Baisse des charges sur les bas salaires : il faut continuer !
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Baisse des charges sur les bas salaires : il faut continuer !
REPÈRES ET TENDANCES EMPLOI Baisse des charges sur les bas salaires : il faut continuer ! THOMAS GUILLAUME* C 1 Notamment autour de l’article de Crépon et Desplatz, « Une nouvelle évaluation des effets des allègements de charges sociales sur les bas salaires », dans Economie et Statistiques, n° 348. Sociétal N° 37 3e trimestre Confronté à la persistance du chômage, le nouveau gouvernement dispose d’un instrument encore insuffisamment exploité : l’allègement des charges sociales sur les bas salaires, un moyen juste et efficace pour permettre aux moins qualifiés, principales victimes de la concurrence internationale, d’accéder à l’emploi. Le dispositif actuel risque cependant d’enfermer ceux qui en bénéficient dans une « trappe » à bas salaires et faibles qualifications. Il faudrait étendre les allègements actuels et veiller à ce que la hausse du Smic n’annule pas leurs effets sur l’emploi. L ’allègement des charges sociales sur les bas salaires a récemment fait l’objet de polémiques entre économistes français1, à propos du nombre d’emplois créés par cette mesure. La réalité du problème posé par le coût du travail non qualifié et l’utilité de ces allège- ments ne sont pourtant plus guère contestés, ce qui prouve déjà que les esprits ont beaucoup évolué depuis dix ans. En 1991, la Direction de la Prévision du ministère de l’Economie (DP) avait présenté à la Commission des 2002 * Haut fonctionnaire, auteur de L’économie française à l’aube du XXIe siècle, éditions Economica. 40 Comptes de la Nation un rapport où, pour la première fois, l’administration montrait clairement et quasi publiquement que le coût du travail non qualifié était trop élevé en France, ce qui entraînait des pertes massives d’emplois. A l’époque, la ministre de l’Emploi s’était fortement opposée à cette conclusion iconoclaste, suivie en cela par une bonne partie de la commission. Les économistes français étaient à vrai dire eux-mêmes très divisés. La Direction de la Prévision expliquait depuis déjà longtemps le rôle du coût du travail dans l’économie. Dans les années 80, le ministère de l’Economie avait été convaincu de la nécessité d’une modération des salaires et des prélèvements sociaux pour restaurer la compétitivité extérieure de la France. En 1982, la grave crise des paiements extérieurs du pays avait contribué à cette prise de conscience. En 1991, la DP ajoutait un élément à son analyse : indépendamment de l’équilibre des échanges extérieurs et du niveau du coût moyen du travail, BAISSE DES CHARGES SUR LES BAS SALAIRES : IL FAUT CONTINUER ! il y avait un problème particulier au niveau du Smic. Pour beaucoup, c’était profaner un tabou que de s’exprimer ainsi. La DP recommandait cependant de réduire, non pas le Smic (sauf, il est vrai, pour les plus jeunes), mais les cotisations sociales patronales qui en alourdissaient le coût pour les employeurs. Ce conseil de politique économique a finalement été suivi, mais on peut regretter qu’il ait fallu si longtemps pour que de telles idées mûrissent en France2. de charges sociales : la ristourne dégressive a été augmentée et étendue jusqu’à 1,8 Smic et une ristourne forfaitaire annuelle de 640 euros par tête a été créée. Ces aides sont certes soumises à la condition d’une réduction du temps de travail dans le cadre d’un accord collectif. Mais il y a bien là reconnaissance manifeste (et tardive) de l’importance du coût du travail pour l’emploi, notamment des moins qualifiés. TROIS EFFETS En 1993, sous le gouvernement SUR L’EMPLOI Balladur, les salaires proches du Smic ont été exonérés des coti’allègement des cotisations pasations patronales à la branche tronales sur les bas salaires est famille pour un coût de 1 milliard la mesure la plus efficace pour créer d’euros. Puis, en 1995-1996, la des emplois, c’est-à-dire celle qui « ristourne Juppé » sur les charges crée (ou sauve) le plus d’emplois sociales a été créée, pour un coût par euro dépensé par les adminisde 5 milliards d’euros, et fusionnée trations publiques. Ces créations avec la précédente exonération, résultent de plusieurs mécanismes. portant le coût total de cette ristourne à 6 milliards d’euros. Cette D’abord, la baisse du coût du traréduction fusionnée est vail se traduit par une de près de 200 euros par baisse des prix de vente Il s’agit mois au niveau du Smic et une amélioration de (soit 13 % du coût du de modifier la compétitivité de la travail charges comprises) la combinaison France. Les exportations et décroît linéairement augmentent et les imentre le capital jusqu’à 1,3 Smic, d’où portations diminuent au son appellation de ris- et le travail non profit de l’emploi. C’est tourne dégressive. En qualifié, et non l’effet le plus ancienne1997, la Direction de la ment reconnu. de freiner Prévision, l’Insee et la Dares (ministère de le progrès Ensuite, l’allègement des l’Emploi) publiaient un technique. charges sur les bas sa« Bilan économique et laires se traduit par une moindre substitution de capital au social de la France », préparatoire travail non qualifié. Cela se passe au à la Conférence nationale sur niveau de l’entreprise (les tâches l’emploi et la durée du travail, où non qualifiées sont moins autol’utilité des allègements de charges sociales sur les bas salaires était matisées) mais aussi, et surtout, au niveau macro-économique : les acpleinement reconnue. tivités intensives en main-d’œuvre, Après quelques tergiversations (en notamment dans les services, sont favorisées au détriment des plus 1998, la limite de la ristourne a été ramenée de 1,33 à 1,30 Smic), le capitalistiques, et la consommation se déforme à leur avantage. Il s’agit gouvernement Jospin a consolidé évidemment de modifier la combice dispositif. Puis Martine Aubry, qui était déjà ministre de l’Emploi naison entre le capital et le travail en 1991, a proposé les lois sur les non qualifié au sein de l’économie, 35 heures qui portent son nom et et non de freiner le progrès technique. instituent de nouvelles réductions L L’arbitrage entre emplois non qualifiés et qualifiés est aussi modifié au profit des premiers, mais les seconds bénéficient des autres effets de ces mesures qui, au total, contribuent aussi à créer des emplois qualifiés, même si c’est en moins grand nombre. Troisième conséquence de ces mesures : une amélioration de la rentabilité des entreprises, grâce à une diminution de leurs coûts, qui les incite à accroître leur offre et à embaucher. Une réduction uniforme du taux des cotisations patronales, non ciblée sur les bas salaires, a qualitativement les mêmes conséquences, si ce n’est qu’elle ne modifie pas la répartition des emplois entre qualifiés et non qualifiés. Elle est cependant moins créatrice d’emplois pour chaque euro dépensé, notamment parce que, pour réduire de 1 % le coût d’un cadre, il faut aider beaucoup plus l’entreprise que pour réduire de 1 % le coût d’un smicard, et parce que l’emploi non qualifié est plus substituable au capital que l’emploi qualifié. Le chômage des personnes qualifiées est principalement conjoncturel (la croissance du PIB le ramène vite à des niveaux « normaux » ) alors que le chômage des non qualifiés est structurel3. Le taux de chômage en mars 2001 était encore de 14,1 % pour les non diplômés ou titulaires du seul CEP, et de 4,9 % pour les diplômés du supérieur. Les moins qualifiés sont surtout victimes de la concurrence internationale, notamment celle des pays moins développés. Secondairement, le progrès technique peut aussi leur être défavorable. 2 Cf. la contribution de F. Ecalle à « 30 ans de prévision et de conseil », Colloque du trentenaire de la DP, Les éditions de Bercy, 1997. 3 Le critère le plus pertinent est celui du chômage des non diplômés, mais les statistiques de l’emploi distinguent seulement les postes non qualifiés, et, pour des raisons pratiques, les allègements de charges sont ciblés sur les bas salaires. Bien que ces trois notions soient différentes, elles concernent en pratique assez largement la même population. Sociétal UNE EFFICACITÉ LARGEMENT PROUVÉE L ’allègement des cotisations patronales sur les bas salaires est une mesure socialement juste, qui permet d’atteindre simultanément N° 37 3e trimestre 2002 41 REPÈRES ET TENDANCES deux objectifs : d’une part, garantir aux salariés un revenu suffisant à travers le Smic ; d’autre part, contrecarrer la baisse de la demande de travail non qualifié des entreprises françaises, principalement imputable à une ouverture des échanges extérieurs qui profite au reste de la population. L’idéal est certes de relever le niveau de formation de la population active, notamment en faisant bénéficier de la formation continue ceux qui en ont le plus besoin. Mais il y avait encore en 1998 25 % de la population âgée de 25 à 49 ans à n’avoir aucun diplôme (ou le seul CEP), et ce pourcentage ne pourra diminuer que lentement, quels que soient les efforts, indispensables, qui seront accomplis. Il faut donc prendre des mesures d’effet plus immédiat. 4 La ristourne dégressive coûte 6 milliards d’euros. 5 Cf. L’économie française à l’aube du XXIe siècle, T. Guillaume, Economica, 2000. Sociétal N° 37 3e trimestre 2002 42 lié à l’effet de substitution évoqué ci-dessus entre les emplois non qualifiés, le capital et les emplois qualifiés. L’étude de Crépon et Desplatz publiée par l’Insee compare l’évolution de l’emploi dans les entreprises qui ont le plus bénéficié des allègements et dans les autres. Elle conclut à la création de 460 000 emplois à la suite de l’instauration de la « ristourne Juppé » en 1995, dont le coût budgétaire est de 5 milliards d’euros, ce qui fait 90 000 emplois par milliard d’euros, soit bien plus que les estimations précédentes. Toutefois, les auteurs présentent aussi le résultat obtenu avec une méthode plus fruste mais plus précise, qui donne 60 000 emplois pour 1 milliard d’euros. Leur évaluation néglige, il est vrai, certains mécanismes qui atténuent l’impact bénéfique de ce dispositif, par exemple les pertes d’emplois dans les entreprises dont les charges ne sont pas allégées et qui sont plus sévèrement concurrencées par celles qui profitent de ces mesures. L’élasticité de l’emploi non qualifié à son coût est de mieux en mieux mesurée empiriquement. A partir de cette élasticité, et en utilisant des modèles macro-économiques, on estime que les allègements de charges sur les bas saIl n’empêche : au-delà laires créent de 35 000 à Les allègements des débats inhérents à ce 80 000 emplois au bout de charges sur type d’évaluation, l’étude de cinq ans pour un apporte de nouvelles coût budgétaire initial les bas salaires preuves de l’efficacité d’1 milliard d’euros4.C’est créent de 35 000 bien mieux que pour des allègements de à 80 000 emplois toute autre baisse d’un charges sur les bas prélèvement obligatoire. au bout de cinq salaires. Les créations Si l’on tient compte des ans, pour un d’emplois sont plutôt recettes fiscales et sodans le haut de la fourcoût budgétaire ciales induites par les chette des estimations emplois créés, c’est aussi initial d’un retenues jusque-là, et bien mieux que pour milliard d’euros. aussi plus rapides que toutes les autres mesures prévu à se concrétiser. de politique de l’emploi (emplois jeunes, préretraites…)5. Un indicateur simple permet de confirmer le caractère social de ces L’évolution de la productivité du mesures. De 1982 à 1994, la part des travail au cours de ces dernières emplois non qualifiés dans le total années apporte une première des emplois était passée de 27 % à confirmation empirique des effets 21 % (en équivalents temps plein bénéfiques de ces allègements de pour tenir compte du temps partiel) charges. Son ralentissement est en et semblait décliner inexorablement. effet imputable, pour une bonne Depuis 1994, cette part est stabilipart, à un enrichissement de la sée et remonte même légèrement croissance en emplois, lui-même (22 % en 2001). EMPLOI FINANCEMENT ET TRAPPES À BAS SALAIRES L ’allègement des charges sociales pose, comme toute réduction d’impôt, un problème de financement. Une telle mesure génère bien entendu de l’activité et des emplois, qui accroissent les recettes fiscales et sociales et permettent d’économiser des allocations de chômage. Mais ces recettes ou ces économies ne profitent pas toutes au régime général des salariés qui, en revanche, supporte le coût des baisses de cotisations. Il faut donc mettre en place des tuyauteries budgétaires parfois très complexes (le Forec par exemple) qui ont en elles-mêmes des effets pervers (opacité du financement, déresponsabilisation des gestionnaires des organismes concernés…) pour rembourser le régime général. Surtout, les baisses d’impôts ne s’autofinancent jamais entièrement et n’induisent parfois leurs recettes supplémentaires qu’après un délai de plusieurs années. Dans une situation comme la nôtre, où le déficit public structurel est encore élevé et où la limite de 3 % du PIB que nous nous sommes engagés à ne pas dépasser peut être rapidement atteinte, les baisses d’impôts doivent être financées par une modération de la croissance des dépenses publiques, ou à défaut par d’autres impôts. Or les mesures de financement pèsent sur l’activité et sont ellesmêmes destructrices d’emplois. Tous comptes faits, heureusement, les créations d’emplois dues à la réduction des charges sociales sur les bas salaires sont telles que le solde des effets sur l’emploi après financement est toujours largement positif. Le financement des allègements de charges sur les bas salaires comporte tout de même une limite, qui tient à la capacité des gouvernements à freiner les dépenses publiques ou à augmenter les prélèvements obligatoires sur d’autres BAISSE DES CHARGES SUR LES BAS SALAIRES : IL FAUT CONTINUER ! catégories sociales que les salariés peu qualifiés (tous les impôts, même sur les entreprises, sont toujours payés in fine par des ménages). La ristourne dégressive pose aussi un problème que les économistes appellent « trappe à bas salaires ». La ristourne est maximale au niveau du Smic, diminue lorsque le salaire augmente et devient nulle pour 1,3 Smic. Il en résulte que si un employeur augmente de 1 % un salarié proche du Smic, le coût total qu’il supporte augmente de beaucoup plus de 1 %. Il y a là une incitation assez forte à ne pas augmenter la rémunération des salariés dans le champ de la ristourne. Conséquence : les salariés concernés ne sont pas non plus incités à améliorer leur qualification. Cet effet pervers peut être atténué en rendant la ristourne moins dégressive, c’est-à-dire en relevant le niveau de salaire pour lequel elle devient nulle. A la limite, elle pourrait ne pas être dégressive du tout, comme l’aide forfaitaire par tête liée au passage à 35 heures. Mais pour un même taux de réduction des charges au niveau du Smic, moins la ristourne est dégressive et plus elle est chère pour les finances publiques. Si l’aide forfaitaire de 640 euros par tête était appliquée aux 15 millions de salariés, elle coûterait 9,5 milliards d’euros, alors qu’elle diminue le coût du travail au niveau du Smic de seulement 4 %. Il n’y a pas moyen d’échapper à ce dilemme : renforcer les trappes à bas salaires ou augmenter le coût budgétaire du dispositif. POUR DES NÉGOCIATIONS NON CONTRAINTES D ans la situation actuelle, quelques conclusions pratiques s’imposent. 1) Le taux de chômage des non diplômés est encore de 14 %, et les allègements de cotisations patronales sur les bas salaires consti- tuent une mesure juste et efficace pour le réduire. Il faut donc les consolider, et même les étendre, dans la mesure où l’évolution des autres dépenses publiques, voire la capacité à lever d’autres impôts, le permet. d’analyse économique, il faut faire en sorte que les allègements de charges sur les bas salaires ne servent pas seulement à compenser la hausse de ces bas salaires. Cela pose le problème du Smic, et notamment de son évolution dans le cadre de la réduction du temps de travail. Les allègements de charges instaurés par la loi Aubry II (aide forfaitaire annuelle de 640 euros par salarié Chaque coup de pouce de 1 % et complément à la ristourne dédonné au Smic détruit au moins gressive) ne sont accor20 000 emplois7. C’est ainsi que l’effet des allèdés qu’aux entreprises gements de charges inappliquant les 35 heures Demander tervenus ces dernières dans le cadre d'un accord aux entreprises années a été très atténué collectif prévoyant de de s’engager par les coups de pouce créer ou sauvegarder des successifs au Smic. Ce emplois. Il faut étendre sur l’évolution dernier doit certes être ces aides en supprimant de leurs effectifs revalorisé, mais seuleles conditions qui leurs n’a aucun ment au rythme des sont attachées. intérêt : on ne gains de productivité tendanciels. Le RMI doit La suppression de la sait jamais ce être augmenté de la condition relative à la qu’elles auraient même façon, faute de durée du travail devrait quoi les « trappes à être associée à une ré- fait sans chômage » (c’est-à-dire duction des majorations les aides. les incitations à rester pour heures supplémenau chômage plutôt qu’à prendre taires et à une augmentation des un emploi) seront renforcées. contingents de ces heures, dans la perspective de négociations déOn peut constater, à la lecture centralisées et non contraintes du rapport Pisani-Ferry, que la sur l’aménagement et la durée du deuxième loi Aubry a mis en place travail. Une incitation à la baisse de un dispositif affreusement complexe la durée du travail pourrait être et pervers de garantie du salaire maintenue dans l’esprit de la loi mensuel des smicards dans le Robien, mais pour des montants cadre du passage à 35 heures. Il en nettement plus faibles. Quant aux résulterait de 2000 à 2005 une engagements sur l’évolution des hausse de 18 % du Smic horaire du effectifs, ils sont très difficilement seul fait de la réduction du temps contrôlables et n’ont de toutes de travail – donc sans compter les façons aucun intérêt, car on ne sait hausses liées à la progression jamais ce que les entreprises au« normale » des salaires réels, à raient fait sans les aides. Cette l’inflation et à des coups de pouce condition devrait donc être supéventuels. Les effets bénéfiques primée, aussi bien pour les supplédes allègements de charges sements de ristourne que pour l’aide raient complètement annulés. Il forfaitaire. Comme beaucoup faut donc rapidement arrêter cette d’entreprises n’ont pas encore machine infernale, ce qui suppose signé d’accord collectif sur les qu’en passant aux 35 heures les 35 heures, cette suppression resmicards perdent un peu de présenterait un nouvel allègement pouvoir d’achat. Pouvoir d’achat, significatif des charges sociales. temps libre, emplois : on ne peut pas avoir tout, tout de suite, tout 2) Comme le dit Jean Pisani-Ferry à la fois…l dans son rapport6 au Conseil 6 « Plein emploi », rapport au CAE, J. Pisani-Ferry, 2001. 7 Chiffre calculé à partir de « Une décomposition du non emploi en France », Laroque et Salanié, document de travail de l’Insee, 1999. Sociétal N° 37 3e trimestre 2002 43