Corrigé complet 1. Oui, l`art modifie notre rapport à la réalité
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Corrigé complet 1. Oui, l`art modifie notre rapport à la réalité
Editions Hatier Corrigé complet Introduction1 On dit souvent, en guise de gage de qualité, que tel roman ou tel film nous a permis de nous évader. L’art, par les sentiments qu’il éveille en nous, semble ici modifier notre rapport à la réalité, puisqu’il nous la fait oublier. Pourtant, l’émotion esthétique ne relève pas de la pure distraction ou du simple amusement : l’œuvre d’art fait aussi appel à notre esprit, à notre réflexion. C’est bien là le signe que l’art n’est pas qu’un jeu d’illusionnistes. L’expérience esthétique nous modifie, nous enrichit en nous dévoilant une certaine vérité jusque-là masquée par notre rapport à la réalité quotidienne. D’où le problème : l’art, en tant que production humaine, modifie-t-il réellement la qualité de notre rapport à la réalité concrète ? Autrement dit, permet-il de changer la vie, ou bien est-ce le jugement, l’état d’âme que suscite en nous l’œuvre d’art qui modifie notre manière d’appréhender et de comprendre le monde, l’œuvre d’art devenant dans ce cas inutile et donc sans “ efficacité ” ? 1. Les titres en gras servent à guider la lecture et ne doivent en aucun cas figurer sur la copie. 1. Oui, l’art modifie notre rapport à la réalité A. L’art transforme le rapport d’immédiateté que nous avons à la réalité quotidienne Lorsqu’une œuvre d’art (un roman, un film…) nous plaît, on dit qu’elle nous captive. Si l’on se trouve en captivité, c’est que, tout comme le prisonnier, nous sommes arrachés à la réalité, au monde extérieur. On perd la notion du temps et de l’espace pour être comme transportés dans la dimension propre de l’œuvre : on ne lit pas Madame Bovary, on est Emma Bovary. L’œuvre d’art parvient à suspendre l’attention que nous portons habituellement au monde qui nous entoure, pour nous faire entrer dans une réalité fictive, qui a sa propre cohérence. Mais la puissance de cette modification de notre rapport à la réalité est inversement proportionnelle à sa durée : une fois notre lecture terminée, nous sommes “ libérés de force ” et rendus à notre monde quotidien. Peut-on concevoir alors que l’art engendre une modification moins circonstancielle, moins épisodique de notre rapport à la réalité ? Ce serait reconnaître que l’art modifie la qualité et la nature même de notre rapport à la réalité. Il faut dans ce cas envisager le terme “ art ” en un sens plus large, désignant toute production humaine, par opposition aux produits de la nature. Le processus technique de fabrication n’est pas simplement un gain d’avoir (on fabrique une table pour avoir une table, par exemple) ; il est aussi un gain d’être, une forme de prise de conscience de ce que nous sommes, à savoir un être conscient. En effet, la fabrication et les étapes qu’elle suppose (imagination, conception, planification, ordre de réalisation…) sont la marque de la nature humaine et de sa différence avec l’animal : “ ce qui distingue […] le plus mauvais architecte de l’abeille la plus habile, c’est que le premier a d’abord construit la cellule dans sa tête avant de la réaliser dans la cire ” (Marx, Le Capital, I). Ainsi, l’art modifie le rapport d’immédiateté instinctive que nous avons à la réalité : c’est par la fabrication que la réalité devient notre réalité : “ l’homme se constitue pour soi par son activité pratique, parce qu’il est poussé à se trouver lui-même, à se reconnaître lui-même dans ce qui lui est donné immédiatement […]. L’homme agit ainsi […] pour ôter au monde extérieur son caractère farouchement étranger et pour ne jouir des choses que parce qu’il y retrouve une forme extérieure de sa propre réalité ” (Hegel, Esthétique). L’objet créé me renverra, comme un miroir, une certaine image de ce que je suis : il est le témoin concret de mon intériorité, le résultat matériel d’une activité intellectuelle. La fabrication d’un objet nous permet en quelque sorte d’apprivoiser la réalité matérielle, qui cesse dès lors d’être un monde “ brut ” et étranger avec lequel l’homme, en tant qu’être spirituel, serait en rapport d’extériorité et d’hostilité. B. L’art, en tant que création, rompt notre rapport utilitaire à la réalité La création artistique proprement dite a ici une spécificité par rapport aux autres productions humaines : elle ne vise aucune fin utilitaire, elle n’a pas pour but de satisfaire nos besoins vitaux. L’artiste veut simplement créer de la beauté. Son rapport “ économique ” à la réalité est mis entre parenthèses : l’artiste produit une œuvre qui n’est destinée à aucune consommation, à aucun échange, à aucune utilisation. La production artistique est appelée création parce que l’artiste ne modifie pas seulement le rapport à la réalité, mais modifie en quelque sorte la réalité elle-même : il invente, imagine, crée des fictions. La réalité n’est pas copiée par l’artiste : elle est transfigurée, réinterprétée, voire réinventée. Une musique n’imite pas le chant des oiseaux, une sculpture n’est pas une copie stricte du modèle (en figeant le modèle dans une pose, l’artiste change déjà la réalité, qui, elle, est changeante et fugace)…, l’exemple le plus parlant étant bien entendu l’art abstrait : quel objet réel Mondrian copierait-il ? © Hatier 1 Editions Hatier C. L’art est source d’illusion et modifie le rapport que nous devons avoir à la réalité, c’est-à-dire à la vérité Si cette modification de la réalité s’effectue par un travail spirituel, son résultat – l’œuvre d’art – est néanmoins d’ordre sensible (son, couleur, forme…). Le spectateur contemple (ou écoute) l’œuvre d’art qui se donne à lui par la perception sensible. Si le plaisir esthétique, le sentiment du beau, n’est pas un simple plaisir des sens, c’est bien sur notre affectivité sensible que joue l’art. C’est sur ce point que Platon critique l’art, d’une part parce que l’art n’est qu’imitation de l’apparence sensible des choses, et donc presque dépourvu d’être – Platon concevant l’art uniquement dans une perspective mimétique (l’œuvre d’art est une copie de l’objet sensible). L’objet sensible, une table par exemple, contient moins d’être, c’est-à-dire moins de réalité que l’Idée (l’idée de table), et la peinture de l’objet (le tableau d’une table) contient encore moins de réalité que l’objet lui-même. L’art participe à un processus de déperdition de la réalité, la réalité véritable étant du domaine de l’intelligible, c’est-àdire du domaine des idées. D’autre part, Platon reproche aux artistes d’inciter le public à se complaire dans les émotions sensibles, voire dans la sensiblerie, en provoquant un plaisir qui n’est pas purement intellectuel. L’artiste est donc un illusionniste qui nous éloigne de la vérité et de la recherche de la vérité : “ tous les poètes […] ne sont que des imitateurs d’images […] ils n’atteignent pas la vérité, et c’est ainsi qu’un peintre […] fera sans rien entendre lui-même à la cordonnerie, un cordonnier qui paraîtra véritable à ceux qui n’y entendent pas plus que lui, et qui en jugent d’après les couleurs et les attitudes ” (Platon, La République, X). Ainsi, l’art modifie le rapport à la réalité comprise comme vérité : l’artiste nous détourne du vrai en nous trompant, et nous détourne de la recherche du vrai en nous flattant. Transition Il apparaît donc que l’art permet un rapport spécifiquement humain à la réalité, parce que ce rapport n’est pas un simple rapport d’immédiateté instinctive : on n’est plus asservi à la nature, et on produit “ gratuitement ”, c’està-dire sans finalité utilitaire liée à la satisfaction des besoins. Mais en tant que telle la production artistique est néanmoins matérielle, et dans la mesure où l’œuvre d’art provoque en nous des sentiments, des émotions, l’art reste inscrit dans le sensible toujours mouvant, pluriel, irréductible. En ce sens l’art modifie notre rapport à la réalité comprise cette fois comme vérité, donc comme objective, universelle et nécessaire. Mais l’art peut-il vraiment quelque chose “ contre ” la réalité et la vérité, et ceci du point de vue de l’artiste comme de celui du spectateur ? 2. Non, l’art ne modifie pas notre rapport à la réalité A. L’art, en tant qu’il implique la sublimation, permet à l’artiste de rester en rapport avec la réalité Certes, si l’artiste crée une œuvre et invente une réalité imaginaire, on peut voir l’origine de cette création dans un sentiment d’insatisfaction face à la réalité qui l’entoure. Or s’il crée une sorte de réalité substitutive, plus apte à le satisfaire que la réalité donnée, c’est précisément une manière de ne pas quitter la réalité. Grâce à l’art, il échappe à la folie. C’est en ce sens que Freud établit les limites de la comparaison entre le névropathe et l’artiste : “ à l’inverse du névropathe, l’artiste s’entendait à trouver le chemin du retour et à reprendre pied dans la réalité ” (Freud, Ma vie et la psychanalyse). Ainsi la création artistique trouve sa source dans la sublimation, c’est-àdire dans la satisfaction substitutive indirecte (sur un autre mode) de désirs inconscients refoulés. “ Les créations, les œuvres d’art […] tout comme les rêves ont en commun le caractère d’être un compromis, car elles aussi devaient éviter le conflit à découvert avec les puissances du refoulement ” (ibid.). La création artistique ne modifie pas notre rapport à la réalité dans la mesure où elle est plutôt un compromis entre le principe de plaisir et le principe de réalité : l’artiste crée pour satisfaire en imagination des désirs inconscients, de sorte qu’il peut échapper au rapport conflictuel avec la réalité qui s’impose à lui. L’art ne modifie donc pas notre rapport à la réalité en nous faisant croire à une sorte de vérité hallucinatoire : ce qui vaut ici pour l’artiste est vrai aussi pour le spectateur. C’est en cela que Freud distingue les œuvres d’art et les rêves : “ à l’inverse des productions asociales narcissiques du rêve, les œuvres d’art pouvaient compter sur la sympathie des autres hommes, étant capables d’éveiller et de satisfaire chez eux les mêmes inconscientes aspirations du désir ” (ibid.). L’art nous permet de maintenir notre rapport à la réalité quotidienne tout en satisfaisant nos désirs refoulés (le plus souvent d’ordre sexuel) qui, s’ils étaient réalisés tels quels dans la réalité, seraient socialement inacceptables. B. L’œuvre d’art, en tant que production “ inutile ”, n’a pas d’efficacité directe sur notre rapport à la réalité © Hatier 2 Editions Hatier Cette forme de complicité entre l’artiste et le spectateur n’est pas une fin consciente de l’artiste : il ne crée pas en fonction des attentes du public, et ne vise pas intentionnellement une modification du comportement et de la personnalité des spectateurs. Au contraire, lorsque l’intention de l’artiste est liée à un but autre que la seule beauté désintéressée, le résultat est généralement inintéressant du point de vue esthétique. On peut ici se référer à toutes les formes de propagande politique qui ont utilisé les artistes pour transmettre leur “ message ” : l’œuvre d’art, trop explicite, n’est plus qu’un simple moyen de communication, comparable à un médium publicitaire (cf. les fresques exhortant les hommes à s’engager en tant que SS dans l’Allemagne nazie, ou les statues représentant des ouvriers valeureux dans l’Union soviétique stalinienne). La véritable œuvre d’art semble détachée de toute prétention révolutionnaire. La manière même dont les œuvres d’art nous sont généralement livrées – musées, expositions, opéra… – est précisément destinée à préserver le rapport de simple contemplation respectueuse que nous entretenons avec elles. Si c’était à l’art de changer notre rapport à la réalité, on aurait vu celle-ci évoluer en fonction de l’histoire de l’art. Or l’évolution de l’histoire de l’art révèle que c’est bien plutôt la réalité qui modifie l’art : l’art a changé ses motifs et ses thèmes en fonction de l’évolution des préoccupations humaines réelles. On est ainsi passé des thèmes religieux (en peinture et en musique) aux motifs plus humains (des scènes d’intérieurs et de la vie quotidienne), jusqu’à l’abstraction en fonction des différentes aspirations philosophiques, sociales, politiques… Transition Ainsi, l’art n’est une fuite radicale et définitive dans un monde imaginaire ni pour l’artiste ni pour le spectateur. S’il nous permet de supporter notre rapport à la réalité qui nous est imposée par la société, il n’en est pas pour autant la reproduction complaisante. Cependant, sa finalité affichée ne saurait être de bouleverser la réalité, l’histoire ou l’organisation sociale. L’art ne pourra modifier notre rapport à la réalité que s’il préserve sa spécificité : être “ inutile ”. 3. L’art éduque notre jugement et rend possible un nouveau rapport au monde : il nous dévoile une vérité qui n’est pas celle de notre rapport quotidien à la réalité A. L’art nous détourne du rapport quotidien au monde sans nous faire perdre le “ sens des réalités ” L’art, en tant qu’il est une production humaine qui ne vise la satisfaction d’aucun besoin, mais qui s’inscrit néanmoins dans la réalité et la matérialité sensible, révèle en effet que l’homme est un être spirituel. Plus précisément, la production artistique permet à l’homme de prendre conscience de sa spiritualité, dans la mesure où la matière est investie, travaillée par la spiritualité. L’homme peut alors voir l’effectivité de sa spiritualité : “ le but de l’art consiste à rendre accessible à l’intuition ce qui existe dans l’esprit humain, la vérité que l’homme abrite dans son esprit, ce qui remue la poitrine humaine et agite l’esprit humain ”. (Hegel, Esthétique, Introduction). L’art permet d’“ intégrer dans le champ de notre expérience ce qui se passe dans les régions intimes de notre âme ” (ibid.). Des sentiments, des émotions, des états d’esprit (jalousie, haine, amour, croyances…) qui étaient présents en nous sans que nous parvenions à les saisir nous sont présentés par le biais des œuvres d’art : on s’identifie à un personnage de roman ou de film, on est particulièrement touché par une musique… Ce qui jusque-là était présent en nous de manière confuse fait maintenant partie de nos représentations conscientes : désormais tous ces sentiments ou impressions existent véritablement pour nous, ils font partie de notre réalité. Ainsi, l’art modifie notre rapport quotidien utilitaire au monde pour nous dévoiler ce qui est vraiment réel pour nous : notre spécificité humaine et la richesse de notre spiritualité. “ “Rien de ce qui est humain ne m’est étranger” : telle est la devise qu’on peut appliquer à l’art ” (Hegel, Esthétique, Introduction). Cette fonction révélante de l’art ne nous détourne donc pas de la réalité. Si l’art, en tant que production humaine, est en lui-même une réalité spirituelle matérialisée, il permet également de modifier, en l’enrichissant, le regard que nous, spectateurs, porterons sur la réalité quotidienne, sur la vie, et sur le monde qui nous entoure. La transfiguration que le peintre, par exemple, opère en peignant un objet, une scène, une personne…, aiguisera en quelque sorte notre attention, notre sensibilité, notre perception. Le brouillard, par exemple, est a priori considéré comme une intempérie météorologique, que l’on ne remarque que parce qu’il nous gêne dans nos activités. Mais si l’on constate la dimension esthétique que lui ont donnée les impressionnistes, alors on y prêtera une attention différente, alors seulement on le “ verra ” : “ on ne voit une chose que lorsqu’on en voit la beauté. C’est alors seulement qu’elle naît à l’existence […]. De nos jours, les gens voient les brouillards […] parce que peintres et poètes leur ont appris le charme mystérieux de tels effets ” (O. Wilde, Le Déclin du mensonge). L’art modifie donc notre rapport à la réalité en nous permettant simplement de voir dans le réel ce qui auparavant était insignifiant pour nous. B. Le jugement esthétique que nous portons sur les œuvres d’art change le mode de notre approche de la réalité. Le sentiment du beau © Hatier 3 Editions Hatier L’art dévoile ce qui restait insaisissable dans notre rapport au monde parce que celui-ci était essentiellement utilitaire ou théorique. Dans ce dernier cas, le mot “ réalité ” peut désigner la vérité, objective car universelle et nécessaire : c’est cette objectivité qui permet de dire légitimement “ la réalité ”, et de parler de “ notre rapport ” à une réalité commune. Notre rapport le plus fréquent à la réalité est, en effet, celui de l’utilité pratique ou de la connaissance théorique. Dans les deux cas, on envisage la réalité de manière intéressée, que ce soit un intérêt économique ou un intérêt théorique (accroître nos connaissances). Or le sentiment du beau, suscité en nous par la contemplation d’une œuvre d’art, produit quant à lui une “ satisfaction désintéressée ” (Kant, Critique de la faculté de juger, Analytique du beau). Il se distingue aussi bien de la satisfaction sensuelle (le plaisir des sens), que de la satisfaction intellectuelle (liée à l’acquisition d’une connaissance). Il est “ gratuit ” car il ne répond à aucune attente : il nous “ arrive ” simplement. En provoquant ce sentiment esthétique, l’art modifie d’une part notre rapport à la réalité sensible, en ce sens qu’il change la modalité de notre rapport au sensible : il ne s’agit plus d’utiliser ni de connaître, mais simplement de contempler. D’autre part, l’art modifie notre rapport à la réalité comprise comme vérité : dans la contemplation esthétique, notre rapport à la réalité n’est pas celui du nécessaire (comme c’est le cas dans la connaissance théorique), mais celui du symbolique. En effet, le fait que nous puissions éprouver le sentiment du beau nous révèle symboliquement, c’est-à-dire par analogie, une vérité concernant notre liberté : si nous pouvons éprouver un sentiment désintéressé, dégagé de nos intérêts égoïstes, c’est que nous sommes en droit capables d’agir de manière désintéressée, c’est-à-dire morale, autrement dit autonome, donc libre. C’est donc moins l’art que le jugement esthétique qu’il suscite en nous qui modifie notre rapport à la réalité. Conclusion Ainsi, l’art suspend le rapport à la réalité triviale du fait qu’il est une production gratuite. L’artiste n’a aucune intention utilitaire ou théorique. Du côté du spectateur, la contemplation esthétique l’arrache au domaine des préoccupations quotidiennes pour lui révéler symboliquement ce qu’il y a de vraiment humain en lui. Cependant l’art ne nous arrache pas pour autant à la réalité : il nous en dévoile bien plutôt des aspects jusque-là insignifiants pour nous : “ l’art ne reproduit pas le visible, il rend visible ” (P. Klee). Ouvertures LECTURES – Platon, La République, Bordas, livre X. – Kant, Critique de la faculté de juger, Analytique du beau, Hatier. – Hegel, Esthétique, Flammarion, coll. “ Champs ”, Introduction. – Freud, Ma vie et la psychanalyse. © Hatier 4