Le récit de la servante Zerline
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Le récit de la servante Zerline
Dossier artistique Le récit de la servante Zerline De Hermann Broch Mise en scène Yves Beaunesne du mercredi 8 décembre 2010 au jeudi 16 décembre 2010 Au Théâtre du Nord, en Grande Salle à Lille Autour du spectacle : Cours public animé par Yannic Mancel Mercredi 15 décembre à 18h30 Petite Salle, Lille Rencontre avec l’équipe artistique Jeudi 9 décembre à l’issue de la représentation Grande Salle, Lille Apéro rencontre avec Marilù Marini Samedi 11 décembre 2010 à 11h00 Bar du Théâtre du Nord, Lille 1 2 Sommaire La pièce p. 4 L’auteur p. 5 Le Metteur en scène Note d’intention Biographie Entretien avec Yves Beaunesne p. 6 p.6 p. 7 p. 9 L’équipe artistique p. 11 Autour de l’œuvre p. 13 Quelques pistes pédagogiques p. 14 3 La pièce L’histoire Un homme seul, du nom de A. Un homme sans nom, sans passé, sans postérité. Locataire de la baronne W., il fait la sieste. Entre une vieille domestique, Zerline, qui sert la baronne et sa fille, Hildegarde. Elle lui parle de la vie en huis clos, crépusculaire, qui est celle de cette maison, et déroule le fil de sa vie, de ses regrets et ressentiments, telle une Parque servante qui déviderait la pelote de tous les destins qui se sont croisés sous son regard. Sa mémoire est infaillible, la violence qui a remplacé l’amour intacte. Elle se confesse comme on vide son sac, d'une coulée que rien ne pourrait arrêter. Zerline est femme de chambre depuis trente ans au service de la baronne, dans une petite ville de l'Allemagne préhitlérienne. D'un tempérament volcanique mais d'une prudence avisée, elle a été la rivale de sa maîtresse, mariée avec un austère et moral président de cour d'assises, auprès du bel et libertin M. von Juna. Mais c'est à la baronne, non à la servante, que celui-ci a fait un enfant, la bâtarde Hildegarde. Sous couvert de son dévouement à la mère et à la fille, Zerline, frustrée, leur voue une haine cuite et recuite, nourrie par le souvenir des étreintes charnelles de l’amant mais aussi par son amour enfoui au plus profond de sa conscience pour le magistrat cocu qui, naguère, un court instant, lui a saisi les seins... Une nouvelle traduction Le texte, qui a été traduit en français en 1961, demande une nouvelle traduction et adaptation : ce sera l’occasion de le secouer, sachant qu'il y a une « variation » à opérer pour arriver à rendre en français le relief du verbe dramatique original. Pour révéler au mieux l'immense force d'un homme sans concession et qui ne put jamais venir à bout de ses propres contradictions. Les récits de Broch ont une odeur, une odeur qui appelle celle de comédiens. Et ceux-ci doivent pouvoir accorder une confiance absolue aux mots qu’ils ont à faire vivre. Pour rendre le temps visible, le temps hachuré et divisé. Car Broch ne démontre rien, ne construit rien. Il se donne juste comme objectif de juxtaposer des pans de vie et de nonvie, des étapes de liberté et des fragments de perte se soi. Qui peut dire de quoi seront faits ses lendemains ? Nos vies sont tissées d'une succession de moments plus ou moins autonomes dont nous serions bien incapables de relever la logique chronologique aujourd'hui même. Toute progression est comme vouée à des avancées maladroites, à tâtons, étapes parallèles ou opposées, toujours inachevées mais où s'inscrit désormais notre « condamnation à la liberté ». Car la vie d'un homme n'est plus d'un seul tenant, de la naissance à la mort, l'homme a désormais non pas une seule mais plusieurs ombres. Et au lieu de mettre en scène des situations qui se développent, des personnages qui évoluent, des péripéties qui s'enchaînent, Broch donne une organisation à des morceaux épars, à de petites unités dramatiques, à des bouffées de langages : « Ces ténèbres où le chemin de chacun ne trouve celui d’aucun autre » (Les Somnambules). 4 L’auteur Le monologue de Zerline est tiré d'un roman de Hermann Broch (Vienne, 1886 - Connecticut, 1951), «Les Irresponsables». L'auteur, industriel qui abandonna ses affaires en 1928 pour se consacrer à l’écriture, a axé sa réflexion sur l'évolution de l'Allemagne et de l'Autriche face à la montée de l'hitlérisme, notamment dans deux ouvrages aux titres significatifs : Les Somnambules et Les Irresponsables. Lorsque l'Autriche est annexée par les nazis en 1938, Broch, intellectuel juif engagé, est arrêté et emprisonné. Grâce à l’intervention d’amis, parmi lesquels James Joyce, il s’enfuit aux Etats-Unis en 1938. Devenu citoyen américain, il enseigne à Yale et Princeton. Toute son œuvre est celle d’un écrivain héritier des Lumières par sa volonté d’éduquer, de « convertir » les individus à la démocratie. Un éclaireur qui montre comment les désordres de notre cœur, l'égoïsme, le ressentiment engendrent une indifférence éthique qui est forcément politique. Ses personnages, isolés, et donc fragilisés, n'ont pas de conviction politique, aucun n'a de responsabilité directe dans l'avènement du nazisme. C'est justement dans cette indifférence que les hitlériens ont puisé leur force, une indifférence qui entraîne la perte d’humanité contre laquelle Broch s’est battu sa vie entière, de l’Autriche aux Etats-Unis. Pour lui, « tant que l’étincelle prométhéenne n’est pas complètement éteinte dans l’homme, oui, tant que la moindre lueur continue de briller, elle peut bien être ravivée, ravivé l’homme, ravivé l’humain ». Broch cherche à expliquer le processus psychologique qui a mené au nazisme en l’inscrivant dans le contexte historique. « La mort de Dieu » nietzschéenne avait mis en valeur le basculement de sens lié à la modernité. Une crise s’était produite, une rupture avait eu lieu : le sens n’est plus institué par une quelconque transcendance, l’homme se retrouve désormais dans un état de fragilité, de précarité, d’errance. Ainsi, la « mort de Dieu » est, selon Broch, « le problème de la perte d’absolu, le problème du relativisme, selon lequel il n’y a plus de vérité absolue, plus de valeur absolue, et ainsi plus d’éthique absolue » car Dieu était une référence commune des hommes. Sa « mort » a entraîné la perte d’un système de valeurs universelles et engendré le sentiment moderne de la perte de sens, de la perte d’unité. La tradition est suspendue et l’avenir est à façonner. Il en découle un état de crise, de désorientation générale, et un sentiment de solitude chez l’homme car la référence commune, et avec elle le lien à l’autre et au monde, a disparu. Cette perte d’unité se reflète dans l’écriture même de Broch à travers une désorganisation de la forme progressive et un polyphonisme qui mettent en relief la parole de l’auteur et celle de ses personnages, des individus en quête de sens, sans identité, seuls, avec un vide à combler. La dodécaphonie n’est pas loin, et le pari théâtral à relever là est un formidable défi. 5 Le metteur en scène Note D’intention Zerline Elle aurait sans doute voulu être marin. Mais l’amère rêverie qui a bercé ses océans n’a développé en elle que les maisons closes du souci. « L’homme est solitaire, et les solitaires deviennent facilement fous » (Le Sortilège). Cette Zerline, c’est une poule de Bresse, la gauloise blanche à crête pâle comme la paume de la main, les pattes bleues très fines, la peau comme du papier à cigarette, l’œil sombre. Elle ne liquidera pas l’animal en elle. Elle se fait joie de son existence. « …Chaque jour, je dégringole pour que vous sachiez votre mensonge…» Elle semble dire : on peut être inculte en matière culinaire et néanmoins apprendre comment devenir gourmand du monde. Ce monde-ci est déjà le vrai. Il faut vouloir vivre. Il se peut qu’il existe un endroit qui nous convienne pour une raison que nous ne comprenons pas. C’est peut-être l’air, ou le niveau au-dessus de la mer, le seul niveau convenable, un niveau idéal, où tu peux vivre heureux et libre, et dont tous rêvent. Il ne faut pas attendre d’être vainqueur pour devenir humain, ce sera trop tard.Depuis que Zerline écoute Mozart, elle n’existe plus que par les oreilles, par ce sens du dehors et par ce sens de l’événement. Depuis Mozart, la musique est autant une révolte qu’une prière. Broch révèle la parole prophétique des femmes, ces « créatures à utérus » (Ibsen) qui disent non au pouvoir. On gardait les canaris dans les mines. Quand les oiseaux mouraient, c’était signe qu’il n’y avait plus d’oxygène et qu’il fallait se dépêcher de fuir. Yves Beaunesne 6 Biographie Après une agrégation de droit et de lettres, il se forme à l’INSAS de Bruxelles et au Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique de Paris. Il signe, en novembre 1995, sa première mise en scène en créant, au Quartz de Brest, Un Mois à la campagne d’Ivan Tourgueniev, repris au T.G.P. à Saint-Denis et en tournée en France et à l’étranger jusqu’en juin 2000. La pièce a été publiée aux Editions Actes Sud-Papiers dans une traduction et une adaptation qu’il a cosignées avec Judith Depaule. Le spectacle a obtenu le Prix Georges Lerminier décerné par le Syndicat de la critique dramatique. Il a mis en scène, au Théâtre-Vidy E.T.E. à Lausanne, Il ne faut jurer de rien d’Alfred de Musset, créé en novembre 1996, puis repris en tournée jusqu’en avril 1998. En novembre 1997, il crée L’Éveil du printemps de Frank Wedekind au T.N.P.Villeurbanne, présenté ensuite au Théâtre de la Ville à Paris, puis en France et à l’étranger jusqu’en avril 1999. Cette pièce a été publiée aux Editions Actes Sud-Papiers dans une traduction et une adaptation qu’il a cosignées avec Renée Wentzig. En novembre 1998, Yvonne, Princesse de Bourgogne de Witold Gombrowicz, publiée aux Editions Actes Sud-Papiers dans une traduction qu’il a cosignée avec Renée Wentzig, a été créée au Quartz de Brest, puis présentée au Théâtre National de la Colline à Paris en novembre 1998 et en tournée en France et à l’étranger jusqu’en mai 1999. Il a créé La Fausse Suivante de Marivaux au Théâtre-Vidy E.T.E. à Lausanne le 2 novembre 1999, création reprise au Théâtre de la Ville à Paris, et en tournée en France jusqu’en mai 2000. Il a mis en scène à l’automne 2001 La Princesse Maleine de Maurice Maeterlinck qu’il a créé avec l’Atelier Théâtral Jean Vilar le 6 novembre à Louvain-La-Neuve dans le cadre de la présidence belge de la Communauté Européenne. Il le présente ensuite au Théâtre National de la Colline à Paris et en tournée en France jusqu’en avril 2002. Il a dirigé les élèves de l’école de la Comédie de Saint-Étienne dans Ubu Roi de Alfred Jarry, un spectacle créé le 14 mars 2002 au Théâtre du Parc à Andrézieux-Bouthéon. En janvier 2003, au Théâtre de l’Union à Limoges, il crée un diptyque autour de deux pièces en un acte de Eugène Labiche : Edgard et sa bonne et Le Dossier de Rosafol. Le spectacle sera présenté ensuite en province, à Paris et à l’étranger, et repris en 20032004. Il crée le 23 mars 2004 Oncle Vania de Tchékhov au Théâtre de Saint-Quentin-enYvelines dans une nouvelle traduction qu’il a cosignée avec Marion Bernède. La pièce est présentée en tournée jusqu’en janvier 2005, après un passage à l’automne 2004 au Théâtre National de la Colline à Paris. Il a monté avec Christiane Cohendy et Cyril Bourgois Conversation chez les Stein sur Monsieur de Goethe absent de Peter Hacks, qui a été créé en janvier 2005 au Théâtre de Nîmes puis est parti en tournée. La pièce a été présentée au Théâtre de la Commune - Centre dramatique national d’Aubervilliers en avril 2005. Il a mis en scène Dommage qu’elle soit une putain de John Ford en janvier 2006 au Théâtre de Saint-Quentin-en-Yvelines, en collaboration avec le Théâtre de la Place à Liège, dans une nouvelle traduction qu’il cosigne avec Marion Bernède et qui est publiée aux Éditions des Solitaires Intempestifs. Le spectacle a été accueilli, après une longue tournée, au Théâtre des Quartiers d’Ivry, à l’automne 2006. 7 Il a mis en en scène, en mai 2006, pour l’Opéra de Lille, Werther de Jules Massenet, avec Alain Altinoglu à la direction musicale. Il réalise en 2007 un diptyque sur Paul Claudel : il a créé au printemps Le Partage de midi à la Comédie-Française - repris au théâtre Marigny à Paris et en tournée internationale en 2009 - et à l’automne L’Échange, en collaboration avec le Théâtre de la Place à Liège et repris en tournée puis au Théâtre National de la Colline à l’automne 2008. L’Opéra de Lille l’accueille à nouveau, au printemps 2008, pour une mise en scène de Rigoletto de Verdi, sous la direction musicale de Roberto Rizzi Brignoli. Le spectacle sera repris en 2010 à l’Opéra de Dijon. Au cours de la saison 2008-2009, il propose, avec la collaboration des Gémeaux à Sceaux, une nouvelle version du Canard sauvage d’Henrik Ibsen dans une version française qu’il cosigne avec Marion Bernède et qui est publiée aux Editions Actes SudPapiers. Il a fait découvrir avec l’Ensemble Philidor, début 2009, à la Maison de la Culture de Bourges et en partenariat avec le Théâtre de l’Athénée Louis-Jouvet, une version pour instruments à vents du Così fan tutte de Mozart dirigée par François Bazola. Cette version, saluée dès sa création, entame une longue tournée en France et à l’étranger. Le Festival d’Aix-en-Provence l’invite à présenter l’été 2009 une nouvelle version d’Orphée aux Enfers d’Offenbach avec l'Académie européenne de musique. Il retrouve à cette occasion Alain Altinoglu à la direction musicale. Le spectacle sera repris en tournée au cours de la saison 2010-2011. A l’automne 2009, il crée à Dijon une adaptation du Lorenzaccio de Musset, et, à l’automne 2010, à La Coursive de La Rochelle, Le Récit de la servante Zerline de Hermann Broch, avec Marilù Marini, dans une nouvelle version française qu’il cosigne avec Marion Bernède. Il a comme projets d’opéra Il Tabarro de Puccini à l’Apostrophe de Cergy-Pontoise en avril 2011, La Favorite de Donizetti à l’Opéra de Toulon et Carmen de Bizet à l’Opéra de la Bastille, avec Philippe Jordan à la direction musicale, en 2012, et Madama Butterfly de Puccini au Grand Théâtre de Luxembourg en 2013. Il a été nommé en 2002 directeur-fondateur de la Manufacture - Haute École de Théâtre de la Suisse romande dont le siège est à Lausanne, qui a ouvert ses portes en septembre 2003 et dont il a assumé la direction jusqu’en 2007. Il enseigne au Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique de Paris et à l’Ecole professionnelle supérieure d’Art dramatique de Lille. 8 Entretien avec Yves Beaunesne Yannic Mancel : J’apprends que vous n’avez vu aucune des représentations du texte lorsque, dans les années 80, Jeanne Moreau nous l’avait fait découvrir sous la direction de Klaus Michaël Grüber. Comment vous êtesvous donc intéressé à ce texte singulier ? Yves Beaunesne : Les littératures allemande et autrichienne m’importent beaucoup : Stefan Zweig avec Le Monde d’hier, Souvenirs d’un Européen, par exemple, raconte ce passage décisif d’une guerre à l’autre, comment l’Autriche en particulier et l’Europe en général ont vécu ce passage, d’une perte à une autre perte. Dans ces entre-deux-là peut advenir l’irruption, au départ inconsciente, de toutes les idéologies les plus monstrueuses et les plus irresponsables, en même temps que la naissance de la conscience européenne. C’est ce qui m’intéresse chez Zweig, chez Broch, chez Musil, chez Rilke et même beaucoup plus tard chez Thomas Bernhard. J’ai lu un jour sous la plume d’un auteur latino-américain que Les Irresponsables était pour lui le plus grand roman du XXe siècle. Or à la lecture du roman, il se trouve que j’ai été particulièrement sensible au Récit de la servante Zerline, dont j’ai appris par la suite qu’il avait été écrit en plusieurs étapes et qu’il était venu seulement sur le tard compléter la construction de ce roman fragmentaire et kaléidoscopique qu’est Les Irresponsables. Au-delà de ce questionnement sur la montée du nazisme, il y dans ce récit quelque chose de lumineux sur ce que peut être la parole confidente d’une personne âgée, concernant la mémoire de sa vie et notamment de sa vie intime, ce qui est finalement assez rare tant dans la littérature que dans la vraie vie. Je suis pour ma part très ému par la liberté de cette femme d’une autre génération qui parvient à distinguer sans tabou désir et amour. Il faut dire que cette servante est une servante-maîtresse : très consciente de sa condition, elle est, d’un même mouvement, prête à la revendiquer et à la dépasser, en utilisant les outils qui sont les siens, pour renverser l’ordre social, sans en oublier les repères, tout particulièrement quand il s’agit d’amour ou de sexe. Yannic Mancel : Et Mozart dans tout cela ? Pourquoi de la part de Broch cette citation de Don Giovanni à travers Zerline et le libertin von Juna ? Yves Beaunesne : C’est l’enjeu d’une vraie question dramaturgique. Pendant un temps nous avons rêvé d’émailler la représentation de citations musicales mais ne sommes plus convaincus que l’idée soit bonne et pertinemment réalisable. Une chose est sûre : nous voulons à tout prix éviter la tentation, voire le piège de l’oratorio, fuir la voix chantée de l’aria et du récitatif. Nous sommes avec Marilừ Marini partis au contraire à la recherche de la voix intérieure, plus intime, plus affective, plus onirique. Avec ce léger accent qu’elle conserve au service d’un français parfait, elle raconte aussi l’exil géographique et social des servantes issues des campagnes qui avec beaucoup d’abnégation mais peu de liberté venaient se lier au service des maisons bourgeoises ou aristocratiques des grandes villes. 9 Yannic Mancel : En quoi le récit de la servante se rattache-t-il à la montée du nazisme ? Yves Beaunesne : Extrait des Irrespponsables, ce récit participe de la parole forte de Borch, ce juif devenu catholique lors de son mariage, emprisonné dans les geoles nazies puis libéré grâce à des amitiés comme Joyce ou Huxley qui n’a eu de cesse de crier que l’Europe perdant toute référence spirituelle et éthique s’enfonce dans l’indifférence et l’irresponsablilité, terreau infernal de tous les fascismes. Zerline, elle, se différencie des personnages qui ont baissé le pavillon de la foi, elle n’est pas frileuse, elle a un tempérament de résistante, elle rebâtit sur les ruines de la lâcheté. Ce qui est paradoxal chez elle, c’est son attachement à la lutte des classes, comme si elle avait la conscience ou le pressentiment que toutes les dictatures se fourvoient et nous fourvoient dans l’illusion naïve que pourraient être abolies les distinctions de classes, au profit d’une unité nationale voire nationaliste totalement fictive. Zerline ne croit pas au rassemblement indifférencié des classes sociales, elle croit en revanche que des intersections sont possibles, des rendez-vous et des endroits où l’on peut se retrouver : l’amour et le sexe en sont. Yannic Mancel : Il y a, à côté de Zerline, un personnage masculin très discret et très présent. Qu’en avez-vous fait ? Yves Beaunesne : Il s’appelle encore Andreas comme dans le roman, mais peutêtre allons-nous définitivement effacer son nom. Il est très jeune. Ce qui compte est sa différence d’âge et sa présence déclenchante comme celle d’un psychanalyste. Broch lui-même a eu recours à la psychanalyse. La complexité de sa vie la lui avait rendu indispensable. Le jeune homme est donc une source de chaleur, une oreille et un provocateur de parole indispensable, un écho sur le bord de la parole, comme si le récit allait se poursuivre avec son histoire à lui. Sans lui le récit ne peut advenir, celui d’une solitude qui a besoin d’une autre solitude pour reconstruire un début d’humanité. Lille-Paris, par téléphone, le 23 octobre 2010 10 L’équipe artistique Marilù Marini C’est comme danseuse qu’elle monte pour la première fois sur scène. Son goût pour une danse imprégnée de théâtralité la pousse naturellement à devenir comédienne. Son premier rôle fut la mère Ubu dans Ubu enchaîné. A Buenos Aires, elle joue avec Alfredo Arias et participe à la fondation du Groupe TSE. En 1973, toujours à Buenos Aires, elle participe à la création de Madame Marguerite de Roberto Athayde, puis, en 1975, elle arrive à Paris. C’est avec 24 heures d’Alfredo Arias qu’elle fait ses débuts à Paris. Par la suite, elle fera partie de toutes les créations du Groupe TSE. Elle est Beauty, la chatte blanche dans Peines de cœur d’une chatte anglaise, et La Femme assise de Copi. Pour ce rôle, elle reçoit, en 1984, le Prix de la Meilleure Comédienne décerné par le syndicat de la Critique Dramatique. Elle a été Caliban dans La Tempête de Shakespeare, spectacle créé dans la Cour d’honneur du Palais des Papes dans le cadre du Festival d’Avignon 1986. Dans Mortadella – Molière du meilleur spectacle musical 1993 – elle est la grand-mère complice et extravagante d’Alfredo Arias. En 1995, Nini , spectacle conçu et mis en scène par Alfredo Arias, lui permet de rendre hommage, seule en scène, à une grande actrice et auteur argentin, Nini Marshall. Le Faust Argentin lui donne l’opportunité de jouer toute une galerie de personnages allant d’un policier tortionnaire à une diva du music-hall. Enfin, une pièce inédite de Silvana Ocampo, épouse de l’écrivain Adolfo Bioy Casares et amie proche de Borges, La Pluie et le feu, donne à Marilù l’occasion d’un rôle sur mesure. Dans Aimer sa mère, spectacle conçu par Alfredo Arias, dans des décors de Annette Messager et des costumes de Adeline André, elle joue les monologues écrits spécialement pour elle par des auteurs tels que : Olivier Py, René De Ceccaty, Yasmina Reza, Nicolas Brehal, Edmund White, Olivier Charneux, Pinti, Jorge Goldenberg. En 1998, elle joue avec Alfredo Arias, La Femme assise de Copi à Buenos Aires ; ils présentent ce même spectacle, accompagné d’une autre pièce de Copi, Le Frigo , au Théâtre National de Chaillot. Pour l’interprétation de La Femme assise, Marilù Marini est nominée aux Molières comme meilleure comédienne de l’année. Elle collabore à la mise en scène de Peines de cœur d’une chatte française auprès d’Alfredo Arias, spectacle qui a reçu le Molière du meilleur spectacle musical 1999. En dehors du Groupe TSE, elle travaille pour Leo Katz et les œuvres de Louis-Charles Sirjacq , Armada de Didier Carette, mise en scène de Simone Amouyal, et Reviens à toi encore de Gregory Motton dans une mise en scène d’Eric Vignier. En 2003, elle joue Oh les Beaux jours de Samuel Beckett dans une mise en scène d’Arthur Nauzyciel. Elle est également sur scène dans la pièce de Yukio Mishima, Madame de Sade, mise en scène de Jacques Vincey. En 2008 elle joue dans le cadre du Festival Grec de Barcelone, Historia del Soldat de Igor Stravinsky et dans le téléfilm La Ballade de Kouski réalisé par Olivier Langlois. Pour la télévision, elle a tourné avec Nina Companeez dans Chef de famille, aux côtés d’Edwige Feuillere, Pierre Dux et Fanny Ardant. 11 Au cinéma, elle a travaillé avec Daniel Schmid, Ariane Mnouchkine, Hugo Santiago, Michel Soutter, Alfredo Arias, Virginie Thevennet, Pascal Bonitzet, Claire Denis et Catherine Corsini. En 2007 elle tourne dans Des fleurs pour tout le monde de Michel Delgado et dans Musée haut, Musée Bas de Jean-Michel Ribes. Marilù MARINI a été nommée Officier des Arts et Lettres. Brice Cousin Brice cousin est un comédien, metteur en scène et scénariste vivant à Paris. Formé au théâtre National de Strasbourg, il a joué sous la direction de Bruno Bayen (Laissez-moi seul), d’Yves Beaunesme (Le canard sauvage) d’Alain Françon (Les enfants du soleil), de Yann Joël Collin et Eric Louis (TDM3), de Jean-François Perret (Ergo Sam), de Christophe Rauck (Innocence),… En tant que metteur en scène, Brice Cousin a créé diverses performances pour le Centre Georges Pompidou, Correspondance Gorki-Tchekhov au Théâtre National de Strasbourg, La Jalousie du Barbouillé et Le Médecin Volant de Molière. Il a participé à la traduction et à l’adaptation de La Chute, d’Edouardo Martinez et Billy Nascimento (en cours de production). 12 Autour de l’œuvre A propos de la Servante Zerline « Accablé de chaleur et d’ennui, au milieu d’un dimanche du mois d’aôut, un homme jeune, seul dans sa chambre, se laisse aller à de vagues rêveries. Une femme frappe, entre et, alors qu’elle est déjà au milieu de la pièce, demande si elle ne dérange pas. C’est la servante de la maison dont cet homme est locataire. D’un air responsable elle semble arranger les fleurs d’un bouquet posé sur la table et commence à parler. Elle est venue pour cela et, dès ce moment, personne au monde ne pourrait l’en empêcher. C’est d’abord des allusions domestiques, histoires de maisons sordides, banales, l’homme, comme momentanément sauvé de l’ennui, pose une question, demande une précision, alors avec de pauvres mots, elle commence son histoire, elle précise, détaille, parle de son enfance en France. L’homme s’est à nouveau assoupi, l’ignorant, elle continue, les souvenirs deviennent précis, impudiques, elle démonte sa propre naïveté et maladroitement décrit les beautés, les joies de son amour, même sa jouissance est racontée. Cela durera plus d’une heure et se terminera par quelques aphorismes certainement assénés dans le bureau patronal. L’homme s’est définitivement endormi. Le dénuement de cette femme humiliée par la vie, les blessures de l’indifférence que l’habitude et le temps n’effacent pas, sont, dans la cendre d’une vie consumée, comme les dernières braises. Ultimes lueurs d’espoir que la tendresse peut fragilement ranimer, ou la haine rendre meurtrières. « Il n’y a pas d’amour heureux » dit une chanson de piaf. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas d’amour du tout, et peut-être ces amours-là sont-elles sans histoires et dans ce cas nous n’en saurions rien. « Il faut écrire l’histoire du point de vue des vaincus » dit Walter Benjamin. Klaus, à travers sa propre souffrance, nous offre avec pudeur et tendresse cette émotion douloureuse, trace fragile d’humanité, qui nous montre que nous sommes encore capable d’aimer. » Francis Biras, in Il faut que le théâtre passe à travers les larmes, éditions du regard, 1993. 13 Quelques pistes pédagogiques Réalisé par Géraldine Serbourdin Enseignante missionnée au Théâtre Du Nord Qui raconte quoi, à qui ? A qui ? Dans le roman, le récit de la servante est justifié par le personnage de Hildegarde, la « bâtarde ». Zerline, « qui voit tout » a perçu l’intérêt que portait le jeune homme à la jeune fille de la maison et se propose de le mettre en garde, de le prévenir des problèmes qu’entraînerait une telle liaison. Un interlocuteur est donc présent, dont la fonction sera de relancer ponctuellement le récit. A, puisqu’il est ainsi désigné, est un jeune homme sans nom caractérisé dans le texte par une accumulation d’oxymores pour traduire sa nature indolente. « somnolence vigilante », p. 11, « inertie agissante », p. 12. Le chapitre s’ouvre par le portrait d’une espèce d’anti-héros qui passe son temps à fuir et gagne sa vie ainsi ballotté par un destin qui le mène, là, dans cette pension où il est locataire et sera le confident d’une vieille servante. L’accent est mis sur son absence de volonté, son manque d’ambition, son oisiveté qui lui permettent cependant d’avoir un train de vie confortable et un destin satisfaisant. Personnage fataliste, un irresponsable heureux : « Que ce dimanche s’écoule et s’enfuie, que les stores restent baissés, tout serait pour le mieux » (p. 12) Le récit de Zerline va le sortir de sa torpeur, va constituer la péripétie, l’évènement de ce dimanche d’été. Récit dont on va déplier les couches comme le ferait le personnage de la vieille servante, à la façon, soit d’une nappe qu’on étale, d’une pomme qu’on effeuille (pensons à la mise en scène de H. M. Grüber où Jeanne Moreau interprétait Zerline et pèle une pomme pendant tout le spectacle. Serons –nous le destinataire de l’aveu de Zerline ? Adresse publique donc ou quatrième mur ? Qui ? Une vieille servante prénommée Zerline. Dès l’entrée du personnage dans la chambre, le narrateur la caractérise ainsi : « dans la fente apparut le visage de vieille femme de la servante Zerline, tendu en avant comme une tête d’oiseau : » p. 12 Régulièrement il sera question de son âge, les remarques n’épargnant pas le personnage ; p. 12 « à cause de ses genoux rhumatisants », p.19 « réplique ridée et vieillie, desséchée et flétrie de ce qu’il fut », p24 « beaucoup de vieillards se mettent quelque fois à psalmodier leurs paroles… », « son parler habituel de vieille femme ». Il est intéressant de noter que le personnage fut révélé au monde entier par la comédienne Jeanne Moreau, mythe et la Célestine du Journal d’une femme de chambre d’Octave Mirbeau. La création fut un succès mondial : dans l’histoire du théâtre Zerline est identifiée à Jeanne Moreau, le rôle est à présent repris par Marilù Marini . 14 Quoi ? Un récit qui se déplie à plusieurs niveaux 1. 2. 3. 4. Une confession intime Une parole de femme Un discours moderne Le témoignage d’une domestique 1. Une confession intime C’est sur le registre de la confidence et de l’aveu que la parole se déploie. Zerline révèle d’emblée que la jeune fille de la maison, Hildegarde, fille de la baronne est illégitime, ce qui place la conversation sur le mode du secret. Secrets de famille qu’on va divulguer, liaisons dangereuses qui étofferont le récit jusqu’à évoquer un meurtre, et confesser sa propre perversité. Point ultime de la confession. Zerline se livre à une autoaccusation en règle, ménage le suspens, ne souhaite pas être interrompue (p. 41, « Zerline n’aimait pas les interruptions ».) Le récit se donne comme aveu assumant aussi la fonction cathartique du monologue dramatique. La vie peut reprendre le cours normal des choses après cette parenthèse hors du temps, un dimanche d’été où le passé ressurgit escorté de ses spectres de honte, plaisir et culpabilité. p. 49 « avant de dire avec sa voix habituelle de domestique bien stylée ». La vieille femme balaie d’un revers de main son aveu en le désignant de « bavardage » (p. 50) qui aurait « privé Monsieur A de sa sieste. » 2. Une parole de femme Il sera beaucoup question de désir dans les propos de Zerline qui assume un point de vue extrêmement moderne sur les relations hommes femmes : mettant en garde son interlocuteur de ne pas confondre désir et amour, faisant preuve dans ses analyses d’une grande lucidité sur ce que sa personne pouvait inspirer aux hommes, sur l’exploration de ses propres sentiments et pulsions. Du côté du désir, sa relation avec M von Juna analysée avec une grande clairvoyance comme une relation uniquement charnelle composée de dépendance physique, jeu érotique et attirance irrépressible. p. 19 : « qu’il ne retrouverait le repos que lorsqu’il aurait couché avec moi. C’est ce que je voulais. Car moi aussi j’étais prise au jeu… mais le désir, si bas que soit son prix, a besoin de force, et les pires sont ceux qui nient qu ’il soit bon marché… » Du côté de l’amour, M.le Président : à qui elle voua un amour immodéré toute sa vie : « L’image de M. le Président était en moi. Je m’étais imprégnée de son image et elle m’envahissait de plus en plus (….) Il y a plus de quarante ans qu’il m’a empoigné les seins, mais toute ma vie je l’ai aimé de toute mon âme. » p. 49 Une opposition très nette entre les sens, le désir physique d’une part et l’âme, l’amour d’autre part, structure les propos de la vieille femme. Le lecteur et spectateur n’apprendront qu’en fin de confession la force du sentiment amoureux qui lie le magistrat à la domestique, (quelques lignes p. 49) tandis que de nombreux passages sont consacrés à la description de l’attirance physique entre von Juna et Zerline. 15 3. Un discours moderne En effet, c’est toute une philosophie du désir que développe la servante au cours du récit de sa liaison avec von Juna. Elle opposera tout au long de son monologue le « vacarme cérébral manucuré »( p. 48), désignant par ce type de formule le discours amoureux dont se gargarisent les autres (sa maîtresse, l’amant de sa maîtresse, le même von Juna), les maîtres, et le désir .( p. 18 « l’impuissance te le désir incessant, la vilaine convoitise derrière laquelle se loge la faiblesse ») Elle, se situant avec von Juna du côté de l’attirance physique et du plaisir, sa maîtresse du côté du discours galant , des manières, du style du « brouhaha cérébral » son maître du côté de la maîtrise, de la sainteté. ( p. 19) « Il n’y a que les saints pour avoir la force et la sagesse, ils n’ont pas besoin , eux, de se vendre à vil prix. Mais le désir, si bas que soit son prix, a besoin de force, et les pires sont ceux qui nient qu’ils oient bon marché, uniquement parce qu’ils sont faibles, parce qu’ils sont incapables de désir… » Ainsi, lorsqu’elle décrit le ton des lettres que s’échangent les deux amants, la baronne et M. von juna : « les belles cochonneries », « Quelles saloperies et quel tapage à propos de l’âme ! » « Quel tintamarre sentimental creux et inutile les gens remplissent leur vie vide, leur ennui vide. » Alors que pour dépeindre l’attirance entre von Juna et elle : « je me suis accrochée à ma bouche de mes lèvres, de mes dents, de ma langue avec une telle violence que j’ai manqué m’évanouir, mais je lui ai quand même résisté. » p 22 p 24 « Ce qui s’est passé entre M ; von Juna et moi, c’était un cadeau de la mort, un présent sombre, doux et intemporel, et il me servira un jour à m’emporter doucement, soutenue par le plénitude de mes souvenirs. » Chacun dira que c’était de l’amour, l’amour qui va jusqu’à la mort. Non, cela n’avait rien à faire avec l’amour, et encore moins avec le brouhaha sentimental…. Il est dangereux de confondre cela avec de l’amour. » Un long passage est consacré à l’analyse des qualités d’amant de M. von Juna : p. 34 » C’était le meilleur des amants… », à l’analyse de son propre potentiel érotique : « Plus mes paroles étaient brutales, plus son amour était véritable. » , à l’expression de sa jouissance et à l’aveu de sa perversité. Zerline, en racontant sa vie amoureuse, décode avec une finesse étonnante les mécanismes liés au désir et au pouvoir. Perversité du désir, pouvoir sur l’homme possédé et richesse acquise par ce désir. 3. Le témoignage d’une domestique Car désirer et être désirée c’est dominer l’homme mais c’est aussi être plus riche que sa rivale. .p. 21 « Cela ne vaut rien quand on va au lit en claironnant qu’on a seulement de l’amour entre les jambes et pas de désir. » p. 31 « N’étais-je pas riche à côté d’elle ? » p37 « Remarque combien Mme la baronne est pauvre ! » La revanche sociale passe par le sexe. Zerline, à plusieurs reprises se vantera d’être supérieure à sa maîtresse parce que sujet de son désir et consciente des manœuvres de 16 séduction qu’une femme peut ainsi exécuter. Elle a « eu » le mari de Mme la Baronne très vite, p. 16 « J’étais encore toujours bien plus belle qu’elle. » « il m’avait autrefois empoigné les seins » Elle incite son amant au meurtre : « p. 38 « Parce que c’était un de ces hommes qui mettent les femmes trop haut ou trop bas. C’est pourquoi ils sont obligés de les servir avec leur corps, alors qu’ils ne peuvent leur donner aucune considération avec leur esprit. » Elle éduque « la bâtarde » Hildegarde en lui faisant admirer le portrait de son père illégitime afin qu’elle lui ressemble. Zerline meilleure mère que Mme la baronne ? Domestique portant un regard cruel, ironique et cynique sur la société de son temps, personnage porte-parole d’une vision aigue de la société autrichienne d’entre deux guerres, texte qui nous offre une galerie de portraits de ces non « coupables » ou « irresponsables » qui peuplent le roman de Hermann Broch , Zerline est une voix singulièrement moderne qu’il est intéressant de réentendre aujourd’hui. 17 Suggestion de séquence Le personnage de la domestique au théâtre, dans la littérature et au cinéma: De la Zerbinette de Molière dans Les Fourberies de Scapin à Euny dans le film coréen de ImSang-soo The Housemaid sur les écrans en ce moment en passant par Les bonnes de Genet. 1. Molière, Les fourberies de Scapin Une comédie classique 2. Les Bonnes, Genet Une dramaturgie moderne 3. Le Journal d’une femme de chambre de O. Mirbeau Un roman naturaliste 4. «The Housemaid», du coréén Im Sang-Soo Une réflexion acerbe sur la société coréenne Euny, une jeune femme gaie et naïve, est embauchée comme aide-gouvernante dans une riche maison bourgeoise pour s’occuper d’une fillette. Elle est très vite subjuguée par le raffinement de cette famille cultivée, mais qui vit dans un monde complètement déconnecté de la réalité, du moins celle des gens ordinaires. Le mari, un homme influent de la haute société, règne sans partage dans cette luxueuse demeure peuplée uniquement de femmes : l’épouse, qui attend des jumeaux, la belle-mère, la fillette et les domestiques. Il prend bientôt Euny pour maîtresse. La vie tranquille de toute la maison va alors basculer. Diabolique, la famille va tout mettre en œuvre pour renvoyer, puis faire disparaître la jeune femme. D’abord avec un gros chèque, car c’est de cette manière qu’elle règle en général les problèmes. Comme ce moyen s’avère inefficace, la bellemère va tenter de supprimer Euny : elle la pousse du haut de l’escalier, maquillant son geste en accident. Une démarche également infructueuse. Et puisque la domestique survit et refuse d’avorter, l’épouse décide del’empoisonner. Les protagonistes évoluent dans ce décor luxueux mais claustrophobe, qui les emprisonne à l’image des mouches prises dans une toile d’araignée. L’ambiance n’est pas sans rappeler celle des films d’Alfred Hitchcock. « Je voulais en effet approfondir la théorie d’Hitchcock sur le suspense, mais sans l’entretenir à tout prix », confie Im Sang-soo, qui fut l’assistant du maître du cinéma coréen Im Kwon-ta au début des années 1990. Comédie noire, The Housemaid est une nouvelle version de la fiction éponyme de Kim Ki-young sorti en 1960. Cinquante ans après, Im Sang-soo, qui a étudié la 18 sociologie avant de s’orienter vers le 7e Art, livre, lui aussi, son analyse sur la société coréenne d’aujourd’hui, avec un regard quasi radical. Il présente deux pans de la société qui cohabitent sans jamais vraiment se rencontrer. 1. Le Journal d'une Femme de Chambre Octave Mirbeau A MONSIEUR JULES HURET Mon cher ami, En tête de ces pages, j'ai voulu, pour deux raisons très fortes et très précises, inscrire votre nom. D'abord, pour que vous sachiez combien votre nom m'est cher. Ensuite, je le dis avec un tranquille orgueil, parce que vous aimerez ce livre. Et ce livre, malgré tous ses défauts, vous l'aimerez, parce que c'est un livre sans hypocrisie, parce que c'est de la vie, et de la vie comme nous la comprenons, vous et moi... J'ai toujours présentes à l'esprit, mon cher Huret, beaucoup des figures, si étrangement humaines, que vous fîtes défiler dans une longue suite d'études sociales et littéraires. Elles me hantent. C'est que nul mieux que vous, et plus profondément que vous, n'a senti, devant les masques humains, cette tristesse et ce comique d'être un homme... Tristesse qui fait rire, comique qui fait pleurer les âmes hautes, puissiez-vous les retrouver ici... Ce livre que je publie sous ce titre : Le Journal d'une femme de chambre a été véritablement écrit par Mlle Célestine R..., femme de chambre. Une première fois, je fus prié de revoir le manuscrit, de le corriger, d'en récrire quelques parties. Je refusai d'abord, jugeant non sans raison que, tel quel, dans son débraillé, ce journal avait une originalité, une saveur particulière, et que je ne pouvais que le banaliser en «y mettant du mien». Mais Mlle Célestine R... était fort jolie... Elle insista. Je finis par céder, car je suis homme, après tout... Je confesse que j'ai eu tort. En faisant ce travail qu'elle me demandait, c'est-àdire en ajoutant, çà et là, quelques accents à ce livre, j'ai bien peur d'en avoir altéré la grâce un peu corrosive, d'en avoir diminué la force triste, et surtout d'avoir remplacé par de la simple littérature ce qu'il y avait dans ces pages d'émotion et de vie... Ceci dit, pour répondre d'avance aux objections que ne manqueront pas de faire certains critiques graves et savants... et combien nobles !... Octave Mirbeau Mai 1900. 19