La lecture des Aventures d`Arsène Lupin
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La lecture des Aventures d`Arsène Lupin
La lecture des Aventures d’Arsène Lupin Du jeu au “je” Anissa Bellefqih La lecture des Aventures d’Arsène Lupin Du jeu au “je” L’Harmattan © L’Harmattan, 2010 5-7, rue de l’Ecole-Polytechnique, 75005 Paris http://www.librairieharmattan.com [email protected] [email protected] ISBN : 978-2-296-12965-8 EAN : 9782296129658 À la mémoire de l’Absent-Présent, mon compagnon de vie… À Mahmoud et Ihsan-Réda, Porteurs de mémoire et d’avenir. * Il est dommage d’atteindre la mer pour n’y puiser qu’une cruche d’eau, alors qu’on y trouve des perles et cent mille choses précieuses. L’eau quelle est sa valeur ? Cet univers est une écume pleine de brindilles. À cause du mouvement des vagues, du bouillonnement de la mer, cette écume revêt une certaine beauté. * Si tu approfondis un sujet, c’est parce qu’en toi gît la racine. Djalâl-ud-Dîn Rûmî, Le livre du dedans LES AVENTURES D’ARSÈNE LUPIN * C.C. A.L.G.C. C.A.L. A.L. R.A.L. B.C. A.L.H.S. A.C. * D.Y.V. H.C.H. 813 E.O. T.O. I.T.C. * D.T. H.P.B. A.B.C. C.E. D.M. B.Y.V. F.D.S. V.B.M. C.V. * M.A.L. 1 La Comtesse de Cagliostro. Arsène Lupin, gentleman-cambrioleur. Les Confidences d’Arsène Lupin. Arsène Lupin. Le Retour d’Arsène Lupin. Le Bouchon de cristal. Arsène Lupin contre Herlock Scholmès. L’Aiguille creuse. La Demoiselle aux yeux verts. Les Huit coups de l’horloge. “813”. L’Eclat d’obus Le Triangle d’or L’Ile aux trente cercueils Les Dents du tigre L’Homme à la peau de bique L’Agence Barnett et Cie Le Cabochon d’émeraude La Demeure mystérieuse La Barre-y-va La Femme aux deux sourires Victor de la Brigade mondaine La Cagliostro se venge Les Milliards d’Arsène Lupin À noter que la bande dessinée a adapté plusieurs romans (Edit. Claude Lefrancq, Bruxelles) : - Le Bouchon de cristal (1989), - 813, (La Double vie, 1990 ; Les Trois crimes, 1991) - La Demoiselle aux yeux verts en 1992, - L’Aiguille creuse (1994). 9 SOMMAIRE • INTRODUCTION ……………………………………………………. 13 • PREMIERE PARTIE. A. LUPIN, PERSONNAGE MASQUE…….. CHAPITRE I. MULTIPLES FORMES DU MASQUE …………………..…….. 1. Le corps travesti …………………………………………….....…….. 2. L’espace masqué ………………………………………............…….. 3. Le nom masqué ...……………………………………………....……. 4. Les anagrammes ……………………………………………………... 21 23 23 25 30 36 CHAPITRE II. L’INTER-DIT A DEMASQUER : LE SOU-RIRE DANS TOUS SES ETATS …………………………………………………..……..……..… 1. Le jeu équivoque de l’ironie …………………………………..…….. 2. Le faire-semblant de l’humour ………………………………..…….. 3. Le propre du rire ……………………………………………… …….. 39 40 45 49 CHAPITRE III. LE VOILE DU LANGAGE DU DESIR : REVE(S) ET FANTASMES …………………………………………………………….. A. Sur la scène du théâtre onirique ……………………………....…….. 1. La « schize » du sujet…………………………………………..…….. 2. Le masque de la sublimation dans le « rêve-désir » …………..…….. 3. L’intrusion de la réalité dans le « rêve-réveil »……………….. …….. 53 53 54 56 57 B. Le monde fantasmatique d’Arsène Lupin …………………….…….. 1. La fantaisie du « comme si » ………………………………….…….. 2. Le sou-rire amer du masque …………………………………………. 3. Dissimulation des fantasmes …………………………………..…….. 60 60 62 63 • DEUXIEME PARTIE. L’AU-DELÀ DU MASQUE ……………...… CHAPITRE I. LA DUALITE D’ARSENE LUPIN ……………………..…….. 1. Environnement familial de l’enfance ………………………….…….. 2. Flash-back génésiaque …………………………………...………….. 3. Émergence de la dualité d’Arsène Lupin ……………………..…….. 4. Quête de la femme …………………………………………….…….. 67 69 69 70 73 74 CHAPITRE II. SOI ET LES AUTRES ………………………………...…….. 81 1. Relation à soi : « je est un autre » ……………………………..…….. 81 2. Je et les autres ……………………………………………….... …….. 83 11 CHAPITRE III. FONCTIONS DU MASQUE ……………………………….. 1. Se masquer pour (se) démasquer ……………………………...…….. 2. Le masque, objet de divertissement et de théâtralité ………….…….. 3. Simulacre et dis-simulation du masque ……………………….…….. 87 87 91 94 • TROISIEME PARTIE. AUTEUR ET LECTEUR MASQUES : « Du jeu au je » ………………………………………………….…….. CHAPITRE I. LECTURE LUDIQUE ET ROMAN-JEU ……………………….. 1. Double jeu du texte…………………………………………….…….. 2. Opacité du texe masqué : l’épiphanie des mots ……………….…….. 3. L’intertextualité ……………………………………………………… 99 101 101 108 115 CHAPITRE II. JEU DE LA SEDUCTION ET PLAISIR DU LECTEUR....... …….. 125 1. La lecture du soupçon ……………………………………………….. 125 2. Théâtralisation du texte ……………………………………….…….. 134 CHAPITRE III. LE DISCOURS-MASQUE : LEURRES ET EQUIVOQUES 1. L’espace dilatoire du suspens ………………………………...…….. 2. Le double je(u) de M. Leblanc, « ombre de lui-même » …………. 139 139 147 CHAPITRE IV. LE MASQUE DE LA VERITE ……………………….. ……. 1. La dialectique du regard voilé ……………………………………….. 2. Le masque arraché du lecteur ……………………………………….. 3. Le lecteur en abyme ………………………..……………….....…….. 159 159 165 175 • CONCLUSION ………………………………………………………. • ANNEXE ………………………………………………………..……. • BIBLIOGRAPHIE ……………………………………………....……. • GLOSSAIRE …………………………………………………....……. • NOTES ………………………………………………………….…….. 181 187 191 199 201 12 INTRODUCTION Le choix de cette étude nous a été dicté par le fait que les chercheurs universitaires se sont jusqu’ici très peu penchés sur l’étude des « Aventures d’Arsène Lupin ». Les rares travaux consacrés à ce corpus en ont abordé surtout l’étude des structures romanesques ou narratives. Cette semiobscurité dans laquelle le cénacle des critiques a confiné cette œuvre vient peut-être du préjugé dont souffre le roman policier qui a été assimilé pendant longtemps à la paralittérature ou littérature « populaire ». Certains critiques lui contestent sa littérarité et en font un simple divertissement, appelant à une lecture ludique sans lendemain. Maxime Gorki n’a pas hésité à traiter cette littérature de dangereuse pour les jeunes. Le 17 août 1934, devant le Premier Congrès général des écrivains soviétiques, il expliquait le peu de conscience de classe des travailleurs par le fait qu'ils se repaissaient de romans policiers, ce qui « créait une sympathie pour les fripons adroits et les encourageait à voler »2. Certaines voix cependant se sont élevées contre cet ostracisme pour demander qu’on prenne au sérieux ce genre littéraire. Nous citerons, parmi elles, celle de Barthes qui a réhabilité « les productions de type très (…) populaire ». Il affirme qu’il « ne croi(t) pas du tout que le texte puisse se définir comme un espace aristocratique d’écriture » et qu’il faut « réviser ces espèces de partages éthiques et esthétiques entre la bonne et la mauvaise littérature ». André Gide, André Malraux, Joseph Kessel et Paul Morand n'hésitèrent pas à vanter les mérites d'un genre qu'ils appréciaient eux-mêmes. En 1955, Jean Cocteau a écrit dans la préface du livre de Fereydoun Hoveyda sur le roman policier : « Je lis beaucoup de romans policiers. (Il cite : Fantômas, Arsène Lupin, Rouletabille), mais j'y trouve autre chose, une force et un style interne (une connaissance de l'âme) qui dépassent de loin ce que nos romanciers produisent (...). On pose souvent la question : Y a-t-il des chefs-d'œuvre inconnus ? Depuis que je m'intéresse à ces auteurs, je peux répondre par l'affirmative. Je félicite donc Fereydoun Hovedya d'envisager d'un œil grave un tel problème. Ces livres ont contre eux qu'ils intriguent et qu'on ne les lâche plus si on les commence ». 13 Freud, pour sa part, a donné à cette littérature ses lettres de noblesse en la citant dans Le Créateur littéraire et la fantaisie. Pour son étude, il a sélectionné non pas « les auteurs les plus hautement prisés par la critique », mais « les narrateurs moins ambitieux de romans, de nouvelles et d’histoires, qui pour cette raison trouvent les lecteurs et les lectrices les plus nombreux et les plus assidus ». Sartre, lui aussi, fait partie de ceux qui ne boudent pas cette « machine à plaisir appelée roman policier ». Il a avoué sans ambages, dans Les Mots, qu’il « adorai(t) le Cyrano de la pègre, Arsène Lupin » et qu’« il lisai(t) plus volontiers les “Série Noire” que Wittgenstein ». Au-delà des années et des modes, L'Arsène et Gentleman-cambrioleur, chanté en 1971 par Jacques Dutronc sur un texte de J. Lanzmann continue à charmer un public nombreux. Le plaisir procuré par les aventures de ce héros est intact et explique l’engouement du public et les multiples formes de sa présence. Nous aimerions évoquer le film Arsène Lupin sorti le 13 octobre 2004 et rediffusé à la télévision française jusqu’en 2010. Un signe qui ne trompe pas, c’est que la télévision, qui est habituellement soucieuse de l’Audimat, a diffusé en 2004 deux émissions de Théma sur Arte (de trois heures chacune) consacrées à Maurice Leblanc avec documentaires et projection de films. Elle rediffuse aussi régulièrement la série relatant les aventures de notre héros, à une époque où les gens sont friands de feuilletons américains. Télérama conseillait, du reste, en 1992 aux téléspectateurs de « consommer sans modération cette série de très bonne tenue ». De plus, en 1989, la bande dessinée a mis à la portée des jeunes trois titres adaptés de l’œuvre de Maurice Leblanc. Il s’agit des adaptations des romans : Le Bouchon de cristal, 813, (La Double vie, Les Trois crimes), La Demoiselle aux yeux verts, suivis par L’Aiguille creuse. Il nous faut citer aussi une série animée à succès qui met en scène les personnages de Lupin III et ses partenaires, créés par l'artiste et mangaka Monkey Punch. Ils comptent depuis 1967, année de parution du premier tome du manga, parmi les personnages les plus aimés dans le monde du manga. De nouveaux films et vidéos continuent à sortir encore au Japon. Enfin, nous aimerions signaler que le parfumeur Jean-Paul Guerlain a sorti à l’automne 2010 deux parfums pour hommes auxquels il a donné le nom d’Arsène Lupin : Arsène Lupin Dandy et Voyou. Le mythe de ce héros n’est donc pas prêt de mourir. Ceci nous a amenée à nous interroger : qu’est-ce donc qui nous interpelle et nous séduit au point que nous renouvelons notre rencontre avec ce héros en nous passionnant pour toutes ses aventures ? Comment s’explique notre désir de relire 14 certaines aventures de Lupin ? Qu'en est-il, en vérité, de l'aspect ludique de cette lecture ? Nous avons pensé jouer sur le glissement opéré depuis deux décennies d'une poétique du texte vers une poétique de la lecture axée sur la prise en compte du lecteur et considérer Les Aventures d'Arsène Lupin sous l’aspect du jeu, car il est admis que le roman policier, selon l'esthétique de la réception, est un système narratif destiné à jouer avec le lecteur. Nous verrons que ce dernier finit par comprendre que les stratégies de séduction de ce genre cachent un en(jeu) ontologique qui actualise un écho en nous. Nous parlerons essentiellement de la lecture concrète du lecteur réel qui appréhende, selon V. Jouve, le texte avec son intelligence, ses désirs, sa culture, ses déterminations socio-historiques et son inconscient ; à la différence du lecteur désincarné des modèles de W. lser et U. Eco. Pour découvrir la structure close et rassurante qu’est le roman policier, nous nous sommes ralliée à l'optique de Winnicott, Picard et Jouve concernant le roman-jeu et avons retenu les notions-clé qu’ils développent en ce qui concerne les codes d’interprétation selon les modes du « play » et du « game »3. Le premier de ces termes désigne une activité qui se pratique librement sans contrainte préétablie, tandis que le second est défini par des règles en général très strictes exigeant le respect d’un certain nombre de conventions, codes et contrats de lecture. Il renvoie aux jeux de type réflexif et permet la mise à distance grâce à son statut objectif. Nous nous intéresserons essentiellement à ce dernier. Il nous fera découvrir l'aspect codifié du roman policier et le contrat tacite liant le lecteur à l'écrivain. Ce contrat implique un code, des normes à suivre dans le roman de détection classique (cf. V. Dyne en annexe) : crime ou vol, mystère, enquête, énigme à résoudre, stimulation de la curiosité du lecteur grâce au retardement des informations, importance de la fin, avec souvent un « happy end » où la justice et l'ordre triomphent. Maurice Leblanc nous a communiqué la passion du jeu dès la première nouvelle : L’Arrestation d’Arsène Lupin. Un jeu qui délivre, dès la première rencontre entre l’auteur4, le personnage et le lecteur, l’image qui deviendra la « métaphore obsédante » du masque, de la mystification et du dédoublement dans Les Aventures d'Arsène Lupin, et ce, à un triple niveau que nous découvrirons au fil de ce travail. Le jeu s’instaure entre le personnage, l’auteur ou auteur-narrateur, et le texte lui-même. Nous découvrons, in fine, que le lecteur lui-même n’échappe pas à cette omniprésence du masque et de son dévoilement. La lecture qui conviendrait le mieux au roman policier est une lecture « coopérante », active5. Un travail de décodage d'informations et d'assimilation dans lequel s’impliquerait le lecteur. « lire est le complément réactif d'une écriture (...). C'est un travail, affirme Barthes dans S/Z. 15 En 1948, dans Qu'est-ce que la littérature ?, Jean-Paul Sartre soulignait déjà l'activité du sujet lisant : «(...) l'objet littéraire est une étrange toupie, qui n'existe qu'en mouvement. Pour la faire surgir, il faut un acte concret qui s'appelle la lecture ». Barthes, quant à lui affirme : « l’ensemble des codes, dès lors qu’ils sont pris dans le travail de la lecture, constitue une tresse (texte, tissu et tresse, c’est la même chose) ; chaque fil, chaque code est une voix ; ces voix tressées (...) forment l’écriture : lorsqu’elle est seule, la voix ne travaille pas, ne transforme rien, elle exprime ; mais dès que la main intervient pour rassembler et entremêler les fils inertes, il y a travail, il y a transformation ». Le texte, selon Sartre et Barthes, n'existe donc que parce qu'il est lu. Ces auteurs annoncent ainsi les théories modernes de la lecture, qui se fondent toutes sur le postulat de l'activité du lecteur. Par ailleurs, pour aller du sens obvie qui se révèle à nous et dégager ce qui se dérobe dans le déploiement du texte, nous ne privilégierons pas une méthode d’analyse particulière. Au cours du travail de déchiffrement de la trame narrative pour dévoiler la richesse sémantique du texte, nous avons considéré l’œuvre étudiée comme une « œuvre ouverte »6 à la pluralité des lectures. « Le sens d’un texte, n’est pas dans telle ou telle de ses interprétations, mais dans l’ensemble diagrammatique de ses lectures dans leur système pluriel ». Cette richesse des sens présents dans l’œuvre implique, comme l’indique Barthes, une multiplicité d'interprétations, psychologiques, psychanalytiques, philosophiques, etc. Nous userons donc d’une « claie » à grilles multiples pour lire le corpus choisi, mettant au jour une combinatoire reliant harmonieusement : sémiotique, psychanalyse et thématique. La sémiotique, en tant que procédé de communication et de décryptage des signes, nous fera prêter une attention particulière à ce qui se dérobe dans le dépli du texte, car les signes qui pourraient aider à reconnaître ce qui est caché sont toujours présents. Il nous a semblé utile d’utiliser, dans le travail de déchiffrement de la trame narrative, certaines théories des tenants de la Nouvelle Critique, Barthes Todorov, Eco... Appliquer la psychanalyse à l’étude du roman policier n’est pas en soi une incongruité. Gérard Mendel a parlé d’« analyser l’inconscient grâce à la paralittérature ». Nous pouvons rappeler également que des récits à structure policière ont déjà eu une lecture psychanalytique qui a démontré que « c’est l’œuvre d’art qui s’applique à la psychanalyse » et non l’inverse. Tel est le cas de L’Œdipe-Roi de Sophocle, et de La Lettre volée7 de Poe, analysées respectivement par Freud et Lacan. La psychanalyse, en tant que science de l’inconscient, nous aidera à tenter de trouver le code secret du personnage et du texte. Nous avons cependant ignoré la question : « Qu'est-ce que le personnage pour l'au- 16 teur ? » pour nous focaliser sur une autre qui nous a paru plus pertinente : qu'est-ce que le personnage pour le lecteur ? Qu'advient-il de lui dans la lecture ? Nous nous sommes ensuite penchée sur l’interaction auteur-personnage-lecteur. Pour traquer la vérité textuelle cachée8 comme le veut la loi du genre policier et faire affleurer le non-dit inconscient et la réalité du personnage au-delà de son dit conscient, la psychanalyse nous a servi de médiatrice dans l’effort de faire surgir une cohérence et une certaine vérité du personnage et du texte. Nous ferons souvent référence à des concepts psychanalytiques, en fondant notre interprétation dans ce domaine essentiellement sur des concepts freudiens et les prolongements qu’en a donnés Lacan, notamment dans la compréhension du langage lacunaire. Il nous a semblé, en effet, évident que notre héros était un Œdipe moderne et un Narcisse invétéré en quête de lui-même. Il éclaire le mythe freudien d’Œdipe et le concept lacanien du « stade du miroir »9. Sans renier notre allégeance freudienne, nous avons fondé notre interprétation sur des concepts lacaniens corrélatifs au complexe d’Œdipe : les concepts du stade du miroir et de l’intersubjectivité. Nous leur adjoindrons les notions de « division du sujet » et de forclusion du « Nomdu-Père » et ferons une place de choix au « parlêtre » et à la notion de présence-absence. Nous citerons également René Girard, Marthe Robert qui ont détecté avec acuité comment les romanciers peuvent devenir, par leur propre génie romanesque, de vrais analystes des profondeurs de l'homme. Telles sont les considérations qui ont guidé la conception et la mise en œuvre du présent travail qui s’articulera autour de deux axes principaux. La relation personnage-lecteur sera d’abord privilégiée, ensuite, nous étudierons le sens qui se dégage de l’axe auteur-texte-lecteur. Le premier volet de notre recherche est consacré au personnage d’Arsène Lupin. La réception de ce personnage nous le fera considérer comme « personne » et non pas comme « pion narratif ». La lecture nous a fait relever une récurrence polysémique frappante du terme « masque », ce qui nous a incitée à consacrer cette première partie aux différentes formes du masque. Nous comprenons, en fait, très vite que Lupin ne peut vivre que sous la protection du masque et sur une scène théâtrale. Notre étude de son comportement nous a montré que le thème du masque révèle, outre le dédoublement, une théâtralité permanente qui domine la vie de cet homme. Notre plaisir de lecteur s’est trouvé renforcé par la théâtralité10 qui régit également le texte, car l’esthétique de Maurice Leblanc est de transformer le lecteur en spectateur (ce qui justifiera l’emploi de l’expression lecteurspectateur dans notre travail). Il lui donne à voir et à entendre un personnage, à travers la scène textuelle. Nous retrouvons là la symbolique attachée au mot masque qui est avant tout une voix et un regard. Le person- 17 nage qui devient, au fil de la lecture, un sujet, une personne, nous rappelle l’étymologie latine de ce mot, persona et le sens de « masque traversé par des sons » qui lui est attribué. La lecture interprétative de notre corpus nous a permis de nous laisser aller au plaisir visuel du déguisement et du dévoilement et nous avons oscillé en permanence entre l’opacité et la transparence. Notre curiosité s’étant d’abord concentrée sur le personnage d’Arsène Lupin, nous avons cru utile de chercher à saisir les diverses manifestations du masque, que ce soit au niveau du faire ou au niveau du dire. Nous avons essayé d’en démonter les mécanismes pour comprendre la logique qui les meut. Nous avons, dans un premier temps, focalisé notre regard sur ce que Lupin nous donne à voir, c’est-à-dire son corps et l’espace où il évolue. Ensuite, nous avons déplié les différents feuillets de son identité. Nous nous sommes penchée sur le patronyme reçu à la naissance, puis les pseudonymes et les anagrammes les plus révélateurs, pour voir les dessous inconscients qui ont imposé leur choix. Une fois le personnage bien campé, nous avons prêté attention au voile du langage qu’il nous oppose, favorisant nettement dans cette partie, l’étude de l’ironie et de l’humour, qui sont la caractéristique majeure du discours lupinien11. Nous avons tenté d’en découvrir les motivations réelles avant de sonder l’inconscient de Lupin pour mieux comprendre ce personnage et sa relation à soi et à l'autre. Le deuxième volet de notre travail nous a permis d’analyser la signifiance du simulacre qu’est le masque. Nous avons tenté de comprendre pourquoi notre héros a placé sa vie sous le signe du déguisement au risque de se perdre dans le vertige des simulacres et des identifications multiples. Pour cela, nous sommes remontée jusqu’à son premier vol qu’il a vécu à l’âge de 6 - 7 ans. Marqué à jamais12 par cette aventure, notre héros décide, très jeune, de s’approprier tous les signes du paraître pour avoir sa place dans la société. Le masque sera le « cheval de Troie » pour pénétrer le cercle très fermé des gens du monde. Cependant, le défi contre la société serait trop fade s’il ne s’y ajoutait une certaine jubilation devant l’aveuglement des victimes de ses supercheries. La dissimulation n’est jamais totale, car l’Être est toujours en creux derrière le Paraître. Lupin aime afficher un masque translucide, véritable voile transparent qui révèle plus qu’il ne cache. Nous montrerons qu’il exhibe en dissimulant et manifeste en fourvoyant, même si c’est souvent d’une manière oblique. Les signes qui pourraient aider à le reconnaître sont toujours présents. Il suffirait pour cela que le regard d’autrui les reconnaisse. Cette transparente opacité n’est qu’un leurre qui entre dans le jeu théâtralisé de notre héros. Nous verrons également que ce côté ludique qui le caractérise sert surtout à dissimuler, aux autres comme 18 à lui-même, un non-dit refoulé et douloureux. Le masque se révélera finalement être un signe qui « dé-voile » une vérité profonde que le sujet n’est pas disposé à (laisser) voir. Dans le dernier volet de notre travail, nous avons pris le rôle de « contrehéros »13 dans une lecture perçue comme une communication narrative du discours séducteur visant le lecteur. Elle se donne comme une combinatoire de la représentation textuelle et de l’affectivité du lecteur, sans oublier l’inconscient de celui-ci qui veille et qui se manifeste à son insu. Le lecteur apporte sa subjectivité. Il devient « un agent du récit et non un récepteur ». Nous considérerons le texte dans son acception barthésienne de voile. « Texte veut dire tissu (…), un voile derrière lequel se tient plus ou moins caché le sens (la vérité) », affirme, en effet, Barthes. La dénotation est donc donnée elle-même comme un masque. Elle n’est pas le premier des sens, mais elle feint de l’être. Nous avons tenté d’aller au-delà des chicanes disposées dans le texte afin de débusquer patiemment le sens tapi derrière les différents leurres et équivoques que nous offre le discours. Nous nous sommes, dans un premier temps, intéressée à l’œuvre comme construction narrative rigoureuse dont la complexité fait corps avec le ludisme qu’elle affiche. Nous avons d’abord favorisé une lecture structurale pour mettre au jour les stratégies de séduction de Maurice Leblanc. Nous avons découvert deux niveaux de lecture : un « dépli » romanesque linéaire, puis un « dépli » du texte en creux. Nous avons ensuite réfléchi au plaisir éprouvé à la lecture des Aventures d’Arsène Lupin. Il nous est apparu assez trouble dans la mesure où il entrouvre une lucarne qui donne accès à notre propre inconscient. Notre lecture nous a révélé une récurrence troublante. Il s’agit d’une congruence frappante entre le sens ultime du texte et la vérité du personnage. La vérité à dégager du texte et du personnage nous renvoie, en effet, à la lecture lacanienne de La Lettre volée. « Ce qui est à cacher, affirme Lacan, est laissé à découvert, pour qui voudra s’en emparer. C’est donc la vérité qui est en jeu, et elle ne peut être atteinte qu’en sondant l’inconscient du personnage et du texte ». Nous verrons que cet exemple de lecture active, privilégiée pour révéler l'inconscient du texte, sa « parole vraie », nous livre, en définitive, la clé de voûte de notre construction interprétative. Il s’agit de la notion « présenceabsence » qui explique aussi bien toutes les énigmes textuelles à déchiffrer que l’énigme majeure qui domine la vie d’Arsène Lupin. 19