la parole d`opera

Transcription

la parole d`opera
Pour une poétique de la parole théâtrale :
La parole d’opéra
Isabelle Moindrot
Université François-Rabelais de Tours
La parole d’opéra
N’ayons pas peur des évidences : la parole d’opéra est une parole essentiellement chantée. Insérée dans le souffle du chant, elle est doublement parole de performance ; et c’est aussi pourquoi elle peut nous en
apprendre tant la parole théâtrale dans son ensemble. Car elle exhibe ce
qui reste atténué dans la parole théâtrale « parlée ». La parole d’opéra, qui
affiche sa matérialité, et même, dont la matérialité constitue tout le prix,
est une parole de performance ostentatoire : parole à la rythmique préétablie, subordonnée au tempo musical, parole dont l’intelligibilité est toujours en compromis avec l’esthétisation de l’émission, parole dont le sens
échappe aux stricts canons du discours verbal, parole qui par la déformation du matériau phonétique devient une sorte de langue à part entière....
Et c’est peut-être cela, en définitive, qui rend la parole d’opéra intéressante pour un théoricien du théâtre. Elle n’est pas seulement engagée
dans un processus qui fausse la structure de la parole « parlée » – la « musicalisation » du signifiant contribuant évidemment à l’altération du sens.
Elle manifeste surtout que la parole théâtrale est par essence une parole
poétique. Non pas parce qu’elle est vouée à une esthétisation de la langue
– ce serait trop facile. Mais parce qu’elle est toujours dans une relation de
coexistence avec les autres arts de la représentation, et parce que cette
coexistence, nous allons essayer de le montrer, permet l’élaboration de ce
© Applied Semiotics/Sémiotique appliquée 1:3 (1997), 257-267
Isabelle MOINDROT
que l’on peut définir comme des formes, ou plutôt des « figures », au sens
où l’entend la poétique, qui engagent tous les discours de la représentation.
Quelques figures de poétique
Au théâtre, en effet, la parole prend place dans un réseau de signes
multiples, en grande partie non verbaux, qui non seulement déterminent
la signification du discours verbal du comédien, mais qui permettent à la
parole de s’ajuster avec d’autres formes et de constituer avec elles des « figures », dans lesquelles chacun des arts de la représentation apporte son
plan et sa dimension spécifiques. Et l’on peut jouer ici de la polysémie du
terme « figure ». Car il rappelle que la poétique théâtrale est avant tout une
poétique de l’espace, et que ces « figures », comme des figures géométriques, se conçoivent sur les différents plans et les différents axes de la représentation théâtrale. Elles sont par nature hétérogènes, puisqu’elles se
développent sur plusieurs dimensions à la fois. Mais l’observateur, pour
les décrire, est gêné en outre par leur mobilité. En effet, si le théâtre est
un art de l’espace, ces figures se forment et se déforment dans le temps.
Beaucoup de ces figures sont évanescentes. Qui oserait décrire la figure si
fugitive constituée dans l’instant de l’émission d’un vers, ou d’un mot, ou
seulement d’une rime, par une mimique, un geste, un éclairage, et ces
quelques syllabes? La poétique de la représentation est une géométrie mobile... Et de surcroît, parce que les arts de la représentation (gestuelle, mimique, décor, lumière...) ont une temporalité souvent très différente de la
temporalité de la parole, le simple repérage de ces figures est une terrible
gageure. De fait, ces différents discours de la représentation ont été étudiés souvent séparément ou de manière ponctuelle, mais très rarement
comme figures combinant plusieurs types de discours. A l’opéra, parce
que la parole est toujours et en même temps autre chose que de la parole,
le phénomène est encore plus criant – si l’on ose dire. On dispose là encore d’un réseau de signes en grande partie non verbaux, mais la parole et
la musique parviennent, elles, à marier leurs temporalités. Parler en chantant. La simultanéité est là, irréductible. L’un ne peut se faire sans l’autre,
sauf de manière ponctuelle, ou alors ce n’est plus tout à fait de l’opéra.
C’est pourquoi la parole lyrique est un bon poste d’expérimentation pour
l’analyse de la poétique théâtrale dans son ensemble. Car toute parole
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théâtrale, qui émane d’un « ici et maintenant » dont elle ne peut se soustraire, est engagée par essence dans ce processus poétique. Pourtant, il est
possible de l’oublier. Des générations entières ont étudié les textes de
théâtre comme de simples textes, écrits pour des voix blanches ou mortes, des voix de papier. Stupidité, certes. Mais cela fut possible. L’opéra,
lui, désigne d’emblée sa nature mélangée. C’est pourquoi la manière dont
la parole lyrique s’investit dans le chant peut apparaître comme un paradigme particulièrement éloquent de la situation dans laquelle toute parole
prend naissance au théâtre.
Or ces figures, quelles sont-elles à l’opéra? Comment les décrire?
Quelle est la nature de cette coexistence entre les différents arts de la représentation lyrique? Notre ambition n’a jamais été de constituer une
poétique de la représentation d’opéra, une poétique avec son arsenal de
tropes bien sériés et catalogués. Mais seulement de mettre au jour
l’existence de quelques figures assez rudimentaires, utiles pour l’analyse,
et dont l’existence, à elle seule, témoignerait de la nature essentiellement
poétique de la représentation lyrique, et de toute représentation théâtrale.1
En premier lieu – et le phénomène est culturellement assez saisissant
pour être relevé, car c’est l’une des particularités du théâtre occidental –
cette relation de coexistence fait l’objet à l’opéra d’un conflit quasi permanent, et notamment en ce qui concerne le statut de la parole dans
l’économie de la représentation. Par là même, ce conflit dévoile la difficile
conquête de l’idée de représentation théâtrale dans notre civilisation. Car
l’opéra est un art du mélange, un art qui donne à la parole, et donc à la
raison, le costume éminemment sensuel de la musique. Et c’est en vertu
de cette diversité qu’il a posé tant de questions essentielles à l’ensemble
du théâtre occidental. En effet, l’opéra n’est pas la seule forme de théâtre
au monde où la parole se trouve « véhiculé » par ce qui, en soi, constitue
un art à part entière, à savoir la musique. Il suffit de convoquer le souvenir de la tragédie antique (qui fut pour l’opéra le modèle des modèle), ou
encore les différents théâtres d’Asie qui mêlent étroitement danse, parole,
musique et chant. Tous sont des arts du mélange. Mais dans l’art lyrique
occidental, et cela tout au long de son histoire, le statut de la parole n’a
cessé de faire l’objet de querelles véhémentes. Le débat s’est formulé plus
ou moins ainsi pendant des siècles : la musique doit-elle primer sur la parole, ou l’inverse? Prima la musica, doppo le parole, ou le contraire? Au-
1. Nous n’évoquerons ici que quelques figures simples. Pour plus d’informations, voir Isabelle
Moindrot, La Représentation d’opéra. Poétique et Dramaturgie, P.U.F., 1993.
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jourd’hui, l’enjeu s’est légèrement déplacé, et l’on s’interroge plus souvent
sur l’équilibre entre la scène et la musique, c’est-à-dire sur la fonction de
la mise en scène dans une représentation d’opéra. Toujours est-il que la
coexistence des différents arts de la représentation lyrique a été vécue depuis l’origine du genre sur le mode du conflit et de la lutte interne. La
poétique de l’opéra s’en est ressentie. L’opéra est resté un genre de
l’excès, de la crise et de la démesure, et la violence des débats qu’il a suscités révèle qu’on se trouve là devant un point essentiel de notre dramaturgie.
L’opéra pose donc cette question à l’ensemble du théâtre : Comment
concilier plusieurs discours? – Ce qui peut se dire encore ainsi : Quelle est
la place de la parole au sein de la représentation théâtrale? En premier
lieu, il convient d’interroger le couplage des deux discours (texte / musique) unis dans la parole lyrique. Jusqu’à quel point sont-ils compatibles?
Car la musique sait fort bien mettre à mal la parole. Elle déforme les syllabes, allonge les voyelles, fragmente et répète les séquences selon une logique qui n’est pas d’ordre verbal. Selon les époques et les styles, les divergences formelles entre la parole et la musique ont été plus ou moins
apparentes, depuis l’équilibre du parlar cantando florentin jusqu’à la virtuosité débridée du bel canto, qui constituent peut-être les deux pôles les
plus éloignés sur cette ligne de la compatibilité. Suivre la dynamique de la
parole, respecter ses hauteurs et ses accents, privilégier des tessitures qui
n’entravent pas trop l’émission. Ou à l’inverse, extraire quelques syllabes
agréables à l’oreille, faciles à chanter, les étendre à l’infini, les ornementer,
les répéter, oublier jusqu’aux syllabes voisines, et pourtant, parvenir à restituer le sens global de la strophe, par d’autres moyens... Tout a été essayé.
Compatibles, la parole et la musique le sont toujours, bien sûr. Enfin, plus
ou moins. Et c’est pour cela que l’on peut dire que la première de ces figures de poétique, qui définit les grandes lignes des différents styles lyriques, est celle de la compatibilité.
Mais à l’intérieur d’un style lyrique particulier, on peut étudier, séquence après séquence, la relation de conformité / non conformité entre
les différents arts de la représentation. Ainsi, la parole peut apparaître en
conformité ou en non conformité avec le discours musical ou scénique, et
cela sur plusieurs plans. Que l’on mette des paroles gaies sur une musique
triste, par exemple le La ra, la ra, la ra... de Rigoletto, qui associe
l’onomatopée joyeuse et les formes connotant la tristesse (mode mineur,
imitation du sanglot par une ligne mélodique descendante agrémentée
d’appoggiatures...) et la non conformité des deux discours fait naître aussi-
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tôt une figure dramatiquement complexe : le bouffon de cour, contraint
de feindre la joie, fait entendre la cruauté de son emploi. Que l’on fasse
alterner plusieurs types d’écriture vocale (comme le récitatif simple, le
récitatif accompagné, l’aria...), et le statut de la parole, en se modifiant,
désigne aussitôt un changement de statut dramatique : progression dramatique pendant le récitatif, retour à l’intériorité pendant les airs... Tout
cela a souvent été analysé. Enfin, que l’on fasse chanter ensemble, sur une
même musique, des paroles au statut contradictoire, et l’on aura un autre
type de figure. Car plusieurs personnages peuvent chanter ensemble sur
un même matériau musical (même tonalité, même schéma mélodique,
même harmonie...), et dans le même temps exprimer des sentiments contradictoires. Combien d’ensembles de Mozart, par exemple, relève-t-on
qui sont construits sur ce type de relation! Les sentiments exprimés peuvent s’opposer. Je me réjouis, je souffre, je m’inquiète... Tout cela peut
être prononcé en même temps par différents personnages sans que
l’impression d’ensemble soit rompue. De même, des rhétoriques ou des
typologies différentes peuvent s’épouser dans la musique : ainsi le maître
et le valet, la paysanne et l’aristocrate, la parole de maîtrise et la parole
conquise, unis par la vertu de la musique... Et l’on pense au célèbre duo
de Suzanne avec le Comte dans Les Noces de Figaro, où Suzanne, emportée par le flux de la musique qui dit l’union amoureuse, en vient à se
tromper dans son propre jeu de tromperie, à chanter Si! à la place de No!,
et No! à la place de Si!, à tel point que toutes les explications ont été formulées à son sujet : Suzanne trompe-t-elle vraiment le Comte? N’est-elle
pas secrètement conquise?
De telles figures rappellent en effet la vocation de l’art lyrique comme
art de coexistence des arts, mais aussi comme art d’unification. Car faire
chanter ensemble les divergences revient à en nier et à en exhiber tout à la
fois le caractère opposé. C’est donner corps à une communauté, dans sa
diversité. Et c’est bien pourquoi la juxtaposition des classes sociales, le
mariage des styles musicaux correspondants ou l’union des sentiments
incompatibles peuvent apparaître comme un instrument de réconciliation
plus ou moins utopique du corps social. Autrement dit, le statut de la parole dans l’économie de l’opéra engage le genre sur des chemins qui ne
sont pas seulement esthétiques, mais politiques. Car inversement, des formes lyriques qui se privent des ensembles, par ce simple fait, tiennent un
discours sur le statut de la parole, et à travers elle, sur le statut de
l’individu. L’alternance stricte des récitatifs et des airs dans l’opéra seria du
XVIIIe disait l’enfermement des personnages dans un code de l’honneur
et une grille d’interprétation de l’âme humaine (inspirée par le Traité des
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Passions de Descartes), qui était la traduction esthétique et fictionnelle
d’une économie de l’art lyrique où prédominaient à la fois le jeu de la virtuosité singulière et une concurrence effrénée des interprètes entre eux.
Apparu après l’opéra baroque qui, notamment sous sa forme vénitienne,
avait multiplié les ensembles au sein d’une dramaturgie dévolue au mélange et au plaisir, l’opéra seria a affiché une parole d’héroïsme et de solitude, qui fut battue en brèche à mesure que l’art lyrique s’est attaché à développer un autre type de parole dramatique qui, sans être mimétique du
monde réel, se voulait plus diversifiée et surtout plus sensible aux destins
collectifs. Et ce fut en effet l’une des conquêtes de l’opéra bouffe, puis de
l’opéra romantique, que de multiplier et d’étendre les ensembles, en donnant à des groupes, puis à des masses, non seulement une voix, tout simplement la parole.
L’analyse des figures de conformité / non conformité permet ainsi de
cerner les enjeux fondateurs des différentes dramaturgies lyriques.2 Plus
complexes sont les relations de similitude ou de substitution, qui peuvent
unir la parole avec un autre discours, par conjonction ou disjonction. La
parole peut se mettre, par simple contiguïté, en relation de « similitude »
avec un autre art, lorsqu’elle vise à un même effet que lui. Par exemple,
évoquer une réalité spécifique, qu’il s’agisse d’un sentiment, d’un lieu,
d’un objet, et cela de façon imitative ou non imitative. De façon très
simple, on obtient une figure de similitude quand la musique et le texte
(ou la musique et la scène, le texte et la scène...) cherchent à restituer une
image aquatique avec les moyens qui leur sont propres (fluidité de la mélodie, prédilection pour certaines couleurs orchestrales, choix de certaines
voyelles ou consonnes, d’isotopies lexicales particulières etc...). On se
trouve alors devant une similitude par imitation. Mais par simple contiguïté, et en dehors de tout projet imitatif, les deux arts peuvent s’ajuster, et la
nature de cet ajustement ne sera pas foncièrement différent de celui réalisé dans un cadre imitatif. Les deux discours, texte et musique, sont entendus ensemble comme une entité unique. Mais, si les deux éléments se
trouvent disjoints par la suite, ils conserveront l’em-preinte de cette figure
formée préalablement par contiguïté. On obtient alors une figure de substitution.
2. La relation de conformité / non conformité, dont il est possible de faire la typologie, peut être
interne à un des arts qui constituent la représentation d’opéra (texte, musique, scène), ou externe,
c’est-à-dire jouant d’une discordance entre l’un ou l’autre de ces différents arts. Voir Moindrot, op.
cit., p. 46 à 63.
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On pourrait analyser les cas de substitution entre parole et scène, musique et scène, etc.3 Pour plus de clarté, nous prendrons un exemple canonique, tiré de l’opéra wagnérien. Car la musique se « substitue » souvent
à la parole dans le leitmotiv. La séquence musicale, qui fonctionne alors
comme un signe, se « substitue » à une notion dramatique extra-musicale
avec laquelle elle s’était trouvée préalablement associée, et avec laquelle,
donc, elle avait pu constituer une figure de similitude. Par exemple, on a
pu entendre dans le deuxième acte de La Walkyrie de Wagner, pendant
une séquence dramatique où le personnage de Wotan couvait une colère
sombre, une sorte de « thème » musical évoquant le même sentiment avec
des moyens spécifiquement musicaux. Leur association a donc formé similitude. A chaque fois que ce « thème » réapparaîtra, et cela même en
l’absence du personnage de Wotan, et quel que soit le contexte dramatique, ce motif évoquera donc la colère de Wotan, par substitution. Si certains leitmotive appartiennent à la musique imitative (la forge, le feu, le
Rhin...), la plupart d’entre eux, comme celui-là, sont complètement étrangers à la notion d’imitation. Et pourtant, leur fonctionnement sémiotique
est le même. En effet, parce que la musique n’a pas de signification précise, parce qu’elle n’est pas traduisible, elle tend à faire sien le sens du
« message » linguistique ou dramatique qui a été délivré en même temps
qu’elle au spectateur. La musique, surtout lorsqu’elle est chantée, s’agrège
spontanément au signifié verbal. Chacun a pu constater combien, même
sans les paroles, un air en conserve l’empreinte. C’est pourquoi, du fait
même de son opacité linguistique, la musique se fait l’instrument privilégié de la substitution.
Or cette relation, qui multiplie et dissémine les figures tout au long de
la représentation, rend plus évidente la place du spectateur dans la poétique de la représentation. Elle rappelle en outre que la parole n’a jamais
de fonctionnement autonome au théâtre. Car ce qui rend possible la substitution, c’est le temps, la reprise, la répétition, le « transport », ou au sens
propre la puissance « métaphorique ». En effet, la substitution (qui n’est
pas une figure linguistique) fonctionne comme une métaphore – non pas
filée, mais distendue – appelant la mémoire et l’affectivité du spectateur.
Voilà pourquoi elle engage chez le spectateur un mode particulier de perception.
3. Idem, p. 64 à 74.
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La perception de la parole lyrique
Jusqu’ici, nous avons étudié la parole lyrique en essayant de saisir ce
qui, en elle, pouvait être paradigmatique de toute parole théâtrale. Mais il
faut bien reconnaître à présent que le chant engage la parole sur des voies
singulières. Car la musique occupe l’espace et le temps dramatique d’une
façon qui lui est propre, et qui va influer sur la perception de la parole par
le spectateur. Avant d’être entendue comme un discours, la parole lyrique
– autre évidence! – est perçue d’abord comme une voix. C’est-à-dire un
matériau. Mais aussi un lieu d’intimité. De grande intimité. Toutes les
querelles théoriques soulevées par l’opéra ont mis en avant cette spécificité du chant comme expression de la « nature », avec tout ce qu’un tel mot
peut supposer de connotations philosophiques ou religieuses. Bien plus
que la parole « parlée », la parole lyrique introduit la « nature » sur la
scène. Aussi travaillée soit-elle, c’est une parole qui exhibe sa composante
charnelle. Et pourtant, l’appréhension même de sa matérialité ne se fait de
manière tout à fait évidente.
Si le corps du chanteur, c’est-à-dire la source de la parole lyrique, le
lieu de son énonciation, se trouve plus ou moins loin du spectateur, à une
distance désignable, comme le décor et l’ensemble de la scène, la voix du
chanteur, appartient à un espace beaucoup plus vaste. On dit que la voix
est « projetée ». C’est en effet à sa faculté de « porter » le son que se mesurent les qualités d’une voix d’opéra. Ce n’est pas une simple métaphore.
La voix lyrique émane du corps chantant, mais elle est perçue comme
située au-delà de lui. Elle est ailleurs, nulle part et partout, dans sa consistance immatérielle. C’est là peut-être le plus étonnant : la parole lyrique
occupe tout l’espace. Et le spectateur est immergé dedans. Ainsi, ce n’est
pas sans raison que l’opéra s’est développé en même temps que le théâtre
« à l’italienne », dans des salles éminemment féminines, aux lignes courbes, aux parois capiteuses. La musique, certes, est exécutée devant, sur la
scène et dans la fosse, mais elle se projette, se disperse, elle investit
l’ensemble de l’espace, estompant les contours. La voix parlée, même
forte, même sonore, ne crée jamais cette impression de profondeur.
A ce brouillage spatial, s’ajoute encore le brouillage de la performance. Car l’impact du signifiant est tel que le « je » du personnage tend à
s’effacer devant le « je » de l’interprète. Autrement dit, l’émetteur concret
l’emporte très souvent sur l’émetteur fictionnel. On pourrait croire que
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Pour une poétique de la parole théâtrale : La parole d’opéra
cela tient d’abord au volume sonore des voix d’opéra. Mais tous les styles
de chant n’exigent pas des décibels. En fait, on en trouverait plutôt
l’explication dans les techniques de chant elles-mêmes. Sans être sonorisées (comme dans la comédie musicale ou les spectacles de rock), les voix
d’opéra sont proprement instrumentalisées par les techniques de chant
occidentales. Puissantes ou non, les voix d’opéra recherchent la concentration du timbre – on parle alors de convergence du son. Mais entre la
source de l’énonciation et le spectateur destinataire de la parole lyrique, se
dresse la masse orchestrale, qu’il va falloir dépasser, enjamber, et dans
laquelle pourtant la parole lyrique est venue se fondre et s’harmoniser.
Toutes proportions gardées, une voix d’opéra est donc travaillée comme
une arme de guerre qui devra d’un seul jet franchir la barrière orchestrale
pour atteindre sa cible. La figure du ténor romantique (par exemple Pavarotti) en présente la meilleure illustration, parce que la cible est apparente : c’est la note aiguë, puissante, tenue, enivrante parce que chantée dans
le registre de poitrine mal adapté à ces tessitures élevées, registre créateur
d’harmoniques graves, autrement dit « viriles » et donc héroïques. Mais
tout chanteur « vise » de la même manière la note à atteindre, en recherchant la concentration et la projection du son, y compris, voire surtout,
lorsqu’il veut ciseler un piano ou un pianissimo. D’où cette fascination
exercée de tout temps par les chanteurs, fascination imaginaire certes,
mais aussi réellement physique. Au sens propre, les voix d’opéra sont formées pour subjuguer. Même dans la douceur et la retenue, la voix d’opéra
est un instrument offensif – ce que n’est pas nécessairement celle, plus
« naturelle », du comédien. Ce dernier, en outre, en parlant à une vitesse
de communication moins lente, ne fait pas porter de cette manière
l’intérêt esthétique sur le véhicule même de la communication linguistique. Et l’on mesure au passage tout le paradoxe de la « nature » de la
parole au théâtre. Plus la voix est travaillée, plus sa composante charnelle
(donc « naturelle ») apparaîtra –, et plus le caractère physique de la parole
sera mise en évidence.
C’est là une particularité de l’opéra dans le répertoire musical :
l’émetteur vocal apparaît sur scène en tant qu’acteur. Et inversement
l’émetteur fictionnel est aussi émetteur musical. Le corps du chanteur
d’une part, et sa voix d’autre part constituent pour son discours un référent majeur. En effet, les différents transports opérés par les figures de
substitution ont pour conséquence de faire passer les fonctions sémiotiques d’un art à l’autre (texte, scène, musique), dans une sorte de mouvement tournant. C’est bien pourquoi les compositeurs d’opéra utilisent très
souvent le procédé de la voix lyrique « invisible » (par exemple la voix de
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Neptune dans Idoménée de Mozart), pour que l’impossibilité de référentialiser la musique entendue désigne cette parole comme parole étrange,
merveilleuse ou sacrée. Au théâtre, une voix parlée « en coulisse » ne saurait produire un tel effet. La parole d’opéra est donc une parole qui invite
à la référentialisation immédiate, parce qu’elle est une parole en grande
partie autoréférentielle. Tous les amateurs d’opéra le savent. Une voix
singulière peut marquer un rôle (et donc toutes ses paroles à venir)
comme peu d’interprétations théâtrales savent y parvenir. Pour ne citer
qu’un seul exemple, toutes les Traviata sont désormais relatives à
l’incarnation de Maria Callas, comme les Boris Godounov l’ont été pendant longtemps à Chaliapine ou les Isolde à Kirsten Flagstad ou Birgit
Nilsson... Voici donc l’origine du fétichisme auquel l’opéra donne lieu si
souvent. Le chanteur est privé d’une partie de sa liberté d’interprétation,
puisque le respect du discours musical lui impose une parole rigoureusement codifiée. Mais en échange, il investit la parole fictionnelle de sa
propre parole charnelle avec bien plus de force qu’un acteur du théâtre
parlé. La parole d’opéra est doublement performante. C’est un fait. Mais
elle est aussi peut-être doublement poétique.
Car plus qu’une pièce de théâtre, qui ne se trouve pas englobée dans
le méta-discours de la musique, un opéra comporte au départ ce que l’on
pourrait appeler une « stratégie perceptive », c’est-à-dire qu’il suppose
chez l’auditeur, et a fortiori chez le spectateur un mode spécifique de perception des différents discours de la représentation. De même que la musique enveloppe le spectateur, soudant la scène et la salle, de même elle
enveloppe les différents arts qu’elle fait fusionner. C’est à l’aune de la musique que se mesurent les autres perceptions, et c’est en elle que se constituent le plus grand nombre de figures. Si l’opéra parvient à une densité
dramatique et une puissance cathartique sans commune mesure avec celles du théâtre parlé, c’est en effet parce que la musique dispose de cette
incomparable faculté d’assembler, de réunir tous les discours dans une
perception infra-linguistique forte.
Mais d’autre part, cette parole performante véhicule en même temps
des éléments qui échappent à la codification rigoureuse de la musique.
Elle ouvre donc un vaste champ de liberté à l’interprétation. A la parole
du personnage s’attachent des connotations émanant directement de
l’interprète, et cela bien après que cette dernière se soit tue. La voix de
Maria Callas appartient aussi à la parole de Violetta. Et cette inévitable
contamination, qui a constitué pendant longtemps la base même de la
transmission de maître à disciple et d’interprète à auditeur, rappelle si be-
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Pour une poétique de la parole théâtrale : La parole d’opéra
soin était que la parole lyrique est par essence une parole codifiée, fédératrice de figures poétiques. Plus encore qu’au théâtre, la parole lyrique est
parole étrangère, parole poétique. Elle associe d’une part l’immédiateté de
la performance, son caractère tangible, délimité, infiniment réitéré et
pourtant infiniment variable, et d’autre part la nature incernable de la musique, profondément opaque et aérienne. Et c’est ainsi qu’elle rassemble
en elle cette multiplicité de figures dont nous avons tenté de décrire quelques aspects. Car en favorisant l’émergence de relations complexes entre
des éléments de nature hétérogène (musique, texte, scène), qui de surcroît
peuvent être éloignés dans le temps, la parole lyrique invite le spectateur à
parcourir la représentation en une inlassable recherche de figures poétiques.
Bibliographie
Moindrot, Isabelle (1993) La Représentation d’opéra. Poétique et Dramaturgie, P.U.F..
Vol. 1 (N o 3)
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