle assumait avec une aisance désinvolte qu’appréciaient les patients. Ses joues étaient aussi dodues que ses seins, rouges, légèrement couperosées comme celles de ces femmes qui vivent au grand air. Etait-ce là que se trouvait l’explication ce cette confusion linguistique dans le vocabulaire encore trop peu nuancé de Martin ? Elle manipulait ses clients sans ménagement et son expérience lui conférait le privilège de se permettre des remarques que ses collègues ne se seraient pas autorisées. Notamment à l’heure de la toilette - surtout intime - des cardiaques prisonniers de leurs lits. Ce franc-parler plaisait à Quinchon, surtout lorsqu’elle eut le culot de s’esbaudir devant « ses coucougnettes toutes racrapotées à force de ne plus servir à grand chose » ! La garce ! Ce plaisir, qu’ils partageaient en se 16 livrant à des commentaires grivois bon enfant, avait déclenché une sympathie complice entre eux. Il aimait surtout la manière délicate et furtive qu’elle avait de faire glisser la calotte de son gland, puis de lui frotter le sexe distraitement, comme elle l’aurait fait d’un reste de vaisselle, abandonné, un lendemain de fête. Mais aujourd’hui, Nancy affectait une mine boudeuse, contrariée. Elle négligea la partie intime de la toilette de Marcel. Comme pour le punir ! Pourtant, il avait présenté la chose comme une farce, un bon tour qu’il voulait jouer à cette joviale et volubile dispensatrice de soins. Il s’en voulait à peine de manipuler ainsi l’enfant. - Pourquoi est-ce que tu me demandes ça, mon petit poussin ? - Parce qu’il dit tout le temps qu’il y a plein de « messieurs » qui sont morts, ici à l’hôpital ! - Ne t’inquiète pas, ton parrain, va très bien et il va guérir très vite. » Nancy fut glaciale à l’égard de Quinchon quand elle débarqua dans sa chambre pour jauger sa tension et prélever quelques onces de sang, rituel immuable auquel nul n’échappait. C’était un lundi, jour d’intense et fébrile agitation contrastant avec la quiétude du week-end. Le personnel donnait l’impression de vouloir rattraper le temps perdu et s’excuser ainsi de leur relative absence durant ces deux jours hebdomadaires de repos obtenus après des années de luttes sociales et d’acharnement syndical. Quinchon en était à son quatrième jour d’hospitalisation et attendait avec impatience la visite du cardiologue qui devait théoriquement envisager de le libérer de ses liens avec le monitoring, cette machine qui espionnait en permanence les palpitations de son cœur, sa tension artérielle et le va-et-vient de ses humeurs intimes. Il attendait cette délivrance avec impatience et se réjouissait de pouvoir enfin jouir de nouveau d’une certaine liberté de mouvements. Il y aurait toujours cette potence à trinqueballer. Il 17 peinait à admettre cette entrave et ce contrôle permanent qui allaient à contresens des valeurs de liberté qu’il revendiquait depuis sa plus tendre enfance. Ne fût-ce que pour redécouvrir le confort de se libérer de ses selles sans recourir à des artifices dont l’usage et la dépendance le plaçaient dans le plus grand des embarras. - Vous êtes de mauvaise humeur ? demanda t-il, constatant la mine déconfite de la demoiselle habituellement si joviale. - Pas du tout ! Mais je ne comprends pas pourquoi vous racontez de telles… de telles… de telles bêtises à cet enfant… - De quoi… de qui parlez-vous ? - De votre filleul… le petit Martin… il est venu me demander si vous alliez… si vous alliez mourir… » Cabotin, Quinchon adopta un profil affecté. - Sacré petit bonhomme… il aura dû entendre notre conversation… Hier, en discutant avec ses parents, j’ai évoqué les deux décès de ces derniers jours… Peut-être que dans sa tête tout cela mijote… Et puis, moi aussi, je m’inquiète ! - Vous devriez être plus prudent lorsque vous parlez en sa présence… et vous savez pertinemment bien qu’il est inutile de vous inquiéter. - Excusez-moi ! Vous avez sûrement raison ! Malgré sa mine renfrognée, Quinchon sentit que l’infirmière s’efforçait de se taire, qu’elle trépignait de parler, de se soulager d’un poids. Comme si une menace planait, elle exécutait les soins d’une façon mécanique, l’esprit ailleurs, fuyant son regard. Quinchon insista. - Tout de même, deux morts… en si peu de temps… pour vous, ce n’est pas agréable ! Enfin, pour les victimes, non plus… - Trois ! - Trois quoi ? - Pas deux décès, mais trois. - Ah bon ! - Je ne devrais pas vous le dire, mais la veille de votre arrivée, un autre patient est décédé. - Je l’ignorais. 18 - On fait tout pour que cela ne s’ébruite pas. - Evidemment, ce n’est pas une très bonne publicité pour l’hôpital, lâcha Quinchon, un nuage d’ironie dans la voix. - Ce n’est pas tellement ça… c’est que … Elle s’interrompit, apparemment terrorisée par les propos qu’elle se préparait à tenir, sur le point de révéler ses doutes. Quinchon se voulut rassurant. Il devait absolument la mettre en confiance. - Vous savez, mademoiselle, vous pouvez me parler… je… enfin, je suis… - De la police ? Vous êtes de la police ? Ses yeux trahissaient la panique dans laquelle elle sombrait progressivement. Quinchon décela des tremblements dans ces gestes, alors que sa lèvre inférieure frémissait. - Non, je ne suis pas flic, je ne suis que détective - il insista sur le « que » - je travaille en solitaire et si cela peut vous rassurer, la plus grande qualité des membres de ma corporation est la discrétion ! - Je ne sais pas si… - Dites-moi, les trois patients décédés, ils étaient… comment dire ? Ils étaient foutus ? Excusez-moi si le terme n’est pas très scientifique, mais je n’en trouve pas d’autres. - Non… enfin… ça dépend. Elle prit le temps de réfléchir. - Je… je ne devrais pas vous le dire, mais… le premier… monsieur Thirion…il… il était encore jeune… et son état commençait à… Nancy était sur le point de lui faire un aveu, mais ses marmonnements inintelligibles furent interrompus par l’intrusion du médecin. Il fusilla l’infirmière du regard. On aurait dit qu’il était arrivé expressément à ce moment. Avant qu’elle ne parle ! Elle s’empressa de terminer son ouvrage et quitta la chambre, tête basse, comme si elle avait été prise en flagrant délit de bavardage intempestif. 19 Quinchon eut la certitude qu’entre ces deux-là planait un mystère, une collusion, une conspiration. Les regards qu’ils s’étaient échangés trahissaient la haine. Le cardiologue fut encore plus expéditif qu’à l’habitude. Quelques secondes d’écoute attentive des messages filtrés par le stéthoscope à l’avant, idem dans le dos. Un ordre. - Respirez normalement ! Des commentaires que Quinchon écoutait à peine : Tout va bien… Amélioration rapide… Toutefois la prudence s’impose… Après-midi, on vous débarrasse du monitoring… Dans deux jours, retour à la maison… Du repos… Pas d’excès… Bien sûr, il est évident que vous devez arrêter de fumer... Les médicaments à prendre consciencieusement… La consultation dura trois minutes. Peut-être se trompait-il, mais il avait l’impression que ce fonctionnaire des coronaires n’avait qu’une seule envie : que ce curieux file de là et arrête de mettre son nez dans des choses qui ne le regardaient pas ! A l’instar de Nancy, une tension se dégageait dans les gestes et les propos de l’homme. Quelque chose tracassait le personnel du service. Quinchon eut le pressentiment que l’affaire était grave ! Le médecin, sur le point de quitter la chambre, un léger sourire menaçant aux lèvres, crut bon d’ajouter : « Une dernière chose, monsieur Quinchon. Nous savons quel métier vous exercez et il me semble vous avoir dit combien il était important de vous mettre au repos. Inutile donc d’entamer une enquête. Les évènements de ces derniers jours sont suffisamment pénibles pour tout le personnel. Est-ce clair ? Le mieux est de ne penser qu’à votre guérison et d’éviter toute forme de stress !» Devait-il interpréter cette tirade, exprimée d’un seul souffle, sans la moindre hésitation, comme un conseil ou comme une menace ? Il l’ignorait. Cette dernière sentence était claire : « Ne vous mettez pas plus en danger que vous ne l’êtes, monsieur Quinchon ! Les rechutes peuvent s’avérer fatales ! » 20 Il se sentait engourdi, ses paupières étaient lourdes. Il aurait voulu réfléchir, se demander ce qu’avait voulu dire Nancy en parlant de ce Thirion : « Il était jeune et son état commençait à… ? » « A s’améliorer ! » Etait-ce cela qu’elle voulait dire ? Peut-être ! Comme s’il réagissait plus fort que d’habitude aux effets des calmants qu’on lui faisait avaler chaque jour… comme si… on avait augmenté la dose… à son insu, il se sentit incapable de se battre contre l’assoupissement qui l’envahissait. Ses yeux se fermaient. Il était vaincu. La loi du silence, se disait-il, en s’endormant… Ils ont décrété la loi du silence. Son sommeil fut agité, assailli d’une confusion d’images agréables et d’autres sordides, sinistres. Dans son hébétude, il rêva de longues balades en forêt avec Martin … Nancy tenait l’enfant par la main. Elle souriait, ses joues étaient pourpres et sa poitrine tressaillait à chaque enjambée… le sous-bois sentait le champignon et la tourbe… Martin riait… quand… subitement le cardiologue, en habits de justicier de dessins animés, comme un Goldorak anachronique, surgissait de derrière un hêtre centenaire, une seringue à la main… déterminé à piquer, à tuer… Il dormit d’un sommeil confus et ne réagit même pas à l’arrivée du plateau repas. Il préférait ses propres cauchemars que le terrible châtiment de cette malbouffe ! 21 IV Première clope Le complexe hospitalier - universitaire, s’il vous plaît - du Tivoli était un bâtiment immense, constitué de trois ailes disposées en étoile sur une dizaine d’étages. Un fleuron ! Monumental, orgueilleux, le bâtiment toisait la ville de La Louvière depuis les années septante. Une fourmilière où déambulaient chaque jour des centaines, voire des milliers de personnes : personnel médical, administratif, d’entretien, visiteurs, patients en consultation et bien évidemment les malades hospitalisés, les seuls qui déambulaient en pyjama. Contrôler les allées et venues de cette badaudaille était une tâche d’une ampleur considérable dont le Conseil d’Administration, lassé des vols, du harcèlement et des agressions dont étaient victimes certains patients, avait voulu se débarrasser en confiant la gestion de ce problème à une société de surveillance. Jean-Claude Galand, chef de l’équipe de gardiennage de l’hôpital du Tivoli depuis quelques semaines, s’affairait depuis une heure à tenter d’équilibrer un planning de travail qui ne provoquerait pas la révolution au sein du groupe dont il avait la responsabilité. C’était la première fois que son employeur le désignait comme chef d’équipe, et bien que néophyte dans le métier à près de cinquante ans, il lui tenait à cœur de donner pleine satisfaction à ses patrons. Près de trente années à exercer le métier de peintre décorateur indépendant lui avaient permis d’acquérir une certaine philosophie et le jour où il avait décidé d’envoyer balader les lois sociales, la TVA, les contrôles fiscaux, les croisades contre les factures impayées, les devis perdus d’avance et les crises de vertige qui le tenaillaient lorsqu’il devait, tel un félin qu’il n’était plus, arpenter les corniches pourries de 22 ses clients, il s’était senti soulagé au point qu’il en avait pleuré de joie. Ce travail était une aubaine. Son âge et son expérience de la vie lui avaient conféré le privilège d’accéder assez rapidement à des responsabilités bien plus hautes qu’il ne l’aurait imaginé. Il s’était intérieurement planifié sept ou huit années de travail avant d’envisager une retraite dont il jouissait déjà anticipativement, dans son esprit du moins ! Il espérait arriver jusque là sans ennui, fuyant le plus possible les tracas et ménageant sa propre santé et celle de ses collaborateurs. Il détestait les « petits chefs » imbus de leur statut, qui en rajoutent pour s’enorgueillir et flatter leur ego du pouvoir qui leur est attribué. Galand appréciait la tranquillité et le travail bien fait. C’est pour cela que la confection des horaires, tenant compte de la répartition des pauses et des week-ends, sans oublier les jours de récupération, les maladies et les congés pour raisons familiales, s’apparentait parfois à un casse-tête. Il pensait en avoir fini avec cette corvée, lorsqu’un patient se présenta à la porte de son bureau, quémandant un entretien. La chose était assez exceptionnelle et il invita le visiteur à s’installer, assez flatté par cette sollicitation. Il se demanda quand même si la présence de ce malade accompagné de sa potence où pendaient deux poches de perfusion était bien réglementaire, mais dut se résoudre à avouer son ignorance sur ce point de règlement. Il se jura de le vérifier dès qu’il en aurait fini avec cet homme pâle, dont les cernes trahissaient une grande lassitude. Il était loin d’imaginer que cette visite allait sonner le glas de cette quiétude vers laquelle il tendait comme un absolu existentiel. - Que puis-je pour vous ? commença le chef des vigiles. Ce n’est pas courant de recevoir la visite de personnes hospitalisées. - Je m’en doute, répliqua Quinchon, qui ne savait pas exactement comment tirer la première salve de questions qui le tarabustaient. Je vous le dis tout de suite, je crois que je n’ai pas le 23 droit de me trouver ici… mais je n’en aurai pas pour bien longtemps. - Vous… vous êtes hospitalisé dans… dans quel service ? lui demanda Jean-Claude, persuadé que cet homme avait fugué de l’aile psychiatrique ? - Cardiologie ! J’ai fait un « infar »… mais ça va beaucoup mieux… l’aile 4C… vous connaissez ? - Pas… pas particulièrement ! - Pourtant, vous devriez. - Je ne vous comprends pas ! Pourquoi devrais-je connaître particulièrement l’aile 4C ? - Parce qu’on y meurt beaucoup. Vous ne pouvez imaginer comme ça tombe. Des mouches… c’est cela, ils tombent comme des mouches. - Très bien, ils tombent comme des mouches… et vous êtes monsieur ? - Quinchon ! Marcel Quinchon. Le vigile, persuadé avoir affaire à un dérangé des neurones, un tordu de la cervelle, un malade souffrant de névrose obsessionnelle qui voit des morts partout, voulut décrocher le combiné pour s’informer de ce qu’il devait faire de ce gugusse. C’est à ce moment-là que Quinchon croisa son propre reflet dans un miroir surplombant un lavabo de service. En s’observant, il se rendit compte que son visage ne devait pas inspirer confiance. Son teint était gris, ses yeux vitreux et creusés au fond d’orbites ravagées, sa bouche était tordue et ses lèvres parsemées de croûtes de fièvre. Cet homme, apparemment sympathique, n’allait pas le prendre au sérieux s’il ne tentait pas quelque chose pour retourner la situation en sa faveur. - Non, n’appelez pas ! Je voudrais juste que vous m’écoutiez cinq minutes. Je vous en prie, c’est important ! - Bon ! Je vous écoute. Mais je vous signale que si c’est pour vous plaindre d’un vol quelconque dans votre chambre, l’hôpital n’est en rien responsable ! - Il ne s’agit pas de cela, je vous parle de meurtres ! 24 - Pardon ? Le fou insistait. - Laissez-moi vous expliquer. En cinq jours, trois personnes de l’aile 4C, là où sont soignés les patients souffrant de problèmes cardiaques, des malades censés être placés sous surveillance permanente, puisqu’il s’agit d’un service de soins intensifs, trois personnes, donc, sont décédées. - Mais… ils étaient cardiaques et les risques de décès dans ces services sont plus importants que… Quinchon l’interrompit. - Qu’ailleurs ? Qu’est-ce qui vous autorise une telle affirmation ? Connaissez-vous les statistiques de mortalité comparées ? - Heu… non. Honnêtement, non. - Lorsque j’ai été admis en urgence, le diagnostic d’infarctus a été établi en quelques minutes. La première chose que le médecin m’a affirmée, c’est que rien ne pouvait m’arriver tant que j’étais pris en charge. Admettant donc qu’il n’est pas possible de prévoir l’imprévisible, je veux bien souscrire à l’idée qu’il arrive qu’une personne décède… de temps en temps, mais là, ça commence à chiffrer… et puis, je ne vous dis pas, mais l’ambiance dans le service est… comment dire… tendue, oui, c’est ça… excessivement tendue ! - Ecoutez… c’est un problème qui ne relève pas de ma compétence. - Vous n’êtes pas… responsable de la sécurité dans cette clinique ? - Cette affaire relève de la gestion interne du service. Vous savez, nous ne sommes pas mandatés pour circuler dans les couloirs où sont hospitalisés les malades. Notre mission se borne à surveiller les accès, les zones publiques de l’institution et à repérer, maîtriser et se débarrasser d’éventuels fauteurs de trouble… Je ne vois pas ce que je pourrais faire pour vous… - Et… si je vous disais que moi-même, je crains pour ma sécurité… que je ne ressens pas une totale confiance vis-à-vis du 25 personnel de ce service… que je voudrais me placer sous votre protection… que me répondriez-vous ? Galand commençait à transpirer. Des gouttes de sueur coulaient le long de son dos et cette sensation désagréable redoubla son envie de fumer. - Monsieur Quinchon, je vous le répète, je ne peux rien pour vous… adressez-vous à la direction ou… ou à la police… - Je comprends, je comprends, marmonna Quinchon, dubitatif et conscient que le brave homme aurait fait et surtout, dit n’importe quoi pour se débarrasser de cet encombrant personnage. Bravant les interdits, le responsable de la sécurité dégagea délicatement d’un paquet rouge et blanc une « Belga » filtre et baragouina une incompréhensible excuse à son interlocuteur. Il aspira une bouffée puissante qui consuma presque à elle seule, la moitié de la clope. - J’en veux bien une, moi aussi, affirma Quinchon, posant ainsi un geste de virulente contestation à l’égard de son médecin dont il se désolidarisait définitivement par cet acte de rébellion. Galand lui présenta le paquet, se disant que si on le découvrait occupé à refiler une cigarette à un coronarien, il pourrait se chercher un autre emploi. Et retourner aux rondes dans les galeries commerçantes n’était pas une perspective qui l’enchantait. Au contraire, mais il lui fallait se débarrasser de cet obsédé du crime. Il balbutia. - Je ne devrais pas. - Je sais, rétorqua Quinchon, mais je ne vais pas vous embêter plus longtemps… juste deux ou trois questions. Dix minutes et trois « Belga » dans les bronches plus tard, Quinchon quittait le bureau du responsable de la sécurité, informé de toutes les procédures de sécurité en vigueur dans l’hôpital, au courant des heures de rondes et une copie de tous les lieux d’implantation des caméras de surveillance sous le bras. En échange de tout cela, Galand avait obtenu toutes les garanties - mais qu’est-ce que ça a comme valeur une garantie 26 dans la bouche d’un privé ? - que le détective ne fasse jamais mention de leur entretien. Une fois la porte refermée, le vigile en chef, constatant la disparition de son paquet, se mit en quête d’un moyen efficace pour aérer la pièce, quand la sonnerie du téléphone retentit. On lui signalait la disparition d’un malade de l’aile 4C, un patient dont la description était sans équivoque. Entre-temps, Quinchon avait réintégré ses meubles et souriait en écoutant les remontrances de l’infirmière en chef. Il subissait ce flot d’admonestations avec un mépris qui en disait long sur ce qu’il pensait d’elle. - Quand vous en aurez terminé, madame, peut-être pourriezvous me laisser me reposer. Cette expédition m’a épuisé. Elle claqua la porte et Quinchon crut comprendre que ce qu’elle pensait de ce patient relevait de la plus supérieure des goujateries. Il n’allait sans doute plus faire de vieux os dans cette chambre et se réjouissait de recevoir son bon de sortie. Même si celui-ci était quelque peu anticipé. Avant cela, il lui fallait absolument obtenir de Nancy l’identité, et pourquoi pas, le dossier médical des trois trépassés de l’aile 4C. Il s’assoupit en rêvant aux rondeurs de la blonde auxiliaire médicale. Une phrase de Jacques Lacan lui revint en mémoire, alors qu’il allait sombrer dans le sommeil : « Si vous croyez m’avoir compris, vous vous êtes sans doute trompés » 27 V Back to the future! - Maurice Renard assumait d’assez hautes responsabilités dans le monde syndical et, à une certaine époque, des bruits circulaient à propos d’histoires de passe-droits, de pots-de-vin et de vagues soupçons de détournements de fonds avaient légèrement émoussé son image de marque, sans qu’aucune de ces rumeurs ne trouve de fondements suffisants pour que les tribunaux s’en saisissent. En réalité personne n’aurait osé s’attaquer à ce monstre sacré, tant son influence pouvait s’avérer déterminante auprès de tout ce que la région comptait comme « forces vives ». Du monde économique au monde sportif, en passant par le monde culturel, social et j’en passe, Maurice Renard avait ses entrées partout. D’ailleurs il siégeait au sein d’un nombre incalculable de conseils d’administration. Il s’était enrichi avec ce que le code fiscal appelle les indemnités de bénévolat ! C’est dire combien il était craint, respecté, pour son influence davantage que pour ses qualités humaines… et c’est sans doute pour cela qu’il était aussi détesté, voire haï par certains. Sa mort n’a pas dû faire couler que des larmes. Je suis certain que bien des bouchons ont sauté pour fêter l’événement ! L’homme qui venait de brosser ce portrait de Maurice Renard s’appelait Marius Bouffartigue. Quasi-octogénaire, ce petit homme sec et nerveux, affichait une satisfaction et une fierté évidente à pouvoir débiter sans la moindre hésitation ce discours qui démontrait à quel point sa mémoire demeurait au pinacle de sa forme. Bouffartigue constituait à lui seul, une anthologie vivante d’une région du Centre dont il n’était pourtant pas originaire. Natif du Sud de la France, comme la musicalité de son nom et la typicité de son prénom le laissaient sous-entendre, il avait débarqué à La Louvière au tout début de la guerre, et personne 28 ne connaissait les raisons de cet exode, bien que des rumeurs de désertion eussent couru à son sujet. Il n’avait gardé de ses origines sétoises qu’un léger accent méridional - assez burlesque lorsqu’il s’essayait au parler patoisant - et un goût immodéré pour la pipe et le tabac gris qui parfumait son haleine et jaunissait des moustaches qui contrastaient joliment avec la blancheur albâtre de sa chevelure abondante. S’il maîtrisait si bien son sujet, c’est parce qu’il avait été une des plumes les plus affûtées de la presse régionale. Pendant quarante ans, il avait couvert tous les évènements de la région ; des plus grandes catastrophes à la plus petite inauguration, des grandes grèves aux funérailles du sixième échevin, de la montée du club local de football en division I à la fête de fin d’année de l’école maternelle du quartier le plus reculé de Besonrieux, de la visite royale à la kermesse aux moules du hameau de Bouvy, rien ne lui avait échappé. Aucun épisode de la vie locale ne s’était déroulé, du moins entre 1950 et 1990, sans qu’il ne fût convié à y participer. Les hommes étaient passés ; le monde avait changé, la région était en pleine mutation, les technologies évoluaient à une cadence exponentielle, mais Bouffartigue demeurait, tel que luimême ; observateur lucide, vigilant et souvent critique du monde qui l’entourait. Lorsqu’une grande personnalité venait à disparaître, quelqu’un qui avait marqué la région de son empreinte, c’est à lui que l’on s’adressait. Il n’avait pas son pareil pour raconter, souvent par le petit bout de la lorgnette, truffant ses propos d’anecdotes, et parfois d’indiscrétions, la vie de ces gens qui n’étaient réellement connus du grand public que par leurs fonctions, alors que lui, Bouffartigue les avait rencontrés dans le privé, dans des situations personnelles, de fêtes, de drames ou de désespoir, de découragement, parfois aussi. - Autrement dit, monsieur Quinchon, votre Renard ne s’était pas fait que des amis, ce qui par ailleurs est également le cas de deux autres personnes dont vous me parlez ! C’est assez intrigant, finalement votre histoire ! 29 Si Quinchon s’était retrouvé dans cette chambre du service d’orthopédie, occupé à deviser avec ce vieillard à la voix nasillarde qui se remettait lentement d’une fracture de la hanche ne semblant nullement l’affecter, c’était grâce à la divine intervention de l’opulente Nancy. Rouge de honte, pourpre de confusion, à la limite de la congestion, tant l’idée d’outrepasser les règlements lui était insupportable, elle avait glissé dans la main de Quinchon un papier sur lequel étaient renseignés les noms des trois cardiaques décédés ces derniers jours et une phrase rapidement griffonnées : « Marius Bouffartigue, Chambre 417, Orthopédie. Connaît tout le monde, pourrait vous donner des renseignements ! ». Il ne s’était pas immédiatement rendu compte de la présence du document, tant il concentrait son regard sur le bout de ses seins qui semblaient durcis par l’émoi, Splendide informatrice, merveilleuse moucharde qui avait franchi le Rubicon de l’interdit, et profané les règles du silence et du règlement, à son corps défendant, pour devenir la complice de ce patient que tout le personnel boudait depuis deux jours. Marcel, au bord des larmes aurait voulu lui embrasser les joues, lui mordiller les seins, la serrer dans ses bras et la pénétrer d’un coup de rein pour la remercier de cette complicité qui augurait de rapports futurs qui enflammaient son esprit de perspectives pleines de stupre, de débauche et de luxure. Une érection rassurante quant à l’avenir de sa sexualité lui encombrait le bas ventre, réjouissante tumescence, symbole du retour à la vie, à la force, certitude d’avoir triomphé de ce combat contre ce cœur en révolte. - Quand me dites-vous qu’il est mort ce saligaud de Renard ? - Vendredi passé, le 13 août ! - Et nous sommes … - Mardi 17 ! - C’est incroyable ! Bouffartigue semblait subitement rêveur, un peu amer. Il se reprit au bout de quelques secondes. 30 - Personne ne m’en a parlé ! On ne m’a même pas demandé de pondre une petite nécro pour la gazette ! Ah, monsieur Quinchon, c’est à cela que l’on se sent vieillir, quand on n’a plus besoin de vous ! On l’a déjà enterré ? - Je l’ignore. - C’est embêtant, j’aurais tellement aimé assister à ses funérailles. - Pourriez-vous me parler des deux autres… - …Macchabées ? - Oui ! Si vous voulez, appelons-les comme ça ! - Rappelez-moi comment s’appelaient ces deux personnes ? - Octavio Salamone, mort le dimanche 15 août et Rudy Thirion, mercredi passé, le 11 ! - Ah… Salamone ! Ce bon vieux bâtisseur de taudis, cet escroc notoire, cet arroseur de bakchichs… Je pourrais vous en parler des heures de ce truand, de ce margoulin du béton, de cet arnaqueur de la brique, de cet exploiteur de la misère humaine… - On dirait que vous ne l’aimez pas… - Pour sûr ! Vous savez… la moitié de la ville aurait payé pour bidouiller ses perfusions et le regarder crever, lentement, tranquillement… d’ailleurs, il était bien conscient de ne pas avoir que des amis et il ne s’aventurait jamais en ville sans ses gorilles. Une troupe de gardes du corps, soi-disant formés pour cette fonction, mais tellement cons que si leur patron leur demandait de faire la peau au premier quidam venu, ils étaient capables de l’étriper, sans se poser de questions. Un bataillon de petits fachos aussi méchants que stupides qui à eux cinq n’obtenaient pas en les cumulant le QI d’un débile mental. - Et ce Salamone, de quoi était-il coupable pour s’être fait autant d’ennemis ? - Tout ! Arnaquer ses associés, racketter ses concurrents, détourner des millions, truquer les marchés publics, se mettre en faillite pour ne pas payer ses fournisseurs, c’est-à-dire organiser son insolvabilité, menacer le personnel du cadastre pour obtenir des permis de bâtir, puis les faire chanter, confondre les lois sociales et la loi de la jungle, faire travailler du personnel non 31 couvert par les assurances… Et j’en passe, mais sa spécialité consistait à couler dans le béton les personnes qui auraient osé s’opposer à lui, ceux qui voulaient le dénoncer… Vous vous faites une petite idée du genre de personnage ? - Oui… mais… cette ordure n’a jamais eu de démêlés avec la justice ? - Les quelques téméraires qui ont osé s’attaquer à lui, et qui n’ont pas subi le sort que je viens de vous décrire, n’y ont gagné que des broutilles. Des non-lieux, au pire des amendes administratives, des sursis… Puis après, des ennuis, de très, très gros ennuis. - Vous semblez bien le connaître ! - Mais qui ne le connaissait pas ? Pas un seul maçon, un seul manœuvre, un seul ouvrier ou fils ou frère ou mère ou arrièrepetite-fille de travailleur du bâtiment n’ignore l’aventure de la prodigieuse ascension d’Octavio Salamone. Si j’ai bon souvenir, c’est à la fin des années cinquante que sa famille s’installe dans le quartier de l’Etoile à Morlanwelz, il devait être âgé à l’époque d’une quinzaine d’années. L’Etoile, c’était une cité, ou plutôt un coron sinistre, à quelques kilomètres d’ici, spécialement prévu pour les travailleurs italiens attirés par les sirènes de l’argent facile que la Belgique et ses mines de charbon allaient leur offrir. L’illusion allait être de courte durée pour ces gens et l’exploitation de cette génération de mineurs, dont beaucoup mourront lors d’accidents ou suite à de pénibles maladies respiratoires, génèrera des enfants aigris, haineux, rancuniers à l’égard d’un pays qui n’a pas tenu ses promesses. Ceux qui ont connu la misère des corons, la faim, le froid, les larmes du père qui souffre à chaque inspiration, deviendront les plus terribles exploiteurs, à leur tour, habités par cette inexpugnable soif de vengeance et de revanche sur un sort qui ne les a pas gâtés. Salamone n’est pas le seul de ces immigrés de seconde génération a avoir connu la fortune et tous n’y arriveront pas nécessairement en contournant la loi, mais il était très fort, parce qu’insatiable, capable de tout pour l’argent. On raconte qu’il a un jour offert en cash trois fois la valeur de son établissement à un restaurateur 32 chez qui il avait fait un excellent repas, congédiant sur-le-champ le personnel présent pour y établir des hommes à lui. On dit aussi que s’il était mal servi, il était capable de commanditer pour le soir même l’incendie « accidentel » d’un endroit où on lui aurait manqué de respect. Le vieil homme souriait en narrant ses anecdotes, tandis que Quinchon commençait à s’assoupir, non qu’il ne fût passionné par le récit de Marius Bouffartigue, mais il commençait à ressentir les effets indésirables des médicaments que les infirmières l’obligeaient à avaler en leur présence. - Et Thirion ? - Quoi ! Vous ne voulez pas que je vous raconte encore quelques passages de la vie et de l’œuvre de Salamone ? Les bordels ! Je ne vous ai pas encore parlé des bordels. Ni des boîtes à partouzes, les clubs de rencontre comme on appelle cela hypocritement… il paraît que… - Je n’en doute pas, monsieur Bouffartigue, mais je crains devoir rejoindre incessamment ma chambre et je voudrais quelques informations sur ce Thirion. Rudy Thirion. Je vous jure que nous nous reverrons et que vous me parlerez des bordels… J’adore les histoires de bordels… Le vieux journaliste semblait contrarié. On le privait de la partie la plus croustillante du récit. Il devint plus froid. Cassant, même ! - Que voulez-vous que je vous dise de ce Thirion ? N’est pas de ma génération, celui-là ! - Il avait 49 ans avoua Quinchon, penaud, réprimant un bâillement. - Comme je vous dis ! Un gamin. - Vous le connaissiez ? - La seule chose que je sache est qu’il a été inquiété dans une affaire d’ampleur nationale : l’assassinat d’André Cools. Quinchon se rappelait de ce dossier qui avait secoué la Belgique et qui venait de connaître son terme par un procès très médiatisé. Quelques peines, dont certaines assez lourdes, quelques acquittements, quelques accusés à l’étranger, 33 apparemment inextradables, mais toujours pas la moindre idée concernant les véritables commanditaires de cette exécution. On avait évoqué la responsabilité d’un autre ancien ministre désormais muet pour cause de suicide, mais rien de plus ... Il n’avait pas le souvenir que parmi les accusés se soit trouvé un dénommé Thirion. - Expliquez-moi ! - Vous expliquer quoi, explosa Bouffartigue, soudain acariâtre. - Le rapport entre le procès Cools et ce Thirion. - Thirion était coiffeur dans une galerie du centre ville et son voisin, un bijoutier du nom de De Prophétis lui avait demandé de planquer une arme dans son salon. L’histoire n’aurait eu aucune suite si, quelques jours plus tard, le bijoutier n’était interpellé pour complicité dans l’affaire. La femme du coiffeur a paniqué et a porté le flingue à la police. Il s’est avéré que cette arme faisait partie d’un lot qui avait été volé, lot dont faisait également partie l’arme qui avait servi à liquider l’ancien ministre. Voilà ! Manifestement, il ne souhaitait pas en dire plus. En l’interrompant sur Salamone, Quinchon avait vexé le vieil homme qui se figeait maintenant dans un silence renfrogné. - Puis-je encore abuser de votre temps, et surtout de vos connaissances ? demanda Quinchon, flatteur. - Faites vite ! - Pensez-vous qu’il y ait un rapport entre ces trois personnes ? -Non ! Enfin… je ne crois pas. Il est possible, et même certain que Salamone et Renard se connaissaient, qu’ils se soient rencontrés…mais je doute qu’ils s’appréciassent. Encore que… - Un point commun ? - Je ne vois pas. - Pensez-vous qu’il soit possible que ces trois personnes décèdent, à quelques jours d’intervalle, dans un service où ils sont surveillés en permanence ? - Vous me demandez s’il est concevable d’imaginer qu’ils aient été assassinés ? 34 - Ou qu’un seul ait été visé, et qu’on ait liquidé les deux autres dans le seul but de brouiller les pistes. - Un véritable roman policier votre affaire. - Que voulez-vous, il faut bien gagner sa vie ! - En effet, répondit Bouffartigue qui n’avait pas vraiment relevé cette dernière réflexion de Quinchon rendant ainsi hommage à son créateur. - S’il y en a un qui était le plus susceptible d’être dans le collimateur d’un tueur à gages, c’était Salamone. C’est clair ! Renard n’était pas plus blanc que blanc non plus, mais de là à… Non ! Thirion, je vous dis, je le connais moins, trop jeune ! - En tout cas, je vous remercie. Grâce à vous, je crois que je commence à avancer. - Vous revenez quand vous voulez, avoua le vieillard redevenu soudainement souriant. - Alors, soyez assuré que nous nous reverrons. Quinchon se dirigeait lentement vers la porte, courbaturé par tout ce temps passé dans le fauteuil inconfortable, quand Bouffartigue l’interpella. - Vous êtes toujours hospitalisé ici ? - Bien sûr ! - Alors, vous n’êtes pas mandaté pour cette enquête ? - Non, avoua Quinchon, embarrassé par cette question. - Mais alors, qu’avez-vous voulu dire par : « Il faut bien gagner sa vie ! » - Oh ! Une boutade… juste une boutade ! Quinchon referma la porte tout en jetant un dernier coup d’œil au vieillard rasséréné, heureux de cette nouvelle complicité, satisfait de cette utilité retrouvée. Il traversa le couloir du service orthopédique en méditant cette phrase de Georges Perec : « A la fin de ma vie, je voudrais m’être servi de tous les mots du dictionnaire ». Ce vieillard, cette encyclopédie vivante, qu’il venait de rencontrer vivrait-il encore assez longtemps pour y parvenir ? 35 VI Viva la Casa ! Cardiaque depuis une semaine, Marcel Quinchon se préparait à quitter l’aile 4C du CHU Tivoli, rétabli, selon les médecins, chassé d’après lui, mais finalement satisfait de réintégrer son modeste deux pièces, son inconfort, ses charmes rustiques, son univers bucolique. Il avait fait le choix de se débrouiller seul. Puisqu’il avait été capable d’arriver jusque-là, il en ferait de même pour le retour. Malheureusement, la vieille Golf n’était plus sur le parking de l’hôpital. William, au péril de sa vie, l’avait ramenée à demeure. Bien sûr, Chloé se serait fait un plaisir de le raccompagner, de le chouchouter, de l’assister, de porter ses valises, mais il avait horreur de demander. Demander s’apparentait à implorer, à s’abaisser, à s’humilier. En quelque sorte, reconnaître son incapacité. Et plus encore, l’idée de jouer au grand malade, lui était insupportable ! Pour la forme, il était allé faire ses adieux à Marius, lui promettant de prendre de ses nouvelles, de venir lui rendre visite, mais le vieil homme lui était apparu triste, des marques de mélancolie gâtant son beau visage buriné par les années. Le personnel du service n’avait pas semblé affecté par son départ et son cardiologue lui avait débité, d’un ton dénué d’humanité et de toute motivation professionnelle, la litanie des nombreuses précautions auxquelles il devait impérativement se soumettre. La consigne résumée tenait en quelques mots : « Reposez-vous, prenez vos médicaments et ne succombez plus à vos vices ! » - Cours toujours ! s’était-il dit. Il aurait aimé saluer Nancy, mais elle était absente, et il n’avait pas osé la compromettre en demandant de ses nouvelles à ses collègues. Encore moins ses coordonnées ! 36 Le voyage fut monotone et le chauffeur de taxi peu bavard. Il sentait fort la transpiration. Peut-être se taisait-il parce que son haleine était à l’égal de ses sudations : fétides et insoutenables. En remerciement de ses moiteurs pestilentielles, l’homme n’eut droit à aucun pourboire. Quinchon réclama la monnaie jusqu’au dernier centime, mais il fut quitte pour se débrouiller avec ses bagages, preuve que l’incapacité de l’être humain à gérer ses exhalaisons va souvent de pair avec le manque de tact et de conscience professionnelle. Le domaine du Castia était magnifique sous le soleil d’août. Quinchon se sentit envahi de sentiments contradictoires ; à la fois satisfait de ce silence, de cette quiétude, preuve de l’absence de toute vie dans le bâtiment et d’un autre côté, il aurait tant aimé embrasser le petit Martin, sa tendre maman et son robuste papa. Sous le saule dont les longues branches si frêles tressaillaient en effleurant le sol à moindre brise, traînait un transatlantique aux lignes bleues et blanches. Il n’attendait que lui. Il s’y étendit et s’assoupit, décidé à guérir et à ne plus se préoccuper des trois trépassés du Tivoli. Il savourait l’idée d’en être un rescapé. Il n’en était qu’au stade des préliminaires amoureux, tentant, malhabile, de dégrafer le corsage de l’infirmière qui poussait des couinements mi-gênés, mi-satisfaits, lorsqu’un crissement de pneus dans l’allée l’arracha à ses rêveries érotiques. Le temps de vérifier qu’aucune trace de son émoi onirique ne fut visible, il se retrouva assailli de questions et de marques d’affection dont il se délecta, affectant l’embarras derrière une pudeur qu’il savait ridicule. - Pourquoi ne pas nous avoir prévenus que vous sortiez aujourd’hui, nous serions venus vous chercher ? - C’est gentil, Chloé, mais je ne voulais pas vous déranger. - Vous allez mieux, s’inquiéta William ? - Très bien, ça va bien… Enfin… Je dois être prudent, me ménager… - Bien sûr. 37 De cet échange de banalités, Quinchon ressortit étonné de la froideur de l’enfant à son égard. Il se tenait légèrement en retrait de ses parents, comme intimidé, effarouché par l’image de ce parrain aux traits chiffonnés. - Tu n’as pas l’air de bonne humeur, mon bonhomme ? - Si. - Tu ne me sautes pas dans les bras ? - Non ! Je ne peux pas ! - Comment ça, tu ne peux pas ? - Papa et maman m’ont dit que je ne pouvais plus jouer avec toi, parce que tu es malade. - C’est quoi cette histoire ? - Ils m’ont dit de ne pas te fatiguer. Le détective éclata de rire, serra le petit dans ses bras et lui expliqua que pour que son cœur guérisse, il avait besoin de ses câlins, de ses blagues et surtout de son sourire. La mise au point parut satisfaire Martin qui s’en alla directement expliquer à ses parents qu’ils n’avaient rien compris à la cardiologie contemporaine et appliquée. Il se sentait bien, détendu au milieu de cette famille tourbillonnante. Tandis que Chloé s’affairait dans la cuisine, lui enjoignant de loin à se joindre à eux pour le repas du soir, Martin entamait une course poursuite infernale contre un ennemi invisible sur son tricycle et William, lui proposant un verre de jus d’orange – auquel il aurait volontiers préféré un Ricard – venait lui annoncer la bonne nouvelle : il était transféré à La Louvière ! Au Tivoli ! A cent mètres de l’hôpital du même nom ! - On dirait que cette nouvelle vous contrarie, Marcel ! - Au contraire… mais, le Tivoli… pour moi, ça évoque l’hôpital, plutôt que le stade. - Je comprends ! - Alors ! Dites-moi tout ! Comment s’est déroulé ce transfert ? Quinchon n’y entendait rien au football et William n’avait pas compris, depuis le temps qu’ils se côtoyaient, qu’il était inutile de se lancer dans des explications techniques, regorgeant de termes 38 barbares comme « libero », « hors-jeu » et autres « tacklings » ou « quatre-quatre-deux préférable au quatre-trois-trois ». Non ! Quand il évoquait son métier, il était passionné, lyrique, enthousiaste et Quinchon opinait, trouvant ce sport plus complexe encore que l’informatique, autre domaine auquel il se sentait intellectuellement hermétique. - Mon manager m’avait déjà dit que monsieur Renard, le directeur technique de la RAAL avait un œil sur moi, surtout depuis que leur défenseur central est parti à Charleroi et… - Excusez-moi William, qu’est-ce que la RAAL ? Il s’esclaffa ! - C’est vrai que vous êtes nul en foot, je m’excuse. La RAAL, c’est le club de football de La Louvière, on dit aussi « les loups » ! - D’accord ! Vous êtes donc « loup », mon cher William ! Félicitations ! - Et donc, j’ai signé lundi ! Un contrat de deux ans… c’est formidable, non ? Sincèrement, profondément et même honnêtement, Quinchon n’arrivait pas à partager sa joie. En quoi était-ce formidable ? Oserait-il lui demander ? Chloé arriva à la rescousse et fit toute la lumière sur cette nébuleuse affaire. - C’est une chance pour William de jouer en première division, en plus du salaire qui est quand même plus… conséquent que dans son ancien club, il aura beaucoup moins de déplacements. En un quart d’heure, il est au stade ! - Et puis, tout n’est pas déclaré… enfin, ça, on ne peut pas en parler. La naïveté de William était réjouissante. - Non ! N’en parlez pas, affirma Quinchon. Eh bien, à votre santé ! Je suis heureux de partager votre joie. J’espère que cette augmentation de revenus ne va pas vous pousser à mettre votre locataire à la porte… surtout que … - Que, quoi ? s’inquiéta Chloé. - … Que j’ai deux… ou peut-être même trois mois de loyer en retard … 39 - Ne vous tracassez pas pour cela ! Chloé n’était pas vraiment mercantile et William avait l’esprit bien trop occupé par la RAAL pour se préoccuper de ce problème de loyer. - Notez bien que pour ma première journée, je n’ai pas été gâté. Toute l’équipe devait assister à l’enterrement d’un des meilleurs amis du Président du club, un très gros sponsor, surtout. - J’ignorais, dit Quinchon, que vous deviez vous soumettre à de telles obligations. - Disons que c’est le mauvais côté du métier. Les clubs dépendent beaucoup des hommes d’affaires qui y injectent de l’argent et, d’après ce qu’on m’a dit, monsieur Salamone versait, chaque saison, quelques centaines de milliers d’euros dans les caisses. C’est finalement cet argent qui permet de nous rémunérer. - Bien sûr ! Salamone, vous dites ! Octavio Salamone ? - Je pense, oui ! Vous le connaissiez ? - Vaguement. Nous avons séjourné quelques temps… quelques heures, disons, dans le même immeuble. Salamone ! Quinchon se souvint de ses mouvements désespérés pour s’accrocher à la vie, de ses cris, des ses appels à l’aide de cet homme qui s’était éteint dans une ultime supplique qu’il avait été incapable d’interpréter. Et ce Renard que William avait évoqué, ce fameux… directeur technique de la prodigieuse RAAL, était-il un proche, un membre de la famille de l’autre cadavre ? Son fils ? Etait-il possible que tout cela ne soit que le fruit du hasard ? Pourquoi cette affaire, cette troublante coïncidence, cet enchaînement de décès, dont il avait été le témoin partiel, tout cela revenait à lui, comme un boomerang ? - Vous semblez soucieux, Marcel, lui dit Chloé au moment de passer à table. Elle n’avait pas tort. Il aurait souhaité oublier tout cela, se vider l’esprit. Alors qu’il vivait ses premières heures de liberté, les trépassés revenaient déjà hanter son existence. 40 Comme si le hasard lui imposait de résoudre cette énigme. Mais rien n’aurait pu détourner son attention du fumet enivrant du navarin d’agneau qu’il s’apprêtait à déguster sans modération, faisant fi des recommandations du cardiologue. Après tout, que le principal pourvoyeur de fonds du club qui employait William trépasse sous ses yeux était un fait insignifiant, d’une affligeante banalité et à la limite, d’une très relative tristesse. Son cœur ! Il ne devait penser qu’à lui, se concentrer sur tous les gestes du quotidien pour qu’il guérisse. Là devait résider sa seule, son unique hantise ! Dans la foulée de sa réflexion, il suspendit le geste qu’il allait commettre ! Ne pas se resservir ! Prudence et circonspection ! Précaution, réserve et discernement dans l’alimentation ! Comme dans le reste aussi ! Diable ! Et s’il s’abstenait de renouveler le contenu de son assiette, ne pourrait-il s’offrir une petite tige ? Quelques bouffées ? Juste la prendre en main, la chipoter, sortir le briquet, hésiter, passer la cigarette sous son nez, là où ça chatouille, la mettre en bouche, éteinte, ressortir le briquet, finalement l’allumer, enfin, aspirer, s’enivrer, expirer le poisson, délicieux arôme, défi à la vie, inconséquence manifeste, victoire du plaisir sur la volonté de survivre ! Billevesées ! Dans cette maison, on ne fumait pas ! - Sans vouloir passer pour un gougnafier, encore moins pour l’écornifleur de service, et sans attendre de vous proposer de l’aide pour la vaisselle, puisque je connais déjà la réponse, je vais vous laisser en famille. J’ai splendidement bien mangé, mais je suis assez fatigué. Il s’en retourna en sa minuscule demeure, à petits pas lents et las, courbé comme un vieil homme qu’il se refusait d’être et encore moins de devenir, mais heureux, repu et certain que Martin était occupé à interroger ses parents pour savoir d’où étaient originaires ces mystérieuses tribus sauvages appelées les gougnafiers et les écornifleurs. 41 S’endormant, l’image de ce petit bonhomme à l’esprit, il se rappela cette phrase d’Achille Chavée : « Je suis un vieux chef sioux qui ne marchera jamais en file indienne » Quinchon aussi se sentait un peu sioux… mais juste un peu ! 42 VII Question de corbeau Il se réveilla la bouche pâteuse et le crâne lourd. Le jour terminait de se lever et une brume légère traînait, cotonneuse, sur les campagnes environnantes. Au loin, le chant déterminé d’un coq, celui de la ferme voisine, et dans les arbres de la forêt, quelques criailleries d’oiseaux nerveux, toujours forts prolixes en ces heures matinales. Sans doute, ces volatiles se plaisaient-ils à se raconter leurs rêves nocturnes pour être à ce point bavards en ces matins estivaux. Promesse d’une journée chaude et ensoleillée. Pendant que le vieux percolateur gargouillait péniblement un café qu’il savait d’avance écœurant, parce que trop fort, trop noir, Quinchon se rappela que le tabac lui était fortement déconseillé. Tous les rites, toutes les habitudes, il devait les sacrifier sur l’autel de sa santé. Pensant aux médicaments qu’il devait aller chercher au village, à ce frigo, désespérément vide qu’il fallait nourrir, à sa vieille Golf qui refuserait de démarrer, à moins de la brancher sur la batterie de la voiture de Chloé, il finit par s’attaquer au paquet de courrier qu’il avait prudemment contourné la veille, à l’heure du passage sous la couette. De fait, le café était imbuvable, mais la première gorgée ne fit qu’accentuer son désir de tabac. Les nouvelles n’étaient pas très digestes non plus ; factures, rappels de facture, mais aucune mise en demeure. - Déjà ça ! se dit-il, arrosant le jus d’un trait d’eau minérale ! Un vieux contrôleur des contributions se rappelait à lui, se demandant pourquoi il ne respectait pas le plan d’apurement qu’ils avaient, ensemble, patiemment mis au point. Quelques bibliothèques lui rappelaient également qu’il avait dépassé l’échéance des prêts qui lui avaient été consentis. 43 Du monceau de paperasses, il extirpa une enveloppe, la seule qui ne présentait pas cette particularité de provenir d’un créancier atrabilaire quelconque, un courrier classique, bon marché, avec son adresse calligraphiée d’une écriture enfantine. « Si tu veux guérir, ménage-toi, pense à ton cœur et arrête de foutre ton nez dans des affaires θυι ne te regardent pas ! » Un ami qui te veut du bien ! Patiemment, le texte avait été rédigé à l’aide de mots découpés dans les journaux, assemblés en un collage fastidieux. Un corbeau s’intéressait donc lui aussi à sa santé. L’oblitération du timbre, non prioritaire, encore un radin, indiquait la date du mardi 17 et le bureau de poste central de La Louvière. Quinchon replia la lettre dans son enveloppe, et la rangea dans un tiroir, cohabitant ainsi avec trois vieilles piles usagées, une montre hors d’usage, un stylo, souvenir de sa communion, un thermomètre, une vieille lampe de poche et un paquet éclaté vomissant des dizaines de cure-dents. Le reste de la correspondance lui servit à allumer une petite flambée destinée à couper l’humidité ambiante et à titiller ses narines de ce parfum, qui lui rappelait chaque fois les vacances ardennaises de son enfance. Prodigieuse réminiscence si chère à Proust. Comme disait Brel, « Madeleine, elle aime bien ça ! ». Le craquement du bois qui brûle, les vrombissements du poêle remplaçaient avantageusement la radio, cette musique-là n’étant pas intempestivement interrompue par des spots publicitaires débiles comparant l’éclat dans un pare-brise à une pièce de vingt francs, qui de toute façon, n’avait plus cours ! Contrairement à ce qu’un visiteur impromptu eût pu imaginer, en embrassant la pièce d’un regard circulaire rapide, Marcel Quinchon adorait l’ordre et le rangement, mais il en avait 44 une conception personnelle. Il détestait voir traîner des objets, des vêtements, des papiers en des lieux où ceux-ci n’avaient aucune raison de se trouver. Il fourrait donc tout dans les deux ou trois meubles qu’il possédait ou dans des caisses dont il se promettait souvent de se débarrasser. Cette conception de l’organisation de son univers lui permettait de ne pas gâcher ses loisirs par de vaines et inutiles recherches qui l’horripilaient au plus haut des points. Il mourrait d’envie de fumer ! Mais s’il fumait, il risquait de mourir ! Dilemme cornélien. Il se mit à fouiller ses vestes, persuadé que dans les manteaux d’hiver, ceux qui dormaient depuis quelques mois dans une malle prévue à cet effet, il trouverait un vieux paquet de tabac ou de cigarettes desséchées, mais ô combien salutaires ! Rien ! La conspiration anti-tabagique continuait à s’acharner ! La seule chose qu’il découvrit, fourrée au fonds d’une poche d’une parka kaki achetée aux puces, ce fut son portable. Un vieux « Nokia », d’occasion lui aussi, et dont il s’était fait expliquer le fonctionnement par Martin, tout en prenant des notes, ce qui avait provoqué l’hilarité des parents du jeune garçon. L’écran du téléphone était éteint et après avoir retrouvé le mode d’emploi gribouillé enfoui dans un compartiment de son portefeuille, il parvint, la langue coincée entre les lèvres à allumer l’engin, qui lui signalait que des messages l’attendaient. Il se fit la réflexion que les messages, eux aussi, attendraient parce qu’il n’avait plus la moindre idée concernant la procédure à suivre pour y accéder. Martin passerait bien lui dire bonjour pendant la journée. Et il ne rirait pas de son parrain, parce que lui, du haut de ses quatre ans, savait qu’il y avait beaucoup de choses qu’il ne savait pas faire et il n’avait pas honte, l’enfant, de demander l’aide du vieux Marcel ! Comme attraper les cornets de glaces dans le congélateur, par exemple ! Avant que William ne file à son entraînement, il redonna à la batterie de la Golf l’impulsion nécessaire à la mise en route du véhicule. Le moteur tournait, mais son bruit évoquait celui du 45 Massey Fergusson, un tracteur utilisé dans les années soixante, tandis que le pot d’échappement dégageait une fumée noirâtre qui rendit le détective honteux, lui si prompt à condamner les ennemis de la nature. - A votre place, Marcel, j’éviterais de me déplacer dans cette poubelle, lui dit William. - Poubelle ? Une voiture de… de… - De quelle année ? - C’est vrai. Vous avez raison, elle n’est plus toute récente. Il s’agissait en fait d’un des premiers modèles que le constructeur allemand avait mis sur le marché au début des années quatre-vingt. Peut-être même bien, septante, il ne savait plus, puisqu’un idiot n’avait rien trouvé mieux que de briser une vitre de l’ancêtre pour subtiliser les papiers du véhicule. Quinchon n’avait pas compris l’intérêt et le plaisir du malfaiteur. C’était comme violer une centenaire ! Y a de ces gens, quand même ! - Et puis, vous roulez sans papier ! - C’est juste pour aller au village. Cinq kilomètres ! - Allez-y avec Chloé, elle aussi doit faire des courses. William s’encourait, enthousiaste, dynamique et souriant, s’attacher à pratiquer le mieux possible son métier : « frappeur dans un ballon ». - Dire qu’on gagne de l’argent en faisant cela, se dit le détective, dubitatif. Il s’était amusé de cette escapade au village. Dans la grande surface, il s’acharnait à remplir son chariot des choses les plus inutiles. Il s’encombrait surtout des friandises et de tout ce que Chloé refusait opiniâtrement d’acheter à ce petit garçon, qui, comme les autres, était incapable de ne pas succomber aux charmes de la société de consommation et surtout aux produits vantés par les médias. - Comment, s’était-elle étonnée, vous mangez des « minis Babybel » maintenant ? 46 - Parfois, ça m’arrive, avait-il répondu, adressant un clin d’œil complice au marmot enchanté par cette connivence ! Entre deux magasins, il était même parvenu à s’esquiver pour acheter un gros paquet de Gauloises Blondes qu’il se promit de faire durer la semaine entière. Ce fut la seule entorse à son nouveau règlement d’hygiène de vie personnelle. Il était passé, sans détourner la tête au travers du rayon des vins, alcools et spiritueux. Il était assez fier de résister à la tentation ! Martin l’aidait à ranger les courses, entamant déjà le petit filet de fromages rouges, lorsque Quinchon se rappela de la présence du GSM. Le petit garçon eut tôt fait d’appuyer à la vitesse de l’éclair sur une série impressionnante de touches – il regrettait de ne pas avoir eu le temps de noter la procédure - qu’il lui tendait le minuscule appareil, affirmant : - T’as plein de messages ! De fait ne sachant les écouter, et a fortiori les effacer, la voix d’une hôtesse frigide lui annonçait… « Vous avez… 37… nouveaux messages… premier message, mercredi… 16… juin à… 15h44… (Nouvelle voix) « Bonjour, Marcel, c’est Chloé ! Je vous appelle pour vous souhaiter un bon anniversaire… n’oubliez pas qu’on vous attend ce soir… au revoir… » (L’hôtesse frigide de nouveau) « Pour réécouter le message, appuyez sur un… pour passer au message suivant, appuyez sur… » - Martin, j’ai un message de ta maman qui me souhaite bon anniversaire ! Elle est folle ? - Fais-moi écouter ! Le petit garçon plissa les paupières, se concentrant sur l’écoute de la messagerie. - Faut les effacer les messages, sinon, chaque fois tu dois tout réécouter. - Ah bon ! - Ben, oui ! 47 - Tu m’expliqueras comment on fait ? - C’est simple, tu appuies sur… - Non, non, non ! Pas maintenant. Ecoute plutôt ce que raconte cette machine, et dis-moi si c’est intéressant. La mission semblait enchanter l’enfant, qui toutes les deux minutes lui disait : - C’est une femme qui voudrait les photos que tu as faites de son mari au restaurant avec sa secrétaire ! - Efface ! - C’est un monsieur qui t’attend au bistrot ! - Efface ! - C’est un autre monsieur qui demande que tu le rappelles de toute urgence, question de vie ou de mort qu’y dit ! - Quelle date ? - Trois juillet ! - Alors, efface, il n’y a plus urgence ! - C’est une vieille dame qui a perdu son… - Son chien ? - Son Kiki, qu’elle dit ! Une de ses meilleures clientes, madame Baudoux ! Une teigne, mais blindée de tunes, son horrible roquet passait son temps à filer de l’appartement où la pauvre bête s’ennuyait à mourir. Chaque fois qu’il le lui ramenait, elle lui offrait l’apéritif et 100 euros. Honnête, Quinchon refilait à chaque fois un billet de 20 aux deux gamins de la concierge de l’immeuble. Normal, c’était eux qui kidnappaient le chien, puis le refilaient au détective ! - Efface ! Cela dura un moment et la totalité de la clientèle défila. Il s’imagina à quel point le répondeur de son bureau devait saturer ! - Plus que trois messages, s’écria Martin ! - Enfin ! - On ne dit rien… - Efface, alors ! - Attends ! Ecoute ! 48 L’enfant lui tendit le téléphone et il entendit une voix apeurée. - « Monsieur Quinchon ?… Monsieur Quinchon, vous êtes là… je dois absolument vous parler ! » Sans certitude, tant la voix semblait paniquée, il crut reconnaître Nancy. - Dernier message, répéta à haute voix le petit garçon, hier… quelques minutes après le message précédent… tiens, écoute ! - « Monsieur Quinchon… je viens de vous appeler… c’est Nancy… Nancy Cornet… l’infirmière… au Tivoli … - J’ai compris, s’impatienta t-il ! - … je me rends compte que j’ai oublié de me présenter quand je vous ai appelé, il y a quelques minutes… voilà… je dois vous parler… c’est urgent… c’est rapport aux patients qui sont morts… il se passe des choses… des choses bizarres dans le service… la police est venue et… ils ont interrogé… c’est trop long à expliquer… rappelez-moi, je vous en supplie… merci… a bientôt. » - N’efface pas ! - C’est grave, parrain ? Il n’avait pas entendu la question de Martin. - Explique-moi comment faire pour rappeler cette correspondante ! Les doigts magiques du petit garçon pianotèrent, virevoltant sur l’indomptable machine. Il était à ce point fébrile, qu’il débarrassa le paquet bleu de son enveloppe de cellophane et alluma une cigarette en se remémorant une tirade de Sganarelle : « Quoi que puisse dire Aristote et toute la Philosophie, il n’est rien d’égal au tabac : c’est la passion des honnêtes gens et qui vit sans tabac, n’est pas digne de vivre. »(*) (*) Molière, « Dom Juan ou le Festin de pierre ». 49 VIII Excès, abus… ivresse - La cafétéria de l’hôpital n’est sans doute pas l’endroit le plus discret pour nous rencontrer, monsieur Quinchon. Il s’en voulait de lui avoir fait une suggestion aussi stupide, indigne d’un fin limier tel que lui. Finalement, ils étaient tombés d’accord sur un autre lieu de rendez-vous, un endroit clandestin, assez éloigné du C.H.U. et de chez elle. Elle réagissait comme une femme adultère obsédée par l’idée qu’on puisse la démasquer en présence de son amant. - A la frontière entre Houdeng et Mignault, avait-elle précisé ! En matière de frontière, il n’avait aperçu aucun douanier, bien que le lieu eût pu abriter quelques contrebandiers de grand chemin à l’époque glorieuse de la prohibition. Un petit bistrot, à l’orée d’un bois, fréquenté en cette période par des familles dont les parents sirotaient des bières artisanales et des assiettes de fromages pendant que les gosses hurlaient sur des balançoires rouillées ou dans des bacs à sable qu’ils partageaient avec les chiens de la région qui considéraient cet espace comme leur lieu d’aisance personnel. Cela aurait pu être charmant, s’il n’y avait eu les enfants braillant, les grincements de balançoires, les parents vociférant, à moitié ivres et les crottes canines que deux morveux encore langés se catapultaient à la tronche, savourant cette activité avec un plaisir enchanté. Il se demandait si Nancy appréciait particulièrement ce lieu et ses charmes relatifs ou s’il s’était trompé, l’infirmière brillant par son absence. Il s’attaqua, honteux, à la quatrième Gauloise de la journée. Chaque bouffée lui procurait à la fois le tournis et la voluptueuse sensation de braver l’interdit, de jouer avec sa vie, comme le parachutiste chevronné qui se demande s’il arrivera vivant au sol. Il patienta l’esprit occupé par une brassée de 50 remords, de sentiments confus, d’impressions de culpabilité, d’irresponsabilité, d’inconséquence. - C’est la faute de Molière, après tout, se dit-il, heureux de rejeter la responsabilité de sa toxicomanie sur un personnage installé au panthéon de l’honorabilité. Première journée de cette nouvelle vie de cardiaque en liberté conditionnelle. Raisonnable, il s’était contenté de commander une eau minérale à une serveuse qui avait soupiré avec une discrétion de mammouth en le voyant prendre place à la table de la terrasse la plus éloignée du bar. Elle arriva avec 37 minutes de retard - pas la serveuse, mais Nancy - ébouriffée, échevelée, essoufflée, le visage tendu et le maquillage excessif. Ses seins étaient enserrés dans un chemisier étroit, leurs extrémités pointaient d’une manière arrogante et déterminée, offerts au regard gourmand du détective. Lui qui ne l’avait jamais vue que dans ses attributs vestimentaires professionnels immaculés de blancheur, eut quelque peine à la reconnaître, sapée comme une secrétaire de direction ou une pute de luxe - cherchez la différence - : Jupe noire serrante, légèrement fendue latéralement, bas résille et chemisier blanc, sobrement échancré jusqu’à la naissance du buste. - Excusez-moi pour le retard, mais je voulais à tout prix m’assurer de n’avoir pas été suivie ! Suivie ! - Calmez-vous, Nancy ! lui dit-il, enserrant sa main tremblante, dans sa poigne solide et rassurante. Respirez ! Tout va bien ! Je suis là. Voulez-vous boire quelque chose ? - Je… oui… Je ne sais pas… Comme vous ! - L’eau n’est pas très bonne, ici. J’allais me commander une Trappiste. En voulez-vous une aussi ? - Oui… oui ! - Je voulais vous remercier de m’avoir orienté vers Marius Bouffartigue, c’est un vieux monsieur charmant, intarissable sur les potins régionaux d’aujourd’hui… et surtout d’hier… 51 Nancy ne l’écoutait pas. Elle n’arrivait pas à retrouver son souffle et il se régalait des soubresauts de sa poitrine, de bas en haut, à la cadence irrégulière de son arythmie respiratoire. Parler ne lui fut possible qu’après avoir ingurgité la moitié du verre, en deux lampées impressionnantes, une cadence qu’elle n’assurerait pas longtemps vu le taux alcoolique de la Chimay bleue.(*) - Vous permettez ? Elle alluma fiévreusement une cigarette, ce qui donna bonne conscience au détective quant à l’échéance qu’il s’était fixée pour en acquérir un autre paquet. C’est alors qu’il remarqua que de grosses gouttes perlaient de son front, ruisselant ensuite lentement le long de ses tempes, avant de s’écraser sur ses épaules, y dessinant de vilaines auréoles qui se fondaient sous l’effet de la chaleur et disparaissaient dans le tissu en quelques secondes. Il faisait tellement chaud ! Quinchon se tut, attendant qu’elle retrouve un tantinet de sérénité. Elle buvait et fumait goulûment, comme un martyr de la tabacomanie qu’elle était peut-être. Il la connaissait si peu. En l’observant, il se demanda ce qui pouvait bien l’attirer en elle. Il l’avait connue en soignante effarouchée, quoique capable de lui tripoter les organes génitaux sans rougir, et il la retrouvait empreinte de vulgarité, vêtue de façon triviale, obscène dans ses manières. Drôle de femme, se dit-il, tout en continuant à la désirer. Ambiguë. - Vous êtes Gémeaux, Nancy ? Elle sursauta, s’attendant à une autre question. - Comment le savez-vous ? - Le hasard ! Moi aussi, je suis Gémeaux. (*) J’en profite pour signaler que depuis quelques années, j’émaille ma modeste carrière littéraire de nombreuses références à ce divin breuvage sans avoir obtenu le moindre dédommagement. 52 Il n’en avait rien à battre de l’astrologie, sauf quand ça l’arrangeait. Comme tout le monde ! - Vous sentez-vous un peu plus calme ? Voulez-vous que nous parlions, maintenant ? - Je crois que ça va mieux. - Dites-moi… que s’est-il passé ? - Attendez… il faut que j’arrive à maîtriser ces tremblements. - De quoi avez-vous peur ? - Commandez-moi une autre bière, je vous prie ! Son corps était parcouru de grelottements. Elle frissonnait de terreur. - Voulez-vous que nous rentrions ? - Je n’ai pas froid, j’ai peur. - De quoi avez-vous peur, Nancy ? lui demanda t-il. - Ils l’ont embarqué… vous vous rendez compte, hurla-telle ? - Calmez-vous ! Qui a été embarqué par qui ? Deux questions en une, trop pour elle ! - Basilio ! Elle s’effondra de nouveau en larmes, dans un barrissement tonitruant. La conversation commençait à prendre une tournure dramatique et l’aimable serveuse, déposant les deux bouteilles avec la délicatesse d’une équipière à mi-temps chez Mac Donald, se fendit d’un commentaire lucide. - Pas l’air de bien aller la p’tite dame ! Quinchon ravala un « mêlez-vous de vos affaires » qui n’aurait rien arrangé à la tension de leurs rapports, quand Nancy sembla retrouver un peu de lucidité, comme si elle émergeait d’un autre monde. Elle alluma une autre cigarette, sereine et observa le détective comme s’il venait d’arriver. - Et vous, ça va monsieur Quinchon ? - Je vous retourne la question ! - Excusez-moi, je suis un peu bouleversée par les derniers évènements. 53 - Racontez-moi. - Hier, ils sont venus, après-midi, je crois… oui… après-midi et… - Qui « ils » ? Qui est venu ? - La police. Deux agents en civil et deux en uniforme. - Ils sont venus à l’hôpital ? - Oui. - Que voulaient-ils ? - Interroger les personnes qui étaient présentes dimanche, quand… quand Salamone est décédé. - Et alors ? - Il n’y avait que deux infirmières dimanche et le cardiologue de garde, un interne qui était occupé en salle d’op. - Oui. - Aucune de ces trois personnes n’était là quand les flics… pardon les gendarmes sont venus, donc ils ont demandé à rencontrer le chef de service, le docteur Margone. Celui qui vous a soigné. - Un charmant garçon, à tout le moins ! - Au bout d’une heure, ils l’ont emmené. - Où ? - Je ne sais pas ! - Au poste, sûrement. - Vous… vous aviez raison de vous inquiéter de ces morts un peu trop … Elle ne trouvait pas ou plutôt, ne voulait pas trouver le mot. - De ces morts trop fréquentes, du moins statistiquement. - C’est ça. ! - Vous savez des choses… mais vous ne voulez pas… vous n’osez pas me les dire. - Non ! Je ne sais rien… - Alors pourquoi m’avoir appelé ? Pourquoi me déranger, moi qui suis en convalescence ? Pour ne rien me dire ? - Je voulais juste vous demander… d’être… d’être prudent ! 54 - Moi ! Prudent ? Pour quelle raison ? De toute manière, en rentrant chez moi, j’étais bien décidé à ne plus m’occuper de ces histoires. - Vos questions, vos fugues à l’hôpital, votre façon de fouiner partout, ça n’a pas plu. - Je l’avais remarqué, Nancy… mais il y a autre chose… Ce n’est pas pour moi que vous vous mettez dans de pareils états ? Vous avez peur, et vous allez enfin me dire pourquoi ! - …………… - Pensez-vous qu’il y ait eu une faute professionnelle de la part d’un des membres du personnel, et donc une responsabilité dans les décès de Renard, de Salamone ou de Thirion. Très bas, comme arraché au forceps, comme si elle se faisait violence, elle avoua : « Je pense. » - Ah ! Enfin ! Quinchon soupira. Le plus dur était fait, ce premier aveu, même imperceptiblement confessé, l’avait soulagée. Elle allait devenir plus loquace. - Je n’ai aucune certitude, mais les chuchotements, les regards suspicieux entre les collègues, depuis plus d’une semaine, tout cela m’est devenu insupportable ! Quand monsieur Thirion est décédé, j’étais présente, pas pour les deux autres. - S’est-il passé quelque chose d’anormal ce jour-là ? - Laissez-moi réfléchir… J’étais de service l’après-midi… Son entrée n’était pas programmée… Il est arrivé par les urgences… Comme vous… Assez tôt… Pendant la nuit, je pense… Oui… Parce que, la veille, quand j’ai quitté mon service, cette chambre était vide ! - Donc, il est dans sa chambre quand vous arrivez. Comment se porte t-il à ce moment ? - Bien. J’ai un peu discuté avec lui… - Vous le connaissiez ? - Je savais qu’à une certaine époque, il avait tenu un salon de coiffure, au centre ville. Ça marchait plutôt bien pour lui. 55 Toutes les petites bourgeoises de La Louvière ne juraient que par Rudy ! - Vous-même, vous étiez cliente ? - Vous rigolez ? - Bon, vous discutez avec lui ? De quoi parlez-vous ? - De sa santé, pardi ! - Evidemment ! Comment était-il ? - Pas bien… il m’a semblé… inquiet. - Que vous a t-il dit, ensuite ? - Il m’explique que le malaise était apparu vers deux heures. Une douleur violente dans les côtes, dans le bras gauche… un scénario classique… - En effet… Je connais ! Comment est-il arrivé aux urgences ? - Euh… en ambulance, je pense. - Seul ? Elle esquissa un geste vague signifiant son ignorance, ralluma une Gauloise et constata, ahurie que son calice de bière était vide. - Vous rappelez-vous du diagnostic? - L’électro avait mis en évidence une onde de nécrose et une légère hypertrophie ventriculaire, en gros, une hyposystolie… Pas dramatique, mais à traiter sans attendre. - Et… en français ? - Infarctus ! - C’est tout ? - Il devait subir une coronographie dans la journée, en attendant, il était placé sous médicament et sous monitoring. - A quelle heure a débuté le malaise qui lui fut fatal ? - Attendez… on allait commencer la distribution des repas… vers 17 heures 30 … L’évocation de la nourriture de l’hôpital réveilla d’antiques souvenirs de répulsions dans l’esprit du détective. - Comment vous êtes-vous rendu compte qu’il n’allait pas bien ? 56 - Une alarme se déclenche quand le rythme cardiaque d’un patient descend en deçà d’une certaine limite, de même pour la tension. - Et il est déclaré mort à… ? - Je l’ignore, ce n’est pas encore moi qui signe les permis d’inhumer… - D’accord, mais à quelle heure abandonnez-vous les traitements et les tentatives de réanimation. - On a tenté de le réanimer pendant une bonne demi-heure ! - Ce qui est un délai normal ? - Vous savez, quand un électro est plat pendant plus de vingt minutes, il ne reste plus aucune chance de sauver le malade. - Pour vous, toute la procédure s’est déroulée normalement ? - Je pense, oui ! - Il n’y a rien, pas un petit détail, quelque chose d’anormal, qui vous ait frappé ? - Non ! - Dans le comportement de vos collègues, des médecins, du mourant, même, rien ne vous est apparu bizarre, étrange, suspect ? - Franchement, non ! - Vous m’avez bien dit qu’on devait lui pratiquer une coronographie dans la journée ? - Absolument ! - Savez-vous pourquoi, à 17 heures 30, il n’avait toujours pas bougé de sa chambre ? - J’avoue que non… ça m’a échappé… - Pourquoi ? Ce n’est pas courant ? - Non. - Il paraît que certains infarctus, traités assez tôt, peuvent être soignés uniquement par voie médicamenteuse, peut-être était-ce son cas ? - Non ! - Qu’est-ce qui vous permet d’en être aussi certaine ? - Parce qu’il était noté en toutes lettres sur le planning que le patient de la 468, Thirion, subirait une corono dans la journée. 57 - Donc, c’était prévu ! - Oui ! - Mais, il n’a pas bougé ! Vous avez une explication ? - Franchement, non ! - D’après vous, qui est responsable de ce genre de négligence ? - L’infirmière en chef du service, madame Fragneau ! - Est-il envisageable que ce ne soit pas une négligence ? - Que voulez-vous dire ? - Nancy, ne vous montrez pas plus naïve que vous ne l’êtes… - Vous voulez sous-entendre que… que quelqu’un aurait volontairement oublié de… Non, c’est impossible. - Pourquoi ? - Lorsqu’une intervention est planifiée, notre mission consiste simplement à conduire le malade au bloc quand le personnel du service de coronographie nous prévient. C’est eux qui gèrent l’organisation des opérations. - Ce qui revient à dire que… j’imagine, n’est ce pas, je n’affirme rien, mais… Il se mit à réfléchir profondément, avant de reprendre. - On pourrait penser qu’une personne mal intentionnée à l’égard du coiffeur et qui aurait voulu empêcher qu’on pratique cet examen, aurait dû bénéficier de la complicité de quelqu’un du service corono et d’une autre parmi le personnel du 4C… exact ? - Vous êtes complètement fou ! - Trouvez-moi une autre explication ! Elle n’en avait pas et se tut. Pour briser ce silence qui perdurait, elle prit l’initiative de recommander deux bières. - C’est à ce moment-là que l’ambiance dans le service a commencé à se crisper ? L’alcool détendait Nancy. Les deux Chimay l’avaient apaisée. Elle semblait plus calme, son visage s’était relâché et le torrent de transpiration s’endiguait. Quinchon appréhenda que la troisième trappiste ne fût celle de trop. Par contre, en matière de nicotine, elle semblait insatiable. 58 - Quel jour était-ce encore ? insista t-il. De fait, sa mémoire commençait à se dégrader. Une des plus remarquables vertus de ce breuvage, était, qu’outre le fait qu’il désaltérait, il altérait les souvenirs pénibles. - Mercredi passé, le 11 ! - Ah oui ! - Et donc… - Quoi ? - Je vous demandais si l’ambiance avait… - Oui ! Je me rappelle votre question… Non, je ne crois pas ! - Alors quand ? - Le lendemain… - Le jour où je suis arrivé ? - Oui ! D’ailleurs, c’est à cause de vous que tout s’est déclenché ! - Comment ça ? - Je me rappelle que lorsqu’on nous a dit d’aller chercher un patient qui venait de subir une corono, en l’occurrence, il s’agissait de vous, quelqu’un s’est écrié : « Une corono ! Bon sang… hier, monsieur Thirion… on l’a oubliée sa corono ! » Je peux vous dire que ça a jeté un froid… un froid… - Polaire. - C’est cela… un froid plus que polaire. - Et qui s’est écrié de cette façon ? - Sandrine ! Une gamine ! Sandrine Berger est stagiaire. Elle a reçu un de ces savons. Dans le bureau de madame Fragneau, ça bardait ! - Pourquoi ? C’est elle qui était responsable de cet… oubli ? - Non ! Du tout ! C’était le fait qu’elle s’exclame aussi fort, devant tout le monde… - Vous pensez que madame Fragneau, et éventuellement d’autres infirmières s’étaient rendu compte de ce dysfonctionnement. Elle baissa la tête et ne répondit pas. Le détective insista. - Vous aussi… vous saviez … - Oui. Comme tout le monde ! 59 - C’est cette petite stagiaire, un peu naïve, sans doute, qui a dit à haute voix, ce que tout le monde avait remarqué, mais dont personne ne disait rien ? Je me trompe ? - Vous avez tout compris ! Il ne partageait pas du tout ce sentiment. En fait, cette confession obtenue laborieusement de la bouche pâteuse de Nancy ne prouvait aucune volonté homicide à l’égard de Rudy Thirion. Un oubli ? Une erreur médicale ? Un problème de logistique, d’organisation ? Un diagnostic mal établi ? Une fois la méprise constatée et le patient embarqué, emballé dans son manteau de sapin, le silence s’imposa de lui-même, à tous, comme la seule solution pour éviter les tracasseries. Logique ! Humain ! Mais il fallut qu’une petite néophyte, la candide de service, bouscule l’omerta, rue dans les brancards sans le vouloir. Faute irrémissible qui allait lui coûter son stage ! Bonsoir, jeune fille et allez voir ailleurs si l’on y meurt plus discrètement ! Il aurait voulu parler à Nancy de la lettre anonyme qu’il avait reçue. Il aurait aimé solliciter sa collaboration pour qu’elle fouille quelques dossiers médicaux, qu’elle joue un peu la taupe, mais elle commençait à sombrer dans un état frisant l’inconvenance. En vain, elle tentait de dissimuler son ébriété, mais les gargouillements inaudibles et surtout incompréhensibles par lesquels elle s’exprimait, les cigarettes dont elle expérimentait l’allumage par le filtre, sa démarche audacieuse pour se rendre aux toilettes, oubliant la règle du trajet le plus court entre deux points, et sommet de la honte, la dernière gorgée régurgitée sur la table encombrée de cadavres sonna l’heure d’une retraite diplomatique. Quinchon se proposa, l’air dégoûté, de réparer les dégâts. La serveuse, blasée, lâcha : « J’ai déjà vu ça, le retour à l’expéditeur, il n’y a pas qu’à la poste que cela arrive, c’est aussi valable dans les troquets, mon bon monsieur ! » . Elle avait prononcé cette phrase 60 comme un slogan, une réplique qu’elle avait l’habitude de débiter face à ce genre de situation. Il la dédommagea donc largement, lui demandant en prime si la voiture de la cliente pouvait rester sur le parking jusqu’au lendemain, en appelant à son sens civique. - Vous comprenez que dans cet état… Une fois Nancy affalée sur le siège passager de la voiture de Chloé – mon Dieu, faites qu’elle ne vomisse plus ! – elle se mit à ronfler comme une vieille pocharde cuvant son huitième litron de piquette de la journée. Il s’avérait que cette fille était une véritable calamité, un désastre, une catastrophe ambulante. Parallèlement à ce constat, il se rendit compte qu’il n’avait pas la moindre idée à propos de l’endroit où elle habitait. Comment allait-il se débarrasser de cette outre à bière ? Transgressant toutes les règles de l’élémentaire bienséance, il se mit à fouiller son sac, conscient de l’indélicatesse de la démarche. Sous les tampons hygiéniques, l’énorme trousseau de clefs, les tickets de caisse, les paquets de chewing-gums, les mouchoirs sales, les ustensiles de maquillage pour les retouches, la traditionnelle brosse à cheveux, le petit agenda, les préservatifs, les papiers de bonbons, deux tubes de rouge à lèvres, le petit miroir, les formulaires de virements, le porte-monnaie, il trouva enfin un portefeuille au milieu duquel était pliée une enveloppe bon marché. Il comprit de suite. Un courrier identique à celui qu’il avait reçu. Sauf que lui avait eu droit à l’original, le corbeau, économe comme dans la fable - pas celle du corbeau, celle de la cigale et la fourmi - n’avait fait parvenir à l’infirmière qu’une simple copie. A court d’idée, il ramena Nancy au Castia. De toute façon, il n’en avait pas d’autres qui lui éclata à l’esprit comme devant s’imposer à son intellect démuni. S’il avait été plus attentif aux injonctions de son cerveau, il aurait pu prendre connaissance d’un message du disque dur de sa raison. Celui-ci lui indiquait que cette initiative s’apparentait à une erreur fatale. Tout en conduisant en souplesse, abordant les virages en seconde, pour qu’elle ne s’effondre pas sur lui et ne soit pas 61 reprise de vomissements intempestifs, il paraphrasa Lino Ventura dans « L’emmerdeur », se demandant : « Dans quel merdier me suis-je encore fourré ? ». 62 IX Enlèvement Le docteur Basilio Margone ne mit pas longtemps à comprendre que les quatre hommes n’étaient pas de véritables policiers. De mauvais acteurs, voilà ce qu’ils étaient, des comédiens à la mine patibulaire et il était tombé entre leurs griffes. Piégé comme un gamin, pauvre naïf ! La route empruntée ne les emmenait pas au commissariat local et étrangement, le cardiologue n’arrivait pas à s’en inquiéter. Fataliste, il était conscient de basculer vers l’inconnu ; il se savait responsable d’une faute impardonnable. Il n’avait jamais imaginé qu’ils mettraient leurs avertissements à exécution ! Toutes ces menaces anonymes, ces appels téléphoniques, lui empoisonnaient l’existence depuis dix jours mais il ne les avait pas prises au sérieux, se croyant intouchable, protégé par son statut, ses relations. Etre membre du Rotary ne suffisait pas à se mettre à l’abri ! Fils et petit-fils de médecins, héritier d’une lignée de chirurgiens réputés, appréciés, considérés, reconnu comme un des meilleurs dans sa spécialité, il n’avait pas été protégé contre ces malfrats malgré ce pedigree élogieux ! Il avait pensé à un mauvais plaisantin, un patient mécontent, un mari jaloux – ses nombreuses conquêtes parmi le personnel hospitalier auraient pu le justifier – mais jamais il n’avait imaginé qu’il avait affaire à des professionnels. Ces quatre-là ne correspondaient pas aux clichés habituels relatifs à la corporation des pandores, ni dans leurs dégaines respectives, ni dans leur manière de s’exprimer. Il n’osait imaginer que l’infirmière qui le faisait chanter ait les moyens de débaucher quatre truands ... non, c’était impossible ! Pourquoi avait-il accepté de les suivre ? Lui en avait-on laissé le choix ? Il en était à se poser la question, lorsqu’il ressentit le picotement d’une l’aiguille dans le bras gauche. Un 63 liquide épais s’insinuait dans ses veines, comme un viol ! On le droguait ! Lui qui tant de fois avait inoculé à d’autres des substances magiques, salvatrices, de ces produits miraculeux destinés à sauver les malades, il ne supportait pas qu’on le pique. La tête lui tournait. Il dévisagea l’homme qui tenait l’objet de cette agression en main, tellement proche de lui qu’il percevait son haleine aillée. Dans la brume, il aperçut une bouche édentée à 90%, où ne survivaient plus que quelques chicots noirâtres attestant une fois de plus de l’importance de respecter les principes de l’hygiène bucco-dentaire, puis sa vue se brouilla. Le visage du truand disparut dans un flou très peu artistique et il sombra, sentit sa nuque se dérober. Il eut beau combattre, sa tête s’affala sur l’épaule de son voisin de droite, celui qui sentait outrageusement l’eau de toilette au vétiver ; la dernière perception de Margone fut ce parfum écœurant. Son coma cauchemardesque fut envahi par la danse macabre de trois cadavres qui tournoyaient autour de lui en se moquant, en poussant des cris de haine, de douleur, de folie ou de joie. Trois dépouilles mortelles se déhanchant comme des pantins, les visages grossièrement maquillés, le narguaient, l’humiliaient, le noyaient d’exhortations vulgaires, haineuses. Un délire où la mort triomphait. Quoi de plus dégradant que la victoire de la mort pour le médecin qu’il était ! Quoi de plus avilissant, de plus méprisable que d’en être le responsable ! Morgane perdit connaissance alors que la Renault Espace empruntait la sortie Nivelles Sud sur l’autoroute en direction de la capitale pour effectuer un demi-tour et repartir vers La Louvière ! Sa dernière vision fut celle d’une immense station service arrogante de prétention où flottaient d’énormes calicots rougeâtres à l’effigie d’une compagnie pétrolière multinationale. Sur un panneau triomphait un slogan racoleur : « Vous ne viendrez plus chez nous par hasard. ». 64 S’il en avait eu le courage, Morgane se serait permis de ricaner, mais ses forces lui échappaient. 65 X Gueule de bois Quels rapports entre ces trois hommes ? Un syndicaliste à l’américaine, ayant la mainmise sur un puissant réseau de relations, un chef d’entreprise aux méthodes violentes inspirées par la Mafia et un coiffeur vaguement mêlé à une histoire de recel d’armes. Tous les trois emportés par une maladie d’origine cardiaque en l’espace de cinq jours ! Quinchon en était là de ses réflexions ! Pas bien loin, en fait. Fasciné par les ronflements rythmés et éthyliques de l’infirmière naviguant sur les vagues déferlantes de l’ivresse, chaloupant sur la jetée du désespoir, il n’arrivait pas à saisir les causes de la dépression et du découragement qui l’envahissaient. D’abord intrigué par ces morts subites, il avait pris le pli d’ignorer ces trépas pour préserver sa propre santé. Rétablir le bon fonctionnement de ses artères. Fluidifier la circulation de son sang dans ces satanés petits tuyaux qui s’obstruaient à la moindre occasion. S’il n’y avait eu cette satanée lettre anonyme, il se serait tenu à carreau, mais que Nancy ait reçu le même message le mettait hors de lui. L’infirmière était terrorisée, terrifiée par une menace sur laquelle elle n’avait pas voulu s’épancher, l’alcool l’ayant trop rapidement plongé dans un état cataleptique, dans l’incapacité de s’exprimer. Quinchon était persuadé qu’elle s’était volontairement poivré la gueule pour sombrer dans le mutisme total, voire tombal. Ou peut-être pour ne pas sentir les aveux s’échapper de sa gorge. Allez savoir ! Mais l’hypothèse qu’elle puisse mentir, que tout cela ne soit qu’une mise en scène destinée à dissimuler sa part de responsabilité n’avait pas encore effleuré l’esprit du détective convalescent. 66 Ce n’était pas dans ses habitudes de ramener du monde chez lui, c’était même une première, mais y avait-il d’autres solutions ? La balancer devant les services des urgences de l’hôpital ? La jeter dans le Canal du Centre pour qu’elle dégrise ou se noie ? La déposer devant la conciergerie de l’immeuble où elle résidait ? Non ! Au risque de subir les regards sceptiques et interrogatifs de Chloé et surtout de Martin, il avait décidé de l’héberger dans son modeste deux-pièces, le temps qu’elle récupère, qu’elle se désenivre et retrouve quelques facultés. Le feu crépitait joyeusement, Nancy également et Marcel Quinchon s’attaquait, honteux, à la dernière clope du paquet acheté le matin même. Il se consola en se disant que sa nouvelle colocataire était largement responsable de cet excès. La cigarette, allumée à même la braise, possédait une saveur particulière, âcre et douce, piquante et sucrée ; mélange de sensations contradictoires, à l’image de ses états d’âmes. Il alternait entre cette pulsion morbide qui le poussait toujours à vouloir comprendre, à ne pas admettre les faits comme tels, sans y réagir et le désir profond de paix, de calme, de sérénité, de sommeil et de guérison. Pourquoi s’agiter pour trois saloperies de cadavres ? Elle allait probablement passer la nuit dans le fauteuil et il ne se sentait pas la force de la transporter jusqu’à l’étage pour l’installer sur son propre lit. Tant pis, il transgresserait, une fois de plus, les règles de la bienséance et du savoir-vivre. Il se mit à gribouiller quelques notes sur un coin de papier, quelques idées, des pistes, des personnes à rencontrer, à interroger, lorsque le portable de l’infirmière se mit à interpréter une valse de Strauss qui, immanquablement, lui rappelait les concerts télévisés du Jour de l’An ou les démonstrations gymniques des fêtes scolaires de son enfance. Où sont passées les « fançy-fair » d’antan ? se demanda t-il, philosophe et nostalgique à la fois. 67 Hésitant, il mit la main sur le responsable de cette mélodie intempestive et après une observation sommaire du clavier, en déduisit qu’il devait sûrement appuyer sur la touche où était dessiné un téléphone vert pour faire cesser cet air ringard, et par la même occasion, répondre au correspondant. Visiblement, de l’autre côté, on ne s’attendait pas à une voix mâle. - Nancy ? La voix de l’interlocuteur trahissait une passable agitation et une indicible contrariété : « Je voudrais parler à Nancy… je… je me suis trompée de numéro ? » Quinchon hésitait à raccrocher, mais le ton affolé de cette femme attisait la curiosité endémique du détective. On ne se refait pas, même après un accident cardio-vasculaire ! - Oui, c’est bien le numéro de Nancy, mais… elle n’est pas en mesure de vous répondre… elle… - Elle est souffrante ? - Non ! Enfin, oui… C’est ça, elle est souffrante et pour l’instant… elle se repose. - Il ne lui est rien arrivé de grave ? Pourquoi cette question ? - Non… une grosse fatigue… A qui ai-je l’honneur ? -… Une collègue. Et vous ? - Un ami. - Dites-lui de me rappeler. Françoise. Demandez-lui de rappeler Françoise… Françoise ! Il se souvenait de cette pimbêche blondasse et fadasse. Maquillée comme une prostituée proche de la pension, elle trimbalait les oreilles du Prince Charles d’Angleterre et la mine subtile de feue son épouse. C’est dire ! Elle transpirait l’intelligence comme un caillou rayonne de bonheur. Désagréable comme une teigne et prenant un malin plaisir à débarquer dans les chambres au plus fort du repos du patient. Comme si elle devait se venger de sa propre fatigue auprès des malades ! Salope ! Toujours à maugréer, à rouspéter, à tempêter sur la terre entière. - D’accord, je lui transmettrai le message ! 68 Il y eut un silence, des marmonnements incompréhensibles, comme si cette Françoise voulait ajouter quelque chose, hésitait, se rétractait. Finalement, elle se lança. - Dites-lui qu’il y a des problèmes au 4C… que… que Basilio a disparu. Elle avait lâché ces derniers mots à grand’ peine, se faisant violence pour énoncer une vérité qui la bouleversait, une vérité qu’elle se refusait à admettre. Basilio ? Basilio Margone ? Le cardiologue si peu aimable ? Envolé le bellâtre aux airs d’hidalgo, cette caricature de Dom Juan, traînant négligemment son stéthoscope sur les épaules, comme d’autres exhiberait la Légion d’Honneur ! Celui qui l’avait presque éjecté de son lit de maladie, viré de l’hôpital parce que, soi-disant, il fourrait son nez partout. - Disparu ? Le médecin ? Que voulez-vous dire ? - Vous le connaissez ? Comment savez-vous qu’il est médecin ? Qui êtes-vous, bon sang ? - Oui… Nancy m’a parlé de lui… expliquez-moi ! - Euh… je ne peux rien… je ne peux pas parler… mais il faut que Nancy me rappelle. Terminé ! La garce avait raccroché. Excédée ! Quinchon était presque content de la savoir dans l’embarras, tant cette personne représentait pour lui l’antithèse de l’infirmière. Un monstre en blouse blanche, le sourire aussi exceptionnel que sur le faciès monstrueux de Margaret Tatcher. Il ressentait une haine pour cette femme, une agressivité qu’il ne s’expliquait pas vraiment. Du moins qui ne se justifiait pas ! De toute façon, Nancy le savait bien que le chef de service avait disparu ! Et Nancy qui ronronnait, cuvant ses Trappistes en toute quiétude, indifférente au sort de ses contemporains. Le réveil allait s’avérer pénible. Quinchon prit le parti de se reposer, lui aussi. Se vider la tête. Il était temps se disait-il. Dormir… « à l’heure tranquille où les lions vont boire ! », comme le disait ce bon vieux Victor Hugo. 69 XI Malbouffe s’en va-t’en guerre !(*) Céline Bruneton était persuadée que, contrairement à ce que prétendaient les médecins, elle n’était pas folle. Enfin, jamais ils ne le lui avaient affirmé en ces termes, mais elle sentait bien dans leurs regards, leurs moues, leurs grimaces sentencieuses qu’ils la considéraient comme une femme anormale. Bien entendu, les crises de boulimie dont elle était coutumière émargeaient à la catégorie des symptômes d’un certain malaise. « D’un certain mal-être » comme le disait si savamment le docteur Montignac, articulant académiquement chaque syllabe, comme s’il avait affaire à une demeurée. Mais le psychiatre n’était pas l’évangile et, malgré l’avis négatif du toubib, Céline avait décidé de reprendre son travail. Il n’était pas conscient de l’importance que ce boulot revêtait pour elle. Depuis la mort de son père, lui qui l’avait élevée seul, puisque que sa mère s’était évaporée dans la nature sans laisser d’adresse un soir de carnaval vingt-cinq ans plus tôt, il n’y avait que cette occupation qui lui permettait d’oublier ses soucis. De faire son deuil, comme ils disaient. Comme si c’était si facile que ça ! Vingt-deux années passées avec un seul homme. Son père ! Son Dieu ! Lui qui n’avait jamais voulu se remarier, qui n’avait plus jamais posé un seul regard sur une femme, qui avait consacré toute son existence à sa fille et à son travail ! Comme seule distraction, il s’autorisait les matchs de football, tous les quinze jours, le samedi soir ou le dimanche après-midi, au Tivoli. Céline se souvenait avec nostalgie de ces rencontres auxquelles son père l’emmenait. Ce qu’elle préférait par-dessus tout, c’était l’odeur des hot-dogs et des pains saucisses, le parfum (*) Mironton, mironton, mirontaine. 70 des oignons grillés, du boudin cuit dans le saindoux et de la choucroute, ces senteurs huileuses de frites et de fricandelles qui embaumaient le stade d’une ambiance si particulière. Sans doute était-ce à cette époque que remontait la passion de Céline pour le travail en fast-food ? Mais les hot-dogs de son enfance étaient passés de mode, cédant le relais aux « Big Cheese » et autres « Giant ». Elle s’en contentait, après tout … elle aimait ça ! Traditionnellement, Claude Bruneton offrait à sa toute petite fille, son idole, sa passion, une de ces collations avant que ne débute le match, et bien souvent, pour remplacer le souper, elle y avait encore droit après le coup de sifflet final, une fois les bistrots du coin envahis de supporters déshydratés d’avoir tant hurlé pour soutenir la cause des Loups. Comme ça il était tranquille, devoir paternel accompli ! Il lui filait un billet et lui s'octroyait une ou deux bières avec quelques copains qu’il ne côtoyait qu’à ces seules occasions. Des passionnés, comme lui. Des gens qui n’avaient que cela comme distraction, ne s’en autorisaient pas d’autres, n’en avaient peutêtre pas l’envie, ni surtout les moyens ! Comme lui, des gens gris, ternes, mornes et que seule l’ébriété rendait quelquefois vaguement souriant. Jamais ils ne s’aventuraient sur les terres de l’ennemi. Ils auraient pu, comme certains, accompagner leur équipe favorite en déplacement, sur les terrains du bassin liégeois, à Seraing, à Sclessin ou plus près, du côté de Charleroi. Au Sporting ! Mais ces voyages étaient trop dangereux et chez les Flamands, pas question d’y mettre un pied ! Claude préférait le Tivoli, malgré la nostalgie du stade Triffet. Parfois, les soirées s’éternisaient. Les jours de victoire, le père de Céline se permettait quelques verres supplémentaires, alors pour ne pas que la gamine s’ennuie, il lui donnait encore quelques pièces, pour qu’elle mange, il aimait tellement le sourire qu’elle lui offrait lors de ces moments-là. Un ange ! Ses joues gonflées de nourriture, mâchonnant consciencieusement, ses lèvres maculées de sauce jaunâtre. 71 Elle se rappelait le petit pain mou, ce sandwich au goût de brioche que le marchand qui la connaissait bien fourrait de deux saucisses de Francfort, d’une bonne portion de chou cuit, arrosant le tout d’une moutarde dégoulinante et si piquante qu’elle lui tirait des larmes. Un régal ! Et puis, son papa était si content de l’observer dévorer sa pitance qu’elle n’aurait en aucun cas osé lui refuser ce plaisir. Souvent il lui arrivait de manger pour faire plaisir à son père. Jamais elle ne lui aurait avoué qu’elle se sentait écœurée. Il n’aurait pas compris. Il avait déjà tant de soucis qu’elle préférait se cacher pour vomir ! La disparition de son père fut un choc épouvantable. Dieu n’était donc pas immortel ! Elle s’était sentie abandonnée, amputée. Se retrouver seule, à trente-deux ans était une épreuve à laquelle elle n’était pas préparée. Pourquoi l’avait-il quittée, alors qu’ils étaient si heureux ensemble. Si unis, si complices. Elle se souvenait combien il avait été fier lorsqu’elle lui avait présenté son diplôme. Son certificat professionnel de « Commis de Cuisine » ! Certaine de trouver du travail, elle avait promis à son père qu’avec sa première paye, elle l’inviterait au restaurant. Il y avait si longtemps de tout cela. Combien de temps exactement ? Dix ans ? Douze ans ? Elle ne savait plus, de toute façon, ils n’y allèrent jamais, non pas qu’elle ne trouvât pas de travail, que du contraire, mais au bout de quelques jours, ses patrons successifs lui demandaient systématiquement, le plus souvent d’un ton moqueur, de rester chez elle le lendemain. Cela dura quelques semaines. Trois jours chez l’un, cinq jours chez l’autre, puis terminé, du balai ! Elle ne comprit jamais ce qui n’allait pas. Les raisons de ces railleries, de ces méchancetés. Elle prit la décision que c’était fini, qu’elle ne chercherait plus de travail. Après tout, son père gagnait assez d’argent pour vivre tranquillement. Puis il mourut. Sans prévenir. Sans qu’elle ne puisse s’y préparer. Et là… presque plus d’argent, juste son petit chômage. Trop court. 72 Alors, Céline se retrouva au « Mac Do’ » ! Equipière à temps partiel, affublée de l’abominable déguisement imposé par les têtes pensantes de la nutrition à la va-vite, elle adorait son métier. Elle y mangeait comme une truie, l’image de son père omniprésente. Le soir, elle subtilisait les « invendus », ces hamburgers qui n’avaient pas trouvé acquéreurs et qui étaient destinés au container, elle les subtilisait, repartant parfois avec des sacs entiers de « Fish », de « Big », de « Ship », de « Donuts », dont elle s’empiffrait, une fois seule à la maison. Religieusement, patiemment, elle engouffrait les périmés jusqu’à la nausée. Parallèlement à ces débordements d’activités masticatoires, elle s’anesthésiait l’esprit grâce aux « primes » débiles de TF1. Elle se délectait de ces programmes aux vertus hypnotiques qui lui chloroformaient les neurones, tels de formidables cataleptiques de l’intelligence. Admirer les trémoussements de ces pingouins conditionnés et gominés et généralement vulgaires, accentuait sa volonté d’ingérer, de s’approprier la nourriture, d’absorber des calories, de faire sienne ces graisses animales, d’engloutir ces mets destinés aux poubelles. Elle s’engraissait l’esprit au même rythme que la panse. Puis elle profitait des pauses publicitaires pour dégobiller, elle se vidait, faisait place nette puis se gargarisait la gorge de coca - du light, elle n’aimait que celui-là - pour évacuer le mauvais goût de la gerbe, avant de reprendre bravement sa dégustation. Opiniâtre dans la démesure, il ne fallut que deux mois à Céline pour s’épaissir de trente kilos et de vingt centimètres de tour de taille. Elle affirma au médecin qui l’accueillit au service des soins intensifs - elle s’était écroulée en plein centre commercial victime d’une fringale -, qu’elle mangeait en souvenir de son papa. Une sorte d’hommage. C’est comme cela qu’elle se retrouva pour la première fois dans un service psychiatrique. Cela lui avait causé un choc de se retrouver dans cette aile de la clinique où trois ans auparavant son père était décédé. Elle se souvenait de ce mois d’août 2001, le 11 pour être précis. Comme 73 chaque jour depuis une semaine, elle venait rendre visite à son papa, heureuse de le retrouver, elle qui décomptait les jours qui les séparaient de sa sortie. La veille, le docteur lui avait certifié que monsieur Bruneton allait beaucoup mieux, mais qu’il devrait faire attention, surtout à son alimentation. Le play-boy en blouse verte, avec ce col en V qui laissait apparaître une toison roussâtre de poils crépus, lui avait même demandé : « C’est vous qui préparez les repas à la maison ? ». Il lui avait posé la question en observant son corps de bas en haut, comme un maquignon devant une laitière, comme si ses formes le dérangeaient. Qu’est-ce qu’il croyait ? Elle avait son diplôme ! Elle s’y connaissait en diététique. - Vous devrez être très prudente avec les graisses. Votre père doit manger léger, éviter le beurre, les sauces, la crème fraîche, les mayonnaises… tout ce qui est bon, sans doute, mais pas pour la santé. Vous me comprenez, madame ? - Mademoiselle ! Bien sûr qu’elle avait compris ! N’empêche, le jour de sa sortie, elle lui ferait une surprise ! Elle savait que rien ne ferait plus plaisir à son papa qu’une belle entrecôte saignante, nappée de sauce au poivre vert, avec des frites, et elle était bien décidée à lui mitonner un bon petit gueuleton pour son retour. Et des profiteroles comme dessert ! Il adore ça ! Ensuite, régime ! - J’ai compris, docteur. - Je n’en doute pas, mais ce qui nous tracasse c’est la prise de poids de votre père depuis son dernier examen cardiologique. - Ah bon ? - Depuis un an, il a pris une dizaine de kilos. - C’est parce qu’il ne travaille plus ! Elle avait trouvé la réponse judicieuse. Il n’insista pas, constatant que cette fille et son père aimaient à grossir ensemble. Un remake familial de « La grande Bouffe ». Et voilà que ce jour-là, au lendemain de cette discussion si optimiste avec le cardiologue, elle arrivait, toute guillerette, 74 heureuse de partager avec son papa les deux « merveilleux » au chocolat qui brinquebalaient dans la boîte en carton rose qu’elle tenait au bout de la ficelle, lorsqu’elle fut intriguée par les allées et venues empressées des infirmières devant la chambre 468. - Que se passe-t-il ? hurla t-elle, lâchant son paquet gourmand sur le sol, preuve irréfutable de l’angoisse qui l’étreignait subitement ? - N’entrez pas, mademoiselle Bruneton, votre père vient d’être pris d’un malaise. Malaise ou pas, Céline n’en avait cure et elle défonça la haie d’infirmières qui de toute façon ne faisaient pas le poids. Elle aperçut son père, le visage congestionné, le teint pourpre virant au mauve, qui s’étranglait. Il voulait dire quelque chose et s’énerva en l’apercevant. Le médecin, assis à ses côtés, s’acharnait à extirper de la gorge du patient l’objet qui faisait obstacle à la respiration de Claude Bruneton. Jurant, pestant, ahanant, il tentait d’introduire l’index et le majeur de sa main gauche dans la trachée, avant de lancer : « On va faire un trachéotomie ! ». Ce furent les dernières paroles qu’il dut entendre. Il s’effondra, se laissa aller dans tous les sens du terme, expédiant de sa gorge, dans un ultime hoquet, une praline blanchâtre au trois-quarts fondue, qui retomba aux pieds de Céline comme un cadeau final. Une petite noisette roula doucement entre les jambes d’une infirmière pétrifiée. Une « Manon » de chez Léonidas, sa préférée, pensa t-elle. Le docteur Margone, fixa la nouvelle orpheline dans les yeux. Il semblait enragé, refusait son échec. - Mademoiselle, avant de vous présenter mes condoléances, permettez-moi de vous demander si c’est bien vous qui avez apporté ces chocolats ? Céline avoua n’avoir guère respecté les consignes du médecin. - Votre père se rétablissait, son cœur aurait encore pu tenir des années, mais… 75 Il s’abstint de continuer son laïus, convaincu que c’était inutile et s’en alla faire son rapport, estimant avoir vécu le décès le plus stupide de toute sa carrière. Etouffé par une praline ! Qu’est-ce que ses collègues allaient rire de lui ! Comme chaque année, elle se remémorait cette funeste journée du 11 août 2001 en se risquant à faire quelques pas dans l’aile 4C. Dans la chambre 468, Rudy Thirion se remettait lentement de l’infarctus qu’il venait de subir, attendant avec impatience une coronographie prévue pour ce jour. Il ne comprit pas ce que lui voulait cette énorme bonne femme brandissant un ballotin de confiseries qui surgissait dans sa chambre comme une voleuse. La mort prit pour le coiffeur des allures de friandises !(*) (*) Pour une fois et pour ce qu’elle vaut l’épigraphe est de l’auteur. 76 XII Piètre sodomite ! Nancy Cornet se sentait flétrie par l’ivresse de la veille. Chiffe molle. Loque ambulante. Zombie aviné. Elle avait honte. Barbouillée de partout - estomac, intestin, foie, vessie, cerveau, la totale - décrépite comme une vieille barrique de Beaujolais, elle sirotait son café noyé de lait et de sucres sous l’œil amusé de Marcel Quinchon. Comme les douleurs d’autrui sont belles lorsque, au petit matin, l’on se lève, serein, détendu, reposé et l’envie de vivre aiguisée par la présence de ce soleil inondant les pâtures voisines de ses rayons tièdes. Elle avalait des petites gorgées observant le détective du coin de l’œil, tentant de reconstituer le puzzle de la journée de la veille, refusant d’avouer son amnésie partielle. L’esprit endommagé par les éclaboussures de l’oubli ! Qu’est-ce qu’elle faisait là ? Avaitelle proféré des bêtises ? En avait-elle commis ? L’idée qu’il ait abusé de la situation l’effleura… et ne la dérangea pas. Après tout… Ce fut lui qui brisa le silence de la pièce à peine troublée par des manifestations de réveil chez les voisins. - Comment allez-vous ce matin ? - Bof ! - Vous n’avez certainement pas très bien dormi dans le sofa, mais vous avez obstinément refusé de coucher dans mon lit. Nancy sursauta au verbe « coucher ». Pourquoi n’avait-il pas dit dormir, se reposer, sommeiller ? - Je m’excuse pour le dérangement, je… Ce n’était pas terrible comme entrée en matière. Elle en était consciente, mais quelques synapses semblaient avoir du mal à se connecter ce matin. - Il n’y a pas de dérangement… 77 Pourquoi souriait-il ? Elle ressentait une complicité dans sa façon de s’exprimer, comme si leurs rapports avaient changé. Avaient-ils couché ensemble ? La question la tracassait, la gênait, la congestionnait, l’excitait aussi pour être tout à fait honnête. Elle explosa. - On a baisé ? - Pardon ? - On a fait l’amour ? Quinchon ne sut pas pourquoi il répondit sottement « Oui » ! Ajoutant stupidement : « Un peu » ! Trop tard ! Déjà, elle lui sautait dessus et l’embrassait à pleine bouche. Elle avait l’haleine d’un avaloir d’égout et le détective regretta aussitôt sa réaction. Retrouvant quelque contenance face à cet assaut femelle, il en profita pour réaliser un de ses fantasmes. Il glissa sa main sous son chemisier et palpa sa poitrine au travers du soutien-gorge. C’était une maigre consolation en regard de la putride émanation qu’il dégustait, l’infirmière s’efforçant de farfouiller dans sa bouche de sa langue déchaînée, y déversant des torrents de salive contaminée par d’antiques relents d’alcool. Infect ! Ils firent l’amour sans un mot, à même la chaise. Elle profitait de l’instant, gémissant comme une actrice professionnelle, se tortillant le derrière telle une femme délaissée, s’époumonant en des criaillements aigus, un peu ridicules. Elle allait et venait avec une brutalité peu en rapport avec l’état de santé défaillant du détective. Quinchon attendait courageusement qu’elle hurle son orgasme, qu’il soit réel ou feint. Ce serait alors comme le drapeau à damier d’une compétition, la délivrance devant l’exploit accompli, quitte à ne pas grimper sur le podium des vainqueurs. Pendant qu’elle se débattait, il se divertissait de cette poitrine, un peu lourde, un peu décevante, qui tressautait devant ses yeux fatigués, comme deux fruits flasques à la blancheur crayeuse, plus jolis dans leur emballage qu’exhibés à ses yeux effarés. Honnêtement, il était un peu déçu, ses seins étaient plus attrayants, une fois dans leur habituel conditionnement, 78 qu’offerts en pâture au regard du premier mortel venu. Des veines bleues croisaient d’inopportunes crevasses de vergetures. Courageusement, il tenait le coup. S’étonnant lui-même de parvenir à satisfaire l’infirmière glapissante alors que lui s’ennuyait. Subitement, elle cessa son galop effréné. S’abandonnant, cherchant son souffle, elle se laissait aller. Jamais il ne s’était senti ancré aussi profondément en elle. Cet arrêt brutal, cette subite immobilité allait le faire exploser, quant elle lui prit le visage entre les mains et lui formula une demande totalement incongrue. - Monsieur Quinchon, je vous en prie, enculez-moi ! On l’avait rarement sollicité pour un tel ouvrage avec tant de candeur. Mieux que le Petit Prince en quête d’un mouton. Que devait-il faire ? Elle n’exigeait pas un dessin, mais des actes ! - Je…je… Vous êtes sûre ? Il s’agit là d’une pratique qui peut s’avérer douloureuse ! - On ne me l’a jamais… Comment dire … C’est si douloureux que cela ? Quinchon, qui de sa vie ne s’était jamais retrouvé dans la situation du sodomisé, ne trouvait pas les mots pour évoquer les affres de la pénétration anale. Il se sentit désarçonné par cette suggestion peu emballante et les conséquences ne tardèrent pas à se manifester sous la forme de l’anéantissement de sa vitalité. La disparition de toute vigueur fit passer chez l’infirmière toute velléité d’enculage, mais l’amour l’avait dégrisée et elle disparut à la salle de bains, intimidée, embarrassée par l’effronterie dont elle avait fait preuve. Un comportement qui lui ressemblait tellement peu. Enfin... L’érection du détective n’était plus qu’un souvenir de sa fugace robustesse, une commémoration de sa mâle virilité. Il remit tout en place. 79 Il pensa … « et c’est la déception qui revient, brève, le membre fléchi et l’oubli »(*) La femme qu’il vit réapparaître quelques minutes plus tard, au sortir d’une toilette indispensable, dégageait toujours cette tension de la veille. Les stigmates de la peur enlaidissaient un visage sur lequel dégringolaient des cheveux filandreux et humides. - Pourquoi ne m’avez-vous pas parlé de cette lettre anonyme ? demanda le détective, calmement, comme si rien ne venait de se passer entre eux. - Comment savez-vous ? Vous l’avez trouvée ? - Désolé, il me fallait connaître votre adresse et je l’ai découverte bien involontairement. - Monsieur Quinchon… j’ai peur. - Une de vos collègues a appelé, hier. Une certaine Françoise. Elle aussi semblait terrorisée et son discours était un peu embrouillé… J’ai cru comprendre que le docteur Margone avait disparu… - Disparu, répéta Nancy, hébétée ! Cela veut dire quoi disparu ? Ces quatre hommes qui sont venus le chercher n’étaient donc pas des... des policiers ? C’est donc bien ce que je pensais ! - Je l’ignore, cela peut signifier qu’il ne s’est pas présenté au travail, qu’il a fait une… fugue ou … - Qu’il est mort ! - Elle ne m’en a pas dit plus. Voulez-vous la rappeler ? Ce vouvoiement paraissait indu en regard des rapports qu’ils venaient d’entretenir, mais l’infirmière semblait avoir déjà effacé cette intimité de sa mémoire, ainsi que ses scabreuses exigences. Il n’oubliait quand même pas qu’il était en dette vis-à-vis d’elle. Nancy n’obtint pas de réponse sur le portable de sa collègue, et elle décida d’appeler directement le service cardio. La conversation fut brève et au fur et à mesure que celle-ci se déroulait, le visage de sa « maîtresse » - Dieu qu’il détestait cette (*) Patrick Grainville, « La Lisière » Gallimard, 1973 80 appellation ! – s’accrut en crispation, comme si les informations qu’on lui transmettait lui contractaient l’estomac. - Que se passe t-il ? - Les quatre policiers se sont présentés hier pour interroger le docteur Margone… je vous en ai parlé … - Oui ! - Personne ne connaissait exactement les raisons de cette visite, mais on suppose qu’ils souhaitaient obtenir des informations sur les morts de ces derniers jours… C’est épouvantable, il semblerait qu’il ne s’agissait pas des policiers … C’est bien ce que je pensais. - Ah bon ! - On n’a plus revu le docteur… envolé… Elle était livide, translucide comme une aile de papillon, transparente comme une tranche de carpaccio de bœuf. Cette comparaison mit Quinchon en appétit. Il sentit son ventre se nouer sous l’effet de la faim et se rappela par la même occasion qu’il n’avait pas encore pris ses médicaments ce matin. Détachant les pilules des différentes plaquettes, il avala les remèdes et invita l’infirmière à poursuivre. - Continuez ! - Au bout de quelques minutes… les policiers l’ont emmené… Il paraît qu’ils l’avaient… Tartinant généreusement une épaisse tranche de pain noir avec la confiture de coing que Chloé lui offrait à chaque récolte, il économisa une question dont il connaissait la réponse. La mine dégoûtée de l’infirmière attestait d’une absence totale d’appétit. De toute façon, il s’attaquait à la dernière tranche de pain et n’avait aucune envie d’aller solliciter ses voisins pour un dépannage salvateur. - Ils l’avaient… quoi ? - Menotté ! Elle s’effondra en larmes. - Vous rendez-vous compte ? Le détective ne voulait pas éluder la question et encore moins paraître d’une inconséquente impolitesse, mais par principe, il ne 81 s’exprimait jamais la bouche pleine, ne supportant pas, c’en était presque maladif, que les autres en fassent autant. - Vous m’écoutez ? Il opina de la tête, exprimant par des gestes explicites son incapacité à articuler. - Et ce n’est pas tout… Avalant péniblement l’ultime bouchée de son petit déjeuner, le pain ayant quelques jours de garde-manger à son actif, il s’en voulut de ne pas partager l’émotion de Nancy et se força à manifester de l’intérêt pour son propos. - Ah bon ? Reconnaissant introspectivement son manque d’enthousiasme, Quinchon s’ébroua l’esprit et se concentra sur les révélations que son interlocutrice, bouleversée, n’allait pas manquer de lui faire. - Les quatre policiers n’étaient pas des policiers, éclata-t-elle ! - Vous me l’avez déjà dit. Et alors ? - Vous êtes lourd pour un détective ! Ces hommes n’étaient pas des flics, mais des… des truands qui ont enlevé le docteur. Savourant à sa juste valeur le commentaire sur la sagacité de son esprit, il feignit de l’ignorer et adopta un ton cassant. - Des truands ! Et puis quoi encore ? Des terroristes, Al Qaïda ? Ben Laden à l’hôpital Tivoli ? - Je vous assure ! - Intrigué par la mine suspecte de ces prétendus agents de la paix, le chef de la sécurité a téléphoné à la police, la vraie, qui a certifié n’avoir envoyé aucun de ses hommes pour interroger Basilio. L’affaire commençait à prendre une tournure plus consistante et Quinchon s’en réjouissait. - Bien, dit-il, vous êtes de service aujourd’hui ? - Normalement je travaille à quatorze heures ! - Normalement ? - Je… j’ai la trouille, Marcel ! 82 - Vous n’avez pas le choix, de toute façon. Je vous accompagne. Et puis n’oubliez pas que vous devez récupérer votre voiture. Subitement motivé par les tournures des évènements, il ajouta : « Vous allez voir. A nous deux, nous allons résoudre cette histoire, mais il faut que vous alliez travailler. Ecoutez-moi bien, voilà ce que vous allez faire… ». Avant de prendre la route, au péril des usagers qu’il croiserait, Quinchon fit un saut chez ses voisins. Il embrassa tendrement Chloé et la complimenta sur la fraîcheur qu’elle émanait, fit une séance de chatouilles à Martin qui l’implora d’arrêter, sous peine d’accident de vessie et confia à William une mission : lui arranger, sous n’importe quel prétexte, un rendez-vous urgent avec le responsable financier de la RAAL. L’envie subite le titillait d’en savoir un peu plus sur les investissements sportifs d’Octavio Salamone. Et puis, il s’en irait saluer ce bon vieux Bouffartigue ! Il lui manquait le Marius ! Evoquant la musicalité de ce prénom aux accents méridionaux, il entendit la voix de Raimu affirmer « Tu me fends le cœur ! ». Le sien s’était plutôt bien accommodé de ces prouesses charnelles. 83 XIII La liste de Galand Galand n’en menait pas large. La visite du patient indiscret avait attisé sa curiosité et il avait mené sa petite enquête, en toute discrétion. Prétextant des recherches sur l’installation du système de vidéosurveillance et le devis établi par le sous-traitant, la chose pouvant se justifier par les nombreuses pannes affectant les caméras, il s’était familiarisé avec le responsable des archives qui le voyait aller et venir entre les rayons sans se formaliser de cette présence inhabituelle. A son plus grand étonnement, à l’ère de l’informatisation outrancière de toutes les données, le centre hospitalier conservait un nombre colossal de dossiers sur papier. La pièce représentait un espace de près de trois cents mètres carrés, sinistre et poussiéreux et l’on y retrouvait pêle-mêle des documents comptables, médicaux, administratifs et tout ce qui concernait la vie de cette institution. Son passé surtout ! Mettre la main sur les statistiques de mortalité n’était pas chose évidente, d’autant, qu’apparemment rares étaient les centre médicaux qui utilisaient ce genre d’information à titre publicitaire. En regroupant les données obtenues au gré de ses recherches, le responsable de la sécurité en arriva à la conclusion que le service de cardiologie présentait des résultats plus que positifs. Sur les dernières années, en négligeant les cas de patients considérés comme désespérés à l’admission, le service enregistrait une moyenne de quinze décès par an. Ce calcul se basant sur les huit dernières années, il estima que 75% de ces cas s’étaient produits en soins intensifs. L’unité de cardio aiguë, appelée aile 4C, affichait donc une moyenne de 3,75 morts par an. Statistiquement, les trois patients décédés entre le 11 et le 15 août n’allaient peut-être pas bouleverser cette moyenne annuelle 84 respectable, puisque depuis le début de l’année 2004, un seul cas était à déplorer… jusqu’au 10 août ! Jean-Claude Galand poussa le vice encore plus loin et se mit à noter méthodiquement les dates, l’identité du malade, le type d’affection, ainsi que le nom du cardiologue attitré de chaque patient mort durant son hospitalisation entre 1996 et 2004. Après avoir consigné tous ces renseignements, il s’installa à son bureau et sur une grande feuille quadrillée traça quatre colonnes où il recopia consciencieusement les informations collationnées. Trente-quatre patients. Trente-quatre dates. Quelques affections décrites succinctement, souvent les mêmes et une répartition plus ou moins homogène entre les trois spécialistes responsables du service. Pas de quoi inférer qu’un de ceux-ci ne soit un sérialkiller sévissant parmi cette population de cardiaques ! Jean-Claude Galand admirait son tableau, satisfait de son travail. Il le relut, s’assurant qu’aucune faute d’orthographe ne gâchait son œuvre. Quelque chose l’intrigua. Une suite de coïncidences troublantes. - Impossible que ce soit le hasard, s’avoua t-il ! Il tenait un indice. Le patient curieux avait raison ! Faisant sien le proverbe indien qui affirme que « Partager ses connaissances, c’est une manière d’obtenir l’immortalité », il prit la décision de l’informer de cette découverte. Comment s’appelait-il encore ? 85 XIV Les doutes de Freud - Vous ne retournerez chez vous que lorsque nous aurons toutes les garanties que vous cesserez de vous empiffrer ! Le docteur Freud, c’est ainsi que le surnommait Céline, parce qu’un jour elle avait entendu que ses collègues l’avaient affublé de ce sobriquet, s’était exprimé avec fermeté, bien que conscient de prêcher dans le désert. Cette patiente le décourageait et, sauf à l’interdire de séjour dans un périmètre de moins de cinq kilomètres autour d’un fast-food quelconque, il savait que l’appel du ventre, le monstre de l’appétit, la démangeaison de la fringale, la voracité morbide, la goinfrerie pathologique conditionnaient toutes les pulsions de Céline Bruneton. Parmi les solutions plus réalistes que l’isolement dans un univers sans Mac Do’, le psychiatre, en réalité baptisé très officiellement Frédéric Montignac, du nom – ô ironie du sort – de l’inventeur du régime bien connu, pensait sérieusement à l’interner. Lui restituer sa liberté et son autonomie entraînerait trop de risques et la garantie d’une nouvelle prise de poids qui lui rendrait la vie impossible, voire, la condamnerait à court terme. Céline séjournait dans le service psychiatrique depuis près de trois semaines et le régime alimentaire auquel elle se soumettait de mauvaise grâce conjugué aux séances de gymnastique et de sport, lui avait permis de perdre une vingtaine de kilos. Les premiers sont les plus faciles à éliminer, affirmaient les diététiciens. Décourageant ! Il en restait un solde de cent et dix, ce qui pour une taille de un mètre cinquante-huit rendait sa physionomie pour le moins disgracieuse. Elle émargeait à cette catégorie de personnes appelées « sur-obèse ». Mais moins que l’aspect esthétique de la jeune femme, c’était le dysfonctionnement psychique qui 86 préoccupait le médecin, lequel l’accueillait rituellement depuis trois ans, chaque année, au mois d’août. Céline en vacances ! Cette récurrence, Montignac l’avait expliquée depuis longtemps par la mort de Claude Bruneton, décédé en août 2001, ici même, dans cet hôpital, ce père qui était la seule ressource, la seule référence de cette femme-enfant de 32 ans, incapable d’accéder au statut d’adulte. Clairement, Céline n’était pas consciente de sa responsabilité dans le décès de son papa. D’ailleurs, aurait-elle pu survivre à cette idée ? Comment lui expliquer qu’en fournissant la praline mortelle, elle fournissait également l’arme du crime ? Aurait-elle été en mesure de l’assumer ? A l’époque où Freud avait découvert le cas, il avait jugé pertinent, pour compléter son anamnèse, de rencontrer le cardiologue qui avait signé l’acte de décès de Bruneton. Il se remémorait cette rencontre froide avec un collègue particulièrement hautain qui n’appréciait guère les praticiens émargeant à la catégorie des « psy » en tous genres. Margone l’avait accueilli par un glacial : « J’en ai assez qu’on m’emmerde avec cette affaire ! ». Le cardiologue toisait les formes rondouillardes du psychiatre débonnaire avec une arrogance, une suffisance insupportable. Parler de « l’affaire Bruneton » ne l’enchantait pas. Manifestement le fait que l’un de ses patients meure étouffé par une praline n’avait pas participé à édulcorer l’image de ce médecin très attaché à sa réputation et à sa notoriété. - Que voulez-vous que j’ajoute ? Vous avez lu le rapport ! avait-il aboyé à l’adresse de Montignac. - Le permis d’inhumer stipule que Claude Bruneton est décédé des suites d’un arrêt cardiaque, alors qu’en fait, il s’est étranglé suite à une obstruction laryngale, si je ne m’abuse ? - Qu’est-ce que ça change ? Il est mort et on a tout fait pour le sauver ! - Vous auriez pu imputer la responsabilité de sa fille ! 87 - Pourquoi faire ? Cette demeurée ne pensait qu’à gâter son père et lui offrir toutes les cochonneries les moins indiquées pour son régime ! Dix fois, que dis-je, vingt fois, j’ai essayé de lui expliquer, mais cette femme était tellement têtue qu’elle était persuadée de faire son bonheur en le gavant de sucreries ! La rendre responsable n’aurait fait qu’entraîner une enquête qui aurait conclu sur un dysfonctionnement de nos services. Des tracasseries ! Le bordel, quoi ! Nous aurions dû la fouiller à chacune de ses visites pour protéger le patient du danger que sa fille représentait pour lui ! Impensable ! - Vous ne trouvez pas, cher confrère, que les rapports entre le père et la fille étaient… comment dire… ambigus ? Montignac, lui aussi, pouvait faire montre du bon usage du mépris. Il en avait mis une solide couche dans la prononciation du terme « confrère ». - Ce genre de considération ne relève pas de ma compétence ! Maintenant, si voulez bien… Montignac repensait souvent à cet entretien et chaque fois, cela déclenchait en lui un malaise, persuadé que Margone dissimulait quelque chose. La question des rapports entre le père et la fille semblait avoir embarrassé le cardiologue. Pourtant il ne l’avait pas abordée dans ce seul but. Il se rappelait avoir été troublé par la lecture d’un article faisant état de ce que 75% des personnes souffrant de troubles du comportement alimentaire évoquaient, parfois de manière diffuse, des souvenirs liées à des abus sexuels. L’importance excessive de cette proportion avait même amené des spécialistes à émettre l’hypothèse que ces relations incestueuses relevaient plus du fantasme que de la réalité, mettant ainsi en évidence l’ambiguïté de la personnalité et des relations entretenues par les boulimiques et autres anorexiques de tout poil avec leur environnement. Céline avait-elle souhaité la mort de son père ? Ne fut-ce qu’inconsciemment, frêle oedipe ! 88 Souvent Freud s’était demandé qui avait placé la praline dans la bouche de Claude Bruneton ? Lui-même, dans un réflexe gourmand, mécanique, inconscient ? Ou… quelqu’un d’autre ? Il s’efforçait d’écarter cette hypothèse de son esprit. Inutile de remuer la boue, se disait-il ! Quelle décision allait-il prendre ? Céline Bruneton était capable de tout pour un morceau de chocolat, une portion de gâteau ou une tranche de saucisson ! De tout ! La première semaine de son hospitalisation, les infirmières prenaient un maximum de précautions au moment de lui apporter le plateau-repas. Une collègue s’était fait mordre à sang par Céline un jour où celle-ci voulait manifester son mécontentement à l’égard de la congruité des portions dressées dans les assiettes. Il n’était pas rare qu’une fois sa pitance avalée, engloutie plutôt, elle se mette à fureter dans le couloir à la recherche de restes, agressant si nécessaire les patients peu envieux de subir ses intempestives intrusions. Ne s’était-elle pas proposée pour assister la préposée à la livraison des repas ? Etrange patiente ! Les mouvements masticatoires étaient la seule gymnastique qui apportait à la jeune fille un peu de satisfaction, qui déclenchait des sourires sur son visage bouffi et juvénile. Elle ne semblait gaie que dans l’imitation du hamster, bajoues gonflées et mâchoires en marche. - Docteur Freud, je vous en supplie ! Laissez-moi rentrer chez moi ! - Pour que vous recommenciez à manger toute la journée ? - Je vous promets ! - Vous n’êtes pas guérie, Céline, vous avez besoin d’encadrement, de gens pour vous conseiller, vous aider… et aussi pour vous surveiller ! - Je n’ai pas de famille… - Je sais… - Mon papa est mort ! 89 - Je suis convaincu qu’il aurait voulu que vous guérissiez, que vous preniez soin de votre santé… - J’ai faim ! Céline dans toute sa splendeur ! Sourde aux recommandations du médecin et obnubilée par son ventre ! Tous ses désirs transitaient par le besoin d’ingérer un aliment. Montignac était persuadé qu’elle finirait par satisfaire ses pseudos fringales en ingérant d’autres substances que de la nourriture. Craignant le pire, il signa un bon d’écrou, appellation inspirée du jargon carcéral signifiant qu’il la consignait dans sa chambre jusqu’à nouvel ordre, un régime draconien à la clé. Il comptait sur son collègue endocrinologue pour lui concocter un cocktail d’extraits thyroïdiens, dopamine, sérotonine et acétylcholine allaient ramener Céline à de plus justes, plus saines et plus élégantes proportions. Son va-tout ! Ultime tentative pour la protéger contre elle-même. Frédéric Montignac assuma avec dignité cette délicate décision qui condamnait sa patiente à la perspective de bien pénibles moments, se consolant à l’idée de déguster, le soirmême, une choucroute royale que sa femme lui avait promis de concocter avec amour, et surtout avec beaucoup de saucisses et un splendide jambonneau ! Il s’avoua que les rapports avec la nourriture adoucissaient bien souvent les affres du quotidien. Il se réjouissait de se bâfrer, la seule méthode que son esprit admettait pour se laver des turpitudes, des drames, des ignominies qui constituaient son fonds de commerce. La folie des autres, le protégeait contre la sienne. Il déplaça sa lourde carcasse, faisant crisser les jointures et les articulations de son corps et s’en retourna chez lui, satisfait de sa décision. L’appétit vient en sevrant, se dit-il, satisfait par ce calembour douteux. 90 XV Mer calme à peu agitée… Un semblant de sérénité, pas vraiment l'atmosphère du drame qui couve ou de la tension qui suit l’incident, le climat qui régnait au 4C dégageait une apparente tranquillité. En réalité chacun vaquait à ses occupations, la plupart, silencieusement, le personnel évitant de se regarder et limitant les contacts verbaux au plus strict nécessaire. Quelques yeux rougis, quelques signes de maladresse, quelques gestes d’impatience à l’égard des malades trahissaient le trouble ambiant, le malaise latent. La suspicion régnait. Nancy ne s’attendait pas à cela en rejoignant son lieu de travail. Elle s’attendait à bien pire ! Mais non ! Ni hystérie ni scandale, aucune manifestation intempestive n’altérait la parfaite mécanique du service. Sauf qu’il manquait quelqu’un ! Un des éléments essentiels du rouage, le leader, le chef, la reine de la ruche, le garant de la responsabilité collective du personnel médical : Margone. Et cette absence semblait lourde à porter pour certains. Etaitelle significative de la culpabilité du médecin-chef ? Peut-être ! Mais coupable de quoi ? Nancy avait accepté, un peu contrainte, d’effectuer des recherches sur les causes officiellement invoquées aux décès des « trois trépassés de l’Assomption », comme Quinchon les avait baptisés de manière un peu romanesque : Thirion, Renard et Salamone. Et pourquoi pas leurs dossiers médicaux et l’intégrale de leurs biographies commentées, tant qu’à faire ! Il fallut qu’elle se retrouve enfin seule dans la salle des infirmières avec Françoise Lehoux pour se faire expliquer en détail les circonstances de la mystérieuse disparition de Basilio. 91 Le beau, le ténébreux, l’énigmatique Basilio ! Les mauvaises langues ajoutaient : « Célibataire, en plus ! » Tout le monde savait à quel point Françoise vouait un culte frisant l’hystérie au cardiologue et combien elle souffrait de n’obtenir aucune grâce de cette active dévotion. Margone feignait de ne pas l’entendre roucouler et évitait soigneusement de se retrouver en tête-à-tête avec elle. - Et on n’a plus aucun signe de vie de sa part depuis deux jours, dit-elle avant de s’effondrer dans un torrent de larmes ! - Je ne comprends rien ! - Personne n’y comprend rien… et comme d’habitude, dans ce cas-là, tout le monde y va de son interprétation. Certains disent que c’est un enlèvement et qu’une demande de rançon va bientôt atterrir, soit dans la famille Margone – tu sais qu’ils sont très riches ! – soit à l’hôpital. D’autres disent que c’est à cause des dettes de jeu du docteur – t’as déjà entendu dire qu’il jouait, toi ? - ou encore que c’est lui qui s’est arrangé pour disparaître quelque temps parce qu’il aurait été menacé suite une histoire de cœur avec une personne qui n’était pas libre ou bien… - … Qu’il était suspecté d’être complice des attentats du 11 septembre, tout le monde connaît ces sympathies pour l’intégrisme musulman, non ? - Tu te moques de moi, Nancy ! - Excuse-moi ! Les nerfs ! Comme un effet de ressac, un second flot lacrymal vint inonder le visage boursouflé de l’infirmière, la plaçant dans l’incapacité de continuer à s’exprimer intelligiblement, ce qui en l’occurrence n’altérait pas trop la richesse de l’échange. Apparemment ni Françoise, ni même les autres collaborateurs du service n’avaient établi un quelconque rapport entre l’absence de Margone et les récents décès qui avaient endeuillé l’aile 4C ! Bizarre ! - Tu les as vus, toi, les affreux soi-disant flics qui voulaient l’interroger ? - Oui ! - Ils étaient comment ? 92 - Normaux ! Des flics, quoi… sauf… - Sauf ? - Sauf que c’était pas des flics… mais ça, on ne le savait pas ! - D’accord ! Ces types-là, tu ne les avais jamais vus avant ? - Non ! - Et comment était Margone quand ils l’ont emmené ? - Tu me tortures, Nancy, grimaça t-elle… il était… il était beau ! Oui c’est cela, il était beau ! - D’accord ! Il a toujours été très beau, mais est-ce qu’il semblait inquiet, paniqué, bouleversé ou, au contraire, serein, confiant… comme d’habitude ? - Je ne sais plus ! - Il n’a rien dit à personne ? - Cela s’est passé tellement vite ! - Essaye de te rappeler, Françoise ! C’est important ! - Il m’a regardée et… attends, maintenant que tu m’en parles… J’ai l’impression qu’il a voulu me dire quelque chose… me transmettre un avertissement … - Tu vois ! - Il me semble qu’il regardait vers cette chambre, la 470, de manière… de manière insistante… comme si… comme s’il voulait me communiquer un message, trois ou quatre fois, il m’a fixée du regard, puis regardait dans cette direction ... - Qui était dans cette chambre ? - Personne ! Plus personne depuis que l’autre était parti… comment s’appelait-il ? Celui qui fourrait son nez partout et qui a même disparu du service pendant deux heures la semaine passée ? - Quinchon ! - C’est ça, Quinchon. Qui plus est, le responsable de la sécurité de l’hôpital est venu me demander ses coordonnées, à celui-là. Je me demande pourquoi ! - Tu les lui as données ? - Bien sûr que non ! 93 Margone avait-il réellement tenté de faire passer une information au détective avant d’être kidnappé ? Et cette histoire de sécurité ? A quoi cela rimait-il ? Ou bien Quinchon avait trop d’imagination et ses théories étaient de pures élucubrations dignes d’un esprit génial, mais retors, ou alors, sa vision des choses s’avérait exacte ou approchant de la réalité. Mais Nancy se refusait à admettre que le médecin-chef soit un monstre, un sniper digne des meilleurs thrillers, un tueur au même titre que Jack l’Eventreur, le Landru de Tivoli, l’exterminateur de La Louvière. Pas un seul instant, elle n’eut conscience que le détective avait un peu exagéré la portée des faits pour l’inciter à récolter un maximum d’informations sur les trois victimes. Pas un seul instant Quinchon n’avait pensé que le cardiologue avait eu une pensée émue à son égard avant d’être emmené par ses ravisseurs. Mais au moment d’être embarqué, savait-il seulement ne pas avoir affaire à des policiers dûment mandatés ? Nancy se sentit subitement bien dans la peau du docteur Watson et savourait le talent dont elle avait fait preuve en interrogeant sa collègue. Il ne lui restait plus qu’à être aussi efficace avec l’ordinateur. Elle accéda au logiciel se demandant, un peu confuse de l’effronterie de ces réflexions, si Sherlock Holmes pratiquait la sodomie avec son fidèle collaborateur ? 94 XVI Guindaille ! Quand Marcel Quinchon heurta la porte de la chambre de Marius Bouffartigue, il fut étonné d’être reçu par un « C’est pas trop tôt ! » peu de circonstance. Il ne se savait pas attendu. Le vieil homme, habillé en civil et aussi endimanché que le plus honnête des paroissiens, le look un peu bigot, lui tournait le dos, s’acharnant à remplir une besace de cuir usée par les années, de vêtements sales destinés au lavoir. Manifestement, le détective n’était pas le véritable objet de cette impatience ! Lorsqu’il pivota et l’aperçut, une stupéfaction comique naquit sur son visage. - Excusez-moi ! Je ne vous attendais pas. - Je m’en rends compte ! Vous sortez ? - Oui. Enfin, provisoirement ! Liberté conditionnelle ! Le dimanche, j’ai droit à une petite promenade. Je sors généralement avec la fille d’une… d’une amie… une amie qui est décédée, c’est d’ailleurs une des seules personnes qui s’intéresse encore à ma vieille carcasse gâteuse et je crains qu’aujourd’hui, elle n’ait renoncé à sa bonne action charitable dominicale ! La déception se lisait clairement sur la figure de l’ancien journaliste. - Et que me vaut l’honneur ? Quinchon était satisfait qu’il ne lui pose pas les sempiternelles questions sur sa santé. De toute façon, il était convaincu que cela ne lui était même pas venu à l’esprit. Les vieux ont beaucoup de mal à imaginer que les plus jeunes puissent être souffrants. - Le sentiment de ne pas être arrivé au terme de notre conversation ! - Toujours ces trois cardiaques ! Décidément vous êtes un obstiné ! 95 - Il s’est passé des choses dans le service. - Ah bon ! - Le docteur Margone a disparu ! - Disparu ? - Oui. Evaporé dans la nature, emmené de force par quatre malfrats se faisant passer pour des policiers ! Vous vous rendez compte ? Le visage du vieil homme s’illumina. - Mais… mais, c’est formidable ! - Vous trouvez cela formidable ? - Je veux dire…Il se passe enfin quelque chose dans cet hôpital ! Un événement ! Vous me dites qu’on l’a enlevé ? - On dirait. - Mais personne n’en parle… c’est le silence radio, le blackout total…il s’agit quand même d’un… d’un scoop ! Les vieux réflexes journalistiques revenaient au galop, indécrottable Bouffartigue, sans cesse à l’affût de l’info exclusive, paparazzi octogénaire, subitement excité par ces révélations. Pour peu, il rempilerait. - Et vous dites que ça s’est passé quand ? - Vendredi. Il y a deux jours ! - Incroyable ! Qui s’occupe de l’enquête ? - Je l’ignore, je ne sais même pas si la police est prévenue ! - C’est dingue ! - Comme vous dites ! - Mais ! Pourquoi la police ne serait-elle pas avertie ? Personne ne s’inquiète de cette absence ? Sa famille ? Son employeur ? Ses amis ? Sa femme ? Son chien ? Ses enfants ? Personne ? - Je n’en sais rien ! - C’est complètement fou… un enlèvement… ici… et moi qui croupis dans cette chambre, inutile… alors que j’aurais pu couvrir l’événement et personne ne me dit rien ! A quoi est-ce que je sers encore sur cette terre ? - Justement, c’est l’objet de ma visite. 96 - Vous êtes mandaté par qui ? Les victimes ? La personne qui a été enlevée… ou du moins ce qu’il en reste ? - Par personne ! Il n’y a pas de victimes, puisqu’il n’y a pas de plaignant ! Il n’y a pas d’enlèvement puisqu’il n’y a ni plainte ni enquête… à moins que… - A moins que ? - A moins qu’il y ait quand même une enquête… une enquête discrète… pas vraiment officielle… du genre négociation discrète avec les ravisseurs… Vous voyez où je veux en venir ? - Non ! La réponse avait claqué. Elle avait le mérite de la franchise. Bouffartigue voulait se faire prier. - Bon, je résume. En cinq jours, trois citoyens loin d’être audessus de tout soupçon décèdent alors que rien ne les prédispose à un tel trépas, si ce ne sont les quelques légers ennuis cardiaques pour lesquels ils sont traités. D’accord ? - Complètement ! - Les familles assument leurs deuils respectifs et inhument leurs proches sans qu’aucun remous, scandale ou autre déploiement policier ne vienne entacher les cérémonies. Question : les familles savent-elles que la mort de leur père, frère ou que sais-je était suivie ou précédée de quelques jours par d’autres décès ? - C’est une bonne question... mais... - Mais ? - Comment voulez-vous que les proches de la première personne décédée sachent que d’autres victimes suivraient ? La logique du vieil homme était implacable et Quinchon bien piégé. - Excusez mon impertinence, jeune homme... continuez ! - Je me pose ces questions depuis trois jours. La disparition de ce médecin… dans des circonstances plus que troublantes, en est une autre, n’est ce pas ? - Absolument ! - Et que se passe t-il suite à ces quatre évènements ? Je vous le demande. 97 - Rien ! - Exactement, il ne se passe rien ! Et c’est cela qui m’intrigue, qui m’énerve, qui m’agace. On peut mourir dans cet hôpital, se faire enlever… et personne ne réagit ! - C’est impensable ! Les réactions de Bouffartigue, outre leur aspect systématiquement exclamatif, étaient horripilantes, comme si la béate stupidité de ses propos relevait d’une sénescence d’esprit qui eût trouvé sa justification dans la vieillesse canonique de l’individu. - Vous ne comprenez toujours pas ce que j’attends de vous ? - Pas vraiment ! martela le vieillard. Quinchon commençait à se demander s’il avait frappé à la bonne porte. - Vu l’importance du tissu relationnel que vous avez constitué depuis tant d’années de vie publique, je pensais que, soit par les collaborateurs de « La Gazette », soit par d’éventuels contacts avec la maréchaussée, vous pourriez discrètement vous renseigner… apprendre si une enquête est en cours, si des plaintes ont été déposées par les familles respectives… - Cela ne devrait pas poser de problèmes ! Quelques heures et beaucoup de patience plus tard, le détective obtenait enfin les renseignements après lesquels il courait. Résultat : néant ! Nada ! Que dalle ! Pour le motiver à se secouer les neurones, à se bouger les fesses décharnées et à s’activer, le détective s’était substitué à « la fille de l’amie décédée » et avait offert à Marius un après-midi mémorable. La totale ! L’apéro, le resto, les guinguettes, la Maison du Peuple et pour terminer la viole, ce qui, soit dit en passant, est la pire torture que l’on puisse faire subir à un mélomane, même peu averti des dernières tendances en matière de variétés. C’est que le patriarche était un véritable vétéran de la guindaille, un vieux briscard de la chopine, un ripailleur de première force, un mirliflore de la java, aroutiné à la bamboche 98 comme pas deux. Une fois lancé, Bouffartigue n’avait de cesse de remettre son ouvrage sur le métier. Aux écrevisses, avait succédé la bouteille de Sancerre qui, elle-même avait appelé le gigot et le Chateauneuf sur lequel le calva n’était que le préliminaire de pintes ouvrières entrecoupant les valses, les tangos et autres rythmes que Quinchon pensait être tombés en désuétude ou faisant partie du patrimoine immatériel et universel du mauvais goût. Mais l’homme avait fait son travail et Quinchon avait tenu sa promesse : sortir l’ancêtre de la monotonie démoralisante des cliniques et festoyer jusqu’à ce que mort s’ensuive, rien à voir avec les menus démoralisants du « Lunch Garden » suivis de deux tours du parc, toujours dans le même sens, en évitant volontairement l’estaminet, auxquels le condamnait « la fille de l’amie décédée » qui s’acquittait de cette corvée avec la cadence et la motivation d’un travailleur à la chaîne ! Au moment pathétique des derniers flonflons, les deux hommes reprirent la direction du centre hospitalier. Bouffartigue allait cuver son vin et sa mélancolie, gémir sur des années perdues et Quinchon attendrait 21 heures que Nancy ait fini son service, méditant sur le terrible silence que la police et la presse laissaient peser sur l’affaire, sirotant quelques bières, luttant contre l’envie de fumer – peine perdue – et envisageant avec angoisse, lui qui ne pratiquait que la levrette et le missionnaire, les prochaines exigences sexuelles de sa nouvelle partenaire. Une évidence se fit jour en son esprit ; quoi qu’il arrive, baisons futés ! 99 XVII Courage, fuyons ! Elle affichait un sourire jocondinesque, à faire pâlir le grand Léonard en personne ! Etait-ce l’idée de le retrouver ? Devenaient-ils les nouveaux amants, néo-héros durassiens, bien qu’il ne prétendît pas posséder cet exotisme asiatique cher au personnage de cette brave Marguerite ! Toujours est-il que le sourire de la belle auréolait une journée consacrée à de secrètes et clandestines investigations, plutôt qu’aux soins des patients cardio - déficients. Elle se précipita vers le détective en brandissant fièrement quelques feuilles de papier à l’en-tête de l’institution médicale comme un sésame, un trophée, une médaille olympique. Elle s’effondra sur la banquette molletonnée dans un fracas de soupirs spontanés, le siège se laissant aller lui aussi aller à des plaintes incongrues. Elle exigea un calice de ce nectar qui l’avait vue sombrer aux confins de l’éthylisme quelques heures plus tôt, manifestement peu échaudée par l’expérience précédente. - Vous pouvez être fier de votre collaboratrice, lui dit-elle en lui tendant la liasse de feuillets ! Quinchon grogna un remerciement et s’attacha à la lecture des dossiers médicaux des trois victimes. Ne pourriez-vous pas me traduire ce sabir ? lui demanda t-il. Il était aussi hermétique au charabia médical qu’au décryptage des textes sanscrits ? - En fait, il n’y a rien de particulièrement intéressant. Description des symptômes, dossier des patients, détails cliniques à propos des interventions médicales, rapport des tests sanguins… - En conclusion ? - Aucun risque mortel pour ces trois malades ! Sauf… - Sauf ? 100 - Sauf accident… C’est ce qu’on dit pour se mettre à l’abri. La médecine ne contrôle malheureusement pas encore tous les paramètres… - Votre conclusion ? - On les a tués ! Le ton était péremptoire, cassant. Elle avait affirmé cela avec un aplomb, un sang froid qui dénotait avec les angoisses maladives qu’elle manifestait depuis peu, comme si la présence de son amant modifiait sa perception de l’aspect dramatique de la situation ! Elle narra ensuite au détective qui se délectait de ses propos, la mésaventure de son chef de service telle qu’elle avait été vécue par sa collègue et conclut son discours d’un énergique : « Bref, c’est le bordel ! » Cette déclaration intempestive eut le don de faire sourire le détective qui réitéra la commande malgré les gestes véhéments de dénégation de Nancy. Elle se résolut à entériner cette promesse d’une ivresse future comme une éventuelle garantie de satisfaction de ses phantasmes enculatoires. Comme s’il avait compris ses lubriques intentions, il lui adressa un sourire qui la fit rougir de confusion. - J’allais oublier ! Le chef du service de sécurité, un certain Galand, essaye de vous contacter ! C’était finalement, la première information intéressante qu’il enregistrait depuis le retour de l’infirmière. Galand avait des nouvelles ! - Il demande que vous le rappeliez à ce numéro. Ce fut un début de soirée calme que rien ne prédisposait au drame. Outre les difficultés à quitter le site de l’hôpital, le quartier étant envahi de hordes de sauvages en vert et blanc s’en allant haranguer leurs idoles au stade, il accepta l’invitation courtoise de Nancy qui souhaitait lui faire partager sa pitance dominicale. Elle habitait un appartement triste dans un immeuble tout aussi triste et gris. Même le quartier était terne, désolant, affichant à perte de vue le spectacle d’usines désaffectées, monceaux de 101 ferrailles rubigineuses, symboles d’une prospérité à jamais disparue. Dans le modeste logement, aucun indice ne trahissait une quelconque présence mâle, ne fût-ce qu’épisodique. Ni pantoufles sous le fauteuil ni piles de journaux ouverts à la page des sports ni cendrier rempli de mégots ni miettes de pain sur la table ou monticule de vaisselle sale, rien ! Exclusivement féminin ! Parfums artificiels pour amateurs de succédanés odoriférants diffusés généreusement, posters ringards de Peynet, images gondolées de chevaux galopant sur fond de coucher de soleil sur une plage de Camargue punaisés aux murs, napperons de dentelles séculaires sur les meubles, une et une seule tasse sur l’égouttoir et un frigo aussi grand qu’une boîte à chaussures pointure 36 ! Même pas rempli ! Quelques plantes grasses, trop grasses et un ordre, une ordonnance, une propreté, une netteté d’une infinie tristesse. Une invitation à la mélancolie ! De quoi donner l’envie de fuir ! Une baguette de pain en cours de lyophilisation, de quoi faire une bonne chapelure, et deux fromages aux fragrances tempétueuses, du genre qui fouette les naseaux, accompagnèrent avec justesse une excellente bouteille de Bordeaux qui émoustilla l’appétit sexuel des tourtereaux. Prétextant une visite guidée du logis, elle invita Marcel dans une chambre dont la sobriété n’était altérée que par une décoration basée sur les tons roses et pastels, une déclinaison aux accents de l’adolescence dans ses aspects les plus désuets, une chambrette de petite fille ou une seule gravure, minuscule aux aspects incongrûment érotiques faisait tache. Impossible de se débaucher par des pratiques extrêmes dans un univers si puéril. Ils s’aimèrent de façon terne, à l’image de la pièce, avec une pudeur de puceaux maladroits, volets clos, tentures tirées, lumière éteinte et chaussettes aux pieds. Quinchon n’entreprit donc pas de sonder certaines voies parallèles et sa partenaire s’abstint d’en faire la demande. Au moment de ce qu’il crut interpréter comme la manifestation d’une velléité de jouissance, 102 elle poussa un cri, un piaillement aussi discret que si elle avait été piquée par une fourmi. A jeun, Nancy avait la jubilation timorée ! Par respect pour son hôte, il adopta la même attitude et se lâcha en se contractant au maximum, ne laissant à aucun membre du voisinage le droit d’ouïr les râles tonitruants qui accompagnent généralement le coït. Il s’effondra sur elle, tentant de retrouver son souffle – essayez donc, ce n’est pas évident ! – et c’est à ce moment-là que le ciel lui tomba sur la tête. Comme un coup de massue, le choc lui fracassa le crâne ! Il s’attendait à tout, mais n’avait pas prévu le pire ! Elle aurait voulu le ménager, séquelle d’un infarctus oblige, mais elle ne put contenir ses sentiments. Il prit la claque en pleine figure sans sourciller, sans même réagir à son haleine parfumée au Maroilles. - Marcel, je vous aime ! Voilà ! Elle l’avait dit. Tout bas, dans l’obscurité de cette chambre de Barbie, la poupée, pas le génocidaire allemand, elle lui avait déclaré sa passion, son amour, ses sentiments, son inclination ridicule pour un détective quadragénaire, cardiaque, fauché et farouche militant du célibat. Il prétexta un rendez-vous importantissime chez son dentiste, son devoir de baby-sitter auprès de ses voisins, une réunion de l’amicale des anciens de la rhéto 78, un livre à finir d’urgence pour éviter les amendes de bibliothèque, une lessive à faire sécher, un rôti au four, ses plantes à arroser, le chien à promener, le chat à nourrir, sa déclaration fiscale à remplir et s’en alla, satisfait par la quantité d’excuses. Manquant de trébucher en enfilant ses caleçons, cherchant partout des chaussettes qu’il n’avait jamais enlevées, il prit la poudre d’escampette, décampa les chaussures à la main, fila sans demander son reste, se trompant de porte et cherchant l’ascenseur dans les toilettes. Comme une obsédante mélopée, il réentendait cette sentence absurde : « Marcel, je vous aime ! » Alors que les étages défilaient avec une lenteur exaspérante, comme si le bâtiment lui-même le retenait, il eut toutes les peines du monde à trouver le moyen de 103 sortir, appuyant sur des centaines d’interrupteurs, alors qu’un seul actionnait l’ouverture automatique de l’huis. Dernier obstacle avant le salut, la liberté, l’air pur. Il se sentait oppressé, avide de silence et de solitude. Et dire qu’il avait manqué de lui répondre, mais juste pour rire, pour lui faire plaisir : « Moi aussi Nancy, je vous aime ! » Il avait dû se faire violence pour se taire, se contenir, et il s’était défilé, sans un regard en arrière, se disant que, peut-être passait-il à côté d’une merveilleuse histoire d’amour, un conte de fée, une idylle en rose et bleu, une romance magique, éternelle et définitive. L’horreur, en quelque sorte ! Nancy était amère.(*) L’impression d’avoir, une fois de plus, foiré quelque part. Toujours la même chose depuis des années ! Des orgasmes gâchés, des pulsions inavouables, des hommes qui fuient, qui la fuient, elle qui a tant à donner. Elle plongea la main droite entre ses cuisses et attrapa la nausée en découvrant le souvenir poisseux de son amant envolé. L’envie de se caresser l’envahit. La seule, la vraie façon de jouir… si triste, si seule. Mais l’image de cet homme s’acharnant sur elle avec l’application d’un collégien lui hantait l’esprit. Elle savait que tous les soirs, pendant les trois prochaines semaines, elle allait errer de cauchemars en tourments, que ses nuits allaient être hantées par sa honte de s’être donnée à cet homme, ce détective minable, malade qui plus est. Chaque fois la même chose, pensa-t-elle. « Ils passent, très vite ils se lassent et je demeure orpheline, abandonnée, le ventre désespérément vide de cette vie que je voudrais enfin donner. » Nancy pleurait, seule dans son lit et décida qu’il était vain d’encore se torturer l’esprit, que le bonheur elle le trouverait autrement. Elle savait. Elle y pensait si souvent. C’était si simple ! (*) A ne pas confondre avec « Nancy était ta mère », comme le disait Georges Bush à son fils du même nom. 104 Elle arracha le tissu souillé et le jeta dans une manne à linge ; de la garde-robe, elle extirpa un drap immaculé qu’elle borda patiemment au matelas avant de le recouvrir de l’édredon rose. Durant de longues minutes, elle se purifia sous la douche et s’attela à ôter toute trace de flétrissure, la moindre parcelle de son corps devait être pure pour accomplir son projet. Elle s’habilla lentement de vêtements propres et fit disparaître de la table les vestiges de son dernier repas. Elle prit une feuille de papier et un crayon et ouvrit la fenêtre. L’air était frais. Au loin, les lumières de la ville scintillaient. Elle revint vers la table, rangea le crayon, chiffonna la feuille et la déposa dans la poubelle. Elle eut une pensée pour l’amour de sa vie et murmura : « J’arrive ! ». Elle enjamba la rambarde et se laissa aller. Quelques secondes. Le voyage dura quelques secondes. Traverser onze étages comme en apesanteur ! Sauf qu’elle tombait. Du pur bonheur ! Une sensation de liberté absolue. La sérénité totale ! L’air était tiède et se laissait pénétrer, aucune résistance. Dernière volupté. Dernière volonté. Le choc fut douloureux mais ne se prolongea que quelques très courts instants. Respiration coupée. De l’air voudrait-elle hurler ! Mais aucun son ne sort. Une douleur irradie tout son corps, puis disparaît… très vite tout disparaît. Elle s’écrasa sans bruit, sans un cri, ne voulant pas déranger ses voisins dans leur sommeil. Nancy n’aimait pas faire de vagues et encore moins, se faire remarquer ! Elle voulait se fondre dans la masse, être transparente et n’accorder ses sourires, ses attentions qu’aux malades, les seules personnes qu’elle estimait plus malheureuses qu’elle. Et encore ! Son suicide occupa quelques lignes dans la presse, mais provoqua un vif émoi au sein du personnel de l’aile 4C de l’hôpital du Tivoli. 105 Tous étaient persuadés que ce drame était intimement lié aux récents évènements qui émaillaient la vie, d’habitude si tranquille, du service. Au même moment, dans une chambre anonyme de l’hôpital, un cancéreux en phase terminale venait de tomber dans un coma irréversible. Sur son buste, une édition de poche des « Pensées de Pascal ». Page 27, on pouvait y lire : « Tous les hommes cherchent le bonheur, même ceux qui vont se pendre ». 106 XVIII Le Blues de l’alcoolo Le week-end de Jean-Claude Galand avait été gâché par cette découverte, cette incroyable concordance de dates dans les statistiques de mortalité du service de cardiologie. N’arrivant pas à contacter ce Quinchon, le premier à avoir eu la puce à l’oreille dans cette histoire, l’individu n’étant pas répertorié dans les annuaires, ni au service de renseignements de la téléphonie nationale, Galand s’était promis de prendre contact avec son ami Bolet, son vieux copain policier, éternel inspecteur adjoint malgré plus de vingt-cinq ans de service. Bloqué à la case départ, il attendait patiemment l’heure de la retraite pour se consacrer à sa passion : la traduction en patois local de l’intégrale de l’œuvre de Bobby Lapointe, son idole. L’inefficacité professionnelle chronique du gaillard, conjuguée avec une bonhomie légendaire le confinait à des tâches de médiation, des rabibochages de voisinages, de résolution de ces conflits anodins qui émaillent le quotidien de certains quartiers où la tonte du gazon est un sujet de polémique qui interpelle les autochtones bien plus que l’augmentation du chômage. Jean-Claude, le flic, avait promis de rencontrer Jean-Claude, l’agent de sécurité, lundi à la première heure. Autrement-dit, vers midi, pour l’apéro. Leurs retrouvailles s’émaillaient en général de quelques verres de bière et de potins à propos du cercle de leurs amis communs. Un tas de joyeux jeunes quinquagénaires au passé festif et arrosé, dont le nombre, malheureusement, avait tendance à décroître, bien que les démographes aient démontré, statistiques à l’appui, l’augmentation notoire de l’espérance de vie, ces dernières années. Au bout d’une heure de propos légers, Galand tenta d’expliquer dans les grandes lignes le problème qui l’amenait. 107 Bolet soupira, peu désireux de s’investir dans ce dossier qui, d’après lui, dépassait de très loin les limites de sa compétence. - Une fois qu’il y a un mort, c’est plus pour moi… alors, tu penses, trois meurtres et un enlèvement, pff ! - Mais tu pourrais te renseigner… Au moins au sujet de la disparition ? Bolet exécuta un geste de dépit lorsque le portable de Galand se manifesta. - Marcel Quinchon à l’appareil. Je crois que vous essayez de me contacter, vous avez du nouveau ? - Plutôt, oui. - On peut se voir ? - Quand vous voulez ! Le plus tôt sera le mieux. - Où êtes-vous ? - Au « Café des Arts » à La Louvière. Vous connaissez ? - J’arrive. Laissez-moi un quart d’heure. Les deux hommes ne s’étaient pas embarrassés de circonvolutions de langage inutiles. Bolet, lui, battait le rythme sur la table de bistrot, plongé dans l’écoute enthousiaste d’un CD de Spike Jones encore plus fou que d’habitude. Percussions sur du matériel de récupération, cris primaux et bruitages insensés formaient pour lui la plus belle des symphonies ! - J’adore ce bistrot, dit-il, c’est le seul endroit où il passe une musique pareille. - Ce qui explique sans doute le nombre restreint de clients, ajouta Galand. - Te fous pas de moi ! Tu râles parce que je ne veux pas t’aider ? - Ce n’est pas grave ! J’attends un détective privé qui lui est très intéressé par cette affaire. - Un détective privé, répéta Bolet, rêveur. - Oui. Marcel Quinchon ! - Connais pas ! - Il était hospitalisé au moment des deux derniers assassinats. - Assassinat ! Comme tu y vas ! 108 - Tu comprendras quand il arrivera. Une bière ? Quinchon n’avait pas pensé que le lundi était jour de marché et le quart d’heure de délai se transforma en une demi-heure. Heureusement, Galand était toujours là, accompagné d’un gros homme barbu, aux lunettes épaisses et à la tignasse hirsute d’une couleur oscillant entre le roux et le gris. Un air de vieux professeur, poète et érudit, mal remis des événements de 68 et qui riait avec la discrétion d’un éléphant. Ses éclats s’accompagnaient d’un dandinement d’un pied à l’autre et de mouvements circulaires de la main sur un ventre. Une bedaine qu’il possédait particulièrement rebondie. Un coude sur le bar, Galand aperçu Quinchon et lui présenta le policier. Le flair du détective s’émoussait visiblement ! Un policier, lui, se dit-il ? - Ne serions-nous pas mieux si nous nous installions à une table ? suggéra Quinchon. Ils prirent place dans un endroit calme du bistrot et Galand, fébrile, sortit de sa poche un document plié en quatre qu’il tendit au nouvel arrivant. - Regardez ceci. Il s’agit de l’identité et de la date de décès des personnes qui ne sont pas sorties vivantes du 4C depuis 96 ! C’est étonnant ! Quinchon admira la rigueur et l’ordonnancement de la présentation du travail du chef de la sécurité et s’appliqua à sa lecture. Au bout de quelques minutes, il eut cette phrase historique qui fit sursauter le policier occupé à s’assoupir sous l’effet des trop nombreuses bières : « Nom de Dieu ! » - Je ne vous le fais pas dire, ajouta Galand ! - Depuis 2001, il y a toujours au moins un décès le 11 août ! Un en 2001, un en 2002, deux en 2003 et un en 2004 ! - Voilà ce que je voulais vous montrer ! - Si on fait appel aux calculs de probabilité, on verra qu’il est impossible que ces évènements soient liés au hasard. Quinchon lut à haute voix. 109 - Le 11 août 2001, mort de Claude Bruneton ; le 11 août 2002, mort de Gérard Appeldorfer ; le 11 août 2003 morts de Marcel Gutman et d’André Hatier et enfin le 11 août 2004, mort de Rudy Thirion… - Il y a autre chose de troublant, ajouta Galand, tous ces patients séjournaient dans la chambre 468. Bolet allait ouvrir la bouche et Galand se réjouissait qu’enfin, le policier mesure l’ampleur de sa découverte. Il en fut pour ses frais. - Vous reprenez la même chose ? Le chef de la sécurité fusilla son ami du regard, apportant pour toute réponse un haussement d’épaules à cette question incongrue et Quinchon, lui, ne répondit même pas. Il lisait et relisait ces noms, tentant de trouver un semblant de fil conducteur. - Garçon ! Trois bières s’il vous plaît ! hurla l’inspecteur, qui abordait la dernière ligne droite avant l’ivresse totale ! - Ces noms vous inspirent-ils quelque chose, inspecteur, demanda t-il ? - Pardon ? - Il te demande si tu connais les gens que l’on vient de citer ! - Répétez, pour voir ! Quinchon énuméra calmement les noms, de façon intelligible, détachant les syllabes et cessant son énumération lorsqu’un signe d’intelligence se manifestait sur le visage du flic. - Oui… Thirion, ça me dit quelque chose… - Recel d’armes dans son salon de coiffure coupa le détective. - C’est ça ! - Vous êtes bien informé, ajouta Galand, impressionné par la fulgurance de la réaction. - Et les autres ? - Non ! A part… - A part ? - Le premier de la liste, rappelez-moi son nom ! - Bruneton, Claude Bruneton ! Mort le 11 août 2001 à l’hôpital Tivoli ! Un mois, jour pour jour avant les attentats du 110 « World Trade Center » de New York ! Mais ça n’a aucun rapport. Cette réflexion soulagea le policier qui ne se voyait pas embarqué dans un dossier relevant du terrorisme international, lui dont le champ d’action ne dépassait pas les environs de Besonrieux et Familleureux, deux bourgades tranquilles affichant moins de deux mille habitants. A l’évidence l’inspecteur sondait les tréfonds de sa mémoire. L’effort lui semblait douloureux. - Bruneton, répétait-il ! Les deux autres patientaient, avalant à petites gorgées la bière que Bolet avait terminée depuis belle lurette. - Je crois me souvenir d’un homme que je croisais parfois au football… Claude Bruneton… oui, c’est ça… un type qui élevait seul sa fille… une grosse gamine… un peu arriérée… ils habitaient, si j’ai bonne mémoire… rue du Hocquet, près de l’ancien stade… - Quoi d’autre à propos de cet homme ? - Rien. Quelqu’un … d’insignifiant … On a dû boire un verre une fois ou deux ensemble, après un match. Un type gentil, très attaché à sa gamine. Jamais aucun problème avec nous. - Vous avez une idée de ce qu’est devenue sa fille ? - Absolument pas ! - Monsieur Galand, quand Thirion est décédé, était-il seul dans sa chambre ? - Oui. - J’ai l’impression que c’est la mort de la première personne de la série qui peut expliquer les autres. Inspecteur Bolet, pourriez-vous me fournir l’adresse de la fille de Claude Bruneton ? - Cela devrait être possible. Il se leva péniblement et se dirigea vers les toilettes, là où trônait un vétuste téléphone mural à monnaie. - A mon avis, c’est le dernier effort qu’il fournira aujourd’hui, affirma Galand en observant son ami déambulant entre d’imaginaires chicanes. Il est fin soûl. 111 Le détective marmonnait. - Un mort en 2001, Bruneton ! Un en 2002, deux en 2003 et si au décès de Thirion, on ajoute ceux de Salamone et Renard qui ont eu lieu presque à la même époque, trois décès en 2004. Il y a comme une progression linéaire, arithmétique dans cette cascade d’accidents cardiaques ! - Que voulez-vous dire, demanda Galand ? - Je n’en sais rien… Une espèce de pressentiment… C’est encore flou ! Bolet revint, la démarche toujours aussi mal assurée. Il soupira. - C’est la foire à la brigade… trop de boulot… un suicide… Quinchon l’interrompit, impatient. - Vous avez le renseignement ? - La fille de Claude Bruneton s’appelle Céline. Elle est toujours domiciliée là où elle habitait avec son père, 158 rue du Hocquet. A cinq cents mètres d’ici ! Il fila, oubliant de participer financièrement aux frais de beuverie. Les « Jean-Claude » en restèrent là et partagèrent la note. Bolet ignorait que l’homme que ses collègues recherchaient, celui que des riverains avaient aperçu quitter l’immeuble de Nancy Cornet quelques minutes avant qu’elle ne saute par la fenêtre n’était autre que le détective qu’il venait de rancarder. Pour une fois qu’il aurait pu se mettre en évidence ! Il avait raison celui qui avait affirmé que le flair du policier est soluble dans l’alcool ! 112 XIX Enquête de routine Rue sinistre, artère au bord de l’explosion, de la rupture d’anévrisme, façades de maisonnettes ouvrières garnies de douzaines de boîtes aux lettres éventrées, quelques mètres carrés par habitant, ghetto de noirs, d’arabes, d’enfants sales et arrogants, de mines tristes. Odeurs d’égouts, relents de fritures ou de viande d’agneau faisandée. C’était l’heure du graillon et la puanteur s’accentuait sous l’effet de la chaleur. Châssis crasseux, peintures écaillées, rideaux déchirés, chiures de chiens sur les trottoirs, univers à la Ellroy, glauque, climat plus maussade que lorsque Daeninckx décrit Douai, Roubaix ou Longwy, sauf que nous sommes à La Louvière et pas dans le Bronx. Une commune qui dépense des millions pour son carnaval, ses concerts, ses musées et ses biennales de la sculpture contemporaine. Séquelles du libéralisme, échec du socialisme. Rien à foutre ! L’incarnation de la défaite cuisante de toutes les initiatives d’insertion sociale ou culturelle, une avenue très fréquentée par de grosses limousines que les chauffeurs traversent à toute allure, refusant de voir, de constater, d’admettre cette misère, ce désespoir. La maison des Bruneton n’échappait pas à la règle, peut-être même était-elle un peu plus dégoûtante que les autres. Quinchon sonna, frappa, insista. Pas de réponse. Son insistance avait attisé la curiosité des voisins. Une petite vieille, il y a toujours une petite vieille qui habite près des maisons vides, vint s’enquérir froidement de la présence du détective. Le quartier est fort fréquenté par les huissiers et les récupérateurs de créances de tout poil et l’on se méfie. Même si l’on n’aime pas ses voisins, s’il s’agit d’un de ces rats qui gagnent leur vie, grassement sur le dos de la pauvreté et de l’endettement, la solidarité s’installe dans la haine, le mépris. 113 - Qui est-ce que vous cherchez lance une voix aiguë, y a personne à côté ! - Excusez-moi, je cherche Céline Bruneton. - Qu’est-ce que vous lui voulez ? Quinchon comprit qu’il devait se dévoiler, donner à la vieille chouette quelques informations sensationnelles dont elle pourrait fièrement faire étalage lorsqu’elle s’en ira à petits pas faire ses courses chez l’Arabe du coin. Le dernier salon où l’on cause dans le quartier. A ce prix-là, elle deviendra bavarde. Alors il invente, il improvise. - Mademoiselle Bruneton a participé à un concours télévisé et elle a gagné, je voudrais lui remettre son prix. N’importe quoi ! - Combien ? - Ah, mais ça n’est pas de l’argent… c’est… c’est… je ne devrais pas vous le dire, mais… c’est une voiture ! Une très belle voiture ! - Ousqu’elle est la voiture ? insiste la vieille taupe, incrédule. - Chez le concessionnaire. Je suis venu l’emmener pour aller chercher la voiture au garage… vous comprenez ? - Sais pas conduire, la gamine, pis de toute façon, l’est zinzin, la Céline. - Zinzin ? Vous êtes sûre ? - Au moins trois semaines qu’elle est au Tivoli, chez les fous, à ce qui paraît ! - Merci du renseignement. - Z’aller lui porter son auto à l’hôpital ? - Bien sûr ! La vieille en a pour son argent, elle va pouvoir alimenter la chronique people de la zone. Pas convaincu que tout le monde la croira ! Retour à l’hôpital. L’heure des visites, la cohue, la course à l’ascenseur. La préposée à l’accueil consulte son écran d’ordinateur et confirme : 114 - Mademoiselle Céline Bruneton est bien ici, en effet... au service psychiatrie. - Quelle chambre ? - Attendez… Elle tapote telle une virtuose sur le clavier. - Désolé monsieur, mais elle ne peut pas recevoir de visite, elle est internée. - J’ignorais ! - Vous êtes de la famille ? - Non. - Je ne peux pas vous le dire, mais cette patiente suit un traitement qui implique l’isolement. - De quoi souffre t-elle ? - Désolée de ne pouvoir vous répondre. Elle est fraîche et gaie, elle passe son temps à être désolée, mais elle voudrait sincèrement aider le détective. - Pensez-vous que le médecin qui s’occupe d’elle accepterait de me recevoir ? - Je peux difficilement répondre à sa place. Essayez toujours, il s’agit du docteur Montignac. - Montignac ? Comme le régime ? demande Quinchon envahi subitement par la bonne humeur communicative de la jeune fille ? - Oui ! Et il ferait bien de le suivre le régime, vous verrez ! Elle rit. Quinchon se dit qu’il est bon de redécouvrir le plaisir de rire. Dans la file d’attente devant les ascenseurs, Quinchon aperçut une jeune infirmière qui tentait furtivement de contenir ses larmes. La petite stagiaire, Sandrine Berger, celle par qui le scandale avait éclaté, brisant la loi du silence. Leurs regards se croisèrent, elle le reconnut. Elle lui adressa un léger signe de tête, pensant en rester là, mais le désespoir de la petite ne lui fut pas indifférent. - Mademoiselle ? - Monsieur ! 115 - Que se passe t-il ? Vous me semblez bouleversée. Puis-je faire quelque chose… - Merci monsieur, ça ira ! - Vous avez encore eu des problèmes avec l’infirmière en chef ? - Il s’agit bien de cela ! - Alors ? Si elle se taisait, c’était pour éviter de craquer, pas devant tous ces gens. - C’est Nancy… - Nancy ? - Nancy Cornet, vous la connaissiez… L’emploi du passé intrigue subitement Quinchon qui sent son cœur le faire souffrir. Mauvais signe ! - Oui, je connais Nancy. Il lui est arrivé quelque chose ? - Elle est morte… Pendant quelques secondes il a l’impression que le sol se dérobe, qu’il va chavirer. - Ce n’est pas possible, je l’ai… - Elle s’est suicidée cette nuit. Non ! Il revoyait leurs quelques heures de vie commune, le plaisir qui l’envahissait quand elle pénétrait dans sa chambre de souffrance, ses gros seins si appétissants, leurs conversations, la complicité, leurs étreintes. - Comment a-t-elle fait ? La question était idiote, il en était conscient, mais il voulait savoir, comprendre, même si cela ne changerait rien. - Elle s’est jetée de la fenêtre de son appartement, elle habitait au onzième étage d’un immeuble lui confia Sandrine subitement plus calme face au désarroi de Quinchon. La police recherche un homme qui serait sorti du bâtiment quelques minutes avant le drame. Quinchon se sentait en plein naufrage. Lui. Cet homme, c’était lui ! 116 Il y eut un trou, un vide d’à peine quelques secondes qui ressemblèrent à l’éternité. De l’agitation autour de lui, des visages penchés parmi lesquels il reconnut celui de la fille de l’accueil, celui de Sandrine Berger et d’autres, des inconnus, des curieux. On le coucha sur une civière et il supplia qu’on le laisse. Peine perdue ! Il pensait revivre son admission, les mêmes gestes, la même minutie du personnel, la même agitation tranquille, le même affairement. Il ne perdit pas véritablement conscience, on parla d’un étourdissement, d’une émotion trop vive et lorsque la brume se leva, il s’étonna du regard que posait sur lui un homme à l’imposante stature. - Docteur Montignac. On m’a informé que vous m’aviez demandé avant de connaître ce malaise. Que puis-je pour vous ? Décidément dans cet immense bâtiment, les nouvelles allaient vite. - Je… je voulais des nouvelles de Céline Bruneton. - Céline Bruneton ! Vous êtes de sa famille ? Pourquoi fallait-il que chaque fois qu’il évoque cette jeune femme, on lui pose la même question ? - Non… c’est… c’est personnel. - Que voulez-vous savoir au juste ? Trop de témoins. Il n’avait pas envie de poser de questions devant cette badaudaille éberluée. Il sombra alors dans un agréable coma. Décidément, son corps n’en faisait qu’à sa tête.(*) (*) Marcel Achard, « L’Idiote », Gallimard. 117 XX Grosse fatigue - Un coup de fatigue, une angoisse, un moment de panique…je ne sais pas, moi, ce qui s’est passé… Il parlait tout seul. Etrange soliloque ! Un embrouillamini de souvenirs confus qui affluaient à son esprit. Quinchon émergeait, la tête en lambeaux, l’esprit chiffonné par l’engourdissement de ses neurones, obsédé par le visage de Nancy. Elle s’était prise pour un ange, l’idiote ! Pas assez naine pour remplir cette fonction. Délires. Trop de calmants. De ces neuroleptiques qui abasourdissent, qui engourdissent le cerveau, mais pas les émotions. Des pensées confuses. Il détestait se sentir victime des substances qu’on lui inoculait, perdre l’emprise sur ses pensées, sur ses réflexions, lui donnait le sentiment de sombrer dans l’esclavage. La dépendance, son pire ennemi. Il préférait choisir ses assuétudes lui-même. Pourtant, il avançait dans son travail, la découverte de Galand attestait que le hasard n’était pour rien dans cette cascade de morts violentes. La chambre ressemblait à celle dans laquelle il avait séjourné il y a quelques jours à peine, sauf que ce n’était pas la même ! Il appela. En vain ! Il s’examina et constata qu’on l’avait de nouveau relié à une potence, un sac translucide distillant ses produits miracles à un rythme particulièrement lent. A nouveau un espion clignotant surveillait son rythme cardiaque et sa tension. Flash-back. La vie est un éternel recommencement. Et la mort alors ? 118 - Un pic émotionnel, voilà ce qui a causé ce malaise, monsieur Quinchon. Rien de grave. Votre cœur ne semble pas avoir souffert de cet incident. Par contre, vous commencez à devenir un bon client. Il reconnaissait l’urgentiste. Un garçon aimable, rassurant. - Nous ne pensons pas devoir vous garder. Tant mieux ! - Le docteur Montignac a souhaité vous voir, mais vous étiez encore endormi. Très bien. Montignac ? Ah oui ! Le psychiatre. Quinchon ferma les yeux quelques instants, tentant de recoller tous les morceaux, les bribes de ce cauchemar. - Ça ne va pas monsieur Quinchon ? - Ne vous inquiétez pas… je me sens juste un peu fatigué. Triste en réalité, il se sentait triste plutôt que fatigué, mais Quinchon avait toujours un problème avec les mots. Certains mots. - Reposez-vous. Tant de morts en si peu de jours l’avaient épuisé. - Avant de vous effondrer, vous m’avez posé des questions sur Céline Bruneton, vous en souvenez-vous ? lui demanda le spécialiste des maladies mentales. - Vaguement. - Vous rappelez-vous les raisons de cet intérêt pour cette patiente. - Si, si… mais je n’ai plus trop le souvenir de cette amorce de conversation. - Vous êtes détective, n’est-ce-pas ? - C’est exact. Vous en déduisez quoi ? Le médecin eut un rictus, trop habitué à ce genre de réflexions. - Le père de Céline est décédé en août 2001 dans cet hôpital, si je ne m’abuse ? - En effet. - Le 11 août pour être précis. 119 - Vous êtes mieux informé que moi ! Mais où voulez-vous en venir ? - Savez-vous que chaque année, le 11 août un, voire plusieurs patients décèdent dans cette même chambre où était hospitalisé Claude Bruneton ? Le psychiatre blêmit. - Je vois que vous commencez à comprendre… chaque année, en août, Céline Bruneton est en cure dans votre service… - Vous ne croyez quand même pas que… - Je ne crois rien, je constate. Je n’accuse pas, mais j’ai du mal à attribuer ces décès au hasard. Céline Bruneton est-elle libre d’aller et venir durant ses séjours dans votre service ? L’attitude du médecin devenait pitoyable. Ce géant, ce monstre de savoir et de connaissances, cet homme aux allures de judoka catégorie poids lourds, d’habitude si sûr de lui, semblait se barricader en lui-même, s’écrouler devant l’évidence d’une telle accusation, mesurant sans doute l’ampleur de sa responsabilité. C’était cela. Plus que les meurtres, c’étaient les ennuis qu’il encourait qui le traumatisaient. - Calmez-vous, monsieur Quinchon. Vous venez de subir un malaise alors que vous êtes en pleine convalescence... La prudence s’impose. - D’accord, toubib, mais ce qui m’apaiserait, c’est que vous répondiez à mes questions. - Bien ! Disons que Céline dispose en général d’une certaine liberté de mouvements… sauf que… - Sauf que… Continuez ! - Qu’est-ce qui m’oblige à vous répondre ? - Rien. Je n’ai aucun mandat et je ne travaille pas pour la police. Montignac balaya cette phrase d’un geste fataliste de la main. Un geste qu’on aurait pu traduire par « après tout… ». - La thérapeutique que subit Céline en ce moment la condamne à un isolement total. Nous devons la protéger contre elle-même. - De quoi souffre-t-elle ? 120 - Une forme très particulière de boulimie. - Mais encore ? - Parmi les différentes catégories de troubles du comportement alimentaire, la boulimie se caractérise par l’apparition à certains moments d’un besoin irrépressible d’ingérer de la nourriture dans des proportions totalement déraisonnables. Parfois plus de 10.000 calories en quelques minutes. En général, pendant ces crises, le malade vomit de façon à faire le vide dans son estomac pour reprendre l’ingestion pathologique et anarchique d’aliments. Donc, bien souvent ces malades sont maigres, incapables de réguler de façon normale leur alimentation. Ils peuvent rester des jours sans manger, puis sombrer dans une crise qui peut aussi durer des heures. Il nous arrive de devoir perfuser ces patients pour qu’ils retrouvent un poids normal. Dans le cas de Céline Bruneton, c’est différent. Elle mange de manière permanente et surtout… et c’est en cela que son cas est difficile à traiter, elle semble y trouver du plaisir. Il lui arrive de régurgiter, mais c’est beaucoup moins fréquent que chez les autres patients. C’est cette notion de plaisir qui est gênante pour lui trouver un traitement adéquat. - Je ne comprends pas… Où est le problème alors ? - Elle peut y rester… en mourir. Son incapacité à adapter la quantité d’aliments qui lui est nécessaire en fonction de ses besoins énergétiques, régulation qui se fait grâce à des neuromédiateurs chimiques qui agissent au niveau de l’hypothalamus, risque d’entraîner des dégâts considérables au niveau de son système digestif ou tout simplement au niveau cardiaque. - Et ce traitement que vous lui appliquez maintenant, il consiste en quoi ? - Deux choses : l’isoler pour qu’elle ne soit plus en contact avec des aliments, parce que malheureusement, elle pourrait prendre plaisir à avaler de la nourriture qui n’est pas nécessairement attrayante… 121 - Comme la cuisine de cet hôpital, l’interrompit Quinchon qui avait encore en mémoire les somptueux repas qu’il avait dû affronter durant son court séjour. - Par exemple, sourit le médecin qui paraissait partager son avis sur cette épineuse question… Et deuxièmement, nous lui faisons des injections d’extraits thyroïdiens qui devraient lui permettre de ne plus souffrir de ses compulsions alimentaires. Le médecin s’interrompit, perplexe. - J’avoue que je suis plutôt pessimiste sur les chances de succès de cette stratégie … - Pourquoi ? - Comment dire… J’ai l’intuition que les rapports pathologiques que Céline a établis avec la nourriture sont davantage liés à un déséquilibre d’ordre mental… psychologique… Mais nous devons reconnaître que nous avons échoué dans les différentes thérapies que nous avons tentées avec elle… - Si vous le voulez bien, je voudrais revenir à cette question concernant l’autonomie dont disposait votre patiente durant ses séjours ? Montignac avait une première fois éludé cette remarque, mais son embarras devenait de plus en plus palpable. - La règle veut qu’un patient interné dans notre service n’ait pas l’autorisation de le quitter… mais j’avoue que… - Qu’il n’y a pas de surveillance… - Disons que le personnel est assez surchargé et n’a pas toujours le temps… - N’en dites pas plus ! Et surtout ne rejetez pas la responsabilité sur le personnel, c’est si bas ! Parlez-moi plutôt des rapports entre Céline et son père, de sa réaction à son décès… Montignac, profil bas, raconta tout ce qu’il savait, n’omettant pas l’épisode de la praline fatale et la réaction du docteur Margone lors de leur entretien. Quinchon sortit de cet entretien épuisé, mais convaincu que chaque année, Céline Bruneton célébrait l’anniversaire du décès 122 de son père d’une façon très personnelle. En 2002, un an après la mort de Claude Bruneton, elle avait fait une victime. Pour souffler les deux bougies de son orphelinat, elle en avait trucidé deux et en 2004, bien que les dates ne correspondent pas vraiment, elle s’était offert le scalp de trois cardiaques. A moins que quelqu’un d’autre n’ait découvert ce macabre cérémonial et en ait profité pour régler quelque contentieux ? Avant de replonger dans la dernière ligne droite de sommeil avant la libération définitive de ses entraves, il se rappela cette maxime qui égaya son repos : « Il n’y a pas d’amour plus sincère que celui de la nourriture »(*) (*) Georges Bernard Shaw 123 XXI Allez les loups ! La solitude du buveur de Chimay bleue.(*) Dans le bistrot, il était le seul consommateur de cette bière forte, chère, réjouissante. Il se sentait iconoclaste et prétentieux de se permettre des dépenses aussi déraisonnables alors que la chope coûtait la moitié du prix de ce breuvage réservé à l’élite. Il lisait le mépris dans le regard des autres consommateurs, comme un reproche de ne pas faire partie du consensus spongieux des buveurs de pintes, exclu des cagnottes, Quinchon s’en moquait. Il savourait. Une bouffée de Gauloises blondes et une gorgée de Trappiste. Un étrange moment de bonheur, de détente, d’interdit, de danger. La boisson et le tabac qui pénétraient son corps lui faisaient du bien, lui procurait un plaisir sensuel interdit. Formellement ! Debout au coin du bar de ce café inconnu, il observait, spéculait le nombre d’années qu’il restait à vivre à ces buveurs tristes, lui qui savait qu’en adoptant un mode de vie déraisonnable, il ne lui faudrait pas des mois pour renouveler cette expérience médicale. Vivre sur le fil du rasoir. Oser enfreindre les recommandations de la faculté. Jouer avec l’infarctus comme au chat et à la souris. Ridicule ! Boire à la santé de Nancy. Quel beau prétexte ! William l’attendait, debout à l’entrée du domaine, cet îlot de quiétude et de sérénité, retour aux sources d’une vie paisible. (*) Pour plus de détails sur les états d’âme d’un buveur de Chimay bleue, lire, du même auteur, « L’homme à la Chimay bleue », Editions Chloé des Lys, 2007. 124 Tout le monde ignorait, dans cette famille, le dernier malaise dont il avait été victime. Quinchon ne voulut pas l’évoquer. - Vous me semblez fatigué, lui lança le footballeur. - En effet, je le suis et je dois avouer que cette journée ne m’a pas apporté que d’excellentes nouvelles… enfin… n’en parlons plus… Et vous, comment cela s’est passée cette journée au Tivoli ? - Magnifique. Je suis presque gêné d’avouer à quoi sont payés les joueurs professionnels et… en plus, il est fort probable que je sois repris dans les 18 pour ce week-end, avoua-t-il, hilare. Encore un de ces termes barbares auxquels le détective ne comprenait rien : « être repris dans les 18 » devait sûrement signifier une excellente nouvelle mais… - Justement… - Mais oui, l’interrompit William, j’ai demandé au capitaine de l’équipe à qui je devais m’adresser pour le rendez-vous que vous m’avez demandé d’organiser et… - Et ? - Il m’a déconseillé, surtout en tant que néophyte dans le club de poser trop de questions en rapport avec l’argent… Vous comprenez ma situation ? - Je ne souhaite absolument pas vous causer des ennuis, mon cher William, surtout si vous êtes repris dans les 18. - C’est gentil. - Si vous me parliez plutôt de ce Renard. Quelle est sa fonction exacte à la RAAL ? - C’est le directeur technique. - Mais encore ? - Manager si vous voulez. - D’accord… expliquez-moi ce que fait ce garçon de ses journées ? - Il s’occupe des joueurs, des transferts, des contrats, des négociations en vue de reconduire ou non les conventions entre les joueurs et le club, il va visionner des garçons qui pourraient renforcer l’équipe… Tout cela bien évidement sous la 125 responsabilité du Président et en collaboration avec le staff technique. - Donc, il s’agit là d’une personne qui exerce d’assez hautes responsabilités… - Bien sûr ! - Et qui manipule beaucoup d’argent. - C'est-à-dire que… - Je sais, vous ne souhaitez pas vous exprimer à ce sujet, n’est-ce pas ? - Non. Le footballeur était gêné. - Je ne comprends pas pourquoi vous me posez toutes ces questions… - Le père de votre Renard, comment s’appelle-t-il encore de son prénom ? - José. - Le père de José Renard est décédé la semaine dernière dans le service où j’étais moi-même hospitalisé, exactement le lendemain de mon admission et… sa mort me semble un peu bizarre. - Que voulez-vous dire ? Vous êtes chargé de ce dossier ? - Non… pas officiellement. Disons que comme le hasard me place, par votre intermédiaire, en contact avec quelqu’un qui fréquente le fils de la victime, je me suis dit que j’allais essayer d’en savoir un peu plus… Voilà ! - Je comprends. - Et comme deux jours plus tard, c’est un généreux sponsor du club, un nommé Salamone qui décède, je me demande si le milieu du football ne me permettrait pas de comprendre s’il y a un lien entre ces deux disparitions. - C’est un vrai merdier… - Je ne vous le fais pas dire ! - Mais… je crois que je ne pourrai pas vous aider, confessa William. - Si ! D’une façon très simple et sans risque de vous voir disparaître des 18 ! 126 - Ah bon ? - Essayez simplement de savoir si Maurice Renard et Octavio Salamone aimaient les pralines ? - Les… ? - Les pralines ! Vous savez ce que c’est ? Quinchon planta le solide défenseur de la RAAL à ses réflexions, extraordinaire dribble verbal, et s’en alla rejoindre Martin et Chloé pour les embrasser, meilleur remède contre tous les cafards du monde. William se demanda si l’infarctus affectait les facultés mentales de ceux qui en sont victimes. Football et chocolat ne faisaient pas bon ménage. 127 XXII La vie en rouge Le soleil allait se lever. On sentait poindre un peu de clarté à l’horizon et Hubert Portivec y voyait la promesse du terme d’une nuit calme, la perspective de retrouver son petit pavillon dans la banlieue de Guingamp pour y jouir de quelques heures d’un repos bien mérité. Cela faisait près de quinze ans qu’il assumait, à tour de rôle avec son collègue Marmont, les gardes de nuit à la caserne des pompiers de la ville. Un boulot tranquille, jamais sur le terrain, la solitude du planton. De toute façon, depuis son accident, il était incapable de grimper sur une échelle, de manier la lance ou de briser des portes à coups de haches pour sauver des vies humaines. Recasé dans cette fonction, après cette chute lors d’un banal exercice de routine, il terminait sa carrière, à l’abri du danger et sans attendre de vaines et fastidieuses possibilités de promotion dans les services administratifs, comme souvent le commandant le lui avait suggéré. Il assumait la raideur parfois douloureuse de cette jambe comme un ecclésiastique accepte les contraintes de son vœu de chasteté, avec fatalité et sans enthousiasme ! Pourtant aujourd’hui la vie d’Hubert Portivec allait prendre une tournure inattendue, définitive, un rebondissement digne des romans policiers qu’il dévorait, vorace, lors de ces nuits de veille. Son rêve, lorsqu’il serait admis à la retraite, c’était d’en écrire un. D’essayer ! Il en connaissait déjà le synopsis, cela se passerait dans une caserne de pompiers, bien évidemment. La relève arrivait à sept heures. Encore une bonne heure. Le temps nécessaire pour lire les trois derniers chapitres de « La vie en rouge »(*) de Max Allan Collins, un de ses auteurs favoris. (*) Gallimard. Série Noire N° 2204 128 On frappa violemment à la porte de la caserne. Etrange. Il ne pouvait évidement pas recevoir de visites pendant la nuit, même de ses collègues. Par l’interphone, il interrogea : « Qui êtesvous ? Que voulez-vous ? » Une voix ferme et essoufflée lui répondit : « Ouvrez… nous venons d’avoir un accident…C’est un enlèvement…des morts … la voiture en feu sur la nationale… je suis médecin … ouvrez ! » Portivec hésita. - Je vais appeler les secours… c’est l’affaire de quelques minutes. De l’autre côté, la voix désespérée supplia : « Ils veulent ma peau… ouvrez… je vous en conjure Ils veulent m’assassiner ! » Cette histoire de voiture en feu sur la nationale, il était au courant. Cela faisait deux heures qu’un appel l’avait averti et qu’il avait envoyé une équipe. Que faisait cet homme à la porte. Pourquoi les secours ne l’avaient-ils pas embarqué ? Une dernière supplique : « Je vous en prie… » Pourquoi Portivec n’avait-t-il écouté que son cœur ? Pourquoi avoir quitté cette pièce sécurisée, ce bocal protégé, aseptisé pour se précipiter vers cet homme misérable qui semblait à l’agonie ? Préférant frapper aux portes de la caserne plutôt qu’à celles de l’enfer. Personne ne rendra hommage au courage de ce pompier, imputant sa mort à une faute professionnelle inconséquente plutôt qu’à un acte de bravoure aussi beau qu’inutile. Lorsque prudemment Hubert Portivec ouvrit le battant vert de l’huis donnant accès à la cour de la caserne, il n’eut que le temps d’entendre résonner à ses oreilles deux courtes rafales de mitraillettes claquant dans le silence de la nuit. Il ressentit quelques picotements, de légères déchirures et sentit un puissant flot de sang jaillir de sa bouche. Terminé. Rideau tiré sur la trop brève existence d’un pompier bancal. Margone avait tout tenté. Se réveillant encadré par deux brutes épaisses, l’une à l’haleine de vinasse et l’autre empuantissant l’habitacle de 129 l’automobile de son odeur d’eau de toilette musquée, il s’était brutalement rebellé, sautant sur le conducteur et provoquant le dérapage de la voiture qui s’était s’encastrée dans un platane qui bordait la nationale. Un arbre paisible qui n’en demandait pas tant. Bloqué sous le poids mort du barbare parfumé, il était parvenu à s’extraire de la limousine au prix de pénibles contorsions. Il s’était mis à courir. Une course effrénée, juste perturbée par le bruit d’une explosion. Haletant, il avait espéré qu’ils soient restés coincés dans le brasier quand un coup de feu résonna à ses oreilles. Il y en avait au moins un qui s’en était sorti et déjà, il était à sa poursuite, préférant s’acharner sur sa proie que de se préoccuper d’assister ses complices. Un obstiné. Un malade ! La caserne des pompiers fut l’ultime espoir du médecin, comme une ambassade, ce terrain neutre où l’on peut se garantir un peu de sécurité. Le docteur Margone supplia, implora le préposé de lui ouvrir les portes, ultime refuge pour s’extraire de ce cauchemar. La dernière image qui resta gravée dans la mémoire du cardiologue fut celle de ce visage stupéfait, cet homme de cinquante ans, ce monsieur tout le monde en habits de pompier, la mine terrorisée, dont le ventre éclata comme une baudruche, terrifié par cette rencontre inattendue et romanesque avec la mort correspondant si peu avec le personnage qu’il fut durant son insipide existence. Lui, Hubert Portivec n’avait jamais pensé être victime d’un assassinat comme il en avait vécu des centaines dans les polars dont il se délectait. La police de Guingamp découvrit deux cadavres enchevêtrés, bouillie de tripes et de sang. A quelques mètres, gisait Nicolas Smolensk, mourant, un bras arraché, le visage ensanglanté laissant encore paraître un rictus cynique. Son message était limpide, il avait accomplit sa dernière mission et pouvait mourir serein. Son testament de tueur à gages. 130 Le corps de Margone fut transféré à l’institut médico-légal, en attente d’identification, la victime ne portant sur elle aucun papier, rien qui ne puisse aider la police à donner un nom à ce défunt pratiquement méconnaissable, tant Smolensk s’était acharné à tirer à bout portant sur la figure de celui qui fut un des plus grands séducteurs de l’univers médical belge. Un homme qui brisait les cœurs mais avait fait son métier de les guérir. Vivant, il incarnait le paradoxe. Mort, il sombrait dans la banalité cadavérique et pire encore dans l’anonymat le plus complet. Triste fin ! 131 XXIII Et merci pour les chocolats ! Quinchon fut surpris par l’appel de Montignac. Le psychiatre accédait finalement à sa requête, acceptant que le détective s’entretienne avec Céline Bruneton, à condition qu’il puisse assister à l’interrogatoire. - Il ne s’agit pas d’un interrogatoire, docteur. Je vous rappelle que je ne suis pas policier et que je souhaiterais juste poser quelques questions à cette jeune fille. La question était grave. Qu’allaient-ils faire si, au terme de cette conversation, elle reconnaissait sa culpabilité dans plusieurs assassinats ? En informer les autorités, à tout le moins ! Le détective n’appréciait pas cette perspective. Balancer des coupables à des flics somnolents ne faisait pas partie de ses pratiques, mais y avait-il d’autres possibilités ? De toute manière, elle serait reconnue irresponsable et terminerait sa vie en HP, elle deviendrait l’icône de la monstruosité. Une histoire dont se gaveraient les affamés du scandale sanguinolent qui se délectent de cette presse au rabais. Elle demeurait prostrée dans un coin de la chambre, assisse à même le sol, le visage dissimulé sous une longue coiffure filandreuse et mal entretenue. Le tout donnait l’image d’une masse épaisse, d’une chose ronde, à peine humaine. Elle était vêtue d’un peignoir à la propreté douteuse, un vêtement duquel s’échappaient des membres adipeux à la peau blême. Montignac aurait voulu la préparer à cette rencontre, mais le brillant psychiatre s’était découragé face au mutisme de Céline. Quinchon, quant à lui, avait repoussé l’idée d’agrémenter sa visite en lui faisant cadeau d’un ballotin de gourmandises chocolatées, 132 craignant les foudres du toubib. Il s’était contenté d’une friandise qu’il avait dissimulée au fond d’une poche. Son arme secrète. - Vous êtes inconscient, avait hurlé le toubib, vous n’avez quand même pas pensé sérieusement lui offrir des pralines. - Si ! - Ne me faites pas regretter de vous avoir autorisé cette rencontre, monsieur Quinchon. Le détective n’avait pas la moindre idée quant à la manière dont il allait aborder la malade. - Comment lui avez-vous présenté cette visite, docteur Montignac. - Par un mensonge. Je lui ai dit que vous étiez un vieil ami de son père, que vous le rencontriez souvent au stade et que vous souhaitiez prendre de ses nouvelles. Le football ! Toujours ce satané football qui revenait dans cette histoire comme si un monde sans foot ne pouvait pas exister. - Je n’y connais rien en football. - Improvisez ! - Facile à dire ! - Céline, je te présente monsieur Quinchon qui voulait absolument savoir si tu allais mieux. Silence. Elle tourna lentement la tête vers les deux hommes et tenta un sourire. Une grimace plutôt. - ‘Jour ! Elle parle, c’est déjà ça. - Bonjour Céline, j’avais prévu de t’apporter un petit cadeau, mais le docteur n’a pas voulu. Quinchon sentait le psychiatre fulminer à ses côtés, mais il se taisait, dissimulant mal son agacement. - Un cadeau ? - Oui, mais comme tu es au régime… - Un cadeau… comment ? - Je ne sais pas… Qu’est-ce qui t’aurait fait plaisir ? Des fleurs ? - Non ! Je n’aime pas les fleurs. 133 Montignac était à bout. - Quinchon ! Cessez ce petit jeu. - Quel petit jeu docteur, demande la jeune fille qui semble retrouver un peu d’entrain. J’aime bien les jeux. - Après tout ! Le médecin se rua vers la porte de la chambre et s’en alla, furibond. - Il est fâché, apparemment, dit Quinchon. Ils attendirent que les pas du psychiatre s’éloignent pour reprendre cette conversation à peine ébauchée. - Tu n’aimes pas les fleurs, alors ? - Pas tellement. - Tu aurais aimé que je t’apporte des bonbons ? - Oui… mais je ne peux pas en manger, le docteur veut absolument que je maigrisse. - Je sais. - Et moi… je n’ai pas envie. - Tu es… comment dire… tu es un peu trop… - Trop grosse ! Je sais. M’en fous ! - Tu serais peut-être plus… - Plus quoi ? Plus jolie ? - Oui ! - Papa m’aimait bien comme ça. Gagné ! Elle avait elle-même orienté la conversation vers son père, sans que Quinchon ne doive induire le sujet. - Moi aussi, je l’aimais bien ton papa. - Vous le connaissiez ? Moi je ne vous connais pas. Elle s’exprimait comme une enfant. Une femme énorme, paraissant bien plus âgée que ses trente-deux ans et qui parlait comme une petite fille. - On se rencontrait aux matchs. On buvait quelques verres. C’était le bon temps. - Des « Manons ». - Pardon ? 134 - Je voudrais que vous m’apportiez des « Manons ». C’étaient les pralines préférées de papa, il était capable d’en manger dix d’affilée. Elle mima les gestes de goinfrerie de son père, n’avalant que de l’air. Elle se mit à rire. - C’est vrai que des pralines c’est un beau cadeau à offrir à une personne qui est hospitalisée. Quinchon avait résolument adopté le ton d’un langage approprié lorsque l’on s’adresse à une débile. Il parlait lentement, calmement. - Tu en apportais à ton papa quand il était malade ? - Oui, même que le docteur m’engueulait… celui-là… Quel con ! - Cela t’arrive de porter des chocolats aux autres malades de l’hôpital ? - Parfois ! - Quand ça ? Elle se tut. - Chaque année, c’est ça ? Elle se renfrogna, comme une môme prise en flagrant délit de chapardage. Elle faisait l’aveu de plusieurs meurtres et réagissait comme si on l’accusait d’une broutille. Céline ne connaissait pas le moindre remords. - Comment vous le savez ? - Je l’ai deviné. De la poche intérieure de son veston Quinchon sortit une barre chocolatée « Galler ». Il la brandit devant les yeux éberlués de Céline, comme un dresseur d’ours le ferait d’une sucrerie destinée à conditionner l’animal, à peine honteux de sa démarche. - Je te donne ceci si tu m’expliques. Elle se redressa de sa position fœtale, se mit à saliver de manière écœurante, fixant la friandise d’un regard dément. Elle raconta les meurtres et chaque épisode de son histoire était agrémenté d’un quartier de chocolat que Quinchon lui lançait de peur qu’elle ne le morde. Tout cela était odieux, le détective en était conscient. 135 Céline Bruneton reconnaissait que c’était enfantin d’introduire les pralines mortelles dans la gorge des malades assoupis. Ele ajouta même qu’elle prenait assez bien de plaisir à les observer s’étouffer au rythme de la liquéfaction de la délicatesse, à voir les visages de ces victimes bleuir doucement, les yeux quittant progressivement leurs orbites sous l’effet de la conscience de la mort qui arrive. Une demi-heure plus tard, Marcel Quinchon quittait la chambre de Céline Bruneton. Il venait de résoudre quatre énigmes. Passée aux aveux, grâce à un chocolat ! Elle n’était en rien responsable de la mort de Salamone et de Renard. Quinchon en arrivait même à le regretter. C’eût été si simple ! Le détective pensa longtemps à l’absence de repentir de la jeune femme, à cette irresponsabilité qui lui vaudrait sûrement des circonstances atténuantes. Une phrase lui revint en mémoire : « Les folies sont les seules choses qu'on ne regrette jamais.(*)». (*) Oscar Wilde, « Le portrait de Dorian Gray » 136 XXIV Passage à tabac - Vous avez quitté l’appartement de mademoiselle Cornet vers vingt-trois heures, c’est bien cela ? Quinchon avait répondu de mauvaise grâce à cette convocation à se présenter dans les plus brefs délais dans les bureaux de le police de La Louvière. Le fonctionnaire mal rasé semblait se désintéresser totalement de la mission qu’on lui avait confiée, la thèse du suicide s’avérant d’une telle évidence. Mais comme le commissaire n’avait laissé planer aucun doute sur l’absolue nécessité d’entendre ce témoin, l’inspecteur Frichoux s’acquittait de sa tâche, espérant pouvoir classer rapidement l’affaire. Définitivement et qu’on l’enterre, que diable ! L’affaire comme la suicidée ! - D’après l’autopsie, il semblerait que la victime ait entretenu des rapports sexuels un peu avant de mourir ! - Oui ! - Avec vous ? - Oui ! - Rapports normaux ? - Qu’est-ce que vous entendez par là ? - Ben… - Précisez votre pensée ! - Ecoutez ! Ne compliquez pas les choses… des rapports normaux, vous savez ce que c’est des rapports normaux… ? - La notion de normalité, monsieur l’inspecteur, voilà bien un débat séculaire. - Séculaire ou pas répondez à ma question ! - Rapports normaux ! Affirmatif ! Fellation, pénétration, éjaculation le tout emballé, pesé en quelques minutes. Pas de quoi fouetter un chat ! 137 L’inspecteur ne semblait pas percevoir l’ironie. Un flic quoi ! - Où se trouvait mademoiselle Cornet lorsque vous l’avez quittée. - Dans son lit, bouleversée par le bonheur intense que je venais de lui procurer. Il me semble même qu’elle ait connu un bref mais intense orgasme. - Comment expliquez-vous son geste ? - Lequel ? - Cette… cette défenestration. Le détective finit par admettre qu’il serait peut-être préférable de collaborer avec le fin limier au risque d’y passer la journée. - Nous ne nous connaissions que depuis quelques jours. En réalité elle travaille… enfin je veux dire elle travaillait au service de cardiologie de l’hôpital du Tivoli où j’ai fait sa connaissance lors d’un récent séjour. - Vous êtes cardiaque ? Une fois de plus, et ceci à l’adresse de certains comiques qui prennent un malin plaisir à se moquer de la gendarmerie nationale et du manque de subtilité endémique de ses membres, force est de reconnaître que l’inspecteur Frichoux faisait ici preuve d’une indubitable sagacité pour ne pas dire d’une incontestable perspicacité. - En effet, j’ai connu quelques soucis coronariens ! - Et alors ? - Cela va beaucoup mieux ! - Ce n’est pas cela que je vous demande. - Excusez-moi ! Quelle était votre question ? - Comment expliquez vous qu’après… Attendez, je relis votre déclaration… C’est cela… Comment expliquez-vous « qu’après un bref mais intense orgasme » je vous cite, elle décide de se jeter par la fenêtre ? Si toutes les femmes en faisaient autant, nous passerions nos journées à les ramasser. Les trottoirs ressembleraient à des dépotoirs de femmes comblées ! Il avait l’air assez satisfait de ce qui lui paraissait être un bon mot. Quinchon le trouvait douteux …pour ne pas dire facile. 138 - Etes-vous convaincu que toutes les femmes jouissent, demanda le détective ? - Là n’est pas la question. - Peut-être, mais la question de la simulation reste d’actualité ! - Nous nous éloignons, monsieur Quinchon. La police n’est pas mandatée pour poursuivre toutes les femmes se rendant coupables de simulation d’orgasme. - J’avoue que je ne comprends pas. - Mademoiselle Cornet était-elle ivre ou sous l’emprise de la drogue. - Absolument pas ! - Dépressive ? - C’est-à-dire que… - Enfin… vous allez, enfin, me donner l’information qui me manque pour boucler ce dossier… Je vous écoute ! - Je ne m’explique pas le geste de Nancy si ce n’est que peutêtre était-elle plus amoureuse de moi que je ne l’étais… Par contre, et la chose me paraît éventuellement plus essentielle, j’aimerais beaucoup profiter de ma présence en ces locaux pour vous parler de certains meurtres commis ces dernières années à l’hôpital du Tivoli, ainsi que de l’étrange disparition d’un cardiologue. - Pardon ? L’inspecteur dévisagea Quinchon comme s’il assistait au retour de la momie. Le spectre réincarné du docteur Petiot ne l’aurait pas autant effrayé ! Ebahi ! Abasourdi ! Il se leva brutalement, manquant de faire choir sa chaise et se mit à courir vers le bureau de son chef en hurlant « Commissaire, commissaire, y a un fou qui a une déclaration à faire… » En établissant une rapide comparaison entre le commissaire Vigouroux et l’inspecteur Frichoux, à l’œil nu, on comprenait pourquoi l’une était le supérieur de l’autre. Et pas uniquement parce que, dissemblance fondamentale, le commissaire était une femme, ce qui n’était pas le cas de son subalterne un peu lourdaud. D’esprit, du moins ! Tant Frichoux semblait empâté 139 cérébralement, l’esprit rudimentaire et peu motivé par sa fonction, tant son supérieur hiérarchique affichait la mine chafouine, voire sournoise d’un limier passionné - dit-on une « limière » ? - par son métier, méticuleux, subtil, en un mot, elle affectait une mine malicieuse. Quinchon raconta toute l’histoire, n’omettant que sa rencontre avec l’inspecteur Bolet. Pourquoi risquer de causer des ennuis à un aussi brave homme. Pas une seule fois le commissaire ne l’interrompit. Elle observait Quinchon d’un regard plein d’espièglerie, mâchonnant un crayon entre des dents qu’elle avait, ma foi, fort jolies, prenant ça et là des notes, surtout concernant les dates, les noms, les lieux. Elle toussota lorsque le détective en eut terminé de son récit. - Ça n’est pas une mince affaire que vous me racontez là, monsieur Quinchon. Je vais devoir appeler le Procureur. - Et moi, reprendre mon récit. - Evidement. Vous permettez ? Elle se leva. Le commissaire Vigouroux avait la démarche gracieuse et élégante des sportives. A chaque pas, le balancement harmonieux de ses hanches attirait le regard sur un derrière ravissant. Cela lui rappela, fugace mélancolie, qu’il n’avait pas eu l’occasion d’exaucer les dernières volontés de Nancy. Quelques instants après, elle réapparaissait, éblouissante. - Ce Margone n’est pas un inconnu de nos services, monsieur Quinchon. Il me semblait bien que ce nom me rappelait quelque chose. Basilio Margone, 36 ans, cardiologue, domicilié à Mons, Rue des Mésanges. C’est bien lui ? Elle exhiba une photo où le toubib trônait au centre d’un groupe de femmes très légèrement vêtues, brandissant une coupe de champagne à l’inconnu qui se trouvait derrière l’objectif. - Pas de doute, c’est bien lui. - Outre ses activités professionnelles officielles pour lesquels tout le monde est unanime à reconnaître ses compétences, votre cardiologue est également actionnaire, généralement majoritaire, d’un certain nombre d’établissements pour couples échangistes, 140 partouzeurs ou autres personnes appréciant les pratiques sexuelles de groupe. Qui plus est, c’est un joueur invétéré. Poker. - Et la chose est répréhensible, demanda Quinchon, naïf ? - En soi non, du moment que les lois soient respectées. Les gens qui fréquentent de tels établissements doivent être majeurs et consentants. Et, il se fait que suite à une plainte, des collègues ont effectué une descente dans une de ces prétendues discothèques. Ils y ont découvert pas mal d’irrégularités : drogues en tout genre, surtout de la cocaïne, personnes en séjour illégal, pour la plupart des filles provenant des Balkans s’adonnant à la prostitution, des salles de jeux clandestines… quant à la comptabilité, n’en parlons pas, à peine 10% des recettes étaient déclarées. - Et Margone, là-dedans ? - Il a été inculpé, mais laissé en liberté. Il est vrai que certaines personnalités, des clients évidemment, sont intervenues pour qu’un minimum d’information ne transpire dans la presse. Il faut avouer que le fichier de l’établissement ressemblait plus au bottin mondain qu’à une liste d’attente de candidats bénéficiaires au RMI. La boîte a été fermée bien sûr. Pendant que le commissaire Vigouroux, en verve narrait les exploits extraprofessionnels du médecin, Quinchon regardait attentivement les photos qui s’étalaient devant lui. Des clichés réalisés en pleine fiesta, des sexes étalés au grand jour, des bides grassouillets, des poitrines effondrées et quelques jolies filles, sans doute les professionnelles, rémunérées pour faire le nombre, les seules à ne pas sourire béatement. De fait, quelques personnalités semblaient apprécier les loisirs organisés par le docteur Margone. Bouffartigue se serait repu de cet étalage de viandes pour la plupart périmées, voire parfois largement faisandées. - Vous prétendez donc, monsieur Quinchon que quatre hommes se faisant passer pour des policiers se sont présentés à l’hôpital pour interroger Margone puis l’ont emmené, menotté ? Ai-je bien compris ? 141 - C’est ce que l’on m’a dit. Je n’étais pas présent, mais ce qui est certain c’est qu’il ne s’est plus présenté à son travail depuis. - Je ne crois pas à une mise en scène. - Un enlèvement, donc ? - Les milieux qui gèrent ces cabarets sont proches du banditisme. Si Margone a dit ou fait quelque chose qui ne plaisait pas aux autres actionnaires, ils sont capables de tout ! Vous connaissez le monde du bâtiment ? Meilleurs amis du monde le lundi, coup de couteau dans le dos le mardi, enterrement le mercredi. - Sur la photo, là, ne serait-ce pas Octavio Salamone ? Quinchon désignait un personnage à moitié nu posant le sexe dans une tentative de garde à vous et un cigare, plus gros que le sexe en question, entre les lèvres, un sourire de maquereau barrant son visage bouffi. D’un ridicule complet ! - Possible ! - Il n’était pas impliqué dans l’actionnariat des petites combines de Margone ? - Sais pas. Elle semblait s’intéresser autant aux réflexions de Quinchon qu’au cours du yen. Quinchon insista. - En tout cas, cela prouve que les deux hommes se connaissaient avant que l’entrepreneur ne débarque, un infarctus sous le bras, dans le service du docteur Margone. - En effet ! Devant ce manque d’enthousiasme Quinchon abdiqua et partagea le mutisme ambiant. Il alluma une Gauloise Blonde, espérant qu’elle pousserait des cris véhéments sur la réglementation qui interdit le tabagisme dans les bureaux administratifs. Il n’en fut rien, elle l’imita. Elle avait une manière bizarre de fumer, rejetant la fumée à peine inhalée par des narines dont la gauche était ornée d’un discret petit brillant. Il aurait pu la croiser en mille circonstances, jamais il n’aurait parié un kopek, même dévalué, sur le fait que cette femme soit commissaire de police. 142 En général, Quinchon appréciait les gens qui ne ressemblent pas au métier qu’ils font. Un éboueur en smoking, un notaire en jogging, c’est plus joli que l’inverse. Il rêvassait et elle pianotait sur son PC. Fébrile. - Aurez-vous encore besoin de moi, commissaire ? - Non. Elle ne s’aperçut même pas qu’il s’en allait. Déçu. Il l’aurait volontiers invitée à boire un verre. Et plus si affinités… Deux, par exemple. 143 XXV Grosse colère et funérailles de seconde classe. - J’ai prétexté ma sélection pour le match de samedi contre le Sporting de Charleroi et j’ai offert une tournée générale de pralines. Ça m’a coûté une fortune ! - L’idée est originale, mon cher William. Et les résultats de ce sondage ? - Les joueurs ont rigolé ! - Ah bon ? - Il paraît que le chocolat est mal vu dans le monde du football. Un joueur se serait fait viré de son équipe pour avoir mangé une tartine au « choco » ! - Drôle d’univers que celui du foot professionnel ! - Donc j’ai distribué les ballotins aux membres du personnel qui, évidemment, étaient ravis. - C’est tout ce que cette onéreuse manipulation vous a permis de découvrir. - Je garde le meilleur pour la fin. Mais ce n’est pas vraiment drôle. - Je vous écoute. - José Renard m’a regardé stupéfait quand je lui ai tendu le paquet, comme s’il sentait que je lui tendais un piège. Il a bafouillé un merci gêné en me promettant de transmettre au Président le cadeau en question. Cela ne prouvait pas grand’ chose, mais Quinchon se fit la réflexion que la praline avait un effet perturbant sur le moral de la direction de la RAAL ! William reprit : « Après l’entraînement du matin, nous étions occupés à dîner lorsque le Président a fait irruption dans notre réfectoire. Il semblait particulièrement énervé. Nous avons eu droit au laïus classique sur l’importance d’un succès contre le Sporting, l’ennemi héréditaire, contre lequel la victoire, outre les 144 trois points, revêtait aussi une valeur symbolique. Rester le premier club de la région semble avoir une importance capitale pour lui. Bon, tout ça est assez banal, sauf qu’après nous avoir promis une prime spéciale au cas où nous gagnerions le derby, il s’est tourné vers moi, furibond, et m’a dit : « Quant à vous, Piret, c’est parce que je ne veux pas interférer sur les décisions du coach, mais si ça ne tenait qu’à moi, vous seriez écarté pour cette rencontre ! Le coup des pralines n’est vraiment pas de bon goût ! » Et il a balancé la boîte à travers la tablée… J’avoue que je n’en menais pas large. ». - C’est très intéressant tout ça ! - C’est vous qui le dites ! - Mais cette colère, vous avez cherché à la comprendre ! - Bien sûr, mais j’étais tellement désemparé que je ne savais plus quoi faire. Le coach m’a appelé et m’a conseillé d’aller trouver le Président personnellement et de lui présenter mes excuses. - Des excuses ? Pour quelle raison ? - Personne n’a voulu m’expliquer. - Vous êtes allé le trouver ? - Ben oui… - Continuez William ! - Il a commencé par s’excuser de s’être emporté, puis il m’a expliqué que deux de ses amis étaient décédés récemment à cause d’une praline. Le papa de José Renard et monsieur Salamone, un grand ami du Président… Je dirais même… plus qu’un ami, si j’ai bien compris. - Oui, un fameux pourvoyeur de fonds pour le club, surtout ! - Tout cela prouve que vous avez raison monsieur Quinchon ! - Franchement, je regretterais que vous ayez des ennuis à cause de cette enquête… mais je ne m’attendais pas à une telle ingéniosité de votre part. - Manon Vigouroux au téléphone… 145 La délicieuse commissaire avait donc un prénom de praline. Quelle douce et dramatique coïncidence. - Bonjour commissaire… - Vous êtes parti un peu précipitamment, tout à l’heure, vous n’avez même pas signé votre déposition ! - Je vous ai demandé l’autorisation de me retirer pourtant ! - Ah bon ! Me rappelle pas. - Vous étiez plongée dans une profonde réflexion qui me semblait alimentée par les informations distillées par votre ordinateur. - C’est possible ! - Que puis-je pour vous ? Dois-je me représenter dans l’heure au commissariat juste pour y signer ma déclaration. - Non… Cela peut attendre, je voulais vous signaler qu’on a retrouvé le docteur Margone… - Excellente nouvelle ! - Pas vraiment. - Il est… ? - Mort ! Tout ce qui a de plus mort. Et même… particulièrement amoché. - Où l’a-t-on retrouvé ? - A Guingamp ! - Guingamp… en Bretagne ? - Ben… oui ! Vous connaissez un autre Guingamp ? - Non ! Que s’est-il passé ? - Au départ, un accident de la route, trois cadavres calcinés dans une voiture… impossible de les identifier pour l’instant, puis une cavale. Margone a tenté d’échapper à son bourreau, il est mort au moment où un brave pompier qui y a laissé sa peau, lui aussi, lui ouvrait les portes de la caserne, à quelques minutes près… enfin… L’assassin est un certain Nicolas Smolensk, ce nom vous dit quelque chose ? - Vous savez, je ne fréquente pas beaucoup les tueurs à gages. Elle ne releva pas l’ironie. - De toute façon ce Smolensk est mort également. On ne comprend pas comment, dans l’état où il se trouvait, il a pu 146 trouver la force de poursuivre Margone sur près d’un kilomètre et l’achever. - Et Margone ? - Difficilement identifiable, mais la comparaison des fichiers dentaires est formelle, c’est bien lui. La moitié de son visage est aux abonnés absents. La figure complètement explosée ! Dommage, à l’origine, il était plutôt bel homme… enfin, d’après les photos… Personnellement… - Bien, qu’attendez-vous de moi, demanda Quinchon. - Savoir si ces informations vous intéressaient ? Si… vous pouviez m’aider… - Non. Je suis désolé. Je ne vois pas en quoi je pourrais vous être utile... La voiture, peut-être. - Immatriculée en Belgique, sans doute un véhicule de location, pas sûr. Un inspecteur s’occupe de cette piste, mais on suppose que, comme d’habitude, le loueur aura présenté des faux papiers …ça ressemble à des professionnels. - La question est de connaître les raisons de son enlèvement et de son exécution … - Nous fouillons son passé… Son présent aussi… - Concernant Céline Bruneton ? - Nous procédons à son arrestation demain. - Pardon ? - Elle est coupable de quatre meurtres quand même. - Absolument pas ! Elle n’a rien à voir dans la mort de Salamone ni dans celle de Renard. De toute manière, elle ne peut être considérée comme responsable… Elle doit être soignée. Elle est … folle ! - Des mesures de placement seront prises, ne vous inquiétez pas. - Et la presse ? - Elle sera au courant bien sûr… - Vous n’avez pas peur que… - Que ? - Qu’on la diabolise. Qu’on en fasse le nouveau monstre… que les médias donnent d’elle une image… 147 - Je ne comprends pas cette clémence de votre part à l’égard de cette jeune femme… - Quand vous la verrez, peut-être que… - Peut-être… En attendant, passez demain au commissariat. Je voudrais vous voir. Elle raccrocha. Quinchon se réjouissait à la perspective d’être plus âgé d’un jour. L’église n’était pas grande, plutôt une chapelle et pourtant il restait de la place dans les travées. Nancy avait-elle si peu de famille ? Si peu d’amis ! Quelques collègues, des membres du personnel infirmier de l’hôpital, certains visages légèrement pathétiques qui rappelaient vaguement quelques souvenirs à Quinchon, des mines tristes, des figures affligées. Sordide ! Trois couronnes sur le corbillard. Enterrement de seconde classe. Une composition de verdures, de roses et de freesias émanait du service cardiologique, un coussin mortuaire offert par les colocataires de l’immeuble où habitait Nancy et, plus imposant, un impressionnant montage onéreux, bien mis en évidence par les responsables des pompes funèbres, mais dont l’éclat, la beauté, les couleurs attiraient d’autant l’œil que l’aspect énigmatique de la mention du ruban qui ornait le cerceau mortuaire : « Les Amis du Club ». A quel club Nancy était-elle affiliée ? Quelle volonté pouvait animer les cagnoteurs qui s’étaient saignés pour un tel hommage à ne pas décliner plus clairement leur identité ? Club de scrabble ? De belote? De football féminin? De couture ? De broderie ? Amicale de lutte contre l’apartheid ? Contre la faim dans le monde ? Comité de quartier ? Il ne l’avait pas connue assez pour deviner ses loisirs, ses passions. La philatélie ? Les tapis persans ? L’art contemporain ? Le fauvisme ? Le théâtre patoisant ? Non, vraiment, Quinchon aurait bien aimé savoir de qui émanait cet hommage posthume. 148 Il regrettait maintenant de ne pas l’avoir mieux connue, elle qui l’avait ébloui de cette abondante poitrine, de ses seins généreux, de ses mamelles abondantes, de ses aréoles troublantes, excitantes et finalement bien décevantes dans leur nue réalité. La cérémonie fut lugubre. Expédiée comme un courrier urgent. Un envoi prioritaire. Sans doute un de ces prêtres convaincus que l’être humain ne peut pas disposer de la plus grande richesse que Dieu lui ait donnée, la vie ; que le suicide est un péché mortel, manière simpliste de refuser la réalité de la détresse qui finit par s’exprimer par un acte irrémédiable. Marmonnements de circonstance, formules compassées sur l’éternité à laquelle tout le monde aspire, mais à laquelle plus personne ne croit, prières bâclées, chants funèbres massacrés par une vieille préposées aux orgues, en guerre contre le solfège et son dentier. Et pour gâcher le tout, quelques gouttes de pluie au sortir de l’église en ruine, les premières depuis longtemps en cette fin de mois d’août où le ciel avait décidé, lui aussi, de porter le deuil de Nancy Cornet. Morte de ne pas avoir été aimée. Il fallut quelques minutes pour rejoindre un cimetière qui ressemblait à un HLM pour cadavres. Tombes quasiment similaires, fleurs artificielles et épitaphes de mauvais goût. Nancy serait dans la mort comme dans la vie, un numéro, celui d’une allée, d’une sépulture coincée entre deux anonymes avec qui elle partagerait l’éternité. Un homme aborda Quinchon. Une mise luxueuse, élégant dans le deuil. - Vous la connaissiez, demanda l’homme en chuchotant comme s’il risquait de la réveiller ? - Un peu, et vous ? Vous étiez voisin ? - Pas du tout. Je ne vous ai jamais croisé au « Club 96 » ? Quinchon commençait à comprendre. - Oui… c’est cela, mentit-il, il me semblait bien vous avoir, moi aussi, rencontré quelque part. - Vous avez vu la couronne ? - Oui ! Terriblement impressionnante, reconnut le détective qui s’en moquait comme de sa première enquête. 149 - Le patron a voulu lui rendre un ultime hommage… une si bonne cliente. - Je comprends. - Mais il y a un problème. Il lui murmura dans le creux de l’oreille : « Il y aurait chez elle des photos plutôt embarrassantes pour certaines personnes. Vous voyez ce que je veux dire ? » - Très bien, je vois très bien… - Ce serait cette crapule de Margone qui lui aurait demandé de les planquer… - Margone ? - Un des associés. - Connais pas. - Vous êtes venu souvent au 96 ? - Non, pas souvent. Quinchon se demandait comment il allait se dépêtrer de cette conversation. Son interlocuteur, derrière son apparence naïve, n’aurait pas apprécié de constater qu’il se moquait de lui. - On a essayé de les récupérer, mais la police a placé des scellés sur la porte de l’appartement de Graziella. - Graziella ? - Excusez-moi, je voulais dire madame Cornet, ricana-t-il. - Bien sûr ! L’homme fit mine de s’éloigner puis revint vers le détective. - Si vous saviez quoi que ce soit, vous savez comment nous contacter. Quinchon opina. Graziella ! Le Club 96 ! Tout cela ressemblait si peu à l’infirmière qu’il avait aimée furtivement. Son univers de poupée, si puéril, si peu comparable à celui d’une assidue de boîtes échangistes. Etait-il possible que cet environnement de petite gamine dissimule des photos compromettantes ? Des personnalités en vue s’adonnant à des pratiques que la morale réprouve, avec d’innocentes complices ? Et elle les aurait cachés à la demande du cardiologue ? 150 Les informations s’emboîtaient, finalement. Comme un puzzle. Mais quelques pièces manquaient encore. L’homme a pris place dans un luxueux cabriolet allemand dont Quinchon mémorisa la plaque : BLG 096. Comme par hasard. Manon Vigouroux semble inabordable, absente. Imperméable à toute conversation, plongée dans ses préoccupations. Elle n’aperçut même pas le détective qui lui tendait la main. - Bonjour commissaire. - ‘Jour. Déjà elle s’éloigna. - Je peux vous parler ? - Vous pouvez vous adresser à Frichoux pour signer votre déclaration. - Une minute. - Pas le temps. On doit s’occuper de Bruneton. Affaire très délicate. Langage télégraphique. Pas la peine d’insister. Quinchon abdiqua et se dirigea vers le bureau du subalterne qui traînait toujours ses langueurs professionnelles comme un bagnard, ses boulets. - Bonjour inspecteur, il paraît que c’est auprès de vous que je dois m’adresser pour signer ma déclaration. Le flic eut à peine le temps de refermer brutalement le tiroir de son bureau. Il était pris en défaut et avala dans un raclement guttural une gorgée d’un liquide dont la consommation devait être prohibée durant les heures de service. - A votre santé ! - Pas drôle, rétorqua l’inspecteur pris en flagrant délit. - La police n’a envoyé personne aux funérailles de Nancy Cornet ? - Non. Pourquoi ? On aurait dû ? 151 - Peut-être. J’ai essayé de parler avec votre patron, mais elle est tellement absorbée par l’affaire Bruneton, qu’elle ne m’a pas laissé le temps d’en placer une. - La mère Vigouroux, quand elle est sur une affaire, difficile de lui parler d’autre chose. Paraîtrait qu’un toubib soit également inculpé… en plus de la folle. Pauvre Montignac, songea Quinchon. - Avez-vous perquisitionné chez madame Cornet ? - Oui… enfin, en vitesse… On a cherché une lettre, quelque chose… Un document qui justifie son geste, comme d’habitude Pas vraiment ce qu’on appelle une perquisition en bonne et due forme. Pourquoi me demandez-vous cela ? - J’ai rencontré à l’enterrement un homme qui m’a appris, à ma plus grande stupéfaction qu’elle fréquentait assidûment une boîte à partouzes. - Pardon ? L’inspecteur parut aussi stupéfait que si on lui annonçait que Mère Thérésa s’était fait faire un piercing dans le clitoris. - Le « Club 96 » à Beloeil. Vous connaissez ? - Déjà entendu parler. Mais c’est fermé, je pense. - Exact. - Vous savez peut-être également que le docteur Margone était un des actionnaires de l’établissement. - Non ! - Et que Nancy Cornet travaillait dans le même service que lui à l’hôpital. - Non ! - Décidément, on ne vous tient au courant de rien ici. - C’est-à-dire que je ne travaille pas sur ce dossier. - Mais vous vous occupez de l’affaire Cornet ! - Une affaire ! Vous parlez d’une affaire… Un vulgaire suicide… Un dossier qui sera bouclé dès que vous aurez signé ceci. - Attendez. Vous semblez ne pas bien comprendre. L’homme que j’ai croisé lors de la cérémonie de ce matin m’a affirmé 152 qu’elle détenait des photos compromettantes et que certaines personnes avaient tenté de les récupérer. - Ils… ? - Je ne connais aucun nom. - Il y a des scellés. - Justement. C’est pour cela qu’ils n’ont pas osé pénétrer dans l’appartement. - Pourtant ce n’est pas bien difficile de les faire sauter ! - Bien sûr, mais en entrant dans l’appartement par effraction, ils risquaient d’attirer l’attention de la police. Et cela, ils ne le souhaitent pas. Apparemment, les connexions commençaient à s’établir dans le cortex cérébral de l’inspecteur. Lentement, mais sûrement ! La réflexion semblait le faire souffrir. Son visage trahissait la douleur, celle de l’ulcéreux qui croque un cornichon. - Vous ne pensez quand même pas... - Si. - Mais… - L’accord de votre supérieur hiérarchique ? - Oui. - Vous savez qu’elle est fort occupée. - Bien sûr… mais… - Bon, Frichoux, on se décide. - C’est que… - Si cela ne donne rien, personne ne le saura et si nous… pardon, si vous découvrez quelque chose, c’est tout bénéfice pour votre future promotion. - Dans ce cas ! Cet acte de désobéissance permit à Frichoux de faire un bond prodigieux dans l’estime de Quinchon. 153 XXVI Perquisition Un drôle de couple s’aventurait dans l’immeuble. Un flic tendu et un détective impatient. Sur le court trajet qui séparait les bureaux de police de la banlieue où habitait Nancy, Frichoux s’était arrêté en face d’une petite boutique où il semblait avoir ses habitudes. - Plus de clopes, avait-il invoqué. Il en était ressorti la poche du pardessus gonflée d’une petite flasque d’alcool. Quinchon avait feint de ne rien remarquer. Après tout ! Ascenseur en panne. Ils s’étaient donc essoufflés à grimper les marches de cette sordide cage d’escalier maculée de tags et de graffiti, pour la majorité plutôt obscène. Onze étages de vulgarité. De quoi déprimer. Ces phallus stylisés amusaient-ils Nancy ? L’appartement dégageait, plus encore que lors de sa première et unique visite, l’odeur écœurante de la vanille. En diffuseur, en pot-pourri, en boulettes disséminées dans la penderie, cette senteur envahissait tout le logement, comme une obsession odoriférante. - Qu’est-ce que vous attendez, demanda Quinchon à l’inspecteur qui semblait au bord de la nausée ? - Que cherchons-nous ? - Des photos. - Ah oui… - On se partage le travail ? - D’accord. Quinchon se dirigea vers la chambre, haut lieu de ses derniers exploits sexuels, l’estomac un peu noué par le souvenir de cette laconique communion charnelle. 154 Il fut stupéfait par l’ordre impeccable qui régnait dans la pièce. Avant de se précipiter vers la descente aux enfers, Nancy avait pris la peine de refaire le lit, de ranger ses vêtements, de replacer les magnifiques carpettes roses à leur place. Sa dernière volonté avait été de ne laisser aucune trace du passage de son dernier amant. Avait-elle aussi effacé les empreintes ? Lavé les draps ? Il ouvrit la garde-robe et contempla le spectacle de l’alignement militaire des vêtements. Deux robes du soir, apparemment ayant peu servis, le petit ensemble un peu sexy de secrétaire allumeuse qu’elle portait lors de leur rencontre arrosée dans le bistrot à l’orée du bois, quelques pantalons de ville un peu démodés, rien d’affriolant. Un peu honteux, il fouilla les tiroirs remplis de sous-vêtements. Il compulsa des culottes de soie, des soutiens-gorge énormes aux armatures renforcées, puis s’attaqua aux armoires de linge de maison, draps, housses, taies. Il remit le tout en place, plus ou moins dans l’état où il avait découvert ces trésors de lingeries inutiles. Il n’avait rien trouvé. La table de nuit ne contenait que quelques boîtes de médicaments, somnifères, analgésiques, pour la plupart et un petit coffret métalliques qui avait dû contenir autrefois des cigares de luxe. Quelques bijoux sans grande valeur, même pas de quoi amortir la visite d’un cambrioleur. Collier de fausses perles, pendentifs, boucles d’oreilles, médailles à l’effigie de diverses saintes, souvenirs de jeunesse, communion, baptêmes, chaînettes en or… Le petit bureau où Nancy devait s’installer pour classer la paperasserie administrative, fiches de paie, factures diverses, déclarations de revenus, contrats d’assurances, comprenait trois tiroirs remplis de chemises à l’effigie de l’hôpital où tous les formulaires étaient classés avec rigueur. Quinchon les parcourut. Tristement banal. Le tiroir du bas contenait trois pochettes de photos. Enfin ! Il se mit à espérer. La première remontait à quelques années. On y voyait Nancy, visiblement plus jeune, souriant à l’objectif au côté d’une jeune 155 fille inconnue. Très belle, des traits hispaniques, de longs cheveux fuligineux. Les deux filles posaient devant un arrière-plan de paysage marin. Des souvenirs de vacances. Cela ressemblait à la Côte d’azur ou la Corse peut-être. Dans la seconde, il découvrit des clichés d’une fête de famille. Un mariage. La mariée était la même jeune fille. Pas mal de monde. Quelques têtes qui rappelaient au détective son bref séjour en cardiologie, des collègues de l’hôpital, sans doute. Il les passait en revue, s’attardant sur les photographies où se tenaient plusieurs personnes, dans l’espoir d’y trouver un indice. De temps en temps, s’assurant que Frichoux n’était pas dans les parages, il en glissait une dans sa poche. La troisième pochette contenait des photos plus anciennes. Images de bambins ou d’enfants souriant béatement, photos de classe où il y en a toujours un qui fait la grimace, clichés en noir et blanc où posaient des couples ou des groupes de personnes prenant la pose, les bras croisés sur des torses bombés. Toute une vie qui défilait devant les yeux du détective qui détestait ce genre d’immixtion. Entre une reproduction d’un banquet de famille et celle d’un petit chien, Quinchon fut stupéfait de trouver la photo d’une fille nue adoptant une pose particulièrement suggestive. Du plus mauvais goût ! Elle semblait avoir été prise dans la chambre où il se trouvait en ce moment. Le même lit en tout cas. Sans aucun doute. Bien que coiffée différemment, une perruque, peut-être, il s’agissait indubitablement de la mariée qui apparaissait sur la seconde série de clichés, celle avec qui Nancy avait passé ces vacances en bord de mer. Le regard et le sourire de la demoiselle indiquaient un état second, soûle ou droguée. Pas bien, en tout cas, la jeune donzelle. Bizarre ! Quinchon l’empocha. 156 Au pied du bureau, il trouva le sac de Nancy. Souvenir d’une fouille indiscrète, déjà lointaine. Cette fois-ci, il n’hésita plus. Il le retourna sur le lit et en analysa le contenu. La fameuse lettre anonyme, pourquoi n’avait-t-il pas été plus vigilant ? Marcel Quinchon ne se sentait pas bien, cette irruption, ce viol de l’intimité de Nancy lui fit prendre conscience d’une douleur dans la poitrine. Il aurait voulu demander à Frichoux une gorgée d’alcool, mais il s’abstint. Le portefeuille, dernière cachette. De fait dans la pochette réservée à la monnaie se trouvait une clé. Une clé de coffre-fort. Au milieu des cartes bancaires, des cartes de fidélité, des cartes de sécurité sociale, un « pass » donnant accès à la salle des coffres de l’agence de la Générale de Banque de la ville. Gagné ! Il était convaincu d’en connaître le code. Il avait soif. Il offrit une bière à Frichoux qui fit la grimace. - Rien trouvé, confessa-t-il. L’inspecteur alluma une cigarette, histoire de masquer cette puanteur de vanille, en offrit une à Quinchon qui accepta. - Et vous ? - Moi non plus… des souvenirs… des babioles. Les deux hommes se regardèrent, silencieux. - J’ai peur de vous avoir fait perdre votre temps, dit Quinchon qui n’avait pas envie de partager ses découvertes avec cette incarnation de la médiocrité policière. Ils fumèrent, fouillèrent encore un peu, pour le principe. - J’ai reçu un appel sur mon portable. - Ah bon ! - Le cabriolet. - Oui. Il faut lui tirer tous les mots de la bouche. - BLG 096. - Oui. - C’est un véhicule de société. - Mais encore. 157 Ce flic était agaçant. - Il appartient à la SA Construct-Home. - Connais pas, répondit Quinchon, atteint du virus du message télégraphique, lui aussi. - Une boîte qui fait partie du holding Salamone. Décidément se dit le détective, cette journée n’aura pas été perdue pour tout le monde. Il haussa les épaules et s’adressa à Frichoux. - On rentre ? En dégringolant les escaliers, Quinchon tenta d’estimer combien de temps la chute fatale de Nancy, alias Graziella, avait duré. Abandonnant ses calculs, les lois de la physique lui semblant trop ardues, il se souvint d’une phrase d’Alexandre Dumas : « Quand on tombe, on ne tombe jamais bien ». Les citations, fussent-elles de grands auteurs, sont ridicules parfois, pensa t-il. Il n’avait pas tort. 158 XXVII Un soir de printemps L’enterrement aux premières lueurs de l’aube, l’intrusion chez Nancy et la compagnie peu divertissante de l’inspecteur Frichoux avaient mis Marcel Quinchon en appétit. L’agence de la Générale de Banque n’ouvrait qu’à 14 heures, le temps de s’offrir un petit extra, une fantaisie. Le restaurant s’appelait « Un soir de printemps », gage d’un certain art poétique dans le chef du patron de l’établissement. Ça changeait du sempiternel « Hôtel de la Gare », « Café du Commerce » ou de « La Bonne Fourchette » Loin d’afficher complet ! Seuls quelques dîneurs empressés garnissaient la salle de leurs sombres costumes de fonctionnaires ou de banquiers. Quinchon prit place dans un coin. Au travers d’un passe-plat découpé dans la porte de la cuisine, un cuisinier s’activait dans un concert de casseroles, de fouets métalliques et de jurons. Fatigué, le préposé aux fourneaux lui adressa un sourire, tandis qu’une jeune serveuse au visage triste lui tendait les menus. - En plat du jour, nous proposons du Poulet aux Olives.(*) Cela lui rappela une autre vie, cette époque où lui aussi s’était lancé dans ce métier de restaurateur, pensant de bonne foi réaliser son rêve en faisant de sa passion pour la gastronomie, son métier. Il en était ressorti au terme de quelques années de travail, dégoûté, ruiné, fatigué et bien décidé à ne plus jamais remettre les pieds dans une cuisine. L’enthousiasme ne semblait (*)Petit Clin d’œil au premier roman de l’auteur, là où pour la première fois apparaît Marcel Quinchon : « Le Poulet aux Olives », Editions Chloé des Lys, Barry, 2004. 159 guère de mise parmi le personnel travaillant dans le restaurant. Il comprenait. Par contre, la formule du menu lui plaisait. « Foie Gras de Canard » en entrée, « Rognon de Veau à la graine de moutarde » pour suivre et quelques fromages affinés pour conclure. Magnifique, le tout pour 25 € ! De quoi pousser un cardiaque gourmand au vice. Il passa sa commande à la jeune femme mélancolique, savourant anticipativement le moment de plaisir qu’il se concoctait. - Oui, rosé le rognon. Il aperçut un sourire sur le visage du marmiton au moment où celui-ci prit connaissance de la commande. Sans doute, cela l’arrangeait-il de vendre un menu. Dégustant à petite gorgée le traditionnel Campari nature, prélude à tout repas prometteur, il fouilla ses poches à la recherche d’une cigarette(*) et en ressortit les photos qu’il avait empruntées à Nancy. Ce visage qui revenait sans cesse. Ce fil rouge dans l’existence de Nancy, une jeune vacancière en bord de plage, simplement vêtue d’un short et d’un débardeur, riant aux éclats, puis la même jeune fille, quelques années plus tard, quatre, cinq ans peut-être, ravissante dans une robe de mariée immaculée, et cette photo obscène, ce visage ravagé, ce maquillage dégoulinant, ces cheveux d’une noirceur immonde, les jambes écartées dans une attitude d’invitation abjecte, une tête de pute camée, hideuse. Et trois fois la même personne ! La clé de ce fragment caché de la vie de Nancy. Une question taraudait le détective. Sur la trentaine de photos prises lors du banquet de mariage, aucune trace d’un éventuel époux. Il y avait bien des groupes d’hommes, mais en général, le jeune marié se reconnaît au Eh oui, ce livre fut écrit avant que les fumeurs ne soient bannis des restaurants. (*) 160 premier coup d’œil, à son sourire niais, à son costume, un œillet à la boutonnière. Ici, rien ! La serveuse lui proposa un verre de Pacherenc-de-Vic-Bilh pour accompagner l’entrée. Ce vin moelleux mettait magnifiquement en évidence la texture goûteuse du foie gras et de la petite compotée de figues qui l’accompagnait. De la longueur en bouche, les saveurs qui s’harmonisent et qui persistent sur le palais, du pur bonheur ! Lorsqu’elle revint pour débarrasser l’assiette vide, la jeune femme blonde tressaillit. Par-dessus son épaule, elle avait laissé traîner son regard indiscret sur une des photos que Quinchon ne se lassait pas d’examiner à la recherche d’un indice, d’un détail, d’une figure connue. Il perçut cette émotion. Alors que les employés consciencieux quittaient un à un la salle de l’établissement, il attaqua le rognon. Proche de la perfection. Cuisson juste, découpe de la pièce de viande parfaite, ne laissant plus apparaître la moindre trace désagréable de ce nerf blanc au centre duquel se rejoignent les lobes de l’organe, sauce onctueuse, légèrement, mais pas trop crémeuse, une pointe de cognac attestant d’un flambage raisonnable. Un régal. Quelques légumes croquants en accompagnement et un petit gratin dauphinois parfaitement maîtrisé. - C’est délicieux ! osa-t-il, histoire d’entamer la conversation. - Merci ! - Franchement, vous pourrez féliciter le chef de ma part ! - Je n’y manquerai pas. Elle n’était pas trop loquace, affectant d’être occupée par ses comptes pour ne pas entrer dans un entretien qu’il aurait voulu amener sur un autre sujet que la cuisine ; cette étrange réaction, ce frémissement qu’elle avait manifesté en apercevant les photos. - Vous prendrez le fromage, comme prévu, ou peut-être préféreriez-vous un dessert ? Des profiteroles ou une crème brûlée. - Va pour le fromage, parfait pour terminer le vin. Il s’était offert un moulis 99. Une folie qui lui serait facturée le double du prix du menu ! 161 Peu à son aise dans la présentation des merveilles affinées, qui garnissaient l’assiette, elle bredouilla quelques explications, confondant le Maroilles avec le Reblochon, le Camembert avec le Brie, mais Quinchon ne lui en tint aucune rancune. - Puis-je me permettre une question ? - A propos des fromages, c’est risqué... mais pourquoi pas ? Elle avait de l’humour. Déjà ça. - Je vous ai sentie troublée tout à l’heure quand vous avez aperçu les photos que j’examinais. Elle s’empourpra. - J’ai cru reconnaître quelqu’un… mais… c’est certainement une erreur. - Regardez plus attentivement. Il lui tendit les clichés qu’elle observa quelques minutes avant que des larmes ne viennent embuer son regard. - Asseyez-vous, puis-je vous offrir un verre de vin ? Il n’attendit pas la réponse, attrapa un verre sur la table voisine et la servit. Elle porta le verre à ses lèvres, mécaniquement, incapable de détourner son regard des documents. - Vous semblez bouleversée. - Oui, larmoya-t-elle. - Vous connaissez cette jeune fille ? - Oui ! - Comment s’appelle-t-elle ? - S’appelait ! Elle est morte. Où avez-vous trouvé ces photos ? - Quelle importance ? - Pour moi c’est important. - Bon ! Je les ai trouvées chez Nancy Cornet. Ce nom vous dit quelque chose ? - Oui. Vaguement. - Maintenant que je vous ai répondu, parlez-moi de cette jeune fille. Comment l’avez-vous connue ? - Une amie d’enfance. Elle s’appelait Laura Conception. Elle était d’origine portugaise. 162 - De quoi est-elle morte ? - Overdose. Quinchon présenta à la jeune patronne du restaurant un cliché de Nancy et Laura. - Regardez ! - Oui, je la reconnais maintenant. Elles étaient très… très liées… La phrase était lourde de sous-entendus. Une pointe de jalousie. - Très liées ? Vous voulez dire... homosexuelles ? - Oui. Laura était une fille très… très libérée… pas exclusivement homosexuelle… Elle aimait bien tenter différentes expériences… - Je vois. - Ce mariage ? - Je ne sais pas. - Vous n’y étiez pas ? - Si. Je n’ai pas envie d’en parler. Subitement, elle parut apeurée. Paniquée, elle regardait autour d’elle, comme si elle craignait que quelqu’un ne les épie. - Je vous fais l’addition ? - Oui… vous ne voulez vraiment rien me dire d’autre ? - C’est impossible, monsieur, vous ne les connaissez pas. - Qui ? Elle se referma. Quinchon n’eut plus droit qu’à une seule parole, l’au revoir de circonstance, poli, ce qui était bien le minimum au vu des 100 € qu’il laissa pour solde de tout compte. Accoudé au bar du bistrot d’à côté, le cuistot savourait la juste récompense de son travail : une Trappiste de Chimay, une bleue bien évidement ! Quinchon s’accorda le digestif qu’on ne lui avait pas offert au restaurant, trop pressé de le voir s’en aller. - J’ai vraiment très bien mangé, avoua-t-il au cuisinier qui lui répondit par le même sourire las que tout à l’heure. - Je vous remercie. 163 - Puis-je vous offrir la même chose ? - Avec plaisir. Ils se mirent à parler popotte, s’échangèrent des recettes, des anecdotes de cuisine, les deux hommes se ressemblaient un peu. Au rythme où cela démarrait, ils partaient droit vers l’état d’ébriété garanti à très court terme. - Le restaurant ne fonctionne pas très bien avoua le cuisinier. En fait, les actionnaires, ceux qui ont mis de l’argent pour l’ouvrir, n’y connaissent absolument rien à ce secteur. Ils sont dans la construction. Vous comprenez ? - Oui, ce sont des investisseurs ! - On peut appeler ça comme ça, si vous voulez. Sans y toucher, il venait de sous-entendre que le restaurant était un moyen pratique de blanchir de l’argent, mais il se garderait bien d’affirmer pareille chose. Il fallait décoder le discours du cuistot entre les lignes. Sans doute tenait-il à son emploi ! - Les patrons, vous les voyez souvent ? - Salamone vient manger deux ou trois fois par semaine… l’autre c’est plus rare… - Salamone ? - Oui ! Gino Salamone, vous le connaissez ? - Gino… non… mais j’ai connu un Octavio Salamone. - Celui qui est mort la semaine dernière ? - Exact. - Son frère, c’était son frère… et… son associé dans pas mal de chantiers je crois. - La SA Construct-Home ? - Possible ! Le détective présenta au cuisinier une photo. - Vous connaissez ces jeunes femmes ? Il chaussa ses lunettes et examina attentivement le document. - Non ! Jamais vu ! Il quitta le cuistot et l’observa une dernière fois. Un étrange pressentiment l’envahit, cet homme épuisé et soucieux n’allait pas 164 tarder à subir le même sort que lui, il avait la mine de celui qui fonce droit vers l’infarctus. Quelque chose d’indicible commençait à se mettre en place. Des informations nouvelles et confuses s’enchevêtraient dans l’esprit de Quinchon. Une chose était sûre. De cet embrouillamini allait émerger la vérité. Quinchon pourrait alors et seulement à ce moment-là se consacrer entièrement à son cœur et à son rétablissement. Il ignorait que son taux d’acide urique, sous l’impulsion du rognon de veau, commençait à grimper de manière inquiétante. Son pire ennemi, la goutte, n’allait pas tarder à sévir. 165 XXVIII Braquage Pour accéder à une salle des coffres, il suffit d’être locataire d’un de ces petits casiers qui recèlent tant de secrets, de sommes non déclarées, de titres au porteur, de clandestines fortunes. Il se déguisa donc en parfait dissimulateur, affublé d’une mallette bourrée de vieux journaux encartés dans des chemises de toutes les couleurs. N’étant pas titulaire d’un compte dans l’agence, il dut s’acquitter d’un loyer un peu plus élevé que la majorité de la clientèle, puis se fit expliquer les principes d’absolue discrétion qui présidaient au bon fonctionnement du système. Un employé zélé lui montra comment enregistrer son code secret, puis lui fit une splendide démonstration. Introduire la clef, effectuer un quart de tour, composer les trois chiffres, puis de nouveau un quart de tour, ouvrir le coffre et brouiller la combinaison. Ouverture du sésame. Une fois les règles parfaitement maîtrisées, l’affable employé s’effaça, laissant au client-roi le temps nécessaire à l’ensevelissement des documents classés secret défense. Trop facile, se dit Quinchon, priant pour que l’intuition qu’il avait de la combinaison du coffre de Nancy s’avère exacte. Le cœur battant, espérant qu’aucune vidéosurveillance ne fonctionne, ce qui serait contraire à la totale discrétion dont on l’avait assuré, Quinchon prit la clé du coffre de Nancy, elle portait le numéro 252. Respectant les consignes, il l’introduisit dans le coffre du même numéro et la fit tourner d’un quart de tour. Sur la première molette, il fixa la rainure sur le chiffre « zéro », sur la seconde, il composa le « neuf » et termina par un « six ». Lentement, comme un voleur, il tenta de faire tourner la clé. Un déclic lui signifia l’échec de sa tentative. 166 Il se rappela les consignes du préposé : « Trois essais manqués, votre coffre est bloqué, nous sommes obligés de faire appel à un spécialiste qui doit forcer la porte et la remplacer par une nouvelle ! A vos frais, évidement ! ». Sans parler des problèmes liés au fait de s’attaquer à un coffre dont il n’était pas titulaire. Il réitéra sa tentative, convaincu du bien-fondé de sa prémonition. La combinaison 9-6-0 n’était pas bonne non plus ! Plus qu’un essai ! Un effort, retrouver un indice, un chiffre, un nombre évoqué par Nancy… en vain. Une idée. Bien en rapport avec la symbolique sexuelle de certains nombres. 9-6-9. Et cela fonctionna ! La porte s’ouvrit, il en aurait pleuré. Tous les secrets de Nancy enfin accessibles. Des paquets de photos, des cassettes vidéo, des coupures de presse, des cahiers remplis d’une minuscule calligraphie, des lettres. Des enveloppes remplies de billets de banque. Quinchon embarqua le tout, fébrile et remplaça l’objet de son larcin par les journaux du jour qu’il n’avait pas encore pris le temps de lire. Démarche inutile puisque en principe tout le monde ignorait l’existence de cette cachette. Un instant, l’idée lui vint de placer ces trésors dans son propre coffre, mais il s’abstint, décidé à renoncer à cet inutile refuge dans un an, au terme de la location qu’il avait réglée à l’avance. 167 XXIX Autopsie de partouzes Bouffartigue jubilait. Le vieil homme éclatait de rire chaque fois que Quinchon lui présentait un haut fait d’armes du Club 96. Le détective en avait pris plein la figure de ces images de sexe, d’accouplements, de mélanges contre nature de vieux obsédés avec des partenaires ne donnant pas toujours l’impression d’être consentantes. Ni majeures d’ailleurs. Il n’en avait pas dormi de la nuit. Ecœuré. Lui qui ne reniait pas la bagatelle et croyait avoir vu pas mal de choses s’étonnait de l’imagination dont pouvaient faire preuve les adeptes de telles pratiques. Bouches béantes acceptant, gourmandes, l’invasion de plusieurs sexes mâles simultanément, succubes abjectes engloutissant dans leurs orifices des appendices dégoulinant de morves, femmes enchaînées, feignant le plaisir, subissant l’humiliante invasion d’individus ventrus, simulacres d’amour, confusion de sentiments, tumescences artificielles, artifices plastifiés compensant l’enrageante impuissance de ces mistouflards de la braguette, visages de goules terrorisantes au maquillage fondu sous les coups de boutoir de ces turlupins de la verge, amalgames de chairs, gesticulant, grouillant comme un nid d’asticots sur un cadavre en décomposition. Et Bouffartigue de rire tandis que Quinchon en avait la nausée. - Celui-là, vous ne le reconnaissez pas ? C’est le chef des travaux à la Ville. Et un peu plus loin, le petit, un peu dégarni, c’est l’entrepreneur qui a décroché les contrats de voirie pour la commune. Des noms, des noms à donner le tournis. Chef d’entreprises, hauts fonctionnaires, députés, magistrats, médecins, architectes, 168 avocats… tout ce que la région comptait comme personnes en vue était répertorié par le vieux journaliste. - C’est une bombe, Quinchon. Une bombe, je vous dis. On peut tout faire pèter avec ça ! Quinchon notait. Il se constituait un annuaire impressionnant, comme si l’avenir socio-économique d’une région se jouait lors des séminaires de parties de jambes en l’air. - Salamone ! Et les deux frères en prime. Quinchon sortit quelque peu de la torpeur dans laquelle il venait de sombrer, notant inlassablement l’identité, la fonction et divers renseignements sur les acteurs de ces films X. - Les deux frères ? - Gino et Octavio. Bouffartigue désigna deux hommes posant pratiquement nus côte à côte, aussi bouffis l’un que l’autre, verges en berne. - A gauche, Octavio, le plus âgé, l’autre c’est Gino… une crapule, mais considéré par le clan comme l’idiot de la famille… Pas mal de faillites, pas très doué en affaires et surtout pas assez diplomate et trop peu discret. S’il n’est pas en prison, c’est à Octavio qu’il le doit. Combien de fois il ne l’a pas sorti du pétrin… Et là… un peu en retrait au bar… c’est la femme de Gino… beaucoup plus jeune que lui… Elle est morte, je crois. Quinchon plissa les yeux pour mieux voir. - Laura Conception, s’écria-t-il ! - C’est ça ! Vous la connaissiez ? - Nom de Dieu, lâcha Quinchon, cette histoire tourne au cauchemar. - Décidemment, monsieur Quinchon, quand vous venez me voir c’est rarement pour parler de la pluie et du bon temps. Manon Vigouroux semblait plus détendue qu’à l’habitude. Plus disponible surtout, ce qui était rare. L’interpellation de Céline Bruneton s’était déroulée sans problème, la jeune fille ayant répété au Juge d’instruction les aveux que Quinchon lui avait extorqués au prix d’un chocolat de luxe. La responsabilité du psychiatre restait à déterminer, mais le 169 médecin s’était défendu en prétextant le secret médical et en chargeant le cardiologue Margone, ignorant pourtant le trépas anticipé de celui-ci dans une charmante bourgade bretonne, des œuvres d’un tueur à gages professionnel. - Sans doute la conclusion de cette affaire, du moins pour la police, décréta le commissaire qui avait accepté de rencontrer tardivement le détective dans un endroit neutre. Un bistrot discret du centre ville. - Faisons le point, si vous le voulez bien. - Excellente idée, commissaire. Postulons l’idée que Céline Bruneton soit responsable de la mort des patients qu’elle exécutait, comme une sorte de rituel, chaque année à la date anniversaire de la mort de son père auquel elle était très attachée… - Trop, l’interrompit Manon… Il semble que les rapports entre la fille et son père allaient… au-delà de la simple relation filiale… Enfin, des choses troublantes dans ses déclarations nous poussent à penser que… - Je vous avoue que j’y ai pensé aussi… - Ce n’est pas facile… Revenons à vos découvertes. - Elle offre des pralines aux pensionnaires de la chambre où son père est décédé, de gré ou de force, elle les oblige à les ingurgiter… C’est fatal. Mais, avaler une praline ne fait pas mourir forcément une personne, fût-elle cardiaque ! - Je pense, mais, j’avoue que ne suis pas en mesure de le prouver, je pense que Margone est au courant qu’elle y injecte une substance toxique…un coagulant, par exemple… imaginez qu’elle se promène en toute impunité dans l’hôpital. - Est-ce que vous imaginez la gravité de ce que vous affirmez ? - Attendez. Dans le cas de la mort de Claude Bruneton, il omet de mentionner dans son rapport le coup du chocolat. Gênant pour un cardiologue de renom de devoir avouer ce genre d’échec, d’autant plus que la stratégie mise en place par Margone pour extraire la confiserie est l’exemple type de comportement à 170 ne pas adopter en cas d’étouffement. On apprend cela pour l’obtention du brevet élémentaire de secouriste ! - En effet. - Bien. Je découvre grâce aux informations que vous me communiquez que le docteur Margone ne limitait pas le champ de ses activités lucratives au seul monde médical et j’apprends, toujours grâce à vous, qu’il est associé financièrement avec une de ses victimes à qui il doit beaucoup d’argent, Octavio Salamone. Ce bonhomme est le frère d’un certain Gino, marié avec Laura Conception, décédée l’an dernier d’une overdose. - Là, je vous arrête… - Avec les menottes ? - La mort de Laura Conception n’est absolument pas due à une overdose. - Ah bon ? - Nous avons tenté de prouver la responsabilité de certains clients du 96 dans ce qui ressemble à un décès dû… comment dire… à une expérience sexuelle… un peu trop poussée… - Snuff movie ? - Le genre mise à mort, tortures, éventrations sous l’œil des caméras. Une expérience extrême à laquelle elle n’aurait accepté de se soumettre qu’en état second. Totalement infect ! - Je vous confierai quelques vidéos particulièrement éloquentes à ce sujet. - Je m’en réjouis d’avance, ironisa-t-elle. - Vous pensez donc qu’on a maquillé la mort de Laura pour que la police ne mette pas les pieds dans une sordide affaire de cinéma… de cinéma… Comment dit-on ? - Qu’importe, continuez. - Vous rappelez-vous de Nancy Cornet ? - La suicidée ? - Oui. - Que vient-elle faire dans cette affaire ? - Sans rentrer dans les détails, vous savez que j’ai fait sa connaissance lors d’un séjour dans le service où elle travaillait… 171 Nous nous sommes revus et avons passé… quelques moments ensemble… - Je ne suis pas ici pour juger votre vie affective, monsieur Quinchon. Il fut sur le point de rougir à cette réflexion. - J’ai découvert une femme étrange. Une femme aux abois, blessée, malheureuse, traquée. Extraordinairement compétente et dévouée dans son travail et, paradoxalement, épouvantablement fragile dans sa vie privée. A l’époque de mon hospitalisation, j’avais déjà constaté combien ses rapports avec le docteur Margone étaient ambigus… pleins de secrets, de silences, de nondits… En fait, je pense que Nancy Cornet n’a connu qu’un seul grand amour dans sa vie, un seul, Laura Conception. Regardez ces photos ! - Evidemment… Enfin ça ne prouve pas grand’ chose… deux copines en vacances… Quinchon exhiba alors des photos provenant du coffre où Nancy s’était acharnée à gommer la figure du marié posant fièrement au côté de son épouse. - Celle-ci est éloquente. Observant d’un air dégoûté la pose de Laura sur le lit de Nancy et surtout la mine ravagée de la jeune fille, le commissaire Vigouroux se dut d’admettre l’ambiguïté des rapports entre les deux filles. - Lorsque j’ai appris que Nancy fréquentait la boîte de Margone et de Salamone, j’ai eu comme un doute. Excusez-moi de parler crûment, commissaire, mais pour avoir… couché avec elle, je peux vous dire qu’il est inconcevable d’imaginer que cette fille ressente le besoin de fréquenter ces lieux pour des raisons… - Purement ludiques. - Merci de votre aide… - Je constate que vous pataugez un peu lorsqu’il s’agit d’évoquer votre implication personnelle dans cette histoire… - Ce n’est pas facile… c’est vrai… - Je peux continuer à vous aider. - Ce n’est pas de refus ! 172 - Vous émettez l’hypothèse que Nancy n’a jamais admis l’idée de ce mariage entre celle qu’elle aimait et ce truand minable… mais très riche. - Oui. - Pour protéger son amie, elle s’est mise à fréquenter le 96 et c’est là qu’elle découvre, à sa plus grande stupéfaction, que son propre patron, le brillant cardiologue qui dirige le service pour lequel elle se dévoue, est non seulement un assidu de l’endroit, mais en est partiellement propriétaire. - C’est tout à fait ça. Je pense qu’elle éprouve aussi des sentiments profonds… Je ne sais pas lesquels, de l’admiration plutôt que de l’amour… mais des sentiments sincères à l’égard de son patron et que le fait de le retrouver dans cet endroit provoque en elle une… une… - Démystification. - Oui. Le monde s’écroule pour Nancy. Un très dur retour sur terre. - Ces deux idéaux, le mâle et le femelle s’adonnent à des jeux… - Lubriques. - Oui, elle est épouvantablement choquée ! - Bouleversée ! - Elle cherche à se venger ? - Oui. Elle fait chanter Margone. Il paie, mais elle ne touche pas à ce pactole. Il s’endette parce que Nancy est de plus en plus gourmande, surtout après la mort de son amie. Décès dont elle rend Margone responsable. Pour faire face au chantage, il tente de magouiller, de rouler les amis de Salamone. Là, il commet une erreur. Ce milieu n’admet pas ce type de trahison. Un contrat est lancé sur sa tête et le médecin est exécuté dans les conditions que nous savons. - Tout cela est bien beau… enfin bien sordide…mais en quoi est-ce que cela nous informe sur l’identité de l’assassin de Renard et de Salamone ? 173 - Pour peu que ce soit le même, ajouta le détective ! Il me manque une pièce pour vous en apporter la preuve. Pensez-vous être capable de patienter 24 heures ? - Je veux bien essayer. - La patience n’est pas la seule de vos qualités. Il s’en alla, laissant Manon Vigouroux à des méditations qui la rendaient inabordable, se rappelant la prière de l’Américain moderne : « Dieu, je prie pour que tu me donnes la patience. Et tout de suite ! »(*) (*) Oven Arnold. 174 XXX Gros plan Ils étaient exacts au rendez-vous. Bouffartigue se tenait à la droite d’un grand gaillard, un soixante-huitard voûté sous le poids des désillusions. Le sommet de son crâne se dégarnissait, mais une couronne de longs cheveux grisâtres lui tombait sur les épaules. Le genre qui a du mal à se faire à l’idée de vieillir, à l’admettre du moins. Encore un qui fera une dépression lors de son premier infar, se dit Quinchon, pourtant bien heureux de faire connaissance avec ce technicien de la télévision régionale. - Samuel prend des risques, précisa le vieux journaliste. - Je sais. Que veut-il en échange ? - Une certaine exclusivité sur le dossier… - Je ne peux rien garantir. - Rien ? - Je peux laisser traîner quelques cassettes… - Ce serait déjà pas mal… qu’en pensez-vous Samuel ? - T’inquiète pas, Marius. Ils pénètrent dans un bâtiment lugubre en plein centre d’un parc mal entretenu. Samuel éclaira la pièce. Les yeux clignèrent, cherchant à s’adapter à la disparition de la pénombre. - Bienvenue dans les splendides installations de votre télévision régionale, lança Samuel, un tantinet sarcastique. Ils traversèrent quelques pièces en désordre avant de pénétrer dans un local où trônaient une énorme table de mixage et une bonne dizaine de téléviseurs. - Donnez-moi cette fameuse cassette, lança le spécialiste de l’audio-visuel. Quinchon se mit à fouiller dans son sac. Il y en avait une bonne dizaine. Il était fébrile, impatient. 175 - La voilà. Je voudrais que l’on zoome sur une scène un peu… un peu hard… c’est possible ? - Aujourd’hui, tout est possible, mon pote. On a toute la nuit pour les mater tes cassettes. Quinchon ravala son envie de lui dire le fond de sa pensée concernant sa conception de l’amitié. Mon pote ! - C’est chaud, dit donc ! Le technicien se régalait des images qui défilaient à vitesse accélérée. Ses commentaires en disaient long sur son étonnement. - On s’en fout, s’impatienta Quinchon, je veux voir ce qui se passe là, à l’arrière de la pièce. Les deux hommes… vous voyez ? Samuel qui aurait préféré faire des gros plans sur d’autres situations se soumit aux exigences du détective. - Comme ça ? - Oui. Je voudrais que vous élargissiez un tout petit peu… Il semblerait qu’ils se disputent… attendez... Ils parlent de quelqu’un qui est présent dans la… dans la pièce. - Ouais… la grosse, là… avec ses nichons sur les genoux... ce ne serait pas d’elle qu’ils discutent… - Non. Quinchon fatiguait. Ce type l’agaçait. Sur l’écran, Margone et Renard semblaient s’emporter dans une discussion passionnée. Les deux hommes regardaient dans la même direction. L’œil hargneux. Plus loin, entre Salamone et une personne qui ressemblait à Nancy, une conversation s’envenimait, comme si Salamone exigeait de la jeune femme des comportements sexuels auxquels elle ne voulait pas se soumettre. Une idée effleura Quinchon, mais il se garda d’en parler. C’était pourtant bien dans cette direction que se dirigeaient les regards du cardiologue et du syndicaliste. - Pensez-vous qu’un spécialiste serait capable de décoder les propos de ces deux hommes, hasarda Quinchon ? Un silence pesant pour toute réponse. Le détective interpréta ce mutisme comme une réponse négative. 176 - C’est bon. J’en ai assez vu. Auriez-vous une cassette du premier match de la saison ? Samuel et Bouffartigue observent le détective d’un air stupéfait. - Match de quoi, demanda le technicien ? - De football ! - Quelle équipe ? - La Louvière, pourquoi, y en a d’autres ? Samuel se dirigea vers une gigantesque armoire, une mine d’or pour fanatiques de foot, l’intégrale des rencontres du club depuis la création de la captation télévisée. - Match amical ? Match de coupe? Qu’est-ce que vous voulez au juste ? - Je ne sais pas… le match où les responsables du club ont été fêtés… C’est assez récent... Vous voyez ce que je veux dire ? - Ouais. Plus ou moins. Il se mit à fouiller, hésitant. - Celle-ci, je crois…début du mois… Qu’est-ce que vous voulez voir ? Les buts ? - Non. La petite cérémonie d’avant match. C’est possible ? Vous l’avez filmée ? - Je pense. Samuel enclencha la cassette, déçu d’abandonner le spectacle du 96. Sur l’écran apparut alors une haie de joueurs, applaudissant de gros hommes endimanchés aux pas lourds. Le monde à l’envers. Pantomime affligeante. Chaque sportif tenait un cadeau entre les mains. Des enfants aussi. Affublés des mêmes survêtements que les joueurs. Touchante symbiose ! Sur l’image, des hommes en civil, souriants, recevaient leurs présents. Certains semblaient sincèrement émus. - Là ! - Quoi ? - Le deuxième en partant de la gauche, c’est bien Salamone ? Bouffartigue acquiesce. Samuel aussi. - Qui lui remet son cadeau, demanda Quinchon ? 177 - On dirait un môme. - Ouais, c’est un môme confirme le technicien de la télé régionale. - Gros plan sur le môme, alors ! - C’est lui, s’écrie Quinchon. - Qui ? - Rien ! Quinchon venait de comprendre ! Ce môme, c’était celui qu’il avait aperçu sur les photos du mariage. Juste quelques années de plus. Sans doute un neveu, un vague cousin… proche ou lointaine famille de Nancy, qu’importe ! C’était bien lui qui remettait le ballotin à Salamone. Et le balourd de sourire. Il embrasse l’enfant. Quelle scène ! Qui pourrait imaginer que ce marmot se rend complice de meurtre ? Quinchon s’emballa. Son cœur aussi ! Il tenta de se calmer en allumant une cigarette. - En arrière plan du stade, vous pourriez cadrer sur l’hôpital ? Samuel s’exécuta en soupirant. L’image était assez floue. Le bâtiment est à près de trois cents mètres. - Passez en revue les fenêtres où quelqu’un semblerait observer la scène, s’il vous plaît. - Un instant. Le technicien se roulait calmement une cigarette qu’il alluma. Bouffartigue se mit tousser, mais personne, manifestement ne se préoccupait des bronches du vieil homme. Les gros plans défilaient. Quinchon en avait mal aux yeux de scruter les dizaines de fenêtres sur l’écran. Il s’écria : « Attendez ! Revenez en arrière » Au quatrième étage, une femme habillée de blanc scrute le paysage à l’aide d’une paire de jumelles. Nancy ! - C’est lumineux ! C’est elle, j’en suis sûr. - Difficile d’être formel, suggéra Bouffartigue. - Lumineux ? Parlez pour vous, affirma le journaliste au détective. 178 Quinchon ruminait. Il était pratiquement certain que c’était Nancy qui avait provoqué l’infarctus de Salamone. Du poison dans les chocolats, j’en suis certain, se dit-il. C’est elle aussi qui a trafiqué les perfusions pour qu’il y reste, espérant que la responsabilité retombe sur Margone. Une vengeance. Patiemment, minutieusement préparée. Imbroglio d’intérêt. Margone se débarrasse de Renard pour payer une partie de sa dette à Salamone, pendant que Nancy se venge de son patron et surtout de la mort du seul amour de sa vie en empoisonnant l’ignoble beau-frère, manipulant au passage un petit neveu fidèle admirateur de la RAAL et trop heureux d’être sur la pelouse pour cet évènement exceptionnel. Quinchon avait besoin d’air frais, cette démonstration l’avait épuisé. - Faites des copies des documents si vous voulez, je récupère le tout demain, lança t-il. Il les laissa en plan, oubliant de les remercier. Le détective avait le tournis. 179 XXXI Repos bien mérité Manon avait accepté l’idée d’un petit déjeuner sur le territoire de Quinchon. Septembre annonçait la couleur. Le verger était recouvert d’une fine pellicule de rosée matinale. Signe précurseur de fin de saison, de fin d’histoire. La matinée était fraîche, mais les bûchettes crépitantes contribuaient à réchauffer l’atmosphère de la petite cuisine. Sur la table, à même le bois, Quinchon avait dressé deux bols immenses, quelques tartines, une motte de beurre de la ferme d’à côté et les confitures de Chloé. L’odeur du café embaumait. - C’est très… très… - Très quoi, commissaire ? - Très étonnant cet univers dans lequel vous vivez. - Vous trouvez ? - C’est dépouillé. - Dépouillé ? - Sobre. - Vous ne m’imaginiez pas dans un univers empreint de sobriété ? - Ne faites pas semblant de ne pas comprendre. - Mais je vous assure que je ne vous comprends pas. - Cet endroit est tellement… relaxant… ce silence… si bienfaisant ... - En effet, le silence est ici d’une qualité exceptionnelle. - C’est un endroit qui ressemble à s’y méprendre… - A l’Italie ? - Pas du tout ! - On dirait le Sud ? - Vous vous moquez, monsieur Quinchon. 180 - Vous avez raison commissaire. - Appelez-moi Manon. - Je veux bien, mais c’est risqué ! - Ah bon ? - J’ai cette faiblesse de tomber systématiquement amoureux des femmes qui m’autorisent à les appeler par leur prénom. Et puis, Manon cela évoque une gourmandise... comment dirais-je ... fatale... - Je reprendrais bien encore un peu de café, demanda t-elle, feignant d’ignorer la réflexion du détective. - Avec plaisir. Détendue, elle savourait la quiétude apaisante des lieux. De la terrasse où elle admirait le paysage, elle s’étira, féline. Le geste accompagné d’un gémissement de bien-être. - Du neuf, à part ça. - Je le crains. - Je vous écoute. - Renard, le fils, celui qui s’occupe du club de foot avait découvert un certain nombre de malversations dans les comptes. Sa position de manager était embêtante et il avait pris conseil auprès de son père. L’homme influent… celui à qui il devait tout… Il alluma une cigarette. - Vous en voulez une ? - Merci. - Salamone était généreux vis-à-vis de la RAAL, reprit Quinchon, mais quand il mettait dix francs dans la caisse, il savait qu’il en récupèrerait le double. Un système compliqué de financement… Tout ça se trouve dans les documents que je vous remettrai…Toujours est-il que Renard voulait dénoncer ces pratiques publiquement et qu’entre les deux, une guerre larvée, un conflit latent pourrissait l’ambiance dans le club. Le Président les avait mis en demeure de régler la question… discrètement. Je pense sincèrement que Renard est mort naturellement. Miné par les soucis. Il n’en était pas à sa première alerte. Par contre 181 Margone a cru que Nancy réglait ses comptes. Que c’était elle qui s’était débrouillée pour qu’il y reste. - On a retrouvé une praline sur sa table de nuit, paraît-il ? - Oui. Une signature de Nancy. - Pour faire accuser Margone ? - Tout à fait. Un clin d’œil ! - Elle avait le sens de la dérision cette femme. Il ne releva pas. - Et la mort de Salamone ? s’inquiéta le commissaire en bâillant. - Nancy savait à quel point Margone en voulait à l’entrepreneur. En le supprimant, il retrouvait tout pouvoir sur la gestion du 96 et de ses succursales. Une aubaine pour le cardiologue endetté. - Alors, pourquoi ne pas avoir attendu qu’il le supprime luimême ? - Parce qu’il était lâche. - Je ne comprends pas. - A la façon dont Margone acceptait le chantage que Nancy exerçait sur lui, payant rubis sur ongle pour éviter les ennuis, elle comprend que Margone est incapable de passer à l’acte. - Alors, elle s’arrange pour envoyer Salamone en enfer, certaine que les soupçons pèseront sur le médecin. - Voilà ! - Judicieuse votre… votre copine. Manon Vigouroux s’était installée dans un fauteuil de jardin, semblant se désintéresser de ces révélations. - Et les lettres anonymes, demanda-t-elle, la voix lasse, comme pour en finir ? - Margone, sûrement. Je me demande d’ailleurs, pourquoi il ne s’est pas débarrassé de moi d’une manière plus radicale qu’en me renvoyant chez moi… - Parce qu’il était lâche… vous l’avez dit vous-même. Le silence à nouveau. Quinchon, la regardait, observant les pulsations de son cœur, le rythme lent de sa respiration. - Voulez-vous … 182 Il n’osa continuer. - Elle s’endormait. Extraordinaire flic qui s’assoupit au moment du dénouement. Nancy, Laura, Margone, Salamone, Renard… tous morts. Et d’autres encore ! Manon avait raison de se reposer. Le 11 août prochain, peut-être y aurait-il encore un cardiaque en phase terminale. On ne pourrait plus accuser Céline. - Quinchon ? - Oui. Vous ne dormiez pas ? - Presque. - Que vouliez-vous me demander ? - Je peux rester pour le week-end ? Elle s’était soulevée, prenant appui sur son bras droit, le dévisageant d’une curieuse manière. Un peu de fièvre dans le regard. L’idée lui plaisait de partager avec elle les qualités du silence du Castia. Quelques jours, pas plus. - Voulez-vous encore un peu de café ? Pas de réponse. Cette fois-ci Manon s’était vraiment engloutie dans le sommeil. Le détective détourna les yeux de la femme, se souvenant d’une phrase de Sacha Guitry : « Il ne faut jamais regarder quelqu’un qui dort. C’est comme ouvrir une lettre qui ne vous est pas adressée ». 183