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lines.fr * N°4 décembre 2007 POUVOIR ET AUTORITÉ / POWER AND AUTHORITY www.lines.fr Responsables du numéro : Fabienne GASPARI et Florence MARIE-LAVERROU Directeur de la publication : Michael PARSONS * anciennement lignes, à www.lignes.org revue publiée par Le groupe de recherches Politique, Société et Discours du Domaine Anglophone (PSDDA - une composante de l’Équipe d’Accueil Langues, Littératures et Civilisations de l’Arc Atlantique) Comité de lecture : Stéphanie DURRANS (Université de Bordeaux 3) Laurence GASQUET (Université de Bordeaux 3) Pascale GOUTÉRAUX (Université Paris 7) Trevor HARRIS (Université de Tours) Liliane LOUVEL (Université de Poitiers) Vincent MICHELOT (IEP Lyon) Gilbert MILLAT (Université de Lille 3) Mireille QUIVY (Université de Rouen) Pour tout renseignement contacter [email protected] 3 SOMMAIRE / CONTENTS Florence MARIELAVERROU Introduction p. 5 L’autorité et le divin : cheminement d’un questionnement Jean-Marc CHADELAT Gilles SAMBRAS Jane HENTGES Pouvoir et autorité dans le Policraticus de Jean de Salisbury. Le pouvoir, source de l’autorité ou la révolution justifiée chez Andrew Marvell et Robert Filmer. ‘For Thine is the Kingdom the Power and the Glory for Ever and Ever Amen’: the Subversion of the Power and/or Authority of God the Father in Bram Stoker’s Dracula. p. 11 p. 59 p. 73 Qui sait? L’autorité du maître et / ou savant Danielle CHINI Emmanuelle PERALDO Fabienne GASPARI Nadine JAMMET Arnaud PAGE L’activité d’enseignement-apprentissage : entre autorité transmissive et pouvoir de construction. Insularité, pouvoir et autorité dans Robinson Crusoe de Defoe. Dans les sables mouvants victoriens : The Moonstone de Wilkie Collins. Pouvoir et autorité dans le discours médical anglais sur la folie de la seconde moitié du XVIIIe siècle. Politique, sciences et autorité : la création de la London School of Economics (1895) et l’institutionnalisation des sciences sociales en Grande-Bretagne. p. 89 p. 103 p. 119 p. 133 p. 169 Pouvoir et autorité : mutations, confusions et stratégies Christian AUER Carole MASSEYSBERTONECHE Luc BENOÎT A LA GUILLAUME Peterson NNAJIOFOR © 2007 lines.fr De l’autorité vers le pouvoir : la mutation de la société des Hautes Terres d’Ecosse au cours du XIXe siècle. Les philanthropes : autorité ou pouvoir sur l’enseignement supérieur américain ? Le président Ford et le bicentenaire de juillet 1976 : l’autorité au service du pouvoir. Authority as a Strategy toward an End: Power. p. 185 p. 201 p. 217 p. 235 Discours de résistance Marie LE GRIX DE LA SALLE Clare MOSSCOUTURIE Timothy MASON © 2007 lines.fr ‘The white man made up them rules himself.’: L’autorité contre le pouvoir dans The Autobiography of Miss Jane Pittman de Ernest J. Gaines. Boppers, Hipsters, Black Women Jazz Singers: Betty Carter et ‘l’autorité artistique’ dans les années 1950. Imagining the Multicultural City: Terry Pratchett’s Guards! Guards! p. 249 p. 263 p. 285 Introduction A en croire Alice Schwarzer, « le pouvoir se prend, l’autorité se concède ». Cet aphorisme ne peut manquer de nous faire réfléchir, nous qui ne semblons pas faire grand cas des différences existant entre ces deux notions que sont l’autorité d’une part, le pouvoir de l’autre. De ce brouillage, notre langage quotidien en témoigne, qui fait référence aux « pouvoirs publics » comme aux « autorités ». Il lui arrive cependant aussi d’enregistrer des résistances à ce brouillage, identiques à celles signalées par les propos d’Alice Schwarzer : si l’on peut « conquérir le pouvoir », il est en revanche impossible de « conquérir l’autorité ». Il fut un temps, en effet, où la distinction entre ces deux termes était claire. Comme l’ont indiqué, entre autres, Thomas D’Aquin et Max Weber, l’autorité a pour étymologie le mot latin « auctoritas » et s’opposait, dans le droit romain, à « potestas » et « imperium ». Ultérieurement, dans la société occidentale, l’autorité, de source divine, avait une dimension spirituelle dont le pouvoir humain était dépourvu et elle servait, de fait, à légitimer ce dernier. Une fois questionnée, voire déposée, l’autorité divine – probablement même avant, comme tendent à le prouver certains des articles qui suivent – la confusion s’est installée. Mais cette distinction originelle a laissé des traces dans notre appréhension de ces deux notions, qui sont comme les deux faces de Janus. L’autorité en serait la face claire, liée au savoir, vierge de toute idée de coercition et aurait, en conséquence, une valeur symbolique ajoutée ; le pouvoir en serait la face sombre, susceptible de s’affirmer par le biais de la violence et d’exister sans légitimité, mais aussi plus tangible : « on est au pouvoir », « les lieux du pouvoir » existent tout comme « les coulisses du pouvoir ». 6 lines 4 C’est de cette relation complexe que traitent les articles réunis ici et qui ont été présentés lors d’un colloque organisé par le groupe PSDDA (au sein de l’équipe d’accueil EA 1925) en mars 2007 à l’université de Pau. Ce colloque a rassemblé des chercheurs aux spécialités diverses dans le domaine des cultures anglophones, qui tous se sont penchés sur l’évolution des liens entre l’autorité et le pouvoir, prenant en compte ce qui fonderait la première (autorité divine, savoir scientifique, sagesse), ce qui caractériserait le second (force et violence), s’interrogeant sur leurs mutations respectives et, de manière a priori paradoxale, sur leur engendrement réciproque. C’est donc la validité de la distinction entre ces deux termes qui est en jeu tout au long de ce recueil. Si la diversité des approches (civilisation, histoire des idées, littérature, didactique) signifie la mise à jour dans certains articles de notions spécifiques (ainsi les articles littéraires posent la question de l’autorité de l’auteur / de l’auteurité et de sa dessaisie), il n’en demeure pas moins que les échos d’un article à l’autre sont multiples, ne serait-ce que parce que ce lien dialectique est au cœur même de toute vie en société, de toute communauté professionnelle ou familiale, voire de tout échange. Parallèlement, les noms de ceux qui ont pensé cette distinction se répondent d’un article à l’autre : en premier lieu, Hannah Arendt et Max Weber, mais aussi Michel Foucault, Pierre Bourdieu. Le premier axe de ce volume, intitulé L’autorité et le divin : cheminement d’un questionnement, permet de faire un premier point théorique sur les divergences entre ces deux notions et les liens, parfois déroutants, qu’elles entretiennent. Jean-Marc Chadelat rappelle les fondements du primat de l’autorité sur le pouvoir tels qu’ils sont exposés par Jean de Salisbury, qui, dans le Policraticus, oppose de façon systématique le domaine du transcendantal, du spirituel et de la connaissance pure, apanage de l’autorité, au domaine du temporel, du contingent et de l’action, associé au pouvoir, avant d’évoquer les bouleversements qui, à partir du XVe siècle, érodèrent progressivement la distinction initiale. Cette lente érosion se trouve ici associée à la modernisation des valeurs ; mais certains raisonnements théoriques quelque peu paradoxaux pourraient aussi en avoir été la cause. C’est, en tous les cas, ce que donne à penser l’article de Gilles Sambras, qui met en regard quelques écrits datant de la Guerre Civile en Angleterre. Andrew Marvell et Robert Filmer, quoique appartenant à des bords politiques opposés, affirment que le pouvoir, quelle que soit la manière dont il est acquis, témoigne de la INTRODUCTION 7 faveur divine et confère en conséquence l’autorité à qui en dispose. Leurs propos malmènent l’idée première selon laquelle le pouvoir pour être légitime doit avoir pour source l’autorité divine et installent la confusion entre ces deux notions. De façon révélatrice, l’article de Jane Hentges au sujet du Dracula de Bram Stoker souligne que lorsque la rébellion subvertit les fondements de l’ordre établi, elle s’attaqua aussi bien au « pouvoir » qu’à « l’autorité » divine, faisant fi de distinctions qui semblaient s’être avérées spécieuses. Si l’autorité divine n’est plus ce qui légitime le pouvoir, sur quoi ce dernier peut-il s’arc-bouter ? Cette interrogation s’inscrit en filigrane, bien qu’à des degrés divers, au cœur des articles regroupés dans la deuxième partie de ce volume sous le titre : Qui sait ? L’autorité du maître et / ou savant. Danielle Chini montre que la distinction autorité / pouvoir est l’un des enjeux principaux de la redéfinition par une didactique soucieuse de penser en termes de coconstruction et de co-responsabilité des relations entre le professeur – précédemment perçu comme détenteur d’un savoir à transmettre de gré ou de force – et l’apprenant. C’est une problématique analogue que l’on trouve au cœur de la relation entre Robinson Crusoe et Vendredi dans le roman de Daniel Defoe et l’analyse d’Emmanuelle Peraldo souligne l’inévitable passage d’un pouvoir absolutiste à une relation interpersonnelle fondée sur l’autorité « spirituelle » et livresque de Robinson, tout en indiquant les limites de cette transformation et son caractère parfois illusoire. Fabienne Gaspari étudie, quant à elle, tous les indices qui, dans The Moonstone de Wilkie Collins, pointent vers la labilité de la notion d’autorité. Notion dont le roman ne cesse de suggérer l’épuisement sans pour autant y renoncer totalement, comme le suggère l’émergence de la figure de l’autorité médicale censée découvrir la vérité et être en mesure de la prouver. Les institutions humaines, en effet, ne pouvant plus se réclamer de l’ordre divin, appelèrent la science à la rescousse afin de justifier leurs décisions. Ainsi, comme le démontre Nadine Jammet, le discours médical sur la folie de la seconde moitié du XVIIIe siècle, aussi frappé du sceau de la subjectivité fût-il, fut utilisé à des fins sociales par un pouvoir anxieux de se préserver de toute incartade révolutionnaire et de consolider le status quo. Creusant un sillon similaire à propos de la London School of Economics, Arnaud Page met à nu les rouages complexes qui amènent tout discours scientifique, susceptible de devenir caution du pouvoir, à se légitimer lui-même, quitte à perdre dans la bataille toute visée globalisante. Ce © 2007 lines.fr 8 lines 4 qui pose, une fois de plus et avec acuité, la question du caractère réel ou fictif de la notion « d’autorité ». Or, c’est très clairement de cela dont il est question dans la troisième partie de ce recueil – Pouvoir et autorité : mutations, confusions et stratégies – où la distinction autorité / pouvoir est passée au crible de faits historiques ou contemporains. Christian Auer scrute la manière dont, peu à peu, au cours du XIXe siècle, les rapports sociaux dans les Hautes Terres d’Ecosse virent la notion d’autorité décliner au profit de celle de pouvoir, quand bien même cela se produisit sans une altération dramatique de l’attitude des petits paysans à l’égard de ceux qui les avaient trahis. Carole Masseys-Bertonèche se pose, quant à elle, la question de savoir si l’influence des fondations sur l’enseignement supérieur américain s’évalue en termes de pouvoir ou d’autorité. Les liens ambigus entre ces deux notions, sont ensuite disséqués par Luc Benoît à la Guillaume, qui met en avant la manière dont le président Ford, arrivé sans légitimité réelle au pouvoir, sut faire sienne l’autorité symbolique dont le parait sa fonction et exploiter le bicentenaire de juillet 1976 pour retourner la situation en sa faveur. Le simple fait d’être au pouvoir permettrait-il donc de jouir d’une certaine autorité ? On assiste, là encore, à un renversement de l’engendrement initial au point que l’on peut se demander si la distinction première entre l’autorité et le pouvoir ne serait pas tout simplement fallacieuse. C’est en tous les cas une telle affirmation qui sous-tend la démonstration de Peterson Nnajiofor lorsqu’il interroge le concept de démocratie et les accointances de cette dernière avec la violence dans le contexte de l’Amérique du Nord et du Niger. Pourtant le comportement de ceux qui se sont longtemps vu refuser toute autorité et ont subi en leur cœur et leur corps un pouvoir brutal suggère l’existence d’une distinction; ce n’est pas indifféremment qu’ils choisissent l’une ou l’autre lorsqu’ils élaborent leurs « Discours de résistance » – quatrième volet de ce recueil. L’article de Marie Le Grix de la Salle montre comment, tout au long de The Autobiography of Miss Jane Pittman et alors même qu’il est conscient des difficultés auxquels fut confrontée la population noire à la fin de la guerre civile, Ernest Gaines ne prône cependant pas la violence pour conquérir le pouvoir, mais l’avènement de figures d’autorité, au premier rang desquelles se trouve son héroïne. Celle-ci, dans sa vulnérabilité même et par sa prise de parole aléatoire, s’avère INTRODUCTION 9 détentrice d’une autorité dont ne peuvent se targuer, quoiqu’ils en aient, les représentants de la doxa. Un face-à-face du même ordre constitue la problématique de l’article de Clare Moss-Couturié, qui, s’intéressant à la place faite aux femmes dans le champ jazzistique au travers de la personne de Betty Carter, étudie la manière dont cette dernière s’appuya sur ses propres compositions pour mettre à mal les relations de pouvoir instituées et imposer sa voix propre, sa propre autorité / auteurité. C’est avec le roman de Terry Pratchett, Guards! Guards! que se clôt cette dernière partie : Timothy Mason s’appuie sur les références intertextuelles aux théoriciens du pouvoir que sont Machiavel, Hobbes et Locke, pour dégager comment certains font, là encore, le choix de l’autorité contre le pouvoir. Une hypothèse peut en conséquence être émise : ce choix n’indique-t-il pas au final que la confusion des deux notions n’est pas irrémédiablement acquise, et que, d’un point de vue symbolique en tous les cas, la distinction, aussi ambiguë et problématique soit-elle, a encore de beaux jours devant elle ? Florence MARIE-LAVERROU © 2007 lines.fr Pouvoir et autorité dans le Policraticus de Jean de Salisbury Jean-Marc CHADELAT IUFM Paris 12 lines 4 Le monde actuel, le monde sans autorité consacrée, semble placé entre deux impossibilités: l'impossibilité du passé, l'impossibilité de l'avenir. François René de Chateaubriand, Mémoires d'OutreTombe Jean de Salisbury est l’une des figures marquantes de la Chrétienté médiévale. Né en Angleterre aux alentours de 1115, il fait partie de ces clercs qui mettent leur plume et leur savoir au service de la couronne. Nommé chancelier du royaume en 1155 par le jeune Henri II, premier roi de la dynastie Plantagenêt (1154-1189), Jean compte parmi ses amis un certain Nicolas Breakspear, qui devient pape sous le nom d’Adrien IV en 1154. Le Policraticus, probablement composé vers 1159, se réfère fréquemment à des entretiens accordés par Adrien à l’auteur, qui témoigne d’une bonne connaissance de la curie romaine et des problèmes auxquels la papauté est confrontée à cette époque de réforme de l’Église. Jean entretient également des relations étroites avec Henri II, pour qui il a pris parti lors du conflit avec les partisans d’Étienne de Blois. Ce dernier, devenu roi d’Angleterre en 1135 à la mort du dernier fils de Guillaume le Conquérant, avait contesté les prétentions successorales de la fille de Henri Ier Beauclerc et s’était emparé de la couronne. Le soutien apporté à Henri Plantagenêt, prétendant légitime au trône en tant que fils de Mathilde et petit-fils de Henri Ier, n’empêche pas Jean d’exprimer ses désaccords avec la politique royale à l’égard de l’Église d’Angleterre, ce qui lui vaut d’être éloigné de la cour de 1156 à 1157. Après son retour en grâce, il ne cesse de manifester un scepticisme croissant à propos des intentions du roi, scepticisme auquel les événements ultérieurs vont apporter une justification éclatante. Lorsque Thomas Becket devient archevêque de Cantorbéry, Jean se range à ses côtés dans la querelle opposant l’Église à Henri II au sujet des Constitutions de Clarendon (1164), lesquelles visent à soumettre la justice ecclésiastique à la justice royale et, plus largement, à renforcer la mainmise du roi sur son Église en restreignant ses libertés. Contraint à l’exil, il séjourne en France ainsi qu’à Rome tout en poursuivant la lutte contre les prétentions de Henri JEAN-MARC CHADELAT – JEAN DE SALISBURY 13 II et des évêques anglais qui l’appuient. L’assassinat de Becket, perpétré en 1170 à l’instigation du roi, ne met pas un terme à la carrière ecclésiastique de Jean, qui remplit diverses fonctions au sein de l’Église anglaise avant d’être consacré évêque de Chartres en 1176. C’est dans cette ville qu’il meurt et est enterré en 1180, la même année où Philippe Auguste monte sur le trône1. L’œuvre écrite qu’il nous a léguée reflète jusqu’à un certain point les débats politiques et juridiques de son temps mais elle illustre surtout les disputes théologiques et philosophiques plus intemporelles qui nourrissent les recherches scolastiques. Ses trois œuvres majeures sont le Policraticus, dont le titre intégral Of the Frivolities of Courtiers and the Footprints of Philosophers donne une indication de son contenu politico-théologique, le Entheticus de Dogmate Philosophorum, poème satirique dénonçant les prétentions des princes et des courtisans et définissant la philosophie comme amour du vrai Dieu, et le Metalogicon, œuvre spéculative dans laquelle il formule un conceptualisme analogue à celui d’Abélard et accuse les sophistes et les juristes de détourner de l’Évangile en jouant avec les mots sans se soucier des choses 2 . Toutes ces œuvres ont probablement été composées entre 1154 et 1159, après l’accession de Henri II au pouvoir et avant le départ pour l’exil de Jean. Il convient d’ajouter des écrits historiques, notamment une Vie de saint Anselme et une autre consacrée à son ami Becket, qui ont vu le jour à la fin de sa carrière. Loin d’être des œuvres de piété ou de circonstance répondant à un souci hagiographique, ces récits illustrent à leur manière l’intérêt persistant de Jean pour les disputes théologiques et les débats intellectuels. On peut y voir le reflet des préoccupations de l’auteur au sujet du rapport problématique des principes théoriques à la pratique politique, préoccupations auxquelles il n’a jamais cessé de vouloir 1 Sur l’arrière-plan historique de la vie de Jean de Salisbury, voir Michael T. CLANCHY, England and its Rulers, 1066-1272, Oxford: Basil Blackwell, 1983, pp. 111-117, 167-169 et Christopher BROOKE, « John of Salisbury and his world », pp. 1-20 in Michael WILKS (ed.), The World of John of Salisbury, Oxford: Basil Blackwell, 1984. Sur la vie et l’œuvre de Thomas Becket, voir Austin Lane POOLE, From Domesday Book to Magna Carta, 1087-1216, Oxford: At The Clarendon Press, 1955 [1951], pp. 197-217. Sur les relations entre Becket et Jean de Salisbury, voir Anne DUGAN, « John of Salisbury and Thomas Becket », pp. 427-438 in Michael WILKS (ed.), The World of John of Salisbury, Oxford: Basil Blackwell, 1984. 2 Émile BREHIER, La philosophie du Moyen Âge, Paris : Éditions Albin Michel, 1971 [1937], pp. 178-180. © 2007 lines.fr 14 lines 4 donner une formulation philosophique cohérente et raisonnée. L’ambition de penser l’articulation de la théorie spéculative à ses applications pratiques qui caractérise l’œuvre de Jean de Salisbury l’inscrit assurément dans la tradition intellectuelle de la philosophie scolastique, sans que l’auteur ait voulu pour autant opérer une séparation étanche entre la dimension explicative et la composante didactique de sa pensée3. Le Policraticus contient une doctrine synthétique au croisement de la théologie spéculative et de la philosophie appliquée à la morale comme à la politique. Un aspect de cette doctrine a particulièrement retenu l’attention des lecteurs et des commentateurs modernes (c’est le cas de l’éditeur et du traducteur du Policraticus Cary J. Nederman). Il s’agit de la définition que propose Jean de la tyrannie et du tyran, auxquels il consacre un chapitre du Livre VII et presque tout le Livre VIII. L’originalité de Jean en ce domaine réside dans un point de vue moins théologique que politique du tyran, envisagé comme l’individu qui tend à supprimer les libertés d’autrui en abusant de son pouvoir. Cette représentation inhabituelle de la tyrannie, dans un contexte médiéval, permet d’étendre le concept à la sphère privée et à l’ordre clérical. Jean distingue ainsi, à côté du tyran politique au sens strict, le tyran domestique qui veut imposer sa loi à ses proches et le tyran ecclésiastique que ses ambitions mondaines incitent à préférer les biens temporels à sa vocation pastorale. Distinction novatrice qu’il faut pourtant relativiser à la lumière de l’étiologie qu’il propose de la tyrannie sous toutes ses formes. Dans le chapitre 17 du Livre VII où Jean s’intéresse à l’origine du mal, son argumentation repose en effet sur des prémisses théologiques bien plus que politiques : « Therefore, from the root of pride slowly grows ambition, namely, a passion for power and honours, so that from the one it possesses strength lest it be rooted out, while from the other it obtains reverence lest it become vilified ».4 Le péché d’orgueil à l’origine des ambitions dévorantes qui poussent sans relâche à briguer le pouvoir et à rechercher les honneurs 3 Sur la scolastique, sa méthode et sa contestation, voir Pierre CHAUNU, Le Temps des Réformes. Histoire religieuse et système de civilisation. La crise de la chrétienté. L’Éclatement (1250-1550), Paris : Fayard, 1975, pp. 101-111. 4 John of SALISBURY, Policraticus(…), éd. et trad. Cary J. Nederman, Cambridge: Cambridge University Press, 1990, p. 163. Toutes les références sont tirées de cette édition. JEAN-MARC CHADELAT – JEAN DE SALISBURY 15 n’est pas plus assimilable à une catégorie politique que l’hypocrisie religieuse n’est un comportement rendu inéluctable par un dogme théologique encourageant les abus de pouvoir et favorisant les prétentions illégitimes. Comme l’indique le titre de son chapitre 21, Jean considère la tartuferie comme un moyen politique de parvenir à des fins qui ne le sont pas moins : « Of hypocrites who endeavour to conceal the disgrace of ambition under the false pretext of religion » (167). Dans le Livre VIII, qui offre une justification du tyrannicide à certaines conditions, il dépeint la tyrannie comme le fruit empoisonné de l’arbre du mal qu’il fait obligation à tout homme de bien d’abattre partout où il pousse (191). Bien peu politique sur le fond est également le chapitre évoquant la raison d’être des tyrans et la responsabilité des hommes d’Église dans leur réussite : Yet I do not deny that tyrants are ministers of God, who by His just judgment has willed them to be pre-eminent over both soul and body. By means of tyrants, the evil are punished and the good are corrected and trained. For both the sins of the people cause the hypocrites to reign and, as the history of kings witnesses, the defects of priests introduced tyrants into the people of God. (201) La violence et l’iniquité d’un pouvoir tyrannique mettent à mal il est vrai la paix et la tranquillité qu’aucune valeur ne peut surpasser dans le corps politique (189). L’auteur assigne toutefois à ces maux une fonction providentielle de correction des abus et de châtiment des méchants qui invite moins les divers membres de la communauté à la soumission résignée qu’elle ne les incite à un examen de conscience leur permettant de discerner en quoi ils ont failli à la tâche collective de préservation de l’équilibre social. Le prototype du tyran que Jean trouve dans l’Ancien Testament, Nemrod, pendant le règne duquel l’humanité s’est lancée à l’assaut des cieux en construisant la fameuse tour de Babel (Gn 11 1-9), prétendait ne tenir son pouvoir que de luimême (206), contrairement au prince légitime qui fait de sa volonté individuelle un instrument au service de la Loi divine : « For the will of the ruler is determined by the law of God and does not injure liberty » (214). Jean n’épargne pas davantage les clercs qui se rendent coupables de nourrir des ambitions temporelles et d’employer des moyens politiques incompatibles avec leur sacerdoce (216). Mais s’il reproche à certains d’entre eux de se comporter comme de véritables tyrans indignes de la mission spirituelle qui leur échoit, il ne préconise © 2007 lines.fr 16 lines 4 pas pour autant de leur infliger une sanction que seuls des prêtres ayant fait usage de violence contre l’Église méritent à ses yeux : « yet among priests, even if one of them is engaged in tyranny, it is not permitted to exercise the material sword on account of reverence for the sacraments, unless perhaps he extends a bloodstained hand against the Church of God » (205). La suppression physique d’un tyran, quoique considérée comme un moindre mal, en particulier si le règne de la tyrannie conduit ses victimes à enfreindre malgré elles la Loi divine, n’en est pas moins soumise au respect scrupuleux de la religion et de l’honneur. De ces précautions dépendent en effet la légitimité de l’acte et le salut du tyrannicide, sans compter que les transgressions inspirées par la haine de la tyrannie risquent fort de consolider ce qu’elles s’efforcent d’abattre pour le salut de tous (209)5. Pour Jean, les clercs ne doivent en aucun cas être au-dessus des lois lorsqu’ils abusent de leurs privilèges ou qu’ils s’abritent derrière leur dignité sacerdotale pour atteindre des buts répréhensibles. Prenant l’image du commerçant malhonnête qui emploie des poids et des mesures différents selon qu’il achète ou qu’il vend, il rappelle en citant Ézéchiel (Ez 34 11-16) que le métier de pasteur comporte des devoirs et qu’il n’est que justice que le fardeau du berger soit aussi lourd que celui des brebis dont il la charge : « Yet for a prelate the calculation of equity demands that he is to pronounce on himself the burden that he imposes on others and that he is devoted to performing the works that he wishes to teach » (195). Mais il se garde bien de préciser par quelle instance judiciaire ou quelle procédure adéquate les prélats indignes pourraient être jugés et condamnés le cas échéant6. Le refus d’exempter les clercs de toute incrimination judiciaire et l’inclusion du clergé parmi les ordres exposés au risque de la tyrannie s’accompagnent donc des plus grandes réserves sur l’opportunité de soumettre les prêtres à une justice laïque dont il montre par ailleurs que les objectifs et les moyens ne sont pas identiques à ceux de l’indéchiffrable justice divine. Aussi exclut-il toute poursuite à l’encontre de l’Église, en tant qu’institution divine chargée d’éduquer 5 Sur le dilemme des sujets face au tyran et la défense ambiguë du tyrannicide, voir Walter ULLMANN, A History of Political Thought: The Middle Ages, Harmondsworth: Penguin Books, 1965, p. 123. 6 Voir sur ce point Jan Van LAARHOVEN, « Thou shalt not slay a tyrant ! The socalled theory of John of Salisbury », pp. 319-341 in Michael WILKS (ed.), op.cit. JEAN-MARC CHADELAT – JEAN DE SALISBURY 17 les consciences et de nourrir la foi des fidèles qui en sont les membres transitoires (198). Les limites qu’il impose aux ingérences de la justice temporelle dans les affaires ecclésiastiques sont encore plus nettes quand il évoque les querelles dogmatiques et le rôle d’arbitre joué par le souverain pontife : If the heretic or schismatic fights against orthodoxy, then it is pious to assist the truth and for the Roman pontiff to be served most devotedly. This is surely so when the matter is clear-cut; yet the schismatic frequently pretends to be orthodox. Who may presume to judge the supreme pontiff, whose case is reserved for the examination of God alone ? Above all, whoever might attempt this can labour but by no means profit. And I do not limit the name of ‘pontiff’ to the anointed; whoever has ascended by canonical election is to be treated as the pontiff. (221) Jean perçoit avec beaucoup d’acuité les dangers qui pourraient résulter de l’application des méthodes temporelles dans le domaine des querelles théologiques, surtout lorsque celles-ci concernent le sommet de l’Église et qu’elles sont suscitées pour des motifs politiques par des intrigants qui s’emploient à diviser pour mieux régner. Qu’une opinion erronée fasse contre elle l’unanimité de tous ceux, clerc et laïques, se déclarant prêts à défendre la vérité contre les attaques dont elle peut faire l’objet ne fait guère de doute dans son esprit. Mais qu’en est-il lorsque la fausseté est imperceptible à des esprits non avertis et que l’hérésie se dissimule sous le voile de l’orthodoxie tout en se répandant par l’action de ceux qui devraient mettre leur zèle à la combattre ? La question soulevée par Jean est celle des clercs soupçonnés de dissidence et de la réponse collective à apporter à ces déviations au sein d’une institution garante d’unité spirituelle autant que d’orthodoxie doctrinale. La citation précédente montre qu’il ne reconnaît à personne le droit de corriger le pape en matière de dogme, encore moins celui de le juger ou de le punir, aucune puissance temporelle n’étant habilitée à trancher un différend intellectuel, à plus forte raison par des moyens coercitifs dont l’usage devrait être réservé à la défense de l’Église. D’autant que, pour des princes ou des laïques de bonne foi ne voyant dans ces disputes aucune occasion d’accroître leur influence ou d’étendre leur domination, le bénéfice qu’un parti pris en faveur de l’un ou l’autre camp permet d’espérer est bien maigre en comparaison des efforts © 2007 lines.fr 18 lines 4 déployés pour faire triompher une doctrine dont la compréhension outrepasse la compétence de ces partisans occasionnels. Pour Jean en effet, les attributions des laïques se limitant à l’ordre temporel, seules les applications de la doctrine conservée et transmise par les clercs présentent une utilité pratique en rapport avec la fonction exécutive des princes. L’élargissement du concept de tyran à des domaines d’application et des groupes sociaux inédits se prête en fin de compte à une lecture équivoque qui témoigne tout autant de la formulation d’une doctrine qualifiée, non sans ambiguïté, de théocratique7, que d’une réhabilitation de la théorie politique préfigurant la redécouverte d’Aristote et l’autonomie de la raison au siècle suivant8. La ligne de force argumentative qui confère au Policraticus sa cohérence et son unité est la conception particulièrement nette des rapports entre le spirituel et le temporel que Jean de Salisbury expose dans les livres IV à VI de son ouvrage9. Trois aspects de son exposé méritent d’être examinés de près car ils mettent en lumière les présupposés d’un savant médiéval habitué à penser le monde terrestre comme une image ou une projection du monde céleste, présupposés difficilement compréhensibles pour un lecteur moderne, sur lesquels reposent sa conception théologique du primat de l’autorité et du statut ancillaire de la sphère du pouvoir. Le premier concerne la différence 7 Sous la plume de nombreux auteurs contemporains, le terme de « théocratie » suppose l’idée d’une stratégie politique se déployant dans le cadre d’une rivalité de pouvoirs entre le spirituel et le temporel. S’appliquant à des ouvrages de théologiens médiévaux du XIIe siècle tels que Jean de Salisbury, cette acception sémantique est réductrice et anachronique dans la mesure où les rapports entre la fonction sacerdotale et le pouvoir royal n’y sont jamais envisagés sous le signe égalitaire d’une complémentarité des rôles. La séparation des pouvoirs et des domaines où ils s’exercent que nombre de traités médiévaux de cette époque formulent à la suite de saint Augustin en prenant modèle sur le Nouveau Testament n’implique pas pour autant que Dieu et César (ainsi que leurs représentants respectifs) soient mis sur un pied d’égalité et considérés comme des puissances équivalentes articulées l’une à l’autre par un simple rapport de coordination ou de coopération. Il faut attendre Marsile de PADOUE et son Defensor Pacis (1324) pour que soit formulée de façon explicite une contestation radicale de la subordination du temporel au spirituel arcboutée à la thèse présentant le pouvoir sacerdotal comme un instrument au service du pouvoir royal. L’approche complémentariste est adoptée par Catherine CAMPBELL & Cary J. NEDERMAN dans leur article « Priests, Kings, and Tyrants: Spiritual and Political Power in John of Salisbury’s Policraticus », Speculum, n° 66, 1991, p. 576. 8 Voir Walter ULLMANN, op.cit. p. 173. 9 Voir Walter ULLMANN, ibid. pp. 121-124. JEAN-MARC CHADELAT – JEAN DE SALISBURY 19 irréductible qui existe à ses yeux entre pouvoir et autorité, ces deux notions renvoyant à des réalités n’étant en rien comparables et n’ayant aucune commune mesure permettant de les envisager comme interchangeables ou équivalentes. En second lieu, Jean circonscrit le pouvoir au champ du politique et rapporte l’autorité à la sphère religieuse, considérant leurs rapports sous le signe de la subordination du premier à la seconde, et non sous celui de leur coopération ou de leur rivalité, comme une lecture anachronique pourrait être tentée de le faire en réduisant les prétentions théocratiques de l’Église à de simples ambitions politiques. Sur fond de hiérarchie des deux pouvoirs, le prince fait office d’intermédiaire entre le sacerdoce et les laïques, à la manière de la raison humaine, qui, dans l’ordre de la connaissance, se situe analogiquement entre l’intellect divin et la nature physique. Cette notion d’intermédiaire ou d’intercesseur entre deux ordres distincts, si importante dans les spéculations médiévales, est l’un des piliers sur lesquels repose l’argumentation du Policraticus10. Le dernier point procède enfin de cette correspondance entre la conception inégalitaire de la société et celle, non moins hiérarchique, de la connaissance. L’articulation de l’ordre naturel à l’ordre surnaturel dans lequel le premier trouve son origine, sa raison d’être et sa fin suppose une dépendance des facultés naturelles dont la fonction est ordonnée à la vie surnaturelle. Ceci entraîne deux conséquences principales. La première, afférente aux modes de savoir, relativise la connaissance rationnelle dont la dignité ne saurait être niée mais qui ne peut avoir de sens en elle-même, en particulier lorsqu’elle s’exerce hors de la Révélation. Un corollaire de cette assertion, que l’on retrouve sous des formes variables d’un bout à l’autre du Policraticus, est que la raison humaine ne peut trouver sa place et donner toute sa mesure que dans le contexte de la vie chrétienne en se soumettant aux vérités éternelles. La seconde conséquence, dont l’effet se fait sentir dans le domaine politique, est qu’une société harmonieuse, ordonnée à la justice et à la paix, doit avoir pour fondement la primauté de l’autorité sur le pouvoir à laquelle correspond une hiérarchie sociale corrélative assignant à chacun une fonction sociale en accord avec sa nature propre. L’harmonie dans le domaine social et politique n’étant rien d’autre pour Jean que le reflet de l’unité des principes théologiques dans la multiplicité du monde temporel. C’est d’ailleurs cette correspondance 10 Émile BREHIER, op.cit. p. 181. © 2007 lines.fr 20 lines 4 qui fonde la vision symbolique du monde et autorise à voir dans le pouvoir une image visible de l’autorité invisible en prenant analogiquement les lois du domaine temporel pour représenter les réalités de l’ordre surnaturel où les premières ont leur raison profonde. Pouvoir et autorité : domaines d’application spécifiques et fonctions sociales correspondantes La différence essentielle que le Policraticus établit entre le pouvoir et l’autorité se manifeste en premier lieu par une distinction primordiale entre leurs fonctions respectives, distinction qui a une incidence directe sur la question des rapports hiérarchiques devant exister entre eux. Nous verrons d’ailleurs que la suprématie de l’autorité sur le pouvoir, que Jean de Salisbury présente comme nécessaire, apparaît beaucoup plus clairement si l’on envisage les rapports entre les deux notions comme étant, non pas simplement ceux de deux fonctions sociales plus ou moins définies, mais ceux de deux domaines distincts dans lesquels s’exercent respectivement ces fonctions. Jean montre en effet que ce sont les relations de ces domaines qui doivent logiquement déterminer celles des fonctions correspondantes. À cette distinction correspond par ailleurs une différenciation des ordres sociaux que l’auteur évoque lorsqu’il décrit la constitution normale du corps politique et passe en revue ses membres. Le pouvoir temporel est ainsi associé à tout ce qui, dans l’ordre social, constitue le gouvernement proprement dit, et cela quand bien même ce gouvernement n’aurait pas la forme monarchique. Dans le premier chapitre du Livre VI, Jean en propose cette définition : And so the hand of the republic is either armed or unarmed. The armed hand is of course that which is occupied with marching and the blood-letting of warfare; the unarmed hand is that which expedites justice and attends to the warfare of legal right, distanced from arms. (104) Ce qu’il envisage ici est la fonction remplie par le pouvoir dans une communauté politique en s’appuyant sur l’analogie bien connue du corps politique et du corps humain qui n’avait rien perdu à son époque JEAN-MARC CHADELAT – JEAN DE SALISBURY 21 de sa force explicative11. Les mains de la république sont, au sens propre, l’organe de gouvernement responsable de la défense militaire et de l’administration de la justice. Le pouvoir de faire la guerre et de rendre la justice appartient en propre à l’ensemble de l’aristocratie, le roi n’étant que le premier parmi celle-ci. La fonction sociale et politique que Jean associe aux représentants du pouvoir est double en quelque sorte : administrative et judiciaire d’une part, militaire de l’autre. Comme il l’explique dans la suite du chapitre, la raison d’être de ce pouvoir est d’assurer le maintien de l’ordre à l’intérieur des frontières du royaume, comme fonction régulatrice et équilibrante, et la défense militaire contre une agression du dehors, comme fonction protectrice de l’organisation sociale. Ces deux éléments constitutifs du pouvoir royal ont respectivement pour équivalent dans l’ordre anatomique la main désarmée et la main armée. On voit par là que le pouvoir royal (ou aristocratique), tel que l’auteur le définit, correspond exactement au pouvoir temporel, même en prenant ce dernier dans toute l’extension dont il est susceptible, ce qui ne peut manquer de surprendre le lecteur moderne dont la compréhension qu’il se fait de la royauté médiévale est beaucoup plus restreinte que ne le suppose cette équivalence. Cette équation, que Jean formule au cours d’un chapitre introductif, est l’un des socles sur lesquels il bâtit son argumentation, et ne doit pas être perdue de vue si l’on souhaite se faire une idée fidèle de la conception qu’il exprime des rapports entre le pouvoir et l’autorité. L’autorité est quant à elle présentée comme le domaine réservé du sacerdoce dont la fonction essentielle est la conservation et la transmission de la doctrine sacrée (Sacra Doctrina) dans laquelle toute organisation sociale régulière trouve ses principes fondamentaux 12 . Faisant référence à la hiérarchie des modes de 11 Anton-Hermann CHROUST, « The Corporate Idea and the Body Politic in the Middle Ages », Review of Politics, n° 9 , 1947, pp. 423-52. 12 Contrairement à la plupart des auteurs modernes qui conçoivent et définissent l’autorité comme une augmentation quantitative du pouvoir et attribuent à ces deux réalités une nature consubstantielle, Jean de Salisbury, représentatif à cet égard de la pensée scolastique, pose que leur forme est incommensurable et leur substance incomparable. Ce saut qualitatif du pouvoir à l’autorité trouve une confirmation convaincante à la lumière de l’étude linguistique d’Émile BENVENISTE dans Le Vocabulaire des institutions indo-européennes, Vol. 2. pouvoir, droit, religion, Paris : Les Éditions de Minuit, 1969, pp. 148-151 : « Il est clair que auctor est le nom d’agent de augeo, ordinairement traduit ‘accroître, augmenter’. […] En latin même, à côté de auctor, nous avons un ancien neutre masculinisé augur, le nom de © 2007 lines.fr 22 lines 4 connaissance, l’auteur indique que la connaissance sensible et la connaissance rationnelle ne se suffisent pas à elle-mêmes, consacrant à ce sujet un chapitre au titre évocateur : « That some things are demonstrated by the authority of the senses, others by reason, others by religion; and that faith in any doctrine is justified by some stable basis that need not be demonstrated; and that some things are known by the learned themselves, others by the uncultivated; and to what extent there is to be doubt ; and what stubbornness most often impedes the examination of truth » (153). Dans le domaine du savoir comme dans le champ social, il est nécessaire de bâtir sur des principes que seule une voie supra-rationnelle permet d’atteindre : For just as certain things inflict themselves upon the senses of the body so that they cannot remain unknown to the sensate, and certain things are of more subtlety so that they are not sensed unless they are used regularly and are viewed and examined diligently, so there are some things so evident by their light that they cannot remain unknown to rational examination but are l’‘augure’, avec son dérivé augustus, qui forment un groupe distinct. On voit l’importance double de ce groupe de mots. Ils appartiennent à la sphère politique et à la sphère religieuse et se sont scindés en plusieurs sous-groupes : celui de augeo, celui de auctor, celui de augur. On voudrait savoir comment il se fait que la notion d’‘autorité’ ait pris naissance dans une racine qui signifie simplement ‘augmenter, accroître’. […] La notion de auctor, celle de son abstrait auctoritas se concilient difficilement avec le sens de ‘augmenter’ que augeo a en effet et qu’il ne s’agit pas de contester. […] Pour nous, ‘augmenter’ équivaut à ‘accroître, rendre plus grand quelque chose qui existe déjà’. Là est la différence, inaperçue, avec augeo. Dans ses plus anciens emplois, augeo indique non le fait d’accroître ce qui existe, mais l’acte de produire hors de son propre sein ; acte créateur qui fait surgir quelque chose d’un milieu nourricier et qui est le privilège des dieux ou des grandes forces naturelles, non des hommes. […] On qualifie de auctor, dans tous les domaines, celui qui ‘promeut’, qui prend une initiative, qui est le premier à produire quelque activité, celui qui fonde, celui qui garantit, et finalement l’‘auteur’. […] Par là, l’abstrait auctoritas recouvre sa pleine valeur : c’est l’acte de production, ou la qualité que revêt le haut magistrat, ou la validité d’un témoignage ou le pouvoir d’initiative, etc., chaque fois en liaison avec une des fonctions sémantiques d’auctor. […] Cela confirme que l’action de augere est d’origine divine. […] Toute parole prononcée avec l’autorité détermine un changement dans le monde, crée quelque chose ; cette qualité mystérieuse, c’est ce que augeo exprime, le pouvoir qui fait surgir les plantes, qui donne existence à une loi. […] On voit que ‘augmenter’ est un sens secondaire et affaibli de augeo. Des valeurs obscures et puissantes demeurent dans cette auctoritas, ce don réservé à peu d’hommes de faire surgir quelque chose et — à la lettre — de produire à l’existence ». Voir également sur ce point le chapitre 4 du même ouvrage : « L’autorité du roi », pp. 35-42. JEAN-MARC CHADELAT – JEAN DE SALISBURY 23 seen by everyone commonly, yet to a greater or lesser extent according to the capacity and power of individuals. There are certain other matters which virtually require a sort of scrutiny and, since they are consequent upon the foregoing, they cannot remain unknown to the diligent examiner. Yet both in the latter and in the former certain matters seem to be anterior which the rationality of philosophy lays down on faith as a foundation, imploring that these precepts are to be freely conceded in the hope of profiting from them. (154) Plusieurs points, dans cette citation, mériteraient qu’on s’y attache, notamment le statut de la raison, que l’auteur considère ici et ailleurs comme la faculté mentale caractéristique de l’être humain. Un aspect non moins important a trait à l’inégalité de nature qu’il reconnaît parmi les hommes selon l’usage individuel qu’ils sont capables ou non de faire de cette faculté. Nous retrouverons ces thèmes plus tard aussi contentons-nous pour le moment de remarquer que la fonction de la foi en un Dieu transcendant, dont le sacerdoce est indissociable, n’est pas dans ce texte celle que les conceptions modernes, depuis la Renaissance au moins, attribuent généralement à la religion ou bien au clergé. Jean ne réduit pas la vie religieuse à la dévotion personnelle pas plus qu’il n’envisage les prêtres consacrés comme de simples ministres du culte ayant en charge le déroulement de la liturgie et l’administration des sacrements. Le terrain sur lequel il choisit de se situer est dogmatique plutôt que ecclésiologique et cette préférence n’est pas le fruit du hasard. Le domaine du sacré vers lequel les fidèles doivent se tourner selon leurs capacités individuelles est celui de la doctrine accessible par la foi et de tout ce qui s’y rapporte directement, la forme religieuse prise par le fond doctrinal ne pouvant être considérée comme un équivalent de celui-ci. Jean ne met donc pas sur le même plan le religieux et le sacré qu’il réserve au domaine de la métaphysique pure alors que la religion concerne l’organisation, relative au temps et au lieu, du culte rendu à Dieu. La véritable fonction du sacerdoce qui transparaît dans ce texte est donc avant tout conçue comme une fonction d’enseignement et de connaissance des principes reléguant au second plan l’accomplissement des rites, qui bien que requérant la connaissance de la doctrine, n’en sont pas moins implicitement considérés comme une application secondaire des premiers : « There are in all systems of philosophy certain first and, as it is said in the words of Cratinus, original principles about which one is not permitted to doubt, except for those whose labours so occupy © 2007 lines.fr 24 lines 4 them that they do not know anything » (154). La fonction propre au sacerdoce et la conception hiérarchique de la connaissance se trouvent conjuguées dans cette affirmation où les clercs sont définis, en accord avec le sens premier du mot, comme des savants aptes à comprendre et à méditer les principes tandis que les laïques, auxquels ils s’opposent sur ce plan, sont assimilés par Jean aux ignorants voués à une vie active à qui l’on ne peut demander que de croire ce qu’ils ne sont pas capables de comprendre, parce que c’est là le seul moyen de les faire participer à la Sacra Doctrina dans la mesure de leurs moyens. Si le sacerdoce est donc, par essence, le dépositaire du savoir métaphysique, Jean ne considère pas pour autant qu’il en ait pour ainsi dire le monopole en veillant jalousement sur des connaissances dont il s’attribuerait le profit exclusif. Sa mission est non seulement de les conserver intégralement mais aussi de les transmettre à tous ceux qui sont aptes à les recevoir en tenant compte, comme nous l’avons vu, de la capacité intellectuelle de chacun. Si le sacerdoce se réserve la partie supérieure de la doctrine, c’est à dire la connaissance des principes mêmes que leur caractère intellectuel rend difficilement compréhensibles par le commun des mortels, l’enseignement de certains préceptes convient mieux aux aptitudes des autres hommes, que leurs fonctions mettent en contact avec la réalité extérieure, c’està-dire avec le domaine où ces préceptes peuvent se révéler utiles. C’est en particulier le cas des princes temporels, que leur fonction exécutive désigne au premier chef afin de recevoir cet enseignement : As a result of this, it is clearly accepted that it is necessary for princes, who are commanded to reflect daily upon the text of the divine law, to be proficient in letters. And perhaps you do not commonly find that priests are commanded to read the law daily. Yet the prince is to read it each and every day of his life because the day that the law is not read is not a day of his life, but the day of his death. [...] Accordingly the mind of the prince is to read through the tongue of the priests, and anything illustrious he observes in their moral conduct he is to venerate as the law of God. For the life and speech of the priesthood is like a book of life set before the sight of the people. (44) Exploitant à nouveau l’analogie du microcosme et du macrocosme, Jean affirme la nécessité de faire dépendre l’action des princes de la JEAN-MARC CHADELAT – JEAN DE SALISBURY 25 connaissance des principes que la bouche des prêtres a pour mission de transmettre à l’esprit des puissants de sorte que leur main agisse pour le bien de tous. Se réclamant de Socrate, il reprend à son compte les idées platoniciennes en matière de philosophe-roi ou bien, à défaut, de roi-philosophe : « he asserted that republics would be happy if, and only if, they were ruled by philosophers or if their leaders would aspire to study wisdom » (45). Pour mieux distinguer les rois des philosophes, c’est-à-dire dans une perpsective chrétienne les princes des prêtres, Jean rappelle en premier lieu que leurs fonctions respectives ne sont en aucun cas assimilables : « For as is provided by the canons, none of the powers of the ecclesiastical sphere may be seen to be ascribed to laymen, even if they are religious men » (173). Surtout, il définit la vocation primordiale des clercs comme devant être ordonnée à la contemplation des principes transcendants et immuables, dont tout le reste n’est que résultat contingent, ou bien, si l’on oriente la relation de l’humain vers le divin, à la connaissance du but suprême par rapport auquel tout le reste n’est que moyens subordonnés : « Although it is difficult to imitate the philosophers in our own times [...], the life of the cloistered excels incomparably the virtue of the philosophers or, what I would rather believe, it is to be a philosopher in the most correct and secure manner » (174)13 . La contemplation des vérités éternelles à quoi l’auteur rapporte pour l’essentiel la fonction sacerdotale met en relief la distinction qu’il établit, dans la connaissance du sacré, entre deux ordres que l’on peut désigner comme celui des principes métaphysiques et celui des applications pratiques. À cette dualité dans l’ordre du savoir correspond la distinction de l’ordre surnaturel et de l’ordre naturel dont nous allons voir que dérive la différence entre les attributions respectives des représentants de ces deux domaines. Le roi et le prêtre : action contingente et immutabilité de la connaissance Les rapports entre le domaine du pouvoir et celui de l’autorité sont déterminés pour Jean de Salisbury par ceux de leurs domaines respectifs. Ramenée de cette manière à son principe, la question n’est 13 Sur la conception platonicienne du roi-philosophe et ses rapports avec l’action et la contemplation, voir Hannah ARENDT, « Qu’est-ce que l’autorité ? » (Traduction de Marie-Claude Brossolet et Hélène Pons), pp. 151-152 in Hannah ARENDT, La Crise de la culture (Traduction collective), Paris : Gallimard, 1972. © 2007 lines.fr 26 lines 4 pas autre chose, au bout du compte, que celle des rapports entre le savoir et ses applications ou, selon une formulation plus générale qu’illustre le contenu du Policraticus, celle des rapports de la connaissance et de l’action. Il peut sembler contradictoire, en fonction de ce qui vient d’être exposé, de considérer l’action comme une attribution exclusive des détenteurs du pouvoir alors que ceux-ci doivent aussi à leur manière posséder un certain savoir, dont la maîtrise est envisagée par le texte comme une condition indispensable à l’exercice harmonieux de leur puissance. Mais, outre qu’ils ne le possèdent pas par leurs propres moyens et qu’ils le reçoivent, au sens propre et au sens figuré, des mains du clergé14, ce savoir ne porte que sur les applications de la doctrine et non sur les principes métaphysiques eux-mêmes. Ainsi, l’exemple des rois de l’Ancien Testament montre que l’élection divine avait principalement pour objet de distinguer des chefs instruits de la loi mosaïque et capables de l’enseigner à leur tour : Still, governance of the people is handed over to him whom God has elected, namely, such a man who has in him the Spirit of God and in whose sight are the commandments of God, one who is well known to and familiar with Moses, that is, in whom there is the distinction and knowledge of the law, in order that the children of Israel might listen to him. (70) Il n’en demeure pas moins que la connaissance par excellence, la seule qui mérite ce nom dans la plénitude de sa signification, est celle des principes métaphysiques, à la fois immuable et inaltérable, indépendamment de toute application dérivée dans l’ordre du pouvoir, comme Jean le rappelle en passant dans le prologue de son ouvrage : « Yet nothing will be discovered which is opposed to faith and good morals, and thus, the same unalterable truth gives birth to modern thoughts as to old ones » (7). L’auteur ne croit pas au progrès dans l’ordre intellectuel : tout au plus les modernes peuvent-ils découvrir des aspects de la vérité éternelle que les anciens avaient négligés ou écartés sans que cela ait la moindre incidence sur cette vérité, dont la connaissance intégrale incombe aux détenteurs de l’autorité. 14 Tous les rituels d’investiture spirituelle évoqués par l’Ancien Testament et le Nouveau Testament comprennent, d’une façon ou d’une autre, l’imposition des mains par laquelle se transmet une influence mystérieuse légitimant le récipiendaire. JEAN-MARC CHADELAT – JEAN DE SALISBURY 27 Quand il s’intéresse en revanche aux applications et qu’il se réfère à l’ordre du pouvoir, la connaissance n’est plus alors envisagée pour elle-même, mais en tant qu’elle donne à l’action militaire et judiciaire sa loi propre. C’est d’ailleurs dans cette mesure qu’elle est indispensable à tous ceux dont la fonction sociale est du domaine du pouvoir en offrant une direction à leur action ainsi qu’en lui imposant des restrictions. À la différence des prêtres pour qui la contemplation de la vérité ouvre des perspectives infinies, les rois ont le devoir d’agir en toutes circonstances avec modération : « The wisdom and justice of the prince appears mainly in his moderate use of [the armed hand] » (109). Dans le chapitre où il aborde la sélection, l’instruction et l’entraînement des soldats chargés d’être la main armée du prince, Jean montre que le danger principal auquel s’exposent les détenteurs du pouvoir temporel, enfermés par leurs attributions mêmes dans les limites du monde physique, est d’agir en dehors ou au mépris de toute loi : « For indeed a few who are trained in the conflicts of warfare are more prone to victory than a raw and unlearned multitude which is always open to massacre » (110). Préjugé de classe, diront certains, en ajoutant que pour un privilégié tel que Jean de Salisbury, la perspective de voir le peuple des campagnes et des villes armé et équipé représentait une menace bien plus qu’une nécessité. Mais il faut à nouveau se garder de porter un jugement anachronique tout en constatant que la transformation des armées féodales peu nombreuses en armées nationales pléthoriques, qui a marqué une étape capitale de l’histoire militaire, souligne la justesse rétrospective de cette remarque. Les guerres modernes dressant les uns contre les autres des masses de combattants indifférenciés et le plus souvent dépourvus de tradition militaire ont été, faut-il le préciser, infiniment plus meurtrières que toutes les guerres féodales au cours desquelles se mesuraient des professionnels animés d’un code d’honneur exigeant. Même s’il faut bien entendu se garder d’idéaliser le passé en oubliant que la guerre, fût-elle médiévale ou moderne, comporte inévitablement des risques d’exactions inhérents à la nature même du guerrier. Jean évoque à cet égard le serment que doivent prêter les soldats et qui les lie à Dieu autant qu’au prince. Cette initiation sacramentelle apporte à leur condition militaire une manière de sanction divine à condition de se plier à des règles strictes et d’affronter la mort pour une cause dont la justice peut ne pas leur apparaître clairement : « They swear, I say, that they will perform with all their energy that which the prince has enjoined ; they will never desert the army or refuse to die for the republic, by which they were © 2007 lines.fr 28 lines 4 selected as soldiers » (115). Mais l’exercice du métier des armes n’est pas réductible à l’obéissance aveugle aux injonctions du prince comme à l’acceptation de servitudes consubstantielles à cet état. Les hommes qui sont faits pour l’action militaire ne sont pas faits pour la pure connaissance de sorte que dans une communauté bien ordonnée, le choix d’une activité professionnelle doit dépendre avant tout de la nature propre à chaque individu plutôt que d’aspirations qui ne seraient pas conformes à ses capacités. La sélection d’hommes aptes à exercer le métier des armes est la condition permettant à chacun de remplir la fonction pour laquelle il est réellement qualifié : And while some remarks were stated above about the endeavours of peacetime, it is at present the moment to discuss the armed hand, which does not flourish without selection, knowledge and practice. For whenever these qualities are not present, a useless hand yields no advantage; yet among these, knowledge and practice are the most useful. For knowledge of matters of war nourishes boldness in battle. Nobody fears to do that which he is confident he has learned well. [...] For what made the Romans the conquerors of all nations? Above all it was knowledge, practice and the loyalty devoted by the selected men to the republic by reason of their oath. [...] Because of all this adversity, it was advantageous to select skilled recruits and, as it is thus said, to teach them the law of arms, to strengthen their learning with daily practice, to calculate the likely results on the field of combat by the analysis of effective techniques during rehearsal of the battle formation, and to punish the lax severely. (110) Malgré les apparences, ce texte n’est pas la préfiguration du discours de Machiavel sur la guerre. Jean souligne l’importance de l’entraînement quotidien et de la discipline militaire pour des hommes dont la mission est de servir une communauté qui s’en remet à eux pour sa défense. Aussi déterminants qu’ils puissent être pour favoriser le succès des armes, ces critères ne sauraient définir le statut de soldat ou les qualités nécessaires pour le devenir. Il ne suffit pas en effet de vouloir embrasser cette carrière pour faire montre des qualités physiques et morales que Jean considère comme une condition essentielle en vue d’être sélectionné. S’il distingue bien le spirituel et le temporel comme il est légitime et même nécessaire de le faire en montrant que les capacités requises pour remplir une fonction en JEAN-MARC CHADELAT – JEAN DE SALISBURY 29 rapport avec l’un ou l’autre domaine sont très différentes, il n’a pas la prétention, comme le Florentin après lui, de les séparer radicalement en faisant du spirituel un instrument de mobilisation politique au service du pouvoir temporel. Pour Jean, le soldat assermenté s’astreint avant tout à servir Dieu en servant le prince, reconnaissant par là même la supériorité de la connaissance sur l’action, qui trouve sa garantie et sa source dans la première. Cette conviction s’exprime notamment dans le chapitre 25 où, reprenant l’analogie du corps politique et du corps humain, il dépeint le prince temporel comme une image de la divinité sur terre : « Of the coherence of the head and the members of the republic; and that the prince is a sort of image of the deity, and of the crime of high treason, and of that which is to be kept in fidelity » (137). La foi inébranlable en Dieu et la fidélité exigeante au prince sont ainsi envisagées comme la condition de toute cohésion sociale et le reflet de la transcendance de la connaissance par rapport à l’action politique, à l’égard de laquelle la première joue en quelque sorte le rôle de moteur immobile, tout comme les mains, dans le corps humain, doivent se soumettre à la volonté du chef : « I respond with unrestrained voice that God is to be preferred to any man. In this way, therefore, inferiors cohere with their superiors; in this way all the members are to subject themselves to the head so that religion may be preserved intact » (137). Non qu’il considère que l’action n’ait pas sa place légitime et son importance dans son ordre, mais Jean est conscient en tant que théologien que cet ordre est celui des contingences humaines et que l’action des mains serait impossible sans la tête qui représente analogiquement le principe dont le pouvoir procède et qui, en vertu du fait qu’il est son principe, ne peut lui être soumis. Ce principe immuable ne se trouve qu’en Dieu dans le macrocosme tandis que le prince fait fonction de centre immobile au sein du corps politique qu’il met en mouvement selon la Loi divine. Ainsi, la nécessité politique de maintenir la cohésion de la république, qui justifie la dénonciation de toute forme de trahison, est-elle arcboutée sur l’affirmation théologique de la subordination du pouvoir à l’autorité. Le pouvoir appartenant au monde politique des contingences humaines, il ne peut avoir sa raison d’être en lui-même et tire de ce fait toute la réalité dont il est susceptible d’un principe qui est au-delà de son domaine de compétence, et qui ne peut se trouver que dans la connaissance garantie par l’autorité. Le Policraticus illustre négativement la dépendance du pouvoir à l’égard de la connaissance que l’autorité peut lui communiquer en montrant que son exercice se condamne à subir les vicissitudes du temps à moins © 2007 lines.fr 30 lines 4 d’une consécration qui lui vienne de l’autorité et lui permette de remplir sa mission avec justice. À défaut de cette transmission légitimante, il faut craindre le désordre et l’instabilité de la communauté régie par des hommes qui agissent hors de tout principe et méconnaissent leur subordination à l’égard de l’autorité : For this reason Plato both excellently and clearly asserts (if one would yet listen) that those who contend for holding the magistracies of the republic thereby thrash amongst themselves in exactly the way that sailors in reaction to a tempest might fight about which of them ought to be able to steer. In the reckonings of fortune, little or nothing is so reckless as he who appropriates a magistracy without talent or strength. [...] But, regardless of what we say about legal proficiency or the powers of execution, a judge must be an extremely religious person and one who hates all iniquity more than death itself. (92-93)15 On ne saurait mieux dire qu’une action ne procédant pas de la connaissance manque de principe et n’est plus qu’une vaine agitation. L’image des marins se disputant le privilège de diriger le navire pris dans la tempête représente dans le cadre d’une analogie transparente le caractère vain et illusoire du pouvoir séparé de son principe, qui ne peut s’exercer que d’une façon désordonnée et aller fatalement à sa perte. C’est la raison pour laquelle Jean ne cesse d’affirmer l’impérieuse obligation faite à un prince de subordonner son action temporelle à un savoir de nature théologique, comme dans le chapitre 6 du Livre IV dont le titre est à lui seul un programme : « That the ruler must have the law of God always before his mind and eyes, and he is to be proficient in letters, and he is to receive counsel from men of letters » (41). Nous retrouvons ici la conception platonicienne du roi versé en philosophie. Mais la philosophie dont il est fait mention dans le chapitre est plus proche de la connaissance sacrée que du savoir profane : When he sits upon the throne of his kingdom, he will write for himself a copy of this law of Deuteronomy in a book. See that the prince must not be ignorant of law and, although he takes pleasure in many priviledges, he is not permitted to be 15 Sur la conception platonicienne de l’autorité, voir également Chantal DELSOL, L’Autorité, Paris : Presses Universitaires de France, 1994, p. 32. JEAN-MARC CHADELAT – JEAN DE SALISBURY 31 ignorant of the laws of God on the pretext of the martial spirit. [...] All censures of law are void if they do not bear the image of the divine law; and the ordinance of the prince is useless if it does not conform to ecclesiastical discipline. (41) La connaissance de la Loi divine, à laquelle la loi humaine participe sur le mode du reflet, est la condition primordiale de l’équilibre du pouvoir, que le prince ne peut espérer atteindre s’il met au premier rang l’esprit martial présidant à son action au détriment de la discipline ecclésiastique et de son influence stabilisante. C’est pourquoi il lui faut développer ses connaissances le plus possible afin de rendre sa volonté parfaite et de la faire tendre vers des buts conformes aux exigences de sa vocation. À cette fin, il est souhaitable que le prince fasse preuve d’humilité et se pénètre de la crainte de Dieu en guise de propédeutique à sa formation intellectuelle : « But what does this disciple learn? He surely learns to fear the lord his God. Properly so because wisdom begets and fortifies government; and fearing the Lord stimulates wisdom » (47). Il convient de remarquer que la connaissance est expressément indiquée comme la condition première de l’établissement de l’ordre, même dans le domaine temporel auquel est associée l’action militaire et judiciaire du prince. La garantie de stabilité qu’offre la primauté de la connaissance sur l’action est un point sur lequel Jean revient à loisir, notamment lorsqu’il trace un parallèle entre la fonction gouvernementale des sénateurs de la Rome antique et l’action temporelle des rois de son époque : The place of the heart, on Plutarch’s authority, is held by the senate. [...] The more the elders are adapted to the business of wisdom, the less they are able to exercice their bodies. [...] they were addressed by everyone as ‘patres conscripti’ who preceded others in wisdom, age and paternal affection. In their possession was the authority for counsel and all public administration. [...] As the ancient philosophers therefore have it, philosophy pounds at the gate of wisdom and, when it is opened, the soul is illuminated by the sweet light of things and the name of philosophy vanishes. [...] Nowhere else do I find any other root of wisdom, since all agree in this: that the beginning of wisdom is the fear of the Lord. (81-82) © 2007 lines.fr 32 lines 4 Ceci permet de comprendre que le renversement des rapports de la connaissance et de l’action, auquel l’auteur fait quelques allusions en passant, est une conséquence inévitable de l’usurpation de la suprématie par les détenteurs du pouvoir qui ne reconnaissent plus la transcendance de l’autorité dont ils tiennent leur légitimité et prétendent qu’aucun domaine n’est supérieur à celui de l’action politique, militaire et judiciaire, laquelle constitue désormais un horizon collectif indépassable. Ce passage éclaire enfin la distinction que le texte établit entre la nature respective des rois et des prêtres en conformité avec le domaine spécifique où s’exercent leurs compétences. La sagesse et la force sont ainsi attribuées aux représentants de l’autorité et à ceux du pouvoir selon une correspondance déjà évoquée entre leurs fonctions sociales et les qualités exigibles pour les remplir de manière satisfaisante. Dans une référence à l’un des personnages les plus énigmatiques de l’Ancien Testament, Jean évoque par ailleurs le principe suprême d’où procèdent le pouvoir et l’autorité : Consequently, we have Melchizedek, the first whom Scripture introduces as king and priest (making no mention at present of the mystery by which he prefigures Christ, who was born in heaven without a mother and on earth without a father). It may be read of him, I say, that he had neither father nor mother, not that he was deprived of either one, but because according to reason, kingship and priesthood are not generated of flesh and blood, since in founding either one, respect for lineage should not prevail apart from respect for the merits of the virtues, but the desire for the benefit of faithful subjects should be prevalent. (33) Selon un passage de la Genèse (Gn XIV 17-20), Melchisédek, roi de Shalem, se fait apporter du pain et du vin afin de bénir Abram, qui lui donne en retour la dîme de tout ce qu’il a pris à l’ennemi. Il est présenté d’autre part comme prêtre du Dieu Très-Haut, créateur du ciel et de la terre, lequel a livré les ennemis d’Abram entre ses mains. Comme Jean de Salisbury le note, ce roi-prêtre de l’Ancien Testament préfigure, selon une interprétation typologique des Écritures fréquente au Moyen Âge, la venue du Christ et son sacerdoce peut être pareillement considéré comme une préfiguration du sacerdoce chrétien suivant une parole des psaumes (Ps CX 4). Melchisédek est donc roi et prêtre tout ensemble, ce qui est l’un des indices permettant JEAN-MARC CHADELAT – JEAN DE SALISBURY 33 de voir en lui la personnification biblique du principe commun à la royauté et au sacerdoce. Dans l’Épître aux Hébreux (He VII 1-3), saint Paul nous éclaire davantage sur la fonction de ce personnage en rapport avec l’étymologie de son nom. Ce Melchisédek, nous dit saint Paul, est d’abord, selon la signification de son nom, roi de Justice, ensuite roi de Salem, c’est-à-dire de Paix. Il est sans père, poursuit-il, sans mère, sans généalogie, ses jours n’ont pas de commencement ni sa vie de fin, mais il est assimilé au Fils de Dieu. Ce Melchisédek, conclut-il, demeure prêtre pour toujours. La bénédiction d’Abraham par ce personnage, que saint Paul évoque dans son commentaire de la Genèse, constitue donc une véritable investiture de nature spirituelle par la transmission d’une influence à laquelle Abraham va dorénavant participer après avoir été mis en relation avec le Très-Haut. Pour mieux nous convaincre que Melchisédek est le symbole d’un aspect de la puissance divine à l’origine de l’instauration du sacerdoce et de la royauté terrestres, il suffit de citer cette autre parole de saint Paul, extraite de l’Épître aux Hébreux, dans laquelle il explique que le sacerdoce lévitique fait percevoir la dîme par des hommes mortels tandis que, selon le sacerdoce de Melchisédek, c’est celui dont il est attesté qu’il vit qui s’en charge (He VII 8). Ce « vivant », qui n’est pas de la lignée des fils de Lévi bien qu’il ait levé la dîme sur Abraham et béni le détenteur des promesses, n’est bien entendu qu’une autre dénomination de Melchisédek lui-même, qui demeure perpétuellement dans le monde qu’il a pour vocation de régir. C’est la raison pour laquelle il est dépourvu de généalogie, son origine remontant au-delà de l’humanité puisqu’il est lui-même le prototype de l’homme. Il est d’autre part « assimilé au Fils de Dieu » en vertu du fait qu’il est pour l’humanité présente l’image même du Verbe divin. Nous rappellerons seulement pour conclure sur ce mystérieux personnage que, comme Jean de Salisbury le mentionne dans le passage précédemment cité, la reconnaissance du principe commun au sacerdoce et à la royauté (auxquels il faudrait d’ailleurs ajouter pour être complet le don de prophétie) subsiste toujours dans le Christianisme où il s’affirme par la considération des trois fonctions sacerdotale, royale et prophétique comme inséparables l’une de l’autre dans la personne même du Christ. Le rôle tout à fait central de ce Melchisédek en rapport avec ce qui vient d’être dit et l’immutabilité du sacerdoce du Christ dont il est une figure (He VII 20-25) éclairent la correspondance entre les attributs de sagesse et de force qui se rapportent comme nous l’avons vu à la © 2007 lines.fr 34 lines 4 connaissance et à l’action, et la nature spécifique des êtres humains dont les fonctions et les compétences se rattachent à l’un ou l’autre domaine. Alors que, dans l’ordre social, le prêtre peut être envisagé comme le type des êtres stables, le roi et, de façon générale, tout membre de la caste guerrière d’où il est issu, peuvent être considérés pour leur part comme celui des êtres changeants. Au-delà d’une simple caractérisation de nature psychologique, d’ailleurs susceptible de varier en fonction des individus, la stabilité représente l’immutabilité de la connaissance transmise par l’autorité et souvent figurée par la posture immobile de l’homme méditatif tandis que la mobilité est inhérente à l’action en raison de son caractère transitoire et temporel16. Ces quelques remarques aideront sans doute à mieux comprendre pourquoi l’auteur du Policraticus affirme la dépendance conforme à l’ordre des choses de l’action par rapport à la connaissance, c’est-à-dire la subordination du pouvoir à l’égard de l’autorité. La dépendance du pouvoir à l’égard de l’autorité : les rois ministres des prêtres Aux rois et à leurs auxiliaires appartient donc toute la puissance extérieure, puisque le domaine de l’action, qui est de leur compétence, peut se rapporter au monde physique. Mais cette puissance, qui s’exerce au dehors de manière visible, ne peut espérer atteindre l’harmonie à laquelle aspirent les princes et leurs sujets sans un principe intérieur, purement spirituel, qui a son origine en Dieu et qu’incarnent l’autorité des prêtres. C’est ainsi que Jean comprend le passage de l’Épître aux Romains (Rm 13 1-2) où saint Paul affirme qu’il n’est point d’autorité qui ne vienne de Dieu, si bien que celui qui résiste à l’autorité se rebelle contre l’ordre établi par Dieu : For all power is from the Lord God, and is with Him always, and is His forever. Whatever the prince can do, therefore, is from God, so that power does not depart from God, but it is used as a substitute for His hand, making all things learn His justice and mercy. ‘Whoever therefore resists power, resists what is 16 D’un point de vue linguistique, la dimension temporelle est précisément celle où les événements se succèdent dans le temps par opposition au domaine spirituel où toutes choses, à commencer par Dieu lui-même, sont envisagées sous l’angle de l’éternité. JEAN-MARC CHADELAT – JEAN DE SALISBURY 35 ordained by God’, in whose power is the conferral of authority and at whose will it may be removed from them or limited. (2829) Un certain flottement existe au sujet de la traduction de ce passage et plusieurs versions emploient alternativement les termes de « pouvoir » et « d’autorité » pour faire référence aux deux aspects de la puissance divine dont parle saint Paul. Cary J. Nederman utilise par exemple l’un et l’autre successivement. En fonction de ce que nous avons dit de la fonction du pouvoir et de celle de l’autorité, on admettra qu’un usage aussi aléatoire de ces termes est susceptible d’entretenir la confusion entre les deux domaines et de restreindre la compréhension de leurs rapports hiérarchiques à l’appréhension d’une simple corrélation. Si l’on met de côté provisoirement la considération de ces rapports d’un point de vue humain, la vision paulinienne de la suprématie divine témoigne que, par rapport à Dieu, pouvoir et autorité sont comme les deux versants d’une toute-puissance qui Lui appartient en propre et pour l’éternité, toute supériorité dans l’ordre humain résultant d’une délégation de compétence à des représentants qualifiés pour l’exercer selon le domaine auxquels ils se référent. À l’ordre métaphysique revient l’autorité qu’il incombe aux prêtres consacrés de transmettre selon les rites établis tandis qu’au monde physique revient le pouvoir que les prêtres délèguent aux rois et qu’ils possèdent pour ainsi dire de façon éminente sans pour autant l’exercer réellement. Ceci permet de revenir à la distinction des deux puissances dont le rapport est représenté allusivement dans le Policraticus comme celui de l’intérieur et de l’extérieur ou celui du moteur et du mobile pour faire référence à la connaissance conférée par l’autorité d’une part et à l’action qui dépend de la première d’autre part. Jean indique par ailleurs que c’est de l’harmonie entre ce principe intérieur et sa manifestation extérieure que doit résulter l’équilibre d’une société ordonnée à la paix et à la justice, finalités qui ne sont au fond que les deux versants de cette harmonie dont le prince est le garant pour le bien commun. Tel est le sens explicite qu’il donne dans ce passage à l’analogie du corps politique et du corps humain : Likewise, the body, when its parts do not move with reference to the soul, runs up against the ultimate inactivity of death. Therefore, as long as it is wholly alive, it is disposed in accordance with a whole which is not divided between a number © 2007 lines.fr 36 lines 4 of parts, but which is a genuine whole in that it operates simultaneously in every part and in each. (14) Cette citation circonscrit les limites à l’intérieur desquelles Jean envisage l’analogie, sans vouloir suggérer par l’emploi de cette correspondance une assimilation littérale des sociétés humaines à un être vivant. Le rapport qu’il établit entre le corps mortel et l’âme immortelle est comparable à celui qui existe, au sein d’une collectivité, entre les représentants du pouvoir et ceux de l’autorité qui animent les premiers. Ce que l’auteur exprime ici par l’intermédiaire d’une médiation symbolique, c’est que, contrairement à l’être vivant qui a en lui-même son principe d’unité, supérieur à la multiplicité des éléments qui entrent dans sa constitution, il n’y a rien de tel dans une communauté humaine, qui n’est proprement pas autre chose que la somme des individus qui la composent. De telle sorte que la conception holistique d’un organisme vivant (ou le tout l’emporte sur les diverses parties)17 ne peut être prise dans le même sens que celle d’une société humaine lorsque le mot de constitution est appliqué à l’un comme à l’autre. Sur le modèle de l’âme immatérielle, qui donne au corps matériel sa direction en vue du salut, seule la présence d’une autorité spirituelle introduit dans la société un principe supérieur aux individualités qui la composent, puisque cette autorité, par sa fonction et son origine, est au-dessus des membres d’une communauté humaine18. L’emploi de l’analogie permet donc à Jean de ne pas envisager les sociétés humaines sous leur seul aspect temporel, ce qui autoriserait une identification littérale de la communauté à un être vivant, mais de les présenter comme quelque chose de plus qu’une simple collection d’individus liés les uns aux autres par la peur ou l’intérêt, comme Thomas Hobbes le fera par exemple au XVIIe siècle dans son Léviathan : By all means, that which institutes and moulds the practice of religion in us and which transmits the worship of God (not the ‘gods’ of which Plutarch speaks) acquires the position of the 17 Le holisme est une théorie selon laquelle l’homme est un tout indivisible qui ne peut être expliqué par ses différentes composantes (physiologiques, psychiques) considérées séparément. Ce système d’explication globale, qui envisage le tout comme un ensemble plus complexe que l’addition de ses parties, s’oppose notamment aux prétentions explicatives de la métaphore organiciste qui rapporte le corps politique au corps humain dans le cadre d’une équivalence stricte. 18 Voir sur ce point Catherine CAMPBELL & Cary J. NEDERMAN, op.cit. p. 574. JEAN-MARC CHADELAT – JEAN DE SALISBURY 37 soul in the republic. Indeed, those who direct the practise of religion ought to be esteemed and venerated like the soul in the body. For who disputes that the sanctified ministers of God are his vicars ? Besides, just as the soul has rulership of the whole body so those who are called prefects of religion direct the whole body. [...] The position of the head in the republic is occupied, however, by a prince subject only to God and to those who act in His place on earth, inasmuch as in the human body the head is stimulated and ruled by the soul. The place of the heart is occupied by the senate, from which proceeds the beginning of good and bad works. [...] The hand coincides with officials and soldiers. [...] Treasurers and record keepers resemble the shape of the stomach and intestines; these, if they accumulate with great avidity and tenaciously preserve their accumulation, engender innumerable and incurable diseases so that their infection threatens to ruin the whole body. Furthermore, the feet coincide with peasants perpetually bound to the soil, for whom it is all the more necessary that the head take precautions, in that they more often meet with accidents while they walk on the earth in bodily subservience. (66-67) Nous retrouvons ici la vision des divers membres constitutifs du corps politique avec la fonction que leur assigne l’auteur en vue d’assurer son équilibre. Le point important est que les parties visibles de la communauté, à savoir le prince et ses conseillers, les agents exécutifs de la république, les trésoriers qui prélèvent les subsides et les répartissent, les producteurs qui pourvoient à la subsistance de tous, sont toutes soumises par nature au centre invisible de ce corps analogique, qui donne son impulsion à la tête et dirige indirectement ses divers membres, lequel centre n’est autre que le lieu intérieur d’où les représentants de l’autorité communiquent leur influence aux détenteurs du pouvoir et à leurs auxiliaires. L’auteur appuie notamment sur la nécessité, dans une communauté bien ordonnée, de protéger les plus faibles, c’est-à-dire tous ceux qui se consacrent à la production de biens matériels et qui ont confié leur défense aux hommes dont la vocation est le métier des armes. La distinction de véritables castes fonctionnelles, distinction analogue à celle qui existe entre les divers organes au sein du corps humain, fait obligation aux représentants de la caste noble, seuls détenteurs du pouvoir, de protéger tous ceux qui les inspirent ou les servent sans pouvoir assurer leur propre sécurité. © 2007 lines.fr 38 lines 4 En d’autres termes, la hiérarchie sociale dont le Policraticus nous offre un aperçu repose davantage sur la notion d’obligations réciproques au bénéfice du tout que sur la vision orientée des privilèges exclusifs de certaines parties exemptées de contraintes et portées aux abus. Dans le chapitre 20 du Livre VI, intitulé « Who are the feet of the republic and regarding the care devoted to them » (125), Jean formule une conception des rapports sociaux où les droits des plus forts sont assortis de devoirs à l’endroit des plus faibles : ‘The feet’ is the name of those who exercise the humbler duties, by whose service all the members of the republic may walk along the earth. In this accounting may be included the peasants who always stick to the land, looking after their cultivated fields or plantings or pastures or flowers. Likewise, this category applies to the many types of weaving and the mechanical arts, which pertain to wood, iron, bronze and the various metals, and also the servile forms of obedience and the many ways of acquiring nourishment and the sustenance of life or enlarging the dimensions of family possessions, the management of which does not pertain to the public authorities and from which the corporate community of the republic derives benefit. [...] For inferiors must serve superiors, who on the other hand ought to provide all necessary protection to their inferiors. [...] The health of the whole republic will only be secure and splendid if the superior members devote themselves to the inferiors and if the inferiors respond likewise to the legal rights of their superiors, so that each individual may be likened to a part of the others reciprocally and each believes what is to his own advantage to be determined by that which he recognises to be most useful for others. (125-126) Les bénéfices réciproques que tirent les guerriers et les producteurs de leurs relations harmonieuses sont le contrepoint du mutualisme entre les représentants du pouvoir et ceux de l’autorité auquel Jean accorde toute son attention en tant qu’il constitue le socle sur lequel s’édifie l’ordre social et dont dépendent sa pérennité et sa solidité. Une idée que Jean illustre en rappelant que l’une des principales tâches incombant aux représentants du pouvoir est la défense des détenteurs de l’autorité, que leur désarmement et leur fonction exposent au premier chef à des abus de pouvoir. En échange de la garantie que donne à leur puissance extérieure l’autorité invisible des JEAN-MARC CHADELAT – JEAN DE SALISBURY 39 représentants du clergé, les détenteurs du pouvoir ont pour obligation, comme cela est explicitement stipulé dans les ordines du sacre des rois, d’assurer aux prêtres, par l’emploi de la force dont ils disposent, le moyen d’accomplir en paix, à l’abri du désordre et de l’agitation, leur propre fonction de connaissance et d’enseignement19 : The sacred history of the Christian Gospel testifies that two swords suffice for the imperial power; [...] Therefore of what use are soldiers who are called when they do not obey the law according to their oath but believe that the glory of their military service grows if the priesthood is humiliated, if the authority of the Church becomes worthless, if they would so expand the kingdom of man that the empire of God contracts, if they declare their own praises and flatter and extol themselves by false eulogy, imitating boastful soldiers to the ridicule of their listeners? [...] But what is the use of the military order? To protect the Church, to attack faithlessness, to venerate the priesthood, to avert injuries to the poor, to pacify provinces, to shed blood (as the formula of their oath instructs) for their brothers, and to give up their lives if it is necessary. [...] But to what end? In order that they may serve either rage or vanity or avarice or their own private will? By no means. Rather, they serve that they may execute judgments assigned to them, according to which each attends not to his own will but to the will of God, the angels and men by reason of equity and the public utility. (116) La première responsabilité du prince est donc de faire usage, dans l’ordre temporel où il intervient, de la puissance que lui a déléguée l’autorité selon la conception des deux glaives. Cette conception inégalitaire des rapports entre le pouvoir et l’autorité est attachée au nom de saint Bernard de Clairvaux, qui l’a exposée dans plusieurs traités politico-théologiques, notamment le De Consideratione, adressé au pape Eugène III, et le De Laude novae militiae, rédigé à l’intention des chevaliers du Temple dont il a par ailleurs formulé la règle 20 . Selon cette représentation à laquelle se conforme le 19 Sur le contenu politico-théologique des ordines du sacre royal, voir Walter ULLMANN, op.cit. pp. 85-91. 20 Voir Bernard de CLAIRVAUX, Éloge de la nouvelle chevalerie. Vie de saint Malachie. Épitaphe, hymne, lettres (Introductions, traductions, notes et index par Pierre-Yves Emery), Paris : Les Éditions du Cerf, 1990, pp. 61-63 : « Car enfin, s’il © 2007 lines.fr 40 lines 4 Policraticus, les détenteurs du pouvoir se doivent de mettre leur bras armé au service des représentants de l’autorité, non seulement parce que ces derniers, comme les paysans désarmés auxquels ils sont comparables de ce point de vue, ne sont pas en mesure d’assurer leur propre défense, mais surtout parce qu’ils fournissent aux puissants la garantie sans laquelle l’exercice du pouvoir risque d’entraîner les maux dénoncés par le passage ci-dessus21. Jean pressent en effet comme une conséquence inévitable de la doctrine spéculative qu’il énonce que la stabilité de l’ordre sociopolitique idéal dont il trace à grands traits la configuration dépend en premier lieu du respect de la suprématie de l’autorité par ceux-là mêmes qui en tirent leur légitimité et sont enclins, du fait de leur nature, à en contester la supériorité. Le rappel normatif de cette supériorité et l’allusion aux conséquences de sa méconnaissance offrent un aperçu prospectif de la dynamique à l’œuvre dans le bouleversement des relations entre les deux domaines. La reconnaissance théorique d’une inégalité constitutive du pouvoir et de l’autorité que formule le Policraticus autorise rétrospectivement à qualifier l’évolution historique affectant la place relative du politique était totalement interdit au chrétien ‘de frapper de l’épée’, pourquoi le précurseur du Sauveur ordonnait-il aux ‘soldats de se contenter de leur solde’, au lieu de leur interdire toute opération militaire ? Or ce service est bel et bien permis à tous ceux du moins qui y sont établis par Dieu et ne se sont pas voués à un meilleur état de vie. A qui donc alors reconnaître ce droit, sinon d’abord à ceux qui engagent leurs mains et leurs forces pour garder ‘Sion, notre ville forte’, et nous protéger contre toute attaque ? De la sorte, grâce à la mise en fuite des transgresseurs de la loi, ‘la nation juste pourra entrer en toute sécurité, elle qui garde la vérité’. Sans hésiter, ‘qu’on disperse donc les peuples qui veulent la guerre’, ‘qu’on retranche ceux qui nous bouleversent’, ‘qu’on supprime de la cité du Seigneur tous les fauteurs d’iniquité, puisqu’ils ont pour seul désir d’emporter les richesses inestimables du peuple chrétien, déposées à Jérusalem, de souiller les lieux saints et de s’arroger l’héritage du sanctuaire de Dieu’. Qu’on dégaine l’un et l’autre glaive des fidèles pour fendre le crâne de leurs ennemis, ‘afin de détruire toute puissance altière qui s’élève contre la connaissance de Dieu’, autrement dit contre la foi des chrétiens », et De la Considération, op.cit. p. 100 : « L’Église tient donc en son pouvoir les ceux glaives : le spirituel, cela va sans dire, et le temporel. Mais si l’un, le temporel, doit être tiré pour le service de l’Église, l’autre, le spirituel, est le seul que l’Église puisse tirer elle-même. Dans ce dernier cas, c’est la main du prêtre qui le tire ; dans le premier, c’est celle du soldat ; mais, bien entendu, avec l’assentiment du prêtre et par ordre du prince ». Voir également sur ce point Catherine CAMPBELL & Cary J. NEDERMAN, op.cit. p. 574. 21 Voir sur ce point Walter ULLMANN, op.cit. p. 115. JEAN-MARC CHADELAT – JEAN DE SALISBURY 41 et du religieux comme une inversion des rapports entre les deux instances. Au lieu de regarder l’ordre social tout entier comme dérivant de vérités d’ordre métaphysique où l’univers physique et les sociétés humaines ont leur principe et, à titre d’application, leurs lois fondatrices, ainsi que Jean de Salisbury l’expose en décrivant la constitution de la Chrétienté médiévale, la remise en cause de cette hiérarchie primordiale, qui est au fondement même de la modernité, revient en fait à ne voir tout au plus dans l’autorité qu’un des éléments de l’ordre social au même titre que tous les autres. La logique de ce renversement, qui se traduit par le refus du bras armé de se soumettre à l’âme du corps, ne peut mener qu’à l’asservissement de l’autorité par le pouvoir ou même à l’absorption de la première dans le second. Dans tous les cas de figure, cela consiste à envisager l’autorité d’un point de vue purement humain ou, ce qui revient au même, social, en gommant ou en occultant la dimension surnaturelle qui la distingue du pouvoir. Ceci explique que, loin de considérer les rapports du pouvoir et de l’autorité comme ceux de deux fonctions sociales équivalentes dont chacune peut avoir la tendance assez naturelle à empiéter sur l’autre en s’attribuant certaines de ses prérogatives, Jean ne cesse de rappeler la différence de nature entre les deux domaines qui requiert des princes l’obligation absolue de défendre l’Église dont ils tiennent leurs pouvoirs : The sun shines over the whole world so that the whole world may be seen and discerned all at once; I believe the prince to be another sun. [...] He acts rightly when he raises the Church to the apex, when he extends the practice of religion, when he humiliates the proud and exalts the humble, whe he is generous to the destitute, more frugal with the wealthy, when justice walks constantly before him and sets his course on the way of prudence and all the other virtues. (141) Vérités éternelles et ordre juste : vie contemplative et vie active La fonction essentielle de l’institution ecclésiale est de conduire les fidèles au salut et de permettre aux clercs de s’adonner à l’étude dont le principal objectif, le texte du Policraticus l’évoque à plusieurs reprises, est la contemplation des vérités éternelles, c’est-à-dire de Dieu. En accord sur ce point avec Thomas d’Aquin et Bernard de Clairvaux, Jean déclare que toutes les fonctions humaines, en © 2007 lines.fr 42 lines 4 particulier dans le domaine propre au pouvoir, sont subordonnées à la contemplation comme à une fin supérieure de telle sorte qu’elles correspondent analogiquement à une subordination de ceux qui agissent par rapport à ceux qui ont pour mission de contempler la vérité et qu’elles se traduisent par une organisation du gouvernement dont la raison d’être est d’assurer les conditions paisibles qui sont indispensables à cette contemplation : « Among all of those things that important men are used to confronting, none of them may be thought more pernicious than that delightful allurement of fortune which turns one aside from the vision of truth » (9)22. Cette suprématie irrécusable à l’origine de la dépendance du pouvoir n’entraîne toutefois, comme nous l’avons déjà signalé, aucune indignité pour ce dernier. La place qui est faite par le texte aux princes et à leurs agents, et par conséquent à l’action, tout en étant subordonnée à l’autorité comme elle doit l’être normalement, est très loin en effet d’être négligeable puisqu’elle comprend tout ce qui constitue le pouvoir qu’on peut appeler apparent dans la mesure où il s’exerce dans le monde visible : « But my purpose is not to teach this art of military affairs, which yet is the greatest and most indispensable of arts and without which (to use the words of Plutarch) any princely government would feel maimed » (124). La mutilation qu’entraînerait dans le domaine temporel la privation d’un organe essentiel du pouvoir est comparable, toutes proportions gardées, à l’aveuglement auquel s’exposerait ce même pouvoir en méconnaissant la fonction légitimante de l’autorité, qui peut être envisagée comme le pivot autour duquel tournent toutes les choses contingentes ou bien le principe d’où procèdent l’action et 22 Sur la distinction entre contemplation et considération, voir Bernard de CLAIRVAUX, De la Considération (Traduction de Pierre Dalloz), Paris : Les Éditions du Cerf, 1986, p. 47 : « Je ne veux pas, en effet, que tu confondes considération et contemplation. L’une s’attache à la certitude des choses ; l’autre s’applique plutôt à la recherche opiniâtre du vrai. De fait, on peut définir assez exactement la contemplation : une aptitude de l’âme à une intuition juste et infaillible des choses ; ou encore, une aptitude de l’âme à s’emparer sans hésitation de la vérité. La considération, par contre, consiste à réfléchir intensément pour découvrir cette vérité ; on peut aussi bien dire qu’elle est une application de l’esprit à sa recherche ». On ne saurait mieux définir la supériorité de l’intuition suprarationnelle qui donne immédiatement accès à la vérité par rapport à l’intelligence rationnelle qui procède de façon médiate et analytique en suivant la marche de l’esprit humain. Sur les rapports qu’établit le Docteur angélique entre vie contemplative et vie active et leur fonction respective pour l’humanité, voir Thomas D’AQUIN, Somme Théologique, 4 vol., Tome 3, Paris : les Éditions du Cerf, 1985, pp. 1016-1037. JEAN-MARC CHADELAT – JEAN DE SALISBURY 43 ses lois. C’est ainsi que Jean affirme la tutelle de l’autorité sur le pouvoir et la dépendance de ce dernier à l’égard de la première en se réclamant de la doctrine des deux glaives déjà mentionnée. Dans le chapitre 3 du Livre IV, intitulé on ne peut plus clairement « That the prince is a minister of priests and their inferior; and what it is for rulers to perform their ministry faithfully » (32), l’auteur indique que c’est au sacerdoce, en vertu de sa fonction d’enseignement, de conférer la légitimité nécessaire à l’exercice de leurs prérogatives, non seulement à ses propres membres, mais aussi à tous ceux qui exercent le pouvoir. C’est cette transmission qu’opère le sacre et qui constitue à proprement parler le droit divin des rois, ceux-ci n’étant réellement légitimés que lorsqu’ils ont reçu des représentants de l’autorité l’investiture et la consécration indispensables à l’exercice régulier de leurs fonctions exécutives : This sword is therefore accepted by the prince from the hand of the Church, although it still does not itself possess the bloody sword entirely. For while it has this sword, yet it is used by the hand of the prince, upon whom is conferred the power of bodily coercion, reserving spiritual authority for the papacy. The prince is therefore a sort of minister of the priests and one who exercises those features of the sacred duties that seem an indignity in the hands of priests. (32)23 Il convient de noter que l’épée, en tant que symbole et instrument de la fonction militaire, n’appartient au prince que de facto, dans la mesure où l’Église, qui en est la détentrice de jure, consent à lui remettre cet attribut du pouvoir dont l’exercice est considéré comme indigne de la vocation des prêtres. L’implication théologique de ce passage est que, comme toute conséquence ou application est contenue dans le principe dont elle procède, la fonction supérieure comporte à un degré éminent les possibilités des fonctions inférieures auxquelles la première délègue ses prérogatives. Ce que suppose d’autre part cette formulation au plan des rapports entre les deux domaines, c’est que l’autorité appartient formellement à la caste sacerdotale, qui la tient elle-même de Dieu, tandis que le pouvoir 23 Voir également sur ce point Nicolas DE ARAUJO, « Le prince comme ministre de Dieu sur terre. La définition du prince chez Jean de Salisbury (Policraticus, IV, 1) », Le Moyen Age, n° 1, 2006, pp. 63-74. © 2007 lines.fr 44 lines 4 appartient à titre éminent au sacerdoce et formellement aux princes qui le reçoivent des représentants de l’autorité. Il en résulte que le pouvoir n’appartient pas en propre aux rois et à leurs agents, mais qu’il leur est conféré par une sorte de délégation de l’autorité, délégation en laquelle, comme cela a été indiqué, consiste réellement le droit divin des rois. Le roi n’en est donc que le dépositaire, et, de ce fait, il peut le perdre dans certains cas, en particulier lorsqu’il ne remplit pas ses fonctions de manière régulière, c’est-à-dire conformément à la Loi divine, ou qu’il s’oppose indûment à ceux dont il tient son pouvoir, en usurpant leurs prérogatives. C’est la raison pour laquelle, comme le mentionne Jean dans ce passage du même chapitre, selon la constitution de la Chrétienté médiévale, le pape pouvait légitimement délier les sujets de leur serment de fidélité envers leur souverain : The great Emperor Theodosius was suspended by the priest of milan from the use of regalia and imperial insignia because he deserved punishment (although not on account of a serious error), and the emperor patiently and solemnly did the penitence for homicide imposed upon him. Indeed, according to the useful testimony of the Teacher of the gentiles, he who blesses is greater than he who is blessed, and he who is in the possession of the authority of conferring a dignity takes precedence over him who is himself conferred with a dignity. Furthermore, by the law of reason, whoever wills is he who nullifies, and he who can confer rights is he who can withdraw them. Did Samuel not impose a sentence of deposition upon Saul by reason of disobedience, and substitute for him the humble son of Jesse atop the kingdom? (32-33) Ce passage définit en quelque sorte les règles présidant aux rapports normaux de l’autorité et du pouvoir selon la hiérarchie des fonctions et des êtres en vertu de laquelle chacun occupe la place qui doit lui revenir. Jean s’y inspire à nouveau sans la citer explicitement de l’Épître aux Hébreux (He VII 7) pour faire remarquer que la consécration d’un prince par un prêtre dans le cadre du sacre ou de tout autre rituel d’investiture spirituelle fait apparaître le rapport inégalitaire entre celui qui confère la dignité (ou qui bénit) et celui qui la reçoit (ou qui est béni). S’il n’en était pas ainsi, on comprendrait mal en effet qu’un inférieur puisse distinguer un supérieur du commun des mortels en lui transmettant un pouvoir qu’il détiendrait JEAN-MARC CHADELAT – JEAN DE SALISBURY 45 nécessairement à un degré moindre. Bien que Jean de Salisbury présente cette hiérarchie comme strictement conforme à l’ordre du monde et sous-entend que si ces rapports étaient partout et toujours observés, aucun conflit ne pourrait jamais s’élever entre les deux domaines, il a pu observer en Angleterre même que cette relation de subordination a souvent été contestée ou méconnue, dans le cadre de ce qu’on a appelé la querelle du Sacerdoce et de l’Empire et, plus particulièrement, lors de la contestation dynastique opposant les partisans d’Étienne de Blois à ceux de Henri Plantagenêt. Dans le chapitre 18 du Livre VI, il évoque « The examples of recent history, and how King Henry the Second quelled the disturbances and violence under King Stephen and pacified the island » (118) afin de souligner le lien de cause à effet qui existe entre le mépris de l’autorité et le désordre politique : And a foreign man [King Stephen] was allowed to rule over the kingdom in contempt for goodness and equity, one whose counsel was foolish from the outset, whose cause was founded upon iniquity and wickedness, who neglected discipline to the extent that he did not so much rule as intimidate and bring into conflict the clergy and the people, and everyone was provoked to everything; for the measure of right was force. [...] And it may be observed that because God is truthful, the faith which he did not keep with God or his earthly lord, he in no way found among his subjects. [...] But although he did much evil and little good, yet his worst deed was he put his hands upon the anointed in contempt of God. [...] Yet not only did he seize the bishops, who were the primary ones he ruined, but also he extended his traps to everyone whom he suspected of treachery. (119-120) La période d’anarchie à laquelle Jean fait référence correspond historiquement au redressement des pouvoirs locaux et au déclenchement d’une guerre civile entre les deux prétendants au trône24. Mathilde, fille du roi Henri Ier, avait été désignée comme héritière par son père en 1126 mais sa position se trouva compromise par le mariage qu’elle contracta avec Geoffroy Plantagenêt en 1128. Ce dernier fut en effet rejeté par les barons normands qui lui préfèrèrent le petit-fils de Guillaume le Conquérant, Thibault, comte 24 Voir Michael T. CLANCHY, England and its Rulers, 1066-1272, Oxford: Basil Blackwell, 1983, pp. 119-128. © 2007 lines.fr 46 lines 4 de Blois et de Champagne. Mais Thibault n’aspirait pas au trône et les barons reportèrent leur choix sur son frère cadet Étienne. Celui-ci avança un argument fréquemment employé par les prétendants en quête de légitimité et affirma avoir été désigné comme son successeur par Henri Ier sur son lit de mort. Il se fit couronner en 1135 par son frère l’évêque de Winchester, Henri de Blois, et par Roger, l’évêque de Salisbury. Malgré cette consécration officielle, Étienne connaît très vite des difficultés que ses maladresses vont aggraver. Pour affermir sa mainmise sur l’administration du royaume, il fait élire son candidat au siège de Cantorbéry contre son propre frère Henri de Blois et fait arrêter plusieurs prélats afin d’affirmer son pouvoir sur l’Église. Il perd de nombreux partisans et se heurte à son frère Henri qui, en tant que légat du pape, le convoque à Winchester et lui explique qu’il n’a rien à gagner en s’opposant à l’Église dont le soutien lui a été utile pour monter sur le trône. Une longue guerre civile s’ensuit, Mathilde n’ayant pas renoncé à ses prétentions à la couronne. Il faudra attendre le traité de Winchester en 1153 pour que Étienne accepte de déshériter son propre fils et reconnaisse Henri Plantagenêt comme son héritier et son successeur. Même si la vision que Jean de Salisbury propose du règne d’Étienne est marquée par la propagande de son successeur Plantagenêt, qui veut l’assimiler à un usurpateur pur et simple, il n’en demeure pas moins vrai que cette période d’anarchie a vu le roi se dresser contre le clergé et permis aux barons d’exiger toujours plus d’autonomie et de pouvoir25. Il faut attendre l’avènement de Henri II, envers lequel Jean n’a pas ménagé ses critiques, pour que la paix civile revienne et que soient restaurés les principaux rouages de l’État. Mais ce qui nous importe ici au premier chef, c’est la leçon que tire l’auteur du Policraticus de cette époque troublée : s’il est illusoire à ses yeux d’envisager simplement le pouvoir et l’autorité comme deux termes corrélatifs ou complémentaires, sans se rendre compte que le premier a son origine dans la seconde (198), le renversement des rapports entre les deux domaines, au terme duquel la force devient la mesure du droit (119), ne peut avoir que des conséquences désastreuses sur l’ordre socio-politique condamné à une aggravation de l’instabilité et du déséquilibre. Un dernier point mérite d’être souligné au sujet de la propension des détenteurs du pouvoir à s’émanciper indûment de la tutelle des 25 Voir Austin Lane POOLE, From Domesday Book to Magna Carta, 1087-1216, Oxford: At The Clarendon Press, 1955 [1951], pp. 131-166. JEAN-MARC CHADELAT – JEAN DE SALISBURY 47 représentants de l’autorité dont ils tiennent leur légitimité et leur puissance. Comme cela a été mentionné, le point de vue spéculatif de Jean de Salisbury le conduit à envisager l’opposition des princes aux clercs et les conséquences qu’elle peut avoir sur leur manière d’être de façon moins historique que typologique. Ainsi remarque-t-il que les abus de pouvoir commis par les princes et leurs auxiliaires ont souvent pour mobile la cupidité : The iniquitous man is whoever in matters of law pursues profit rather than a just cause, and who loves reward to the extent that he strives for retribution. And although it is equitable that one judges in terms of monetary values, the servant of avarice advances towards death. And so it follows: ‘And I stripped the prey from their teeth. And I said: In my nest I shall die.’ Accordingly, composure of mind will be his who is content with the magnitude of his material goods. He is not pressured by that stimulus of avarice or ambition according to which some men would connect together house to house and field to field, straight up to the boundaries of space, as if they alone inhabited the face of the earth. (73) Le goût du lucre est déclaré incompatible avec l’exercice des fonctions exécutives qui incombent aux puissants en vue d’assurer un ordre juste et paisible. La réprobation de l’auteur à l’égard de ces ambitieux qui convoitent plus qu’ils ne devraient a bien des racines théologiques. L’appât du gain éloigne de Dieu et détourne de la vérité tous ceux qui déploient leurs efforts en vue d’amasser des richesses corruptibles au lieu de s’attacher au seul trésor dont dépend leur salut. Mais la cupidité est aussi un poison susceptible de corrompre les conseillers des princes et les rois eux-mêmes en leur faisant rechercher leur avantage au détriment de la communauté : For nothing is more pernicious than an iniquitous advisor to the wealthy. It is written: ‘Protect your heart with all care, for out of it proceeds life.’ And so the ruler is to provide for his advisors in order that they do not need, lest they desire immoderately what belongs to another. [...] ‘The greedy man’, Wisdom accordingly testifies, ’is more wicked than anyone, and nothing is more iniquitous than to love money; for this person puts his life up for sale and in his life he forsakes even his own entrails.’ [...] Do not believe justice or truth or piety to be at home among those © 2007 lines.fr 48 lines 4 you observe to be selling everything. Christ Himself is excluded and, if He knocks at the gate, it is not opened to Him; they who do everything for a price and nothing for free flee from and put to flight divine grace. (84-85) Mettant en relief le lien théologique qui existe entre la gratuité et la grâce, il dénonce les marchands du Temple qui introduisent dans le gouvernement de la collectivité la rapacité et sont prêts à faire argent de tout. Il souligne à l’envi combien l’avidité n’est pas compatible avec l’équité, la véritable sagesse ne s’achetant pas comme une vulgaire marchandise et la vertu n’étant pas conciliable avec la recherche du profit. Dans le chapitre 17 du Livre V, intitulé « Money is condemned in favour of wisdom; this is also approved by the examples of the ancient philosophers » (99), il reprend ce credo en montrant que les philosophes antiques partageaient sur ce point la certitude des penseurs chrétiens : One who is wealthy and prosperous in his external trappings is judged wise and happy. Towards this end, one man takes a wife, another buys five head of oxen or a villa, exchanging their souls for these. On the other hand, some are reckoned among the blind and lame and feeble, those upon whom the world does not smile at all, yet whom wisdom invites to the wedding banquet from which the wealthy are expelled, where the elect are inebriated upon the abundance of God’s house and get drunk on a torrent of eternal pleasures.[...] Surely, if one is to believe perfectly him who asserted ‘Riches are thorns’, then the wise men of our time should seek out material goods with far less devotion. Therefore, as Publius Carpus asserts, the rich are more miserable than the poor because they depart farther from wisdom. The appetite for wealth excludes wisdom and drives off virtue. (99) La condamnation sans équivoque de la cupidité des hommes de pouvoir s’accompagne de la constatation que, dès qu’ils se mettent en état de révolte contre l’autorité où ils trouvent leur raison d’être, les princes et leurs agents se dégradent pour ainsi dire et perdent leurs qualités pour adopter les défauts de ceux qu’ils sont censés gouverner. Contrairement à l’arrogance, qui est un défaut de la noblesse, la cupidité est un vice associé à la bourgeoisie et à tous ceux qui font commerce de leurs talents. Les passages du texte que nous avons cités laissent même entendre que cette dégradation morale et psychologique JEAN-MARC CHADELAT – JEAN DE SALISBURY 49 doit inévitablement accompagner la perte de la légitimité. Le statut de cause et de conséquence attribué à l’embourgeoisement qui menace les détenteurs du pouvoir est suggéré dans un passage où l’auteur met en avant les qualités morales et physiques indispensables au métier des armes et le risque de dégénérescence encouru par des guerriers exposés aux séductions qu’exercent la prospérité et l’oisiveté du temps de paix : « However, the experience of military discipline falls into disuse either out of fondness for long standing peace or from the attack of effeminacy and luxury which weakens the souls of men or again because of the idleness of youth and the laziness of leaders in our times » (112). Si les magistrats et les militaires sont, par leur propre faute, déchus de leur droit normal à l’exercice du pouvoir, c’est qu’ils ne répondent plus aux exigences de leur charge, leur nature n’étant plus telle qu’elle les rende aptes à remplir leur fonction spécifique. Outre le déséquilibre social et les troubles politiques qu’elle entraîne, la méconnaissance de l’ordre hiérarchique soumettant le pouvoir à l’autorité s’accompagne en quelque sorte d’une altération des valeurs aristocratiques de ceux qui, renonçant à ordonner leur action à des fins supérieures, sont animés de préoccupations économiques en contradiction avec leur vocation. Au bout de cette logique à peine esquissée par Jean de Salisbury dans ses critiques de l’intempérance des puissants, on entrevoit le triomphe politique et social de la bourgeoisie, dans le cadre des grandes Révolutions survenues en Angleterre puis en France aux XVIIe et XVIIIe siècles. Une bourgeoisie que la royauté avait fait participer au pouvoir et sur laquelle les rois s’appuyaient dans le combat acharné mené pour affirmer leur indépendance à l’égard de l’autorité. Cette profonde mutation dont il discerne à l’état latent dans son traité les causes fonctionnelles apporte en quelque sorte une confirmation a posteriori de la validité de sa doctrine tout en éclairant la problématique moderne des rapports entre le pouvoir et l’autorité. Les nombreux exemples que prend Jean de Salisbury pour illustrer son exposé sur la suprématie de l’autorité et la subordination du pouvoir invitent on le voit à interroger les faits historiques dans une optique diachronique qui permette de mieux cerner le sens de l’évolution constatée et de comprendre son influence sur nos sociétés. © 2007 lines.fr 50 lines 4 L’avènement de la modernité et l’autonomie des pouvoirs : la fin de l’autorité ? L’exposé doctrinal que nous livre ce traité, particulièrement représentatif à cet égard de l’époque et de la civilisation où il a vu le jour, nous permet de mesurer le bouleversement ayant affecté la façon de concevoir le champ d’application propre au religieux et au politique et nous met en garde contre les dangers d’une lecture anachronique projetant sur le passé politico-théologique des rapports entre le pouvoir et l’autorité ce qu’ils sont devenus pour nous au terme d’un long et tumultueux processus historique26. Le témoignage de Jean de Salisbury donne la mesure du fossé qui sépare les convictions auxquelles nous tenons comme à autant d’acquis irréversibles de la modernité et sur lesquelles reposent les préconceptions à partir desquelles nous abordons les faits dans tous les domaines. Ces convictions ont trait pour l’essentiel à la façon dont nous concevons notre rapport aux autres, à nous-mêmes et au monde. On pourrait résumer cette révolution épistémique survenue au tournant du Moyen Âge et de la Renaissance en soulignant l’importance de trois ruptures capitales opérées dans le sillage de l’humanisme : la similitude à autrui, la dignité de l’individu, et la maîtrise de la nature. L’incidence du rapport bouleversé à autrui induit par la modernité sous le signe d’une égalité de principe, transformation ayant pour corollaire l’intérêt accru pour le moi, est particulièrement sensible sur la conception solidaire du pouvoir et de l’autorité. L’héritage principal de cette mutation est que, lorsque nous nous pensons par rapport aux autres, nous savons d’emblée que tout être humain doit être considéré comme un égal. Nous récusons toute idée de hiérarchie conforme à l’ordre des choses ou bien à la nature des êtres et, lorsque nous constatons des différences d’aptitudes, de fortune ou de pouvoir (pour ne citer que celles-là) entre les membres d’une communauté, nous refusons par principe l’idée que ces distinctions puissent être fondées sur une hiérarchie primordiale du genre humain imposant à chaque être la place qui lui revient du fait de sa nature propre en vertu d’une correspondance qui échappe à la volonté individuelle ou collective27. De ce constat résulte pour l’essentiel le statut problématique de l’autorité et, indirectement des divers pouvoirs, dans le cadre de la 26 Marcel GAUCHET, Le Désenchantement du monde. Une histoire politique de la religion, Paris : Gallimard, 1985, pp. iii-iv. 27 Chantal DELSOL, op.cit. pp. 46-50. JEAN-MARC CHADELAT – JEAN DE SALISBURY 51 modernité politique issue du bouleversement des valeurs et des normes que porte en germe le mouvement humaniste dès le XIVe siècle en Italie. C’est à comprendre ce statut problématique et, en s’intéressant aux causes de son érosion, à tenter de déchiffrer la spécificité de l’autorité, que s’est attachée Hannah Arendt dans un essai stimulant intitulé « Qu’est-ce que l’autorité ? »28. Dans ce texte, elle montre à quel point l’écart est irréductible entre la conception traditionnelle de l’autorité et la représentation que s’en font les modernes à la suite d’une émancipation généralisée des pouvoirs et des individus à laquelle plus rien ne semble devoir faire obstacle. Dans les sociétés antiques auxquelles elle fait référence, les relations de pouvoir supposent une dimension d’autorité fondatrice de l’inégalité qui s’instaure entre les gouvernants et les gouvernés dans la mesure même où, loin d’être un supplément de puissance venant consolider les prétentions des gouvernants à exercer leurs prérogatives, elle apparaît comme ce qui donne aux pouvoirs une légitimité irrécusable. Arendt constate que l’autorité ainsi conçue s’enracine dans une transcendance métaphysique où réside sa mystérieuse emprise sur les hommes et les pouvoirs. De cette inégalité première entre une autorité instituante et des pouvoirs institués procède une hiérarchie naturelle des êtres réfractant dans l’ordre de la Création la dénivellation fondatrice entre l’autorité inhérente au créateur et les pouvoirs conférés à ses créatures. L’une des conséquences les plus difficiles à saisir, pour un esprit moderne, de cette représentation d’un cosmos hiérarchisé sur lequel l’homme ne peut espérer avoir une action bénéfique qu’en se conformant à des normes reçues d’en-haut, est qu’une telle conception de l’autorité n’a besoin, pour s’imposer, ni de faire pression sur les volontés ni de violer les consciences. Rien n’est moins autoritaire en effet que l’exercice de l’autorité ainsi définie. À rebours d’un pouvoir tyrannique ou despotique usant de contrainte physique ou idéologique pour extorquer la soumission, la source transcendante dont se réclame l’autorité ancienne transforme l’obéissance aux pouvoirs en devoir de 28 Hannah ARENDT, op.cit. pp. 121-185. Je souscris sans réserves à son analyse et à ses conclusions mais je ne partage pas pour autant la définition qu’elle propose de la notion romaine d’auctoritas (pp. 160-162). Pour me dispenser d’une critique fastidieuse de sa compréhension du terme, je me contenterai de renvoyer à l’ouvrage déjà cité d’Émile BENVENISTE, qui offre une synthèse très claire de la question et me paraît bien plus proche de la vérité que Hannah ARENDT sur ce point capital. © 2007 lines.fr 52 lines 4 conscience29. À cette distinction fondamentale se rattache d’ailleurs celle de deux visions antinomiques de la liberté : alors qu’une conception transcendante de l’autorité se représente la liberté sur le mode d’une croissance collective des citoyens au sein de la cité, la représentation de l’autorité comme corrélative du pouvoir assigne comme objectif à la liberté de permettre aux individus de se libérer des normes et des contraintes que leur impose la communauté à laquelle ils appartiennent et dont ils attendent surtout les conditions d’un épanouissement personnel garanti par l’absence d’obstacle mis à leur volonté individuelle30. À la fin de son essai, Arendt conclut que partout où l’un des trois piliers sur lesquels reposaient les civilisations antiques, à savoir la religion, l’autorité et la tradition, a été fissuré, les deux autres ont perdu leur solidité et fragilisé l’ensemble de l’édifice. L’auteur ajoute que l’érosion historique de ce complexe de valeurs est irrémédiable et que les forces politiques réactionnaires ou conservatrices qui aspirent à un rétablissement de l’autorité sont victimes de l’illusion que nous sommes capables, dans les conditions actuelles, de retrouver ce qui a été perdu ou combattu en restaurant le socle sur lequel les divers pouvoirs pourraient à nouveau s’exercer sans contestation ou coercition. Préfigurant sur ce point la réflexion de Marcel Gauchet, Hannah Arendt oppose à cette utopie réactionnaire l’objection qu’on ne saurait enraciner à nouveau l’autorité dans ce qui constitue son unique fondation possible, à savoir la conscience aujourd’hui occultée que la source de l’autorité transcende à la fois les pouvoirs et ceux qui les détiennent31. Si cette restauration de l’autorité que réclament à cor 29 Voir Hannah ARENDT, ibid. p. 123. Voir Émile BENVENISTE, Le Vocabulaire des institutions indo-européennes, Vol. 1. économie, parenté, société, Paris: Les Éditions de Minuit, 1969, p. 321 : « Sommaire. — Si l’opposition ‘libre-esclave’ est commune à tous les peuples indoeuropéens, on ne connaît pas de désignation commune de la notion de ‘liberté’. Le parallélisme des voies selon lesquelles se constitue cette désignation dans deux groupes de langues n’en met que mieux en relief le contenu spécifique de la notion. En latin et en grec, l’homme libre, * (e)leudheros, se définit positivement par son appartenance à une ‘croissance’, à une ‘souche’ ; […] En germanique, la parenté encore sensible par exemple entre all. frei ‘libre’ et Freund ‘ami’, permet de reconstituer une notion primitive de la liberté comme appartenance au groupe […] A son appartenance au groupe — de croissance ou d’amis — l’individu doit non seulement d’être libre, mais aussi d’être soi […] chaque membre ne découvrant son ‘soi’ que dans l’‘entre-soi’. » 31 Voir Hannah ARENDT, op.cit. pp. 184. 30 JEAN-MARC CHADELAT – JEAN DE SALISBURY 53 et à cri certaines forces politiques, sans d’ailleurs prendre la peine de définir sa nature et son origine, n’est pas envisageable aux yeux de l’auteur, c’est parce qu’il existe une contradiction indépassable entre l’affirmation de sa source transcendante et le système politique démocratique qui a défait la croyance dans une origine divine des choses et s’est édifié sur les ruines de la tradition. Le principal mérite de l’analyse d’Arendt, dans la perspective diachronique et comparative qui est la notre, est de souligner à quel point la fonction centrale de la conception de l’autorité ayant prévalu par le passé a été de déposséder l’humanité de toute responsabilité dans l’organisation du monde et dans la détermination des normes s’imposant à tous. Envisagé du point de vue moderne en effet, l’humanisme civique est le mouvement politique qui a soustrait les nations émergentes à l’orbite de la Loi divine se réfractant dans l’humanité par la codification des inégalités statutaires pour former le centre d’un système égalitaire sous le double signe du plus grand nombre et d’une mystique de la raison. Ce processus sous-jacent à l’évolution du droit positif depuis la fin du Moyen Âge débouche au XVIIIe siècle sur l’affirmation contractuelle de la souveraineté populaire et de la volonté générale. Là réside le principe de la démocratie, contrairement aux régimes qui l’ont précédée. La puissance publique n’appartenant à personne, aucun pouvoir n’est attribué à qui que ce soit par nature ou par héritage. Il en résulte que nul individu n’est apte à commander ni prédestiné à obéir du fait de sa condition sociale ou de son statut professionnel et que l’autorité, sans avoir disparu à proprement parler de l’horizon collectif, est pour ainsi dire partout et nulle part32. Constatation où l’on retrouve la question, précédemment évoquée, de la liberté et de ses relations problématiques aux pouvoirs33. Alors que dans les sociétés pétries de tradition auxquelles s’intéresse Arendt, la vie privée est un résidu sans grand intérêt des vertus publiques au profit desquelles les divers pouvoirs sont ordonnés comme un moyen en vue d’une fin, la modernité inverse la problématique et incite les pouvoirs publics à limiter leur action au strict nécessaire afin d’éviter les privations de droits portant atteinte à la sacro-sainte institution des libertés individuelles34. Le constat surprenant à cet égard est que le triomphe de pouvoirs justifiés par le consentement de ceux sur qui ils 32 Chantal DELSOL, op.cit pp. 60-65. Chantal DELSOL, ibid. pp. 65-69. 34 Hannah ARENDT, op.cit. pp. 127-129. 33 © 2007 lines.fr 54 lines 4 s’exercent qu’a suscités la logique démocratique, à défaut d’être légitimés et sanctifiés par une autorité transcendante comme autrefois, n’a pas permis de faire l’économie d’une référence, fût-elle nostalgique ou fantasmée, à une autorité brisée et outragée mais dont le spectre ne cesse de hanter la réflexion politique. Peut-être faut-il voir dans cette persistance, tout au moins dans la mémoire collective et le débat public, d’une instance appartenant pour beaucoup au passé, un effet inattendu de la contradiction que pointait Arendt dans son essai entre d’une part l’inégalité de puissance — au fondement de l’action publique — que reconnaît en droit à ses délégués le peuple souverain et, d’autre part, la difficulté, pour ne pas dire l’impossibilité, d’accorder cette inégalité en fait avec la prééminence des droits et des libertés individuelles que la démocratie place en tête des valeurs dont il convient d’assurer la défense. Ce retour de l’autorité qui imprègne le débat public, souhaité par certains, appréhendé par d’autres et, ainsi que nous l’avons vu, considéré comme illusoire par Hannah Arendt, ne laisse pas d’être déconcertant. Au vu du réquisitoire dressé par l’auteur à l’égard de l’action destructrice de la modernité en matière d’autorité et des circonstances actuelles qui lui donnent sans aucun doute raison, on se demande à quelle dimension transcendante nos sociétés pourraient bien confier le soin de relégitimer des pouvoirs ordonnés à la compétitivité économique et à la sécurité publique quand le propre de la culture démocratique, qui n’a plus aujourd’hui aucun adversaire sérieux capable de menacer son hégémonie idéologique, est précisément de s’attaquer à toute forme de tradition (religieuse, intellectuelle et axiologique) au nom de la conviction indéracinable que ce sont les individus et les groupes sociaux qui ont capacité de légiférer pour eux-mêmes en donnant la primauté à leurs intérêts particuliers et à leur identité spécifique aux dépens de normes universelles. Le seul ancrage disponible pour arrimer les pouvoirs délégitimés que nous a légués la modernité politique serait-il alors la dimension sacrée en l’absence de toute autre forme de transcendance ? Après tout, le Policraticus en témoigne, l’instance religieuse s’est acquittée de cette tâche pendant un temps bien plus long que ce qu’a duré la période moderne. Des Églises bien organisées ont survécu, tant bien que mal, à la période historique tumultueuse qu’il est convenu de rapporter à une désacralisation des pouvoirs : peut-être seraient-elles disposées à reprendre du service afin de redorer le blason de pouvoirs de plus en plus fragilisés par leur laïcisation. La question mérite sans JEAN-MARC CHADELAT – JEAN DE SALISBURY 55 doute d’être posée, quelles que soient les préférences des uns ou des autres, ne serait-ce que pour mieux comprendre les difficultés auxquelles nous sommes confrontés. Comment ne pas s’interroger en effet sur la place et l’avenir de la religion dans des sociétés régies par le principe de souverainté populaire et s’affirmant comme la source des normes qu’elles se donnent à elles-mêmes, des sociétés où, simultanément, le statut de la Loi divine, extérieure et antérieure à toute expérience humaine, est voué à devenir problématique. Tel est précisément l’apport irremplaçable du travail de Marcel Gauchet au débat : montrer comment, à la suite d’un renversement de grande ampleur affectant la fonction d’institution collective dévolue au religieux dans le cadre des sociétés traditionnelles, dans nos sociétés laïques, la religion est devenue matière à conviction individuelle s’exprimant dans la sphère privée et n’ayant plus qu’une incidence minime, pour ne pas dire nulle, sur la conduite des affaires publiques35. Le questionnement auquel nous convient ces réflexions sur les causes profondes de l’ébranlement politico-théologique à l’origine de notre modernité rejoint par là-même celui sur les moyens que l’on pourrait mettre en œuvre pour relégitimer des pouvoirs affaiblis par une crise sans précédent de représentativité et revitaliser des formes traditionnelles d’autorité qui se sont décomposées au fil d’un processus irréversible de sécularisation de l’espace public. L’analyse d’Arendt éclaire avec beaucoup de lucidité le rapport complexe de cause à effet qui s’établit entre la modernisation des valeurs et la fragilisation des pouvoirs à laquelle s’ajoute une crise de l’autorité dont la révélation surgit lorsque se fait jour le besoin de redonner à ces pouvoirs minés par la logique démocratique la capacité de susciter l’adhésion spontanée qui les caractérisait autrefois lorsqu’ils étaient encore nimbés du prestige de leur origine divine36. Rejoignant ainsi, à plusieurs siècles d’intervalle, les préoccupations de Jean de Salisbury, elle dénonce une perte des assises du monde dans cette dénudation du pouvoir et perçoit avec beaucoup d’intuition que l’autorité est incompatible avec la persuasion et la négociation, qui présupposent l’égalité et opèrent au moyen de l’argumentation afin de faire adhérer des sujets libres de se soumettre ou de se soustraire au 35 Marcel GAUCHET, op.cit. pp. 76-80. Notons au passage que cette séparation des pouvoirs désacralisés de leur matrice transcendante est la conséquence, aux yeux d’Arendt, d’une succession d’erreurs cumulatives qui ont eu pour résultat de disqualifier toutes les formes traditionnelles d’autorité. 36 © 2007 lines.fr 56 lines 4 pouvoir que l’on veut exercer sur eux 37 . Elle montre finalement, comme son lointain précurseur, que si c’est déjà une grave erreur que de considérer simplement le pouvoir et l’autorité comme deux termes équivalents ou complémentaires, sans se rendre compte que le premier à son principe dans la seconde, il en est une autre, plus grave encore, qui consiste à prétendre subordonner l’autorité au pouvoir en envisageant la première comme une servante du second, c’est-à-dire en somme à assujettir l’argument d’autorité au pouvoir de l’argument. La confirmation que les événements de notre époque troublée et désorientée apportent aux intuitions pénétrantes de Hannah Arendt, dans tous les domaines où l’exercice d’un pouvoir présuppose un rapport inégalitaire entre son détenteur et ceux au bénéfice de qui il s’exerce, le gouvernement politique d’une société, la transmission éducative des valeurs et des savoirs ou la sanction judiciaire d’une infraction, témoigne assurément de la pertinence improbable mais bien réelle de ce texte d’un théologien du XIIe siècle dans le débat actuel sur l’effondrement de l’autorité et le discrédit des pouvoirs. Bibliographie ARENDT, Hannah. « Qu’est-ce que l’autorité ? » (Traduction de Marie-Claude Brossolet et Hélène Pons), pp. 121-185 in La Crise de la culture (Traduction collective), Paris : Gallimard, 1972, 381 p. BENVENISTE, Émile. Le Vocabulaire des institutions indoeuropéennes. Vol. 1. économie, parenté, société. Paris : Les Éditions de Minuit, 1969, 376 p. ––––––––––––––––––– Le Vocabulaire des institutions indoeuropéennes. Vol. 2. pouvoir, droit, religion. Paris : Les Éditions de Minuit, 1969, 340 p. BREHIER, Émile. La Philosophie du Moyen Age. Paris : Albin Michel, 1971 [1937], 442 p. CAMPBELL, Catherine & NEDERMAN, Cary J. « Priests, Kings, and Tyrants: Spiritual and Political Power in John of Salisbury’s Policraticus », Speculum, n° 66, 1991, pp. 572-90. 37 Hannah ARENDT, op.cit. pp. 123-126. JEAN-MARC CHADELAT – JEAN DE SALISBURY 57 CHAUNU, Pierre. Le Temps des Réformes. Histoire religieuse et système de civilisation. La crise de la chrétienté. L’Éclatement (1250-1550). Paris : Fayard, 1975, 570 p. CHROUST, AntonHermann. « The Corporate Idea and the Body Politic in the Middle Ages », Review of Politics, n° 9 , 1947, pp. 423-52. CLANCHY, Michael T. England and its Rulers, 1066-1272. Oxford: Basil Blackwell, 1983, 317 p. DE ARAUJO, Nicolas. « Le prince comme ministre de Dieu sur terre. La définition du prince chez Jean de Salisbury (Policraticus, IV, 1) », Le Moyen Age, n° 1, 2006, pp. 63-74. DE CLAIRVAUX, Bernard. De la Considération (Traduction de Pierre Dalloz). Paris : Les Éditions du Cerf, 1986, 193 p. ––––––––––––––––––––––– Éloge de la nouvelle chevalerie. Vie de saint Malachie. Épitaphe, hymne, lettres (Introductions, traductions, notes et index par Pierre-Yves Emery). Paris : Éditions du cerf, 1990, 486 p. DEL SOL, Chantal. L’Autorité. Paris : PUF, 1994, 126 p. GAUCHET, Marcel. Le Désenchantement du monde. Une histoire politique de la religion. Paris : Gallimard, 1985, 306 p. SALISBURY, John of. Policraticus. Of the Frivolities of Courtiers and the Footprints of Philosophers (éd. et trad. Cary J. Nederman). Cambridge: CUP, 1990, 240 p. NEDERMAN, Cary J. « A Duty to Kill: John of Salisbury’s Theory of Tyrannicide », Review of Politics, n° 50, 1988, pp. 365-389. POOLE, Austin Lane. From Domesday Book to Magna Carta, 1087-1216. 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Ainsi lit-on dans l’Ancien Testament (King James Version) : ‘When the righteous are in authority, the people rejoice’ (Proverbs 29.2). Le mot authority est en réalité employé ici avec le sens de power, à tel point d’ailleurs que la TOB nous donne pour le même passage la traduction française suivante : ‘Quand les justes ont le pouvoir, le peuple se réjouit’. Cela dit, la Bible n’est, Dieu merci, pas toujours aussi imprécise et c’est dans le Nouveau Testament que l’on trouve la discussion la plus développée du concept d’autorité, discussion qui servira de base à nos définitions1. Dans Mathieu 21.23 (l’épisode apparaît de façon très semblable chez Marc (11.27) et Luc (20.1)), on trouve l’épisode suivant : Quand il fut entré dans le Temple, les grands prêtres et les anciens du peuple s’avancèrent vers lui pendant qu’il enseignait, et ils lui dirent : « En vertu de quelle autorité fais-tu cela ? Et qui t’a donné cette autorité ? » Jésus leur répondit : « Moi aussi, je vais vous poser une question, une seule ; si vous me répondez, je vous dirai à mon tour en vertu de quelle autorité je fais cela. Le baptême de Jean, d’où venait-il ? Du ciel ou des hommes ? » Ils raisonnèrent en eux-mêmes : « Si nous disons du ciel, il nous dira : Pourquoi donc n’avez-vous pas cru en lui ? Et si nous disons : Des hommes, nous devons redouter la foule car tous tiennent Jean pour un prophète. » Alors ils répondirent à Jésus : « Nous ne savons pas. » Et lui aussi leur dit : « Moi non plus je ne vous dis pas en vertu de quelle autorité je fais cela. » L’épisode est intéressant pour deux raisons : 1 Pour ceux que cela intéresse, une petite recherche d’occurrences donne les résultats suivants : « authority » apparaît seulement 3 fois dans l’Ancien Testament contre 33 dans le Nouveau Testament. Quant à « power », le terme apparaît 118 fois dans l’Ancien Testament contre 162 dans le nouveau… GILLES SAMBRAS – MARVELL ET FILMER 61 D’abord, le sens du mot autorité y apparaît de façon assez claire : l’autorité est le fondement reconnu et admis par une communauté (ici les prêtres et donc la communauté religieuse) de l’exercice d’un pouvoir ou d’un enseignement (oui, faut-il le rappeler ici, nous ne pouvons enseigner qu’en vertu d’une certaine autorité…). Ainsi, tout pouvoir, comme tout enseignement n’est juste et acceptable que s’il repose sur une autorité. L’autorité est à ce titre la source de tout pouvoir légitime (chacun à ce stade aura constaté une contradiction flagrante avec le titre de cette communication). Tout pouvoir qui ne se fonde pas sur une autorité est donc tyrannique. Cette réponse ne fait toutefois que déplacer le problème de la source réelle du pouvoir. En effet, si l’autorité est source du pouvoir, quelle est la source de l’autorité ? A cela aussi, le texte biblique, dans son inépuisable sagesse, apporte une réponse. L’autorité peut provenir de deux sources selon Jésus : du ciel ou des hommes. Il ne faut évidemment pas être spécialiste d’exégèse biblique pour comprendre qu’une seule de ces sources est vraiment légitime. En d’autres termes, l’autorité est la source légitime du pouvoir et la seule vraie autorité est celle qui vient de Dieu. Cette autorité qui vient de Dieu est d’ailleurs transmissible. Jésus la transmet expressément à ses apôtres qui l’ont transmise aux papes et aux représentants de l’Eglise. C’est aussi sur cette idée de Dieu, source de toute autorité, et donc de tout pouvoir, que repose en principe la monarchie de droit divin : le roi est en effet le dépositaire terrestre d’une autorité qui lui a été transmise par Dieu et qui justifie son pouvoir. On osera toutefois aller jusqu’à l’hérésie satanique en posant une question supplémentaire : d’où Dieu lui-même tient-il son autorité ? C’est la question que pose Satan dans Paradise Lost ; et il semble que, pour Satan, la source de l’autorité repose sur une sorte de primogéniture. Le plus ancien, celui qui a créé les autres, dispose de l’autorité et son pouvoir est donc justifié. C’est donc en remettant en cause l’antériorité de Dieu que Satan remet en cause l’autorité et donc le pouvoir divin (Bk V, 853-863). Satan bien sûr ment délibérément mais ce que nous retiendrons de cet exemple, c’est que l’autorité de Dieu est liée au fait qu’il est le créateur, le père de toute créature. La paternité est bel et bien la forme la plus naturelle de l’autorité. Nous © 2007 lines.fr 62 lines 4 reviendrons sur ce point quand nous discuterons les thèses de Robert Filmer. Pour l’heure, il est évident que ce problème de la source divine ou humaine de l’autorité (qui à son tour légitime le pouvoir) fut toujours au cœur des relations entre le roi, la noblesse, le parlement et le peuple. On se souvient que cette question est au centre des pièces historiques de Shakespeare. C’est d’ailleurs dans la bouche de Richard II, pour prendre l’exemple le plus évident, que l’on trouve l’une des expressions les plus parfaites de l’inébranlable autorité dont dispose un monarque de droit divin : Not all the water in the rough rude sea Can wash the balm from an anointed king; The breath of worldly men cannot depose The deputy elected by the Lord. (III, 2, 54-57) La célèbre scène de la déposition nous montre finalement Richard, vaincu et humilié, mais toujours semble-t-il seul habilité à se défaire de sa charge sacrée : With mine own tears I wash away my balm, With mine own hands I give away my crown, With my own tongue deny my sacred state, With mine own breath, release all duty’s rites: (IV, 1, 207-210) Richard II avait été écrit à la fin du règne d’Elizabeth dans un contexte politique rendu extrêmement tendu par la délicate question de la succession. On sait par ailleurs qu’Essex et ses supporters avaient fait monter la pièce à des fins de propagande pour justifier leur tentative de rébellion. Un demi-siècle plus tard, la même question de la déposition d’un monarque de droit divin est au cœur des enjeux idéologiques de la Guerre Civile. D’un côté, les défenseurs de Charles rappellent et précisent les origines divines de l’autorité royale et donc l’impossibilité pour le parlement comme pour le peuple de remettre en cause le pouvoir exercé par le roi. De l’autre côté, les défenseurs de la révolution cherchent à justifier le nouveau régime et à asseoir son pouvoir sur une autorité qui le légitime. Nous allons examiner deux de ces réactions que tout au départ devrait différencier mais qui sont en réalité étrangement semblables : GILLES SAMBRAS – MARVELL ET FILMER 63 d’abord celle du poète Andrew Marvell, supporter de Cromwell (bientôt membre de son gouvernement) qui cherche à justifier le pouvoir exercé par le futur protecteur ; ensuite, celle d’un penseur politique, Robert Filmer, légitimiste et défenseur absolu d’une monarchie tout aussi absolue, sans doute le plus grand apologue de la monarchie de droit divin qui s’efforce de montrer que toute rébellion contre le pouvoir royal est inacceptable. Marvell’s Horatian Ode Upon Cromwell’s Return from Ireland Avant d’entrer dans le détail du poème de Marvell, il convient de rappeler que le ralliement du poète au leader parlementaire est pour le moins récent. Avant de composer son Ode à Cromwell, Marvell a composé plusieurs poèmes royalistes ; l’un deux exprimant clairement son souhait de la mort à la fois de Cromwell et de Thomas Fairfax (son futur employeur)2 : Much rather thou [fame] I know expect’st to tell How heavy Cromwell gnashed the earth and fell, Or how slow Death far from the sight of day The long-deceivèd Fairfax bore away. (An Elegy Upon the Death of My Lord Francis Villiers, 13-16) Aussi, il y a fort à parier que lorsqu’il compose l’Ode, probablement entre mai et juillet 1649, Marvell, en cherchant à justifier le régicide et le pouvoir de Cromwell, cherche également à justifier son propre ‘retournement’. Le poème d’ailleurs reste excessivement ambigu. A tel point que certains ont suggéré qu’il aurait été plus populaire dans les milieux royalistes que dans les milieux parlementaires3. Sans aller jusque-là, il est juste de remarquer qu’à côté de l’enthousiasme indubitable que Cromwell suscite (il apparaît comme un agent providentiel de l’histoire qui vient appliquer à la monarchie le châtiment divin), le poème laisse apparaître une sympathie et une nostalgie évidente pour 2 An Elegy Upon the Death of My Lord Francis Villiers in E. STORY DONNO, Andrew Marvell. The Complete Poems, London: Penguin Classics, 1985, p. 13-16. Toutes les citations de l’oeuvre de Milton sont extraites de cette edition. 3 Pour une interprétation ‘royaliste’ de l’Ode, voir J. M. NEWTON, “What Do We Know about Andrew Marvell ?” Cambridge Quarterly (6), no 2 (1973), pp. 125-43. © 2007 lines.fr 64 lines 4 le roi et semble reprendre à son compte la propagande idéologique développée dans Eikon Basilike publié seulement quelques mois plus tôt (en février). Le roi est ainsi présenté comme un martyr qui ne manque pas de courage : That thence the royal actor born The tragic scaffold might adorn, While round the armèd bands Did clap their bloody hands. He nothing common did, or mean, Upon that memorable scene; But with his keener eye The axe’s edge did try. (An Horatian Ode Upon Cromwell’s Return from Ireland, 5360) De même, la fin du poème, qui à cet égard justifie pleinement la qualité ‘horatienne’ de cette ode, laisse planer un doute sur la légitimité du pouvoir de Cromwell : And for the last effect Still keep thy sword erect: Besides the force it has to fright The spirits of the shady night; The same arts that did gain A pow’r must it maintain. (Ibid., 115-120) Un pouvoir acquis par l’épée doit être conservé par l’épée. La conclusion est assez surprenante pour un texte dont l’argument est la justification de ce même pouvoir. Mais, à côté de ces ambiguïtés dans le réseau d’images que tisse le poème, plus gênante encore est l’argumentation qui prétend proposer une justification rationnelle du pouvoir exercé par Cromwell. La confusion n’est plus seulement dans la forme mais bel et bien dans le fond. Marvell s’efforce en effet de montrer que si l’autorité royale dérivait bien de Dieu, celle de l’usurpateur et régicide dérive également de Dieu. En d’autres termes, Dieu a envoyé sur terre un nouveau député pour chasser le précédent. L’argument est déjà surprenant en soi et laisse entrevoir un Dieu quelque peu capricieux et GILLES SAMBRAS – MARVELL ET FILMER 65 incertain. De plus, le poème de Marvell, loin de lisser cette incohérence, la rend plus palpable encore : 'Tis Madness to resist or blame The force of angry Heavens flame: And, if we would speak true, Much to the Man is due. Who, from his private Gardens, where He liv'd reserved and austere, As if his hightest plot To plant the Bergamot, Could by industrious Valour climbe To ruine the great Work of Time, And cast the Kingdome old Into another Mold. Though Justice against Fate complain, And plead the antient Rights in vain: But those do hold or break As Men are strong or weak. (Ibid., 25-40) A ma droite, Charles soutenu par la justice ; à ma gauche, Cromwell, porté par le destin : L’agent providentiel de Dieu contre la justice… L’idée ne lasse pas de surprendre. Elle est en outre accompagnée d’un rappel brutal de la réalité de la guerre qui repose après tout sur le droit du plus fort : les droits du monarque ont beau être anciens, ils cèdent devant la force. Même si la stratégie qui conduit à opposer Dieu à la justice peut sembler déroutante, elle n’en a pas moins l’avantage de récupérer pour Cromwell la seule source acceptable de l’autorité (autant pour les royalistes que pour les puritains), à savoir, Dieu. Marvell, comme d’ailleurs la majeure partie de ses contemporains, n’est pas encore prêt à franchir le pas qui caractérisera la pensée politique des Lumières (on songe à Locke et à Rousseau) et qui consistera à séparer le pouvoir politique de l’autorité de Dieu pour le faire reposer sur le consentement du peuple (peuple au sens plus ou moins large). C’est pour cette raison que l’argumentation du poète reste confuse et peu satisfaisante : opposer Dieu à la justice, c’est opposer Dieu à luimême. Marvell était sans doute conscient des limites de sa propre rhétorique et cela explique peut-être pourquoi l’évocation de © 2007 lines.fr 66 lines 4 l’exécution de Charles laisse le même sentiment mitigé d’injustice et de cruauté. Nombre de commentateurs se sont interrogés sur les ambiguïtés et les incohérences de ce poème. Or, j’aimerais suggérer ici que Marvell ne fait en réalité que développer (au profit de Cromwell et de la révolution – la chose est pour le moins ironique) la théorie exposée par un ardent défenseur de la monarchie absolue et ennemi de toute révolution : Robert Filmer. Robert Filmer Marvell avait-il lu Filmer ? C’est possible et même assez probable. Tous deux sont contemporains l’un de l’autre et même si le texte pour lequel Filmer reste célèbre, Patriarcha, n’est publié qu’en 1680, les idées de Filmer circulaient bien avant dans les milieux royalistes. En outre, Filmer avait publié un certain nombre de traités et de pamphlets dans lesquels ses positions sur la nature de l’autorité royale étaient déjà clairement exprimées (Anarchy of a Limited and Mixed Monarchy (1648) et The Power of Kings (1648)). Filmer reste aujourd’hui surtout connu pour avoir été la cible d’élection de Locke dont le premier traité de gouvernement civil est une réponse au Patriarcha de Filmer et une attaque de celui-ci. L’objectif de Filmer est assez clair : il s’agit pour lui de justifier la monarchie absolue et de prévenir toute forme de rébellion contre le pouvoir en place. Plus qu’un royaliste, Filmer donne le sentiment d’être avant tout un légitimiste. Il a connu l’horreur de la guerre civile et il apparaît comme étant avant tout épris d’ordre ; toute révolution pour lui est une erreur. Conformément au titre de son ouvrage, Filmer développe une théorie patriarcale du pouvoir. On retrouve ici la même idée que celle qui était implicite dans le discours de Satan dans Paradise Lost, à savoir que le fondement de toute autorité est l’acte de création. Dieu a ainsi autorité sur les anges et les hommes de la même façon qu’un père a autorité sur ses enfants. Filmer pousse l’idée jusqu’au bout : le modèle paternel est le modèle de toute autorité légitime et cette autorité s’est transmise depuis Dieu aux hommes par l’intermédiaire d’Adam, père de tous les hommes et ainsi de suite, par filiation, jusqu’à aujourd’hui : GILLES SAMBRAS – MARVELL ET FILMER 67 God gave to Adam not only the dominion over the woman and the children that should issue from them, but also over the whole earth to subdue it and over all the creatures on it, so that as long as Adam lived, no man could claim or enjoy anything but by donation, assignation, or permission from him. [...] All kings either are, or are to be reputed, the next heirs. (Robert Filmer, cité par Locke, 1st Treatise, § 14 & 78)4 Filmer admet toutefois qu’il est difficile d’identifier aujourd’hui les descendants directs d’Adam mais il ajoute que cette ignorance n’entame en rien le principe héréditaire de la filiation. Ce n’est pas parce qu’on ne peut identifier l’héritier légitime du père primordial que la multitude est en droit de se choisir un dirigeant. Il revient dans ce cas aux patriarches des grandes familles de choisir pour souverain celui dont le mérite apparaît le plus grand. Les conditions exactes qui font de ces patriarches des substituts capables de transmettre l’autorité divine ne sont cependant pas approfondies : It may be demanded what becomes of the right of fatherhood in case the Crown does escheat for want of an heir, whether doth it not then devolve to the people? The answer is: It is but the negligence or ignorance of the people to lose the knowledge of the true heir, for an heir there always is. If Adam himself were still living, and now ready to die, it is certain that there is one man, and but one in the world, who is next heir, although the knowledge who should be that one man be quite lost. This ignorance of the people being admitted, it doth not by any means follow that, for want of heirs, the supreme power is devolved to the multitude, and that they have power to rule and choose what rulers they please. No, the kingly power escheats in such cases to the princes and independent heads of families, for every kingdom is resolved into those parts whereof at first it was made. By the uniting of great families or petty kingdoms, we find the greater monarchies were at the first erected; and into such again, as into their first matter, many times they return again. And because the dependency of ancient families is oft obscure or worn out of knowledge, therefore the wisdom of all 4 Texte électronique. Source : http://oll.libertyfund.org/Texts/Locke0154/TwoTreatises/0057_Bk.html. © 2007 lines.fr 68 lines 4 or most princes have thought fit to adopt many times those for heads of families and princes of provinces whose merits, abilities, or fortunes have ennobled them, or made them fit and capable of such regal favours. All such prime heads and fathers have power to consent in the uniting or conferring of their fatherly right of sovereign authority on whom they please; and he that is so elected claims not his power as a donative from the people, but as being substituted properly by God, from whom he receives his royal charter of an universal father, though testified by the ministry of the heads of the people. (Patriarcha, Ch. I, § 9)5 Plus délicate encore apparaît la question des révolutions et des usurpations. Filmer est bien forcé de convenir que l’histoire fourmille d’usurpateurs qui sont à leur tour devenus des patriarches et qui ont transmis leur pouvoir. Ce pouvoir repose-t-il aussi sur une quelconque autorité divine ? C’est à cette question que, de façon ahurissante, Filmer répond également « oui ». C’est un « oui » rapide sur lequel le philosophe ne veut manifestement pas s’appesantir : If it please God, for the correction of the prince or punishment of the people, to suffer princes to be removed and others to be placed in their rooms, either by the factions of the nobility or rebellion of the people, in all such cases the judgment of God, who hath power to give and to take away kingdoms, is most just; yet the ministry of men who execute God's judgments without commission is sinful and damnable. God doth but use and turn men's unrighteous acts to the performance of His righteous decrees. (Ibid.) Bien que brève, l’affirmation a des implications considérables. A force de vouloir nier la légitimité de toute révolution, Filmer en vient à les justifier toutes… pourvu qu’elles réussissent. La nuance qu’est censée apporter le « yet » apparaît quelque peu ridicule : seuls seraient légitimes les révolutionnaires commissionnés par Dieu… Bien malin qui pourra juger d’une telle commission si ce n’est par le succès de l’entreprise révolutionnaire. C’est une sorte d’ordalie politique qui est en réalité sous-jacente. Toute révolution, si elle réussit, était voulue par Dieu : gloire aux vainqueurs donc et mort aux vaincus. 5 Texte électronique. Source : http://www.constitution.org/eng/patriarcha.htm GILLES SAMBRAS – MARVELL ET FILMER 69 Locke aura beau jeu de ridiculiser l’argumentation de Filmer dans le dernier chapitre du premier Traité intitulé, de façon appropriée, « who heir? » : I think he [Robert Filmer] is the first Politician, who, pretending to settle Government upon its true Basis, and to establish the Thrones of lawful Princes, ever told the World, That he was properly a King, whose Manner of Government was by Supreme Power, by what Means soever he obtained it; which in plain English is to say, that Regal and Supreme Power is properly and truly his, who can by any Means seize upon it; and if this be, to be properly a King, I wonder how he came to think of, or where he will find, an Usurper. (1st Treatise, §79) Or, le processus d’usurpation légitime suggéré par Filmer est en tout point identique à celui avancé par Marvell dans son poème : Cromwell représente la sanction divine (« the force of angry Heaven’s flame ») envoyée sur Charles. Ses actes, qui peuvent sembler injustes, font bel et bien partie du plan divin pour la « correction du Prince » : pour reprendre les termes de Filmer, ils sont les « unrighetous acts » qui contribuent à la réalisation des « righteous decrees » divins ; tout s’éclaire donc et l’on comprend, à la lumière de Filmer, pourquoi ‘justice against fate complain’. Marvell simplement tire plus explicitement que Filmer les conclusions d’une telle proposition : ce qui compte au bout du compte, c’est la loi du plus fort, le droit est du côté des vainqueurs (« But those [the rights] do hold or break/as men are strong or weak »). Conclusion Si l’on revient maintenant sur la question de départ : l’autorité est la source du pouvoir mais quelle est la source de l’autorité ? On constate que le poète et le politicien apportent la même réponse tautologique : la source de l’autorité est à son tour le pouvoir puisque le pouvoir est le signe de la faveur divine et que cette faveur divine confère au Prince son autorité. Il faudra attendre encore quelque décennies, attendre le début de la séparation du politique et du religieux (je dis ‘le début’ car le processus n’est apparemment toujours pas achevé) pour sortir de cette © 2007 lines.fr 70 lines 4 impasse tautologique. Si l’on revient sur le texte biblique, il faudra également accepter de renier en partie ses enseignements. En justifiant le pouvoir par lui-même, Filmer et Marvell sont en réalité fidèles à l’esprit du Nouveau Testament dont l’exemple le plus frappant se trouve dans l’épître de Paul aux Romains : Que tout homme soit soumis aux autorités qui exercent le pouvoir, car il n’y a d’autorité que par Dieu et celles qui existent sont établies par lui. Ainsi, celui qui s’oppose à l’autorité se rebelle contre l’ordre voulu par Dieu, et les rebelles attireront la condamnation sur eux-mêmes. […] C’est pourquoi il est nécessaire de se soumettre, non seulement par crainte de la colère, mais encore par motif de conscience. C’est encore la raison pour laquelle vous payez des impôts : ceux qui les perçoivent sont chargés par Dieu de s’appliquer à cet office. Rendez à chacun ce qui lui est dû : l’impôt, les taxes, la crainte, le respect, à chacun ce que vous lui devez. (Romains, 13. 1-7). Insistant sur la soumission et l’association tautologique du pouvoir temporel et de l’autorité divine, le christianisme paulinien est un merveilleux instrument de stabilité politique ; et dans l’Angleterre du XVIIème siècle, que l’on soit révolutionnaire ou légitimiste, autorité divine et pouvoir politique restent indissociables. Même Locke, qui avait beau jeu de se moquer de Filmer, ne parviendra lui-même à élaborer son système de pensée qu’en contredisant, plus ou moins consciemment, ses convictions religieuses et en substituant progressivement la raison à la foi (il sera à ce titre souvent accusé de socinianisme 6 ). Ce fut pourtant, et paradoxalement, la révolution puritaine qui marqua le début de cette révolution laïque car, à côté d’un Marvell qui s’efforce de récupérer au profit de la révolution la traditionnelle argumentation biblique, on trouve le radicalisme d’un Milton qui, avec Hobbes, annonce les Lumières en proposant de séparer totalement le politique et le religieux et en exposant une théorie de l’autorité basée sur un contrat implicite par lequel le prince (ou le magistrat) détient son autorité du peuple qui la lui a confiée afin 6 Il s’agit d’un courant de pensée chrétien initié au 16ème siècle par un réformateur du nom de Socin (Fausto Sozzini). Ce courant remet en cause le dogme de la trinité car il le considère contraire à la raison. C’est ce dernier point qui m’intéresse en particulier car le socinianisme est généralement associé à cette idée de faire passer la raison avant la foi ou encore d’examiner les « vérités » religieuses à la lumière de la raison. GILLES SAMBRAS – MARVELL ET FILMER 71 de se prémunir contre la violence de l’homme contre l’homme qui est une conséquence de la Chute7. En faisant reposer l’autorité dans le peuple, Milton (se) donne le droit d’être à la fois chrétien et révolutionnaire, tout en préservant la cohérence de la providence divine. En effet, tant que Dieu restait à la fois source de l’autorité et présent dans une histoire qui dévoile son plan providentiel, la tautologie était inévitable : celui qui est au pouvoir faisant toujours partie du plan divin, il disposait nécessairement de l’autorité qui justifiait son pouvoir. L’ironie étant que, pour Filmer comme pour Marvell, toute révolution était forcément justifiée, même si ce n’était que par les impénétrables caprices d’un Dieu inconstant. 7 Voir The Tenure of Kings and Magistrates. Milton est également ainsi plus radical que Locke qui aura bien du mal à renoncer à l’idée de conformisme religieux et à l’autorité du roi en matière religieuse (voir à ce sujet ses deux Tracts on Gouvernment). Plus tard, dans Eikonoklastes, il précise aussi que même si le roi était l’oint du Seigneur, une idée que Milton récuse comme “most false,” cela ne justifierait en aucun cas son immunité : “it were yet most absurd to think that the anointment of God would be as it were a charm against law; and give them privilege who punish others, to sin themselves unpunishably.” (Texte électronique. http://www.brysons.net/miltonweb/eikonoklastes.html) Milton toutefois ne développe pas l’argument qui conduirait à retomber dans les contradictions que nous avons vues, opposant à nouveau Dieu à la loi et à la justice. © 2007 lines.fr ‘For Thine is the Kingdom the Power and the Glory for Ever and Ever Amen’: the Subversion of the Power and/or Authority of God the Father in Bram Stoker’s Dracula Jane HENTGES Université de Pau et des pays de l’Adour 74 lines 4 The well-known sentence from the end of the Lord’s Prayer, “For thine is the kingdom the power and the glory”, could have been used about Great Britain in 1897, the year that Dracula was published, as it was the year of Queen Victoria’s Diamond Jubilee and “the power and the glory” of the British Empire and the British patriarchal society seemed to be at its apogee. Indeed Great Britain seemed to be in a position of authority both at home and abroad, as James Morris underlines very clearly in Pax Britannica, At that moment of her history Britain was settled in her habit of authority – authority in the family, in the church, in social affairs, even in politics […] the English posture abroad was habitually one of command. To the educated Englishman responsibility came naturally. No other power had been so strong so long.1 We can note that Morris seems to link the terms “authority” and “power” together as if Britain’s authority was based on power. However, many things were happening at the fin de siecle, or had happened in the second half of the 19th century to show that authority based on power could not last “for ever and ever amen”. Not only were the sexual taboos and the strength of patriarchy being challenged with the arrival of the “New Woman” and Oscar Wilde’s trial for homosexuality, but the Imperial ideals and all the Victorian certitudes had also started to be brought into question. As for the authority of the Church, it had begun to be undermined with the publication of Darwin’s The Origin of Species in 1859. So it is hardly surprising that Dracula is a novel about power and the taking and relinquishing of many different types of authority. It has been read, for example, as a novel of “reverse colonization”2 as an invader from the East arrives in 1 James MORRIS, Pax Britannica: The Climax of an Empire, London: Penguin Books, 1979, p. 46. 2 The term is used by Stephen D. Arata in his article, “The Occidental Tourist: Dracula and the Anxiety of Reverse Colonization”, Victorian Studies, Summer 1990, pp. 627-634. JANE HENTGES – SUBVERSION IN DRACULA 75 Great Britain and “batten(s) on the helpless”,3 and a great deal has been written on the sexual power games and the undermining of patriarchal authority in a novel in which sucking and piercing are the all important activities practised, not only between men and women but also between men and other men. However, as these rather “sinful” games of the flesh could suggest, it is not just the authority of the Empire and the patriarchal Victorian family that is subverted and deconstructed by Bram Stoker, but also the authority of the supreme patriarch, the Father of Fathers, God Almighty. It is this religious power game and the sucking away of its life blood that I am going to focus on; we must not forget that Bram Stoker was Irish, that Dracula means “the devil” in Wallachian and that crucifixes and the holy wafer are two of the main instruments used in the fight against, dare we say it, the “almighty” Count. I will begin by showing how Stoker saps God’s authority by underlining the weakness and lack of credibility of his disciples and their crucifixes, before trying to prove that Stoker uses the devilish count Dracula to beat God the Father at his own power games by giving us a subversive parody of the Holy Trinity. Finally, I shall – to use the very godlike modal – try and show how Stoker subverts the power of the Word with a capital “w” and replaces it with the “power” of his word and the gothic genre to deconstruct and suck the blood and substance out of all ideas of authority. The gothic novel, with its miracles and mystical visions, often deals with the Roman Catholic religion and its superstitions, and you only have to read the first few pages of Dracula to understand that religion is going to be one of the main themes. There is an obvious battle for power between good and evil, and light and darkness. Before he even appears, Dracula is shown as someone to be feared and is said to be devilish and evil. His arrival confirms this impression; he looks like the devil physically and is associated with flames, darkness and the colours of hell. Moreover, the inhabitants of Transylvania all seem to dread him, crossing themselves incessantly and always having a crucifix at hand to ward him off. However, these so-called Christians are not portrayed as being particularly sensible people as their religion seems to be based on the power of superstition 3 Bram STOKER, Dracula, New York, London: Norton, 1997, p. 54. All the quotations from Dracula in the article are taken from this edition of the novel edited by Nina AUERBACH and David J. SKAL. © 2007 lines.fr 76 lines 4 and the fear of death and hell rather than on any true acknowledgement of divine authority. Dracula, who is often associated with decay and “stench” (221) and “doom” (73, 82) seems to be an “uncanny” projection of their fears of the dead who, according to Freud, were often imbued, in the tribal taboos around death, with evil designs and a will, rather like the blood-sucking vampire, to infect the living by haunting their memory and draining them of their vitality. In a word, religion in Transylvania seems to be reduced to its trappings and the power of superstition and fear rather than to be based on actual belief. It is one of the things that Jonathan Harker talks about in the very first entry in his journal, “I read that every known superstition in the world is gathered into the horseshoe of the Carpathians; as if it were the centre of some imaginative whirlpool.” (10) However, this belief in superstition is true not just of the inhabitants of Transylvania but also, more disturbingly, of the crusaders, the group of men led by Abraham Van Helsing to fight against Dracula and the vampires. Everything they do is performed in the name of God, who is invoked by them all the time. They seem to have an endless supply of holy wafers and of gold and silver crucifixes in all shapes and sizes to help them in their crusade against the devil. I use the term “crusade” on purpose as Van Helsing actually compares his followers to “the old Knights of the Cross” (278), and the name given to them, the Crew of Light, also suggests this. Yet, if at first sight these “crusaders” do cleanse the world of vampires and restore religious order to society, on looking more closely they are a decidedly ambivalent crew who dabble in darkness as much as in light. This ambivalence can be seen in their leader’s name. His Christian name, Abraham, has very Christian overtones and evokes the Old Testament patriarch, whereas his surname, Van Helsing, suggests he can also “sing” the praises of “hell”. Moreover, Van Helsing is a man of all parts4 as he wields the crucifix and uses the holy wafer, but also tinkers in folklore and the occult. For example, he places foul-smelling garlic side by side with Christian symbols, which seems to indicate that his brand of Christianity smells strongly of charlatanism. 4 His pompous array of titles already suggests this, “Van Helsing, M.D., D.PH., D.LIT., Etc., Etc.,” p. 106. JANE HENTGES – SUBVERSION IN DRACULA 77 As for the rest of God’s crew of disciples, Dr Seward, Jonathan Harker, Arthur Holmwood or Lord Godalming, and the American outsider, Quincey Morris, they are not more convincing than their leader. Dr Seward does not “see” clearly into his mad patients, and seems as unbalanced as them at times, Jonathan is a weak, naïve, rather effeminate young man as his surname Harker (Hark/her) suggests, and Arthur’s name, like Van Helsing’s, is ambivalent. Holmwood could suggest his love of England and its country values, his love of the “woods” of “home”, whereas his title, Lord Godalming sounds strangely like “God damning” and could suggest he is a Lord unto himself. These crusaders make up a rather motley group and Stoker often makes fun of them, thus, once again, undermining God’s authority. They are not brave or intelligent,5 but make mistakes, break down and become hysterical at times. Van Helsing is even called a “fool” by Renfield, the madman, who understands the danger everyone is in better than the so-called learned vampire hunter, “I know you well enough; you are the old fool Van Helsing. I wish you would take yourself and your idiotic brain theories somewhere else. Damn all thick-headed Dutchmen.” (225) This is hardly a description worthy of someone representing God’s authority. However, Stoker’s subversion of the authority of God’s chief representative goes even further as there could be said to be something sacrilegious about many of his actions. For example, when he pushes Arthur Holmwood to stake Lucy6 he seems to be taking decisions about life and death that only God should take, and both men could be seen to be going against God’s second commandment, “thou shalt not kill”. The same can be said about the Crew of Light in general as Claire Bazin clearly points out, “Derrière les redresseurs de torts, soldats de Dieu, se cachent peut-être des bêtes assoiffées de sang. Si 5 Bram Stoker makes fun of the “crusaders’” naïvety and stupidity. Dracula is obviously far more intelligent than they are. They seem very mediocre and are often the butt of derision. For example, although they notice that Mina is very pale, and although they are hunting down a vampire, they never link the two together. On the other hand, Renfield, the “madman”, realizes the danger that Mina is in. In the same way, at the beginning of the novel, even if he is given numerous clues, Jonathan takes a long time to understand Dracula’s true nature, and Stoker underlines just how naïve he is by making him say, after the mirror episode, “It is strange that as yet I have not seen the Count eat or drink. He must be a very peculiar man!” (31, my emphasis). This deduction is decidedly an understatement, yet Harker is not aware of it. 6 His name could suggest the act of staking – to drive the wood holm/home. © 2007 lines.fr 78 lines 4 Dracula est un tueur en série, ce sont eux aussi des assassins qui tuent au nom de la religion et de la morale, qu’ils n’hésitent cependant pas eux-mêmes à violer.”7 Indeed, the way Arthur drives in the stake to kill Lucy is full of sexual, not to say sadistic connotations, and the other members of the Crew of Light look on like so many voyeurs. In a word, they seem to be as sexually perverse as their enemy. The stake, after all, is like a giant-sized fang and the Crew of Light would have no doubt liked to get their teeth into Lucy8 or into each other.9 In fact, to get their blood the Crusaders are ready to break into tombs, commit burglary and bribery, and impale, that is to say do evil. They are no better than Dracula, and Van Helsing even uses the Count’s methods. He draws blood out of the Crew of Light, pierces Lucy with a needle and pumps their blood into her, thus in some way mixing their blood with Dracula’s and making them blood brothers. At the end of the novel, like their blood brother, they even take on bestial attributes and seem to be like a pack of wolves hunting down their prey, thus reducing the boundaries between good and evil, God and the devil, man and beast and undermining, once again, the credibility and thus the authority of God the Father. Considering these similarities between the Crew of Light and Dracula, it is not surprising that Dracula is used to the same end. However, Stoker goes one step further with the Count as he uses this devilish, Anti-Christ figure to parody the Holy Trinity, thus reducing to nothing the power and authority not only of God the Father, but also of God the Son and God the Holy Ghost. 7 Claire BAZIN, “Faut-il laisser Lucy faire: Dracula, roman victorien ? », p. 71 dans Claire BAZIN et Serge CHAUVIN (eds.) Dracula : L’œuvre de Bram Stoker et le film de F.F.Coppola, Nantes : Editions du Temps, 2005. 8 John Seward and Quincey Morris had proposed to her on the very same day as Arthur Holmwood. 9 The homosexual undertones in Dracula have been pointed out in many excellent articles. The bonds which bind the Crew of Light together have something decidedly homoerotic about them, and the blood transfusions they all give Lucy can be read as a hidden homosexual act as they mix their body fluids together in her body. This can be read, in Freudian terms, as an excellent example of “displacement” of their homosexual desire onto/into a woman’s body, and of “sublimation” as medical transfusions/penetrations permit the unpermitted. Indeed, Van Helsing’s words to Arthur “You are a man, and it is a man we want” (113) are as ambiguous as Dracula’s words to the three vampire women concerning Jonathan Harker, “This man belongs to me!” (43). JANE HENTGES – SUBVERSION IN DRACULA 79 It is normal for the devil to try and subvert the authority of God, and Dracula does indeed go about it by beating God at his own game. He begins by usurping the power and authority of God by investing holy places. His coffin lies, for example, in chapels, both in his castle in Transylvania and in his house at Carfax, and the soil his boxes contain is consecrated.10 Moreover, the Count sucks away at Lucy’s blood in the graveyard at Whitby and his red eyes seem to be reflected in the windows of the church there. The church is St Mary’s (91), and Stoker could even be said to be poking fun at the idea of the Immaculate Conception in this way. Symbolically he has his eye on the Virgin Mary and, as we know, although he only pierces people’s necks, he does better than God as this is enough to breed endless little vampires; he can, in fact, produce offspring in the wink of an eye, or rather the bite of a tooth. However, not only does Dracula invest graveyards, churches and chapels, his castle in Transylvania could even be compared to God’s house in heaven. The mountains on which his castle stands are described as “lofty” and “mighty” (15), not to say “almighty”, and, when Jonathan first sets eyes on the castle, one of his fellow travellers even calls out “‘Look! Isten szek!’ – ‘God’s seat!’”(15) The idea of the castle being God’s seat is made clear on the cover of the 1901 Constable edition of the novel as the picture of Dracula slithering down the wall of his castle head first was inspired by the tarot card la maison dieu.11 Stoker was interested in the occult and the hidden dimensions of the mind. It was even rumoured that he was a member of the Hermetic Order of the Golden Dawn, a secret society founded in 1888 that practised ritual magic and underlined the links between the tarot pack and the kabbalah. The tarot card, la maison dieu, with the flame licking, or should I say piercing, the top or “neck” of the tower symbolizes the bringing into question and sweeping away of old ideas and conventions which imprison and set up boundaries and limits. In a word, it could symbolize Stoker’s own subversive treatment and bringing into question of the authority of God. Not only does Dracula invest holy places but he also acts like God, and is recognized as such by his followers. Renfield, for example, 10 “For it is not the least of its terrors that this evil thing is rooted deep in all good; in soil barren of holy memories it cannot rest.” ( 213). 11 See the pictures at the end of the article. © 2007 lines.fr 80 lines 4 always addresses him as Lord and Master12 and uses a capital “y” for “You” and “Your” and a capital “h” for “He” and “His”. As for the Count, he gives orders to his disciples and, like God, uses the modal “shall” to impose his authority. However, if Dracula can be read as a subversive image of God the Father, he can also be read as a subversive, inverted image of God the Son. Indeed, like Christ, Dracula does not stay in his castle up in the sky but comes down to earth, to London, where he turns into a young man13 and tries to spread the power of his gospel. Like Christ’s, his is a gospel of love but with a difference – his love is physical and not spiritual. Yet la petite mort also gives rise to everlasting life and Dracula beats Christ at his game as he is not resurrected just once but every morning. He does not need to await God’s Judgement Day in his coffin to be resurrected, as he is a god or authority unto himself. The symbolism to do with blood is also particularly subversive as far as Dracula and Christ are concerned as Stoker no doubt uses it to parody the Roman Catholic idea of transubstantiation and its superstitious power. The Catholic belief that during the communion service the bread turns into Christ’s flesh and the wine into his blood comes pretty near to asking the faithful to commit acts of vampirism or even cannibalism to gain everlasting life and this is, after all, exactly what Dracula does.14 Once again, he serves as an inverted image of Christ as, if Christ gave his blood and his life to save humanity and give man the chance of everlasting life in heaven, Dracula drinks blood to give his disciples everlasting life on earth. As David Punter puts it, “The myth of Dracula is an inversion of Christianity, […] in that Dracula promises – and gives – the real resurrection of the body, but disunited from the soul.” 15 Holy 12 “I am here to do Your bidding, Master. I am Your slave, and You will reward me, for I shall be faithful. I have worshipped You long and afar off. Now that You are near, I await Your commands, and You will not pass me by, will You, dear Master, in Your distribution of good things?” (98). 13 “I believe it is the Count, but he has grown young.” (155). 14 Dracula and his disciples literally put into practice the tenets of the Roman Catholic communion as not only do they drink blood but they also eat flesh in the form of babies – no doubt once more an inverted image of Christ’s “suffer the little children to come unto me.” 15 David PUNTER, The Literature of Terror: A History of Gothic Fictions from 1765 to the Present Day, Volume I, London and New York: Longman, 1996, p. 27. JANE HENTGES – SUBVERSION IN DRACULA 81 Communion becomes unholy communion in all the senses of the word. As for the power of the final member of the Trinity, the Holy Ghost, who was also used by God to establish his authority on earth, Stoker gives Dracula the same “power to move in a mysterious way his wonders to perform”. Like the Holy Ghost, he has the power to enter people’s bodies and souls, provided they welcome him in. He too can travel around the universe unseen and has no shadow and no reflection. The Count is, in fact, absent physically for the vast majority of the novel, and yet, paradoxically, like God and the Holy Ghost the more absent he is, the more people seem to feel his presence and the more power and authority he has over them. Like the Holy Ghost, Dracula can take on different shapes and forms. For example, not only can he metamorphose into the form of different animals, but he can also appear as mist or fog, specks of dust or blue flames16 and, in this way, he can slither under doors and through chinks, but also into people’s minds where, like the Holy Ghost, he is able to speak to them.17 It is fairly obvious, from all that has been said, that Stoker himself speaks subversively to his readers through Dracula. The expression “the cock crowed” appears regularly throughout the novel (30,35, 53, 177) to remind Dracula that his night time frolics are over, but we can’t help thinking that it really appears to show that Christ’s time on earth is also nearly up. Like Peter in the New Testament denying Christ, Stoker also seems to be refuting his authority by replacing “the light of the world” with a king of darkness, who is, at times, like some animal throw-back along Darwin’s chain of evolution. Yet, Stoker does not just play around with the power and authority of God the Father, God the Son and God the Holy Ghost, he also plays around with and subverts that other more concrete form of religious authority, the Holy Word with a capital “w”, which he replaces with the power of his own word, a power which he uses not to impose a new authority but, on the contrary, to deconstruct all ideas of authority. 16 “He can, within limitations, appear at will when, and where, and in any of the forms that are to him; he can, within his range, direct the elements: the storm, the fog, the thunder; he can command all the meaner things: the rat, and the owl, and the bat – the moth, and the fox, and the wolf; he can grow and become small; and he can at times vanish and come unknown.” (209) 17 He communicates with Mina by telepathy at the end of the novel. © 2007 lines.fr 82 lines 4 References to the Bible, both the Old and the New Testament, are omnipresent in Dracula, not only through the characters but also through words and quotations which always invert or subvert their biblical meaning. Renfield’s refrain, for example, “the blood is the life” is used in Dracula but not in the way the Bible means it to be, as in the Old Testament these words are used to encourage people not to drink blood as blood was considered to be the soul.18 By taking words out of their original context Stoker inverts their meaning. He is a past master of this technique and does the same thing with certain biblical scenes, using direct quotations to create subversive links. In the famous scene in which Mina drinks blood/milk/sperm at Dracula’s breast,19 the Count’s speech, “And you, their best beloved one, are now to me, flesh of my flesh; blood of my blood; kin of my kin; my bountiful wine-press for a while; and shall be later on my companion and helper” (252), reproduces certain of God’s and Adam’s words in Genesis when God created Eve.20 Indeed Mina will be a wine press, companion and helper for Dracula but not in the way Adam and God intended! The examples of Stoker playing around with the Word with a capital “w” are numerous. Indeed, the authority of the Word in general and faith in any sort of omniscience is brought into question in Dracula as there is no omniscient narrator, no Master voice. Indeed, the events are seen through many different eyes and written down by many different people, both masculine and feminine, and the form of the novel could even be said to parody the New Testament. We have 18 The Old Testament is full of prohibitions against drinking blood. For example, Deuteronomy 12.23-25, “Only be sure that thou eat not the blood: for the blood is the life; and thou mayst not eat the life with the flesh.” (See also Genesis 9.4 and Leviticus 17.12-14) On the other hand, it is true that Christ, at the Last Supper, tells his disciples to drink his blood in remembrance of him (John 6.54) but, as we have said earlier, he shed his blood to give everlasting life for the soul not everlasting life on earth. 19 This scene can almost be read as a sacrilegious portrayal of the Madonna and Child. As Delphine Cingal points out, “Le thème du repas sanglant, martelé au cours du roman, devient inversion de la Vierge allaitant l’Enfant lorsque Dracula offre sa poitrine à Mina Harker.” Delphine CINGAL, “Des mots et des morts dans Dracula”, p. 125 dans Gilles MENEGALDO et Dominique SIPIERE (eds.), Dracula : L’œuvre de Bram Stoker et le film de Francis F. Coppola, Paris : Ellipses, 2005. 20 Compare Genesis 2.18 “And the LORD God said, It is not good that the man should be alone; I will make him a help meet for him” and Genesis 2.23 “And Adam said, This is now bone of my bones, and flesh of my flesh”. JANE HENTGES – SUBVERSION IN DRACULA 83 numerous short letters or epistles, written by Van Helsing, journalists and various lawyers and business men, but we also have four versions or gospels of the life and death of Dracula, the gospel according to Jonathan Harker, according to Mina, to Seward and to Lucy. Moreover, as in the New Testament, we are never given the main protagonist’s account and nothing is ever related objectively. This allows Stoker to undermine the idea of a reliable collective text, once again bringing the authority of the Word and of the gospel stories into question. He even underlines the unreliability of the word in his introductory note to his novel by saying, “There is throughout no statement of past things wherein memory may err, for all the records chosen are exactly contemporary, given from standpoints and within the range of knowledge of those who made them” (5, my emphasis), and ends the novel not with Dracula’s death, as we would expect, but with the same kind of warning, “I took the papers from the safe where they have been ever since our return so long ago. We were struck by the fact, that in all the mass of material of which the record is composed, there is hardly one authentic document.” (326, my emphasis)21 Couldn’t the same be said of the Bible? The fact the novel begins and ends with reflections on writing shows just how important the word with a small “w” was for Stoker. As Nathalie Jaëck points out in her article, “Hémorragie textuelle et vampirisation du texte réaliste dans Dracula”, the table of contents of the novel has nothing to do with the subject matter but is about writing and the different forms it takes – diaries, letters, and newspaper cuttings.22 Dracula is, in fact, one of the best examples of Bakhtin’s dialogism in the British novel. It contains not only a juxtaposition of different texts but of different languages and voices speaking in different places and countries and therefore having very different views on events. It renders any idea of closure – fixed meaning – 21 The unreliability of words in the novel is also underlined by a mise en abyme. The old sailor, Swales, tells Mina and Lucy about the inscription on a young man’s grave in Whitby. The grave stone talks about a much beloved son but the truth is quite the opposite. While he was alive, the young man and his mother hated each other and he committed suicide so that she would not have the insurance she had put on his life. It is interesting to note that these unreliable words, not to say lies, are linked up with religion as they are on a grave (67-68). 22 Nathalie JAECK, “Hémorragie textuelle et vampirisation du texte réaliste dans Dracula », p. 16 dans Claire BAZIN et Serge CHAUVIN (eds.), Dracula : L’œuvre de Bram Stoker et le film de F.F.Coppola, Nantes : Editions du temps, 2005. © 2007 lines.fr 84 lines 4 impossible and this is perhaps where Stoker’s real power lies. According to Bakhtin, the dialogic novel does not bring together discordant voices in order to achieve concord but to subvert unity and hierarchy of all kinds and bring into question any unique world view. Moreover, as the novel progresses the simple present tense used by Jonathan Harker in his very factual diary at the beginning to talk about what he considers to be general truths, gives way to doubts and the abundant use of modals and expressions of modality. Indeed, Stoker uses the power of his word to deconstruct, subvert, undermine and get rid of the very idea of authority. The dialogic nature of the novel and the gothic genre leave the reader in a state of confusion as to who is who and what is what. The symbolic order, on which culture’s signifying processes, rules, power and authority are based, dissolves and becomes intangible, rather like Dracula himself, who is in a constant state of flux. All boundaries are done away with, and anything and everything becomes possible, men turn into beasts, the distinction between the living and the dead, between good and evil, men and women, God and the devil and power and authority become blurred, and even the ending is left very open. Although at first sight, when Dracula is dispatched at the end of the novel, “the kingdom, the power and the glory” seem to remain in the hands of God the Father “for ever and ever amen”, things are not as simple as they seem, as it is not so much God’s will which is done throughout most of the novel as Dracula’s. In fact Stoker, thanks to the power of his word, leaves no master authority in charge. Victorian authority is supposedly restored, but only on the surface, as Dracula is killed, but not staked as vampires should be, and his castle is still standing.23 Moreover, Mina’s son is born on the first anniversary of Dracula’s death and, as we know that the child was conceived after she had drunk some of the Count’s blood/sperm, we can imagine that he is in some way Dracula’s offspring and that, therefore, Dracula will live on and continue to subvert all ideas of authority. To conclude, Dracula does indeed live on. The novel has never been out of print and it is Dracula’s name which is “hallowed”, not only because it is given pride of place in the title, but above all 23 “The castle stood as before, reared high above a waste of desolation” p.326. Stoker had destroyed the castle in the original manuscript but interestingly enough he “resurrects” it in the final version. JANE HENTGES – SUBVERSION IN DRACULA 85 because it is Dracula we remember. The Count has had “undying” success, as we can see with the endless Dracula films, plays, and “fang” clubs, and he therefore carries on being endlessly resurrected, so much so that he has joined the “undead” world of myth, no doubt because he blurs and transcends both spatial and temporal boundaries and can become a subversive symbol of power for anyone at anytime. 24 The blurring of boundaries was something extremely dangerous and unacceptable for the Victorian mind and even today we find it troubling. This can explain why the fantastic is often dismissed to the margins of literary culture in an attempt to silence the power of unreason and disorder and anything that goes against authority and a stable balanced view of the world. The feather knocking off or decapitating la maison dieu on the tarot card could in fact be the feather of Stoker’s pen sweeping away, not just the power and authority of God the Father but also that of the whole Victorian society into which Stoker was born and which he, no doubt, found it hard to come to terms with. Bibliography ARATA, Stephen D. “The Occidental Tourist: Dracula and the Anxiety of Reverse Colonization”, Victorian Studies. Summer 1990, pp.627-634. BAZIN, Claire. « Faut-il laisser Lucy faire: Dracula, roman victorien ? », pp. 61-72 dans Claire BAZIN et Serge CHAUVIN (eds.), Dracula : L’œuvre de B. Stoker et le film de F.F.Coppola. Nantes : Editions du Temps, 2005. CINGAL, Delphine. « Des mots et des morts dans Dracula », pp. 117126, dans Gilles MENEGALDO et Dominique SIPIERE (eds.). Dracula : L’oeuvre de Bram Stoker et le film de Francis F. Coppola. Paris : Ellipses, 2005. 24 For example, with his castle and his hoard of coins, Dracula has been said to symbolize capitalism. However, during the Cold War, thanks to his origins behind the Iron Curtain in Transylvania, American propaganda seized on the Count to represent everything evil in the communist world. © 2007 lines.fr 86 lines 4 JAECK, Nathalie, « Hémorragie textuelle et vampirisation du texte réaliste dans Dracula », pp. 13-26, dans Claire BAZIN et Serge CHAUVIN (eds.). Dracula : L’œuvre de B. Stoker et le film de F.F.Coppola. Nantes : Editions du Temps, 2005. MENEGALDO, Gilles & SIPIERE, Dominique (eds.). Dracula: L’oeuvre de Bram Stoker et le film de Francis F. Coppola. Paris : Ellipses, 2005. MORRIS, James. Pax Britannica: The Climax of an Empire. London: Penguin Books, 1979. PUNTER, David. The Literature of Terror: A History of Gothic Fictions from 1765 to the Present Day. Volume I. London and New York: Longman, 1996. STOKER, Bram. Dracula. New York, London: Norton, 1997. JANE HENTGES – SUBVERSION IN DRACULA © 2007 lines.fr 87 88 The tarot card la maison Dieu lines 4 L’activité d’enseignementapprentissage : entre autorité transmissive et pouvoir de construction Danielle CHINI Université de Pau et des pays de l’Adour 90 lines 4 S'il est un domaine où la question des relations entre autorité et pouvoir a toujours eu sa place, c'est bien celui de l'école, lieu d'une relation sociale hiérarchique forte, doublée d'une relation pédagogique centrée sur la transmission d'un savoir, et qui implique, dans le meilleur des cas du moins, une dynamique cognitive complexe. Traditionnellement investi d'une fonction garantie par l'institution qu'il représente et qui le nomme, par ailleurs détenteur du savoir à transmettre, l'enseignant, qu'il soit qualifié de professeur ou de maître, en est l'image tutélaire. De par sa position statutaire dans l'institution, il dispose, pour reprendre les définitions du dictionnaire Robert,1 du « pouvoir d'imposer obéissance », la potestas des Romains, mais en outre, grâce à son expertise dans la matière, celui de « s'imposer comme référence ». En d'autres termes, il est l'autorité mais il fait aussi autorité, conditions supposées nécessaires et suffisantes pour avoir cette autorité légitime que les Romains nommait auctoritas, c'est-à-dire cet ascendant nécessaire sur les élèves pour contrôler le déroulement de l'apprentissage2. Telle est du moins l'image d'Epinal de l'instance magistrale, dans laquelle autorité et pouvoir se confondent, ou de l'autorité institutionnelle, sociale et intellectuelle est censé découler naturellement un pouvoir pédagogique de contrôle de la dynamique transmissive et donc du processus d'apprentissage luimême. L'enseignement-apprentissage des langues étrangères n'a bien sûr pas dérogé à la tradition et s'est fondé pendant des siècles sur une conception transmissive stricte, centrée sur le rôle d'un maître omniscient. Qu'il s'agisse des conceptions traditionnelles de type grammaire-traduction ou des méthodologies structurales et behavioristes, le rôle officiellement reconnu à l'élève s'est longtemps limité à l'obéissance, fondée sur l'imitation et la reproduction, la maîtrise de la connaissance étant censée n'être que le résultat d'une transmission unilatérale pour les uns, ou d'un conditionnement réflexe pour les autres, régis dans tous les cas par l'autorité magistrale. 1 Cf. Le Petit Robert, Paris : Société du Nouveau Littré, 1970. Ces distinctions sont inspirées de Bruno ROBBES, « Les conceptions actuelles de l'autorité », Cahiers pédagogiques, Paris : CRAP, 2006. Consulté en ligne le 3 mars 2007. URL : http://www.cahiers-pedagogiques.com/article.php3?id_article=2283 (2006). 2 DANIELLE CHINI – ENSEIGNEMENT-APPRENTISSAGE 91 L'actualité, abondamment relayée tant par les média que par les responsables de notre système éducatif, à commencer par les divers ministres de l'éducation qui se sont succédé au cours des dernières années, semble indiquer qu'aujourd'hui cette autorité « naturelle » soit menacée par le délitement de notre modèle de société, dû au recul de la transcendance de la loi et de l'institution face à la primauté de la liberté et de l'intérêt de l'individu. L’image du maître tirant sa supériorité de la détention du savoir n’est pas plus épargnée, dans un environnement où prolifèrent les sources parallèles d’information et de formation. C’est pourquoi il serait temps, entend-on, de « restaurer l’autorité », en promouvant, comme le réclamait par exemple Xavier Darcos en 2002 « une nouvelle donne fondée sur une pédagogie de l’autorité »3 qui puisse, entre autres, s’appuyer sur des procédures disciplinaires, actualisées par plusieurs circulaires ministérielles entre 2002 et 2006 4 , ainsi que sur une réactualisation des références scolaires traditionnelles, comme certains textes récents sur la grammaire, la lecture ou le lexique semblent le suggérer. Même si dans cette relation complexe tout est lié, mon propos, en tant que didacticienne de l’anglais, n’est pas de prolonger les débats multiples qui animent les sciences de l’éducation sur ce sujet, que ce soit d’un point de vue institutionnel, sociologique, philosophique, politique ou même psychanalytique. Je souhaite simplement m’interroger sur ce que pourrait être aujourd’hui une « pédagogie de l’autorité » bien conçue, appréhendée du point de vue de la dynamique d’apprentissage, c’est-à-dire dans une perspective essentiellement cognitive et psycholinguistique. S’il est vrai, comme l’écrivent Béranger et Pain5, qu’à « chaque méthode pédagogique est lié un certain type d’autorité », on peut, comme eux, se poser la question de savoir « dans quelles conditions l’exercice de l’autorité favorise effectivement l’apprentissage et la socialisation de l’enfant ». L’exercice de l’une a-t-il le pouvoir d’entraîner automatiquement le 3 Ministère de la Jeunesse, de l’Education et de la Recherche, La politique de prévention de la violence à l’école, Délégation à la communication - bureau de la presse, 30 octobre 2002, 14 pages. [ www.education.gouv.fr ]. Cité par Bruno Robbes, op.cit. p. 1. 4 Pour plus de détails sur cet aspect des choses, cf. l'article de Bruno Robbes, dont ces remarques sont inspirées. 5 Patrick BÉRANGER & Jacques PAIN, « L'autorité et l'école : fin de système », Ville Ecole Intégration n°12, mars 1998, Paris : MENRT/ CNDP. Consulté en ligne le 3 mars 2007, URL : http://www.cndp.fr/RevueVEI/beranger.htm. © 2007 lines.fr 92 lines 4 déroulement harmonieux des autres ? Les difficultés actuelles de l’école semblent prouver que non. Pour autant, aussi louable que soit la volonté de rétablir l’équilibre dans les classes, la solution passe-telle réellement par un retour à l’autorité magistrale d’antan ? En fait, alors que cette autorité relève, nous l’avons vu, de deux rôles distincts même s’ils sont interdépendants, les préconisations ministérielles mentionnées ci-dessus semblent prolonger la confusion traditionnelle entre l’autorité institutionnelle, conférée par la position hiérarchique et liée aux notions d’ordre et de discipline, et d’autre part l’autorité pédagogique, qui, aujourd’hui, dans la perspective constructiviste dominante, ne peut plus se contenter d’activités requérant une obéissance passive des élèves. Il ne s’agit pas de rejeter l’idée de transmission : le savoir préexiste en tant que réalité socio-culturelle et ne saurait être construit ex nihilo, en d’autres termes inventé par l’élève. Eirick Prairat 6 ne rappelle-t-il pas « cette vérité anthropologique : on n’entre jamais seul dans le monde ». Cependant, l’évolution des conceptions cognitives et psycholinguistiques des processus en jeu dans l’apprentissage a mis à jour l’extrême complexité de la relation pédagogique, et conduit à reconsidérer la répartition des rôles, remodelant par ricochet la structure des relations d’autorité et de pouvoir. C’est cette redéfinition que je me propose d’explorer ici, en commençant par deux aspects essentiels pour la compréhension de ce qui se joue dans la classe : la nature des processus cognitifs qui soustendent l’apprentissage et, d’autre part, les caractéristiques particulières de l’activité en situation scolaire. Depuis bientôt vingt ans, les choix de la didactique institutionnelle, tels qu’ils transparaissent dans les instructions officielles, s’inscrivent, toutes matières confondues, dans une perspective constructiviste. Cela signifie, qu’à la suite des travaux de l’école d’épistémologie génétique de Piaget, il est admis qu’un sujet humain ne reçoit pas les connaissances telles quelles de l’extérieur, mais qu’il les reconstruit par le biais d’une dynamique d’interaction cognitive continue avec le monde qui l’entoure, la perception de données problématiques, c’està-dire non immédiatement compréhensibles par lui, déclenchant un 6 Eirick PRAIRAT, « Autorité et respect en éducation », Le respect, Revue Le Portique, n°11, 1° semestre 2003, mis en ligne le 15 décembre 2005. Consulté le 10 mars 2007. URL : http://leportique.revues.org/document562.html. DANIELLE CHINI – ENSEIGNEMENT-APPRENTISSAGE 93 processus de résolution de problème qui tend à l’assimilation des données nouvelles par accommodation du système interne de références que le sujet s’est déjà construit. Les connaissances du sujet sont ainsi élaborées sous la forme d’un ensemble interconnecté de structures conceptuelles évolutives, ou schèmes, qui lui permettent par la suite d’appréhender, d’analyser et structurer le monde qui l’entoure, tout en s’appropriant de nouvelles connaissances. Dans cette perspective, l’autorité transmissive de l’enseignant est sans effet si elle ne rencontre pas le pouvoir et donc la volonté de construction de l’élève. À cette conception piagétienne du processus d’apprentissage, s’est progressivement ajoutée une influence très nette des théories socioconstructivistes, héritées tout particulièrement de Vygotski, qui, selon le principe que nul ne peut s’approprier seul les systèmes conceptuels complexes comme le langage, postulent au cœur de cette interaction entre le sujet et le monde une intervention sociale indispensable, de type sémiotique, le processus d’apprentissage primant alors sur la dynamique de développement génétique. C’est cette orientation qui a conduit à remplacer le concept unilatéral de transmission par celui de médiation. L’enseignant, qui est alors vu non plus tant comme le détenteur que comme le représentant d’un savoir socio-culturellement élaboré, devient, pour reprendre les termes à la mode, un metteur en scène, un facilitateur d’apprentissage, un guide qui a pour fonction de créer les conditions favorables à une rencontre fructueuse entre l’élève, devenu apprenant, et le savoir. Dans cette perspective, le rôle du médiateur consiste, en s’appuyant sur la précédence du savoir collectif, à créer les conditions propices à la construction, par chaque élève, de connaissances opératoires individuelles. C’est donc dans une logique de co-construction et de co-responsabilité que résiderait le pouvoir de construire des connaissances. Certains, comme Perret-Clermont 7 , analysent cette médiation comme une relation de transaction, d’autres parlent d’autorité négociée8. 7 Anne-Nelly PERRET-CLERMONT & Michel NICOLET (eds.), Interagir et connaître : enjeux et régulations sociales dans le développement cognitif, Paris : L'Harmattan, 2001. 8 Cf. ROBBES, op.cit. © 2007 lines.fr 94 lines 4 Cependant qui dit co-construction et co-responsabilité, dit volonté d’échange et d’implication active des deux parties en présence. Et c’est sur cette condition-là que l’autorité magistrale peut achopper en classe. Sans volonté de l’élève, pas d’exercice du pouvoir de construction, et donc échec de l’autorité de médiation. En d’autres termes, comment s’assurer la motivation active des élèves dans une situation contrainte et face à des matières et des tâches qu’ils n’ont pas choisies ? De fait, par sa spécificité, la situation scolaire induit une logique très particulière qui modifie profondément la nature de l’activité nécessaire à la co-construction. Les activités qui s’y déroulent relèvent du modèle téléologique qui part du principe que toute activité est une unité dynamique pilotée par un but à atteindre prédéfini, la planification précédant l’action. Mais ce modèle suppose que ce soit l’acteur lui-même qui définisse ou du moins participe, en connaissance de cause, à la définition des buts et à la planification qui en découle, l’appropriation du but étant intimement liée à l’intention et donc au sens que l’activité prend pour le sujet. Or dans le cas de l’activité scolaire, celui qui planifie, l’enseignant, n’est pas celui qui est censé agir. Dans bien des cas, les acteurs potentiels que sont les élèves ne ressentent pas de besoin intrinsèque qui justifierait le but à atteindre. En d’autres termes, le plan d’action est préparé par un expert qui en comprend tous les rouages, mais sa mise en œuvre dépend d’acteurs qui, par définition, ne maîtrisent pas au départ les connaissances nécessaires à la réalisation du but visé, ni même à sa compréhension, dans la mesure où l’objectif même de l’activité réside pour une grande partie dans l’acquisition de ces mêmes connaissances. En d’autres termes, l’acteur, ou faut-il simplement parler d’agent, n’est pas l’auteur de l’action et n’a donc pas vraiment autorité sur elle. On peut penser que c’est de cette disjonction entre planification et action qu’émergent en partie la démotivation et l’absence d’implication que nous constatons tous chez un bon nombre d’élèves ou d’étudiants. Le but visé n’a que peu de sens pour eux et la tâche est alors vécue comme une contrainte imposée autoritairement, et on peut penser que c’est en partie à ce niveau-là que se ressent la perte de légitimité de l’autorité magistrale dans l’esprit des élèves, car l’acceptation de ce qu’on leur propose de faire ne va plus de soi. Le problème qui se pose alors à l’enseignant est de trouver les moyens de faire de son guidage autre chose qu’un plan d’action contraignant, de faire en sorte que le cadre collectif construit par l’appareil pédagogique permette l’émergence d’activités DANIELLE CHINI – ENSEIGNEMENT-APPRENTISSAGE 95 d’apprentissage individuelles de type créatif 9 , autrement dit qu’il ouvre un espace où chaque apprenant puisse construire du sens pas à pas en assumant en tant qu’acteur et auteur la responsabilité de la tâche. C’est dans cette perspective que Brousseau a introduit deux concepts essentiels pour la didactique des mathématiques, repris depuis par les autres champs disciplinaires : les concepts de dévolution et de situation adidactique. L’idée de l’élève-acteur est centrale chez Brousseau. Pour lui 10 , dans une perspective constructiviste classique, « l’apprentissage est une modification de la connaissance que l’élève doit produire par lui-même et que le maître doit seulement provoquer », ce qui le conduit à l’idée de dévolution : « L’enseignement est la dévolution à l’élève d’une situation adidactique correcte, l’apprentissage est une adaptation à cette situation ».11 Voici ce qu’il entend par là : Le travail du professeur consiste […] à proposer à l’élève une situation d’apprentissage afin que l’élève produise ses connaissances comme réponse personnelle à une question et les fasse fonctionner ou les modifie comme réponses aux exigences du milieu et non à un désir du maître. […] Pour qu’un enfant lise une situation comme nécessité indépendante de la volonté du maître, il faut une construction épistémologique cognitive intentionnelle. La résolution du problème est alors de la responsabilité de l’élève, il a la charge d’obtenir un certain résultat. Ce n’est pas si facile, il faut que l’élève ait un projet et accepte sa responsabilité. […] Nous appelons « dévolution » l’activité par laquelle le professeur cherche à atteindre ces deux résultats.12 Et il précise par ailleurs que cette conception de l’enseignement : va donc demander au maître de provoquer chez l’élève les adaptations souhaitées, par un choix judicieux des « problèmes » 9 Cf. JOAS pour le concept d'agir créatif. Hans JOAS, La créativité de l'agir, Paris : Editions du Cerf, 1999. 10 Guy BROUSSEAU, Théories des situations didactiques, Grenoble : La Pensée Sauvage, collection « Recherche en didactique des mathématiques », 1998, p. 300. 11 Ibid. p. 60. 12 Ibid. pp. 300-301. © 2007 lines.fr lines 4 96 qu’il lui propose. Ces problèmes, choisis de façon à ce que l’élève puisse les accepter, doivent le faire agir, parler, réfléchir, évoluer de son propre mouvement. Entre le moment où l’élève accepte le problème comme sien et celui où il produit sa réponse, le maître se refuse à intervenir comme proposeur des connaissances qu’il veut voir apparaître. L’élève sait bien que le problème a été choisi pour lui faire acquérir une connaissance nouvelle mais il doit savoir aussi que cette connaissance est entièrement justifiée par la logique interne de la situation et qu’il peut la construire sans faire appel à des raisons didactiques. […] Une telle situation est appelée situation adidactique.13 On le voit cette démarche apporte un éclairage nouveau sur la question du sens et de l’intention du sujet-apprenant dans l’action. La dévolution de la responsabilité suppose que l’élève s’approprie les buts tels qu’ils émergent de la situation, l’essentiel étant dans la recherche des connaissances nécessaires à la résolution du problème. « La motivation, précise encore Brousseau, naît de cet investissement et s’entretient avec lui. Au lieu d’être un simple moteur extérieur, elle est, de frustrations en équilibrations, constitutive à la fois du sujet (de sa parole) et de sa connaissance. »14 Cette logique conduit à porter un autre regard sur l’autorité magistrale qui n’a plus grand-chose à voir, ni avec la simple obéissance, ni avec le statut de référent de l’enseignant, mais qu’on pourrait définir comme la capacité d’initier et de contrôler le transfert de la responsabilité de l’action pédagogique, ou plus simplement reconnaître l’élève comme acteur et auteur responsable. Ce problème me semble particulièrement prégnant pour des matières comme les langues vivantes où l’orientation communicative des vingt dernières années a conduit à privilégier la maîtrise non plus de savoirs mais de compétences, communicatives et langagières. La question doit être posée cependant de savoir comment s’approprier les outils, en particulier linguistiques, nécessaires à la mise en œuvre de ces compétences. Or cette question ne semble pas sérieusement prise en compte dans l’approche actionnelle préconisée par le Cadre Européen Commun de Référence pour les Langues (2001), fidèlement reprise par les instructions officielles, et qui va jusqu’à revendiquer 13 14 Ibid. p. 59. Ibid. p. 126. DANIELLE CHINI – ENSEIGNEMENT-APPRENTISSAGE 97 pour l’apprenant, vu comme « usager de la langue étrangère », le statut d’acteur social engagé dans la réalisation de tâches signifiantes, orientées vers un objectif qu’il comprend et qu’il contrôle. « Il y a tâche », lit-on : dans la mesure où l’action est le fait d’un (ou de plusieurs) sujet(s) qui y mobilisent stratégiquement les compétences dont ils disposent en vue de parvenir à un résultat déterminé. La perspective actionnelle prend donc aussi en compte les ressources cognitives, affectives, volitives et l’ensemble des capacités que possède et met en œuvre l’acteur social.15 Si l’on précise qu’est « considéré comme stratégie tout agencement organisé, finalisé et réglé d’opérations choisies par un individu pour accomplir une tâche qu’il se donne ou qui se présente à lui », et que cela inclut la gestion des quatre étapes essentielles de l’activité que sont la planification, l’exécution, l’évaluation et la remédiation, on voit que ce modèle, conçu au départ pour des situations de formation impliquant des adultes motivés, suppose que l’essentiel de l’autorité qui préside au déroulement de l’activité soit dévolue à l’apprenant lui-même. Une autorité fondée non seulement sur un « pouvoir faire », découlant d’un « savoir-faire », mais aussi sur un « vouloir faire », sans lequel il ne saurait y avoir d’action. Comment créer des conditions propices à une telle dynamique en milieu scolaire, où le public est contraint et où la communication en langue étrangère présente, dans la majorité des cas, un caractère fictionnel ? Comment faire que les tâches proposées aient aux yeux des élèves une légitimité suffisante pour créer les conditions favorables à une motivation intrinsèque et donc à leur implication responsable dans les tâches ? Comment définir des espaces où la dévolution devient possible, ou, en d’autres termes, l’autorité impositive peut laisser place à une autorité négociée ? Il semble pour ce faire qu’il soit nécessaire de reconnaître un certain nombre de spécificités propres au milieu scolaire : 15 CONSEIL DE L'EUROPE, Cadre Européen Commun de Référence pour les Langues, apprendre, enseigner, évaluer, Strasbourg : Conseil de la Coopération Culturelle, Comité pour l'Education, Division des Langues Vivantes / Paris : Didier, 2001, p. 15. © 2007 lines.fr 98 lines 4 • l’objectif fondamental qui donne son sens aux activités de la classe, même si l’on a recours essentiellement à des tâches de simulation communicative, est avant tout la construction de connaissances, raison d’être de la situation pédagogique ; • cette réalité a un corollaire : l’acceptation d’une focalisation inévitable, voire indispensable, de certaines tâches sur le fonctionnement du système langagier ; • si l’élève est acteur social dans la classe, c’est prioritairement en tant qu’apprenant d’une langue, et non en tant que communicateur fonctionnel dans cette langue. L’expérience a d’ailleurs prouvé que le principe du bain linguistique est une utopie : à l’école, ce n’est pas seulement en communiquant qu’on apprend à communiquer ; • enfin, si l’on s’en tient aux principes constructivistes communément acceptés, il faut tenir compte du fait que toute construction de connaissances ne peut se faire que sur la base des références préalables du sujet. Par conséquent, il est indispensable de partir des représentations qui sont celles des élèves, et pas seulement de celles du professeur ou des programmes. La conjonction de ces diverses raisons impose, de mon point de vue, de redonner, à côté de la pratique communicative, toute leur place à des activités de type réflexif qui prennent comme objet d’une part le fonctionnement des systèmes linguistiques en présence, et d’autre part, le processus de construction lui-même, à savoir la nature des opérations cognitives et psycholinguistiques que le sujet apprenant doit maîtriser pour pouvoir construire ses connaissances, ainsi que pour contrôler le déroulement des tâches communicatives dans lesquelles il est engagé. Et l’espace ainsi créé me semble particulièrement propice à une dévolution de la responsabilité pédagogique, à condition que l’enseignant sache limiter son rôle, certes essentiel, à placer les élèves face à des faits de langue en contexte ou des situations problématiques qui, pour reprendre les termes de Brousseau, devraient être « choisis de façon à ce qu’ils DANIELLE CHINI – ENSEIGNEMENT-APPRENTISSAGE 99 puissent les accepter » et qu’ils les fassent « agir, réfléchir, évoluer de leur propre mouvement »16. Mais, pour que ce travail de réflexion soit efficace, il convient, nous l’avons vu, d’accorder toute l’attention nécessaire à la puissance opérative des références initiales des élèves. Et, dans le cas de l’apprentissage d’une langue étrangère, ce socle cognitif incontournable est constitué par les structures psycholinguistiques et énonciatives de la langue maternelle qui, pendant très longtemps, fonctionnent comme un filtre perceptif et cognitif. Loin de la rejeter, il faut donc reconnaître et exploiter la puissance de la langue maternelle, dans une logique énonciative qui peut permettre d’appréhender les langues en présence comme les produits d’une même dynamique langagière, articulée autour d’un certain nombre d’invariants opératifs. Il ne m’est pas possible ici de développer cet aspect, mais on peut postuler que c’est en aidant l’élève, dans une logique de dévolution, tout à la fois à prendre conscience de la force de ses références initiales et à s’en distancier, dans une approche comparative d’éveil au langage, qu’on peut lui permettre de conceptualiser progressivement ces repères énonciatifs et lui conférer ainsi un rôle dominant d’apprenant et d’énonciateur. Cette démarche permettrait de s’inscrire dans une véritable perspective actionnelle où l’apprenant acquerrait pouvoir et autorité sur les tâches réflexives proposées et s’approprierait des outils linguistiques personnels solides, aptes à fonctionner comme des instruments cognitifs pour la découverte, la structuration et l’appropriation de la nouvelle langue, ce qui lui permettrait de s’investir de façon plus autonome dans les tâches communicatives. En outre, cela permettrait de donner un sens et une base conceptuelle solide au développement de la compétence plurilingue que le cadre européen appelle de ses vœux, sans jamais vraiment préciser comment la construire. Pour conclure ce long développement, il nous faut revenir à la question de départ : comment définir une « pédagogie de l’autorité » pertinente ? A la lumière de ce qui vient d’être dit, il apparaît qu’elle ne peut fonctionner que si l’autorité transmissive, ou plutôt médiatrice, apprend parfois à s’effacer devant le pouvoir de construction de l’apprenant. Il apparaît que l’autorité ne peut être 16 Guy BROUSSEAU, op. cit. , 301. © 2007 lines.fr 100 lines 4 efficace que si elle se fonde, non sur un rapport de force, mais sur une relation d’échange, d’interaction constructive. Cela n’est pas sans rappeler la distinction établie par Erich Fromm17 entre « l’autorité rationnelle [qui] est fondée sur la compétence et aide la personne qui s’appuie sur elle à se développer » et « l’autorité irrationnelle [qui] est fondée sur le pouvoir et sert à exploiter la personne qui lui est soumise ». La première déclinée « en mode être » est simple « dominance » et induit chez l’autre « une obéissance sous forme d’acceptation d’une compétence », alors que la seconde, déclinée en « mode avoir » n’est que « domination » et impose la soumission à un pouvoir. Seule la première peut correspondre à une autorité éducative bien comprise qui, comme le rappelle Prairat18, se doit d’être « une influence libératrice […] qui n’est pas action sur mais une activité qui vise à susciter, en l’autre, une activité. Elle n’est pas une volonté qui s’oppose et s’impose à une autre volonté pour la soumettre, mais une volonté qui s’allie à une volonté naissante pour l’aider à vouloir ». C’est donc dans une interaction positive entre l’autorité transmissive de l’enseignant et le pouvoir de construction de l’apprenant que peuvent se résoudre les tensions, mais certainement pas dans leur confrontation ni encore moins dans l’oblitération de l’une par l’autre. Comme le rappelle Rossetti-Herbelin19 : « l’autorité, c’est être soimême l’auteur de ses actes pour permettre à l’autre de le devenir ». Bibliographie BÉRANGER, Patrick & PAIN, Jacques. « L’autorité et l’école : fin de système », Ville Ecole Intégration n°12, mars 1998, Paris : MENRT/ CNDP. Consulté en ligne le 3 mars 2007, URL : http://www.cndp.fr/RevueVEI/beranger.htm. 17 FROMM, Erich. Avoir et être. Paris : Robert Laffont, 1978. Consulté en ligne le 3 mars 2007, URL : http://www.philo5.com/Mes%20lectures/Fromm_AvoirOuEtre.htm. 18 PRAIRAT, op. cit. 19 ROSSETTI-HERBELIN, Françoise. « Qu’est ce que l’autorité ? » Consulté en ligne le 3 mars 2007. URL : http://perso.orange.fr/jacques.nimier/autorite.htm. DANIELLE CHINI – ENSEIGNEMENT-APPRENTISSAGE 101 BROUSSEAU, Guy. Théories des situations didactiques. Grenoble : La Pensée Sauvage, collection « Recherche en didactique des mathématiques », 1998. CHINI, Danielle. Entre didactique et psycholinguistique, l’activité en classe de langue : quel rôle pour la problématique énonciative ?, note de synthèse pour l’habilitation à diriger des recherches, présentée le 14 septembre 2004 à l’Université de Pau et des Pays de l’Adour. CHINI, Danielle. « Didactique des langues et linguistique : une approche psycholinguistique de l’énonciation en classe d’anglais », Didactiques : Quelles références épistémologiques ?, colloque international, mai 2005, Université Victor-Segalen Bordeaux2, organisé par l’IUFM d’Aquitaine, l’AFIRSE (section française) et les laboratoires DAEST, THEODILE, ADEF, STEF, CREAD et PAEDI, à paraître dans les Actes. CONSEIL DE L’EUROPE. Cadre Européen Commun de Référence pour les Langues, apprendre, enseigner, évaluer. Strasbourg : Conseil de la Coopération Culturelle, Comité pour l’Education, Division des Langues Vivantes / Paris : Didier, 2001. FROMM, Erich. Avoir et être. Paris : Robert Laffont, 1978. Consulté en ligne le 3 mars 2007, URL : http://www.philo5.com/Mes%20lectures/Fromm_AvoirOuEtre.htm. JOAS, Hans. La créativité de l’agir. Paris : Editions du Cerf, 1999. PERRET-CLERMONT, Anne-Nelly & NICOLET, Michel (eds.). Interagir et connaître : enjeux et régulations sociales dans le développement cognitif. Paris : L’Harmattan, 2001. PRAIRAT, Eirick. « Autorité et respect en éducation », Le respect, Revue Le Portique, n°11, 1° semestre 2003, mis en ligne le 15 décembre 2005. Consulté le 10 mars 2007. URL : http://leportique.revues.org/document562.html. ROBBES, Bruno. « Les conceptions actuelles de l’autorité », Cahiers pédagogiques. Paris : CRAP, 2006. Consulté en ligne le 3 mars 2007. URL : http://www.cahierspedagogiques.com/article.php3?id_article=2283 ROSSETTI-HERBELIN, Françoise. « Qu’est ce que l’autorité ? » Consulté en ligne le 3 mars 2007. URL : http://perso.orange.fr/jacques.nimier/autorite.htm. © 2007 lines.fr 102 lines 4 ZAKHARTCHOUK, Jean-Michel. Compte-rendu de l’atelier « Autorité et savoir » du Colloque Quelle autorité à l’école, 25 et 26 octobre 2004. CRAP-Cahiers pédagogiques. URL : http://www.cahiers-pedagogiques.com/article.php3?id_article=1932 et http://www.cahiers-pedagogiques.com/article.php3?id_article=1187. Consulté en ligne le 3 mars 2007. Insularité, pouvoir et autorité dans Robinson Crusoe de Defoe Emmanuelle PERALDO Université de Versailles-Saint-Quentin 104 lines 4 Au début du dix-huitième siècle, les considérations littéraires et politiques sont intrinsèquement liées ; les meilleures œuvres de ce début de siècle sont celles chargées d’intentions politiques car elles aiguisent l’appétit des lecteurs avides d’être mis au fait des événements qui leur sont contemporains. Les hommes politiques de l’époque ont tout intérêt à s’attacher la faveur des auteurs comme Swift, Defoe, Addison ou Steele qui sont renommés et influents et qui par conséquent représentent un vecteur essentiel pour l’expression et la diffusion des idées et programmes politiques. Dès 1688, la question fondamentale de l’origine des sociétés politiques et de la forme du gouvernement ne pouvait manquer de marquer les écrits de Defoe, homme de lettres profondément engagé dans les débats politiques de son temps et qui, de par ses activités de conseiller et d’espion gouvernemental pour Harley puis Godolphin, s’était fait une place au cœur du pouvoir. Cette position d’observateur-participant au sein du monde politique explique la place prépondérante du thème du pouvoir dans les textes de Defoe, et notamment dans sa plus célèbre fiction, Robinson Crusoe. En effet, à la lecture de ce texte, nous pouvons percevoir un lien entre le motif de l’insularité et les thèmes du pouvoir et de l’autorité. Le huis-clos insulaire permet de concentrer les relations de pouvoir, un peu comme dans The Tempest de Shakespeare, et l’évolution des aventures de Robinson entraîne une redéfinition des concepts à la fois proches et éloignés du pouvoir et de l’autorité. Selon Max Weber, le pouvoir consiste à "imposer sa volonté dans le cadre d’une relation sociale, malgré les résistances éventuelles", il porte en lui les concepts de force et de contrainte, tandis que l’autorité est la capacité de se faire obéir sans avoir recours à ces deux concepts puisqu’elle instaure une relation légitime de domination et de sujétion. Annah Arendt ajoute que l’autorité repose seulement sur sa reconnaissance de la part des sujets auxquels elle s’applique et qu’elle implique l’adhésion immédiate des volontés dans la transparence d’une reconnaissance se fondant sur l’évidence d’une supériorité, généralement d’ordre moral ou intellectuel. Les notions de pouvoir et d’autorité sont intrinsèquement liées puisque l’autorité est le fondement de la légitimité de l’exercice du pouvoir. Cette étude vise à interroger la nature de la relation de Robinson à lui-même, à son île, et à autrui afin de définir la nature de la relation de pouvoir (ou d’autorité ?) au sein du site insulaire entre Robinson et les autres. Qui a le pouvoir ? De quel pouvoir s’agit-il ? Peut-on parler d’autorité du EMMANUELLE PERALDO – ROBINSON CRUSOE 105 maître ? Robinson se veut riche en sujets et dans un fantasme de pouvoir, il s’imagine être le monarque de l’île et semble rechercher une insularité royale. Mais nous nous demanderons si sa soif de pouvoir, qui dépasse largement les limites de son cadre insulaire, n’est pas quelque peu désuète, bien que compréhensible puisque le motif de l’île déserte focalise le désir d’une souveraineté sans partage. L’arrivée du personnage de Vendredi permet d’instaurer un différentiel de pouvoir entre Robinson et Vendredi qu’il nomme et qui dès lors lui appartient. Nous analyserons comment le pouvoir fantasmé de Robinson trouve une réalité et une légitimité au contact d’autres hommes et comment d’un pouvoir fantasmé et vain, l’on passe progressivement à une autorité constructive qui fonde les bases de la création d’une colonie. Cette réflexion sur le pouvoir au sein d’un texte fictionnel de Defoe nous permettra de considérer Robinson Crusoe comme une exposition des théories politiques de Defoe, comme en quelque sorte le deuxième pan d’un diptyque politique dont le premier volet est Jure Divino. Quelle est la conception defoéenne du pouvoir et de la politique monarchique et dynastique ? Insularité et pouvoir fantasmé dans Robinson Crusoe Le motif de l’île permet une réduction d’échelle qui facilite l’analyse des relations de pouvoir tout en étant cet espace épiphanique, révélateur de la vérité de chacun, de l’intérieur de soi. Robinson semble rechercher une insularité royale. Il donne un nom à l’île. Les qualificatifs qu’il lui donne sont toujours subordonnés à sa personne : il parle de son domaine, son royaume, son manoir, comme on peut le voir dans la citation suivante qui ne contient pas moins de six occurrences de l’adjectif possessif "my" : "when I say my own Circle, I mean by it my three Plantations, viz, my Castle, my Country Seat, which I called my Bower, and my Enclosure in the Woods."1 L’île, ce huis-clos expérimental, est le lieu d’élection de toutes les expériences imaginaires. Ainsi ce cadre permet à Robinson de transformer son île abandonnée en triomphe. Il a la volonté d’être le créateur d’une insularité royale sous la forme d’une utopie. Le passage à l’utopie advient lors de la construction de la colonie. Le héros qui fait de son île une colonie affectionne le pouvoir absolu et Robinson met du temps avant de se résoudre à laisser son île s’évanouir dans le 1 Robinson Crusoe (1719), London: Penguin Popular Classics, 1994. p. 164. © 2007 lines.fr 106 lines 4 lointain de ses souvenirs dans la deuxième partie des Further Adventures of Robinson Crusoe. Le désir colonisateur de l’Angleterre est très bien représenté par Robinson dont la soif de pouvoir dépasse largement les limites de son cadre insulaire. Edmond Maestri indique que "le motif de l’île déserte focalise le désir d’une souveraineté sans partage et d’un retour à la pureté des origines que l’ordre contraignant d’une existence continentale immergée dans l’histoire ne peut plus satisfaire."2 Le texte entier de Robinson Crusoe est sous-tendu par la notion de monarchie absolue, à commencer par les motifs des fortifications, des barrières et des haies qui, installées pour protéger le héros troglodyte, sont autant de métaphores de l’ordre royal. Le langage utilisé par le narrateur pour parler de sa vie sur l’île est également empreint d’absolutisme et, tout comme les barrières et les haies, il protège Robinson et assure le maintien de son pouvoir, comme le souligne Eric Jager lorsqu’il écrit : "Crusoe’s hedgewall of words is as redundant and overbuilt as the one around his house and betrays that Crusoe’s identity consists of, and his authority lies in, whatever verbal structures he erects around himself."3 En se présentant comme roi et gouverneur de l’île et en utilisant tout le champ lexical de la royauté, Robinson crée une rhétorique absolutiste qui lui permet d’instaurer une fiction politique au cœur de laquelle il joue le rôle du chef suprême comme le montrent les citations suivantes : "to view the Circumference of my little Kingdom"4 et "we came back to our Castle, and there I fell to work for my Man Friday." 5 Dans cette deuxième citation la possession est déplacée (our/my) : Robinson ne possède plus à lui seul le château mais il possède Vendredi, ce qui lui permet dès lors de le commander. Robinson considère que son pouvoir absolu est infini comme le montre l’utilisation de la comparaison avec le pouvoir d’un tsar dans les Further Adventures : It was talking one Night with a certain Prince, one of the banished Ministers of State belonging to the Czar, that the 2 Edmond MAESTRI, Préface à L'insularité. Thématique et Représentations, JeanClaude MARIMOUTOU & Jean-Michel RACAULT (ed.), L'Harmattan, 1995, p. 12. 3 Eric JAGER, "The Parrot's Voice: Language and the Self in Robinson Crusoe", Eighteenth-Century Fiction, vol. 21, n°3, 1988, p. 329. 4 Robinson Crusoe, p. 136. 5 Ibid. p. 204. EMMANUELLE PERALDO – ROBINSON CRUSOE 107 Discourse of my particular Case began. He had been telling me abundance of fine Things of the Greatness, the Magnificence, the Dominions, and the absolute Power of the Emperor of the Russians: I interrupted him, and told him I was a greater and more powerful Prince than ever the Czar was, though my Dominion were not so large, or my People so many.6 Cependant, la rhétorique absolutiste qui envahit peu à peu le récit de Robinson contient un subtil mélange d’ironie et de tristesse de la part d’un homme qui réfléchit à son isolement et qui se satisfait de parvenir à survivre dans une île déserte, plus qu’il ne se représente comme un roi-guerrier. Il ne faut pas limiter Robinson Crusoe à une simple fable politique : Defoe accorde beaucoup d’importance aux émotions humaines et aux stratégies de survie des individus en situation difficile. Robinson parvient à supporter l’isolement et le dénuement en se construisant par le langage et l’imagination une autorité fictionnelle à travers un personnage royal qui porte un costume pour établir son autorité : "I came thither dressed in my new Habit, and now I was called Governor again."7 Cette fictionnalisation de lui-même souligne le lien entre le pouvoir de Robinson et son imagination. Il s’agit d’un pouvoir fictif, fantasmé, plus qu’un pouvoir réel et d’ailleurs son pouvoir absolu est presque toujours représenté dans ses rêves, comme dans la citation suivante : "I fancied myself able to manage one, nay, two or three Savages, if I had them, so as to make them entirely Slaves to me, to do whatever I should direct them, and to prevent their being able at any Time to do me any Hurt."8 Le verbe "fancied" introduit la notion de fantasme de pouvoir absolu qui est également perceptible dans la projection des idées politiques de Defoe sur le cadre de l’île déserte qui fonctionne comme l’image épurée de la Grande Bretagne puisque le texte propose la recréation de l’île de Grande Bretagne sur l’île déserte de Robinson. Pouvoir imaginaire et pouvoir réel : du fictionnel au référentiel La fiction est un médium d’expression des théories politiques de Defoe et de sa conception du pouvoir et de la monarchie. Qu’est ce 6 Further Adventures of Robinson Crusoe (1719), Doylestown Pennsylvania: Wildside Press, 2004, p. 211. 7 Robinson Crusoe, p. 269. 8 Ibid. p. 197. © 2007 lines.fr 108 lines 4 que Robinson Crusoe, texte fictif, nous dit-il sur les idées politiques bien réelles de Defoe ? Defoe est un royaliste, vigoureux défenseur de la monarchie et opposé au parlement. Mais il est en faveur d’une monarchie avec des limites, et il souligne la nécessité de l’autodéfense et le droit de se rebeller contre un tyran. C’est pourquoi le texte, comme nous l’avons vu, souligne la vanité et l’absurdité de l’aspiration de Robinson à un pouvoir absolu. Alors que Robinson prétendait être un monarque, son île est devenue une démocratie. Defoe mène un combat d’idées contre les jacobites et pour le roi de la révolution. Il apporte un soutien absolu à Guillaume III, tandis qu’il ne cache pas son hostilité à Jacques II. Robinson Crusoe et Jure Divino peuvent être lus comme les deux volets d’un diptyque politique. Jure Divino (1706) satirise l’idée du droit divin des rois et la monarchie absolue dans un poème didactique de douze livres qui présente un argument rationnel contre le concept du droit divin des rois et qui fait un long éloge de la monarchie anglaise, forme idéale de gouvernement. Il cherche à y exposer comment autorité et liberté sont conjuguées avec bonheur. Novak dit que Defoe voulait montrer que l’idée d’une monarchie absolue était irrationnelle. Backscheider ajoute qu’il voulait montrer que la monarchie absolue était une idée dépassée et Defoe fait appel à la raison pour démontrer son propos. Robinson Crusoe est le contrepoint fictif de Jure Divino et les deux textes reposent sur une typologie biblique dans l’utilisation du personnage biblique de Saül qui est le roi-guerrier par excellence. L’ordre social harmonieux est le résultat de l’action héroïque de Saül, qui est choisi par Dieu mais qui conquiert le pouvoir par son épée. C’est l’image de la souveraineté que Defoe véhicule dans Jure Divino, et c’est aussi ce que fait le monarque fictif Robinson qui, bien que désigné par la providence omnipotente, parvient à créer une colonie et à instaurer une autorité sur les autres hommes, même si celle-ci est assez fragile. La satire de Jure Divino s’inscrit dans le combat idéologique centré sur l’obéissance passive et la non-résistance au prince. Dans la préface, Defoe écrit que les rois qui se comportent en tyrans doivent rencontrer l’opposition des sujets : "that Kings are not Kings Jure Divino, that when they break the Laws, trample on Property, affront Religion, invade the Liberties of Nations, and the like, they may be opposed and resisted by Force." De même, le pouvoir que Robinson s’est arrogé est remis en question par ses sujets successifs, et il doit se transformer en autorité, c’est-à-dire en pouvoir accepté parce que EMMANUELLE PERALDO – ROBINSON CRUSOE 109 légitimé s’il veut être maintenu. La soif de pouvoir des princes, comme celle de Robinson, est la cible de Defoe dans Jure Divino : For princes guided by the gust of power, In their ambitious heat the world devour.9 Cette complémentarité entre un long poème épique et un récit fictif en prose considéré comme le premier novel du genre souligne le rôle important de la fiction dans le débat politique et l’écriture de l’Histoire. A l’époque de Defoe, les techniques littéraires se mêlaient aux techniques politiques et les hommes de lettres s’engageaient dans un débat concret. Le rapprochement est inévitable entre la représentation des concepts de pouvoir et d’autorité dans Robinson Crusoe et sa suite, et le pouvoir monarchique et dynastique au lendemain de la Révolution Glorieuse. Ce rapprochement va jusqu’à une réduplication, à la projection fantasmée de l’île de Grande Bretagne sur l’île de Robinson. La simple utilisation du terme "Kingdom" pour désigner son île renvoie à la Grande Bretagne d’où vient Robinson et particulièrement dans cette phrase qui met en parallèle l’île et le royaume : "this put me in Mind of the Life I lived in my Kingdom, the Island."10 Le texte met en scène un déplacement du centre et l’île périphérique de Robinson reproduit le royaume de Grande Bretagne. Il est ainsi permis de lire Robinson Crusoe comme l’allégorie de la naissance de l’empire britannique. L’île de Robinson est l’île de la Grande Bretagne mais sans son histoire. L’île de Robinson serait un espace vierge, sans histoire, alors que celle d’Angleterre serait un espace occupé avec des traces visibles d’histoire. Mais il y a toujours une histoire, une trace, partout, même sur une île déserte ; peut-être cette empreinte de pas sur le sable est-elle la marque de l’histoire de l’île de Robinson et le signe de la vanité de sa volonté de tout gouverner seul, d’être le seul à avoir découvert, nommé et donné son histoire à cette île ? L’île de Robinson est un microcosme et la relation de pouvoir entre Robinson et Vendredi imite celle entre l’Angleterre et l’Ecosse, mais aussi entre Londres et les autres villes qui doivent l’alimenter. En effet, il existe un différentiel de pouvoir important entre Robinson et Vendredi. Robinson est la représentation métonymique de l’empire colonial 9 Jure Divino, Livre III, p. 3. Further Adventures, p. 9. 10 © 2007 lines.fr 110 lines 4 britannique dans son rapport avec Vendredi qui est la métonymie de l’esclave. Nous pouvons voir une forme de représentation allégorique, avec Robinson représentant l’Angleterre et Vendredi l’Ecosse, c’est-àdire deux régions qui unirent leurs forces et leurs faiblesses pour ne former plus qu’une île, "the Whole Island of Great Britain". Robinson Crusoe reconstitue une petite Angleterre. Les vingt-huit ans que le personnage éponyme passe sur l’île (1659-1687) correspondent aux règnes de Charles II et Jacques II. Michael Seidel voit en Robinson Crusoe une variation sur l’historiographie Stuart : "The timing of Crusoe’s exile in the particular fold of years that envelops the Restoration provides an intriguing variation on the theme of Stuart historiography." 11 Robinson reconstitue fidèlement tout ce qu’il semblait avoir voulu fuir, d’où l’omniprésence d’un matérialisme économique sur l’île. Ainsi il se veut riche de sujets, "my Island was now peopled, and I thought myself very rich in Subjects"12 avec dans l’adjectif "rich" une connotation économique et dans les "Subjects" la soif de pouvoir que l’on retrouve ailleurs dans le texte : "the Prince and Lord of the whole Island: I had the Lives of all my Subjects at my absolute Command."13 Cette projection de la volonté de pouvoir à l’extérieur de l’espace confiné de l’île déserte souligne le caractère fantasmé et donc irréel du pouvoir absolu que Robinson pense avoir. La disproportion entre le cadre extrêmement limité du site insulaire et la soif illimitée de pouvoir de Robinson rend cette dernière désuète, illusoire, voire risible. Un pouvoir a d’autant plus de légitimité et d’autorité qu’il s’autolimite. Ce sont les limites du pouvoir qui le rendent viable et qui constituent la condition sine qua non de son existence. Or, les pouvoirs despotiques de Robinson sont illimités, mais seulement tant que ses sujets n’incluent pas des êtres humains. Analysons trois citations dans lesquelles Robinson s’imagine d’abord être un roi sans sujet (“I descended a little on the Side of that delicious Vale, surveying it with a secret Kind of Pleasure (…) to think that this was all my own, that I was King and Lord of all this Country indefeasibly, 11 Michael SEIDEL, "Crusoe in Exile", PMLA, vol. 96, n°3, 1981, p. 366. Robinson Crusoe, p. 236. 13 Ibid. p. 147. 12 EMMANUELLE PERALDO – ROBINSON CRUSOE 111 and had a Right of Possession”14), puis un roi sans rival et enfin un roi avec comme seuls sujets des animaux : I was removed from all the Wickedness of the World here (…). I had nothing to covet; for I had all that I was now capable of enjoying. I was Lord of the whole Manor; or if I pleased, I might call myself King, or Emperor over the whole Country which I had Possession of. There were no Rivals. I had no Competitor, none to dispute Sovereignty or Command with me.15 It would have made a stoic Smile to have seen me and my little Family sit down to Dinner; there was my Majesty, the Prince and Lord of the whole Island: I had the Lives of all my Subjects at my absolute Command. I could hang, draw, give Liberty and take it away, and no Rebels among all my Subjects. Then to see how like a King I dined, too, all alone, attended by my Servants; Poll, as if he had been my favourite, was the only Person permitted to talk to me. My Dog, who was now grown very old and crazy, and had found no Species to multiply his Kind upon, sat always at my right Hand; and two Cats, one on one side the Table and one on the other, expecting now and then a Bit from my Hand, as a Mark of special Favour.16 Dans cette dernière citation, la comparaison du perroquet, du chien et des deux chats avec la cour qui entoure le roi est tellement satirique qu’elle souligne la vacuité du fantasme de pouvoir royal de Robinson, pouvoir qui est d’ailleurs fondé sur la négation : ce n’est pas un pouvoir positif mais un pouvoir absolu par absence de rival ou de sujets humains, comme en témoignent les abondantes négations dans la citation de la page 128. Le pouvoir de Robinson est un pouvoir sans exercice, sans histoire, sans sujétion, sans limite et nous pouvons nous demander avec Eric Fougère comment le "réveiller du sommeil tropical."17 Ce pouvoir n’est donc que pure illusion comme en témoignent sa réaction et son impuissance face à l’empreinte de pied dans le sable dont le pouvoir 14 Ibid. p. 101. Ibid. p. 128-129. 16 Ibid. p. 147. 17 Eric FOUGERE, Les Voyages et l'ancrage : représentation de l'espace insulaire à l'Age classique et aux Lumières (1615-1797). Paris : L'Harmattan, 1995, p. 56. 15 © 2007 lines.fr 112 lines 4 vient du mystère et de l’ambiguïté. Il n’a pas d’êtres humains sur lesquels ce pouvoir pourrait s’exercer, ce qui le rend vain et il n’existe que dans l’imaginaire de Robinson. Un épisode essentiel de la narration va permettre de dévirtualiser ce fantasme de pouvoir et par là-même de changer sa nature : il s’agit de l’arrivée de Vendredi, puis des autres hommes qui viennent peupler l’île de Robinson. Dévirtualisation et légitimation du pouvoir de Robinson : passage du pouvoir vain à l’autorité constructive La légitimation du pouvoir, essentielle à sa transformation en autorité, est l’ensemble des processus par lesquels les dominants parviennent à se faire reconnaître et accepter par les dominés. Ce processus présuppose l’existence d’au moins un dominé. C’est ainsi que l’arrivée d’un autre homme sur l’île, qui a été longtemps rêvée par Robinson, va peut-être permettre cette mise en pratique du pouvoir que le personnage éponyme a tant fantasmé. Rappelons que l’autorité de Robinson vient en partie du fait qu’il a sauvé Vendredi alors qu’il était son ennemi, un cannibale. A tout moment il peut le tuer. Mais il lui est en quelque sorte confié par la nature pour qu’il lui permette d’atteindre son bien spécifique, d’accomplir sa nature propre. Cette situation instaure un rapport d’obligation morale qui donne au maître Robinson une véritable charge de responsabilité à l’égard de son esclave. La relation paradigmatique du maître et de l’esclave est posée d’emblée dans ce geste de gratitude de Vendredi : "Then he kneeled down again, kissed the Ground, and laid his Head upon the Ground, and taking me by the Foot, set my Foot upon his Head: this, it seems, was in Token of swearing to be my Slave forever."18 Mais c’est bien par la parole que Defoe assoit son autorité et sa supériorité naturelle sur Vendredi. En effet le langage joue un rôle crucial dans le texte quant à la crédibilité du maître Robinson qui transforme le pouvoir qu’il a sur Vendredi en une forme plus acceptable et acceptée d’autorité par sa certitude d’avoir une supériorité naturelle sur Vendredi, de par sa religion, son savoir et son appartenance à la "civilisation" et surtout par sa conversion spirituelle. Le langage, acte par lequel on agit sur la volonté d’autrui, constitue toujours le cœur vivant du pouvoir. Le premier acte de langage 18 Robinson Crusoe, p. 200. EMMANUELLE PERALDO – ROBINSON CRUSOE 113 consiste à donner un nom à cet homme : "I began to speak to him and to teach him to speak to me; and first I made him know his Name should be Friday, which was the Day I saved his Life; I called him so for the Memory of the Time; I likewise taught him to say Master, and let him know that was to be my Name."19 Son nom n’est pas un nom ; il est déterminé par les circonstances, par la providence qui l’a amené là. Le nom que Robinson se donne n’en est pas un non plus mais marque sa domination. Le différentiel de pouvoir est déjà inscrit dans le signifiant du nom. De plus, Robinson impose sa langue à Vendredi et ne fait aucun effort pour apprendre la sienne, ce qui présuppose une supériorité naturelle de la culture de Robinson. Dès l’arrivée du père de Vendredi et de l’Espagnol, Robinson met de plus en plus l’accent sur les transactions parlées et écrites qui protègent son sentiment de sécurité et de confort. Eric Jager souligne la multiplication des actes langagiers au fil du peuplement de la colonie pour contrer toute menace contre l’autorité de Robinson : Crusoe’s reliance upon oaths, signed agreements, and other verbal guarantees quickly becomes obsessive as he seeks to ensure his identity and authority in an ever enlarging society. […] As the threatened local authority, Crusoe insists upon a complicated network of social contracts to maintain his selfclaimed roles as ruler and owner of the island.20 Le langage chrétien à travers la Bible, qui est le seul vrai interlocuteur de Robinson pendant toutes ses années solitaires, joue également un rôle important dans la définition du pouvoir de Robinson, notamment dans ce que nous considérons comme l’acte fondateur de son autorité : sa conversion spirituelle. L’épreuve de la solitude oblige Robinson à un retour à Dieu. Il effectue un cheminement spirituel. Defoe utilise la métaphore de la royauté sept fois dans le texte, et ce toujours dans la phase du roman qui suit la conversion du personnage. La notion de royauté revêt une signification spirituelle chez Robinson. Il est un monarque sur son âme. C’est pour cela que Crusoe maintient une distance spirituelle avec Vendredi (pour ne pas s’éloigner de son idéal de pureté lié à sa conversion), ce qui établit son autorité absolue sur Vendredi, autorité 19 20 Ibid. p. 203. Eric JAGER, op.cit. pp. 327-9. © 2007 lines.fr 114 lines 4 qui est maintenue tout au long de leur relation. Cette distance est aussi appliquée avec le père de Vendredi et le capitaine espagnol car Robinson craint la menace de perversion de la religion vraie et maintient une posture stricte pour défendre sa religion et sa purification qui assurent son autorité. C’est une véritable relation de confiance et d’amour qui unit Robinson et Vendredi et cette relation tient sa force de l’expérience morale et spirituelle de la conversion commune. Si la plupart des critiques ont noté le caractère égocentrique de la conversion de Vendredi par Robinson, voyant dans la relation entre les deux hommes le modèle parfait du paradigme hégélien du maître et de l’esclave, cette conversion du cannibale au Christianisme instaure une égalité spirituelle entre les deux hommes qui transcende le différentiel de pouvoir et la hiérarchie entre les deux hommes. Robinson devient ainsi le père spirituel de Vendredi, ce qui transforme son pouvoir monarchique en pouvoir patriarcal. Crusoe, dont les aventures sur l’île déserte sont la conséquence de sa désobéissance à son père, veut lui-même être père mais l’abstinence sur l’île rend cette entreprise difficile. Il a donc une fois encore recours à une manipulation langagière pour donner à sa vie un schéma familial. Il transforme dans un premier temps les animaux en une famille, puis transfère son autorité patriarcale sur Vendredi et enfin sur les habitants successifs de l’île. Dès la page 205, Robinson décrit Vendredi en ces termes "a Child to a Father". A de nombreuses reprises, Robinson est représenté comme la figure du pater familias (le père de famille). Il emploie souvent le terme de "famille" pour désigner le monde qui l’entoure comme à la page 241, ("my Family") ou encore à la page 90 des Further Adventures : "both of them came to me and desired I would give them leave to remain on the Island, and be entered among my Family, as they called it." Dans son sens classique, Familia (Famille) est souvent synonyme de patrimoine, et elle comprend les personnes soumises à la Patria Potestas (pouvoir patriarcal) par l’action de la nature (descendance biologique) ou par l’application de la loi (mariage, adoption ou esclavage). Dans les Further Adventures, Robinson, plus vieux que dans la première partie, se décrit très souvent comme un monarque patriarcal qui emmène avec lui de nouveaux habitants pour peupler sa colonie : "I carried with me some Servants whom I purposed to place there as Inhabitants."21 Les colons le considèrent comme leur père, comme le 21 Further Adventures, p. 12. EMMANUELLE PERALDO – ROBINSON CRUSOE 115 montre cette citation : "they told me I was a Father to them. […] They all voluntarily engaged to me not to leave the Place without my Consent." 22 L’adverbe "voluntarily" souligne le consentement, l’acceptation et la reconnaissance de l’autorité du maître Robinson. Il ne s’agit plus du vain pouvoir absolu que Robinson exerçait sur ses animaux dans la première partie du texte. Dans les Further Adventures, Defoe donne à l’île un degré supérieur de complexité politique à travers des contrats établissant des institutions et les lois sur la propriété. Il rend possible le passage de la Robinsonnade à l’utopie et son pouvoir patriarcal peut alors s’exercer sur sa "famille" : "I pleased myself with being the Patron of the People I placed there, and doing for them in a Kind of haughty, majestic Way, like an old patriarchal Monarch, providing for them as if I had been Father of the whole Family, as well as of the Plantation." 23 Mais ce pouvoir patriarcal a ses limites. Crusoe se compare à un monarque patriarcal mais à l’exception de l’envoi de quelques provisions et de quelques nouveaux colons, il n’aide pas les habitants de son île. D’ailleurs seulement à la moitié des Further Adventures, il abandonne l’île qu’il laisse sans nom, sans propriétaire et sans gouvernement : I never so much as gave the Place a Name, but left it as I found it, belonging to Nobody, and the People under no Discipline or Government but my own, who, though I had Influence over them as a Father and Benefactor, had no Authority or Power to act or command one Way or other, further than voluntary Consent moved them to comply.24 L’abondance des négations dans la citation ci-dessus souligne à nouveau les limites du pouvoir de Robinson qui n’est pas défini positivement mais négativement. Il reconnaît n’avoir ni pouvoir ni autorité sur ses hommes alors que tout au long du peuplement de sa colonie, il refuse que quiconque sauf lui prétende à une quelconque autorité, comme ici à la page 250 de Robinson Crusoe : That while you stay on this Island with me, you will not pretend to any Authority here; and if I put Arms into your Hands, you will upon all Occasions give them up to me and do no Prejudice 22 Ibid. p. 89. Ibid. p. 135. 24 Ibid. p. 135. 23 © 2007 lines.fr lines 4 116 to me or mine upon this Island, and in the Meantime, be governed by my Orders. L’attitude de Crusoe envers Vendredi et les autres hommes qui vivent sur l’île est paradoxale en ce qu’il associe devoir filial et servitude. Crusoe appelle patriarcal un pouvoir qui se veut en réalité absolu afin de lui donner l’apparence de l’autorité mais qui, ne parvenant pas à l’être, est trop pesant pour lui et c’est un soulagement pour Crusoe de l’abandonner. La relation dominant-dominé, maître-esclave subit donc une évolution à travers le récit pour prendre l’apparence d’un "contrat" librement consenti et d’un enrichissement mutuel des deux parties qui deviennent un tout insécable. Vendredi acquiert un savoir et donc un pouvoir qu’il n’avait pas au début et comme nous l’avons vu, sa conversion le place sur un pied d’égalité sur le plan spirituel avec Robinson, tandis que Robinson, égocentrique et ethnocentriste, ne s’ouvre pas beaucoup l’esprit à la culture nouvelle. Il avoue lui-même son ignorance et son incapacité à gouverner : lorsque Vendredi lui propose de venir vivre avec les siens, il répond : "I am but an ignorant Man myself." 25 De plus, le seul pouvoir qui est présenté comme absolu et illimité dans ce texte, c’est celui de la Providence et Robinson n’est qu’un jouet de la Providence ("a secret Hand of Providence governing the World, and an Evidence that the Eyes of an infinite Power could search into the remotest Corner of the World, and send help to the Miserable whenever he pleased."26) Le champ lexical du pouvoir est constamment attaché à la notion de Providence, comme à la page 214 de Robinson Crusoe, "Nature assisted all my Arguments to evidence to him even the Necessity of a Great First Cause and overruling, governing Power, a secret directing Providence." Conclusion Sous la plume de Defoe, le lien dialectique entre le pouvoir qui se prend et l’autorité qui se concède (pour paraphraser les termes d’Alice Schwarzer) est déstabilisé, comme est déstabilisée toute tentative de catégorisation générique de Robinson Crusoe. En effet, ce texte fictif 25 26 Robinson Crusoe, p.222. Ibid. p 267. EMMANUELLE PERALDO – ROBINSON CRUSOE 117 qui prétend être un récit authentique contient en filigrane une analyse politique de la monarchie britannique et du pouvoir. Cependant, le pouvoir tel qu’il est exercé par Robinson n’en est un que dans ses fantasmes royaux, victime qu’il est du pouvoir, bien réel celui-ci, de l’imagination : I have often heard Persons of good Judgement say that all the Stir that People make in the World about Ghosts and Apparitions is owing to the Strength of Imagination, and the powerful Operation of Fancy in their Minds; that there is no such Thing as a Spirit appearing, or a Ghost walking.27 L’arrivée providentielle de Vendredi, qui semble tout droit sorti des rêveries de Robinson qui ressent le besoin d’exercer son pouvoir sur autrui, est l’occasion de transformer le pouvoir vain et inutile de l’insulaire psychique Robinson en une forme acceptée et reconnue d’autorité. Si l’apport de la culture européenne au cannibale semble participer à cette transformation du pouvoir de Robinson en autorité, très vite le différentiel de pouvoir est annulé voire inversé jusqu’à l’abandon de l’île à la fin de la deuxième partie des aventures. Face à cet aveu d’échec représenté par l’abandon de l’île aux autres, Robinson revendique une autorité sur le texte, il revendique l’autorité pleine et entière de l’œuvre qu’on lit étant à la fois personnage et auteur, mais ici encore cette autorité auctoriale n’est qu’un abus de pouvoir maquillé puisque le récit prétendument référentiel appartient bien au genre si décrié à l’époque de fiction. Bibliographie DEFOE, Daniel. Jure Divino: A Satyr in Twelve Books by the Author of the True Born Englishman. London, 1706. Based on information from English Short Title Catalogue. Eighteenth Century Collections Online. Gale Group. http://galenet.galegroup.com/servlet/ECCOhttp://galenet.galegrou p.com/servlet/ECCO _____________. Robinson Crusoe (1719). Penguin Popular Classics, 1994. 27 Further Adventures, p. 6. © 2007 lines.fr 118 lines 4 _____________. The Further Adventures of Robinson Crusoe (1719). Doylestown, Pennsylvania: Wildside Press, 2004. JAGER, Eric. "The Parrot’s Voice: Language and the Self in Robinson Crusoe", Eighteenth-Century Fiction, vol. 21, n°3, 1988, pp. 316-333. MARIMOUTOU, Jean-Claude & RACAULT, Jean-Michel (eds.), L’insularité. Thématique et Représentations (Actes du colloque international de Saint-Denis de la Réunion, avril 1992. Université de la Réunion), L’Harmattan, 1995. SEIDEL, Michael. "Crusoe in Exile", PMLA, vol. 96, n°3, 1981, pp. 363-374. Dans les sables mouvants victoriens : The Moonstone de Wilkie Collins Fabienne GASPARI Université de Pau et des pays de l’Adour 120 lines 4 Défini par Dickens comme « a very curious story, wild and yet domestic »1, The Moonstone s’ouvre sur un prologue et se clôt sur un épilogue, tous deux situés en Inde, dans un temple. Ainsi l’Orient, à l’origine et au terme de ce texte, encadre un récit que l’on peut, à l’instar de Dickens, qualifier de « domestique », car se déroulant en Angleterre. Un diamant, légué à sa nièce par un ancien colonel qui l’a dérobé en Inde, vient semer le désordre dans une famille victorienne : son vol, le soir de l’anniversaire de la jeune fille, est à l’origine d’une enquête policière et déclenche une crise qui ébranle les convictions de chacun, leurs relations, et qui surtout fait entrer les personnages dans l’ère du soupçon. La question de la vérité, au cœur d’une intrigue policière qui repose également sur la mise en parallèle de l’impérialisme anglais et d’une histoire d’amour, se retrouve étroitement associée à des jeux de pouvoir et d’autorité. S’inscrivent dans un jeu de miroir divers types de domination, comme l’écrit Tamar Heller dans une analyse des tensions idéologiques dans ce roman victorien : « The parallels Collins draws between the two thefts of the diamond – the first in India, the second in England – demonstrate the interpenetration of the realms of empire and domesticity by showing how the hierarchies of gender and class that undergird British culture replicate the politics of colonialism. »2 Il s’agira dans un premier temps d’étudier l’évocation de la violence originelle du pouvoir impérialiste, répétée dans l’intrigue domestique, puis de montrer que la polyphonie du texte, composé de récits narrés par diverses personnes et censés être autant de morceaux permettant de reconstituer un puzzle, débouche sur la remise en question des notions même d’autorité et d’auteurité. En dernier lieu, je porterai mon attention sur la résolution partielle de l’intrigue qui, par le biais d’une expérience médicale révélant l’identité d’un des voleurs, semble mettre en avant l’autorité d’un discours médical précurseur des théories sur le pouvoir de l’inconscient. 1 Cité par Lyn PIKETT, in The Sensation Novel, Plymouth: Northcote House Publishers Ltd, 1994, p. 4. 2 Tamar HELLER, “Blank Spaces: Ideological Tensions and the Detective Work of The Moonstone”, in Lyn PIKETT (ed.), Wilkie Collins, New York: St Martin’s, 1998, pp. 142-163, p. 144. FABIENNE GASPARI – MOONSTONE 121 Vol/violence originelle du pouvoir impérialiste Le prologue relate le vol du diamant par le Colonel Herncastle en 1799, vol qui ne peut se faire qu’au prix du massacre des trois prêtres qui gardent la pierre. La violence des premières pages est fondatrice à plus d’un titre car c’est sur elle que s’ouvre le roman et c’est en elle que s’origine l’intrigue reposant sur un cycle de vengeance et de rétribution, conformément à une prophétie divine : The deity breathed the breath of his divinity on the Diamond in the forehead of the god. And the Brahmins knelt and hid their faces in their robes. The deity commanded that the Moonstone should be watched, from that time forth, by three priests in turn, night and day, to the end of the generations of men. And the Brahmins heard, and bowed before his will. The deity predicted certain disaster to the presumptuous mortal who laid hands on the sacred gem, and to all of his house and name who received it after him. And the Brahmins caused the prophecy to be written over the gates of the shrine in letters of gold. (12)3 Dès le prologue, The Moonstone met en scène une parole qui fait autorité et s’inscrit comme prophétie, influençant le futur et façonnant le destin. Au pouvoir impérialiste anglais se trouve opposée l’expression de la volonté divine, à laquelle se soumettent immédiatement les brahmanes, et cet acte de soumission volontaire légitime le pouvoir du Dieu. Si on suit les thèses de Hannah Arendt dans On Revolution, l’autorité est avant tout une relation, entre celui qui gouverne et exerce cette autorité et celui qui accepte d’être gouverné et respecte l’autorité4. De manière tautologique, il semblerait donc qu’il ne peut y avoir autorité sans validation voire sans autorisation, ce que suggère l’alternance des sujets à chaque début de phrase (« The deity »/ « the Brahmins »), ainsi que des verbes opposant ordre et obéissance (« breathed », « commanded », « predicted »), respectivement mis en parallèle avec « knelt and hid », « heard and bowed », « caused the prophecy to be written ». On trouve ici aussi une des définitions du pouvoir dont la principale caractéristique est d’agir sur autrui et de l’amener à faire quelque 3 Wilkie COLLINS, The Moonstone (1868), London: Penguin Books, 1998. Toutes les références sont tirées de cette édition. 4Arendt évoque en ces termes cette relation : « authority and the respect that goes with it ». Hannah ARENDT, On Revolution, London: Penguin Books, p. 116. © 2007 lines.fr 122 lines 4 chose qu’il n’aurait, sinon, pas fait, ainsi que la notion de transmission, du Dieu aux Brahmanes qui, à leur tour, sont en mesure d’influencer le cours des choses. Soulignant les méfaits de la colonisation – le vol du diamant est un acte fondateur qui illustre le pillage de l’Inde, joyau de la Grande Bretagne5, Collins s’inscrit relativement en marge des opinions de son époque quant à la question des conquêtes impérialistes. Les esprits, déjà marqués par le spectre des révolutions qui agitent l’Europe en 1848 (année à laquelle est censée se dérouler l’histoire, écrite par Collins en 1868), sont aussi hantés par la révolte des Cipayes en 1857 (mutinerie de soldats indiens qui se solde par une répression sanglante). Au cœur des tensions idéologiques qui parcourent le texte, la question du pouvoir et de l’autorité se pose donc à travers celle de la colonisation. Bien plus qu’une toile de fond, l’impérialisme sert de cadre à une intrigue parfaitement victorienne, une histoire d’amour compliquée et contrariée par l’irruption du diamant et sa disparition quasi simultanée. C’est la pierre de lune et son vol qui cristallisent l’analogie entre domination sexuelle et domination impériale. Cheveux et yeux noirs de jais, teint mat, Rachel Verinder ressemble étrangement aux Indiens qui, à la recherche du diamant, hantent les marges du domaine familial et celles du texte. Rendue hystérique par la disparition de la pierre, la jeune fille refuse de parler et s’enferme à double tour, après avoir rejeté son cousin, Franklin Blake, dont elle accueillait jusqu’à présent favorablement les avances : « I don’t want you. My Diamond is lost. Neither you nor anybody else will ever find it! » (97). Seul indice d’une intrusion dans la pièce, la trace laissée sur la porte de la chambre, fraîchement repeinte, qui pousse les enquêteurs à rechercher une chemise de nuit tachée, retrouvée par Blake après maintes péripéties et qui s’avère être la sienne. C’est bien l’amoureux qui a volé le diamant de la jeune vierge, comme l’attestent les traces de … peinture sur son vêtement. Difficile avec tous ces éléments de ne pas franchir le pas/la lettre qui sépare vol de viol. L’intrigue domestique, fondée sur le vol du diamant, construit comme un viol symbolique, reproduit bien le vol/viol commis par le pouvoir impérialiste anglais dans le prologue. 5 Le Kooh-i-nor fut offert à Victoria en 1850 et exposé au Crystal Palace lors de l’Exposition Universelle de 1851 avec d’autres objets précieux importés des colonies. FABIENNE GASPARI – MOONSTONE 123 Au mystère de la disparition du joyau indien viennent s’ajouter l’énigme que représente la conduite de Rachel et l’idée qu’elle sait quelque chose, mais quoi ? D’ailleurs ce personnage féminin recèle, aux yeux de Betteredge, le majordome, des profondeurs insondables : «That Mr Franklin was in love, on his side, nobody who saw and heard him could doubt. The difficulty was to fathom Miss Rachel. Let me do myself the honour of making you acquainted with her; after which, I will leave you to fathom her yourself – if you can.» (64) Exploration qu’il confie au lecteur et que mènera en fait Blake, convaincu que c’est bien sa cousine qui détient, pour partie, la clé du secret. Car il s’agit pour Blake de reprendre le dessus, de réaffirmer sa supériorité mise à mal par le caractère rebelle de Rachel. Lui arracher des aveux – alors que c’est lui le coupable ! – devient alors une nécessité et la question de la domination et du pouvoir articulée au savoir se trouve au centre de la scène où Blake fait parler la jeune fille. Leur conversation finit par prendre l’aspect d’une lutte, suivie d’une capitulation, comme Blake parvient à s’emparer de la main de Rachel et à la garder dans la sienne : My touch seemed to have the same effect on her which the sound of my voice had produced when I first entered the room. After she had said the word which called me a coward, after she had made the avowal which branded me as a thief – while her hand lay in mine I was her master still! [...] ‘Let go of my hand,’ she repeated faintly. [...] I own I kept possession of her hand. (348) Il s’agit pour Blake de savoir ce que Rachel sait (elle seule l’a vu en pleine nuit prendre le diamant dans son cabinet indien), afin de rétablir son emprise sur elle : « She replied to my questions with more than docility – she exerted her intelligence, she willingly opened her whole mind to me. » (348) L’exercice du pouvoir débouche sur la fin de la résistance et sur la libre obéissance à l’autorité que Blake veut se voir incarner – c’est lui qui raconte cet événement, dans une scène qui est un prélude au rétablissement de l’ordre domestique. Rachel, privée de son secret, finit par rentrer dans le rang et jouera son rôle d’épouse et de mère, et Blake, celui de maître. Il n’est alors pas insignifiant que Blake soit également le maître du récit, lui qui assume la double fonction d’auteur et d’éditeur : en effet, The Moonstone est composé des témoignages de divers personnages (domestique, cousine, notaire, © 2007 lines.fr 124 lines 4 médecin,…) qui, obéissant à l’injonction de Blake, prennent leur plume pour projeter sur l’affaire toute la lumière nécessaire. Chacun se voit attribuer une période précise et leur témoignage est censé reconstruire, de façon chronologique, l’évolution des faits. La forme même du récit introduit des visions partielles et partiales et à travers elles, c’est bien la question de l’autorité/auteurité des narrateurs qui est posée. Qui sait ? : l’autorité dans tous ses éclats C’est le majordome de la famille Verinder qui occupe une position narrative dominante puisque c’est lui qui ouvre et clôt le récit des événements situés en Angleterre. Dès les premières lignes de son récit, Betteredge (qui se trouve sur les bords du récit) justifie son entreprise en relatant la scène où Blake lui confie la tâche d’écrire, comme pour légitimer sa position de narrateur et se présenter comme autorisé à raconter. Par ailleurs, il concentre les pouvoirs et défend jalousement les privilèges accordés par sa position dominante parmi les domestiques : « Then, being butler in my lady’s establishment, as well as steward (at my own particular request, mind, and because it vexed me to see anybody but myself in possession of the key of the late Sir John’s cellar) ....» (29) C’est toute l’organisation extrêmement hiérarchisée de la société victorienne, reproduite dans le cercle domestique, qui nous est rappelée. Reflétant dans le microcosme de l’univers des domestiques l’organisation politique de la GrandeBretagne, le majordome va jusqu’à se comparer à la reine Victoria : We, in the servants’ hall, began this happy anniversary, as usual, by offering our little presents to Miss Rachel, with the regular speech delivered annually by me as the chief. I follow the plan adopted by the Queen in opening Parliament – namely, the plan of saying much the same thing regularly every year. Before it is delivered, my speech (like the Queen’s) is looked for as eagerly as if nothing of the kind had ever been heard before. When it is delivered, and turns out not to be the novelty anticipated, though they grumble a little, they look forward hopefully to something newer next year. An easy people to govern, in the Parliament and in the Kitchen – that’s the moral of it. (71) FABIENNE GASPARI – MOONSTONE 125 Curieuse comparaison qui, tout en rappelant l’existence de la monarchie constitutionnelle, mine quelque peu l’image de la reine Victoria, dont le pouvoir politique – certes mis à mal en particulier pendant les années 60 – semble se résumer à un discours annuel répétitif et dépourvu d’inventivité, discours qui produit malgré tout l’effet escompté sur un auditoire qui, après quelques frémissements de contestation, se révèle plutôt docile. Domestique en chef, vieil homme expérimenté et respecté, même par ses maîtres, Betteredge s’avère pourtant être un narrateur hésitant qui rencontre quelques difficultés à être ainsi placé « au bord ». Son texte, caractérisé par trois démarrages narratifs et de multiples digressions, bégaie et s’enlise dans une réflexion sur la difficulté à être auteur : Still, this don’t look much like starting the story of the Diamond – does it? I seem to be wandering off in search of Lord knows what, Lord knows where. We will take a new sheet of paper, if you please, and begin over again, with my best respects to you. (23) I am asked to tell the story of the Diamond, and, instead of that, I have been telling the story of my own self. Curious, and quite beyond me to account for. I wonder whether the gentlemen who make a business and a living out of writing books, ever find their own selves getting in the way of their subjects, like me? (26) Il se montrera tout aussi incapable de conclure son récit introductif, quelques 170 pages plus loin, et forcé de constater son impuissance, il terminera sur ces mots : In the dark I have brought you thus far. In the dark I am compelled to leave you, with my best respects. Why compelled? it may be asked. Why not take the persons who have gone along with me, so far, up in those regions of superior enlightenment in which I sit myself? In answer to this, I can only state that I am acting under orders and that those orders have been given to me (as I understand) in the interests of truth. I am forbidden to tell more in this narrative than I knew myself at the time. Or, to put it plainer, I am to keep strictly within the limits of my own experience, and am not to inform you of what other persons told me – for the very © 2007 lines.fr 126 lines 4 sufficient reason that you are to have the information from those other persons themselves, at first hand. (197, c’est moi qui souligne) Ce rappel des conditions qui gouvernent son entreprise – la contrainte initiale qui programme son écriture (to be to) et qu’exerce Franklin Blake, qui apparaît ici comme une sorte de puissance supérieure parce qu’il n’est justement pas mentionné – ne suffit pas à dédouaner le vieux domestique et à effacer l’impression que Betteredge demeure un narrateur peu fiable (malgré l’image qu’il donne de lui-même, celle d’un Dieu trônant dans la lumière éternelle). A travers les multiples références à Robinson Crusoe, que le vieil homme consulte comme une Bible, resurgit l’idée de l’impérialisme et du pouvoir de l’homme blanc légitimés par sa supériorité culturelle et religieuse mais aussi celle de l’autorité d’un texte utilisé comme prophétie. Dans le prologue, on l’a vu, la parole de la divinité indienne fonctionne comme une prophétie et tout le récit de The Moonstone en est l’actualisation ; mais chez Betteredge, dont le prénom est Gabriel, les multiples prophéties ou annonciations tirées du roman de Defoe, comme s’il s’agissait du Livre, s’inscrivent dans une dimension parodique qui permet de mener une interrogation sur le pouvoir des mots et l’autorité divine. Betteredge, qui s’identifie à Robinson (son île n’est-elle pas elle aussi envahie par des corps étrangers – diamant et Indiens s’entend – qui y sèment le trouble ?), met en avant sa propre supériorité culturelle pour chercher à asseoir son autorité et convaincre le lecteur de la force de son livre préféré : I am not superstitious; I have read a heap of books in my time; I am a scholar in my own way. Though turned seventy, I possess an active memory, and legs to correspond. You are not to take it, if you please, as the saying of an ignorant man, when I express my opinion that such a book as Robinson Crusoe never was written, and never will be written again. I have tried that book for years – generally in combination with a pipe of tobacco – and I have found it my friend in need in all the necessities of this mortal life. When my spirits are bad – Robinson Crusoe. When I want advice – Robinson Crusoe. In past times, when my wife plagued me; in present times, when I have had a drop too much – Robinson Crusoe. (23) FABIENNE GASPARI – MOONSTONE 127 Chaque événement de son existence trouve un écho dans Robinson Crusoe, chaque choix qu’il fait y est justifié – « All quite comfortable, and all through Robinson Crusoe! » (26). Tout comme la Providence légitime les péripéties de la vie du personnage de Defoe, ici c’est l’œuvre de Defoe qui justifie les actions de Betteredge et donne forme et sens à son existence. Ce glissement parodique fait apparaître une critique de la croyance aveugle en un pouvoir divin qui régirait l’ordre de l’univers, critique portée à son paroxysme lorsque succède à Betteredge une autre voix, celle de Miss Clack, cousine désargentée de Rachel et vieille fille devant l’Eternel. Désargentée et donc quelque peu vénale, bien qu’elle se plaise à évoquer son respect sacré de la vérité (« my sacred regard for truth »), Clack ouvre pour Blake son journal intime et lui donne accès à sa version des faits, contre une rémunération. Une autre version de ce qu’on pourrait appeler une écriture sous influence nous est ici donnée : en effet si Betteredge obéit à la hiérarchie sociale et s’incline devant les ordres de son maître, Clack, elle, est dominée par le pouvoir financier de Blake. Ce qui ne l’empêche pas de laisser libre cours à une véritable logorrhée ; affectée d’une forme d’incontinence verbale, Miss Clack ne cesse de distribuer des tracts religieux qu’elle sort de son sac à main et jette à la figure des pécheurs – plus souvent des pécheresses – qui l’encerclent : « A Word With You On Your Cap-Ribbons » ; « Satan in the Hair Brush » ; « Satan behind the Looking Glass » ; « Satan under the Tea Table » ; « Satan out of the Window » (tels sont les titres de ces tracts). Elle insiste pour que Lady Verinder, agonisant sur son canapé, prête plus particulièrement attention à « Satan among the Sofa Cushions ». Evincée du chevet de sa tante par les médecins qui la considèrent comme une agitatrice de premier ordre, Clack en vient à opposer deux pouvoirs qui s’affrontaient d’ailleurs à l’époque victorienne, la religion et la science : « Over and over again in my past experience among my perishing fellow-creatures, the members of the notoriously infidel profession of Medicine had stepped between me and my mission of mercy.» (232) Outre ce rappel, sur un mode comique, de tensions idéologiques très fortes dans la deuxième moitié du XIXe siècle, les tracts évangélistes de Clack sont une nouvelle version du Robinson Crusoe de Betteredge et offrent une caricature du pouvoir du verbe divin et de la notion de Providence. Ici, le verbe de Clack n’opère aucune conversion et ne possède aucun pouvoir performatif ; au pire il agace, au mieux il fait sourire. © 2007 lines.fr 128 lines 4 Rejetée et ridiculisée par les personnages de l’histoire, Clack ne parvient pas à s’imposer comme auteur et ses excès langagiers contribuent à une remise en question de la fiabilité de son compterendu des événements. Tout comme Betteredge, elle est placée sous l’autorité de Blake, commanditaire, éditeur, et premier lecteur de son texte, sorte de censeur aussi, comme le montrent deux pages consacrées à une querelle épistolaire déclenchée par le refus de Blake d’insérer le texte même des tracts de Clack. Face à ce refus sans appel, Clack réclame une dernière chose : « [Miss Clack’s] object in writing is to know whether Mr. Blake (who prohibits everything else) prohibits the appearance of the present correspondence in Miss Clack’s narrative? Some explanation of the position in which Mr Blake’s inference has placed her as an authoress seems due on the ground of common justice.» (247) Cette dernière demande (rédigée à la troisième personne) pose clairement la question de l’auteurité des narrateurs commandités par Blake. Autorité/auteurité dans tous ses éclats, malgré le désir premier de Blake de constituer une « histoire continue », qui restaurerait l’unité, la vérité, contre la menace d’un décentrement, comme l’écrit Foucault dans L’archéologie du savoir : L’histoire continue, c’est le corrélat indispensable à la fonction fondatrice du sujet : la garantie que tout ce qui lui a échappé pourra lui être rendu ; la certitude que le temps ne dispersera rien sans le restituer dans une unité recomposée ; la promesse que toutes ces choses maintenues au loin par la différence, le sujet pourra un jour – sous la forme de la conscience historique, se les approprier derechef, y restaurer sa maîtrise et y trouver ce qu’on peut appeler sa demeure. 6 Désir de continuité et de réappropriation d’autant plus fort que Blake est responsable du vol du diamant, comme viendra le confirmer une expérience médicale. Pouvoir de l’inconscient et autorité médicale Roman policier, The Moonstone, « the first and greatest of English detective novels » selon T.S. Eliot 7 , place bien sûr au centre de l’histoire la question de la connaissance et de la vérité. Mais ce ne sont 6 Michel FOUCAULT, L’archéologie du savoir, Paris : Gallimard, 1969, pp. 21-22. 7 cité par Tamar HELLER, op. cit. p. 144. FABIENNE GASPARI – MOONSTONE 129 pas les détectives, détenteurs autorisés du savoir, qui réussissent à résoudre l’énigme, et l’arrivée successive de deux policiers à la mine imposante et à la personnalité charismatique ne permet pas de conclure l’enquête. Car la connaissance se trouve être initialement l’apanage de deux femmes : Rachel, comme on l’a vu, et Rosanna, une servante. S’opère alors une forme de transfert de la connaissance (celle de la vérité c’est-à-dire de l’identité du voleur) de la femme vers l’homme. Ancienne voleuse réformée, secrètement amoureuse de Blake et en possession de l’indice principal, sa chemise de nuit tachée qu’elle accompagne d’une lettre et dissimule dans les sables mouvants à proximité de la demeure, Rosanna se suicide (elle se noie dans les mêmes sables mouvants), rejoignant son secret mais laissant des instructions à l’attention de Blake. Ce dernier va devoir, à l’issue d’un véritable jeu de pistes, littéralement sonder les profondeurs du marécage, pour faire remonter à la surface le secret de la servante. Détentrice d’une pièce maîtresse de l’enquête, Rosanna, de son vivant, a bien conscience d’être en mesure d’inverser les rapports de domination et d’exercer, soit en le protégeant soit en lui faisant du chantage, une forme de pouvoir sur le jeune homme bien né et cultivé qui n’a pour elle aucun égard. Les femmes se retrouvent étroitement associées à l’énigme, au point d’en devenir une elles-mêmes et de mettre en déroute l’autorité masculine, comme le déclare le célèbre Sergent Cuff, arrivé de Londres pour résoudre l’affaire : « Excuse my being a little out of temper; I’m degraded in my own estimation – I have let Rosanna Spearman puzzle me.» (140) Même le grand Cuff s’y perd et se trouve déstabilisé dans sa position essentiellement masculine et dominante d’enquêteur, par une servante au nom castrateur et phallique. Il est cependant clair que ces voix féminines qui résistent et dérangent n’ont qu’un pouvoir éphémère : Rachel est réintégrée dans l’ordre victorien, Rosanna engloutie par les sables mouvants, et Tamar Heller voit dans The Moonstone « a novel that deauthorizes female language. »8 « I discovered Myself as the Thief » (314) : tel un miroir, les sables mouvants renvoient à Blake une nouvelle image. Découverte troublante, résurgence à la surface des profondeurs, décentrement du sujet qui cesse alors d’être souverain, confrontation avec un autre soi, sorte de « id » menaçant : un nouveau pouvoir entre ici en jeu, celui de l’inconscient dont la manifestation vient contredire la croyance en 8 Ibid. p. 155. © 2007 lines.fr 130 lines 4 l’unicité du sujet, la suprématie de la raison, et la maîtrise de soi. C’est en fait l’autorité médicale qui aura le dernier mot en révélant, par le biais d’une expérience scientifique, le ressort de l’intrigue : Blake, lorsqu’il a dérobé la pierre de lune, était en pleine crise de somnambulisme, provoquée par une dose d’opium qui lui a été administrée à son insu, lors du dîner d’anniversaire, par le médecin de famille qui a cherché à lui jouer un tour. C’est Ezra Jennings, l’assistant de ce même Dr Candy, un métisse que ses origines et son sombre passé situent sur les marges, qui donne à l’enquête une nouvelle impulsion en mettant Blake sur la voie de l’inconscient. C’est à Ezra Jennings (Ezra signifie en Hébreu « aide » et renvoie au scribe, interprète de la Torah, qui conduisit jusqu’à Jérusalem des Juifs exilés à Babylone) qu’est confié le soin de narrer l’expérience qu’il met en place : « In the pages of Ezra Jennings, nothing is concealed; and nothing is forgotten. Let Ezra Jennings tell how the venture with the opium was tried, and how it ended.» (396) Rationnel et irrationnel se télescopent alors à travers la référence à l’opium, lié à l’Orient et à l’inconscient, ce qui fait resurgir de façon inédite la question de la colonisation, celle du corps par une substance étrangère, celle du sujet par l’inconscient, du même par l’autre. Collins, qui par ailleurs déclarait avoir écrit la fin de son roman sous l’influence de l’opium9, fait alors entrer en jeu toute une batterie de textes médicaux, qu’il cite dès la préface comme des autorités : In the case of the physiological experiment which occupies a prominent place in the closing scene of The Moonstone, the same principle has guided me once more. Having first ascertained, not only from books, but from living authorities as well, what the result of that experiment would really have been, I have declined to avail myself of the novelist’s privilege of supposing something which might have happened, and have so shaped the story as to make it grow out of what actually would have happened – which, I beg to inform my readers, is also what actually does happen, in these pages. (3) 9 Il disait aussi avoir dicté son manuscrit, comme pour remettre en question sa propre autorité/auteurité sur le texte, mais en fait il apparaît que sur 468 pages, seules 7 ne sont pas de sa main, et que ces 7 pages portent elles-mêmes les corrections de Collins. FABIENNE GASPARI – MOONSTONE 131 Son roman obéirait donc aux impératifs de la vérité et aux écrits de spécialistes, et Collins abdique en quelque sorte sa propre position d’auteur, pour suivre des préceptes scientifiques. De la même manière, pour convaincre Blake du bien-fondé de ses théories, Jennings fait référence à de grands scientifiques qu’il va jusqu’à citer pour prouver à Blake qu’il est autorisé à tenter cette expérience, non parce qu’il est lui-même opiomane, mais parce qu’il fonde sa pratique sur les écrits théoriques d’éminents professeurs : « ’Are you satisfied that I have not spoken without good authority to support me?’ he asked. » (390) I am the person (as you remember, no doubt) who led the way in these pages, and opened the story. I am also the person who is left behind, as it were, to close the story up. Let nobody suppose that I have any last words to say here, concerning the Indian Diamond. I hold that unlucky jewel in abhorrence – and I refer you to other authority than mine, for such news of the Moonstone as you may, at the present time, be expected to receive. (462) Si Betteredge ferme la marche et baisse le rideau sur le retour à l’ordre domestique et une annonciation parodique (Rachel attend un enfant), la véritable conclusion de The Moonstone se trouve dans l’épilogue, avec un lever de rideau sur une nouvelle scène : un temple indien et le retour du diamant au front de la divinité. La boucle est bouclée, qui de la violence et du vol/viol originels nous ramène à la restauration de l’ordre divin, en passant par l’exploration des sables mouvants victoriens : « So the years pass and repeat each other; so the same events revolve in the cycles of time. What will be the next adventures of the Moonstone? Who can tell!» (472). Qui sait/qui peut dire ? : double question cruciale dans un texte qui interroge les rapports entre ordre divin et ordre humain, rationnel et irrationnel, et qui s’inscrit dans un entre-deux générique, à l’intersection entre le Gothique et le roman policier : mais au point d’interrogation, qui se pose tout au long du texte et fonde les jeux entre savoir, pouvoir, et autorité, succède un point d’exclamation jubilatoire, sorte de pied de nez qui conclut le texte en l’ouvrant à l’incertitude et à l’inconnu. © 2007 lines.fr 132 lines 4 Bibliographie ARENDT, Hannah. On Revolution. London: Penguin Books, 1990. COLLINS, Wilkie. The Moonstone (1868). London: Penguin Books, 1998. FOUCAULT, Michel. L’archéologie du savoir . Paris : Gallimard, 1969. HELLER, Tamar. “Blank Spaces: Ideological Tensions and the Detective Work of The Moonstone”, pp. 142-163 in Lyn PIKETT (ed.), Wilkie Collins, New York: St Martin’s, 1998. PIKETT, Lyn. The Sensation Novel. Plymouth: Northcote House Publishers Ltd, 1994. Pouvoir et autorité dans le discours médical anglais sur la folie de la seconde moitié du XVIIIe siècle. Nadine JAMMET Université de Montpellier III 134 lines 4 Introduction A une époque où le commerce de la folie est particulièrement rémunérateur, les médecins, chirurgiens, apothicaires ainsi que les particuliers propriétaires d’asiles privés, publient un grand nombre de traités dans lesquels il est question de remèdes miraculeux, d’étiologie plus imaginaire que démontrée et de classifications, véritables catalogues moraux selon les termes mêmes de Michel Foucault 1 , censées remettre en cause la dichotomie antique entre la manie et la mélancolie. La réalité des traitements que subissent les malades mentaux internés dans des asiles publics et privés de plus en plus nombreux est loin d’être à la hauteur des ambitions affichées dans une rhétorique médicale visant à accroître la renommée d’auteurs dont les revenus dépendent quasi exclusivement de leur clientèle privée. Ainsi, les prétentions grandioses de médecins qui, forts de l’engouement ambiant pour les sciences physiques, chimiques et biologiques émergentes, affirment être en mesure d’éliminer la maladie et la vieillesse22 sous peu, sont démenties par la triste réalité de pratiques médicales inefficaces sinon dangereuses comme le fait remarquer Roy Porter dans Doctor of Society : Medical authors attempted to set their discipline upon a more scientific footing. The advances of the “new philosophy” afforded many attractions. But scientific medicine was also a highly contentious shibboleth, a pawn of intra-professional rivalries, an ideological shuttlecock. After all, the relations between medical reality and medical philosophy were exceptionally problematic. Large claims might be staked for medicine’s potential to compensate for the fact that its actual 1 Michel FOUCAULT, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris: Gallimard, 1987 William PARGETER, médecin specialisé dans le traitement de la maladie mentale affirme aux pages 1 et 2 d’Observations on Maniacal Disorders publié en 1792 que "The improvements which the practice of medicineand the enquiry into the structure of the human frame have received of late years, afford a strong presumption,that disease has arrived at the height of its dominion, and that mankind may at length regain the energy and longevity of their ancestors." 2 NADINE JAMMET – DISCOURS MEDICAL SUR LA FOLIE 135 state seemed the very reverse: an intellectual backwater, a sordid scandal.3 Le public n’est pas dupe et c’est une profession 4 mal aimée, souvent sujette à la critique dans la presse florissante de l’époque, qui s’est à peine émancipée du corps des chirurgiens barbiers en 1745 et dont la formation plus lettrée que pratique est dispensée fort diversement dans une poignée d’universités en Europe5 qui tente de se distinguer des "empiricks," 6 marchands de potions ambulants, rebouteux et guérisseurs au moyen d’un discours inspiré des théories gravitationnelles newtoniennes et de l’empirisme sensoriel lockien. Or, en l’absence de toute découverte étiologique ou thérapeutique notoire et en dépit des conclusions alarmantes de la commission chargée en 1815 d’enquêter sur les conditions de détention des malades mentaux dans les asiles publics et privés 7 , les médecins obtiennent une reconnaissance systématique de leur expertise en matière de folie dans le cadre de la loi de 1774, “the 1774 Madhouses Act”, n’autorisant l’internement d’un malade mental que sur présentation d’un certificat médical ainsi que dans le cadre de la loi portant sur les malades mentaux délinquants et criminels votée en 18008. Ils supervisent, en outre, l’administration des soins dans les 3 Roy PORTER, Doctor of Society: Thomas Beddoes and the Sick Trade in LateEnlightenment England, New York: Routledge, 1991, p. 23. 4 Le terme " profession" est ici utilisé dans le sens de : métier appartenant à un ensemble dans un secteur d'activité particulier. Source TLF 5 "The Royal College of Physicians" à Londres, Oxford, Cambridge, l’université de Leyde aux Pays-Bas, l’université d’Édimbourg en Écosse ou les université de Göttingen, Upsalla, Montpellier et Paris. 6 Les "empiricks" était des soigneurs improvisés qui se targuaient de posséder non pas une connaissance livresque de la maladie mais pratique, héritée d’aïeux en général. 7 Cette commission dirigée par le quaker Edward Wakefield conclut qu’il est préférable que les médecins ne s’occupent pas de cas de folie. " I think they are the most unfit of any class of persons. In the first place, from every enquiry I have made, I am satisfied that medicine has little or no effect on the disease, and the only reason for their selection is the confidence which is placed in their being able to apply a remedy to the malady." (House of Commons, First Report of the Select Committee on Madhouses, London, 1816, pp. 13-14.) 8 Il s’agit de "The 1800 Criminal Lunatics Act" qui prévoit l’expertise systématique de délinquants et criminels au comportement insensé par un ou deux médecins. Les termes de la lois sont les suivants: provisions are made for the safe custody of persons: 1) charged with treason, murder or felony, who are acquitted on the grounds of insanity, 2) indicted and found insane at the time of arraignment, 3) brought before any criminal court to be discharged for want of prosecution who © 2007 lines.fr 136 lines 4 nombreux établissements publics construits entre 1800 et 1850 sous l’impulsion des “County Asylums Acts” de 1808, 1815 et 18459. Comme nous allons le voir dans une première partie, du point de vue strictement épistémologique, le savoir médical en matière de folie laisse apparaître des insuffisances qui, n’échappant pas à la critique des milieux lettrés, ont été nuisibles à la quête de reconnaissance sociale des praticiens de l’époque. Cependant, au-delà du discours spécialisé se profile une stratégie discursive étrangère à la médecine à la fois socio-économique et politique qui s’est révélée particulièrement efficace dans le contexte d’expansion et de détournement de la sphère publique décrit dans les travaux de Jürgen Habermas10. Dans une seconde partie, nous montrerons, en effet, que l’autorité 11 médicale en matière de folie s’est constituée sur la minorité du fou, en particulier par le jeu de la réappropriation et de l’amplification des modes de représentation populaire de la maladie mentale systématiquement associés à une problématique de la domination, assujettissement foucaldien des corps mais aussi domination psychologique au sens wébérien du terme12. Il sera alors appeared insane, 4) apprehended under circumstances denoting a derangement of mind and a purpose to commit an indictable offence, 5) appearing to be insane and endeavouring to gain admittance to the royal presence by intrusion on one of the royal residences. Category (1) has to be and categories (2) and (3) could be (if the court sees fit) kept in strict custody until His Majesty's pleasure shall be known. In such cases, His Majesty could issue an order stating the place and manner in which the person is to be confined. Such persons detained under any order or authority of the Home Office cannot be liberated by the commissioners. 9 1808 County Asylums Act "Whereas the practice of confining such lunatics and other insane persons as are chargeable to their respective parishes in Gaols, Houses of Correction, Poor Houses and Houses of Industry, is highly dangerous and inconvenient." La loi donne autorité aux juges de paix de faire construire des asiles d’aliénés. 1815 County Asylums Amendment Act, 1845 County Asylums Act, la loi de 1845 rend obligatoire la construction d’asiles pour indigents dans tous les comtés d’Angleterre et du Pays de Galles. Elle est suivie du 1845 Irish Lunatics Asylums Act qui pourvoit à l’édification d’un asile pour délinquants. 10 Voir Jürgen HABERMAS, L'espace public : archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, Paris : Payot, 1997. 11 Authorité au sens étymologique du terme. C’est-à-dire : auctoritas, invention, conseil, opinion, influence. 12 "Nous entendons par domination [Herrschaft] la chance pour des ordres spécifiques (ou pour tous les autres) de trouver obéissance de la part d'un groupe déterminé d'individus". (Max WEBER, Economie et Société, Paris : Plon, 1971, p.30.) NADINE JAMMET – DISCOURS MEDICAL SUR LA FOLIE 137 question, dans une troisième partie, de l’aspect politique 13 de l’entreprise de légitimation sociale menée par des médecins dont les aspirations et les postulats cognitifs et comportementaux s’inscrivent en des termes employés par Norbert Elias « dans le processus de mise en forme de la société bourgeoise-industrielle tout entière. »14 Un discours dysfonctionnel Contrairement aux pathologies strictement somatiques, la maladie mentale est de nature multiple et versatile. Et, bien qu’elle constitue un phénomène à la fois social, moral, métaphysique et physiologique dans l’Anatomie de la mélancolie 15 de Robert Burton, celle-ci est essentiellement assimilée à des processus physiologiques morbides par des médecins de la seconde moitié du XVIIIe siècle épris d’empirisme et de matérialisme. Il ne s’agit ici pas exclusivement d’une illustration du phénomène de désenchantement du monde identifié par Max Weber16 justifié, dans ce cas particulier, par une quelconque découverte scientifique mais du parti pris cartésien d’une ambitieuse profession 17 qui établit sa pratique dans la distance séparant le corps de l’âme. En effet, s’il est encore question de l’âme, âme animale et âme supérieure dans les traités de la fin du XVIIe siècle, le savoir médical sur la folie de la seconde moitié du XVIIIe siècle se réduit à des conjectures causales où l’âme est progressivement remplacée par le concept de conscience, conscience morale mais aussi sous, l’influence des théories hobsienne et lockienne, faculté de se percevoir au sein d’un environnement donné. 13 Politique au sens commun du terme : relatif à l’état mais aussi au sens foucaldien du terme : Polizeiwissenschaften, sciences de la police. 14 Norbert ELIAS, La civilisation des moeurs, trad. Pierre Kamnitzer, 1969, Paris: Calmann-Levy, 1973, p. 327. 15 Robert BURTON, The Anatomy of Melancholy, 1621, Floyd Dell et Paul JordanSmith (eds;), New York: Tudor, 1948. 16 Le phénomène de « désenchantement du monde » avancé par Weber est caractérisé dans le monde occidental par la disparition de la croyance en la magie et, plus largement, par l'effacement de la croyance dans l'action de Dieu dans le monde. Les événements du monde sont considérés comme le pur produit de forces physiques, dont la compréhension est, en principe, toujours accessible à l'homme. Le monde en vient ainsi à être considéré comme dépourvu de sens, étant un pur mécanisme physique sans intention. Le « désenchantement du monde » a comme effet une « vacance » du sens : la signification fondamentale du monde, de l'existence, a disparu pour l'homme moderne. 17 Profession au sens anglo-saxon du terme. © 2007 lines.fr 138 lines 4 Le recentrage de la problématique médicale de la folie sur le corps humain que l’on observe ici n’apparaît pas seulement comme la conséquence de l’enthousiasme pour les sciences émergentes que manifestent des médecins à la tête d’un combat sans merci contre l’obscurantisme, les superstitions et les dogmatismes des siècles passés18, mais semble également répondre à l’urgence politique du moment. Comme le fait remarquer Michael Macdonald dans une étude des modes de traitement de la folie dans l’Angleterre de la fin du XVIIe siècle intitulée Mystical Bedlam, l’interprétation myticomagique de la folie étant particulièrement présente dans les sectes puritaines, quakers et autres groupuscules religieux en conflit avec les élites dirigeantes, se voit assimilée à une forme de dissidence politique. L’enracinement de la folie dans la matérialité se fait alors une priorité politique dont Michael Macdonald décrit les conséquences dans ce qui suit: "During the century and a half following the great upheaval of the English Revolution, the governing classes embraced secular interpretations of the signs of insanity and championed medical methods of curing mental disorders. They shunned magical and religious techniques of psychological healing."19 Cependant, un tel choix caractéristique de tensions extérieures à la médecine nuit à la cohérence20 interne d’un discours qui repose sur des connaissances physiologiques, cliniques et pathologiques plus qu’incertaines. Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, l’organique s’explique par lui-même et, en dépit de la complexification des théories physiologiques21, la folie renvoie sans cesse à l’invisible et à l’immatériel dans des traités où l’aspect métaphysique de la maladie a été définitivement passé sous silence. 18 Dans Thomas Beddoes: Doctor of Society, Roy Porter évoque les emprunts idéologiques du discours médical anglais en ces termes : “Medical luminaries drew on the triumphs of the 'new philosophy' and the rhetoric of what Peter Gay has called ‘The party of humanity’ to create progressive profiles for medicine itself...Medical authors dramatized former struggles of reason against superstition, open-mindedness against dogmatism, experience against blinkered book-learning, to illustrate the adage that in medicine too, truth was great and would prevail.” (Roy PORTER, Doctor of Society: Thomas Beddoes and the Sick Trade in LateEnlightenment England, New York: Routledge, 1991, p. 23.) 19 Michael MACDONALD, Mystical Bedlam: Madness, Anxiety and Healing in Seventeenth-Century England, Cambridge: C.U.P. 1981. 20 Au sens de: Harmonie, rapport logique, absence de contradiction dans l'enchaînement des parties de ce tout. Source TLF. 21 Théories hydrauliques de Herman Boerhaave (1732) ou nerveuses d’Albrecht Von Haller (1757) et la neurologie de William Cullen (1780). NADINE JAMMET – DISCOURS MEDICAL SUR LA FOLIE 139 L’exemple des théories du Dr Whytt est tout à fait exemplaire des limitations de la démarche médicale à la fois cartésienne, rationnelle et matérialiste en matière de folie. Considéré comme l’un des principaux défenseurs de l’explication nerveuse de la maladie mentale, il avance que l’âme, essence à la fois vitale, intelligente et sensible de l’homme, agit par l’intermédiaire des nerfs; cependant, celle-ci ne peut influer sur les mouvements vitaux et réflexes d’un organisme qui se suffit à lui-même pour assurer sa survie : We think it a very clear point, that the mind does not, as Dr. Stahl and others would persuade us, preside over, regulate, and continue the vital motions…Upon the whole, there seems to be in man one sentient and intelligent Principle, which is equally the source of life, sense and motion, as of reason; and which, from the law of its union with the body, exerts more or less of its power and influence, as the different circumstances of the several organs actuated by it may require. That this principle operates upon the body, by the intervention of something in the brain or nerves, is, I think, likewise probable… in consequence of which it may determine the nervous influence variously into different organs, and so become the cause of all the vital and involuntary motions, as well as of the animal and voluntary.22 Dans une perspective où le fonctionnement du corps se résume à une activité réflexe inconsciente, le pathologique est systématiquement associé à un dysfonctionnement nerveux et répond à une logique dégénérative mécanique constituée d’une longue suite de causes et de conséquences : All diseases may, in some sense, be called affections of the nervous system, because, in almost every disease, the nerves are more or less hurt An obstruction in the coats of the stomach, or other hypochondriac viscera, is not, strictly speaking, a nervous disease; but if the nerves of these parts are so changed from their natural state, that low spirits, melancholy, or madness, are the 22 Robert WHYTT, An Essay on the Vital and Other Involuntary Motions of Animals, Edinburgh: Hamilton et al., 1751, pp. 278, 290-91. Dans cet extrait Whytt rejette l’animisme de Stahl et énonce une théorie réminiscente de l’interprétation de la physiologie proposée par Galien selon laquelle un principe occulte "les esprits" naturels, animaux et vitaux régulant les fonctions vitales et supérieures de l’organisme. © 2007 lines.fr 140 lines 4 consequence of this obstruction, then these symptoms deserve the name of nervous.23 Et, bien qu’il s’inspire de l’étiologie antique de l’hypochondrie, Whytt n’hésite pas à affirmer la nature nerveuse de la folie en évoquant le principe d’une sympathie généralisée plus imaginée que prouvée qui viendrait à son tour expliquer la conduite anormale du patient. Cependant, le dysfonctionnement nerveux que le médecin évoque à la lumière de la douleur ressentie dans le cas des maladies somatiques ou du comportement erratique du fou, loin d’apparaître à la dissection selon les conclusions de l’anatomo-pathologiste Giovanni Battista Morgagni en 1769 24 , n’est observable que symptomatiquement. Le raisonnement médical révèle ici une nature circulaire et quasi tautologique en confondant causes et effets, étiologie et sémiologie dans un modèle de pensée où les conséquences apparentes de la maladie sont la justification de la cause. Du point de vue strictement épistémologique, l’exclusion de la métaphysique du discours sur la folie est à l’origine de ruptures logiques dans des modèles explicatifs où une rationalité fautive justifie des processus invérifiables et invisibles confirmant le doute émis par Newton dans les Principia selon lequel Hypotheses non fingo25 . Dans un contexte épistémologique où des schémas causaux de plus en plus complexes tentent de faire oublier les lacunes d’un savoir qui, contrairement aux affirmations des médecins de l’époque, ne se suffit nullement à lui-même, il n’est pas surprenant de constater que des médecins aux convictions divergentes tels le docteur Battie convaincu de la validité des théories physiologiques halleriennes ou le docteur 23 Robert WHYTT, Observations on the Nature, Causes and Cure of Those Disorders Which Have Been Called Nervous, Hypochondriac, or Hysteric, to Which Are Prefixed Some Some Remarks on the Sympathy of the Nerves Prefixed Some Remarks on the Sympathy of the Nerves. Edinburgh, 1763, p. 392. 24 Voir les travaux de Giovanni BATTISTA MORGAGNI de l’université de Padou. Dans The Seats and Causes of Diseases Investigated by Anatomy publié en 1769, l’auteur déclare, après dissection de corps de maniaques et de mélancoliques, ne constater aucune lésion physiologique en corrélation avec les maladies mentales dont souffraient ces patients. Giovanni BATTISTA MORGAGNI, The Seats and Causes of Diseases Investigated by Anatomy; in Five Books, Containing a Great Variety of Dissections, with Remarks, Trans. Benjamin Alexander, London: Millar et al, 1769. 25 Les hypothèses n’agissent pas. Les hypothèses constituent des inventions et non des faits. NADINE JAMMET – DISCOURS MEDICAL SUR LA FOLIE 141 Monro partisan des thérapies désobstruantes et le docteur Pargeter défenseur de la neurophysiologie du professeur William Cullen aient tous, certainement par prudence, émis de sérieuses réserves au sujet de la nature et des origines de la folie. Ainsi en 1758, William Battie écrit dans A Treatise on Madness : "Madness like several other animal distempers oftentimes ceases spontaneously, that is without being able to assign a sufficient reason" 26 tandis que la même année, John Monro, médecin au tristement célèbre asile de Bethléem à Londres, confesse dans un traité polémique intitulé Remarks on Dr Battie’s Treatise on Madness27 que "Madness is a distemper of such a nature, that very little of real use can be said concerning it". L’idée persiste jusqu’à l’aube du XIXe siècle et en 1792, William Pargeter déclare à son tour : " The original and primary cause of Madness is a mystery, and utterly inexplicable by humain reason"28 dans son unique traité Observation on Maniacal Disorders confirmant l’idée selon laquelle la maladie mentale reste un type de pathologie mal cernée que ces médecins/rédacteurs tentent a priori de circonscrire à l’intérieur du corps humain. Cependant bien qu’ils ressentent et admettent leur impuissance face à la folie, les auteurs médecins publient un grand nombre de traités en particulier dans les années qui suivent la guérison proclamée en 1789 de la manie du roi George III. Par ouvrages interposés, ils se livrent une concurrence acharnée et tels les marchands de potions ambulants, s’attribuent des découvertes étiologiques et thérapeutiques inédites. Il existe autant de théories sur la folie qu’il y a d’auteurs et, bien que tous affirment avec vigueur son origine somatique, on n’assiste à aucun moment à l’établissement d’un consensus sur la nosologie à adopter, les thérapies et les mécanismes morbides à l’origine du mal. Contrairement au présupposé positiviste d’une science en pleine constitution qui sous-tend l’ouvrage néanmoins remarquablement documenté Three Hundred Years of Psychiatry29 de Richard Hunter et Ida Macalpine, il n’est nullement question ici du développement 26 William BATTIE, A Treatise on Madness, London: J. Whiston and B. White, 1758, p. 98. 27 John MONRO, Remarks on Dr. Battie’s Treatise on Madness, London: Clarke, 1758. 28 William PARGETER, Observations on Maniacal Disorders, Stanley W. JACKSON (ed.), 1792, London: Routledge, 1988, p.14. 29 Richard HUNTER and Ida MACALPINE, Three Hundred Years of Psychiatry, 1535-1860. A History Presented in Selected English Texts, London: O.U.P., 1963. © 2007 lines.fr 142 lines 4 historique et concerté d’une science unifiée. Le discours médical sur la folie n’entre pas dans un processus dialectique du savoir mais sert, le plus fréquemment, de prétexte à l’affirmation de la subjectivité30 d’auteurs dont les écrits (qui sont lus par un public bourgeois et aristocrate à la fois spécialiste et profane) constituent de véritables entreprises publicitaires. En effet, la mauvaise réputation de médecins âpres au gain dans les séries iconographiques morales de William Hogarth, et dont les insuffisances théoriques inspirent à l’écrivain satirique William Sterne les premières pages de Tristam Shandy, n’est plus à faire et, c’est au moyen de traités médicaux ambitieux que ceux-ci vont tenter de modifier une image sociale peu flatteuse. La rhétorique dément régulièrement la pratique dans un discours sur la folie qui cache soigneusement son objet premier. Cependant, dans un contexte où les rivalités personnelles et professionnelles nuisent à la cohésion de la théorisation médicale dans sa globalité, la quête de reconnaissance sociale des médecins ne constitue pas un phénomène consensuel et concerté par des praticiens membres d’une quelconque instance institutionnelle31 facilement identifiable mais doit être étudiée dans le cadre de stratégies de légitimation individuelles qui s’inscrivent dans l’évolution globale de la société anglaise. Ainsi, alors que la médecine se révèle incapable de soigner un mal particulièrement stigmatisé à l’époque, les auteurs médecins se dépeignent comme des hommes de confiance, d’une haute probité morale, capables de dominer le maniaque vociférant sans occasionner la moindre souffrance chez ce dernier. Ils publient alors des traités sur l’éthique32 et, contrairement à toute vérité établie, s’inquiètent des mauvais traitements infligés aux malades dans les asiles privés de fous tenus par des non-médecins seulement. La démarche du docteur Pargeter qui met en exergue le dévouement et le charisme du praticien capable de soumettre le maniaque du regard dans Observations on 30 La subjectivité des auteurs est ici entendue au sens où l’emploie Benveniste. Le Royal College of Physicians de Londres ne regroupait que les médecins (physicians, doctors) exerçant à Londres. En outre, seuls les médecins diplômés des universités d’Oxford et de Cambridge et les membres de l’Eglise anglicane pouvaient en faire partie. 32 John MOORE, Medical Sketches, London: Strahan & Cadell, 1786. 31 NADINE JAMMET – DISCOURS MEDICAL SUR LA FOLIE 143 Maniacal Disorders 33 en 1792 est caractéristique d’une rhétorique médicale qui justifie son autorité non pas au moyen d’un savoir incontestable et reconnu de tous mais par sa capacité de répondre aux préoccupations sociales et morales du public lettré de l’époque : The conduct of public hospitals or institutions, for the reception of lunatics, needs no remark: the excellence in the management of them, is its own encomium. We will consider private madhouses then, as kept and superintended by two different descriptions of persons. First, those houses which are under the immediate inspection and management of regular physicians, or other medical men – or clergymen. Secondly, those houses which are under the direction and care of men, who have just pecuniary powers sufficient to obtain a licence, and set themselves up keepers of private madhouses: assuring the public… that the patients will be treated with the best medical skill and attention when at the same time, they are totally devoid of all physical knowledge and experience…extremely ignorant and… illiterate.34 Ainsi, ce sont des arguments de nature socioculturelle que le médecin, désireux de se distinguer des “quacks”, charlatans en tous genres, évoque en opposant à l’image du médecin gentilhomme celle de l’escroc illétré. Cependant, les velléités philanthropiques 35 présentes dans le discours médical se heurtent continuellement à la réalité peu glorieuse de traitements essentiellement symptomatologiques dont le but premier est de corriger le comportement du malade. En effet, plutôt que d’obéir à une logique issue du savoir physiologique, les thérapies aussi diverses que contradictoires36, puisent leur essence dans des modes de représenta33 William PARGETER, Observations on Maniacal Disorders, 1792, Stanley W. JACKSON (ed.), London: Routledge, 1988. 34 Ibid. p.124. 35 Au sens étymologique du terme. 36 Les thérapies proposées n’affichent aucune continuité dans leur évolution globale. Voir : le Dr John HILL dans Hypochondriasis, A Practical Treatise publié en 1766 qui vante les bienfaits des potions et préparations à base de plantes médicinales qu’il fabrique, l’hydrothérapie (bains froids, immersion ou déversement d’impressionnante quantité d’eau sur le patient conformément à la pratique du Dr Patrick Blair au début du siècle) ou l’usage de l’opium cher au Dr George YOUNG dans A Treatise on Opium, Founded upon Practical Observations (London: Millar et al., 1753) et l’administration de chocs électriques dans An Essay on Electricity, © 2007 lines.fr 144 lines 4 tion de la folie particulièrement stigmatisants et bien que celles-ci soient inéfficaces du point de vue strictement médical, elles apparaissent convaincantes du point de vue socio-fonctionnel. En effet, dans des traités médicaux où le social et le physiologique coexistent avec difficulté, on observe fréquemment une rupture logique entre les modèles étiologiques suggérés et les thérapies proposées. A l’exemple d’Erasmus Darwin qui d’une part s’avoue convaincu de l’utilité du mode de prise en charge non médical des malades, "the management," mais qui d’autre part, évoque les traitements somatiques (purges, préparations émétiques, saignées etc.) les plus conventionnels 37 , ou à l’exemple du professeur William Cullen qui décrit la folie comme la conséquence de l’excitation ou du relâchement anarchique des différentes parties du cerveau mais qui plutôt que de s’intéresser aux propriétés calmantes ou excitantes de substances déjà identifiées se contente de prôner l’immobilisation et la soumission de patients en des termes non équivoques: "Restraint ought to be complete", les choix thérapeutiques portent sur des traitements qui, agissant symptomatiquement, visent à supprimer les idées fixes, l’agitation et l’agressivité ou au contraire la passivité dans une démarche plus coercitive que compatissante aux yeux de l’homme d’aujourd’hui. Ainsi, ce n’est pas à la pharmacopée existante, ni à la persuasion auxquels les Willis ont recours pour soulager les accès de manie supposée du roi George III dans les années 1788/89 mais à la punition, à la contention et à la menace. Explaining the Principles of That Useful Science; and Describing the Instruments publié en 1765 par George Adam. 37 In every species of madness, there is a peculiar idea either of desire or aversion, which is perpetually excited in the mind with all its connections... The object of madness is generally a delirious idea, and thence cannot be conquered by reason; because it continues to be excited by painful sensations, which is a stronger stimulus than volition. From these considerations it appears, that the indications of cure must consist in removing the cause of the pain, whether it arises from a delirious idea, or from a real fact, or from bodily disease… Secondly, the pain in consequence of the ideas or bodily diseases above described is to be removed, first, by evacuations, as venesection, emetics, and cathartics; and then by large doses of opium, or by the vertigo occasioned by a circulating swing…(548) (Erasmus DARWIN, Zoonomia or, the Laws of Organic Life, vol. 1, London: Johnson, 1796, p. 548.) NADINE JAMMET – DISCOURS MEDICAL SUR LA FOLIE 145 Un discours efficace En dépit des affirmations des auteurs/médecins, ce n’est pas seulement la physiologie qui légitime les traitements proposés mais une démarche opportuniste dont l’essence se situe dans la minorité du fou. Les bienfaits supposés de la “swinging chair” (chaise à balancement) exposés par le docteur Joseph Mason Cox dans Practical Observations on Insanity en 1806 montrent la juxtaposition du discours scientifique (philosophique naturel) et du discours social. En effet, Mason Cox s’enorgueillit des qualités thérapeutiques expulsives et apaisantes de la chaise à balancement ci-dessous. Selon lui, les mouvements de plus en plus rapides agissent sur le système nerveux sensoriels et telle une thérapie de choc suppriment les idées fixes, désobstruent les canaux bouchés et permettent l’évacuation de sécrétions pathologiques : The singular and unusual motion of swinging, when continued with increased velocity, induces first paleness, then nausea, and © 2007 lines.fr 146 lines 4 then alternatively obvious change in the circulation, and giddiness: these changes necessarily result from an impression made on those organs of sensibility, the brain and the nervous system, and prove that the remedy acts on the seat of the disease, be the proximate cause what it may.38 Alors que l’action thérapeutique de la chaise à balancement reste inexpliquée, cette dernière représente un moyen de dissuasion et de coercition fort efficace que Mason Cox mentionne à plusieurs reprises dans Practical Observations On Insanity comme le montre la citation suivante : The impression made on the mind by the recollection of its (the swinging chair’s) action on the body is another important property of the swing, and the physician will often only have to threaten its employment to secure compliance with his wishes, while no species of punishment is more harmless and efficacious.39 Le traitement est, en premier lieu, affaire de domination physique, assujettissement du corps, dont on souligne néanmoins l’humanité dans de nombreux traités de la fin du siècle 40 ,mais aussi de domination, au sens wébérien du terme, légitimée et réifiée par les modèles étiologiques somatiques de la maladie mentale. Ainsi, l’insoumission idéologique41 peut avoir de lourdes conséquences en milieu asilaire et James Tilly Matthews, un patient de John Haslam et James Monro alors respectivement apothicaire et médecin à Bethléem, qui s’entête à clamer l’existence d’une machine à corrompre les esprits, se voit enfermé dans un cachot humide situé dans les soubassements vétustes de l’asile d’où il ne sortira que mourant. L’autorité du médecin se fait menace omniprésente, pouvoir42 de vie et de mort justifié par une vision hobbesienne des rapports existant au 38 Joseph MASON-COX. Practical Observations on Insanity: in Which Some Suggestions Are Offered towards an Improved Mode of Treating Diseases of the Mind… to Which Are Subjoined, Remarks on Medical Jurisprudence as Connected with Diseased Intellect, (2nd edition), London: Baldwin & Murray, 1806, p. 143. 39 Ibid. p. 145. 40 William Pargeter, Thomas Arnold, George Adams. 41 Au sens vieilli de: se rapportant aux idées. 42 Au sens de puissance potentielle: Kraft. (Voir la différenciation wébérienne entre Kraft et Macht) NADINE JAMMET – DISCOURS MEDICAL SUR LA FOLIE 147 sein de l’asile. Et, lorsque les saignées, les préparations émétiques et cathartiques répétées n’ont eu aucun effet sur le comportement de l’insensé, c’est le corps entier que l’on neutralise au moyen de la chaise à balancement ou de la chaise tranquillisante mais aussi en enchaînant, et en immobilisant au moyen de systèmes de contention de plus en plus complexes. Il n’est alors pas surprenant qu’Edward Wakefield, président de la commission chargée d’enquêter sur les asiles en 1815, ait trouvé dans un cachot sordide de Bedlam un patient nommé James Norris, enchaîné depuis 12 ans dans les conditions suivantes : He stated himself to be fifty-five years of age, and that he had been confined about fourteen years, that in consequence of attempting to defend himself from what he conceived the improper treatment of his keeper, he was fastened by a long chain, which passing through the partition, enabled the keeper by going into the next cell, to draw him close to the wall at pleasure… he afterwards was confined in the manner we saw him, a stout iron ring was riveted around his neck. …Round his body a strong iron bar about two inches wide was riveted. …The iron ring around his neck was connected to the bars on his shoulders, by a double link. …He had remained thus encaged and chained more than twelve years.43 Dans une logique comparable au régime disciplinaire foucaldien décrit dans Surveiller et Punir44, la soumission du corps, des gestes et des comportements est devenu objet de savoir dans le discours médical de la seconde moitié du XVIIIe siècle. La contention se fait humaine et la camisole de force est encensée dans une rhétorique où la violence de l’insensé représente un argument de choix. Ainsi, la domination qu’exerce le médecin sur ses patients se voit légitimée par un savoir, savoir-faire, technique d’immobilisation des corps, dont l’essence n’est en rien médicale mais sociale. Et, alors que les traités sur la maladie mentale évoquent essentiellement la maladie prométhéenne ou les vapeurs de la délicate aristocratie du Dr Cheyne durant la première moitié du siècle des Lumières, ceux de la seconde 43 House of Commons, First Report: Minutes of Evidence Taken before the Select Committee Appointed to Consider of Provisions Being Made for the Better Regulation of Madhouses in England, London : s.n., 1815 reproduit dans The Bethlehem Court of Governors Minutes, June 23, 1814. 44 Michel FOUCAULT, Surveiller et punir, Paris: Gallimard, 1975. © 2007 lines.fr 148 lines 4 moitié abordent les pathologies les plus graves convaincus à la suite de la guérison du roi George III qu’elles peuvent être soignées certainement grâce aux découvertes faites dans les sciences chimiques et physiques mais aussi vers la fin du siècle, en vertu de l’idée que les écarts des malades peuvent être modifiés au moyen de techniques comportementales. Le "management" 45 , traduit en français par l’expression "traitement moral", bien que non médical, est alors considérée comme une panacée par William Pargeter, John Monro ou Joseph Mason Cox qui exigent de leurs patients discipline et obéissance. Contrairement à ce qui se passe à partir de 1792 à la Retraite, petite communauté quaker, où l’on applique les principes du traitement moral aux malades mentaux sans intervention médicale d’aucune sorte, le "management" que propose Pargeter, Mason Cox et John Monro ne représente en rien une rupture épistémologique selon les termes définis par Michel Foucault dans L’histoire de la folie à l’âge classique. Il s’établit dans la continuité des pratiques punitives antérieures où, persuadé que le comportement erratique du malade est en adéquation directe avec les dysfonctionnements somatiques supposés à l’origine de la maladie, on ignore la capacité du malade à juguler ses pulsions asociales et surestime le rôle d’un médecin charismatique qui agit en censeur, et se substitue au surmoi (à la retenue) du fou46. Pargeter soumet le maniaque du regard, Mason Cox les menace de la chaise à balancement tandis que Benjamin Rush tenait à la disposition du plus agité une "chaise tranquillisante" (Tranquilizer). La médecine ne saisit en rien l’essence des pratiques visant à l’intériorisation des normes au sein de la Retraite, elle se réapproprie les apparences philanthropiques 47 du traitement moral pour ensuite les inclure dans une théorisation médicale plus favorable à la profession. 45 Le terme “management” provient du dressage des chevaux. Comme le montre la citation suivante de William CULLEN tirée des pages 31213 de First Lines in the Practice of Physic, Edinburgh: Bell and Bradfuse, 1784, le médecin se donne un rôle dominateur et incontournable dans le traitement comportemental de la folie: “Restraining the anger and violence of madmen is always necessary for preventing their hurting themselves or others; but this restraint is also to be considered as a remedy. Angry passions are always rendered more violent by the indulgence of the impetuous notions they produce; and even in madmen, the feeling of restraint will sometimes prevent the efforts which their passion would otherwise occasion.” 47 Au sens étymologique du terme. 46 NADINE JAMMET – DISCOURS MEDICAL SUR LA FOLIE 149 L’autorité médicale en matière de folie ne s’est pas seulement constituée sur la domination et l’assujettissement des corps. Elle puise également sa force dans un idéel 48 social qui associe immanquablement la maladie mentale à la faute. Comme le fait remarquer le sociologue Andrew Scull dans Social Order / Mental Disorder, le sort des malades mentaux, errant dans les campagnes, mendiant dans les grandes villes ou enfermés en asile public ou privé n’était guère enviable : Whether one looks to theoretical medical texts, to works on the jurisprudence of insanity, to literary allusions, to pictorial representations, or to the practices of the despised madhouse keepers themselves, the dominant images are of whips and chains, depletion and degradation, the wreck of the intellect, and the loss of the mad person’s very humanness.49 Et bien qu’il ait été de bon goût d’exprimer sa compassion pour le fou maniaque, mélancolique ou hypocondriaque dans la totalité des traités médicaux sur la folie, la réalité des soins renvoie à sa bestialité, à son insensibilité50 et à son incapacité à prononcer un discours sensé. En dépit de l’interprétation biologique de la maladie mentale qu’il défend, le monde médical de l’époque se révèle non seulement incapable de remettre en cause les modes de représentation existants mais aussi s’en empare et les amplifie pour d’une part justifier des traitements pénibles mais aussi pour convaincre de la nécessité d’une médecine capable d’enrayer un mal aussi mal cerné qu’inquiétant. Selon Richard Mead en 1751, "There is no disease more to be dreaded than Madness"51, le docteur Battie introduit le sujet de son traité A Treatise on Madness publié en 1758 en déplorant le fait que : "Madness, though a terrible and at present a very frequent calamity, is perhaps as little understood as any that ever afflicted mankind"52 et 48 Terme emprunté à Maurice Godelier. C’est-à-dire la somme des idées présentes dans une société donnée en opposition à la matérialité. Voir Maurice GODELIER, L’idéel et le matériel, Paris : Fayard, 1984. 49 Andrew SCULL, Social Order/Mental Disorder, Anglo-American Psychiatry in Historical Perspective, Berkeley: University of California Press, 1989, p. 56. 50 Selon le docteur Mead, les malades mentaux sont hypoaesthésiques. Ils supportent le froid et la douleur sans émettre la moindre plainte.Voir Richard MEAD, Medical Precepts and Cautions, London: Brindley, 1751, p.58. 51 Ibid. p. 74 52 William BATTIE, A Treatise on Madness, London: J. Whiston and B. White, 1758, p. 1. © 2007 lines.fr 150 lines 4 William Pargeter déclare en 1792 que la mort est préférable à la folie et que le mélancolique indifférent à ce qui l’entoure, prostré et obsédé par une idée fixe, apparaît dénué de toute humanité : Once encounter a man deprived of that noble endowment (the governing principle) and see in how melancholy a posture he appears. He retains indeed the outward figure of the human species, but like the ruins of a once magnificent edifice, it only serves to remind us of his former dignity, and fills us with gloomy reflections with the loss of it. Within all is confused and deranged, every look and expression testifies to internal anarchy and disorder.53 De façon plus ou moins volontaire de la part d’acteurs sociaux qui ne maîtrisent pas toujours les sources et les implications de leur rhétorique, les médecins non seulement se réapproprient l’herméneutique54 dominante mais aussi l’inclut dans leurs modèles étiologiques en s’inspirant de la vision newtonienne d’une psyché humaine constituée des forces antagonistes de la raison et des passions. Ainsi, le fou, le maniaque fourbe et malfaisant dans les traités de Pargeter, John Ferriar et John Monro entre autres, le savant déchu, l’amoureuse éconduite, constituent les exemples vivants d’une population déchue qui a péché par passion et a perturbé l’équilibre fragile des forces à la fois dichotomiques et conflictuelles présentes dans l’esprit humain. Et, lorsque la présence de tares héréditaires55 ou de dysfonctionnements organiques et cérébraux préexistants56 a été écartée, les passions occasionnées à la fois par un milieu pathogène et la faiblesse des individus sont fustigées comme la cause première (cause lointaine) de la folie. Ainsi, le docteur Mead évoque les conséquences pathologiques de la réussite puis de la célèbre 53 PARGETER, op. cit. pp. 2-3. Au sens sémiotique foucaldien du terme : Théorie, science de l'interprétation des signes, de leur valeur symbolique. 55 Le Dr William Battie considère qu’il existe deux grandes catégories de maladies mentales, les unes innées telle l'idiotie sont incurables tandis que les autres acquises par accident peuvent être soignées. 56 Le Dr Erasmus Darwin mentionne cet aspect de la question dans la citation suivante: "Madness is sometimes produced by bodily pain, particularly I believe of a diseased liver, like convulsion and epilepsy; at other times it is caused by very painful ideas occasioned by external consequences. Cité de Erasmus DARWIN, Zoonomia or, the Laws of Organic Life, vol. 2, London: Johnson, 1794-1796, p. 549. 54 NADINE JAMMET – DISCOURS MEDICAL SUR LA FOLIE 151 banqueroute de la Compagnie des Mers du Sud dans les années 1720 en fustigeant la convoitise immodérée de ses congénères : I have formerly heard Dr. Hale, physician to Bethlehemhospital, and of great experience in these matters, say more than once, that in the year 1720, ever memorable for the iniquitous south-sea scheme, he had more patients committed to his care, whose heads were turned by the immense riches which fortune had suddenly thrown in their way, than of those, who had been completely ruined by that abominable bubble. Such is the force of insatiable avarice in destroying the rational faculties!57 A l’exception des modèles de théorisation lockiens de William Battie (1758) ou d’Andrew Harper (1789) qui situe l’origine de la folie non pas dans une erreur de jugement initiale, perversion de la raison, mais dans une cause physique à l’origine de la perturbation du système nerveux sensoriel, l’écrasante majorité des médecins anglais condamne l’immoralité et la déviance première du malade. La folie pourtant reconnue en tant que pathologie somatique continue à faire l’objet de la condamnation d’un médecin qui justifie sa prise de position morale non plus par la religion mais par la physiologie. On observe alors un processus de réification et d’objectivation d’une herméneutique58 sociale qui confond chaos et maladie mentale et qui, à une époque où l’idée de possession démoniaque n’était pourtant plus acceptable, continue à l’assimiler à l’idée du mal et de la faute59. Cependant, contrairement à l’image magico-religieuse d’une folie démoniaque provoquée par l’intervention d’entités mystiques et paranormales, les modes de représentation de la seconde moitié du XVIIIe siècle attribuent au malade l’entière culpabilité de ses actes. Un pouvoir symbolique Ainsi, c’est dans l’affirmation de l’essence transgressive de la folie que les auteurs médecins assoient un savoir susceptible de leur procurer une autorité publique. 57 Richard MEAD, Medical Precepts and Cautions, p. 91. Au sens foucaldien du terme. 59 La suite de tableaux moraux de William Hogarth "The Rake’s Progress" est emblématique de ce mode de représentation de la folie. Une vie immorale ne peut mener qu’à la folie, punition divine de celui qui a fauté. 58 © 2007 lines.fr 152 lines 4 Les modèle étiologiques médicaux de la folie font, en effet, référence dans leur totalité à une rupture initiale occasionnée par l’excès dans les cas de manie ou par le manque dans les cas de mélancolie; la maladie se définit en termes quantitatifs dans un univers où l’harmonie se caractérise essentiellement par l’équilibre des forces en présence. La logique de la maladie mentale devient simple mécanique de la surcharge ou de l’épuisement à l’origine d’un moment de rupture initiale que nombre de médecins confondent avec l’idée de transgression morale. Le modèle physico-physiologique qui sous-tend le discours médical justifie une morale épicurienne qui incite les individus à la pondération et à la maîtrise de leurs pulsions. Ainsi, opérant un glissement du savoir médical sur la maladie mentale vers la société dans sa globalité, la médecine adopte le parti pris politique60 de l’ordre social et au nom d’une morale que les auteurs confondent avec le concept d’hygiène mentale, condamne l’enthousiasme religieux61 et légitime l’enfermement à Bethléem des évangélistes et des méthodistes à la grande satisfaction de l’Église anglicane et des élites dirigeantes62. Le docteur Pargeter fustige ces prédicateurs méthodistes ambulants qui font perdre la raison à ses patients : Fanaticism is a very common cause of Madness. Most of the Maniacal cases that ever came under my observation, proceeded from religious enthusiasm … The doctrines of the Methodists have a greater tendency than those of any other sect to produce the most deplorable effects on human understanding. The brain is perplexed in the mazes of mystery, and the imagination overpowered by the tremendous description of future torments.63 Le discours médical se fait alors discours de vérité, et contrairement aux théories socioéconomiques d’Adam Smith dans 60 Politique au sens foucaldien de Polizeiwissenschaften, c’est-à-dire sciences de la police, techniques de gestion des individus sur un territoire donné. 61 L’enthousiasme religieux était considéré comme pathogène. 62 Dans les années 1780, 10% des internés de Bethléem étaient enfermés pour leur enthousiasme religieux. Voir le livre d'Andrew SCULL & Jonathan ANDREWS, Undertaker of the Mind: John Monro and Mad-Doctoring in Eighteenth-Century England, Berkeley: University of California Press, 2001. Selon l’auteur à la page 85 : “Methodism became inextricably linked with madness, and their Anglican and other opponents… jumped at the opportunity to associate them with popery, superstition, and unreason.” 63 PARGETER, p. 31 NADINE JAMMET – DISCOURS MEDICAL SUR LA FOLIE 153 lesquelles l’état de nature est caractérisé par sa rudesse, celui-ci évoque le postulat d’une nature bienveillante et fondamentalement harmonieuse pour pointer du doigt les méfaits d’une civilisation où la profusion des biens est décrite comme pathogène. Le docteur Pargeter s’inquiète, en effet, au même tire que les docteur Mead, Monro ou le chirurgien William Perfect, des effets nocifs d’une société corrompue où règne la profusion: “The summit of luxury to which the present age has attained, must naturally, tend to interrupt the regularity of the animal economy, and to enfeeble the generations of men.”64 La maladie qui n’est pourtant plus perçue dans le contexte du dialogue immédiat qui unissait l’homme à Dieu dans l’herméneutique humaniste, est représentée en des termes emprunts du mythe biblique, comme la perte de l’équilibre organique préexistant, véritable transgression de lois naturelles d’origine divine par des individus et une société qui se sont éloignés du modèle originel. En évoquant l’existence de lois naturelles inhérentes au vivant dont eux seuls connaissent la nature, les médecins affirment l’universalité de leur savoir et se font les défenseurs d’une morale qui entraînent l’édification de normes à la fois comportementales et cognitives. Confronté à l’universalité d’un savoir médical qui, contrairement à la médecine humaniste du siècle passé ne s’intéresse plus à la singularité de la maladie mais l’inclut dans des schémas classificatoires universaux et applicables à tout individu, la folie est immanquablement associée à la déviance65 et à une altérité qui se définit dans la distance établie avec une normalité élevée au rang de vérité absolue. Comme le fait remarquer Michel Foucault dans l’Histoire de la folie, on observe alors un glissement de la perception de la maladie mentale de l’intérieur de la société vers sa périphérie : Le fou c’est l’autre par rapport aux autres: l’autre -au sens de l’exception – parmi les autres – au sens de l’universel. Toute forme de l’intériorité est maintenant conjurée: le fou est évident, mais son profil se détache sur l’espace extérieur; et le rapport qui le définit, l’offre tout entier par le jeu des comparaisons objectives au regard du sujet raisonnable. Entre le fou, et le sujet qui prononce « celui-là est un fou », toute une distance est creusée, qui n’est plus le vide cartésien du « je ne suis pas celui64 65 Ibid. pp. 1-2. Au sens étymologique du terme. © 2007 lines.fr 154 lines 4 là », mais qui se trouve occupée par la plénitude d’un double système d’altérité: distance désormais tout habitée de repères, mesurable par conséquent et variable; le fou est plus ou moins différent dans le groupe des autres qui est à son tour plus ou moins universel. Le fou devient relatif mais il n’en est que mieux désarmé de ses pouvoirs dangereux: lui qui, dans la pensée de la Renaissance, figurait la présence proche et périlleuse, au coeur de la raison, d’une ressemblance trop intérieure, il est maintenant repoussé à l’autre extrémité du monde, mis à l’écart et maintenu hors d’état d’inquiéter, par une double sécurité, puisqu’il représente la différence de l’autre dans l’extériorité des autres.66 En dépit de la publication par des auteurs considérés fous de pamphlets et de récits autobiographiques 67 critiquant l’internement abusif et dépeignant les traitements inhumains auxquels ils avaient été soumis dans un langage tout à fait compréhensible, les médecins de la seconde moitié du XVIIIe soulignent tous l’incohérence et la véhémence qui caractérisent les dires de leurs patients. Le langage de la folie entretient alors des rapports homologiques avec son étiologie somatique et le docteur Thomas Arnold décrit les états frénétiques en relation avec l’activité excessive et anarchique du cerveau de ses patients dans son traité Obervations on the Nature, Kinds, Causes and Prevention of Insanity, Lunacy or Madness publié en 1806 : In phrenetic Insanity the patient raves incessantly… and scarcely knows, or attends to external objects about him; and when he does perceive external objects, is apt to perceive them erroneously. …Incoherent Insanity…may arise from a too active state of the brain which occasions a flightiness of imagination… in which there is a great defect of memory. Maniacal 66 FOUCAULT, Histoire de la folie, p. 199. Voir: William BELCHER, "Address to Humanity: Containing a Letter to Dr. Thomas Monro; a Receipt to Make a Lunatic, and Seize His Estate, and a Sketch of a True Smiling Hyena", Voices of Madness: Four Pamphlets, 1683-1786, Allan INGRAM (ed.), 1796; Stroud: Sutton Publishing, 1997, pp.127-35 ou Samuel BRUCKSHAW, "One More Proof of the Iniquitous Abuse of Private Madhouses", Voices of Madness: Four Pamphlets, 1683-1786, Allan INGRAM (ed.), 1774; Stroud: Sutton Publishing, 1997, pp. 75-126 ou encore Urbane METCALF, “The Interior of Bethlehem Hospital” Patterns of Madness in the Eighteenth Century -A Reader, Allan INGRAM (ed.), 1818; Liverpool University Press, 1998, pp. 257-64. 67 NADINE JAMMET – DISCOURS MEDICAL SUR LA FOLIE 155 Insanity…is…perhaps the most comprehensive; since it extends its dominion over the Whole Internal World of ideas and comprehends every possible combination of sensible images which can enter into, and delude, a distempered brain.68 La folie est ici irrémédiablement associée à un irréel, que le médecin, fort de l’empirisme newtonien, considère comme erroné. La médecine crée ainsi une frontière cognitive infranchissable entre le réel et un imaginaire dont elle situe l’origine dans un organisme perturbé. Il n’est alors pas question de reconnaître les capacités cognitives de l’imagination que défend à l’époque le poète William Blake69, les médecins revendiquent un usage paraphrastique de la langue qui exclut du domaine du vrai tout langage métaphorique et symbolique. Ainsi, l’apothicaire de Bethléem, John Haslam, publie un traité reproduisant les paroles de son patient, James Tilly Matthews, persuadé que le langage de la folie se ridiculise par son incohérence. Le résultat escompté est loin d’être obtenu et Illustrations of Madness apparaît encore aujourd’hui comme la parabole d’événements politiques auxquels Matthews avaient personnellement été mêlé. Et pourtant, plus le modèle médical s’impose et plus le silence s’instaure entre le monde médical, la société et des récits de malades mentaux qui ne sortent qu’exceptionnellement des murs des grands asiles victoriens au XIXe siècle. Comme le constate Allan Ingram dans The Madhouse of Language : 68 Thomas ARNOLD, Observations on the Kinds, Causes and Prevention of Insanity, Lunacy or Madness, Leicester: Robinson and Cadell, 1806, pp. 129-30, 136-7. 69 William Blake défend la validité de la perception intime et subjective de la réalité dans une démonstration où le visible et l’invisible se côtoient: "And I know that this World is a World of imagination and vision. I see every thing I paint in this World, but Every body does not see alike. To the Eyes of a Miser a Guinea is more beautiful than the Sun, and a bag worn with the use of Money has more beautiful proportions than a Vine filled with Grapes. The tree which moves some to tears of joy is in the Eyes of others only a Green thing that stands in the way. Some see Nature all Ridicule and Deformity, and by these I shall not regulate my proportions; and Some Scarce see Nature at all. But to the Eyes of the Man of Imagination, Nature is Imagination itself. As a man is, So he Sees. As the Eye is formed, such are its Powers. You certainly Mistake, when you say that the Visions of Fancy are not to be found in This World. To me This World is all One continued Vision of Fancy and Imagination, and I feel flattered when I am told so.” Ce passage est tiré d’une lettre écrite en Août 1799 à l’un de ses détracteurs le révérend John Trusler. (William BLAKE, Blake’s Poetry and Designs, Mary Lynn Johnson and John E. Grant (eds.), New York, London: Norton & co., 1979, pp. 448-49.) © 2007 lines.fr 156 lines 4 The Language of psychiatry, of talking ‘about madness’ was a field of discourse that expanded more and more rapidly during the course of the eighteenth century. Madness in all its manifestations – mania, melancholy, hysteria, religious enthusiasm, hypochondria, vapours –engaged some of the leading medical and philosophical minds of the period, and publications on the causes, symptoms and treatment of different shades of insanity were legion… The self-confidence of the professionals generated a new rhetoric for the expounding of theories about madness and its cure, but, in doing so, also helped to silence the spoken evidence of what the mad could have to say about themselves.70 Ce silence que la médecine anglaise impose au fou par le jeu d’un type particulier de violence, violence symbolique décrite par Pierre Bourdieu71, s’il constitue d’une part la preuve de la capacité des praticiens de dominer les errances du fou, s’inscrit d’autre part dans l’évolution sociopolitique de la nation entière. En effet, à une époque où les malades mentaux oeuvrent à l’édification d’asiles 72 , où le fondateur du méthodisme,73 John Wesley, propose dans un ouvrage de médecine familiale intitulé Primitive Physic: or an Easy and Natural 70 Allan INGRAM, The Madhouse of Language. Writing and Reading Madness in the Eighteenth Century, London: Routledge, 1991, pp.16-17 71 C’est-à-dire un type de violence qui s’ignore en tant que telle dans les termes de P. Bourdieu: "La violence symbolique, c'est cette violence qui extorque des soumissions qui ne sont même pas perçues comme telles en s'appuyant sur des « attentes collectives », des croyances socialement inculquées. Comme la théorie de la magie, la théorie de la violence symbolique repose sur une théorie de la croyance ou, mieux, sur une théorie de la production de la croyance, du travail de socialisation nécessaire pour produire des agents dotés des schèmes de perception et d'appréciation qui leur permettront de percevoir les injonctions inscrites dans une situation ou dans un discours et de leur obéir. " (Raisons pratiques, 1994, p.188.) 72 Jonathan Swift, reconnu "non compos mentis" à la fin de son existence a légué un héritage pour l'édification de l'asile St Patrick en Irlande. De même, James TillyMatthews rédige les plans du nouvel hôpital de Bethléem alors qu'il est encore enfermé. 73 Mouvement associé à l'enthousiasme religieux, considéré comme pathogène non seulement dans l'herméneutique sociale mais aussi dans les traités médicaux de la seconde moitié du XVIIIe siècle. William PARGETER et, John HASLAM y font ouvertement allusion dans leurs traités respectifs: Observations on Maniacal Disorders cité précédemment et Observations on Insanity with Practical Remarks on the Disease, and an Account of the Morbid Appearances on Dissections, London: Rivington, 1798. NADINE JAMMET – DISCOURS MEDICAL SUR LA FOLIE 157 Method of Curing Most Diseases 74 des traitements contre l’hypochondrie, l’hystérie et la manie furieuse et, où le roi George III atteint de démence manque de peu de se faire assassiner successivement par trois malades mentaux75, le monde sensé et le monde de la folie coexistent dans une proximité de nos jours inimaginable. La société anglaise de la seconde moitié du XVIIIe siècle semble en permanence en proie au désordre provoqué d’une part par les révoltes des plus démunis et d’autre part par les revendications politiques des factions bourgeoises ou celles des jacobites écossais. La médecine n’échappe en rien aux incertitudes de l’époque et ce sont des critères de prédictibilité et de pérennité que les auteurs de traités vont privilégier, tout d’abord en établissant un rapport de cause à effet immédiat et mécanique dans leurs modèles étiologiques, puis en s’inspirant de la représentation d’une psyché humaine soumise aux lois gravitationnelles newtoniennes où le libre arbitre et l’intentionnalité76 des individus sont systématiquement sous-estimés. Contrairement aux méthodes psycho-dynamiques de Philippe Pinel dans la France révolutionnaire, selon lesquelles on devait s’inspirer des dires du patient pour ensuite les détourner de leur objet premier77, les médecins anglais ignorent l’effet thérapeutique d’une parole qu’ils ne considèrent que sous son aspect symptomatique 78 et préfèrent 74 John WESLEY, Primitive Physic: or, an Easy and Natural Method of Curing Most Diseases, London: Thomas Trye, 1747. Il est à préciser que les deux premières éditions en 1747 et 1752 de Primitive Physic étaient anonymes. L'ouvrage a été réédité de nombreuses fois jusqu'à la fin de la première moitié du XIXe siècle (1847). 75 Le roi George III a été agressé en trois occasions. Tout d'abord par Margaret Nicholson qui, manifestement dans un état dément, a tenté de le poignarder en 1786. En 1790, un autre dément dénommé John Frith lui lance une pierre qui ne l'atteint pas. La troisième tentative de régicide est celle qui a le plus défrayé la chronique. C'est au théâtre de Drury Lane que James Hadfield reconnu malade mental après un long procès, tire deux balles en direction du roi en 1800. Il le rate et est immédiatement neutralisé par Sheridan (alors directeur du théâtre) et le duc de York. 76 Intentionnalité au sens de: Relation psychologique active de la conscience à un objet existant, adaptée à un projet. Source T.L.F 77 Philippe PINEL, Traité médico-philosophique sur l'aliénation mentale, Jacques POSTEL & Thérèse LEMPERIERE (eds.) 1808 ; Toulouse : Privat, 1998. 78 Certains praticiens de la fin du siècle évoquent la possibilité d’un dialogue avec le patient (Michael Crichton, William Pargeter, Andrew Harper). Cependant ce dialogue n’est conçu que comme l’alternative à la violence (qui était alors très mal perçue par les élites sensibles) dans la mesure où il est question de persuader le patient à obéir au médecin. © 2007 lines.fr 158 lines 4 imposer à leurs patients un mode de relation disciplinaire tel le docteur Ferriar en 1795 : I have seen great exertions thrown away, in attempting to influence lunatics by arguments, or to surprise them into rationality by stratagem. I never knew such endeavours answer any good purpose. The stories current in books, of wonderful cures thus produced, are, like most other good stories, incapable of serving more than once. A system of discipline, mild, but exact, which makes the patient sensible of restraint…is best suited to those complaints. In the furious state, the arms, and sometimes the legs must be confined… When the patient is mischievous and unruly…I shut him up in his cell, order the window to be darkened, and allow him no food but water gruel and dry bread.79 Forts de l’idée que pathologique et non-pathologique obéissent à des lois naturelles universelles, les médecins se font les défenseurs d’une hygiène morale capable d’éviter le pire et évoquent des normes comportementales où le concept de retenue aristotélicienne prévaut. La morale se fait hygiène de vie et la logique éliasienne d’intériorisation des pulsions et des interdits se voit appliquée non seulement aux malades mentaux mais aussi aux factions de la population les plus démonstratives. Dans l’herméneutique sociale post révolutionnaire, les révoltes sporadiques du moment se voient assimilées aux passions incontrôlées, et alors qu’E. Burke fustige la Révolution française en en dénonçant la folie et la barbarie80, les élites industrielles81 décrivant la société en termes médicaux autorisent les « saignées » d’un pouvoir politique qui prétend agir pour le bien de tous selon Douglas Hay et Nicholas Rogers dans Eighteenth-Century English Society : 79 John FERRIAR, Medical Histories and Reflections, London: Cadell & Davies, 1795, pp. 11-2. Dans l'extrait cité ici, Ferriar fait allusion au Traité sur l'aliénation mentale de Pinel. 80 Edmund BURKE, Reflections on the Revolution in France and on the Proceedings of Certain Societies in London. Relative to That Event in a Letter Intended to Have Been Sent to a Gentleman in Paris, L.G. Mitchell (ed.), 1790; Oxford: O.U.P., 1999. 81 Au sens de : classe sociale émergente de la seconde moitié du XVIIIe siècle, propriétaires d’un ou de plusieurs établissements industriels souvent liés aux découvertes techniques (au sens moderne) du moment. NADINE JAMMET – DISCOURS MEDICAL SUR LA FOLIE 159 In the years of the French Revolution the rhetoric surrounding reference to the people was increasingly suffused with blood. "We are sorry to hear that you have had symptoms of Rioting in your quarter," wrote the great engineer James Watt to the great iron-founder John Wilkinson on 10 April 1791; the madness seems very prevalent over all at present, and I doubt will not be allayed without a copious bleeding. …This comes of preaching up the Sovereignty and Majesty of the people, we cannot say their Majesties are very gracious.82 L’agitation sociale se fait folie et la folie, victime des temps révolutionnaires, se voit assimilée au danger et à l’urgence politique en particulier lors du vote de la loi sur les malades mentaux criminels de 1800 prévoyant l’internement préventif de toute personne jugée irresponsable mentalement et susceptible de commettre un délit grave ou d’intenter à la vie du souverain. Et, pourtant, les fous ne constituaient nullement une faction organisée de la population capable de nuire au pouvoir politique en place et, c’est donc en tant que menace symbolique omniprésente que la maladie mentale fait l’objet de 15 lois entre 1800 et 1850. Dans une logique où le sort de la nation entre en étroite corrélation avec le destin de l’individu83, le médecin oeuvre au bien-être commun d’une part en promouvant le renoncement et la régulation des pulsions et d’autre part en réifiant des normes sociocognitives qui excluent de l’espace public non seulement les malades mentaux mais aussi les populations modestes des villes et des campagnes aux croyances superstitieuses et magicomystiques pour qui l’interprétation empirico-sensorielle des phénomènes n’est d’aucun secours. Contrairement au principe kantien d’un savoir philosophique, indépendant des instances politiques dans Qu’est-ce que les Lumières, la médecine mentale anglaise apparaît soumise aux impératifs de stabilité sociopolitique du moment et instrumentale dans un processus plus ou moins conscient de distanciation affective. Il ne fait alors aucun doute que le discours médical de la seconde moitié du XVIIIe siècle s’inscrit dans une 82 Douglas HAY & Nicholas ROGERS, Eighteenth-Century English Society, Oxford: O.U.P., 1997, p. 150 83 Norbert Elias souligne en effet l’importance des changements socio-économiques qui ont lieu au 18e et souligne interdépendance sociale grandissante, la division du travail, les marchés et la compétition qui tous postulent la retenue et la régulation des émotions et des instincts. Norbert ELIAS, La civilisation des moeurs, trad. Paul Kamnitzer, 1939; Paris : Calmann-Levy, 1973, p. 326. © 2007 lines.fr 160 lines 4 gestion symbolique de l’espace social et s’inspire de modes de représentation erronés qui en induisent d’autres. Paradoxalement pour des professionnels qui promeuvent avec les élites politiques du moment une vision dichotomique du réel et de l’irréel, les médecins prétendent contrôler la réalité par des moyens imaginaires. Le savoir médical de l’époque s’identifie en termes idéologiques84, idéologie qu’à la même époque James Tilly-Matthews du fond d’un cachot du "Bedlam" Londonien, compare à des vapeurs nauséabondes capables de pénétrer dans tous les foyers grâce à leur volatilité et à leur invisibilité85. La nouvelle forme de pouvoir qui se dessine n’apparaît pas spécifiquement ici dans le domaine du traitement des affections mentales mais concerne la société dans sa globalité. Il est ici question d’un pouvoir symbolique au sens où l’entend P. Bourdieu 86 qui, s’établissant sur l’intériorisation de normes et d’interdits sociaux, obtient la coopération du plus grand nombre. Dans un tel contexte, l’herméneutique devient essentielle à la pérennisation des rapports hiérarchiques. Comme le fait remarquer Louis Marin dans Le Portrait du roi87 « représentation et pouvoir sont de même nature » dans le modèle social utilitariste et panoptique qui s’établit dans l’Angleterre de la seconde moitié du XVIIIe siècle. Et, c’est une société plus imaginée que réelle qui émerge des discours réformiste et médical de l’époque. En effet, dans leur quête de paix sociale, les médecins en arrivent à faire disparaître toute trace de conflit, de déviance et de dissidence 84 L’idéologique se définit ici en tant que construction intellectuelle qui explique et justifie un ordre social existant. 85 John HASLAM, Illustrations of Madness, Roy Porter (ed.), 1810; London: Routledge, 1988. 86 « Le pouvoir symbolique est un pouvoir qui est en mesure de se faire reconnaître, d’obtenir la reconnaissance ; c’est-à-dire un pouvoir (économique, politique, culturel ou autre) qui a le pouvoir de se faire méconnaître dans sa vérité de pouvoir, de violence et d’arbitraire. L’efficacité propre de ce pouvoir s’exerce non dans l’ordre de la force physique, mais dans l’ordre du sens de la connaissance. Par exemple, le noble, le latin le dit, est un nobilis, un homme ‘connu’, ‘reconnu’ » (Pierre Bourdieu, “Dévoiler les ressorts du pouvoir”, in Interventions — Science sociale et action politique, Agone, 2002, pp.173-176.) 87 Louis MARIN, Le portrait du roi, Paris: Editions de Minuit, 1981, p. 11. Cette phrase ne s'applique pas au monde moderne dans le contexte où l'emploie Louis Marin, il évoque alors un portrait. NADINE JAMMET – DISCOURS MEDICAL SUR LA FOLIE 161 dans les grands asiles qui sont érigés au cours du XIXe siècle. John Conolly, médecin aliéniste de renommée propose une description panégyrique d’un asile moderne où les factions les plus défavorisées de la population vivent en harmonie sous le regard compatissant de surveillants et de médecins : Calmness will come; hope will revive; satisfaction will prevail. Some unmanageable tempers, some violent or sullen patients, there must always be; but much of the violence, much of the illhumour, almost all the disposition to meditate mischievous or fatal revenge, or self-destruction will disappear… Cleanliness and decency will be maintained or restored; and despair itself will sometimes be found to give place to cheerfulness or secure tranquillity. The asylum is the place where humanity, if anywhere on earth, shall reign supreme.88 Contrairement au fou présent dans l’iconographie du XVIIIe, livré au chaos de ses passions incontrôlées, ce sont des malades pacifiés que l’on rencontre dans la lithographie suivante de Katherine Drake datant de 1848. Conclusion Il ne fait aucun doute que le discours médical sur la folie s’inscrit dans le processus d’évolution globale de la société britannique de l’époque. On y distingue la stratégie grâce à laquelle les acteurs d’une profession s’arrogent un savoir et une autorité qu’aucune découverte ne justifie. Et, c’est en établissant un rapport de domination physique et cognitive sur une folie plus symbolique de l’agitation sociale qu’effectivement menaçante que les médecins tentent de faire oublier une image sociale peu flatteuse. On observe ainsi l’élaboration d’une théorisation devenue idéologie, au sens habermasien du terme, et des pratiques médicales qui confirment l’idée défendue par Max Horkheimer et Theodor Adorno dans La dialectique de la raison89 88 John CONOLLY, On the Construction and Government of Lunatic Asylums, London: Churchill, 1847, p. 143. 89 Voir Max HORKHEIMER et Theodor W. ADORNO, La dialectique de la raison, trad. Elianne Kaufholz, 1944 ; Paris : Tel/Gallimard, 1974, Les chapitres ‘Sur le concept d’Aufklärung’ et ‘Juliette, ou raison et morale’. © 2007 lines.fr 162 lines 4 d’une perversion des idéaux des Lumières profit d’une fraction de la population. A lunatic’s ball at the Somerset County Asylum Cependant, il serait injuste de conclure à une conspiration machiavélique de membres de la petite bourgeoisie 90 à l’encontre d’une partie de la population particulièrement stigmatisée. Nous sommes en effet en présence d’auteurs, acteurs sociaux, qui en des termes empruntés à la sociologie d’Anthony Giddens, essaient de faire correspondre leur conscience discursive 91 et conscience pratique 92 dans un contexte de grande insécurité ontologique93. C’est, en effet, en 90 Ensemble des bourgeois, de ceux qui n'exercent pas de métier manuel (par opposition au prolétariat et à la paysannerie). Grande, haute, petite bourgeoisie. Source T.L.F. 91 Selon A. Giddens: “What actors are able to say, or to give verbal expression to, or about social conditions, including especially the conditions of their own action; awareness which has a discursive form.” 92 Ce que le locuteur/acteur social connaît de son environnement. "What actors know about social conditions, including especially the conditions of their own action, but cannot express discursively." Le concept de conscience pratique élaboré par Anthony GIDDENS dans The Constitution of Society est ici particulièrement pertinent car celui-ci permet la prise en compte de l’aspect involontaire et inconscient de l’action. 93 Anthony GIDDENS, The Constitution of Society, Cambridge: Polity Press, 1997, pp. 374, 375. Giddens définit le principe de sécurité ontologique en ces termes : NADINE JAMMET – DISCOURS MEDICAL SUR LA FOLIE 163 termes de contraintes objectives, économiques, sociales et politiques mais aussi en termes de contraintes subjectives et même parfois imaginées que l’on doit évaluer un mode de prise en charge de la folie dont la dimension symbolique ne peut être ignorée. Bibliographie ARNOLD, Thomas. Observations on the Nature, Kinds, Causes and Prevention of Insanity, Lunacy or Madness. [1782-86. 2nd ed.] London: R. Phillips, 1806. 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Qu’il s’agisse du développement de la formation technique, de la création de nouvelles professions, de la mise en place de solutions à la question sociale, de la réorganisation de la vie politique ou de l’évolution du rôle des élites, tout concourt à la mise en place d’importantes restructurations dans la configuration et l’utilisation des savoirs. Le XIXe siècle voit notamment l’apparition et le développement important d’un nouveau type de discours sur la société luttant pour acquérir une légitimité, une autonomie et une place au sein de l’université : les sciences sociales. Quelle que soit la manière dont celles-ci se forment, elles portent toutes en elles une volonté de décrypter la société de manière rationnelle et l’idée que leur savoir peut apporter une certaine crédibilité et légitimité à l’exercice du pouvoir. Il semble ainsi tout à fait pertinent d’étudier leur structuration en lien avec le concept d’autorité. Afin de définir celui-ci, rappelons rapidement que la notion d’auctoritas se réfère à la place du Sénat dans la Constitution de la République Romaine, qu’elle est liée par sa racine à la notion d’augmenter, et qu’ainsi : L’auctoritas exprime à son tour l’idée d’augmenter l’efficacité d’un acte juridique ou d’un droit. […] De même le Sénat grâce à son incomparable prestige, a la vertu d’augmenter la portée de tout acte pour lequel il a donné son accord (son auctoritas) : qu’il s’agisse de donner un avis favorable à un projet de loi, à une liste de candidats, à une levée militaire, à l’établissement d’un impôt. Aucune de ces décisions ne sera prise directement ARNAUD PAGE - POLITIQUE, SCIENCES ET AUTORITE 171 par le Sénat (il n’en a pas le pouvoir). Mais tous ces projets, enrichis de l’auctoritas du Sénat, sont assurés du succès.1 On voit bien en quoi dans les sociétés modernes, ce rôle de conseil légitimant sans réel pouvoir peut être tenu par la science sociale. Ceci semble tout particulièrement vrai pour la fin du XIXe siècle, où les anciennes élites, supposées garantes d’un ordre rationnel, voient leur pouvoir politique décliner au profit des masses, dont on craint qu’elles soient gouvernées avant tout par des pulsions irrationnelles. Cette démocratisation de la société, associée à l’accroissement des tâches d’un appareil politique confronté à une société moderne de plus en plus complexe, appellent en cette fin de siècle au développement du rôle de la science et de l’expert, en tant que sièges possibles d’une nouvelle rationalité politique, voire d’une autorité respectée et obéie. L’institutionnalisation des sciences sociales n’en revêt pas pour autant un caractère uniforme, c’est pourquoi il parait intéressant de se pencher sur une institution particulière afin d’étudier comment ces phénomènes se traduisent concrètement. Nous nous proposons donc d’étudier au niveau de la London School of Economics and Political Science, cette articulation entre savoir, pouvoir et autorité. On verra ainsi que l’exemple de la LSE représente une tentative particulière de création d’une nouvelle autorité grâce à la fusion du pouvoir politique dans une science globale et souveraine. Nous verrons également comment le processus de professionnalisation des sciences, fondé sur la segmentation des discours, met au contraire en lumière la faillite de ce type de projet scientifique, ce qui nous permettra en dernier lieu de conclure sur le caractère fictif d’une notion d’autorité qui serait absolument distincte de celle de pouvoir. Webb et l’autorité scientifique La London School of Economics est créée en 1895 par Sidney Webb, leader de la Fabian Society, et représentant principal de la branche dite « intellectuelle » du socialisme britannique. La création de l’Ecole fait suite à un don d’un obscur membre de la Fabian Society qui précise dans son testament qu’il souhaite que sa fortune soit consacrée à « la propagande et aux autres objectifs de la dite 1 Michel HUMBERT, Institutions Politiques et Sociales de l’Antiquité, Paris : Dalloz, 1999, pp. 314-315. © 2007 lines.fr 172 lines 4 société et de son socialisme »2. Mais, d’emblée, Webb manifeste très clairement la volonté de créer une école indépendante, plutôt que de financer les activités traditionnelles de la société, et insiste sur le caractère non-partisan qu’il souhaite pour cette nouvelle institution. Cette insistance se traduit notamment par le recrutement comme directeur de l’Ecole de William Hewins, jeune économiste d’Oxford qui deviendra par la suite un des plus proches collaborateurs de Joseph Chamberlain et député Conservateur. Il n’est pas possible ici de retracer tout le cheminement intellectuel des Webb, mais il est utile de préciser que la fin du XIXe siècle les voit se détacher des solutions partisanes pour privilégier le savoir et la science. La fondation de l’école découle ainsi d’une volonté de placer la science sociale au service de la gestion des questions politiques, économiques et sociales, devenues de plus en plus complexes. A la manière des institutions formant des médecins ou des ingénieurs, la LSE doit former des experts capables de guider l’action politique grâce à leurs connaissances scientifiques de la société, en l’absence de tout partipris idéologique : “Social reconstructions require as much specialized training and sustained study as the building of bridges and railways, […] or technical improvement in machinery and mechanical processes” 3 ; “We wish to introduce into politics the professional expert, to extend the sphere of government by adding to its enormous advantages of wholesale and compulsory management, the advantage of the most skilled entrepreneur.”4 Si cette orientation scientifique vaut à Webb de nombreux reproches de la part de ses camarades socialistes – tout particulièrement de la part de George Bernard Shaw – on aurait tort de voir dans cet engouement pour la science sociale un fléchissement des convictions socialistes de Sidney Webb. Bien au contraire, il semble que Webb était à ce point convaincu de l’inéluctabilité de l’avènement 2 “ [...] to the propaganda and other purposes of the said Society and its Socialism, and towards advancing its objects in any way they deem advisable.” (Testament de H. H. Hutchinson, Hutchinson Papers, Londres: British Library of Political and Economic Science). 3 B. & S. WEBB, The Prevention of Destitution, 1911, p. 331, in G. R. SEARLE, The Quest for National Efficiency: A Study in British Politics and Political Thought, 1899-1914, Londres: The Ashfield Press, 1990 (1971), p. 85. 4 Journal de Beatrice WEBB, 28 décembre 1894, in N. & J. MACKENZIE (eds.), The Diary of Beatrice Webb: Volume Two, 1892-1905, Cambridge (U.S.A.): Harvard University Press, 1983, p. 63. ARNAUD PAGE - POLITIQUE, SCIENCES ET AUTORITE 173 d’un Etat collectiviste qu’il lui semblait nécessaire de concevoir les moyens scientifiques d’organiser le plus efficacement possible cet Etat dont les pouvoirs étaient inexorablement amenés à se développer. D’autre part, la teneur même de son projet politique, fondé non pas sur une révolte violente des classes ouvrières mais au contraire sur l’évolution progressive de l’organisation politique vers un interventionnisme accru et sur le développement du rôle des experts, implique que collectivisme et science sociale ne sont chez Webb que les deux faces d’une même pièce. On peut ainsi parler chez Webb à cette époque d’une fusion entre un projet politique et un projet scientifique. Il s’agit en somme pour lui d’abandonner les dogmes politiques, l’individualisme méthodologique de l’économie politique classique, tout comme les vaines spéculations abstraites de la philosophie afin de fonder scientifiquement un ordre nouveau et juste. L’histoire du XIXe siècle semblant indiquer l’inexorabilité de l’avènement d’un Etat plus interventionniste, il s’agit donc pour Webb de fonder un nouveau type de sciences sociales pour assurer à ce pouvoir en expansion les moyens intellectuels d’une efficacité renforcée et d’une nouvelle légitimité. Il est ainsi tout à fait intéressant de constater que la fondation d’une école indépendante de sciences sociales à Londres est le fait d’un réformateur social, dont les objectifs sont avant tout politiques, plutôt que purement scientifiques. On remarque ainsi que, dans le projet de Webb, la distinction commune entre descriptif et normatif n’a absolument pas lieu d’être. La science sociale globale doit, dans le même mouvement, analyser les différents types d’organisation de la société, et préconiser celui qui doit être mis en place : “We must remember that there is indubitably at any moment one arrangement of men and things and social relations which involves the minimum of misery then possible. To discover that arrangement for our own time is the problem of […] sociology.”5 La deuxième caractéristique majeure de ce projet est qu’il est fondé sur une vision globale et non différenciée du champ scientifique. Chez Webb, les distinctions, en termes de méthodes ou d’objets, entre économie, sociologie et science politique sont minorées. On remarque par exemple que la citation précédente est tirée d’un cours sur la science économique, au cours duquel il glisse de l’économie à la sociologie sans distinguer les disciplines. Il utilise indifféremment 5 Sidney WEBB, “Lecture on Economics”, 1900?, Passfield Papers, Londres: British Library of Political and Economic Science. © 2007 lines.fr 174 lines 4 l’un ou l’autre des termes, ce qui s’explique une fois encore par sa conception d’une science totale, capable d’embrasser tous les aspects de la vie sociale. L’avènement de l’expert en politique est un phénomène généralisé au XIXe siècle, dans les domaines économiques, sociaux, mais aussi scientifiques, techniques et médicaux. La spécificité du projet de Webb pour la LSE se situe dans le rapport particulier qu’il tente d’instaurer entre savoir et pouvoir, en établissant une fusion entre les deux afin de promouvoir l’avènement d’une science totale capable, dans un même mouvement, de décrire la société et de décider des orientations que celle-ci doit suivre. Il s’agit donc bien pour Webb d’instaurer un nouveau mode de gouvernance fondé sur la rationalité scientifique en tant que siège de l’autorité, au sens de « supériorité de mérite ou de séduction qui impose l’obéissance sans contrainte, le respect, la confiance »6. Deux exemples : l’économie historique et la sociologie Après cette courte analyse du projet de Webb, il nous faut maintenant nous tourner vers la mise en œuvre de ce projet durant les premières années d’existence de la London School of Economics. Nous nous consacrerons ici à l’étude des deux sciences sociales dominantes l’économie et la sociologie, et leur institutionnalisation à la LSE de 1895 à 1914. Nous verrons ainsi que les personnes qui développent ces sciences sociales à la LSE, si leurs allégeances politiques sont diverses et qu’elles situent leur entreprise au sein d’une discipline particulière, sont toutes intéressées, comme Webb, avant tout par des questions morales et politiques, l’objectif étant là encore de fonder une science totale, fondement d’une nouvelle autorité. Après de vives critiques dans les années 1870, l’économie politique opère une mutation à partir des années 1880, mutation symbolisée par la perte de l’adjectif et une nouvelle dénomination (political economy devenant economics). Cette mutation correspond à l’institutionnalisation de la science économique, qui acquiert progressivement les caractéristiques d’une profession et la respectabilité d’une science. Néanmoins si, dans les années 1880, la plupart des économistes s’accordent sur la nécessaire professionnalisation de leur discipline, la 6 Grand Robert de la Langue Française, Paris : Dictionnaires le Robert, 2001, p. 1048. ARNAUD PAGE - POLITIQUE, SCIENCES ET AUTORITE 175 nature de celle-ci fait bien entendu l’objet de vifs débats, et l’on peut rapidement discerner deux écoles : l’école marginaliste ou néoclassique de Cambridge menée par Alfred Marshall, et une école dite « historique » basée, dans les années 1880, à Oxford. Les choix opérés par la première s’appuient sur l’idée que la légitimité de l’économie ne peut passer que par une plus grande formalisation scientifique, par un développement du travail analytique, voire mathématique, et un détachement de l’économiste professionnel vis-àvis des controverses publiques. La deuxième approche est caractérisée au contraire par un parti pris historiciste (afin de relativiser les conclusions théoriques de l’économie politique classique et d’asseoir le caractère concret de la science économique) et une volonté de placer la science économique au service des problèmes pratiques, notamment en vue d’une résolution de la question sociale. Ce deuxième groupe est basé dans les années 1880 à Oxford, mais les opportunités professionnelles y sont très minces et il faudra attendre la création de la LSE pour qu’il bénéficie d’une base institutionnelle plus solide. La LSE permet à un certain nombre d’économistes dissidents de se regrouper, de se professionnaliser, et ainsi d’offrir une alternative à l’école de Cambridge. Si tous les économistes de la LSE (Ashley, Foxwell, Hewins, Cannan) ont leur spécificité, ils se réunissent autour d’un certain rejet de la toute puissance d’une science analytique et abstraite. D’une manière générale, l’approche favorisée à la LSE est caractérisée par la priorité accordée à la pratique, ce qui passe par une approche plus historique et empirique (et ainsi une faible formalisation théorique), une attention particulière aux questions sociales et, enfin, un développement important de l’offre de formation pour les employés du commerce, autre conséquence de la volonté de développer une science pratique. Si le caractère dissident des économistes de la LSE permet une certaine cristallisation en surface des préoccupations des différents économistes y enseignant, il ne favorise pas pour autant la formation d’un paradigme commun et cohérent. La science économique à la LSE ne propose pas de régularité discursive, principalement parce qu’elle ne fait pas la démarche de définir clairement son projet, celui-ci étant justement fondé sur un refus de la distinction entre science économique et science historique, entre théorie et pratique, entre science et éthique, entre discours scientifique et discours profane. La science économique telle qu’elle tente de s’institutionnaliser à la LSE représente ainsi une réactivation du projet de Webb, une science © 2007 lines.fr 176 lines 4 globale proposant dans un même temps d’analyser la société et d’en diriger l’évolution de manière rationnelle. Mais c’est justement cette volonté de création d’une autorité transcendante qui est à l’origine de sa faible institutionnalisation. La sociologie commence à s’institutionnaliser en Angleterre au tout début du XXe siècle, processus dans lequel la LSE a une place tout à fait capitale, puisque c’est là qu’est créée la première – et pendant plusieurs décennies, l’unique – chaire de sociologie en 1907. Celle-ci est attribuée à Leonard Hobhouse qui entreprend de développer une science qui serait une sorte de contrepoint à Herbert Spencer, puisqu’il tente d’établir une sociologie centrée sur l’idée d’évolution, mais également sur des idées politiques que l’on peut rapidement qualifier de collectivistes. C’est dans Mind in Evolution, publié en 1901, que s’ébauche ce qui formera le cœur de la pensée sociologique de Hobhouse, à savoir une théorie fondée sur l’idée d’évolution, ou plus précisément ce qu’il appelle « l’évolution orthogénique », fondée sur la dimension de progrès. D’autre part, l’évolution est avant tout considérée comme celle de l’esprit humain, dans lequel l’instinct est progressivement remplacé par une intelligence réflexive, ce qu’il appelle “self-conscious intelligence”. Ajoutons enfin l’idée que la sociologie représente la systématisation, au niveau collectif, de ce développement d’une “self conscious intelligence”. Ce que cette intelligence réflexive est à l’individu, la sociologie doit l’être à l’humanité7. On note ici également le caractère global de la science que tente de développer Hobhouse, qui propose de fonder une science située, comme chez Comte, au sommet de la pyramide des savoirs, et qui doit permettre dans un même temps de proposer une histoire de l’humanité, une analyse théorique des différentes sociétés, et de guider l’évolution à venir grâce à des principes éthiques et moraux : “[The sociologist] treats [the human species] as something that has evolved and is evolving, and he seeks to discover what further developments it holds in germs” 8 ; “We must have a philosophically thought-out standard of value as a test by which we can appraise the different 7 Stefan COLLINI, Liberalism and Sociology: L.T. Hobhouse and Political Argument in England, 1880-1914 (1979), Cambridge: Cambridge University Press, 1983, p. 218. 8 L. T. HOBHOUSE, Mind in Evolution, Londres: Macmillan, 1901, p. 351. ARNAUD PAGE - POLITIQUE, SCIENCES ET AUTORITE 177 stages of evolution. In that sense, then […] ethics is necessary to sociology.”9 Stefan Collini a ainsi bien montré que chez Hobhouse, la sociologie est avant tout un moyen de proposer une vision politique et morale, en la revêtant d’une rhétorique scientifique. D’une manière générale, chez Hobhouse, la sociologie se définit en négatif, en creux, face à la biologie en tant que science de la société. Si la sociologie de Hobhouse est à ce point centrée sur l’idée d’évolution, c’est qu’elle est avant tout motivée par une volonté de s’opposer au darwinisme social, et de contrer les effets selon lui néfastes d’un traitement purement biologique, et selon lui « pseudo scientifique », des questions sociales et éthiques. The pseudo-scientific treatment of the questions affecting the bases of social ethics was never more popular than at present, and to it was largely due the deterioration of moral form in the discussion of public affairs, which was admitted and deplored by nearly all thinking men. In endeavouring to reconstitute sociology in its true position, the Society would, therefore, be doing something to meet a great practical need.10 Hobhouse tente en fait de réconcilier le concept d’évolution avec sa vision organique de la société et avec des impératifs éthiques et politiques, en faveur d’un collectivisme modéré. Il ne s’agit pas ici de se prononcer sur la qualité des travaux de Hobhouse, mais simplement de constater qu’il est difficile de parler à propos de sa sociologie d’une discipline scientifique, collective et professionnalisée. Hobhouse reste avant tout un philosophe et un penseur politique, et sa conception du progrès, et de fait sa sociologie, doivent être perçues comme des tentatives d’instauration sinon d’une nouvelle religion, à tout le moins d’une nouvelle éthique collective, fondée sur le progrès de la raison. Ainsi, la sociologie de Hobhouse représente une volonté de fondation d’une nouvelle éthique, d’une nouvelle autorité, mais n’est fondée ni sur un objet, ni sur une méthode spécifique, et Hobhouse lui-même ne cherche guère à démarquer son discours scientifique des discours politiques et philosophiques. 9 Sociological Papers, II, p. 188, in Stefan COLLINI, op. cit., p. 200. Sociological Papers, I, pp. 27-28 in Stefan COLLINI, op. cit., p. 200. 10 © 2007 lines.fr 178 lines 4 On opposera enfin l’absence de création de véritables écoles économique ou sociologique à cette époque à la LSE avec l’institutionnalisation d’autres disciplines, à la LSE ou ailleurs. Ainsi, à Cambridge, malgré des difficultés et une très longue mise en place, Marshall réussit à créer une école autour de sa conception de l’économie. A la LSE, on constate également la mise en place de disciplines plus structurées, par exemple dans le département de Social Science and Administration, destiné à former des travailleurs sociaux, ou plus tard en anthropologie par exemple. Si la création de ces départements intervient plus tard que les deux disciplines qui nous intéressent ici, on remarque surtout que ces projets scientifiques font l’objet d’une meilleure délimitation de leurs frontières, principal atout dans la bataille pour la professionnalisation, ce qui nous amène à la question plus générale de l’institutionnalisation des sciences sociales au tournant du XXe siècle. Eléments de théorie sur l’institutionnalisation des sciences sociales Nous nous appuyons ici principalement sur les travaux de Peter Wagner, dont les théories sur l’institutionnalisation des sciences sociales permettent d’éclairer notre propos sur la London School of Economics. Wagner distingue trois modes d’institutionnalisation des sciences sociales à la fin du XIXe siècle en Europe et aux Etats-Unis. Il ne s’agit ici en aucun cas de dire qu’il existe un modèle par excellence de construction d’un discours scientifique, et que tout chemin déviant représente un échec. Néanmoins, au niveau de ce qui nous intéresse aujourd’hui, il est clair que les tendances profondes liées à l’institutionnalisation des sciences ne s’accordent guère avec la fondation d’une création d’une science sociale globale et souveraine – une nouvelle autorité. Le premier mode d’institutionnalisation des sciences sociales que Wagner distingue est celui des disciplines opérant une « spécialisation pragmatique ». Elles ont pour caractéristiques d’être avant tout empiriques, faiblement formalisées, et orientées vers la résolution des problèmes sociaux. C’est dans ce cadre que s’inscrit, à la LSE, le département de Social Science and Administration. Le deuxième mode d’institutionnalisation identifié par Wagner est celui des « discours disciplinaires formalisés », dont l’économie néoclassique ARNAUD PAGE - POLITIQUE, SCIENCES ET AUTORITE 179 est l’exemple prototypique évident. Ce type de discours, auquel on peut également ajouter la science juridique de l’Etat, procède à une délimitation très stricte de ses frontières, afin de surmonter les problèmes des jugements de valeur et de l’éthique. Il s’agit en somme d’asserter très clairement la spécificité du discours scientifique grâce à une division de la société en plusieurs domaines imperméables, et à une formalisation théorique poussée qui donne lieu à une apparente neutralité axiologique. Both neoclassical economics and legal positivism resort to a kind of ontological purification of earlier discourses by excluding extra-economic or extra-legal arguments. […] A welldefined science – in the literal sense of boundary setting – emerged which acquired scientific, and increasingly also political, legitimacy by way of reference to its “pure” methods and its “vigour”.11 Le troisième et dernier mode, qui nous intéresse ici particulièrement, est désigné par Wagner sous le nom de “comprehensive social science”. Celui-ci consiste en un rejet des tendances institutionnelles vers la spécialisation professionnelle et la segmentation des disciplines. Ce mode d’institutionnalisation représente une tentative de formation d’un discours scientifique total, et existe lui-même sous deux formes principales. Il peut d’une part prendre la forme d’une réaction critique contre le discours de plus en plus cohérent de l’économie classique, puis néoclassique, réaction critique qui porte avant tout sur l’excès de formalisation théorique de la science économique et sur la délimitation excessive de son champ d’investigation. Cette démarche est ainsi portée par les partisans d’une économie historique, en Allemagne, en Italie, mais aussi en Angleterre, comme on l’a vu. Le deuxième type de tentative d’instauration d’une “comprehensive social science”, lui aussi fondé sur le rejet de la tendance de l’économie néoclassique à morceler le réel en domaines d’étude étanches, est une forme de continuité avec les philosophies sociales et politiques, et tente de fournir, sur la base 11 P. WAGNER & B. WITTROCK, “States, Institutions, and Discourses: A Comparative Perspective on the Structuration of the Social Sciences”, pp. 331-358, in P. WAGNER, B. WITTROCK, R. WHITLEY (eds.), Discourses on Society: The Shaping of the Social Science Disciplines, Dordrecht: Kluwer Academic Publishers, 1991, p. 347. © 2007 lines.fr 180 lines 4 d’une étude scientifique de la société, la base d’une nouvelle éthique collective. On reconnaîtra ici clairement le projet de Hobhouse. Il ne s’agit ici pas de suggérer que le choix d’une “comprehensive social science” mène nécessairement à l’échec de l’institutionnalisation. Il est clair que les réalisations concrètes ont connu des fortunes diverses, quantité d’autres facteurs entrant en jeu (présence d’un leader, configuration du reste du champ scientifique, opportunités professionnelles, structuration de l’Etat nation, etc.). Néanmoins, à chaque mode d’institutionnalisation correspond un problème particulier, et les différentes formes de “comprehensive social science” doivent faire face à ce que Wagner nomme le dilemme « scientifico-institutionnel ». Ainsi, d’un coté, ce type de projet scientifique s’appuie sur la relative autonomie des institutions d’enseignement supérieur pour développer un discours sur la société qui ne soit pas subordonné aux demandes politiques. Néanmoins, en tant que discours global, il doit également refuser l’excès de formalisation scientifique s’il souhaite conserver un poids sur l’évolution de la société. A long terme, ce type de projet scientifique souffre de son absence de formalisation, et son incapacité à proposer une standardisation des pré-requis et un corps unifié de méthodes et de théorèmes est un obstacle à l’institutionnalisation. On constate ainsi à propos des deux disciplines qui nous intéressent ici que leur faible formalisation et leur manque d’homogénéité ne sont que les conséquences d’un phénomène plus général, à savoir l’absence de frontières et de critères précis permettant de délimiter leur entreprise et d’affirmer la spécificité de leur discours scientifique. L’absence de priorité entre théorie et pratique, sciences sociales et sciences historiques, sciences sociales et philosophie, ainsi qu’une faible délimitation du champ d’investigation, empêchent la création d’un paradigme suffisamment circonscrit : “To acquire full scientific status, a discourse had to dispose of unequivocal standards for the permissibility of statements and to demarcate boundaries to other discourses.”12 12 Peter WAGNER, “Science of Society Lost: On the Failure to Establish Sociology in Europe during the ‘Classical’ Period”, pp.219-246 in P. WAGNER, B. WITTROCK, R. WHITLEY (eds.), Discourses on Society: The Shaping of the Social Science Disciplines, Dordrecht: Kluwer Academic Publishers, 1991, pp. 236237. ARNAUD PAGE - POLITIQUE, SCIENCES ET AUTORITE 181 Citons ici Michel Foucault qui parle de la volonté de vérité comme d’un « jeu négatif d’une découpe et d’une raréfaction du discours », et qui évoque à propos de la formation des disciplines scientifiques un « principe de contrôle de la production du discours »13. Ainsi, avant de devenir autorité capable d’informer le pouvoir en lui assurant une certaine légitimité, il s’agit pour tout discours scientifique de devenir lui-même légitime, ce qui passe notamment par la mise en place de critères définissant les discours, non pas vrais et faux, mais scientifiques et ascientifiques, et l’érection de frontières clairement définies et imperméables aux intrusions des autres discours sur la société. La création de la LSE s’inscrit donc dans le cadre plus général de l’institutionnalisation des sciences sociales au début du XXe siècle. On note toutefois la spécificité de cette entreprise qui se manifeste par la volonté de placer le politique sous la tutelle d’une nouvelle science globale et impériale, une nouvelle autorité. Mais nous avons tenté de montrer que les tendances institutionnelles vont à l’encontre d’un tel discours globalisant, puisqu’il s’agit pour une discipline scientifique avant tout d’asserter sa spécificité en excluant et en se démarquant d’autres types de discours. La complexité de la structuration interne de ce champ scientifique comme des rapports que celui-ci tisse avec le pouvoir invite à parler, plutôt que d’une crise du savoir, d’une segmentation de celui-ci, d’une division du travail intellectuel. Cette segmentation, cette complexification et la nécessité pour les discours scientifiques de devenir eux-mêmes légitimes, avant d’être légitimant, semblent démontrer le caractère fictif de cette notion d’autorité, si elle est entendue comme strictement opposée au pouvoir et reposant sur l’existence d’une rationalité scientifique ou d’un savoir transcendants. Bibliographie ABRAMS, Philip. The Origins of British Sociology: 1834-1914. Chicago: The University of Chicago Press, 1968, 304 p. 13 Michel FOUCAULT, L’Ordre du Discours, Paris : Gallimard, pp. 37-38. © 2007 lines.fr 182 lines 4 COATS, A. W.. “Sociological Aspects of British Economic Thought (ca. 1880-1930)”, Journal of Political Economy, vol. 75, no 5, octobre 1967, pp. 706-29. COLLINI, Stefan. Liberalism and Sociology: L.T. Hobhouse and Political Argument in England, 1880-1914. Cambridge: Cambridge University Press, 1983 (1979), 281 p. DAHRENDORF, Ralf. LSE: A History of the London School of Economics, 1895-1995. Oxford: Oxford University Press, 1995, 584 p. FOUCAULT, Michel. L’Ordre du Discours. Paris : Gallimard, 1971, 81 p. HOBHOUSE, L. T.. Mind in Evolution. Londres: Macmillan, 1901, 415 p. HUMBERT, Michel. Institutions Politiques et Sociales de l’Antiquité. Paris : Dalloz, 1999, 529 p. KADISH, Alon. The Oxford Economists in the Nineteenth Century. Oxford: Clarendon Press, 1982. 312 p. KOOT, Gerard M.. English Historical Economics, 1870-1926: The Rise of Economic History and Neomercantilism. Cambridge: Cambridge University Press, 1987, 276 p. MACKENZIE, Norman & Jeanne (eds.). The Diary of Beatrice Webb: Volume Two, 1892-1905. Cambridge (U.S.A.): Harvard University Press, 1983. MALONEY, John. Marshall, Orthodoxy and the Professionalisation of Economics. Cambridge: Cambridge University Press, 1985, 278 p. SEARLE, G. R.. The Quest for National Efficiency: A Study in British Politics and Political Thought, 1899-1914. Londres: The Ashfield Press, 1990 (1971), 286 p. WAGNER, P., WITTROCK, B.. “States, Institutions, and Discourses: A Comparative Perspective on the Structuration of the Social Sciences”, pp. 331-358 in P. WAGNER, B. WITTROCK, R. ARNAUD PAGE - POLITIQUE, SCIENCES ET AUTORITE 183 WHITLEY (eds.), Discourses on Society: The Shaping of the Social Science Disciplines, Dordrecht: Kluwer Academic Publishers, 1991. WAGNER, Peter. “Science of Society Lost: On the Failure to Establish Sociology in Europe during the ‘Classical’ Period”, pp. 219-246 in P. WAGNER, B. WITTROCK, R. WHITLEY (eds.), Discourses on Society: The Shaping of the Social Science Disciplines, Dordrecht: Kluwer Academic Publishers, 1991. WAGNER, P., WITTROCK, B.. “Analysing Social Science: On the Possibility of a Sociology of the Social Sciences”, pp. 3-22 in P. WAGNER, B. WITTROCK, R. WHITLEY (eds.), Discourses on Society: The Shaping of the Social Sscience Disciplines, Dordrecht: Kluwer Academic Publishers, 1991. © 2007 lines.fr De l’autorité vers le pouvoir : la mutation de la société des Hautes Terres d’Ecosse au cours du dixneuvième siècle Christian AUER Université Marc Bloch de Strasbourg 186 lines 4 Il est généralement admis que ce qui différencie les concepts de pouvoir et d’autorité est la notion fondamentale de coercition. En effet le pouvoir peut se bâtir par le recours à la violence ou à la coercition alors que l’autorité, par le biais du mérite ou de la séduction, impose l’obéissance, le respect ou la confiance mais sans la moindre contrainte. Je me propose d’étudier la dialectique entre ces deux notions en référence à la société des Hautes Terres d’Ecosse. Les périodes que j’ai retenues comme objets d’étude seront celles des 18ème et 19ème siècles au cours desquels l’Ecosse et en particulier les Hautes Terres connurent une mutation culturelle, sociale et économique de grande ampleur. J’aimerais indiquer tout d’abord que dans la société traditionnelle des Hautes Terres d’Ecosse les notions de pouvoir et d’autorité se superposaient, s’amalgamaient ou se diluaient en une combinaison hybride qui accordait des pouvoirs presque absolus aux chefs de clan. Il me semble que ce brouillage peut expliquer en partie le fait que les historiens qui se sont penchés sur l’histoire des Highlands ont généralement tendance à considérer les deux notions comme synonymiques. Voici par exemple ce que dit Tom Devine, le directeur de l’institut de recherches des études irlandaises et écossaises de l’Université d’Aberdeen, à propos des évictions auxquelles eurent recours les propriétaires des Highlands au cours du dix-neuvième siècle pour se débarrasser de la fraction de la population devenue redondante : « Mass eviction was the ultimate manifestation of landlord authority in the Highlands » 1 . Donnons maintenant la parole à Eric Richards, l’auteur d’une volumineuse étude des Highland clearances : What is abundantly clear is that landlord pressure and control were timeless elements in this preponderantly peasant society, and that this authority was moderated only by the discretion of the proprietor; the clearances were thus simply a further expression of arbitrary landlord authority.2 1 T.M. DEVINE, The Great Highland Famine, Edimbourg: John Donald Publishers, 1988, p. 184. 2 Eric RICHARDS, A History of the Highland Clearances, vol. 1, Londres: Croom Helm, 1982, p. 51. CHRISTIAN AUER – HAUTES TERRES D’ECOSSE 187 Pour Devine et Richards il semble que l’autorité ne représente qu’une extension du concept de pouvoir. Or il apparaît clairement que dans les deux exemples que je viens de mentionner, l’« autorité » des propriétaires se manifesta sous la forme de stratégies de coercition. Or si l’on considère que la coercition est un des éléments constitutifs du pouvoir ou que par définition l’autorité exclut l’usage de moyens extérieurs de coercition, c’est le terme de pouvoir et non celui d’autorité qui aurait pu être utilisé dans ces deux cas précis. Bien qu’il ne fasse aucun doute qu’il existait des variations d’une communauté à une autre en fonction de l’autorité, de la stature et du rayonnement des chefs, il semble toutefois que l’on puisse identifier certaines caractéristiques communes permettant de décrire de façon générique la société traditionnelle des Highlands à une époque où la vague de rationalisation économique ne l’avait pas encore atteinte et où les vastes déplacements de population orchestrés par les élites foncières n’avaient pas encore bouleversé son fragile équilibre socioéconomique. Parenté réelle ou fictive, obéissance au chef et vénération pour la terre, tels étaient les trois éléments majeurs constitutifs de la cellule clanique. Le groupe dominant était composé des chefs de clan et des tacksmen, des tenanciers de haut rang choisis parmi les membres de la famille du chef. Comme l’indique Charles Withers, le tacksman était à la fois « the middleman in a military organisation » et « the farmer of the rents »3. Ce groupe dominant monopolisait tous les échelons du pouvoir, que ce soit au niveau local ou régional. Avec les représentants du clergé et les conseils paroissiaux, il contrôlait le système d’éducation ainsi que l’assistance aux pauvres. Bien que la structure clanique fût basée sur des principes de hiérarchie et d’autocratisme, les membres de la communauté manifestaient à l’encontre de leur chef loyauté et respect. Nombreux furent les observateurs à relever les liens qui unissaient le paysan à son chef : « The ordinary Highlanders esteem it the most sublime Degree of Virtue to love their Chief, and pay him a blind Obedience […] He is their Idol; and as they profess to know no king but him […] so will they say they ought to do whatever he commands without Inquiry. »4 3 Charles WITHERS, Gaelic Scotland: The Transformation of a Culture Region, Londres: Routledge, 1988, p. 206. 4 Cité par Clotilde PRUNIER, “La discussion ou la soumission ? Les rôles contradictoires de la Society for Propagating Christian Knowledge dans les Highlands d’Ecosse au XVIIIe siècle”, Etudes Ecossaises, n° 8, 2002, p. 170. © 2007 lines.fr 188 lines 4 L’auteur de ce témoignage, qui date des années 1720, est Edward Burt, qui fut chargé d’inspecter la construction des routes militaires dans le nord de l’Ecosse. Samuel Johnson et James Boswell entreprirent un voyage dans les îles des Hébrides en 1773 ; le passage suivant, extrait du récit de Johnson, représente un témoignage complémentaire sur les rapports de pouvoir et d’autorité qui existaient au sein de la société clanique : The Laird has all those in his power that live upon his farms […] The Laird at pleasure can feed or starve, can give bread, or withhold it. This inherent power was yet strengthened by the kindness of consanguinity, and the reverence of patriarchal authority […] Every duty, moral or political, was absorbed in affection and adherence to the Chief. Not many years have passed since the clans knew no law but the Laird’s will. He told them to whom they should be friends, what king they should obey, and what religion they should profess.5 Après cette brève introduction je souhaiterais à présent me référer aux travaux de Max Weber et en particulier à son étude du concept de domination6. Il me semble que ces analyses peuvent s’appliquer, à des degrés divers, à la description de la nature des relations de pouvoir qui existaient au sein de la structure sociale des Highlands. En premier lieu je souhaiterais apporter quelques précisions sur les concepts d’autorité, de pouvoir et de domination tels que définis par Max Weber. Notons tout d’abord que Weber s’est peu occupé du concept de pouvoir. C’est avant tout le concept de domination qui l’a intéressé, politiquement et scientifiquement, dans la mesure où ce concept fonde la relation sociale elle même. Je préciserai que Weber établit un rapport de synonymie entre les concepts de domination et d’autorité. Par pouvoir Weber entend la possibilité de faire triompher, au sein d’une relation sociale, sa propre volonté même contre des résistances alors que la domination suppose l’obéissance volontaire qui peut en 5 Samuel JOHNSON, A Journey to the Western Islands (1775), Londres: Oxford University Press, 1961, p 77. 6 Voir en particulier les ouvrages suivants : Max WEBER, Sociologie des religions, trad. Jean-Pierre Grossein, Paris : Gallimard, 1996 ; Raymond ARON, La Sociologie Allemande Contemporaine, Paris : PUF, 1935 ; Florence WEBER, Max Weber, Paris : Hachette, 2001, pp. 98-125 ; Catherine COLLIOT-THELENE, Etudes wébériennes, rationalités, histoires, droits, Paris : PUF, 2001, pp. 280-283 ; Dirk KAESSLER, Max Weber, sa vie, son œuvre, son influence, Paris : Fayard, 1996. CHRISTIAN AUER – HAUTES TERRES D’ECOSSE 189 théorie être acceptée ou refusée. Max Weber distingue trois types purs de domination légitime, les dominations légale, charismatique et traditionaliste. La domination légale repose sur une rationalité formelle, sur l’obéissance anonyme à des règlements et sur la croyance dans la force de la loi. Dans la domination charismatique les dominants doivent leur autorité à des qualités personnelles et extraquotidiennes. Weber précise que l’autorité charismatique doit être comprise comme « une domination (qu’elle soit plutôt externe ou plutôt interne) à laquelle les dominés se plient en vertu de la croyance en cette qualité attachée à une personne en particulier » 7 . Weber ajoute que cette forme de domination, qui se caractérise par son extrême instabilité, repose « sur la croyance […] qui a sa source dans la ‘confirmation’ de la qualité charismatique par des miracles, des victoires et d’autres succès, autrement dit par des bienfaits apportés aux dominés » 8 . Dans la domination traditionnelle ou autorité « traditionaliste » les dominants doivent leur autorité à la place qu’ils occupent dans un ordre social éternel et sacré. Weber, qui ajoute que cette autorité est personnelle mais quotidienne et stable, indique que les sociétés patriarcales représentent un exemple parfait de cette forme de domination. Il faudrait cependant se garder de penser que ces trois concepts sont stables ou figés et qu’il n’existerait aucune forme d’interaction entre eux. Comme nous le rappelle Raymond Aron, ces concepts, qui ne se rencontrent pas à l’état pur, « ne suffisent pas à désigner toutes les formes historiquement réalisées »9. Pour décrire les rapports qui existaient au sein de la société des Hautes Terres d’Ecosse, le recours aux notions de pouvoir et aux concepts de domination légitime identifiés par Max Weber, en particulier les dominations charismatique et traditionaliste, constitue une alternative possible à la dialectique du pouvoir et de l’autorité. Commençons par examiner en quoi consistait le pouvoir que détenaient les élites foncières dans la société des Highlands. Je rappellerai brièvement que dans cette région d’Ecosse le contrôle de l’Etat était réduit à son strict minimum. Les propriétaires terriens exerçaient en conséquence un pouvoir considérable, qui avait de surcroît été renforcé par plusieurs lois votées par le Parlement au 7 M. WEBER, Sociologie des religions, trad. Jean-Pierre Grossein, Paris : Gallimard, 1996, p. 370. 8 Ibid. 9 Raymond ARON, op. cit. p. 149. © 2007 lines.fr 190 lines 4 cours du dix-septième siècle 10 . Tom Devine qualifie ce pouvoir d’omnipotence virtuelle 11 . La paysannerie des Highlands était constituée soit de métayers qui possédaient un bail écrit ou qui bien souvent n’avaient obtenu qu’un accord verbal du propriétaire soit d’ouvriers agricoles qui ne possédaient aucun droit sur la terre et dont la situation était des plus précaires. Les propriétaires pouvaient déplacer les populations sans véritable restriction légale, les seuls documents nécessaires pour procéder à une expulsion étant une assignation ou un arrêté d’expulsion. Les propriétaires disposaient également d’une autre forme de coercition : il n’était par rare que des terres soient promises aux familles qui fournissaient des soldats pour les armées britanniques : « sons were traded for land » 12 . De nombreux documents attestent de cette indiscutable corrélation entre la servitude militaire et la mise à disposition de la terre. Le témoignage de George MacKenzie, l’auteur d’un ouvrage sur l’agriculture dans les comtés de Ross et de Cromarty paru en 1813, est on ne peut plus révélateur: « some bands of young Highlanders who went to join the regiment declared […] that they enlisted merely to save their parents from being turned out of their farms »13. Autre témoignage, celui de Robert Somers, un journaliste du North British Daily Mail de Glasgow qui se rendit dans les Highlands en 1847. Dans une des lettres qu’il fit parvenir à sa rédaction, il écrivit qu’au début des années 1770, le Duc d’Atholl avait promis de louer des parcelles de terre à chaque famille qui lui fournirait un soldat. Malgré cette promesse, très peu de candidats se déclarèrent, ce qui contraignit le duc à utiliser la force pour constituer son régiment : « The Duke pretended great offence at the Glen Tilt people for their obstinacy in refusing to enlist […] and their conduct in this affair was given out as the reason why he cleared them from the Glen »14. Venons-en maintenant aux concepts de domination tels que formulés par Max Weber. Mon attention se portera principalement sur les dominations charismatique et traditionnelle; il me semble en effet 10 La législation de base reposait sur une loi adoptée par le Parlement écossais en 1555, « Anent the Warning of Tenants ». D’autres lois adoptées en 1661, 1669, 1685 et 1695 complétèrent le cadre législatif en matière de répartition des terres. 11 T.M. DEVINE, op. cit. p. 185. 12 Eric RICHARDS,op. cit. p. 153. 13 Cité par Eric RICHARDS, ibid. p. 151. 14 Roberts SOMERS, Letters from the Highlands (1848), Inverness: Melvens Bookshop Ltd., 1977, pp. 22-23. CHRISTIAN AUER – HAUTES TERRES D’ECOSSE 191 que la première forme de domination proposée par Weber, la domination rationnelle ou rationnelle légale, concerne des systèmes bureaucratique et administratif et s’applique en conséquence surtout à la description des états modernes. Comment nous l’avons précisé par ailleurs, la domination ou l’autorité charismatique repose sur la croyance et l’abandon à l’extraordinaire alors que la domination traditionaliste repose sur le respect à l’égard de tout ce qui a toujours été. La domination exercée par les chefs de clan me semble conjuguer ces deux notions, même si la tradition reléguait le charisme au second plan. La caractéristique synchronique de la domination charismatique et le diachronisme inhérent à la domination traditionaliste se retrouvent dans le type de domination exercée par les chefs de clan. Le petit paysan respectait l’autorité naturelle de son chef, une autorité de surcroît transmise de génération en génération. Il suffit de lire la presse des Highlands du dix-neuvième siècle pour se rendre compte du profond attachement du petit paysan pour son propriétaire. Il convient bien sûr de faire la différence entre les journaux qui furent favorables aux élites foncières, comme le Inverness Journal ou le Inverness Courier, qui bien souvent présentaient les propriétaires comme d’authentiques philanthropes et qui avaient tout intérêt à propager l’image d’une paysannerie restée fidèle à ses élites en dépit des profondes mutations économiques auxquelles elle était soumise et la presse que je qualifierais de radicale qui prenait ouvertement le parti des paysans perçus comme victimes d’un système inique. Ce qui nous incite à penser que l’attachement du Highlander pour son chef perdura au cours du dix-neuvième siècle, ce sont en particulier les nombreux articles parus dans la presse radicale qui mettaient en avant ce rapport privilégié entre le petit paysan et le propriétaire. Voici par exemple comment, en 1850, le Inverness Advertiser annonça la visite d’un propriétaire dans ses terres : APPLECROSS – Mr Mackenzie of Applecross is expected to visit his Highland estates next week, for the collection of last year’s rent, and the people are making the most strenuous exertions to pay their beloved landlord in full. Applecross’s acts of munificence amongst the tenantry are almost incredible, and in return, he has the hearts and blessings of all.15 15 APPLECROSS, The Inverness Advertiser, 26 novembre 1850. © 2007 lines.fr 192 lines 4 Il apparaît clairement que la forme de domination spécifique à la société des Highlands était basée sur le consensus et l’intériorisation de la légitimité de la domination par les dominés eux mêmes. La réciprocité des engagements entre le chef et le paysan se situait au cœur du dispositif ; les paysans avaient le sentiment que le chef pouvait leur apporter la sécurité et la protection. Comme le dit Max Weber, « tout véritable rapport de domination comporte un minimum de volonté d’obéir, par conséquent un intérêt, extérieur ou intérieur à obéir » 16 . Il me semble qu’il est indispensable à ce stade de ma réflexion de faire mention du concept d’hégémonie tel que défini par Antonio Gramsci. Gramsci utilise ce concept pour faire référence aux moyens culturels et idéologiques par lesquels, dans une structure sociale, un groupe dominant, parvient à asseoir et à maintenir sa domination en obtenant le consentement spontané du groupe dominé17. Lorsque le groupe dominant parvient à ses fins il n’a nul besoin de recourir à la force, bien qu’il dispose de la possibilité théorique d’y recourir. On voit bien à quel point il existe des interactions ou des espaces de porosité entre le concept de domination proposé par Max Weber et les notions d’hégémonie, de contrôle consensuel ou de contrôle coercitif que propose Antonio Gramsci. Pour reprendre la typologie de Weber on peut dire que l’histoire de la société des Highlands des dix-huitième et dix-neuvième siècles s’écrit autour du passage, progressif dans un premier temps puis beaucoup plus rapide dans un deuxième temps, d’une structure sociale où cohabitaient domination et pouvoir vers un modèle où les dominations charismatique et traditionaliste avaient été presque complètement oblitérées. Il convient à présent de s’interroger sur la nature des facteurs qui peuvent expliquer cette profonde mutation. Je rappellerai d’abord très brièvement que l’échec du soulèvement jacobite de 1745 fut sévèrement réprimé par le gouvernement britannique. Le Parlement vota une série de lois destinées à annihiler la spécificité sociale et culturelle des Highlands. Outre ces mesures politiques, des facteurs économiques et commerciaux affaiblirent encore davantage la société clanique traditionnelle. Je mentionnerai tout d’abord l’idéologie de 16 Cité dans Florence WEBER, op. cit. p. 115. Voir entre autres ouvrages A. GRAMSCI, Selections from the Prison Notebooks, Londres: Lawrence et Wishart, 1971 et D. STRINATI, An Introduction to Studying Popular Culture, Londres et New York: Routledge, 1989, pp. 165-175. 17 CHRISTIAN AUER – HAUTES TERRES D’ECOSSE 193 l’« improvement », un terme qui s’applique principalement à la description des profondes transformations des pratiques agricoles qui se développèrent dans certaines régions du sud de l’Ecosse dès la fin du dix-septième siècle avant de s’étendre dans le reste du pays au cours du siècle suivant pour gagner les endroits les plus isolés des Highlands et des Hébrides au cours du dix-neuvième siècle. Il convenait d’ insuffler une nouvelle dynamique à un secteur qui, aux yeux des partisans de ce vaste mouvement vers le progrès, avait trop longtemps végété dans l’inefficacité. Les enclos, le drainage des terres arables, la diffusion de nouvelles formes de cultures, les expériences en matière de techniques agricoles, la construction de routes permettant de désenclaver les régions les plus isolées ou encore une approche plus scientifique de l’élevage sans oublier les innombrables essais d’amélioration esthétique des domaines furent les composantes les plus importantes d’un mouvement qui fut soutenu et porté par de nombreuses sociétés agricoles locales ou nationales ainsi que par un nombre croissant de publications consacrées à la pratique de l’agriculture. L’improvement devint une obsession pour les élites foncières des Highlands : c’était la nouvelle croisade du siècle. Comme le remarque Tom Devine, « What was new was good; the old was bad. This gave the Improvers a robust moral and intellectual confidence as they vigorously went about the crusade of thoroughgoing agrarian reformation. »18 La terre, qui avait depuis des siècles constitué le ciment de la société clanique, devenait un produit susceptible de pouvoir dégager d’importants bénéfices permettant aux classes dirigeantes des Highlands d’adopter des trains de vie souvent fastueux qui pesaient lourdement sur l’état de leurs finances. Les propriétaires des Highlands comprirent bien vite qu’ils pouvaient retirer des profits substantiels de l’élevage de moutons, une activité alors en pleine expansion dans le Sud de l’Ecosse. C’est en 1782 qu’apparut le premier élevage extensif de moutons dans les Highlands. A partir de cette date, la révolution se mit en marche. Pour mesurer l’impact de cette transformation, il suffira de mentionner qu’en l’espace de quelques décennies, le comté de Sutherland, pourtant l’un des comtés les plus traditionnels en matière d’agriculture, devint l’un des centres les plus importants d’élevage ovin avec un nombre de moutons estimé à 15 000 en 1811 et à près de 130 000 en 1820. Le 18 T.M. DEVINE, The Scottish Nation, 1700-2000 (1999), Harmondsworth: Penguin, 2000, p. 144. © 2007 lines.fr 194 lines 4 « four-footed clansman »19 avait remporté la bataille qui l’opposait au petit paysan des Highlands. L’amélioration des infrastructures eut comme effet pervers d’introduire une distanciation progressive entre le sommet de la hiérarchie des Highlands et la grande majorité des habitants. Comme l’indique Allan I. Macinnes, « Traditional townships […] were broken up by chiefs and leading gentry intent on exploiting the marketable commodities of their estates to subsidise their political and social assimilation into British landed circles. » 20 L’apparition d’une nouvelle classe de propriétaires venant de l’extérieur de la communauté facilita le processus de rupture et de distanciation entre les deux composantes de la société des Highlands. Entre 1800 et 1850, il y eut une accélération sans précédent des ventes de propriétés des Highlands dont les deux tiers furent vendus à de riches habitants des Lowlands ou à des Anglais qui étaient majoritairement des industriels, des hommes d’affaires, des juristes ou des banquiers21. Nombre de ces propriétaires, dont les domaines s’étendaient en moyenne sur plusieurs dizaines de milliers d’acres, vivaient rarement dans les Highlands, préférant affirmer leurs prétentions aristocratiques à Edimbourg ou à Londres. Il est incontestable que cet absentéisme des élites foncières favorisa la vague de clearances qui devait s’abattre sur les Highlands dans les années 1840-1850. Les propriétaires étant le plus souvent absents, le pouvoir était concentré dans les mains des intermédiaires, que ce soit des régisseurs ou des agents, qui accaparaient les principales fonctions administratives. Ces intermédiaires ne partageaient pas la même histoire que les Highlanders et ne se sentaient donc nullement liés par un quelconque contrat d’ordre moral; il leur était donc plus aisé de prendre des décisions qui allaient à l’encontre des intérêts de la paysannerie locale. La maladie de la pomme de terre qui se répandit dans les Highlands à partir de 1846 porta un coup fatal au fragile équilibre économique de la région. Vaste 19 C'est la métaphore utilisée par John Prebble pour qualifier le mouton (J. PREBBLE, The Highland Clearances (1963), Harmondsworth: Penguin, 1969, p. 21). 20 A.I. MACINNES, "Scottish Gaeldom: the First Phase of Clearance" in T. M. DEVINE, People and Society in Scotland. vol. 1 (1760-1830), Edimbourg: John Donald Publishers, 1988, p. 72. 21 Parmi les quatre-vingt-six propriétaires des régions affectées par la famine des années 1840, soixante-deux étaient de nouveaux propriétaires qui ne possédaient pas de terres dans les Highlands avant 1800 (T.M. DEVINE, Famine, p. 94). CHRISTIAN AUER – HAUTES TERRES D’ECOSSE 195 entreprise de déracinement d’une population devenue redondante, les clearances, qui s’étaient quelque peu calmées depuis les années 18101820, ainsi que les différentes politiques d’émigration massive adoptées dans les années 1850 allaient définitivement déchirer le tissu social des Highlands. Les évictions décidées et mises en œuvre par les élites foncières vers le milieu du dix-neuvième représentent la manifestation la plus visible de la profonde modification des rapports au sein de la société des Highlands et de l’érosion indiscutable des dominations charismatique et traditionaliste. La première vague d’évictions massive eut lieu dans les premières décennies du dix-neuvième siècle dans le comté de Sutherland sous la responsabilité de la duchesse de Sutherland et de son mari, le millionnaire anglais Lord Stafford. Plusieurs milliers de personnes furent déplacées, souvent dans des circonstances d’extrême brutalité, de l’intérieur du domaine vers les régions côtières pour faire place nette aux exploitations ovines. La deuxième vague importante d’évictions eut lieu entre 1845 et 1855. Dans la plupart des cas les propriétaires ne se contentèrent plus de déplacer les personnes expulsées à l’intérieur de leurs domaines ; ils eurent recours à des programmes d’émigration pour se débarrasser de la partie la plus pauvre de la population. Pendant cette décennie, près de 16 000 Highlanders, souvent aidés financièrement par les propriétaires ou la Highland and Island Emigration Society, quittèrent l’Ecosse pour l’Amérique du Nord ou l’Australie. L’éviction et l’émigration furent bien les deux mécanismes de coercition auxquels eurent recours les propriétaires pour procéder à la rationalisation de leurs domaines. L’analyse des manifestations de résistance des paysans victimes des évictions nous offre des indications précieuses sur l’étendue de l’érosion de l’autorité des propriétaires. Christopher Smout estime que « the clearances shattered at a blow the Highlander’s faith in his chief. »22 Comme nous l’avons évoqué précédemment, les Highlands avaient toujours représenté un réservoir important de recrutement pour les armées britanniques. C’est ainsi que près de 60000 Highlanders s’enrôlèrent entre 1753 et 181523. Le nombre de volontaires diminua 22 T.C. SMOUT, A History of the Scottish People 1560-1830, Londres: Collins, 1969, p. 374. 23 C. CIVARDI, L’Ecosse depuis 1528, Paris : Ophrys, 1998, p. 120. © 2007 lines.fr lines 4 196 considérablement au cours des décennies qui suivirent. En guise d’exemple je mentionnerai les efforts infructueux du duc de Sutherland qui, en 1854, tenta de convaincre les paysans de son domaine à s’engager. Le Northern Ensign, le journal radical de Wick, rendit compte de l’échec de ses démarches : In Sutherland not one single soldier can be raised […] after many threats on the part of the Factor, and sweet music on the part of the parsons, the military spirit of the poor Sutherland serfs could not be raised to fighting power. The men told the parsons ‘We have no country to fight for. You robbed us of our country and gave it to the sheep. Therefore, since you have preferred sheep to men, let sheep defend you!’24 Force est de constater qu’en dépit de la profonde tragédie que vivait la population des Highlands, l’opposition aux évictions resta relativement limitée, même si, comme l’ont démontré Eric Richards et Charles Withers, dans certains cas les paysans s’opposèrent aux clearances. Il suffit ici de mentionner les mouvements de résistance qui se déroulèrent à Culrain en 1820, à Durness en 1841, à Sollas en 1849 ou encore à Greenyards en 1854. Ces mouvements, même si certains d’entre eux bénéficièrent d’une attention exceptionnelle de la part de la presse locale, régionale et même nationale, restèrent cependant limités en nombre et en importance par rapport à ce que l’on aurait été en droit d’attendre d’une population victime d’une agression aussi radicale. Le journaliste du Times qui se rendit dans les Highlands en juin 1845 fut surpris de constater que les habitants du petit village de Glencalvie s’étaient laissé expulser sans opposer la moindre résistance : « Were any such clearances attempted in England, I leave you to conceive the excitement which it would be certain to create – the mob processions, the effigy burnings, and the window smashings. » 25 La difficulté qu’éprouvait la paysannerie des Highlands à s’opposer à l’autorité naturelle du chef transparaît dans la poésie de langue gaélique. Je rappellerai brièvement que les poètes, qui jouissaient d’un immense prestige dans les communautés gaéliques, détenaient le rôle de porte parole de la société traditionnelle et se présentaient comme les garants de la stabilité de l’ordre social. Le ressentiment des poètes s’exerça principalement à l’encontre des 24 25 J. PREBBLE, op.cit. pp. 300-301. The Times, 2 juin 1845. CHRISTIAN AUER – HAUTES TERRES D’ECOSSE 197 agresseurs les plus visibles, à savoir le mouton, le berger ou le régisseur. Voici par exemple ce qu’écrivit le poète gaélique Duncan Chisholm : Destruction to the sheep from all corners of Europe ! Scab, wasting, pining, tumours on the stomach and on the hide! Foxes and eagles for the lambs. Nothing more to be seen of them but fleshless hides and the grey shepherds leaving the country without laces in their shoes. I have overlooked someone, the Factor! May he be bound by tight thongs, wearing nothing but his trousers, and be beaten with rods from head to foot. May he be placed on a bed of brambles and covered with thistles.26 Il serait bien sûr inexact d’affirmer que les liens qui unissaient le chef et le membre du clan conservèrent leur force au cours du dixneuvième siècle ; il n’en demeure pas moins que le respect pour le chef, il serait plus exact de parler de propriétaire pour ce qui est du contexte du dix-neuvième siècle, perdura bien au delà de la disparition de la société clanique. Même à la fin du dix-neuvième siècle, à une époque où la contestation et l’opposition avaient pourtant gagné en importance, le respect du paysan envers le propriétaire de la terre était loin d’avoir disparu. C’est ce que constata la commission chargée d’étudier les conditions d’existence des paysans dans les Highlands et les Hébrides 27 . Les ecclésiastiques que la commission auditionna furent unanimes à reconnaître que les paysans des Highlands continuaient à éprouver un certain attachement pour les propriétaires de la terre. Voici par exemple ce que répondit le prêtre de Moidart quand on l’interrogea sur les habitants de sa paroisse : - Persecution, I suppose, binds people together. When the penal laws were enforced, of course we were obliged to put shoulder and shoulder together. - And does not that clannish feeling still remain? - Very much so.28 26 Cité par Prebble (J. PREBBLE, op. cit. p. 135). La commission, présidée par Lord Napier and Ettrick, auditionna plusieurs centaines de personnes pendant près de deux ans (1883-1884). 28 Cité dans Allan W. MACCOLL, “Religion and The Land Question: The Clerical Evidence to The Napier Commission”, Transactions of the Gaelic Society of Inverness, volume LXII, 2000-2002, p. 385. 27 © 2007 lines.fr 198 lines 4 Les ecclésiastiques n’en reconnaissaient pas moins que les paysans étaient les victimes d’un système tyrannique. Plusieurs des personnes interrogées parlèrent même de despotisme : « In many cases it may be a paternal and kindly despotism. But whatever the character of it may be, it is not a good or safe system either for those who administer it or those who are subject to it »29. Alexander Carmichael, l’auteur d’une anthologie de poésie gaélique parue au début du vingtième siècle remarqua lui aussi que le respect pour le chef de clan était encore bien vivace dans les esprits des paysans des îles des Hébrides30. Cette incapacité à désigner le propriétaire ou chef de clan comme vrai responsable des clearances est encore présente aujourd’hui dans les mentalités de certains Highlanders. Ainsi, James Hunter, mentionnant une discussion avec un tenancier de l’île de Skye en 1973, raconte que : while bitterly condemning lawyers, factors and other agents and representatives of the MacDonald estate management, he told me that neither him or his predecessors had ever had any quarrels with the MacDonalds of Sleat who, he assured me, had always been good landlords.31 En guise de conclusion je dirai que c’est au cours des dix-huitième et dix-neuvième siècles que la société des Highlands connut la mutation la plus profonde de son histoire, passant « d’une structure patriarco-féodale à une structure féodalo-capitaliste »32. Il serait sans doute excessif d’affirmer que la notion d’autorité fut supplantée par la notion de pouvoir ou que l’hégémonie céda la place à la contre hégémonie. Les clearances, symptôme tragique d’une mutation économique sans précédent, sonnèrent-elles pour autant le glas des dominations charismatique et traditionaliste ? Je pencherai davantage pour le terme d’érosion que pour celui de disparition : en effet l’absence relative d’opposition aux clearances de même que les réticences des poètes de langue gaélique à désigner les propriétaires comme responsables des évictions prouvent, me semble-t-il, que, bien qu’ils eussent conscience d’avoir été trahis, nombre de petits paysans 29 Ibid. p. 386. Cité par I.F. GRANT, Highland Folk Ways (1961), Edimbourg: Birlinn Limited, 1997, p. 34. 31 J. HUNTER, The Making of the Crofting Community, Edimbourg: John Donald Publishers, 1976, p. 210. 32 L’expression est de C. Civardi (C. CIVARDI, op. cit. p. 117). 30 CHRISTIAN AUER – HAUTES TERRES D’ECOSSE 199 des Hautes Terres d’Ecosse n’en continuèrent pas moins à éprouver un certain respect pour les propriétaires de la terre. © 2007 lines.fr Les philanthropes : Autorité ou pouvoir sur l’enseignement supérieur américain ? Carole MASSEYS-BERTONECHE IUT Bordeaux-Montesquieu, Université Bordeaux 4 202 lines 4 Introduction Les concepts de pouvoir et d’autorité sont des termes essentiels en Sciences Sociales aussi bien qu’en Science politique mais ce sont aussi des notions difficiles à cerner. À cette difficulté de cerner les notions de pouvoir et d’autorité s’ajoute le fait que les délimitations entre les définitions de concepts comme le pouvoir, l’autorité et la domination ne sont pas toujours clairement définies. Pour étudier ces notions de pouvoir et d’autorité, il nous a donc paru avant tout essentiel de définir un domaine : le domaine à l’intérieur duquel s’exerce le Pouvoir et est reconnue l’Autorité. Nous avons choisi de centrer cette présentation sur l’enseignement supérieur américain et, plus précisément, sur les grandes universités de recherche et sur leurs relations avec ce qu’on appelle aux Etats-Unis « le domaine de la philanthropie ». Les relations de pouvoir à l’intérieur du système d’enseignement supérieur américain sont complexes. A l’origine, et selon le dixième amendement de la Constitution, l’enseignement supérieur ressort du pouvoir des Etats fédérés. Mais progressivement une partie des institutions d’enseignement supérieur va échapper à ce pouvoir. D’abord par la Loi Dartmouth qui va permettre à certaines d’entre elles d’officialiser la privatisation de leur gestion. Ensuite par la Loi Morrill qui va montrer le pouvoir de l’Etat fédéral au niveau du financement de l’enseignement supérieur. Enfin par la mise en place d’un système de réseaux et d’influences, ce que j’appelle le réseau de la philanthropie, qui va non seulement permettre de faire circuler les capitaux privés vers des institutions d’enseignement supérieur sélectionnées mais qui va aussi aider à orienter les financements publics vers ces mêmes institutions. Cette privatisation progressive de l’enseignement supérieur américain et ce mélange entre pouvoir public et pouvoir privé se sont mis en place à travers les relations qui se sont établies entre les dirigeants des universités et les pourvoyeurs de fonds ou philanthropes et ce sont ces relations de pouvoir et d’autorité que nous allons tenter CAROLE MASSEYS-BERTONECHE – LES PHILANTHROPES 203 d’analyser. Nous allons essayer de comprendre le pouvoir que ces philanthropes ont exercé en échange de leur aide financière. Ont-ils obligé les présidents des universités à « marcher au pas de l’oie », comme l’accuse Upton Sinclair dans son livre très critique de la gestion des institutions d’enseignement supérieur américaines, écrit en 1922 et intitulé The Goose-Step: A Study of American Education, ou ont-ils simplement essayé d’acquérir une autorité en matière universitaire pour mieux aider ces dirigeants à développer leur vision personnelle de l’enseignement supérieur américain ? Et quelle notion ces philanthropes du début du XXe siècle ont-ils transmis à la génération des philanthropes contemporains, les Bill Gates, Warren Buffet et autres milliardaires : une idée de pouvoir ou d’autorité ? Pour répondre à ces questions, nous articulerons notre présentation autour de deux grands axes. Dans une première partie, nous essayerons de comprendre les rôles respectifs des philanthropes, des présidents d’universités et de ceux que l’on a appelé les « philanthropoïdes » dans l’établissement et le fonctionnement de cet outil de pouvoir qu’est la fondation. Ensuite, dans une deuxième partie, nous étudierons les évolutions qui ont suivi les événements de 1968 et, notamment, la remise en cause de l’autorité des présidents des universités d’élite et du pouvoir des fondations et le rétablissement de cette autorité et de ce pouvoir par l’institutionnalisation de la philanthropie. 1ère Partie - Les fondations : outils de pouvoir des philanthropes ou instruments d’action des philanthropoïdes La Fondation Rockefeller : Pouvoir privé ou pouvoir public Quand on étudie le phénomène philanthropique du début du 20e siècle, deux noms viennent immédiatement à l’esprit : Carnegie et Rockefeller. Les centaines de millions de dollars qu’ils distribuèrent rendent tous les autres efforts philanthropiques de l’époque dérisoires. Ils transformèrent les institutions charitables existantes pour qu’elles puissent répondre à une forme différente de philanthropie, créant, en quelque sorte, un nouveau type de fondation. Mais est-ce bien eux qui furent derrière ces transformations ? © 2007 lines.fr 204 lines 4 Les fondations, qui furent créées au XXe siècle, apportèrent plusieurs changements majeurs dans le domaine de la philanthropie. Le premier de ces changements fut que les buts des fondations furent définis de manière très ouverte, leur donnant un champ d’action très étendu et une dimension nationale. Le deuxième changement réside dans l’importance des capitaux investis dans ces nouvelles fondations. Cette puissance financière sans précédent leur donna ainsi le pouvoir d’investir d’énormes sommes d’argent sur des projets de leur choix et de passer, selon les termes de Frederick Gates, « d’une philanthropie au détail à une philanthropie en gros »1. La dernière évolution, liée à la difficulté de gestion de ces immenses fortunes, fut l’apparition, auprès des créateurs de fondations, de conseillers pour les aider à élaborer les formes et les objectifs de leur philanthropie. Cela entraîna un transfert de la décision de donner et des conditions attachées à la donation du philanthrope au « philanthropoïde » c’est-à-dire, selon la définition de Merle Curti et Roderick Nash, « à quelqu’un chargé de distribuer de l’argent ne lui appartenant pas » 2 . Ces conseillers, contrairement aux philanthropes qui, pour la plupart, étaient issus d’un milieu modeste, venaient souvent de familles aisées, possédaient un haut niveau d’éducation, avaient voyagé et faisaient partie de l’establishment de la côte Est. Ils furent donc l’élément moteur dans l’orientation de la politique des fondations3. De tous ceux qui eurent du pouvoir sur les philanthropes, Frederick T. Gates fut, sans aucun doute, celui qui exerça l’influence la plus forte. Il fut aussi le seul parmi les philanthropoïdes à ne pas avoir exercé de fonction universitaire. Secrétaire de la American Baptist Education Society, il fut le conseiller spirituel de Rockefeller et le gestionnaire de sa fortune et de ses œuvres philanthropiques. Il fut donc non seulement responsable de la conception de la plus grosse entreprise philanthropique de Rockefeller, la Fondation Rockefeller, mais ce fut aussi lui qui poussa Rockefeller à accepter pour cette dernière un contrôle des pouvoirs publics en établissant que « la charte 1 Cité dans R. B. FOSDICK, The Story of the Rockefeller Foundation, New Brunswick : Transaction Publishers, 1990, p. 7. 2 M. CURTI & R. NASH, Philanthropy in the Shaping of American Higher Education, New Brunswick: Transaction Publishers, 1965, p. 213. 3 Sur le rôle de ces conseillers, voir B. D. Karl, & S. N. KATZ, « Foundations and Ruling Class Elites », Daedalus, Winter 1987, pp. 1-40. CAROLE MASSEYS-BERTONECHE – LES PHILANTHROPES 205 pouvait être sujette à des changements, des amendements ou même être supprimée selon le bon vouloir du Congrès »4. Beaucoup de choses ont été écrites sur les motivations de la décision de Rockefeller mais que ses intentions aient été louables comme le soutenaient ses conseillers ou détestables comme l’accusaient ses détracteurs, qu’elles aient été influencées par ses conseillers ou qu’elles aient été de sa propre initiative, il n’en est pas moins vrai que Rockefeller était prêt à remettre le contrôle de sa fondation et donc d’une partie importante de sa fortune entre les mains du Congrès. Il accepta même, à différents stades du débat, qui dura trois ans, des restrictions additionnelles au fonctionnement de la fondation. Cependant, malgré toutes ces concessions, le Congrès et le gouvernement du président William Taft refusèrent d’officialiser la Fondation5. Si ce refus peut se comprendre en le replaçant dans le contexte politique et économique de l’époque, il n’en demeure pas moins que, si le Congrès avait autorisé la charte avec ses amendements, la Fondation Rockefeller serait devenue une organisation quasi-publique, établissant un exemple pour les fondations futures du même type. L’échec de cette tentative allait ancrer de manière définitive la gestion des fondations dans la sphère du pouvoir privé. L’influence de la Carnegie Foundation for the Advancement of Teaching sur les changements de l’enseignement supérieur : Pouvoir de Carnegie ou autorité de Pritchett ? En 1911, à la suite de Rockefeller, Carnegie transférait la presque totalité de sa fortune, dans une fondation intitulée la Corporation Carnegie6. Pourtant malgré l’importance financière de cette fondation, 4 Cité dans B. HOWE, « The Emergence of Scientific Philanthropy, 1900-1920: Origin, Issues and Outcomes », dans R. F. ARNOYE, R., F. (ed.), Philanthropy and Cultural Imperialism, Indiana University Press, 1982, p. 29. 5 Devant ce refus, Rockefeller se tourna alors vers la législature de New York qui, sans attendre et sans exiger aucune des conditions qui avaient été imposées par le Congrès, lui accorda la charte désirée. 6 Bien qu’étant une fondation, la Corporation Carnegie fut baptisée « Corporation » tout simplement parce que Carnegie avait déjà utilisé les noms de foundation, trust, © 2007 lines.fr 206 lines 4 l’influence des organisations philanthropiques de Carnegie, pendant les trois premières décennies du 20e siècle, s’est exercée essentiellement par l’intermédiaire de la Carnegie Foundation for the Advancement of Teaching (CFAT), la Corporation Carnegie jouant uniquement le rôle de bailleur de fonds7. Même si Carnegie, contrairement à Rockefeller, a formalisé ses idées sur la philanthropie en mettant par écrit sa conception des devoirs de l’homme riche dans un article intitulé « L’Evangile de la Richesse », « The Gospel of Wealth », il n’en a pas pour autant été moins influencé dans la conception de ses œuvres philanthropiques. La création de la CFAT, par exemple, et le rôle majeur qu’elle a joué dans les changements de l’enseignement supérieur du début du XXe siècle sont dus à la personnalité et aux idées de son premier président, Henry W. Pritchett, ancien président du MIT. Le souhait de Pritchett était de relever le niveau de l’enseignement supérieur américain. Il se servit donc du programme de retraite pour l’enseignement supérieur, mis en place par la CFAT, pour imposer des normes aux institutions qui désiraient en bénéficier. Ne craignant pas d’assumer la responsabilité du détournement des vœux de Carnegie, il affirmait : « Bien que l’objectif premier de la donation de M. Carnegie ait été l’établissement d’un système de retraite, je suggérais que l’administration de cette donation implique un examen minutieux du système éducatif qui […] permette de résoudre la confusion existant alors dans l’enseignement supérieur américain. » 8 Aux normes de Carnegie il ajouta une certain nombre de critères. Pour bénéficier du système de retraite, les institutions devaient satisfaire à des standards de niveaux d’admission, d’enseignement et de revenus9. L’action de la CFAT avait, en fait, trois objectifs : en premier lieu celui d’éliminer les petits collèges confessionnels dont le niveau d’enseignement était endowment, institute pour ses autres œuvres philanthropiques. Voir W.A. NIELSEN, The Golden Donors: A New Anatomy of the Great Foundations, New York: E.P. Dutton, Truman Talley Books, 1985 7 Sur le rôle de la Carnegie Foundation for the Advancement of Teaching voir E. C. LAGEMANN, Private Power for the Public Good, Middleton: Wesleyan University Press, 1983 et E. V. HOLLIS, Philanthropic Foundations and Higher Education, New York: Columbia University Press, 1938, p. 69. 8 Cité dans HOLLIS, op. cit., p. 37. 9 Pour le détail des standards imposés par Pritchett, voir HOLLIS, op. cit. , pp. 13040. CAROLE MASSEYS-BERTONECHE – LES PHILANTHROPES 207 des plus médiocres 10 , ensuite celui de pousser les institutions d’enseignement supérieur à s’aligner sur les universités d’élite, enfin celui d’aider ces dernières à conserver leur avantage par rapport aux autres institutions pour qu’elles continuent à servir de modèle de référence11. Il n’est donc pas surprenant que Pritchett ait été soutenu dans son action de standardisation par les présidents des universités d’élite qui, d’ailleurs, pour la plupart, siégeaient au Conseil de trustees de la CFAT12. On peut donc dire en conclusion de notre première partie que, plus que n’importe quelle autre cause, c’est l’apparition à la fin du XIXe siècle d’une nouvelle race de responsables universitaires, à forte personnalité, qui a été à l’origine de la transformation du système d’enseignement supérieur américain. Sans sous-estimer l’importance du rôle des philanthropes, il est indéniable que ce sont les présidents d’universités qui ont été les éléments moteurs. Farouches défenseurs du secteur privé dans l’enseignement supérieur, ils facilitèrent et même encouragèrent la prise en charge du financement de l’enseignement supérieur et de la recherche par la philanthropie et en particulier, dans les trente premières années du XXe siècle, par les fondations. Cet engagement ne faisait que refléter l’état d’esprit de l’époque. L’idée que la philanthropie puisse prendre en charge des missions de service public était non seulement acceptée mais considérée par les dirigeants du pays comme un objectif désirable 13 . La période de prospérité économique des années 1920 fut donc l’âge d’or des universités privées, de la philanthropie et du secteur privé en général. La Crise de 1929 devait mettre un terme à ce règne et la seconde guerre mondiale allait permettre l’entrée en force du gouvernement fédéral dans le monde universitaire. La remise en cause du pouvoir 10 Il existait dans le système d’enseignement américain du début du siècle des différences de niveaux énormes et beaucoup d’institutions se faisaient appeler universités alors qu’elles avaient un niveau d’enseignement secondaire. 11 Voir LAGEMANN, op. cit., p. 40. 12 Dans les 25 personnes qui fondèrent la CFAT, la plupart étaient des présidents d’universités privées prestigieuses. Parmi eux Eliot d’Harvard, qui fut élu président du Conseil de trustees, Hadley de Yale, Butler de Columbia, Woodrow Wilson de Princeton, Shurman de Cornell, Jordan de Stanford, Harper de l’université de Chicago. 13 Le plus grand défenseur de la prise en charge des missions de service public par le secteur privé fut Herbert Hoover. © 2007 lines.fr 208 lines 4 des fondations et l’afflux de fonds publics dans la recherche à la fin des années 1950 allaient changer l’équilibre entre pouvoir privé et pouvoir public. 2ème Partie. L’institutionnalisation de la philanthropie : De la perte de pouvoir à la reconnaissance d’une autorité. La perte d’autorité des universités d’élite et la remise en cause des fondations. Dans les années 1950, en période de restrictions budgétaires, le concurrence était rude entre les grandes universités pour les rares subsides accordés par le Congrès. Cette situation changea complètement après le choc de Spoutnik, le premier satellite mis en orbite par les Soviétiques, le 4 octobre 1957. Les Américains remirent alors en question le fonctionnement de leur enseignement supérieur et l’efficacité de leur système de recherche. Cette remise en cause aboutit à la promulgation en 1958 du National Defense Education Act qui eut pour principal effet de faire basculer les résistances du Congrès à la distribution des fonds fédéraux pour la recherche. Grâce à l’influence politique de leurs présidents, les grandes universités de recherche et en particulier les universités d’élite furent les grandes bénéficiaires de cette distribution de fonds. L’examen du rapport de la National Science Foundation de 1968 sur le soutien fédéral à la recherche et au développement des universités, Federal Support of Research and Development at Universities and Colleges and Selected Nonprofit Institutions, Fiscal Year 1968, montre bien cette concentration des fonds fédéraux dans les mains d’un tout petit nombre d’institutions d’enseignement supérieur. En 1968, en effet, les 100 premières universités recevaient 87% des fonds pour la recherche et le développement. La concentration apparaît encore plus nettement quand on effectue le calcul sur les 20 premières, car on constate qu’elles se partageaient la moitié des fonds, l’autre moitié étant répartie entre les 600 institutions restantes. Sur ces 20 premières universités, 9 étaient publiques et 11 étaient privées. Dans les 11 universités privées on retrouvait les mêmes que celles qui avaient été favorisées par la philanthropie au début du 20e siècle. En 1968, non seulement les fonds fédéraux CAROLE MASSEYS-BERTONECHE – LES PHILANTHROPES 209 continuaient à être distribués en majorité à un petit nombre d’universités mais les grandes bénéficiaires de la manne fédérale étaient les institutions privées14. Si cette dépendance financière des universités américaines d’élite à l’égard des subsides fédéraux semblait justifiée dans le cas des universités publiques, elle était tout à fait surprenante au niveau des universités privées surtout quand on voit la part exorbitante du poids du financement fédéral dans leur budget à la fin des années 1960. En effet, pour la grande majorité des universités d’élite privées la part du financement fédéral représentait, en 1968, entre 25 et 50% de leur budget de fonctionnement. Le summum était atteint par l’université Duke avec un pourcentage d’aide fédérale représentant plus de 50% du budget, sans parler du MIT dont le budget de son laboratoire de recherche, l’Instrumentation Laboratory, entièrement financé par le gouvernement fédéral, dépassait à lui seul celui de l’université dans son ensemble15. Cette présence physique et financière du gouvernement fédéral sur les campus des universités allait sérieusement être remise en cause avec les mouvements de contestation contre la guerre du Vietnam. En effet, les universités qui travaillaient en relation étroite avec les agences fédérales pour une recherche à des fins militaires furent les premières touchées par la révolte étudiante. Même si l’ampleur de cette révolte ne fut pas la même sur tous les campus, elle eut des conséquences à long terme sur l’ensemble de l’enseignement supérieur et tout particulièrement sur les universités d’élite et leur relation de pouvoir et de dépendance avec le gouvernement fédéral. Les événements de 1968 eurent deux conséquences majeures pour les universités d’élite. La première fut un désengagement du Ministère de la Défense du financement de la recherche et notamment de la recherche fondamentale. La deuxième conséquence, et sans doute la 14 Pour une analyse plus détaillée de la place des universités privées dans le financement fédéral, nous conseillons au lecteur de se reporter à notre ouvrage, C. MASSAEYS-BERTONECHE, Philanthropie et grandes universités privées américaines : Pouvoir et réseaux d’influence, Bordeaux : PUB, 2006 15 L’Instrumentation Laboratory, contrairement à l’autre laboratoire géré par le MIT, le Lincoln Center n’avait donc pas un budget indépendant mais faisait partie du budget propre du MIT. Cette situation allait changer après les événements de 1968. © 2007 lines.fr 210 lines 4 plus importante, fut la perte de considération des universités d’élite auprès de l’opinion publique et des hommes politiques. Au milieu des années 1970, en pleine crise économique et financière, se posa alors la question pour les universités d’élite de savoir comment obtenir l’aide publique et le soutien des élus pour des institutions qui étaient loin d’être populaires ou, formulé autrement, comment créer un outil d’influence et de pouvoir qui puisse à la fois attirer les capitaux privés et bénéficier du soutien fédéral, notamment des aides fiscales, tout en étant accepté du grand public. La même question se posait aussi pour les fondations qui avaient été durement remises en cause pendant les années du maccarthisme. À la fin des années 1950, pendant la période du maccarthysme, plusieurs organes de presse de droite lancèrent des attaques contre les fondations les accusant « d’activités anti-américaines» et, de manière paradoxale, de « tendances gauchistes » 16 . Plusieurs commissions furent alors mises en place pour enquêter sur les activités des fondations et sur l’utilisation de leurs ressources. Malgré la volonté de coopération des dirigeants des fondations, les détracteurs de la philanthropie ne désarmèrent pas et orientèrent leurs attaques vers la remise en cause du statut fiscal des fondations. En 1969, après dix ans d’une longue bataille et sous la pression des événements politiques de 1968, le Congrès vota la Loi de Réforme Fiscale de 1969, The Tax Reform Act of 1969. Cette loi, même si elle se révéla à long terme beaucoup moins draconienne que prévue, eut pour conséquence d’affaiblir le pouvoir des fondations et de leurs dirigeants au niveau politique. Elle eut surtout comme effet de faire réaliser aux responsables des fondations l’importance de défendre leur image pour ne pas susciter de réactions négatives de l’opinion publique risquant d’entraîner une sanction légale du Congrès. Comme le formulait le président d’une fondation : « Nous avons pris conscience que nous étions un vaste réseau d’organisations avec peu ou même aucun organisme pour assurer notre défense collective. Plus important encore fut la prise de conscience soudaine que nous 16 Cité dans E. ANDREWS, Foundation Watcher, Lancaster: Franklin and Marshall College, 1973, p. 132 CAROLE MASSEYS-BERTONECHE – LES PHILANTHROPES 211 avions besoin d’une défense et que ce besoin était urgent. »17 L’idée qui émergea alors, et qui est sous-entendue dans cette déclaration bien qu’à notre connaissance elle ne fût jamais formulée par aucun leader de manière claire, fut la prise de conscience de la possibilité d’inclure les fondations à l’intérieur d’un réseau beaucoup plus vaste d’associations ayant une bonne image de marque. Le seul problème qui se posait était de définir ce réseau, de créer une cohérence en son sein et, si possible, d’en assurer le contrôle et la coordination sans que cela n’apparaisse de manière trop flagrante. Devant ce problème commun, les présidents des universités d’élite et les dirigeants des fondations s’unirent pour créer un système philanthropique ayant du pouvoir et bénéficiant d’une autorité reconnue. La mise en place d’un système philanthropique s’appuyant sur une autorité traditionnelle. En 1973, sous l’influence de John D. Rockefeller III, fut créée une Commission, composée de 13 membres et présidée par John Filer, un avocat d’entreprises, président de la compagnie d’assurance Aetna, qui prit le nom de Citizens’ Commission on Private Philanthropy and Public Needs ou Commission Filer. Parmi les membres de cette Commission, on trouvait des représentants des fondations tels que Alan Pifer, président de la Corporation Carnegie18, et des responsables de grandes universités privées. Ces dernières étaient aussi représentées par les experts travaillant pour la Commission19. La Commission Filer 17 Cité dans FRUMKIN, « Private Foundations as Public Institutions », dans LAGEMANN, op. cit., p. 71. 18 D’après Peter Dobkin Hall, Alan Pifer fut nommé dans la Commission par John D. Rockefeller III en récompense des conseils qu’il lui avait prodigués face aux changements en cours dans le monde de la philanthropie. Voir P. D. HALL, Inventing the Nonprofit Sector, Baltimore: Johns Hopkins University Press, 1992, p. 297, n. 216. 19 Parmi ces experts, on trouvait Martin S. Feldstein et Paul N. Ylvisaker, deux personnalités académiques de l’université Harvard ainsi que Stanley S. Surrey, Secrétaire d’Etat aux Finances et intervenant à la Faculté de droit d’Harvard. Pour la composition détaillée de la Commission Filer, voir Commission on Private Philanthropy and Public Needs, Giving in America: Toward a Stronger Voluntary Sector, A Report, Washington D.C., Commission on Private Philanthropy and Public Needs, 1975. © 2007 lines.fr 212 lines 4 sortit son rapport en 1975 et les résultats des recherches qu’elle généra furent publiés deux ans plus tard par le ministère des Finances sous la forme de six épais volumes20. Son rapport débutait en affirmant que « peu d’aspects de la société américaine étaient aussi connus et aussi typiquement américains que son réseau d’organisations volontaires »21. Il soulignait le fait que les communautés de citoyens avaient été établies aux Etats-Unis avant qu’aucun gouvernement ne soit mis en place et que « cette pratique de pourvoir aux besoins de la communauté sans l’aide du gouvernement avait profondément façonné la société américaine »22. Il insistait sur la différence entre la majorité des pays où des institutions sociales essentielles, comme les universités, les écoles, les musées, les bibliothèques ou les services sociaux, étaient gérées et financées par l’État et les États-Unis où beaucoup de ces institutions étaient gérées et soutenues de manière privée sur la base du volontariat. Il concluait en affirmant que ces organisations volontaires ne cessaient d’enregistrer une augmentation de leur importance et de leur nombre, vérifiant ainsi une nouvelle fois la phrase si souvent citée de Tocqueville selon laquelle « les Américains de tous les âges, de toutes les conditions, de tous les esprits s’unissent sans cesse »23. À ce secteur volontaire, qui représentait « une part essentielle et importante de la société américaine », la Commission Filer donnait le nom de « Tiers Secteur », car il venait en troisième position derrière le gouvernement et le business24 et elle insistait sur le fait que le rôle de ce tiers secteur en tant que force additionnelle au gouvernement et, dans beaucoup de domaines, en tant qu’alternative et même contrepouvoir à celui-ci n’avait jamais été aussi important25. 20 Les six volumes des travaux de recherche furent publiés sous le titre de Research Papers Sponsored by the Commission on Private Philanthropy and Public Needs, Washington, D.C., Department of the Treasury, 1977 et ont été à l’origine de la plupart des articles publiés sur le secteur non lucratif dans les années 1980 21 Report of the Commission on Private Philanthropy and Public Needs, op. cit., p. 9. 22 Ibid. 23 A. DE TOCQUEVILLE, De la démocratie en Amérique, Paris : Editions Robert Laffont, 1986 p.502. 24 Report of the Commission on Private Philanthropy and Public Needs, op. cit., p. 11. 25 Ibid., p. 12. CAROLE MASSEYS-BERTONECHE – LES PHILANTHROPES 213 Deux auteurs européens sont particulièrement populaires aux EtatsUnis et parfaitement connus des universitaires : Tocqueville et Weber. Il n’est donc pas étonnant que les auteurs du rapport, en grande majorité des universitaires, aient choisi d’appuyer l’autorité de ce « Tiers-Secteur » sur ce que Max Weber appelle le fondement traditionnel26. En effet, tous les termes et citations de ce rapport font référence à la tradition typiquement américaine, aux coutumes valables de tout temps et au caractère inaliénable de dispositions qui existent depuis toujours. Ce choix est d’autant moins étonnant qu’il coïncide avec la renaissance aux Etats-Unis du mouvement conservateur et de la remise en valeur de la tradition. Suivant cette tendance les dirigeants des universités d’élite et les responsables des fondations, soutenus par le monde des affaires, vont réussir à institutionnaliser le système philanthropique et à le faire reconnaître par l’ensemble des forces publiques et par la majorité des citoyens comme une composante indispensable de la société américaine. Cette force de pouvoir conçue au départ par l’establishment de la côte Est, la droite conservatrice du Middle West devait tenter de la récupérer pour en faire une force de contre-pouvoir . Évaluation de l’autorité des universités face au pouvoir des fondations conservatrices Les années qui suivirent la publication du rapport Filer, c’est-à-dire la fin des années 1970, virent naître, sous l’impulsion d’un certain nombre d’intellectuels déçus par l’évolution du Parti démocrate et nouvellement acquis à la cause de la droite, une prolifération de fondations défendant les thèses conservatrices. Une de leurs idées majeures était de soutenir la croissance d’un « contre-establishment », selon l’expression de Simon Blumenthal, pour mieux défendre les valeurs de droite et de cibler la philanthropie, et notamment la philanthropie d’entreprise, vers des institutions défendant « les valeurs de la libre entreprise, la liberté individuelle et les valeurs américaines traditionnelles ». Le rôle que ces organisations conservatrices ont joué sur les campus notamment dans la bataille contre l’affirmative action et le politiquement correct a été largement débattu mais peu d’études ont été faites sur le pouvoir réel de changement que ces fondations ont eu au sein de l’enseignement supérieur. 26 Voir M. WEBER, Economie et société, vol. 1, Paris : Pocket, 1995, pp. 285-349 © 2007 lines.fr 214 lines 4 Le premier rapport, et le seul à notre connaissance, sur la stratégie philanthropique des fondations conservatrices fut publié en 1997 par le National Committee for Responsive Philanthropy (NRCP), organisation née en 1976 et se situant dans la mouvance progressiste 27 . En nous appuyant sur ce rapport écrit par Sally Covington, nous avons essayé d’évaluer le poids financier de l’investissement des fondations conservatrices dans les universités d’élite. Dans son rapport, Sally Covington étudie les donations faites par douze fondations conservatrices sur une période de trois ans, allant de 1992 à 1994 inclus 28 . En 1994, dernière année de l’étude, ces fondations contrôlaient environ un milliard de dollars d’actifs et avaient distribué, sur les trois ans étudiés, 300 millions de dollars, dont 210 étaient particulièrement destinés à faire avancer la cause conservatrice. Une étude plus poussée sur un échantillon de grandes universités privées montre que l’argent injecté par les fondations de droite représentait moins de 10% du total des donations faites par des fondations. Il serait exagéré d’en conclure que les donations en provenance des fondations de droite sont négligeables, mais elles sont loin d’être exceptionnelles. Cette relativité du poids des fondations de droite nous paraît essentielle et l’on peut regretter que Sally Covington se soit limitée à donner les chiffres concernant les fondations conservatrices sans les resituer dans un contexte plus global 29 . Comment, en effet, ne pas comparer le million de dollars donné à Stanford par les douze fondations, sujet de l’étude, avec la donation de 400 millions qui lui a été faite récemment par la fondation Hewlett27 Voir S. COVINGTON, Moving a Public Agenda: The Strategic Philanthropy of Conservative Foundations: A Report for the National Committee for Responsive Philanthropy, Washington, D.C., National Committee for Responsive Philanthropy, July 1997. 28 Lynde and Harry Bradley Foundation, Carthage Foundation, Earhart Foundation, Charles G. Koch, David H. Koch and Claude R. Lambe Charitable Foundations, Phillip M. McKenna Foundation, J.M. Foundation, John M. Olin Foundation, Henri Salvatori Foundation, Sarah Scaife Foundation et Smith Richardson Foundation. Voir COVINGTON, op. cit., p. 5. 29 Elle ne donne ni le montant de l’apport total des fondations à l’enseignement supérieur pour les années étudiées, ni celui des actifs des fondations les plus actives dans ce domaine. CAROLE MASSEYS-BERTONECHE – LES PHILANTHROPES 215 Packard30. La seconde question que l’on peut se poser sur l’influence des fondations qu’elle étudie est de savoir où se situe la frontière entre les fondations dites « libérales » et celles classées comme « conservatrices ». Elle nous semble très ténue. Certaines fondations qui ne sont classées ni dans un camp ni dans l’autre nous apparaissent avoir des idées très proches des fondations conservatrices, notamment en ce qui concerne la libre entreprise et l’encouragement de la collaboration entre les universités et le monde des affaires. On peut d’ailleurs se demander, à l’instar de Karin Paget qui commente dans The American Prospect, plusieurs travaux sur la philanthropie dite « de droite », quelles sont, parmi les grandes fondations, celles qui peuvent vraiment être considérées comme progressistes31. Karin Paget s’interroge notamment sur le fait de savoir si des fondations comme Ford, Rockefeller ou Carnegie peuvent être considérées comme appartenant à cette catégorie. D’après elle, même si ces grandes fondations n’ont rien à voir aujourd’hui avec les fondations familiales de taille moyenne qui animent le mouvement conservateur, elles n’en restent pas moins traditionalistes. Elle pense aussi, et nous le pensons avec elle, que « si, par hasard, le personnel de ces fondations avait tendance à dériver vers la gauche, il serait rapidement rappelé à l’ordre par les membres des conseils d’administration, dans lesquels siège une majorité de dirigeants de grandes entreprises » 32 . C’est pour cela que ceux qui les gèrent préfèrent investir dans des institutions amies, déjà reconnues, et dont ils sont sûrs que leur choix satisfera les membres de leurs conseils. Les liens anciens que les grandes universités ont établis avec les fondations en font donc leurs bénéficiaires privilégiées sans qu’elles aient besoin de faire beaucoup d’efforts ou de concessions. C’est ce que faisait remarquer Joyce Mercer, journaliste à The Chronicle of Higher Education, lorsqu’elle commentait les résultats des 50 plus grandes institutions bénéficiaires des fondations en 1997, « la plupart de celles qui apparaissent, année après année, sur la liste du Foundation Center sont les ‘suspectes habituelles’ : les universités les 30 Voir Z. S. TUMGOREN, « Stanford Receives $400-Million from Hewlett Fund », The Chronicle of Philanthropy, May 2001. 31 K. PAGET, « Lessons of Right-Wing Philanthropy », The American Prospect, n°40, September-October 1998, pp. 89-95. 32 Ibid., p.93. © 2007 lines.fr 216 lines 4 plus prestigieuses et les plus riches de la nation »33. Michael O’Neill, directeur de The Institute for Non-profit Organization à l’université de San Francisco, va dans le même sens lorsqu’il affirme : « c’est comme Wall Street : les gens ont tendance à investir sur les grands noms, ceux qui sont familiers » 34 . On peut donc très justement douter de l’influence que peut avoir, surtout à long terme, une poignée de fondations de taille moyenne sur la ligne politique des grandes universités. Dans cet affrontement entre l’establishment et le « contreestablishment », il est certain que, jusqu’à aujourd’hui, les fondations, dans leur grande majorité, sont restées du côté de l’establishment et que leur politique s’élabore en concertation avec les responsables universitaires. Elles forment donc avec ceux-ci une force de pouvoir dont l’autorité est reconnue par l’ensemble des forces politiques. Cependant sont apparues ces dernières années de nouvelles fondations qui par leur taille et par l’amplitude de leurs donations sortent du cadre existant et qui risquent donc de redéfinir dans les années à venir les rapports de pouvoir et d’autorité qui ont été mis en place. En conclusion on peut dire qu’en ce début du XXIe siècle, la puissance financière des philanthropes est aussi grande qu’elle l’était au début du XXe siècle. Pourtant, malgré les nombreux articles qui ont tendance à les comparer, Bill Gates n’est pas John Rockefeller et encore moins Andrew Carnegie. Il n’a ni la motivation religieuse du premier, ni l’idéal politique du second. Il n’a pas, non plus, de « philanthropoïdes » pour le guider dans son action et ne semble pas avoir le même respect pour l’autorité universitaire qu’avaient ces derniers. On peut cependant penser, si on compare les deux périodes, que sur le long terme la gestion de ces immenses fortunes actuelles sera récupérée par le monde universitaire mais en attendant, aujourd’hui comme au début du XXe siècle, le pouvoir des philanthropes, des fondations et du secteur privé n’a jamais été aussi fort. 33 J. MERCER, « Some colleges do well every year in securing foundation grants », The Chronicle of Higher Education, April 18, 1997, pp. A39-A40. 34 Ibid. Le président Ford et le bicentenaire de juillet 1976 : l’autorité au service du pouvoir Luc BENOIT A LA GUILLAUME Université Paris X Nanterre 218 lines 4 Introduction Depuis quelques années, bien avant le décès récent de Gerald Ford, sa courte présidence est réévaluée par de nouvelles générations d’historiens et de politistes, comme ce fut le cas auparavant pour celles d’Herbert Hoover ou de Dwight Eisenhower1. Si elle n’apparaît plus comme une simple période de transition, c’est moins en raison des politiques suivies que de la manière dont Ford exerça le pouvoir présidentiel et se servit du prestige de la fonction pour asseoir son autorité et tenter de se maintenir au pouvoir. De ce point de vue, cette présidence mérite qu’on s’y attarde. Car il y a un mystère Ford. Comment cet ancien élu du Michigan à la Chambre des représentants, homme politique de second plan, a-t-il pu obtenir un résultat si honorable à l’élection présidentielle de novembre 1976 contre Jimmy Carter, malgré un double déficit de légitimité personnelle (il est le seul président non élu de l’histoire des Etats-Unis) et institutionnelle (il a succédé à Richard Nixon, dont la démission suite au scandale du Watergate avait discrédité l’institution présidentielle), malgré sa décision controversée de gracier Nixon, malgré une victoire nette des Démocrates aux élections de mi-mandat de 1974, malgré les difficultés économiques (l’inflation galopante) et la candidature concurrente de Ronald Reagan, représentant l’aile droite du parti républicain, aux primaires du printemps 1976 ? Si Ford est presque parvenu à retourner une situation politique compromise, c’est qu’il a profité au maximum de la fonction présidentielle avant et pendant le bicentenaire de la révolution américaine pour relégitimer la présidence et le président : de son discours d’investiture à sa campagne présidentielle en passant par les cérémonies officielles du bicentenaire, Ford n’a cessé d’utiliser l’autorité de la fonction présidentielle. Cet article se propose de replacer l’exploitation à des fins politiques des cérémonies du bicentenaire dans le contexte plus large de la tentative du président Ford de sortir l’Amérique de la crise 1 Sur la présidence Ford, on peut consulter : Bernard J. FIRESTONE and Alexej UGRINSKY (eds.), Gerald R. Ford and the Politics of Post-Watergate America, Westport: Greenwood Press, 1993, 2 volumes, ainsi que J. R. GREENE, The Presidency of Gerald R. Ford, Lawrence: The University of Kansas Press, 1995. LUC BENOIT A LA GUILLAUME – LE BICENTENAIRE DE 1976 219 de confiance dans laquelle Lyndon Johnson et Richard Nixon l’avaient plongée. Pour tenter d’élucider ce « mystère Ford », il faut d’abord se pencher sur ce qui fonde l’autorité que le peuple concède au président : la volonté collective de croire à nouveau en l’Amérique après la crise de confiance déclenchée par la guerre du Viêtnam et le scandale du Watergate. On s’interrogera ensuite sur les stratégies de retour au peuple mises en oeuvre pour recréer le lien entre dirigeants et dirigés. Enfin, on examinera comment Ford a mis l’autorité de la fonction présidentielle au service de son pouvoir personnel au cours de l’année 1976, avant, pendant et après le bicentenaire de la révolution américaine, sans que ses adversaires radicaux, modérés ou conservateurs ne parviennent à s’y opposer de manière efficace. La croyance comme fondement et enjeu de l’autorité présidentielle Je commencerai par quelques considérations préalables sur les fondements de l’autorité dont se prévalent les présidents américains. D’une manière générale, si l’autorité se concède, c’est, comme l’indique Pierre Bourdieu, qu’elle résulte de « la délégation d’autorité qui confère son autorité au discours autorisé ». Le président des EtatsUnis est l’exemple même du « porte-parole autorisé [qui] ne peut agir par les mots sur d’autres agents […] que parce que sa parole concentre le capital symbolique accumulé par le groupe qui l’a mandaté et dont il est le fondé de pouvoir. » Les « rituels de la magie sociale », dont relèvent les discours officiels des présidents américains, sont des énoncés performatifs. Contre les tenants de la linguistique « interne », Pierre Bourdieu rappelle que leurs conditions de félicité sont extérieures au langage, qu’elles sont à la fois liturgiques (l’énonciateur, le public, les formes doivent être légitimes) et sociales (« la disposition à la reconnaissance comme méconnaissance et croyance »2). Pour comprendre comment le président Ford a acquis, préservé, utilisé et consolidé son autorité, il faut donc se pencher sur un aspect parfois considéré comme marginal : les cérémonies officielles et les discours « autorisés » qui les accompagnent. La croyance dont parle Bourdieu est à la fois ce qui permet le succès du discours et ce que l’orateur s’emploie à renforcer. En tant que représentant du peuple américain, le président des Etats-Unis peut 2 Toutes ces citations sont extraites de P. BOURDIEU, Ce que parler veut dire, L’Economie des échanges linguistiques, Paris : Fayard, 1982, pp. 107-113. © 2007 lines.fr 220 lines 4 ainsi utiliser les cérémonies et les discours officiels pour s’autolégitimer et légitimer le système politique qu’il représente. La croyance sur laquelle repose l’efficacité de ce discours est bien sûr la croyance en l’Amérique, le nationalisme américain. Or, sur ce plan, le cas du président Ford est singulier car au moment de prendre ses fonctions il souffrait de deux handicaps non négligeables : le scandale du Watergate et la démission de Nixon avaient discrédité l’institution présidentielle et les conditions de l’accession de Ford à la vice-présidence en 1973 puis à la présidence en 1974 faisaient de lui le seul président non élu de l’histoire de la nation, ce qui obérait fortement sa légitimité personnelle. Pour parvenir à redonner confiance au peuple américain, Ford ne pouvait donc pas plus invoquer l’onction du suffrage universel que le prestige de la fonction présidentielle. Mais il pouvait compter sur ce que Bourdieu nomme à juste titre la condition la plus importante de l’efficacité du langage autorisé : « la collaboration de ceux qu’il gouverne ». Ce qui explique le succès politique de Ford, c’est surtout la force exceptionnelle du nationalisme américain. De nombreuses sources le confirment : seule une petite minorité d’Américains souhaitait une remise en cause radicale du système suite au scandale du Watergate. Toute la classe politique institutionnelle et une grande majorité du peuple américain souhaitait croire à nouveau en l’Amérique et en ses institutions, comme le rappelle, entre autres, l’historien américain radical Howard Zinn : When [Nixon resigned] there was relief in all sectors of the Establishment. Gerald Ford, taking Nixon’s office, said: “Our long national nightmare is over.” Newspapers, whether they had been for or against Nixon, liberal or conservative, celebrated the successful, peaceful culmination of the Watergate crisis. […] The word was out: get rid of Nixon, but keep the system. Theodore Sorensen, who had been an adviser to President Kennedy, wrote at the time of Watergate: “The underlying causes of the gross misconduct in our law-enforcement system now being revealed are largely personal, not institutional. Some structural changes are needed. All the rotten apples should be thrown out. But save the barrel. […] The televised Senate LUC BENOIT A LA GUILLAUME – LE BICENTENAIRE DE 1976 221 committee hearings on Watergate stopped suddenly before the subject of corporate connections was reached.”3 Ford est parvenu sans difficulté à affirmer son autorité lors de sa prise de fonction en dépit de son manque de légitimité personnelle. L’épisode du Watergate permit même de louer l’excellence du système des freins et contrepoids (checks and balances) qui avait conduit, grâce à la procédure d’impeachment, le président Nixon à la démission. Les élites politiques et médiatiques se sont mobilisées pour sauver le système et cette volonté a rencontré un écho fort au sein de la population, qui souhaitait croire à nouveau en l’Amérique et pour ce faire a donné sa chance au nouveau président. Ce n’est pas un hasard si la question de la croyance et de la confiance en l’Amérique et en ses dirigeants joua un rôle essentiel pendant les premières semaines du mandat de Ford. Les principaux discours prononcés par le nouveau président entre sa prise de fonction le 9 août 1974 et la grâce accordée à son prédécesseur le 8 septembre en appelèrent tous au patriotisme des Américains afin de restaurer un lien de confiance entre les dirigeants et le peuple4. Ainsi lors de son discours d’investiture, Ford livra une profession de foi destinée à rassurer le peuple : I believe that truth is the glue that holds governments together, not only our government but civilization itself. That bond, though strained, is unbroken at home and abroad. In all my public and private acts as your President, I expect to follow my instincts of openness and candor with full confidence that honesty is the best policy in the end. My fellow Americans our long national nightmare is over. Our Constitution works. Our great Republic is a government of laws and not of men. Here the people rule. On voit à quel point la question de la restauration de la confiance et de la croyance constitue l’enjeu essentiel de ce discours. D’où le choc 3 H. ZINN, A People’s History of the United States, New York: Harper Colophon, 1980, pp. 533-535. Sur le lancement médiatique du nouveau président, voir R. LACOUR-GAYET, L’Amérique contemporaine, Paris : Fayard, 1982, vol. IV, p. 412. 4 A ce sujet, je me permets de renvoyer à L. BENOIT A LA GUILLAUME, Les Discours d’investiture des présidents américains ou les paradoxes de l’éloge, Paris : L’Harmattan, 2000, pp. 191-193. © 2007 lines.fr 222 lines 4 créé par la décision de gracier Nixon à peine un mois après sa démission. Si la contradiction entre la promesse d’une rupture avec les turpitudes de l’ère Nixon et le soupçon de collusion5 entourant la décision de le gracier eut des effets si dévastateurs sur la popularité du nouveau président, c’est bien parce que la question de la confiance et de la croyance en l’Amérique et en son système politique était au cœur du message qu’avait cherché à faire passer Ford en succédant à Nixon. Loin de se limiter aux premières semaines de son mandat, cette entreprise idéologique de restauration de la confiance entre le président et le peuple s’est poursuivie et même amplifiée au cours des années qui suivirent, pour culminer en 1976, qui fut à la fois année électorale et année du bicentenaire de la révolution américaine. Il s’agit là d’une stratégie tout à fait consciente, comme l’indiquent le titre de l’ouvrage de mémoires publié par Ford peu après son départ de la Maison-Blanche, A Time to Heal6, et sa contribution à un colloque consacré à sa présidence : My most memorable moment at home wasn’t a moment; it was more like a week. It was the high privilege of presiding over the happy birthday party of 200 plus million Americans celebrating 200 years of independence on July 4, 1976. There were lots of speeches; I made eight in five days. However, when we tried to look up what Ulysses S. Grant said at our centennial in 1876, we couldn’t find one recorded word. What I remember most about the super Fourth of July, was the sight of Americans hugging each other and shouting for joy. I can still see those seas of smiling faces with thousands of flags waving friendly greetings and the kids in their hoopskirts and mended men’s hats. I can still hear the Liberty Bell toll, echoed by church bells across this beautiful land. It was a long day, and just before my head hit the pillow that night, I said to myself: “Well, Jerry, I guess we’ve healed America. We haven’t done so badly, whatever the verdict in November.”7 5 Sur les soupcons de collusion, je renvoie à S. HERSH, « The Pardon », in The Atlantic Monthly, August 1983. 6 G. FORD, A Time to Heal, London: W. H. Allen, 1979. 7 G. FORD, « The Ford Presidency: How It Looks Twelve Years Later », in B. FIRESTONE and A. UGRINSKY (eds.), Gerald R. Ford and the Politics of PostWatergate America, op. cit., pp. 667-671. Le succès des cérémonies est attesté dans LUC BENOIT A LA GUILLAUME – LE BICENTENAIRE DE 1976 223 C’est dans ce contexte de restauration de la fierté nationale que s’inscrit le bicentenaire de la révolution américaine, même si son rôle dans cette entreprise idéologique avait commencé bien avant la démission de Nixon8. La croyance est bien le fondement et l’enjeu de l’autorité présidentielle. Mais dans le cas de Ford, il s’agissait moins d’exercer cette autorité que de la restaurer : il faut donc maintenant nous pencher sur les stratégies mises en œuvre dans la période qui a suivi le scandale du Watergate pour recréer le lien de confiance entre le peuple américain et ses élites. Une autorité qui s’exerce au nom du peuple C’est volontairement que j’emploie les termes « peuple américain et ses élites ». Car il faut replacer les stratégies employées pour recréer un lien de confiance entre le président et le peuple américain, tout comme les tentatives de contestation des radicaux, dans la tradition américaine d’une rhétorique populiste qui oppose le peuple, véritable dépositaire des vrais valeurs de l’Amérique, au nom duquel la Constitution fut écrite (son préambule commence par « We the people »), aux élites qui gouvernent à Washington 9 . Comme l’a montré M. Kazin dans The Populist Persuasion, cette rhétorique, qui fut plutôt de gauche à la fin du dix-neuvième et pendant la première moitié du vingtième siècle, a été largement reprise par les conservateurs depuis les années 1960. Dans les années soixante-dix, les partisans conservateurs et les adversaires radicaux du système politique américain emploient une rhétorique aux accents populistes qui se ressemble parfois à des fins politiques opposées. En effet, comme le rappelle Kazin : « […] Populism in the United States has made the unique claim that the powers that be are transgressing the J. BODNAR, Remaking America: Public Memory, Commemoration and Patriotism in the Twentieth-Century, Princeton: Princeton University Press, p. 227 : “For many Americans, the weekend celebration surrounding July 4, 1976 marked an end to a period of social unrest and dissent and a renewal of American consensus and patriotism.” 8 L’ ARBC (American Revolution Bicentennial Commission) avait été créée par le président Johnson en 1966. Et le président Nixon avait explicitement mentionné le bicentenaire à venir lors de son second discours d’investiture de janvier 1973. 9 Sur la question du populisme américain, on consultera M. KAZIN, The Populist Persuasion, New York, Harper Collins, 1995 ainsi que P. MELANDRI, « La Rhétorique populiste aux Etats-Unis », in Vingtième Siècle, Paris, Presses de la fondation nationale des sciences politiques, n°58, oct-déc 1997. © 2007 lines.fr 224 lines 4 nation’s founding creed, which every permanent resident should honor.»10 Pendant la période de crise qui a suivi la guerre du Viêtnam et le scandale du Watergate, la critique des élites et la tentative de ces mêmes élites de renouer un lien de confiance avec le peuple se fit au nom des valeurs fondatrices de la nation américaine. Il était dès lors naturel que le bicentenaire devienne un enjeu politique majeur. Le renvoi aux valeurs fondatrices et aux textes fondateurs de la nation fut un élément clé de la lutte qui opposa les autorités aux contestataires radicaux pendant la phase de préparation des cérémonies du bicentenaire de la révolution américaine dans la mesure où cet événement renvoyait à l’origine même de la nation. En tenant de récupérer l’événement, Ford et les contestataires radicaux prétendaient représenter fidèlement le peuple ordinaire qui avait fait cette révolution. C’est au nom de ce même peuple révolutionnaire que, deux siècles plus tard, les contestataires contestaient et que les gouvernants gouvernaient. Pour le président, la tâche était délicate puisqu’elle consistait à louer le peuple pour relégitimer les élites dirigeantes et non pour aggraver encore leur discrédit. Pour regagner la confiance du peuple américain, le président Ford utilisa trois stratégies : la condescendance, la simplicité et la décentralisation. Chacune visait à annuler, au moins symboliquement, la coupure entre le peuple et les dirigeants. En voici quelques exemples : les stratégies de condescendance, que Bourdieu a décrites dans Ce que parler veut dire, consistent à « tirer profit du rapport de forces objectif entre les langues qui se trouvent pratiquement confrontées [..] dans l’acte même de nier symboliquement ce rapport. » Or le président des EtatsUnis est un peu dans la même position de domination par rapport au peuple américain que le maire de Pau qui parle un béarnais de qualité à ses administrés11. On retrouve des stratégies de condescendance dans les discours prononcés par Ford pendant son mandat, et ce dès sa prise de fonction le 9 août 197412. La ritualisation de la transition s’accompagna alors d’un mélange d’un mélange des styles qui rappelait à la fois la solennité de l’occasion et la simplicité de l’orateur. Le rapport de domination était donc à la fois réaffirmé rituellement et nié symboliquement. De plus, le nouveau président 10 M. KAZIN, op. cit., p. 2. Voir P. BOURDIEU, Ce que parler veut dire, op. cit., p. 62. 12 Je renvoie à ce sujet à L. BENOIT A LA GUILLAUME, op. cit., pp. 186-188. 11 LUC BENOIT A LA GUILLAUME – LE BICENTENAIRE DE 1976 225 tenta d’imposer l’image d’un homme simple, honnête et accessible, c’est-à-dire tout le contraire de son prédécesseur : Many of the trappings of the so-called Imperial Presidency were removed. For certain occasions the Marine Band was instructed to replace “Hail to the Chief” or “Ruffles and Flourishes” with the Michigan fight song. Within days the number of White House staff on the A Transportation List, providing officials with portal-to-portal service, was reduced from 26 to 13. Within weeks the size of the White House staff was reduced by 10 percent, from 540 to 485. Ford directed Haig “to make sure that the Oval Office was swept clean of all electronic listening devices.”13 Ford était donc un homme « simple », « a Ford, not a Lincoln » comme il s’était lui-même décrit lors de sa nomination en tant que vice-président en 1973, qui beurrait lui-même ses tartines devant les photographes, savait s’exprimer simplement et sortait du bunker de la Maison-Blanche, contrairement à son prédécesseur honni. Lors des cérémonies du Bicentenaire, ce n’est pas tant par la simplicité de la rhétorique que par la décentralisation que les autorités cherchèrent à impliquer la population. Ce choix est une conséquence de la lutte qui opposa les autorités aux contestataires radicaux du People’s Bicentennial Committee. Car les contestataires eux aussi prétendaient représenter le peuple : The PBC was started in 1971 by Jeremy Rifkin and other social activists who had challenged the policies of powerful institutions in the 1960s. In an interview in 1976 Rifkin claimed that the PBC began as an effort to find the roots of “leftist ideology” in American history. Rifkin felt that it was not possible to get most Americans to identify with historical figures such as Mao Tse-Tung, Ho Chi Minh, Castro, or Che Guevara. Rather, he and his associates sought to find examples of radical behaviour in the American past itself. This, of course, was antithetical to the views of the past that were usually discussed 13 R. B. PORTER, “Gerald R. Ford, A Healing Presidency”, in F. I. GREENSTEIN (ed.), Leadership in the Modern Presidency, Harvard University Press, 1988, pp. 206-207. © 2007 lines.fr 226 lines 4 in commemorative activities and were designed to inculcate notions of patriotic loyalty and the immutable character of existing institutions. Rifkin claimed that the bicentennial would not be a time for a “grandiose display of chauvinism but rather a time for the reaffirmation of the principles of democracy and equity for all.”14 Cette stratégie rappelle un peu celle que la gauche communiste avait tentée afin de sortir de son ghetto groupusculaire en s’américanisant sous la houlette de son secrétaire général Earl Browder. De même que les communistes des années trente avaient alors choisi le slogan « communism is twentieth-century Americanism », les contestataires radicaux des années soixante-dix reconnurent la nécessité de traduire leur contestation dans le langage de l’américanisme, de se réapproprier les symboles nationaux à des fins contestataires. Comme à l’époque du New Deal, ce tournant était à double tranchant : certes, en se plaçant sur le terrain du nationalisme américain, les radicaux traduisaient leur contestation dans un langage que les masses étaient susceptibles d’entendre, mais ce faisant ils acceptaient les valeurs de l’Amérique. Afin de désamorcer la contestation du PBC, les autorités décidèrent en 1974 de dissoudre l’American Revolution Bicentennial Commission et de la remplacer par l’American Revolution Bicentennial Administration. L’accent fut mis sur le pluralisme et la décentralisation, afin de parer aux critiques : puisque les contestataires accusaient les élites de confisquer les cérémonies, le peuple serait désormais en mesure de s’approprier le bicentenaire. Finalement, la stratégie fonctionna : l’enthousiasme populaire donna raison aux autorités et fit de l’événement un succès politique pour le pouvoir. Les stratégies de condescendance, de simplicité et de décentralisation employées par le président Ford dans cette période de crise politique consécutive à la guerre du Viêtnam et au scandale du Watergate lui permirent de rétablir l’autorité contestée de la présidence. Le retour au peuple s’avéra payant en raison du fort patriotisme de la population, qui permit au président de marginaliser ceux qui contestaient de front l’utilisation consensuelle des cérémonies. Mais Ford ne se contenta pas d’utiliser le bicentenaire 14 J. BODNAR, Remaking America: Public Memory, Commemoration and Patriotism in the Twentieth Century, Princeton: Princeton University Press, 1992, pp. 234-235. LUC BENOIT A LA GUILLAUME – LE BICENTENAIRE DE 1976 227 pour redonner confiance aux Américains. Dans le contexte de l’élection présidentielle de 1976, il se servit des cérémonies à des fins électorales, à la fois contre son concurrent républicain Ronald Reagan et contre le candidat démocrate Jimmy Carter, sans que ses adversaires parviennent efficacement à s’y opposer. 1976 : l’autorité de la présidence au service du pouvoir présidentiel L’utilisation du bicentenaire à des fins politiques renvoie à la fois à une tendance structurelle lourde, la ritualisation croissante du discours politique des présidents, et à un élément conjoncturel : la coïncidence, qu’il était tentant d’exploiter, du bicentenaire de la révolution et de la campagne présidentielle de 1976. Pour ce qui est de la tendance de fond, rappelons les comparaisons statistiques établies par Roderick Hart : A corroborating piece of evidence is presented in table 1.3 which compares Truman’s and Ford’s participation in “asynchronous” events (ceremonies in campaign years, rallies in nonelection years). The differences in behaviour are stark, with Ford emphasizing political rallies even when political rallies were not nominally called for, but also spending a considerable amount of time in tacitly apolitical ceremonies during campaign seasons. (In contrast, Truman’s old style campaign sharply bifurcated his political and presidential selves.) Jerry Ford’s administration reveals a mixing of persons and events, his bet apparently being that incremental, long-term exposure in both traditional and non-traditional speech settings would best allow him to maximize the advantages of incumbency without appearing to have done so. […] Mr. Ford’s political use of ceremonies was not unique to him [..]. But it is important to note here that the Later Modern Presidents (essentially, Presidents Kennedy to Nixon) and the Recent Modern Presidents (Ford to Reagan) found themselves in ceremonial surroundings twice as often proportionally, but four times as often absolutely, as the Early Modern Presidents.15 15 Roderick P. HART, The Sound of Leadership, Chicago: The University of Chicago Press, 1987, pp. 16-17. © 2007 lines.fr 228 lines 4 Cette tendance à la ritualisation touche tous les genres de discours, du discours d’investiture (Ford 1974) au discours de remise des diplômes (commencement addresses) en passant par les oraisons funèbres et les innombrables inaugurations de bâtiments16. Elle permet aux présidents contemporains de répondre à la crise de la représentation politique à une époque où les partis et les corps intermédiaires syndicaux ne sont plus aussi puissants qu’autrefois en cultivant un lien direct avec le peuple. La crise du système politique dont a hérité Gerald Ford en arrivant à la Maison-Blanche a aggravé la crise de la représentation politique. C’est donc tout naturellement que Ford a accentué cette tendance de fond en utilisant systématiquement les cérémonies officielles à des fins politiques. Les hasards du calendrier qui plaçaient le bicentenaire à un moment clé, juste après la fin des primaires du printemps mais quelques semaines avant la convention républicaine au mois d’août et la campagne électorale en septembre et octobre. Ford utilisa le bicentenaire non seulement pour préparer la campagne électorale de l’automne contre Carter mais aussi pour assurer sa victoire lors de la convention républicaine, dont le résultat n’était pas acquis d’avance, aucun candidat ne disposant d’une majorité de délégués. L’utilisation du bicentenaire doit être replacée dans le cadre de l’exploitation systématique du prestige de la fonction par le président sortant, comme le reconnaît franchement Ford : I wasn’t even in the same league with him when it came to movie star quality; he was a born showman and all he had to do was smile to turn on a crowd. Finally, I couldn’t begin to match his rhetoric, his assaults on the “mess in Washington.” I could, however, use my incumbency, and on a trip to Florida on February 13, I decided to take full advantage of it. Orlando, I 16 Comme l’indique R. HART, op. cit., p. 17 : “The more recent presidents have invested the more pedestrian settings with ceremonial grandeur (e.g. the winning of a football championship); they memorialized every war hero, college building, and historical occurrence available; and they have added speechmaking to events that might not otherwise have been thought of as ceremonial (e.g. airport arrivals and departures) as well as to ceremonial events previously devoid of rhetorical flourishes (e.g. the signing of legislation)”. A ce sujet, je me permets également de renvoyer à L. BENOIT A LA GUILLAUME, « Dualités rhétoriques : l’éloge paradoxal de George W. Bush à Yale », à paraître dans le Bulletin de la société de stylistique anglaise et à L. BENOIT A LA GUILAUME, « Mémoire et réécriture : l’élogeprogramme du président Johnson », à paraître dans Confluences. LUC BENOIT A LA GUILLAUME – LE BICENTENAIRE DE 1976 229 was pleased to announce, would be the site of the International Chamber of Commerce convention in 1978. That would pour $1 million into the local economy.17 L’exploitation du bicentenaire à des fins politiques fut donc précédée de la stratégie du sortant (incumbent strategy) appliquée dès les primaires et fut suivie de la “Rose Garden Strategy” mise en œuvre lors de la campagne électorale, une no campaign campaign qui laisserait au candidat à la vice-présidence le soin d’attaquer Carter tandis que le président resterait au dessus de la mêlée : « Ford would stay in Washington as much as possible, attending to the responsibilities of the presidency »18. Les acteurs politiques et les observateurs ne manquèrent pas de remarquer et de critiquer l’attitude de Ford, mais en vain, comme l’indiquent non seulement le coup de poker raté que Reagan avait tenté au mois de juillet pour arracher la nomination19, mais aussi la caricature de Herblock parue le 2 juillet 1976 dans le Washington Post, que je me propose d’analyser brièvement et de confronter aux discours prononcés quelques jours plus tard par Ford. Notons que Ford reconnaît avoir ouvertement utilisé le bicentenaire à des fins électorales : 17 G. FORD, A Time to Heal, op. cit., p. 364. J. R. GREENE, « A Nice Person who Worked at the Job », in B. FIRESTONE and A. UGRINSKY, Gerald R. Ford and the Politics of Post-Watergate America, op. cit., p. 643. Voir également Y. MIECZKOWSKI, Gerald Ford and the Challenges of the 1970s, Lexington: the University Press of Kentucky, 2005, p. 326 : “The Ford camp settled on a Rose Garden strategy–which Duval called the “no-campaign campaign”—where Ford would spend considerable time at the White House instead of on the campaign trail.” 19 Voir à ce sujet J. R. GREENE, The Presidency of Gerald R. Ford, op. cit., pp. 170-1 : « John Sears later reminisced about those final weeks of the campaign: ‘The incumbent could offer them anything. And he could do it. So we were in a position where if we just stayed and did nothing, we were going to be beaten.’ Sears took a gamble unprecedented in American political history and persuaded Reagan to announce his running mate before the convention had even assembled in Kansas City. […] Sears had been beating the bushes for a liberal Republican who would consent to run with Reagan and, without securing Reagan’s approval for the venture, had sounded out Richard Schweicker. The Pennsylvania Senator would certainly appeal to liberal Republicans. […] For his part Reagan was primarily interested in capturing the huge Pennsylvania delegation. Thus on July 26 Reagan announced one of the oddest combinations in recent history. […] The announcement elicited a combination of incredulity and derision.» 18 © 2007 lines.fr 230 lines 4 When I became President, I didn’t initiate sweeping new programs because I knew it was a time to heal, and new programs, which had to mean more government, would have been divisive at that point. I could have talked about the goals I hoped to achieve between 1977 and 1981, but I wanted to save that for when our country celebrated the Bicentennial. July 4 was less than two months away. I told Hartmann to drop everything and get to work on the series of speeches I’d make on the Bicentennial day. They would be the vehicle through which I would express my vision of the years ahead.20 Et de fait, les discours prononcés à Valley Forge et à Philadelphie le 4 juillet et à Monticello lors d’une cérémonie de naturalisation le 5 le confirment. A Valley Forge, point de convergence d’un convoi de 2500 chariots, Ford mit l’accent sur l’esprit de sacrifice et de patriotisme des Américains ordinaires (« […] a nation survives only as long as the spirit of sacrifice and self-discipline is strong within its people ») et loua les valeurs d’autonomie (self-government) incarnées par les Américains ordinaires en citant les paroles simples d’un ancien combattant : « ’Young man’ the aging revolutionary said very firmly, ‘what we meant in going for those Redcoats was this: We had always governed ourselves, and we always meant to. They didn’t mean that we should.’ » et en les qualifiant de « déclaration d’indépendance du peuple américain ». Mais c’est surtout à Philadelphie que le président profita de l’occasion pour exprimer une vision politique pour les années à venir. La lecture qu’il proposa de l’histoire américaine faisait de lui un Républicain modéré, middle of the road, qui cherchait à se positionner au centre de l’échiquier politique. Ainsi, il rejeta à la fois l’excès et le manque d’Etat lorsqu’il rappela les circonstances entourant l’adoption de la Constitution : « The framers of the Constitution feared a central government that was too strong, as many Americans rightly do today. The framers of the Constitution, after their experience under the Articles, feared a central government that was too weak, as many Americans rightly do today.» De plus, il loua les progrès accomplis depuis deux cents ans, dans une logique toute liberal (« It is good to know that in our lifetime we have taken part in the growth of freedom and in the expansion of equality which began here so long ago ») et mentionna explicitement les noirs, les femmes et les jeunes. Enfin, il esquissa un programme pour l’avenir de progrès 20 G. FORD, A Time to Heal, op. cit., p. 385. LUC BENOIT A LA GUILLAUME – LE BICENTENAIRE DE 1976 231 économique, social et environnemental. L’image qui ressort de ces discours est donc celle d’un Républicain modéré, patriote, proche des gens ordinaires dont il loue les qualités et défend les droits. C’est justement cette image dont se moque le caricaturiste Herblock dans le Washington Post du 2 juillet 1976. Le président Ford apparaît en haillons dans le froid et la neige de Valley Forge, le sourire niais, avec un insigne de campagne (campaign button) « Ford 76 ». Il reçoit une énorme médaille, the half-heart, cadeau du « général Goldwater ». Il s’agit là d’un jeu de mots sur la fameuse purple heart, médaille militaire en forme de coeur représentant le général Washington. Herblock se moque donc de la tentative de Ford d’exploiter les cérémonies du bicentenaire à des fins électorales en soulignant les difficultés qu’il rencontre à l’intérieur du Parti républicain, puisque sa nomination était loin d’être acquise face à la candidature conservatrice de Ronald Reagan. Le soutien (endorsement) du bout des lèvres (halfhearted) du père fondateur du conservatisme moderne, Barry Goldwater, candidat malheureux à l’élection présidentielle de 1964 est tourné en dérision par Herblock. La satire se concentre sur les arrières pensées politiciennes du candidat Ford sans remettre en cause le nationalisme consensuel des cérémonies. On peut même se demander si l’air benêt de Ford, qui est malgré tout dans la position du révolutionnaire américain luttant pour sa survie, ne le sert pas en le rendant sympathique et proche du peuple. On voit donc que ni la contestation radicale du PBC, ni le coup tenté par Reagan pour arracher la nomination, ni la critique liberal de Herblock ne permirent de mettre en échec cette utilisation flagrante de l’autorité de la fonction au service du pouvoir politique d’un président sortant. Si, comme l’indique John Bodnar, « By the latter part of the twentieth century public memory remains a product of elite manipulation, symbolic interaction, and contested discourse »21, il est clair que, dans le cas du bicentenaire, c’est sans conteste le point de vue de l’élite au pouvoir qui l’a emporté. Conclusion Les rapports entre autorité et pouvoir pendant la courte présidence de Gerald Ford sont-ils un cas particulier ou reflètent-ils des évolutions profondes tant aux Etats-Unis que dans les grands pays 21 J. BODNAR, op. cit., p. 20. © 2007 lines.fr 232 lines 4 occidentaux ? L’exploitation des cérémonies du bicentenaire par le président Ford est la manifestation d’une évolution structurelle des démocraties occidentales depuis le milieu du vingtième siècle. L’affaiblissement, général, même s’il varie en intensité selon les pays, des idéologies, des partis, des syndicats, des églises, coïncide avec un renforcement du poids de l’exécutif, qui rétablit le lien direct avec le peuple que les corps intermédiaires n’assurent plus correctement. D’où le rôle croissant du chef de l’exécutif, non seulement sur le plan législatif, mais aussi sur le plan idéologique et politique. Plus que jamais, il incarne la nation et utilise l’autorité de la fonction à des fins politiques. Ainsi les analystes ont-ils pu parler à propos de la campagne électorale victorieuse de François Mitterrand en 1988 contre Jacques Chirac de « classic American-style incumbent strategy »22. Toutefois, ce qui distingue les Etats-Unis, c’est la vigueur maintenue du nationalisme américain, le poids des religions, la faiblesse de la contestation idéologique radicale et la tradition populiste de méfiance du peuple à l’égard des élites de Washington. Aux Etats-Unis, l’exploitation de l’autorité à des fins politiques a donc tendance à prendre la forme paradoxale d’un populisme présidentiel qui utilise systématiquement les cérémonies officielles, jouant sur le caractère simple ou officiel du rituel, sur le style plus ou moins guindé du discours et sur l’opposition entre Washington et les Etats pour tisser un lien direct avec le peuple qui compense la faiblesse des partis et des corps intermédiaires. Toutefois la stratégie employée par le président Ford relève d’un populisme implicite ou imparfait, car seules la simplicité de l’image et du discours de Ford trahissent le désir de flatter le peuple. Ford reste encore en deçà du populisme présidentiel qui deviendra le fonds de commerce électoral du parti républicain de Ronald Reagan à George W. Bush : à l’utilisation systématique des discours rituels pour tisser un lien direct entre un homme prétendument simple et le peuple américain, ses successeurs ajouteront la dénonciation explicite de l’élite politico-médiatique libérale de Washington et d’Hollywood sur fond d’antiintellectualisme et de patriotisme exacerbé 23 . Ceci dit, dans ce 22 J. S. FOOTE, “Implications of Presidential Communication for Electoral Success”, (chapter 18), p. 269, in L. L. KAID, J. GERSTLE and K. R. SANDERS, Mediated Politics in Two Cultures, Presidential Campaigning in the United States and in France, New York: Praeger, 1991. 23 A ce sujet, voir, entre autres, T. FRANK, What’s the Matter with Kansas: How Conservatives Won the Heart of America, New York: Henry Holt, 2004. LUC BENOIT A LA GUILLAUME – LE BICENTENAIRE DE 1976 233 domaine aussi, la spécificité américaine est relative. Peut-être les Etats-Unis n’ont-ils qu’anticipé les évolutions aujourd’hui à l’œuvre dans d’autres pays occidentaux : on serait tenté de parler de classic American-style populist strategy pour décrire la campagne présidentielle actuellement en cours en France, tant la posture paradoxale de l’homme ou de la femme issue du sérail qui dénonce le système a dominé la campagne présidentielle du printemps 2007. © 2007 lines.fr 234 lines 4 HERBLOCK, « Gee—A Medal from General Goldwater », published in The Washington Post, July 2, 1976 Authority as a Strategy toward an End: Power Peterson NNAJIOFOR Université de Pau et des Pays de l’Adour 236 lines 4 Introduction The growing chasm in our society between the governed and the government is creating a whole set of problematic situations. The position of the people against the war in Iraq was and is growingly against that of the government in the United States. The French people largely rejected the European constitution whereas the government supported it strongly. These two issues are recent examples of the discord between the people and the government. It seems that the government, most of the time, is pursuing a policy that is different from that which the people voted it in for. Many observers are of the opinion that the government is working for its own interests, which are totally different from that of the citizens. Many a critic has pointed out that the interests of the ruling class, which are interwoven with that of the corporate elite especially those of giant corporations, are overriding the interests of the ordinary citizens in the present sociopolitical and economic dispensation. Socio-political pundits and the citizenry that vote in governments continuously question the authority that governments derive from the people “through the ballot box”. There is a growing general mistrust of government and its authority. Citizens are not satisfied with the government that they have and this dissatisfaction is felt in almost all nations of the world, from the self proclaimed “perfect democracy” of the United States of America where citizens cannot see any tangible difference between the GOP and the Democrats to France where the interests of the governing elite are virtually on another wave band from that of the citizens. In the United Kingdom, the labour party tends to be more capitalist oriented than the Conservatives in its economic policies. Nigerians still consider most of their government officials as foreign agents because of the policies that they are implementing which the people consider highly detrimental to their welfare but highly advantageous for the rich and for foreign interests, and pockets of armed militants are challenging the legitimacy of the government in various parts of the nation. PETERSON NNAJIOFOR – AUTHORITY : A STRATEGY TOWARD POWER 237 Search for a working definition The growing animosity between the government and the governed brings the perpetual argument on power and authority to the forefront of contemporary political debate. It poses the major question on whether governmental authority is still derived from the people in the democratic systems of government that we have today? And if the answer is positive, to what end is that authority employed? Can that authority be exercised and recognized by the governed without the power that maintains it? Is there a fundamental difference between the power of a democratic government and that of a non-democratic one? Our hypothesis is that authority is just a means of consolidating the power of a government. This power depends on raw violence. Therefore, authority can be considered as a diplomatic way of imposing power on the people. It makes it possible for the people to accept the notion that the power of their rulers is legal. It inculcates obedience in the people and makes any disobedience appear dangerous. Seen from this angle, democratic authority appears not to be different from other authorities because the essence of authority is the violence (power) that supports it. In order to answer the questions above, we would like to refer to Max Weber’s definition of power in his Basic Concepts of Sociology. Weber states that: "Power" is the probability that one actor within a social relationship will be in a position to carry out one’s own will despite resistance, regardless of the basis on which this probability rests. The concept of "power" is sociologically formless. All conceivable qualities of a person and all conceivable combinations of circumstances may put oneself in a position to perform one’s will in a given situation.1 Going by this definition, it becomes very difficult to separate power from authority. To portray the conundrum of power and authority, we tried to see what definition Weber gives to authority. We discovered that Weber did not really separate authority from power. He described authority instead of defining it, linking authority as we 1 Max WEBER, Basic Concepts in Sociology, Translated & with an introduction by H.P. Secher. New York: The Citadel Press, 1962 at http://www.questia.com/PM.qst?a=o&d=11309421 accessed on 13. 02.2007. © 2007 lines.fr 238 lines 4 have it today to the state, and tried to explain the origin of authority that is considered legitimate. In this description, he stated that: Like the political institutions historically preceding it, the state is a relation of men dominating men, a relation supported by means of legitimate (i.e. considered to be legitimate) violence. If the state is to exist, the dominated must obey the authority claimed by the powers that be.2 Authority for him is derived from domination, and as we can see from the definition of power above, domination remains the driving force in order to obtain authority. And to succeed in this drive for authority, Weber insisted that the ruling class must ensure that their domination is not just recognized and accepted by the dominated, but must be obeyed. To obtain this obedience, the authority must be backed up by “legitimate” violence. How can that authority/violence be upheld as legitimate and not be disobeyed? By making sure that violence is monopolised by the ruling class who represents the state. In other words, any challenge of that authority must be dealt with, using the violence that the state alone has at its disposal. If the authority of a state relies on its monopoly of violence to be legitimate, can that authority be separated from the violence that institutes it? Max Weber declared, in Politics as a Vocation cited here above, that “If no social institutions existed which knew the use of violence, the concept of "state" would be eliminated, and a condition would emerge that could be designated as "anarchy" in the specific sense of this word.” That is to say that trying to separate authority from power in a political state will be an effort in futility, as one cannot exist without the other. Can authority be separated from power in any other situation, outside politics ? Power is the problem that has to be resolved. What struck me, observing the human sciences, was that the development of all these branches of knowledge could in no way be dissociated from the exercise of power. So the birth of the human sciences 2 Max WEBER, Politics as a Vocation, 1919. Extracts <http://www.mdx.ac.uk/www/study/xWeb.htm> accessed on 13. 02. 2007. at PETERSON NNAJIOFOR – AUTHORITY : A STRATEGY TOWARD POWER 239 goes hand in hand with the installation of new mechanisms of power.3 The above is the answer given by Michel Foucault when accused of reducing everything to power. Although he dissociated himself from the quote ‘Knowledge is power’, the above statement points out nonetheless that he believes so. He equally noted that pure sciences are a source of power in our modern society. Foucault says that power is not substance but “only a certain type of relation between individuals” this relation can occur anywhere and at anytime. A parallel can be established between this statement and that of Weber that we saw earlier which states that the concept of power is sociologically formless. This answers the question above; authority and power seem to be difficult to separate even outside the political realm. The broad nature of this interrelationship between power and authority is what made us limit our analysis to the link between authority and the powers of the state and its organs in a democratic system. Democratic authority and power in the United States Democracy is said to be the government of the people, by the people and for the people. A democratic government is supposed to be the embodiment of the will of the people. Its authority comes from the people through the ballot box. If that authority is legitimate and accepted by the people that elected the government, then the authority of the government is supreme because it emanates from the citizenry. A democratic government therefore is not supposed to use power/ violence to enforce its policies. If we follow Alice Schwarzer’s “you take power but bow to authority” statement, it means that authority can be separated from power and that authority is sufficient in itself. It is recognized and respected by all. A democracy is supposed to be the epitome of authority. But when we look at our democratic systems, we observe that pure authority is inexistent and that raw power in the form of physical and psychological violence is the main historical foundation of our democracies and it is still its ultimate guarantor. If 3 Michel FOUCAULT, Politics, Philosophy, Culture: Interviews and Other Writings, 1977-1984, Lawrence D. Kritzman (ed.), 1988 at http://www.comm.umn.edu/Foucault/ppc.html accessed on 13. 02.2007. © 2007 lines.fr 240 lines 4 we use American civilization as an example, we observe that the most democratic government in the world is at the same time the one that relies most on raw power, that is to say pure violence in order to establish its authority domestically and internationally. The reason behind this double paradox of authority and power, democracy and violence can be traced back to the foundations of the United States. The declaration of American independence from Britain was equally a declaration of violence because every reasonable person knew that Britain would not fold its hands and watch one of its most valuable possessions snatched out of its control, thus the war that ensued was not a surprise. The democracy that was established after the war of independence through the constitution, which carefully created a strong standing army, at the head of which the President acts as Commander in Chief, was to be continuously watered with the blood of Americans just as Thomas Jefferson predicted in his “tree of liberty being refreshed from time to time with the blood of patriots and tyrants”4 statement. To maintain the authority of the government, the Union had to fight against the Confederates in one of the bloodiest conflicts in human history. The authority of the government went to the victor as usual, the vanquished was obliged to bow to that authority. Why did the vanquished accept this arrangement? It was accepted because of the fact that the power of violence being wielded by the victor is greater than that of the vanquished. That appears to be the most logical reason. It was neither because of a sudden realization by the Confederates that the authority of Abraham Lincoln was worthy of their respect nor that their cause was morally or ethically wrong. They bowed not to the authority of the Union but to the superior power of violence of the Union. In the same vein, upholding the principles of the constitution of the United States has not always been peaceful. Authority on its own has never achieved much without the inherent fear of power/violence that protects it. Sometimes, the raw power of state violence has to be used to maintain the respect of authority. Most of the major changes in the United States history were achieved through outright use of power and state violence. A good example of these on the domestic front was the 4 Howard ZINN, A People’s History of the United States, New York: Harper Collins, Perennial Classics, 2001, p. 95. PETERSON NNAJIOFOR – AUTHORITY : A STRATEGY TOWARD POWER 241 deployment of parts of 101st Airborne Division in response to the use of the National Guard by Governor Orval Faubus of Arkansas to prevent the implementation of the Supreme Court decision on Brown vs. Board of Education. President Eisenhower subsequently federalized the Arkansas National Guard. In a related issue, Federal Marshals were sent to Alabama when Governor Wallace personally blocked the university door in order to prevent the enrolment of two Black students. In the urban riots in Watts Los Angeles in 1965 and the subsequent riots of 1967/68 in numerous US cities, the armed forces were largely used to quell the uprisings. The most recent use of large-scale armed violence by the state in the United States was during the Los Angeles Riots of 1992. The use of the Armed Forces in private disputes The armed forces have equally been used in private disputes with the notorious Ludlow Massacre as an example. When miners working at the Ludlow mines5, with the help of the United Mine Workers of America, staged a protest against their poor working conditions, the Colorado National Guard was sent to repress the movement. On April 20, 1914, during a confrontation between the miners and the National Guard, twenty miners were killed and dozens wounded. These examples show us that the authority of the government must be backed with violent power in order to maintain it. Even in a democratic society, the use of violence is highly needed for the people in power to maintain their authority. This authority is a means toward more power. In a democratic system, the use of raw power (physical violence) is limited compared to a totalitarian system but that does not mean that the objective of those in power is any different in these two systems. The main difference between the two is just the means used to arrive to their common end. Howard Zinn in his book A People’s History of the United States observed that the elite of the United States has managed to stick to power and to maintain their control over the other citizens by an uncanny system of divide and rule governance. He states that: 5 Three of the largest of the mines, Colorado Fuel & Iron Company (CF&I), the Rocky Mountain Fuel Company (RMF), and the Victor-American Fuel Company (VAF) were owned by the Rockefellers. © 2007 lines.fr 242 lines 4 The American system is the most ingenious system of control in world history […]. And that “there is no system of control with more openings, apertures, lee ways, flexibilities, rewards for the chosen, winning tickets in lotteries. There is none that disperses its controls more complexly through the voting system, the work situation, the church, the family, the school, the mass media – none more successful in mollifying opposition with reforms, isolating people from one another, creating patriotic loyalty.6 The raison d’être of any government, democratic or otherwise, is to be able to govern, that is to control. In order to control the others, each government finds the best means of legitimising its authority over the governed. This control works only when there is a strong penalty for those that question or disobey the authority of the government. In the United States, the means of legitimising government’s authority is by claiming democratic authority from the people. But the best way of knowing who has the power, the people or the elite is by using the “who benefits” theory7 as suggested by Bertell Ollman in his introduction to a collection of essays on the United States Constitution. Zinn observes that 1 percent of the population has been holding a third of the wealth of the nation and the remaining 99 percent have been battling over the leftover. That means that the benefits go to the ruling elite and their acolytes in business. Any attempt to change the status quo is curbed with state power. The everincreasing budget allocation to the Department of Homeland Security confirms the importance given to the power of the state with the programmatic request for 2007 fixed at $35.6 billion.8 More powers are being allotted to law enforcement agencies. If the authority of a democratic government were based on its integrity and trustworthiness, the opposite would have been the case. 217 years should have been enough to make the citizenry understand that the authority of the government is supreme. Instead, what we have is a growing state of disrespect and distrust of the government by the governed. It may be interesting to withdraw the police and other 6 Ibid p. 632. Bertell OLLMAN, Jonathan BIRNBAUM, The United States Constitution, 200 Years of Anti-Federalist, Abolitionist, Feminist, Muckraking, Progressive and Especially Socialist Criticism, New York: New York UP, 1990, p. 3. 8 Budget of the United States Government: Fiscal Year 2007 http://www.gpoaccess.gov/usbudget/fy07/pdf/budget/dhs.pdf accessed on 13. 02.2007. 7 PETERSON NNAJIOFOR – AUTHORITY : A STRATEGY TOWARD POWER 243 armed security forces of the government in the United States or any other “democracy” for that matter and see how the authority of the government will fare without its raw power. Having seen the link between authority and power in the domestic affairs of the US, let us take a look at this link on the international scene. U.S. Power and Authority in the World On the international front, to maintain the authority of the United States in global affairs, the military is widely used to force the international community, allies and foes alike, to bow to the authority of the USA. With the 2007 budget request at $439.3 billion, the U.S. military budget is number one and represents more than 43 percent of global military spending9. The use of violence has been the mark of US Foreign Relations for long, from the Mexican wars till today. William Blum noted that, From 1945 to 2003, the United States attempted to overthrow more than 40 foreign governments, and to crush more than 30 populist-nationalist movements fighting against intolerable regimes. In the process, the US bombed some 25 countries, caused the end of life for several million people, and condemned many millions more to a life of agony and despair.10 To have more authority domestically and internationally, a country must have a formidable military force. That means an ever-ready power of violence at its disposal. That is the only authority that is bowed to. A powerful government obtains its authority from the military power at its disposal. It gets away with anything like refusing to sign treaties that it does not like, Kyoto for example, or refusing to recognize global institutions that it cannot control like the international criminal court of Justice. This does not however prevent it from imposing these on other countries. The current war in Iraq and the growing rumour on the possible invasion of Iran as we all know are all against international laws, but who can oppose the United 9 Shah ANUP, World Military Spending, http://www.globalissues.org/Geopolitics/ArmsTrade/Spending.asp#InContextUSMil itarySpendingVersusRestoftheWorld accessed on 11.02.2007. 10 William BLUM, Killing Hope U.S. military and C.I.A. interventions since World War 2, Monroe: Common Courage Press Updated, 2004, p.392. © 2007 lines.fr 244 lines 4 States ‘authority’? Nobody. Is this use of violence to achieve authority peculiar to the United States? We do not think so. Authority and Power across time The use of the power of violence to impose and legitimise authority has always been the rule rather than the exception. All through known human political history from ancient Egypt, to Tsu Tzu’s era in ancient China, from the Greek civilisation to the Roman Empire, Authority has always been used to legitimise the quest for the monopoly of power. The United States took over from the United Kingdom that was doing exactly the same thing with their various military invasions, slave trade, colonization and the famous gunboat diplomacy etc. When the UK was weakened down by the two World Wars and could no longer continue dictating its wishes to the world, a more powerful nation stepped into its shoes. France like the United Kingdom equally had her own days of “glory” under Napoleon Bonaparte. Russia had her own golden days too with the USSR. The hegemony of American civilization today is normal, just like the other nations before it have had their days of glory, so has America had hers and continues to enjoy it with the bitter parts too. The authority enjoyed by nations in the global arena is generally equivalent to the firepower at their disposal directly or indirectly. The five nations wielding veto powers at the United Nations are those with the highest level of violence at their disposal. The veto powers of the U.S., China, England, France and Russia are linked to nothing else but their military power. The only thing that their authorities in the international community have in common is not democratic principles but the violence at their disposal. These military powers ensure authority, and authority guarantees more power. The authority they claim is an accessory that guarantees power. This authority-to-power syndrome is not only reserved for big nations, less powerful countries can equally make use of it. Successive Nigerian military governments were internationally recognized and allowed to participate in international affairs once they did not disobey international economic engagements like uninterrupted supply of crude oil to the international markets. Although their exercise of power was mostly used domestically, they nevertheless had authority over other African nations through their PETERSON NNAJIOFOR – AUTHORITY : A STRATEGY TOWARD POWER 245 various peacekeeping missions in troubled African nations. Once again, the authority that they acquired came through military force and the willingness to use it to consolidate their power. The out-going Nigerian democratic government of General Obasanjo is not different from the military ones before it. In order to consolidate its powers, it has been using the same violence-begat-authority and authority-begatmore power system that the other regimes used before it. The destruction of Odi and Opia/Ikenyan communities by government armed forces which left over 2,000 inhabitants dead in 1999 is not different from the modus operandi of the other undemocratic regimes before it. Till date, the democratic authority of the Nigerian government has never been questioned by anybody. The main question remains: is democratic authority different from nondemocratic one? If we follow the logic behind the theory of democratic government which recognizes the citizenry as the sole source of authority, we may assume that democratic authority, since it emanates from the people, suffices to assure a good governance and to assuage the thirst for domination that is found in totalitarian and autocratic regimes, democracy theoretically is supposed to be a social system with politicians as the servants of the people. But the reality is far from that. Politicians in a democratic government are not different from those in the other systems in their quest for power. And democratically elected governments have not spared the use of their authority when compared to their non-democratic counterparts. The qualities needed to become a ruler in a democratic government appear to be the same as those needed in a non-democratic one. The ruling class remains the same wherever they may be. The difference is mostly based on the reaction of the citizenry. If it appears easier to get them to accept the authority of the minority ruling class by force, force would be used, but if this appears to be more difficult, then other means must be devised to get them to accept the authority of the ruling class. And as we can see across time, democracy has never been handed down without the people fighting for it. And even after that, the rulers still try to gain as much power as possible, always testing their limits. A passive citizenry will end up losing its democratic institutions as has happened in Germany under Hitler, in Nigeria and many other developing nations after independence. Whenever possible, a © 2007 lines.fr 246 lines 4 democratically elected leader can metamorphose into an absolute ruler. The cases of Omar Bongo in Gabon, Robert Mugabe in Zimbabwe, and Late Houphet Boigny in Côte d’Ivoire are good examples in Africa. In Europe and the USA, it is still very rare to see a President that has the possibility of remaining in power after his first term resign and leave the seat for others. Presidents and Prime Ministers have always fought tooth and nail to remain in power as long as they can and to obtain absolute powers as President De Gaulle of France did. And many have abused their constitutional powers. The present situation in the US whereby the approval rating of the President is at its lowest does not stop the President and his cabinet from ruling. Are we to consider the rule of the current administration as that of authority or of sheer force? Modern democracy is more of a competition in deception where the most clever among the ruling class gets to deceive the voters and make them give him or her the mandate for four, five or seven years as the case may be. Once the mandate is secured, the ruler and his group move in and use the power at their disposal as they saw fit to keep the citizenry at their place till the next election season. In-between the elections, citizens virtually have no say in the running of the country, they can demonstrate as much as they want, but that does not change much. That the majority of Americans is against the foreign policies of the current administration is not going to change much in US foreign policy till next year’s presidential elections. Conclusion After analysing the definitions of power and authority given by Weber and Foucault and applying them to our study, we can conclude by stating that theoretically, democracy appears to be the best system incarnating good governance and the will of the people thus bearing legitimate authority, but in essence, the role of power and authority differs little from the one in other systems of governance. The quest for power remains the driving force behind any politician seeking an office. This power and authority are interwoven and cannot be separated. Democracy gives him the authority to legitimise the use of that power. We will end this work with the same recurring question: where will authority, democratic or otherwise, be without the monopoly of violence (power) that maintains the state and permits it to punish disobedient citizens? PETERSON NNAJIOFOR – AUTHORITY : A STRATEGY TOWARD POWER 247 Bibliography ANUP Shah. World Military Spending. http://www.globalissues.org/ Geopolitics/ArmsTrade/Spending.asp#InContextUSMilitarySpend ingVersusRestoftheWorld accessed on 11. 02.2007. BLUM, William. Killing Hope U.S. Military and C.I.A. Interventions since World War 2, Monroe: Common Courage Press Updated, 2004. Budget of the United States Government: Fiscal Year 2007 http://www.gpoaccess.gov/usbudget/fy07/pdf/budget/dhs.pdf accessed on 13. 02.2007. FOUCAULT, Michel. Politics, Philosophy, Culture: Interviews and Other Writings, 1977-1984, Lawrence D. Kritzman (ed.), 1988 at http://www.comm.umn.edu/Foucault/ppc.html accessed on 13. 02.2007. OLLMAN, Bertell & BIRNBAUM, Jonathan. The United States Constitution, 200 Years of Anti-Federalist, Abolitionist, Feminist, Muckraking, Progressive and Especially Socialist Criticism. New York: NYU Press, 1990. WEBER, Max. Basic Concepts in Sociology. Translated & with an introduction by H.P. Secher. New York: The Citadel Press, 1962 at http://www.questia.com/PM.qst?a=o&d=11309421 accessed on 13. 02.2007. WEBER, Max. Politics as a Vocation, 1919. Extracts at <http://www.mdx.ac.uk/www/study/xWeb.htm> accessed on 13. 02.2007. ZINN, Howard. A People’s History of the United States. New York: HarperCollins, Perennial Classics, 2001. © 2007 lines.fr « ’The white man made up them rules himself’ » : L’autorité contre le pouvoir dans The Autobiography of Miss Jane Pittman de Ernest J. Gaines. Marie LE GRIX DE LA SALLE Université de Pau et des pays de l’Adour 250 lines 4 Au cœur de la question de l’esclavage, se pose celle du pouvoir, instrument de domination d’une classe sur une autre, qui fut abusivement légitimé au nom de principes fallacieux et cyniques. L’argument avancé par les marchands d’esclaves n’était-il pas qu’ils offraient aux Africains une chance de se soustraire à leur condition de sauvages ignorants pour les faire bénéficier de l’influence civilisatrice de l’Europe et de l’Amérique du Nord ? Une fois entré dans un cadre institutionnel et rationnel, le pouvoir de la race dite « supérieure » sur la race dite « inférieure » est ainsi devenu la norme pendant 4 siècles aux Etats-Unis, jusqu’à ce que le 13ème amendement à la Constitution vienne y mettre un terme légal en 1865. Force est de constater cependant qu’au seul prétexte qu’il fut légalisé, ce pouvoir est devenu légitime. Force est de constater que les propriétaires d’esclaves étaient « autorisés » à tirer un bénéfice de ce système injuste par un ensemble de théories échafaudées pour le besoin de la cause. Le temps et l’usage ont fait le reste, donnant à cet abus de pouvoir ce que Max Weber appelle un fondement « traditionnel », lui donnant toutes les apparences de l’autorité juste et justifiée, en l’acceptant comme une coutume. Le roman de Ernest J. Gaines The Autobiography of Miss Jane Pittman (1971) 1 s’ouvre un an avant la « Proclamation d’Emancipation », texte qui restitue aux esclaves noirs leur liberté et par là même le droit de s’affranchir de l’autorité de leurs maîtres. Ce roman, dont l’action se situe presque exclusivement sur une plantation en Louisiane, propose des illustrations variées de la douloureuse, voire impossible appropriation par la communauté noire du pouvoir politique et économique. L’une des idées maîtresse du roman est que c’est l’ignorance qui a paralysé la communauté afro-américaine et qui a rendu impossible sa reconquête du pouvoir. Personnages d’instituteurs, avatars fictifs de Martin Luther King se succèdent et se heurtent à l’aveuglement d’une communauté noire souvent encombrée de sa liberté et prompte à perpétuer des réflexes de soumission, mais aussi à celui d’une communauté blanche que des siècles de pratique raciste du pouvoir 1 Ernest GAINES, The Autobiography of Miss Jane Pittman, New York: Dial Press, 1971. Toutes les références sont tirées de cette édition. MARIE LEGRIX DE LA SALLE – ERNEST J. GAINES 251 ont rendue incapable de se remettre en question. Toutefois, Ernest Gaines montre que faute d’accéder au pouvoir économique et politique, la communauté engendre un certain nombre de meneurs qui n’ont de cesse de faire avancer sa cause. L’accès à l’instruction, et à la connaissance au sens large permet à ces leaders d’asseoir leur autorité non seulement au coeur de leur communauté mais également pour résister face au pouvoir des Blancs. Par ailleurs, sur un plan esthétique, le roman, inspiré des « slave narratives », ces récits d’esclaves très souvent préfacés par un abolitionniste blanc, prend la forme d’une autobiographie fictive. Il met en scène une esclave affranchie, Miss Jane Pittman, dont le récit de la longue existence (plus de cent ans) s’inscrit sur fond d’histoire des Etats-Unis. Miss Jane Pittman est donc un personnage de fiction, la synthèse probable de plusieurs acteurs de l’enfance de Ernest Gaines passée dans une plantation en Louisiane. Dans une introduction qui fait corps avec le roman, l’auteur fait intervenir un tiers, un professeur d’histoire, qui va tendre son micro à la vieille femme afin qu’elle raconte sa vie elle-même. Le professeur explique qu’il a consigné la parole orale par écrit en s’effaçant totalement pour laisser entendre cette voix si singulière. N’ayant qu’une connaissance indirecte des événements, il ne s’estime en effet pas « autorisé » à raconter. Dans un acte de déni « d’auteurité », Gaines choisit donc de transférer la paternité de ce récit d’un personnage pourtant savant, et qui plus est un pédagogue, vers cette petite dame illettrée. L’Impossible reconquête du pouvoir Lorsque dès le troisième chapitre du roman (« Heading North ») le petit groupe d’affranchis prend la route du nord pour rejoindre l’Ohio, terre promise de liberté, la narratrice souligne avec force l’état d’ignorance dans lequel tous se trouvent : « We didn’t know a thing. We didn’t know where we was going, we didn’t know what we was go’n eat when the apples and potatoes ran out, we didn’t know where we was go’n sleep that night. If we reached the North, we didn’t know if we was go’n stay together or separate. » (16) De cet état d’ignorance découle un état de vulnérabilité total. Esclaves, les noirs étaient placés sous la protection de leurs maîtres, pour lesquels ils avaient une valeur marchande et présentaient donc un intérêt économique qui les préservaient du pire, à condition que leur utilité ne © 2007 lines.fr 252 lines 4 se démentît pas. Une fois libres, ils sont face à leur destin dans un monde dont ils ignorent tout : « ’Before now they didn’t kill you because you was somebody chattel. Now you ain’t owned by nobody but fate. Nobody to protect you now, little Ticey. » (14) Soumission et sécurité semblent aller de pair ; affranchissement et danger également. La présence d’un chef s’avère être une nécessité vitale, mise à jour par l’instinct de survie. Reste à désigner un chef légitime au sein d’un groupe qui n’a jamais connu d’autre règle que celle de l’obéissance à une autorité qui lui était extérieure, du fait de la différence de couleur de peau et de toute l’organisation sociale qui en résultait. La liberté retrouvée est donc une donnée presque encombrante et dans ce contexte, la nécessaire redistribution de l’autorité est problématique : « Now, when we came up to the swamps nobody wanted to take the lead. Nobody wanted to be the one blamed for getting everyone else lost. All of us just standing there fumbling round, waiting for somebody else to take charge. » (17) L’exercice de l’autorité est d’ailleurs vu comme une source d’ennuis, dont on est susceptible de ne retirer aucun bénéfice personnel. C’est finalement une femme, Big Laura, qui s’auto-désigne. Elle s’attribue ce rôle de leader dont personne ne semble vouloir et elle est tacitement reconnue comme la seule personne susceptible de l’exercer. Elle seule possède naturellement le charisme indispensable. On perçoit pour la première fois le lien qui existe entre autorité et féminité dans ce roman de Gaines. Cependant il apparaît très tôt que le pouvoir réel est du côté de la force armée. Si Big Laura est détentrice de l’autorité, et d’un pouvoir certain au sein de son clan (elle rétablit l’ordre et prend la défense de Jane contre le jeune attardé qui cherche à la violer à la page 18), elle ne possède aucun pouvoir de résistance face aux patrouilleurs et soldats de l’armée sudiste qui attaquent le petit groupe à coups de bâtons, parce qu’ils ne veulent pas « gâcher leurs balles » dans le chapitre suivant intitulé « Massacre ». On voit clairement ici que le pouvoir est vain, inefficace, s’il ne s’accompagne pas de la force, dans un monde encore chaotique où la confusion règne et les camps sont mal définis. Jusque là les maîtres disposaient d’un droit de vie et de mort sur leur cheptel d’esclaves ; leur pouvoir absolu n’avait d’autre légitimité que celle de la violence brute des armes en cas de refus de soumission, envers les fugitifs par exemple. Une fois les esclaves affranchis, la donne est nouvelle mais les règles du jeu sont plus incertaines. Les affranchis subissent la violence de groupes secrets comme le Ku Klux Klan commandités par leurs anciens maîtres qui MARIE LEGRIX DE LA SALLE – ERNEST J. GAINES 253 cherchent à retenir leur main d’œuvre dans le Sud. La loi n’y fait donc rien et l’autorité des blancs, même si elle leur a été enlevée, persiste à s’exercer abusivement, hors de tout cadre légal, dans le prolongement d’un système qui a depuis longtemps dépossédé les noirs de tout pouvoir de riposte. Cette notion de dépossession apparaît très clairement lorsque l’on examine les circonstances économiques dans lesquelles les esclaves recouvrent leur liberté. Pendant toute la durée de la Reconstruction, le Sud tout entier est maintenu dans un état de dépendance économique par le Nord . Les Yankees ont le pouvoir économique et ils deviennent les usuriers des Secesh qui ont besoin d’argent pour récupérer leur terres et remettre le Sud sur pieds. Cette Reconstruction du Sud se fait au détriment des noirs, retournés à leur statut d’esclaves et privés, de surcroît, de la protection des soldats yankees : « It was slavery again. [..] Yankee business came in – yes; Yankee money came in to help the South back on her feet – yes; but no Yankee troops. We was left there to root hog or die. » (73) « The Yankees pretended they wanted to help the South back on her feet, but all they want to do is control the South. » (74) Au cœur de cette lutte d’influence, de cette guerre fratricide pour le pouvoir économique et politique, les sacrifiés sont les noirs. Privés de tout pouvoir économique des siècles durant, et considérés eux-mêmes comme des possessions, ils sont dans l’incapacité totale de prétendre au pouvoir politique, mais sont en revanche une cible parfaite pour tous types de discours politiques aussi manipulateurs que mensongers (68). Pour Gaines à l’évidence, pouvoir politique et pouvoir économique sont indissociables : « The Republicans said every free man ought to have forty acres and a mule. » (69) Le slogan qui rendait tout possible à la fin de la guerre civile a fait long feu à la fin du roman. Au moment du partage de la plantation, les plus mauvaises terres sont concédées aux anciens esclaves, celles, marécageuses, où rien ne pousse 2 . C’est contre cette dépossession que Ned s’élève avec 2 « Tee Bob was to inherit the place, but when he died and they didn’t have another son to give the place to, Robert chopped the place up in small patches and called in the people. First he called in the Cajuns off the river and gived them what they wanted. Then he called in the colored out the quarters and gived them what was left. Some of them got a good piece of land to work, but most of them got land near the swamps, and it growed nothing but weeds, and sometimes not even that. So the colored people gived up and started moving away. » (218) © 2007 lines.fr 254 lines 4 véhémence lorsqu’il lance un appel à la résistance et à la dignité de son peuple et lui restitue un droit fondamental, celui de se sentir chez lui en Amérique, et de se sentir, si ce n’est effectivement, du moins symboliquement propriétaire de cette terre qu’il enrichit par son travail : ‘This earth is yours and don’t let that man out there take it from you,’ he said. ‘It’s yours because your people’s bones lay in it; it’s yours because their sweat and their blood done drenched this earth. The white man will use every trick in the trade to take it from you. He will use every way he know how to get you woolgathered. He’ll turn you against each other. But remember this,’ he said. ‘Your people’s bones and their dust make this place yours more than anything else.’ (112) Si l’homme noir doit recouvrer son droit légitime à posséder son outil de travail, la femme noire doit quant à elle recouvrer le droit à disposer de son corps. En effet, le statut d’esclave se transmettant à l’enfant par la mère, une fois la traite des noirs interdite au début du 19ème siècle, le viol des femmes noires par leurs maîtres a été pour ainsi dire « institutionnalisé »3 afin de maintenir les effectifs de main d’oeuvre. La « tragédie sudiste » enchâssée dans le roman montre avec force la persistance de ces règles et le suicide de Tee Bob est le résultat de son impuissance à changer les rapports de force et les mentalités. Dans sa confrontation avec Mary Agnes, une jeune femme créole dont il est sincèrement amoureux et qu’il souhaite épouser malgré la tentative de Jimmy pour l’en dissuader, Tee Bob se trouve malgré lui placé dans la position dominatrice de l’homme blanc omnipotent, libre d’abuser de la soumission de la femme de couleur. Il Et quelques cent ans après la Proclamation d’Emancipation, Elder Banks rappelle à Jimmy que la dépendance matérielle entrave toute initiative : « The man up there owns that graveyard, Jimmy. He owns the house we live in, he own the little garden where we grow our food. The church where we at right now, he own this ; he even own the bell that calls our people to meeting. And the day he tells us to leave, we got to go, and we got to leave bell and church. Reverend King and his people owned things in Georgia and Alabama. We don’t own a thing. Some of us don’t even own the furniture in our house. The store in Bayonne owns it, and they can take the bed or the stove from us tomorrow. » (239) 3 Cette idée d’« institutionalisation du viol » est défendue par Hazel CARBY (Reconstructing Womanhood, Oxford, New York: 1987) mais elle a donné lieu à certains débats au sein des théoriciens de la période, débats dont il n’est pas utile de rendre compte ici. MARIE LEGRIX DE LA SALLE – ERNEST J. GAINES 255 prend soudain conscience qu’il est en situation de reproduire le viol que son grand-père Robert a fait subir à la grand-mère de Mary-Agnes par le passé : She was Verda now, and he was Robert. It showed in her face. It showed in the way she laid down there on the floor. Helpless; waiting. She knowed how she looked to him, but she couldn’t do nothing about it.. But when he saw it he ran away from there. Because now he thought that maybe the white man was God – like Jimmy Caya had said. Maybe the white man did have power that he, himself, didn’t know before now. (206) Blancs et noirs sont pris dans un système de pouvoir qui les dépasse ou bien qu’ils sont impuissants à réformer tant est lourd le poids du passé. Tee Bob se donne la mort dans une bibliothèque dont les rayonnages sont remplis de livres d’histoire sur l’esclavage. A travers tous ces exemples, la reconquête du pouvoir par la communauté noire américaine est représentée comme une chose impossible. Si les circonstances ne sont pas encore réunies pour cette reconquête, elles sont favorables à l’avènement (les accents religieux du terme sont importants ici) de figures charismatiques noires, de personnages exceptionnels qui vont peu à peu imposer leur autorité. L’Avènement des figures d’autorité Le roman de Gaines met donc en scène plusieurs personnages de leaders. Il fait même se côtoyer personnages historiques réels et personnages fictifs, imaginant une rencontre, qui n’est pas représentée mais évoquée, entre Jimmy et Martin Luther King. Le premier de ces leaders noirs est Ned, rebaptisé par lui-même « Ned Douglass », en hommage à Frederick Douglass, ce qui fait dire à Jane : « He was go’n be a great leader like Mr Douglass was. » (76) Ce choix est celui d’un patronyme censé transmettre l’autorité morale de son précédent détenteur à celui qui se l’attribue. La spoliation d’identité des esclaves était le premier abus de pouvoir exercé sur eux, mais il en résulte ce déterminisme très fort attaché au choix d’un nom d’emprunt, choix vécu moins comme un acte de résistance que comme un abandon superstitieux aux pouvoirs magiques de l’onomastique. © 2007 lines.fr 256 lines 4 L’instruction si longtemps refusée aux esclaves - lire, écrire, ce que Jane appelle « to learn ABC and numbers » (38) - est un enjeu majeur dans le roman. A son retour sur la plantation, le Professor Ned Douglass légitime son autorité dans l’instruction qu’il a reçue ailleurs. Au cours du « sermon » qu’il délivre au bord de la rivière et qui précipite sa fin, il remonte aux origines de l’esclavage où les pires vicissitudes sont à mettre sur le compte de l’ignorance. Il explique par avance le geste du meurtrier qui ne manquera pas de l’abattre avant longtemps : ‘But even when he raise the gun or the axe or anything else he might use I won’t blame all white men. I’ll blame ignorance. Because it was ignorance that put us here in the first place. Ignorance on the part of the black man and the white man. Because the white man didn’t have to go in Africa with guns to get us. The white man came with rum and beads. And why? Because we was already waiting for him when he came here in his ships. Our own black people had put us up in pens like hogs, waiting to sell us into slavery. He didn’t tell the white man how to treat us after he got us on his ship, the white man made up them rules himself. It was just his job to hand us over, and he did that. And that he did.’ (114) Dans un second temps, Ned expose longuement la différence entre le « nigger » : le nègre soumis, l’oncle Tom qui a renoncé à lutter, vit dans une passivité stérile et reste en marge de la société américaine, et le noir américain qui se sent concerné par son sort et celui de la nation américaine tout entière. Il cherche avant tout et surtout à réveiller l’orgueil de son peuple et son sens de la dignité : « ’If you must die, let me ask you his: wouldn’t you rather die saying I’m a man than to die saying I’m a contented slave?’ » (117) Il interpelle ses semblables par le nom de « guerriers » : « Show them, warriors, the difference between black men and niggers. » (117) Et il réaffirme l’importance vitale de l’instruction : « ’Working with your hands while the white man write all the rules and laws will not better your lot.’ » (116) Jimmy – la deuxième grande figure d’autorité du roman – combattra plus tard le même aveuglement, le même obscurantisme. La quatrième section du roman s’ouvre sur une affirmation plaçant la question de l’autorité au centre des préoccupations humaines et sous l’égide du divin : « People’s always looking for somebody to come MARIE LEGRIX DE LA SALLE – ERNEST J. GAINES 257 lead them. Go to the Old Testament; go to the New. They did it in slavery; after the war they did it; they did it in the hard times that people want call Reconstruction; they did it in the Depression – another hard times; and they doing it now. They have always done it – and the Lord has always obliged in some way or another. » (211) Le dernier quart du roman est donc consacré au récit de l’avènement de Jimmy comme le meneur que l’on attendait, une sorte de Messie, qui rompra finalement avec la religion pour épouser le combat politique. Dès son plus jeune âge, Jimmy est choisi pour être celui-là, « the one », en vertu du seul principe qui, selon Jane, fonde l’autorité : le verdict populaire et les circonstances historiques. ‘People and time bring forth leaders, Jimmy. [...] Leaders don’t bring forth people. The people and the time brought King ; King didn’t bring the people. What Miss Rosa Parks did, everybody wanted to do. They just needed one person to do it first because they all couldn’t do it at the same time; then they needed King to show them what to do next. But King couldn’t do a thing before Miss Rosa Parks refused to give that white man her seat.’ (241) Marchant sur les traces de Martin Luther King, Jimmy fait, dans les toutes dernières pages, un discours comparable à celui de Ned au bord de la rivière, en enjoignant son peuple à se battre contre le pouvoir injuste en place et à défier le maître dans une marche protestataire. Cette manifestation est provoquée par un premier acte de défiance et de résistance : celui de la jeune fille - réincarnation de Rosa Parks qui va boire à la fontaine des blancs et est envoyée en prison. Outre Ned et Jimmy, dont l’autorité résulte d’une supériorité d’ordre intellectuel et d’une aptitude hors normes à communiquer leurs convictions à leur peuple, il est d’autres figures d’autorité dans le roman. En réalité le roman est même « encadré » par deux figures d’autorité très comparables : Unc’ Isom, personage tout à fait secondaire qui n’apparaît que brièvement au tout début du roman et Miss Jane, qui endosse ce rôle dans les dernières pages dans une scène très spectaculaire. © 2007 lines.fr 258 lines 4 Le personnage d’Unc’ Isom est un vieux sage un peu sorcier4 qui affirme parler avec la voix de la sagesse : « This wisdom I’m speaking from. » (15) Mais cette voix est perçue comme celle de la vieillesse et son discours ne convainc plus : « ’Give your wisdom to the ones staying here with you,’ somebody young said. ‘Rest of us moving out.’ » Une fois la libération des esclaves proclamée, certains pressentent qu’il ne maîtrise pas les nouvelles règles du jeu. La sagesse incarnée par le vieux sorcier est celle d’une époque révolue et mêmes ses pouvoirs magiques sont mis en doute : « Another woman said Unc Isom didn’t have power to put bad mark on you no more, he was too old now. » (15) Plus pittoresque, une autre figure d’autorité est sans doute celle de la voyante que Miss Jane va consulter dans le chapitre intitulé « Man’s Way ». Madame Eloïse Gautier dispose de mystérieux pouvoirs (l’adjectif « powerful » est répété à la page 96) ainsi que de poudres tout aussi mystérieuses, son autorité morale repose sur une crédulité que rien n’ébranle et on pourrait s’amuser ici du fondement parfaitement irrationnel, puisque superstitieux, de l’autorité, si l’on ne percevait pas l’attachement de Gaines lui-même à ses lointaines origines africaines ainsi que le profond respect et l’affection inconditionnelle qu’il éprouve pour des croyances que l’on pourrait qualifier d’obscurantistes, en tout cas du point de vue de la culture blanche, occidentale et dominante. En mettant en scène des personnages de « vieux sages », à l’instar de sa narratrice et héroïne, Ernest Gaines distingue nettement ce qui relève de la science et ce qui relève du savoir. Le savoir que Miss Jane a accumulé au fil du temps est pétri d’expérience et de réflexion, mais aussi de superstition et de croyance populaire, sans aucun fondement scientifique. Et pourtant, il ne fait finalement aucun doute que c’est Jane Pittman qui dans tout le dernier quart du roman incarne le mieux l’autorité. Sous l’effet d’un étrange paradoxe, le fait d’avoir appartenu à la classe la plus basse de la société, celle des soumis, des impuissants lui confère quelques cent ans plus tard une aura devant laquelle la jeunesse s’incline : « When Mack Jenkins got religion he 4 « Unc Isom was a kind of advisor to us there in the quarters. Some people said he had been a witch doctor sometime back. I know he knowed a lot about roots and herbs, and the people was always going to him for something to cure colic or the bots or whatever they had. That’s why they followed him when he spoke. » (13) MARIE LEGRIX DE LA SALLE – ERNEST J. GAINES 259 came here and told me he had religion, and now he wanted to kneel down and kiss my foot because I had been a slave and he wanted to humble himself to me. » (225) Au moment de s’engager physiquement aux côtés des résistants, Jane hésite. Mais même si Jane exprime non sans auto-dérision quelques réticences : « But look at me acting high and mighty. [...] now, because my arms too weak to push the quilt down the bed I tell myself I’m brave enough to go to Bayonne. But do what in Bayonne when the least little breeze will blow me down? » (250), elle prend pourtant la tête du cortège de protestation qui se dirige vers Bayonne, véritable « armée » (258) sans autre arme que sa détermination et sa fierté. Comme le dit « le jeune homme au long visage » à la veille de la manifestation : « ’Your mere presence will bring forth multitudes.’ » Et Jimmy confirme : « ’You can inspire the others.’ » (242) Car la véritable autorité pour Gaines, c’est bel et bien celle-ci, qui se passe de la force physique mais n’est qu’ascendant moral et charisme personnel. Le roman s’achève sur un échange de regards silencieux : Jane ne baisse pas les yeux devant son maître. Si l’enfant qu’elle était ne parvenait pas à s’adresser au Caporal Yankee autrement qu’en l’appelant « master » (8), la vieille femme qu’elle est devenue défie du regard celui qu’elle appelle désormais « Robert » et lui ravit manifestement le pouvoir. Le roman a une structure circulaire puisque l’ultime scène représentée précède chronologiquement l’introduction où a lieu l’entrevue entre le jeune professeur d’histoire et la très vieille Jane. Dans cette introduction, non seulement Ernest Gaines pose une situation d’énonciation fictive, une véritable mise en scène du pouvoir de la parole et recrée les conditions d’une authenticité très forte de la voix narrative mais il s’interroge aussi sur la question de la légitimité du témoin historique et sur le pouvoir du romancier. Déni d’auteurité ou le pouvoir de la parole En refusant « l’auteurité » du récit à un personnage symbolisant l’institution dominante (quoique l’on ne sache à aucun moment si le jeune professeur est blanc ou noir...), Gaines questionne le statut de l’histoire comme une science. Il en dénonce implicitement une lecture déterministe, autoritaire et univoque, qui peut devenir instrument © 2007 lines.fr 260 lines 4 d’oppression, de pouvoir, au profit d’une lecture plus libre, personnelle, polyphonique. Il pose aussi la question de la circulation orale de la connaissance en rendant hommage au « porch talk » de son enfance, mettant en avant le pouvoir suprême de la parole directe dans une communauté n’ayant qu’un accès très limité et indirect à l’écrit. Il entend rendre le pouvoir de la parole à ceux qui en ont été longtemps privés et, dans ce que Henry Louis Gates appelle « a talking book »5, un livre qui parle tout seul, libéré de toute autorité blanche, il donne à entendre cette voix à la fois individuelle et collective, la voix de Miss Jane et la voix de son peuple tout entier. Pour autant, ce choix ébranle-t-il véritablement la suprématie de l’écrit au profit de la transmission orale ? Gaines valorise certes l’oralité en essayant de rester le plus fidèle possible aux accents singulier de cette voix qu’il entend du plus lointain de sa mémoire. Et certes, son écriture reproduit notamment une oralité agrammaticale qui « met en cause l’autorité hégémonique de la culture dominante »6. Bien sûr, le récit se déroule selon un rythme inégal au gré des fluctuations du souvenir de la narratrice. Pourtant et malgré tout, le but du professeur, et celui de Gaines, reste de « mettre la vie de Miss Jane dans un livre », comme en témoigne ce court dialogue : « ’What you want to know about Miss Jane for?’ Mary said. / ‘I teach history,’ I said. ‘I’m sure her life’s story can help me explain things to my students.’ / ‘What’s wrong with them books you already got?’ Mary said. / ‘Miss Jane is not in them,’ I said. » (intro, v) Le personnage du professeur capture donc une première fois la voix de Jane à l’aide du magnétophone et une seconde fois en retranscrivant cet enregistrement sur papier. Mais il reste vrai que cet acte de pouvoir est aussi limité et respectueux que possible. Voici comment il décrit son travail de retranscription : I could not possibly put down on paper everything that Miss Jane and the others said on the tape during those eight or nine months. Much of it was too repetitious and did not follow a single direction. What I have tried to do here was not to write 5 Henry Louis GATES, The Signifying Monkey. A Theory of Afro-American Literature. New York, Oxford: Oxford University Press, 1988. 6 L’expression est de Charles-Yves GRANJEAT, préface des Annales du CRAA n°29, L’Autorité en question. Pessac : PU Bordeaux, 2005. MARIE LEGRIX DE LA SALLE – ERNEST J. GAINES 261 everything, but in essence everything that was said. I have tried my best to retain Miss Jane’s language. Her selection of words; the rhythm of her speech. When she spoke, she used as few words as possible to make her point. Yet there were times when she would repeat a word or phrase over and over when she thought it might add humor or drama to the situation. (intro, vii) Cet exemple montre bien que le parti pris est celui de déléguer autant que faire se peut la maîtrise du récit à Jane, quitte à risquer d’en perdre le fil parfois. Mary réagit d’ailleurs de manière très autoritaire lorsque le professeur s’enhardit à poser une question : There were times when I thought the narrative was taking ridiculous directions. Miss Jane would talk about one thing one day and the next day she would talk about something else totally different. If I were bold enough to ask: ‘But what about such and such a thing?’ she would look at me incredulously and say: ‘Well, what about it?’ And Mary would back her up with: ‘What’s wrong with that? You don’t like that part?’ I would say, ‘Yes, but--’Mary would say, ‘But what?’ I would say, ‘I just want to tie up all the loose ends.’ Mary would say, ‘Well, you don’t tie up all the loose ends all the time. And if you got to change her way of telling it, you tell it yourself. Or maybe you done heard enough already?’ Then both of them would look at me as if I had come into the room without knocking. ‘Take what she say and be satisfied,’ Mary would say. (intro,vii) Cet affrontement met à jour de façon humoristique la question qui affleure à la lecture de ce roman : qui est le plus légitime dans le rôle du narrateur, qui peut prétendre tirer les ficelles de ce récit lorsque l’expérience vécue prend le pas sur la connaissance livresque, « l’oralité ethnologique [vient se substituer] à l’écriture historienne » ?7 On comprend bien au terme de cette relecture du roman que pouvoir et autorité sont des concepts centraux dans The Autobiography of Miss Jane Pittman, et que leur circulation d’un camp à l’autre est le signe d’une mutation profonde en cours après la Guerre Civile dans le sud des Etats-Unis. La lutte pour le pouvoir, 7 Michel de CERTEAU, L’Ecriture de l’histoire. Paris : Gallimard, 1975, p. 245. © 2007 lines.fr 262 lines 4 pour le reprendre ou ne pas le perdre, est violente. Les hommes qui refusent de se résigner à l’injuste répartition que des siècles d’esclavagisme ont entérinée y perdent la vie. L’autorité quant à elle n’est jamais aussi légitime que lorsqu’elle va de pair avec une apparente vulnérabilité. Pacifiste convaincu, Ernest J. Gaines a écrit The Autobiography of Miss Jane Pittman à un moment de l’histoire des Etats-Unis où, avec l’affirmation du « Black Power », la revendication noire prenait des formes parfois violentes. Il a été critiqué pour n’avoir pas choisi la voie de la protestation ou de l’engagement politique. Son soutien à la cause de son peuple est ici incarné par une petite femme inculte dans un univers rural et authentique loin des ghettos urbains. L’effet de réel maintenu avec force de la première à la dernière page au point qu’à la parution du roman certains journalistes ont réclamé à l’éditeur une photo de Miss Jane pour illustrer leur chronique, place finalement le pouvoir entre les mains de l’auteur lui-même. La très forte inspiration autobiographique de l’œuvre d’Ernest J. Gaines en général et son très grand talent d’écrivain lui confèrent une autorité incontestable pour placer le folklore afro-américain sur la scène littéraire internationale. Boppers, Hipsters, Black Women Jazz Singers : Betty Carter et « l’autorité artistique » dans les années 1950 1 Clare MOSS-COUTURIÉ Université de Pau et des pays de l’Adour École des Hautes Études en Sciences Sociales 1 Cet article est issu d’une intervention au colloque “Pouvoir et Autorité” organisé sous l'égide de l’équipe de recherche Politique, Société et Discours du Domaine Anglophone (UPPA) à Pau en mars 2007. Je remercie les participants et les organisateurs pour leur accueil chaleureux et leurs éclairages judicieux ; Jean Jamin, directeur d’études et fondateur du séminaire Jazz et Anthropologie à l’EHESS pour son soutien ; les professeurs de Columbia University et l’Institute of Jazz Studies de Rutgers University, qui m’ont ouvert leurs archives sur Betty Carter en 2004-05, ainsi que William Bauer ; Yves-Charles Grandjeat, directeur de l’équipe CLIMAS (Bordeaux 3) pour la lecture d’une version précédente ; les artistes, notamment John Hicks, pianiste remarquable ayant longtemps joué aux côtés de Betty Carter et décédé en mai 2006 ; enfin, (à jamais) Antoine, Christine, Eugène, Joan, Ghislaine, et tous pour leur écoute. 264 lines 4 La relation d’autorité Comment envisager que certaines productions musicales (les performances de jazz) restent généralement impensées par la discipline esthétique, à laquelle est pourtant confiée l’interprétation des « œuvres » ? Pour contribuer à ce vaste débat, la réflexion porte ici sur la manière dont les relations entre autorité et pouvoir peuvent s’entendre au regard des premières « compositions-performances » d’une chanteuse afro-américaine nommée Betty Carter2. Mon propos est centré sur les aspects relationnels de la notion d’autorité dans le champ jazzistique. À partir de l’une des étymologies du terme « autorité », celle d’auctor (auteur, fondateur, garant, celui qui lie), l’autorité est « acte d’auteur » à l’égard de quelqu’un d’autre (l’auditeur, le lecteur), qui n’occupe pas la même position dans un rapport (égalitaire ou inégalitaire) et sur lequel s’exerce cette autorité. Par exemple, celle de gouverner, certes, mais aussi, et ce n’est pas la même chose, celle d’éduquer, de punir, de juger, de soigner… L’autorité dessine une relation symbolique dans un champ social. Je la vois aussi en rapport avec les mots de Foucault sur le champ stratégique des relations de pouvoir (matérielles et symboliques), selon lequel « là où il y a pouvoir, il y a résistance et pourtant, ou plutôt par là même, celle-ci n’est jamais en position d’extériorité par 2 Betty CARTER (1929 ou 1930-1998), (Lily May Jones, Lorène Carter, parfois surnommée Betty Be-bop Carter). Originaire de Détroit, une ville de l’est nordaméricain réputée pour sa « scène jazz » très vivante, elle pratiquait le chant, le piano et la direction de chœur depuis son adolescence. Elle débuta sa carrière en 1946, fut engagée dans le big band de Lionel Hampton en 1948. Son admiration pour les boppers la mena à jammer avec bon nombre d’entre eux, notamment Charlie Parker, Dizzie Gillespie, Miles Davis, mais elle n’enregistra avec aucun. En 1961, après avoir partagé la scène avec des musiciens de blues et r&b, elle enregistra une série de duos très populaire avec Ray Charles. En 1969-70, elle fut l’une des rares à fonder un label, la Bet-Car, qui bien que modeste se pérennisa grâce à ses tournées dans les universités noires américaines. Elle revendit ce catalogue à la multinationale Verve en 1989. Dans les années 1990 elle reçut la reconnaissance des hautes instances du gouvernement nord-américain, participa à de nombreux festivals internationaux et fonda le Jazz Ahead Program destiné à l’éducation de jeunes musiciens. Réputée pour l’imagination et la musicalité de ses compositions, de ses improvisations, de ses arrangements, pour sa technique virtuose, pour sa « présence » et son originalité, elle « fait autorité » auprès de plusieurs générations de musiciens, auditeurs et autres acteurs du jazz, même à titre posthume. CLARE MOSS-COUTURIÉ – BETTY CARTER & L’AUTORITÉ ARTISTIQUE 265 rapport au pouvoir. [Les] rapports de pouvoir […] ne peuvent exister qu’en fonction d’une multiplicité de points de résistance.»3 De façon générale, j’interroge l’articulation entre autorité et pouvoir dans le jazz au regard de la relation des hommes non seulement entre eux mais aussi face au monde. Cette interrogation accompagne le sujet abordé ici sous la forme suivante : qu’est-ce qui permet de différencier l’autorité « légitime » et l’autorité « illégitime » dans le champ jazzistique des années 1950 ? Quelle est la pertinence de l’étude des musiques de Betty Carter au regard de cette distinction ? La question est posée dans le cadre plus large des sociétés modernes, démocratiques comme les États-Unis, dites aussi « sociétés d’individus » dominées par les valeurs du rationalisme 4 . Pour y apporter des éléments de réponse, je m’attache ici à dégager des enjeux de la relation entre pouvoir et autorité d’un point de vue général puis dans le champ jazzistique. Son actualisation dans le bebop est illustrée par l’examen d’une courte performance vocale mettant en scène Betty Carter dans l’orchestre de Lionel Hampton. Je place ensuite la micro-analyse de la première composition de Betty Carter, « I Can’t Help It », dans le contexte du discours et de la réception du be-bop et de l’esthétique Hip, puis dégage certaines des possibilités et limitations épistémologiques qui en découlent en l’état de la recherche actuelle5. Enjeux esthétiques et politiques de la relation : faire « acte d’auteur » Je suis convaincue que la conceptualisation de la relation que je viens d’évoquer ne se raidit pas en un système fixe d’idées, mais 3 Michel FOUCAULT, Histoire de la sexualité, 1 : La volonté de savoir, Paris : Gallimard, 1976. 4 Alain RENAUT, La fin de l’autorité, Paris : Flammarion, 2004. 5 Trois documents audio et vidéo accompagnent la présente étude: (1) “Cobb’s Idea”, TV Special, Camay CA-3019/New World NW-5019, 1950 (séquence vidéo de Betty Carter dans le Lionel Hampton Big Band) ; (2) “Jammin’ the Blues” Gjon MILI (dir.), Gordon HOLLINGSHEAD (prod.), Norman GRANZ (techn. dir.), Warner Bros./Vitaphone Corp., 1944 (docu-fiction se présentant comme une authentique jam session) ; (3) “I Can’t Help It”, musique: Betty CARTER, Melba LISTON ; paroles: Betty CARTER, in Out There With Betty Carter, Peacock Records PLP-90, 1958 (performance audio de la première composition de Betty Carter). © 2007 lines.fr 266 lines 4 relève plutôt d’une « pensée du tremblement » selon l’expression de l’écrivain Édouard Glissant – Glissant qui, dans son Traité du ToutMonde, offrait en partage sa tentative de « découvrir les constantes cachées de la diversité du monde »6. Plaçant les artistes au cœur de sa fertile « pensée archipélique », le poète déclare : « Quand on est devant le monde, on a tous le même âge. La politique pour un artiste, c’est de se réclamer d’une nouvelle vision du monde, reconnaissant son inextricabilité. Les artistes ne sont pas en retrait. »7 Établissant à la fois un constat et un projet, Glissant saisit l’engagement politique et utopiste des artistes. Il s’agit là du constat selon lequel les hommes, invisibles à eux-mêmes, sont en relation d’égalité minimale face au monde (« On a tous le même âge »), un monde qui a désormais conscience de son unité (c’est un « tout-monde » selon Glissant). Totalité ouverte reliée dans ses parties les plus infimes, il devient de ce fait imprévisible et incontrôlable (c’est aussi un « chaos-monde »). Engagés dans un « tout-monde » dont ils ne peuvent s’extraire, les artistes peuvent cependant y concevoir et y pratiquer une « nouvelle vision du monde » pensée non pas tant dans son rapport strict à un modèle de transmission stabilisé au prix d’inégalités que dans sa dynamique de la relation à l’Autre. Celle-ci relèverait plus de l’ordre du devenir, de la création, que de l’ordre de la Vérité conçue dans les traditions platonicienne et néoplatonicienne dualistes. C’est du moins ainsi que l’entendait celui qui s’auto-définissait, pour un temps, « philosophe de l’immanence », Gilles Deleuze : [Si] la création devient le critère axiologique qui distingue la réussite de la pensée [de la relation], le lien avec l’art est […] éminent, puisque la réussite de la pensée s’indexe sur le procédé des arts, à savoir la création. La modalité artistique de la philosophie est clairement exprimée dans ce passage : dire “la vérité est une création” implique que la production de vérité 6 Édouard GLISSANT, Traité du tout-monde. Poétique IV, Paris : Gallimard, 1997. Édouard GLISSANT, “Droits de l'homme, droit des peuples. La pensée du tremblement et les poétiques du monde au XXIème siècle”, Rencontres du TOMA avec Edwy Plenel, Avignon, 2005 (Notes d’Olivier Barlet, <http://www.africultures.com/index.asp?menu=affiche_article&no=3915>, 18/02/07). 7 CLARE MOSS-COUTURIÉ – BETTY CARTER & L’AUTORITÉ ARTISTIQUE 267 passe par une série d’opérations qui consistent à travailler une matière. »8 La relation peut être pensée comme relation de création des hommes entre eux et face au monde. La « poétique de la relation » appelle ainsi à créer une équilibration constante des « vérités du monde »9, dans la conscience de l’historicité des relations, de leurs clivages et de leurs lieux de pouvoir. Certains artistes ont questionné le site de l’art en tant qu’aire de canonisation des « œuvres » parce qu’il est lieu de pouvoir. On pourrait songer au Duchamp des ready-made avec Fontaine, le fameux urinoir. Mais « les ready-made n’acquièrent une pertinence qu’en référence ultra-explicite – par la négation même – au paradigme esthétique occidental que Jean-Marie Schaeffer a résumé au travers de l’idée d’une “Théorie spéculative de l’Art”. »10 L’engagement dans ces œuvres omet la conscience du « tout-monde » de Glissant. Qu’en est-il en effet des musiques de boppers (ces « génies du jazz »), créations qui, porteuses d’un mode de connaissance inédit, se voient déniées le titre d’« œuvres » ?11 Il fallut attendre les travaux d’Olly Wilson, entre autres, pour commencer à poser les prémisses d’une conceptualisation de « la Musique Noire en tant que forme d’art »12. 8 Gilles DELEUZE, “En vérité…”, Dialogus, 1993, <http://www.dialogus2.org/ DEL/enverite.html>, 07/01/07. Voir aussi Gilles DELEUZE & Félix GUATTARI, Mille Plateaux, Paris : Minuit, 1980. 9 Édouard GLISSANT, Poétique de la relation. Poétique III, Paris : Gallimard, 1990. 10 Notes d’Emmanuel PARENT, “Remarques sur Adorno et le jazz de Christian Béthune”, <http://www.entretemps.asso.fr/Samedis/Bethune.Parent.html>, 26/02/ 2007. Cf. également Jean-Marie SCHAEFFER, L’art de l’âge moderne, Paris : Gallimard, 1992. 11 Comme l’affirme Béthune : « Ce n’est pas le moindre paradoxe de l’esthétique occidentale que de réserver de plein droit une place au musée à Fontaine, le fameux urinoir de Duchamp, et de barguigner à Swinging the Blues son droit à exister en tant qu’œuvre d’art. » (Christian BÉTHUNE, Adorno et le jazz: analyse d’un déni esthétique, Paris : Klincksieck, 2003, p. 133). 12 Ce travail est fondé sur une comparaison entre une work song populaire (“Katie Left Memphis”) et l’interprétation, par Miles DAVIS, d’un standard de jazz (“On Green Dolphin Street”, tiré du film éponyme de Ned WASHINGTON & Bronislau KAPER, 1947 et apparaissant sur le disque Jazz Track, Columbia Records CO61165). (Olly WILSON, “Black Music as an Art Form,”, Black Music Research Journal, n° 3, 1983). © 2007 lines.fr 268 lines 4 En écho à la « pensée du tremblement » imaginée par Glissant, « de nombreux ethnomusicologues en appellent […] à un décentrement des recherches théoriques du produit musical (et de son interprétation confiée à la discipline esthétique) vers la production in situ. C’est là l’un des sens de la réhabilitation par Gilbert Rouget […] du verbe d’action musiquer »13 et de la transposition par Christian Béthune du syntagme oralité seconde désignant une dynamique de relation propre à la pratique du jazz14. Béthune démontre que le jazz joue (et se joue) des codes de la performance et, conjointement, des règles de l’écriture musicale – sans que ces dernières participent de manière formelle à la poétique orale du jazz. En affirmant l’irréductibilité de l’ouïe sur la vue et du schéma corporel sur l’idéal d’archi-écriture de la « partition intérieure » dans l’improvisation, la dimension mimétique du jazz bat en brèche l’impératif de créativité et d’autorité (« auteurité ») du musicien dans lequel la « conception logocentrique et scripturale »15 scelle le cœur de l’esthétique occidentale. L’oralité du jazz « vient solliciter le corps même du locuteur » à travers le « moment originaire […] que l’on pourrait en fin de compte aussi bien nommer rythme, groove, ou trace, [… le] moment ouvrant la possibilité [du sens, en d’autres termes,] de la culture et que Derrida appelle "différance" [… ] d’abord une manière pour l’esprit d’advenir au corps »16. Depuis cette nébuleuse, les musicien.ne.s afro-américain.e.s, notamment les chanteuses, peinent toujours à être entendu.e.s en tant qu’artistes investi.e.s d’une autorité artistique légitime. Fonctionnements du champ jazzistique : le « mythe de la Black Woman Singin’ » Dans une culture musicale privilégiant l’écrit, l’engagement avec l’oralité seconde du jazz propulse en effet un phénomène aussi complexe que la « couleur » dévoilée par James Baldwin dans son œuvre fictionnelle et critique. Les performances des musicien.ne.s y font résonner le système intersectionnel des « marques » (ethniques, 13 Jocelyn BONNERAVE, “Pour une écologie musicale. Les performances du jazz”, L'Homme, no 181, 2007, p. 105. 14 Christian BÉTHUNE, “Le jazz comme oralité seconde”, L'Homme, n°171-172 – Musique et anthropologie, 2004, pp. 443-58. 15 Ibid . pp. 451-452. 16 Ibid . pp. 456-457. CLARE MOSS-COUTURIÉ – BETTY CARTER & L’AUTORITÉ ARTISTIQUE 269 sociales, sexuelles, générationnelles, géographiques, ...)17, éternelles résurgences d’un ethos « romantique » circulant dans le champ jazzistique18. Placées à la conjonction d’investissements sociaux et affectifs spécifiques 19 , les chanteuses noires américaines furent souvent contraintes de se conformer à une certaine idée de la création et de la vocalité pour pouvoir musiquer, exister et « tenir leur rang ». Selon la chercheuse Farah J. Griffin, ce modèle de la vocalité féminine noire émergea sous la forme mythique d’une Black Woman Singin’20, au fil d’une tradition littéraire réfutant la doxa mythologique du jazz. Celle-ci infériorisait intellectuels et artistes afro-américains en les considérant comme « primitifs »21. La plupart des critiques euroaméricains impliqués dans l’économie musicale du jazz trouvaient dans ce discours esthétique et pseudo-scientifique une justification morale à la rationalisation commerciale de la musique. L’industrie des musiques afro-américaines était en effet prospère mais souvent liée à des espaces souterrains mêlant drogue, prostitution, gangstérisme et argent. Ces relations de domination économique impliquaient des conditions de vie généralement défavorables aux musiciens afroaméricains. En réaction à une telle domination hégémonique et raciste, la tradition intellectuelle noire américaine conceptualisa, sous diverses formes (fictions, écrits politiques, scientifiques, poétiques, 17 Colette GUILLAUMIN, “Race et nature : système des marques, idée de groupe naturel et rapport sociaux”, Pluriel, no 11, 1977. 18 Eric PORTER, What Is This Thing Called Jazz? African American Musicians as Artists, Critics, and Activists, Berkeley, CA: University of California Press, 2002. 19 Pierre CARSALADE, Communication au séminaire Jazz et Anthropologie, Jean JAMIN & Patrick WILLIAMS (eds.), Paris: à paraître. 20 Farah J. GRIFFIN, “When Malindy Sings. Reflexions on Black Women’s Vocality”, in Robert G. O'MEALLY, Brent H. EDWARDS, and Farah J. GRIFFIN (eds.), Uptown Conversation. The New Jazz Studies, New York, NY: Columbia University Press, 2004, pp. 102-25. 21 Selon Ted Gioia, le « mythe primitiviste » est une catégorisation du musicien de jazz en « noble sauvage », qui maintiendrait une relation pure, émotionnelle et immédiate avec son art. Sa dénonciation exhibe les relations étroites d’une musique taxée de « primitive » avec l’économie musicale majoritairement blanche et la surexposition des « chanteuses noires » comme icônes sexuelles, exotiques et populaires et non reconnues comme des artistes à part entière. (Ted GIOIA, The Imperfect Art: Reflections of Jazz and Modern Culture, New York: Oxford Press, 1988). © 2007 lines.fr 270 lines 4 discours…), le concept culturel de blackness22 à partir d’un répertoire de « pratiques de résistance » musicales. La notion de Black-musical centrism, synthétisée dernièrement par Paul Gilroy23, est construite sur la base d’un modèle musical, spirituel et performatif principalement associé à la voix – plus exactement à la voix féminine noire. Mais la narration de ce mythe des origines perdues de la Diaspora afroaméricaine drape les « chanteuses noires » d’une respectabilité très paradoxale. Associée à celle d’une muse de la musique noire originelle, « la » voix des chanteuses fut idéalisée, « décorporalisée » et « recorporalisée » sous des apparences plus « acceptables »24. Ce faisant, cette tradition intellectuelle, s’enfermant dans les abîmes d’une dialectique réductrice, s’engouffrait dans le discours doxique qu’elle entendait contrer : elle reléguait les réalités vécues par les chanteuses noires américaines hors du concept de blackness. Ainsi furent écartées, au titre d’infamantes, les expériences des fameuses blueswomen : Mamie Smith, Gertrude « Ma » Rainey, Bessie Smith, Ida Cox et tant d’autres… Ces mêmes chanteuses qui, selon Hazel Carby, « s’en prenant à un ordre patriarcal réduisant le corps féminin au rang d’objet, faisaient de ce corps le seul sujet 22 Ce concept culturel n’a pas de traduction française littérale. Le sens le plus proche est identité ou essence noire, et le terme le plus approprié serait peut être « négritude », mais celui-ci est le fait d’écrivains martiniquais de langue française dans les années 1940. « Le mot est une invention de l’écrivain Aimé Césaire, le premier à l’avoir utilisé en 1939 dans son Cahier d’un retour au pays natal: “[…] Son nez qui semblait une péninsule en dérade et sa négritude même qui se décolorait … […] et la détermination de ma biologie, non prisonnière d’un angle facial, d’une forme de cheveux, d’un nez suffisamment aplati, d’un teint suffisamment mélanien, et la négritude, non plus un indice céphalique, ou un plasma, ou un soma, mais mesurée au compas de la souffrance. […] La vieille négritude progressivement se cadavérise. » (Paris-Dakar: Présence Africaine, [1983] : 40, 56, 60). Le concept qui en découle a fortement influencé les penseurs et artistes afro-américains dès les années 1950. » Elvan ZABUNYAN, Histoire des arts visuels afro-américains depuis les années 1960, Thèse de doctorat, M. Jean Heffer (dir.), Paris: EHESS, 1999, p. 108. C’est à ce titre que le terme anglais est conservé ici. Il serait également fort utile de retracer l’histoire de ce concept en rapport avec les musiques afroaméricaines, notamment à partir de l’essai fondateur de William E. B. DUBOIS : “The Sorrow Songs” (in The Souls of Black Folk, [1903], New York, NY: Signet Classic, 1995), et d’écrits des « premières » féministes noires (Ida B. WELLSBARNETT, Mary Church TERRELL, Anna J. COOPER, Nannie H. BURROUGH), entre autres. 23 Paul GILROY, The Black Atlantic: Modernity and Double Consciousness, Cambridge, M: Harvard University Press, 1993. 24 Farah J. GRIFFIN, op. cit. ; Jean JAMIN, “Voix sans issue”, L’Homme, no 170, 2004 , pp. 199-230. CLARE MOSS-COUTURIÉ – BETTY CARTER & L’AUTORITÉ ARTISTIQUE 271 sensuel et sexuel des chansons de femmes » 25 . Fondés sur des interprétations évolutionnistes de l’identité, du corps et du génie humain, les impératifs d’authenticité, de créativité et d’individualité présupposés dans le concept de black-musical centrism excluaient les chanteuses en tant qu’auteures. L’évincement du corps des « chanteuses noires » hors de l’espace social reflète donc un aveuglement à elle-même de la société américaine toute entière. Jusque dans les années 1960 et au-delà, leur reconnaissance s’avérait par trop compromettre l’autorité de la république – en dépit d’âpres exégèses et quantité d’œuvres brillantes signées d’artistes afro-américaines. Historiquement très instable, flottant dans une impossible fixation, l’interprétation et la représentation du corps féminin noir oscille perpétuellement entre « surpuissance et vulnérabilité, […] fascination et répulsion, […] féminité et masculinité »26. Pour les vocalistes comme Betty Carter, juste avant les années 1960, l’enjeu était donc pour ainsi dire vital : il s’agissait de trouver un son qui permettrait peut-être de trouver un nom pour désigner un sujet collectif (« femme(s) noire(s) »), comme l’expliquerait Angela Davis quelques années plus tard27. Reflétant le caractère bivalent des modes de transmission de l’héritage afroaméricain, qui cheminent entre « oral » et « écrit » au sein d’un paradigme musical, les énonciations verbales du concept culturel de blackness n’incluraient les réalités vécues par les chanteuses noires américaines (pourtant fondatrices elles aussi de cette riche tradition) qu’à la fin des années 1980, au travers de discours, fictions et écrits scientifiques questionnant la « radicalité » des mobilisations des années 1960, dont les relations complexes furent trop souvent réduites dans la littérature scientifique et de vulgarisation. En d’autres termes, l’un des enjeux soulevés dans l’engagement utopiste et politique de vocalistes dans les années 1950, telles Betty Carter, était donc de musiquer en levant « le voile » sur un statut d’insider-outsider 25 Hazel CARBY, “It Jus Be's Dat Way Sometime: The Sexual Politics of Women's Blues,” in Robyn R. WARHOL and Diane P. HERNDL (eds.), Feminisms: An Anthology of Literary Theory and Criticism, New Brunswick, NJ: Rutgers University Press, 1991, pp. 746-58. 26 Carla L. PETERSON, “Foreword: Eccentric Bodies,” in Michael BENNETT and Vanessa D. DICKERSON (ed.), Recovering the Black Female Body: SelfRepresentations by African American Women, New Brunswick, NJ: Rutgers University Press, 2001, pp. XI-XII. 27 Angela Y. DAVIS, Women, Race and Class, London: The Women’s Press, 1981. © 2007 lines.fr 272 lines 4 coupant ces artistes d’une histoire qui les avait longtemps ignorées et/ou avait codé leurs contributions, allant jusqu’à leur dénier le titre – même ambigu – d’« innovatrices » du jazz28. Illustration : pratiques du pouvoir dans le jazz et le be-bop L’une des courtes séquences du programme de télévision diffusé en 1950 sous le titre de « Cobb’s Idea »29, où l’on découvre Betty Carter dans l’orchestre de Lionel Hampton (1948), illustre la recherche d’un son nouveau de la part de la vocaliste. Celle-ci passait dès ses débuts pour une inconditionnelle du be-bop. Hamp (Lionel Hampton) l’aurait engagée parce qu’elle scattait : dans cette séquence en effet, elle ne chante pas les paroles d’une chanson mais improvise des syllabes, des sons. Après 1945, le contexte général de l’après-guerre avait ouvert un répertoire plus large de rôles sociaux pour les femmes, et ce climat créa une base importante à partir de laquelle repenser les identifications (ethnique, sexuelle, sociale, créative …) dans le jazz. Quelques vocalistes (Ella Fitzgerald, Sarah Vaughan, Anita O’Day, ...) avaient franchi ces frontières en faisant du scat l’un de leurs outils de prédilection, tout comme Betty Carter ici. Pour les musicologues Leslie Dunn et Nancy Jones, une telle démarche d’improvisation démystifie et dés-esthétise la voix féminine afin de montrer que les femmes peuvent posséder des formes de vocalité plus affirmées et moins prévisibles 30 . Aux yeux et aux oreilles d’un public de connaisseurs conscients de ces conventions, en scattant, la vocaliste se démarque de la sphère des chanteuses de jazz, dont le stéréotype outré et hégémonique était l’image d’une « chanteuse-potiche », icône sexuelle sans savoir musical sérieux, incapable d’entrer en 28 Dans la révision de cette histoire, voir l’importance de la “biographie sociale”, genre littéraire susceptible de rendre compte de la recherche menée par chaque artiste dans ses pratiques. Voir Jean JAMIN, “Sonner comme soi-même. Ce que ne nous disent pas les voix de Billie Holiday”, L'Homme, no 177-178 – Chanter, musiquer, écouter, 2006. 29 Se reporter à la note 5 supra. Le documentaire porte le titre éponyme du standard de jazz composé par Arnett COBB, joué par l’orchestre de Lionel Hampton dans cette séquence. 30 Leslie C. DUNN & Nancy A. JONES (eds.), Embodied Voices: Representing Female Vocality in Western Culture, Cambridge, MA: Cambridge University Press, 1994. CLARE MOSS-COUTURIÉ – BETTY CARTER & L’AUTORITÉ ARTISTIQUE 273 communication avec les musiciens – et ceci en dépit de la présence de nombreuses chanteuses de talent ayant participé activement à l’histoire des big bands. En revanche Betty Carter atteste ici d’une expertise qui donne la réplique aux instrumentistes ; elle se glisse dans des formes stylisées par les initiés du be-bop. Le terme « initiés » est ici utilisé sciemment (« détenteurs d’un savoir, d’un mystère »). L’idéal d’excellence du bebop31 a en effet inspiré des propositions musicales inédites à certains instrumentistes qui ont marqué son histoire, repoussant les limites des normes musicales de la composition et de l’interprétation (Charlie Parker, Dizzie Gillespie, Miles Davis, Thelonious Monk, Bill Evans …). La musicologie occidentale ne permettait pas de penser les improvisations de ces boppers formellement, au regard de leur propre système de production et leurs codes de communication internes. Cet état de fait reflète des paradoxes à l’œuvre dans la tradition esthétique scripturale, où une conception logocentrique (et romantique) sanctionne l’« acte créatif » dans l’improvisation comme « innovation » par excellence. En sortant du paradigme scriptural qui fonde la tradition esthétique occidentale, le jazz interroge en effet le site de l’art de l’extérieur, réouvrant la possibilité d’œuvres dans lesquelles la dimension mimétique de l’improvisation est pleinement assumée. Dans la tradition esthétique occidentale, « l’artiste capable d’improviser atteindrait à une sorte de quintessence de l’acte créatif » conception implicitement normée « par une notion d’au(c)toritas que sanctionne un ‘devoir d’originalité’ qui rend l’artiste responsable de ses productions à titre individuel et inscrit l’œuvre produite dans une perspective de culpabilité. » 32 La conception logocentrique et scripturale des œuvres voit dans l’improvisateur l’incarnation du génie capable de lire « le texte d’une ‘partition intérieure’ au fil de son écriture intime » (miraculeusement débarrassé de la médiation laborieuse de l’écriture)33. L’improvisation procède pourtant d’un jeu de « ressassement » à l’intérieur d’une tradition assimilée et de son expression dans le flux 31 Scott DEVEAUX, The Birth of Bebop: A Social and Musical History, Berkeley, CA: University of California Press, 1997. 32 BÉTHUNE, op. cit. p. 451. 33 Ibid. p. 452. © 2007 lines.fr 274 lines 4 mimétique du jeu, toujours renouvelé en temps réel. C’est ainsi une attitude, un régime esthétique « des flux », en somme, que l’oralité seconde du jazz met en œuvre (sans évidemment remplacer la traditionnelle « esthétique des choses », mais décloisonnant, sécularisant les orthodoxies servant à défendre un territoire, à légitimer des frontières, à assurer la souveraineté d’un certain type d’art contre un autre). En fait, les « œuvres » du jazz deviennent des dispositifs de passage entre le monde et l’art, aménagés au sein des lieux mêmes de l’art. Pour le Foucault de Surveiller et punir 34 , l’élaboration du discours sur le savoir a révélé l’art de gouverner le corps pour l’assujettir aux formes omniprésentes et omnipotentes du pouvoir. Les musiques du be-bop, où le recours aux codes de la musicalité occidentale est accidentel, sont ancrées dans la performance extrême du « corps à corps » (avec l’instrument, avec les autres musiciens et avec le public notamment) entendue comme code de communication et de connaissance musicale. Le discours du be-bop apparaît donc comme un discours de connaissance échappant au lieu de savoir-pouvoir que constitue le paradigme scriptural central à l’esthétique occidentale, dont il remet en cause la souveraineté – bien qu’il n’ait généralement pas pu être reçu comme tel par les musicologues. La suite du film « Cobb’s Idea » nous montre que, tandis que les autres musiciens regagnent leur place après leur solo, la vocaliste s’en retourne dans les coulisses, d’où elle est apparue. Malgré sa connaissance des codes internes du be-bop, la vocaliste ne fait donc pas partie de l’orchestre ; elle disparaît après son « numéro » alors que tous les autres musiciens restent sur scène. Ainsi, bien qu’elle s’inscrive dans un discours sur l’art également entendu comme discours « de résistance » (le scat est supposé l’associer au discours des instrumentistes), Betty Carter n’appartient pas à la sphère des musiciens de jazz. En termes foucaldiens, l’organisation de l’espace comme instrument utilisable pour discipliner, classer, assujettir les corps, donne aux dispositifs du pouvoir machinal leur raison d’être. Ici, l’organisation de l’espace sur scène distribue les musicien.ne.s dans des sphères séparées par des lignes de pouvoir sexuées qui leur indexent des catégories. De façon caricaturale, pour la sphère du 34 Michel FOUCAULT, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris : Gallimard, 1975. CLARE MOSS-COUTURIÉ – BETTY CARTER & L’AUTORITÉ ARTISTIQUE 275 chant : féminité, émotion, ignorance, etc. ; pour instrumentale : masculinité, maîtrise, puissance, etc. la sphère On pourrait même supposer que Betty Carter préférait disparaître dans les coulisses plutôt que de rester immobile sur la scène sans chanter, de peur de faire ressurgir le spectre évoqué plus haut. Si tant est qu’elle soit avérée, cette stratégie de défense ne contredirait en rien le constat général selon lequel sphère vocale et sphère instrumentale étaient bien souvent, dans les faits (bien qu’artificiellement), « séparées » par des lignes de pouvoir sexuées dans le champ jazzistique. La centralité de l’antagonisme de sexe suggéré par les remarques formulées au regard de cet exemple ne doit toutefois pas obscurcir les autres relations de pouvoir qui constituent les configurations complexes du système social des tensions agitant le champ jazzistique. Plus généralement, celui-ci se trouve en effet lié aux fonctionnements diffus d’un ethos romantique, masculiniste et hétérosexuel opératoire dans le be-bop. Cet ethos fut particulièrement renforcé par la réception faite aux boppers dans les États-Unis des années 1950. Boppers & hipsters : discours de résistance et discours artistique Dès les années 1940 aux États-Unis, le be-bop fut à l’origine d’une importante réflexion dénonçant la transformation des conditions de travail des jeunes musiciens de jazz noirs américains pendant et après la guerre. Ceux-ci voyaient leurs incertitudes grandir à mesure que les immenses big bands se réduisaient en petits combos rassemblant chacun une poignée de musiciens. À travers l’exposition publique du huit-clos « privé » de la jam session 35 , des boppers virtuoses et imprévisibles signifièrent leur volonté de célébrer une forme artistique délivrée des contraintes pesant sur le champ jazzistique. La mise en scène de cet espace fondateur constitue le sujet central de Jammin’ the 35 L’espace de la jam fut formateur car il permettait aux musiciens d’affirmer leur désir de jouer une forme d’art musical dans un espace « privé » (celui d’une répétition entre musiciens) sans donner l’impression de céder aux attentes du public et de l’industrie. Les jams étaient pourtant publiques, permettant la diffusion de cet art auprès d’un public d’aficionados qui découvraient, avec la musique, la façon dont elle était pratiquée. © 2007 lines.fr 276 lines 4 Blues 36 , que l’on peut rétrospectivement classer dans la catégorie hybride des « docu-fictions ». À l’époque, en 1944, le film fut présenté comme la restitution à l’écran d’une jam authentique, réalisée sans artifice mais avec art. Ce document cinématographique est l’un des premiers où apparaissent (presque) exclusivement des musiciens noirs – la légende voudrait même que l’on ait demandé à Barney Kessel, seul musicien blanc, de rester dans l’ombre et de se noircir les mains au jus de mûres pour qu’elles apparaissent plus sombres dans les plans rapprochés montrant son jeu de guitare. Ce retour plus qu’ambigu d’un Blackface que la plupart des boppers contestaient dans leurs pratiques interethniques et méritocratiques donnait ainsi à voir les impératifs d’une « authenticité » artistique liés à la couleur de la peau. L’image qui accompagna la graduelle légitimation artistique du bebop resta attachée à l’anticonformisme bigarré et facétieux de l’esthétique hip (vs. square) apparue dans les années 1940. Ted Joans, tête de file des poètes hip du mouvement beat, déclarait ainsi son attachement aux boppers : « Bird [Charlie Parker] était la personnification de tant de choses pour les poètes et les hipsters de la Beat G. » 37 À la mort du saxophoniste en 1955, il peindra sa reconnaissance et son admiration sur les murs de Manhattan en lettres géantes (« BIRD LIVES ! BIRD LIVES ! »), précurseur d’une esthétique du graffiti dont la diffusion reste aujourd’hui sans précédent. Cette esthétique du collage, influencée par le surréalisme, prolongeait des traditions afro-américaines qu’Henri L. Gates Jr., entre autres auteurs, a résumées à l’aide du trope du Signifyin’38 dans son herméneutique de la notion de blackness. En revanche, le titre de « génie » dont une histoire du jazz radicalement évolutionniste gratifia certains boppers charriait en vrac, avec l’honneur (voir le « devoir d’originalité » mentionné plus haut), plus que son lot d’injonctions déterministes. Promue par la popularité croissante, sur les ondes, de disc jockeys blancs contrefaisant l’idiolecte du Jive (idiolecte calqué sur les usages vernaculaires afroaméricains de la langue américaine et supposé être l’apanage des 36 Se reporter à la note 5 supra. Ce docu-fiction remporta l’oscar du meilleur film court en 1945 et fut nominé pour plusieurs autres prix. 37 Ted JOANS, “Bird and the Beats”, Coda, June 1981. 38 Henri L. GATES Jr., The Signifyin’ Monkey: A Theory of African-American Literary Criticism, New York, NY: Oxford University Press, 1988. CLARE MOSS-COUTURIÉ – BETTY CARTER & L’AUTORITÉ ARTISTIQUE 277 musiciens noirs), la figure du bopper-hipster semblait incarner le fantasme de l’Autre exotique. Il représentait la promesse monnayable d’une libération créative et sexuelle pour toute une génération d’intellectuels et de jeunes consommateurs que le conformisme des années 1950 étouffait. « Semant le trouble chez de nombreux intellectuels blancs de l’après-guerre qui se concevaient comme les spécialistes américains de l’aliénation » 39 , le bopper-hipster était imaginé comme un curieux héros noir et masculin – voire masculiniste – un déviant pathologique et fascinant, paradoxale incarnation des libertés et des névroses nationales. Le controversé White Negro de Norman Mailer tente de nous en convaincre, aux prises avec ses propres contradictions40. En retour, la cool pose (« the bulletproof vest against racism », selon Ralph Ellison), dont Betty Carter représentait la quintessence à l’époque, reflétait une stratégie de défense posant défi à l’idéologie raciste. Le be-bop offrait donc à la fois un discours de résistance et un discours artistique explorant un continuum entre la musicologie classique et l’« imaginaire surréaliste noir » documenté par l’anthropologue Robin D. G. Kelley41. « I Can’t Help It » et la voix de Betty Carter Comment Betty Carter se plaçait-elle au sein de ce discours ? C’est ce que je propose d’explorer à la lumière de la première de ses compositions/performances intitulée « I Can’t Help It »42, diffusée en 1958. La chanson lui est venue en réaction à des pressions pour la « pousser à faire une musique plus commerciale », selon ses propres termes. Le titre et le « pont » (ou refrain) de la chanson43 y font 39 Scott SAUL, Freedom Is, Freedom Ain’t: Jazz and the Making of the Sixties, Cambridge, MA: Harvard University Press, 2003, p. 49. 40 Norman MAILER, “The White Negro. Superficial Reflexions on the Hipster”, Dissent, no 4, 1957. 41 Robin D. KELLEY, Freedom Dreams. The Black Radical Imagination, Boston, MA: Beacon Press, 2002. 42 Melba Liston, l’une des plus prestigieuses trombonistes et arrangeuses afroaméricaines, a harmonisé cette première composition. Elle figure sur le disque Out There With Betty Carter paru en 1958, enregistré sous l’autorité artistique et avec l’aide financière de l’éminent Gigi Gryce, arrangeur compositeur noir dont l’engagement social et l’influence artistique restent légendaires auprès des musiciens (se reporter à la note 5 supra). 43 I can’t help it, that’s the way that I am / I can’t help it, I don’t know how to sham / I try to do the things I feel inside, and believe me that’s real divine… © 2007 lines.fr 278 lines 4 allusion explicitement : « Have you considered what it does to your soul ? You sell it when you play some other’s role ». D’une part, les paroles et la ligne sophistiquée de la mélodie entrent en congruence avec l’impératif artistique qui anime le bopper libéré dans l’espace privé de la jam, affirmant le désir de jouer une forme d’art sans donner l’impression de céder aux attentes du public ni des acteurs du marché de la musique. D’autre part, inspirée du blues, cette première affirmation me semble refléter la complexité des résonances entre répertoires musicaux et significations sociales du be-bop. Même si la structure générale de la chanson, bâtie sur une ascension mélodique allant du mineur vers le majeur, est plus complexe que la plupart des progressions harmoniques blues, elle en rappelle la forme par sa progression standard, selon William Bauer, musicologue et unique biographe de Betty Carter44. À cette époque, le blues vocal était trop souvent considéré par les critiques euro- et afro-américains comme une performance simpliste perpétuant une image primitiviste des afro-américains. Les révisions nombreuses, radicales et distanciées de Charlie Parker, Dizzy Gillespie, Miles Davis – et Betty Carter ici45 – montrent la conscience de cette catégorisation ethnique en même temps que l’attachement des boppers à cette forme populaire. Pourtant, l’irruption du geste vocal de Betty Carter au cœur de cette relecture be-bop est loin d’être habituelle. Dès l’écoute du premier thème46, tout, ou presque, semble signaler l’appartenance de Betty Carter à la sphère du be-bop – si ce n’est l’absence de chorus vertigineux qui contribuèrent à l’élever au rang de virtuose, mais ceux-ci figurent en nombre conséquent sur le reste du Have you considered what it does to your soul? / You sell it when you play some other’s role... Be yourself dear, in what you choose to be, / I’ll not change you, I need you can’t you see? / So try me, and maybe you’ll love me / ‘cause I can’t help it, that’s the way that I am… 44 William BAUER, Open the Door: The Life and Music of Betty Carter, Ann Arbor, MI: University of Michigan Press, 2002, pp. 67-79. 45 Betty Carter fut tantôt dénigrée, tantôt célébrée dans la presse pour ce genre de détournement. Elle ne chantait pas les mélodies telles qu’elles étaient écrites et se servait parfois de suites harmoniques connues pour en faire une autre chanson, (“Jay Bird”, “Moving on” par exemple). 46 Les paroles sont chantées deux fois avec des omissions mais en respectant la forme du thème original, (ABA), de facture plus « classique » que la forme consacrée des standards de jazz (de type AABA). CLARE MOSS-COUTURIÉ – BETTY CARTER & L’AUTORITÉ ARTISTIQUE 279 disque. La stylisation extrême de la ligne vocale, faisant écho au contenu direct des paroles, contribue à l’inscription d’une rhétorique de l’« authenticité » révélant une boppeuse faite théoricienne de sa propre identité dans la performance. Elle se pose ainsi en « organic scholar », pour reprendre la désignation ambiguë qui fut appliquée à Thelonious Monk47. L’identification au be-bop place la chanteuse dans une position d’autorité vis-à-vis de ses pairs quant aux modes de connaissance et codes internes circulant dans le champ jazzistique. Les mots sont déclinés dans un effet de miroir qui contamine la performance tout entière, de la sémantique verbale jusque dans la structure musicale. Les schèmes de la narration, de la mélodie et de la structure harmonique forment des emboîtements miniatures infusant le motif de la répétition. Basée sur une formule incantatoire (« I can’t help it »), démultipliée à l’intérieur de la chanson, la saturation des binarités concourt à conférer à cette ritournelle minimale une valeur stéréotypique portée par le référent autocentré « I » en l’emmenant vers un horizon d’universalité abstrait et apparemment sans « marque ». L’autre inscription de la performance dans l’idiome du blues permet d’étendre cette stylisation extrême vers un espace excédant les paramètres classiques de « la » vocalité féminine noire. Le parti pris de l’arrangement simplissime, avec le début a cappella, invite à songer au tour de chant, plaçant la vocaliste dans la sphère féminine et populaire du chant américain. L’impression générale de stagnation est contrariée par le mouvement aléatoire du geste vocal qui emmène la performance vers une rupture avec le motif prévisible de la répétition (en étirant ou décalant excessivement les syllabes par exemple). Cette irruption d’oscillations corporelles asynchrones, presque imperceptibles, mène à penser que la relation identitaire avec laquelle la chanteuse musique excède la « grammaire » précontrainte de la langue et les règles de la « musicalité ». Au-delà de codes préétablis, l’espace est encore ouvert par la coda (supposée être la fin de la chanson) qui fait écho au début dans une « tournerie », ouverture caractéristique des chansons de blues. La coda reste suspendue, sans résolution harmonique ; elle amène rétrospectivement l’évocation onirique d’un désir sensuel (« So try me and maybe you’ll love me »), qui constitue le propos même de la chanson. La vocaliste mobilise ainsi le cortège d’une histoire vocale 47 Eric PORTER, op. cit., 2002, p. 85. © 2007 lines.fr 280 lines 4 riche de résistances et d’assertions (cf. les blueswomen), tout en affirmant sa relation individuelle au désir. L’écologie de cette performance préfigure ainsi une longue série créée par Betty Carter au long de sa carrière (« Open the Door » par exemple), réunissant des chansons qui donnent à entendre les relations symboliques entre le geste musical (réalisé à l’aide de sa voix ancrée dans le corps) et l’acte de parole (engagé par les mots définissant son identité), deux paramètres au cœur de sa pratique de vocaliste. L’artiste y déstabilisa les mythologies prescrites sur la vocalité féminine noire en donnant forme à une identification symbolique imprévisible basée sur les mouvements corporels, visibles et invisibles (le souffle, les grandes modulations de tempo entre instruments et voix, les déambulations sur scène par exemple). Formes du jazz et épistémologie Cette perspective « du tremblement » sur la musique de Betty Carter doit être examinée au regard de l’historicité de clivages apparaissant dans le cadre démocratique de « sociétés d’individus » dominées par les valeurs du rationalisme48. Les codes idéologiques subtils qui infiltrent la circulation des musiques improvisées ont souvent assimilé celles-ci à une forme de communication transculturelle spontanée – il s’agit du « trope de la musique-comme-langage-universel », selon l’ethnomusicologue Jason Stanyek49. Dans les années 1970 aux États-Unis, sous l’administration de Nixon et, après le Watergate, d’un président non élu (Gérald R. Ford)50, un nombre croissant de musiques mainstream et avant-garde tentèrent d’embrasser les desseins d’un « nationalisme » associant le jazz à « la musique classique américaine » ou « afro-américaine ». Ce processus de communalisation ethnique 51 culminera dans les 48 Alain RENAUT, op. cit. Jason STANYEK, “Articulating Intercultural Free Improvisation”, Resonance, février 1999, p. 44. 50 Sur ce sujet, voir la politique interne de la préparation des cérémonies du bicentenaire nord-américain sous l’administration Ford par rapport à la musique et aux groupes minoritaires (cf. Luc BENOÎT À LA GUILLAUME, Les discours d’investiture des présidents américains ou les paradoxes de l’éloge, Paris : L’Harmattan, 2000). 51 Danielle JUTEAU, L’Ethnicité et ses frontières, Montréal : Presses de l’Université de Montréal, 1999. 49 CLARE MOSS-COUTURIÉ – BETTY CARTER & L’AUTORITÉ ARTISTIQUE 281 années 1980 avec la notion d’exceptionnalisme du jazz52, compliquée par la mondialisation accrue de ses régimes de circulation. L’effort constitue un progrès social réel au regard du racisme persistant qui entretient des conditions économiques désavantageuses pour les musiciens afro-américains. Certaines vocalistes y trouveront une forme de reconnaissance : Abbey Lincoln, Betty Carter en bénéficieront partiellement. Ce projet n’inclut pas les improvisatrices nées une génération après elles, notamment celles issues du champ des musiques créatives. Les transformations profondes des pratiques de création et de l’économie en général (et des musiques du jazz en particulier) nonobstant, ces artistes afro-américaines ont aussi évolué dans un espace social où le statut des Afro-américains avait été repensé, après les mouvements des années 1960, de leur propre point de vue (aussi partielle et problématique qu’ait pu être cette révision). Leur engagement artistique a parfois déséquilibré le projet nationaliste et économique qui gratifie les « chanteuses noires » du rôle épisodiquement respectable de « consolatrices » des maux affligeant le territoire nord-américain, mais reste aveugle aux dispositifs spécifiques pesant sur les minorités. En partisane, dans les années 1950-60, d’une sorte de « séparatisme librement consenti », Betty Carter résista elle aussi à ce processus de communalisation ethnique. Comme bon nombre de ses contemporain.e.s, elle modula son propre discours de résistance contre l’homogénéisation marchande et anonyme de « la différence » culturelle, tout en marquant un attachement inconditionnel à l’impératif de créativité du be-bop. Cette négociation prit la forme d’une pratique similaire à celle de nombreux musiciens du hardbop visant à « transformer la liberté des voix des individus en liberté collective pour le groupe »53. Betty Carter participa au mouvement du panafricanisme musical54, engagement prolongé dans les rôles sociaux 52 Le jazz fut promulgué « National Treasure » en 1987. Scott SAUL, op. cit., p. 4. 54 Stanyek caractérise le « processus de music making & listening dans les interactions face-à-face des musiciens d’héritage africain et issus de diasporas [comme] une source d’inspiration pour créer de la musique [mais aussi] des coalitions entre musiciens. » (Jason STANYEK, “Transmission of an Interculture: Pan-African Jazz and Intercultural Improvisation,” in Daniel FISCHLIN & Ajay HEBLE (eds.), The Other Side of Nowhere. Jazz, Improvisation and Communities in Dialogue, Middeltown, CT: Welseyan University Press, 2004, pp. 87-130). Betty Carter a participé à ces dialogues panafricanistes, enregistrant aux côtés de divers musiciens africains, ainsi que des acteurs engagés dans ces pratiques 53 © 2007 lines.fr 282 lines 4 importants que la vocaliste assuma au cours de sa carrière55. Mais, rétrospectivement, il semble aussi que Betty Carter actualisait dans sa pratique une stratégie qui entrait dans le cadre d’une « politique de la respectabilité » récurrente dans l’histoire moderne américaine 56 . Cette économie de la « résistance » fait porter le poids des relations sociales sur des héros individuels. L’exemplarité de Betty Carter résonne ainsi avec le « mythe de la superwoman » dénoncé dans un essai célèbre de Michèle Wallace57, qui, quoique polémique, montre que ce « devoir d’originalité » laisse peu de place à ces « baad black girls » que furent si souvent les « chanteuses de jazz »58. Les formes créées par Betty Carter complexifient l’ethos méritocratique du be-bop pour faire écouter le désir. Le grand contraste des dynamiques entre les chansons mais aussi à l’intérieur des chansons témoigne des combinatoires, recyclages, chevauchements, éclatement, saturations, déploiements, silences entremêlant les textures sonores dans de grands mouvements d’énergie caractéristiques de son travail. Tous ces paramètres laissent place à une esthétique du « collage vocal ». Là, l’irruption imprévisible d’un désir que l’on pourrait qualifier de « subalterne »59, résiste, dans la mesure de ses possibilités, à une représentation de la minorité faite sans en respecter la diversité. Elle permet la « désidentification » temporaire aux relations de pouvoir que divers musicales politiques et interculturelles (le percussionniste nigérian Michael Olatunji par exemple). Sous l’impulsion de Randy Weston, réputé pour son travail avec les musiciens marocains Jellawis, et de Melba Liston, Betty Carter apprit le swahili et enregistra “Congolese Children”, une composition de Randy WESTON. Elle improvisa en swahili lors de certains concerts. 55 Cf. note 2 supra. 56 À ce titre, il est important de noter l’orientation masculiniste et pathologique de l’image du hipster, à laquelle, dans les années 1950, Betty Carter fut étroitement associée. L’idée de « déviance » avait des résonances très différentes pour les femmes noires américaines évoluant dans le champ jazzistique. 57 Michèle WALLACE, Black Macho and The Myth of The Superwoman, London: John Calder Press, 1978. 58 Farah J. GRIFFIN, In Search of Billie Holiday. If You Can’t Be Free, Be a Mystery, New York, NY: Ballantine Books, 2002, pp. 72-73. 59 Cf. Gayatri C. SPIVAK, “Can the Subaltern Speak”, in Cary NELSON & Lawrence GROSSBERG (eds.), Marxism and the Interpretation of Culture, Urbana, IL: University of Illinois Press, 1988 ; Homi K. BHABHA, “Unsatisfied: Notes on Vernacular Cosmopolitanism,” in Laura GARCIA-MORENO and Peter C. PFEIFFER (eds.), Text and Nation: Cross-Disciplinary Essays on Cultural and National Identities, Columbia, SC: Camden House, 1996, pp. 191-207. CLARE MOSS-COUTURIÉ – BETTY CARTER & L’AUTORITÉ ARTISTIQUE 283 investissements sociaux et affectifs ont matériellement symboliquement écrit sur le corps dans le champ jazzistique. et Les lignes de rupture 60 ainsi créées dans cette première composition-performance peuvent être entendues comme des points extrêmes où la représentation et l’interprétation de « la » voix féminine noire se transforme. Mettant en scène l’intrusion de son propre corps dans la performance pour jouer sur l’instabilité de la perception du corps féminin noir dans l’histoire, la vocaliste donne également forme à une autre notion de blackness. Dans le continuum symbolique qui retrace l’exploration intermittente et onirique de cette histoire du corps et lutte contre son idéalisation61, la voix de Betty Carter préfigure l’androgynéité sonore que l’on décèle chez Cassandra Wilson, par exemple, une génération plus tard. Enfin, et pour clore cet exposé (même s’il reste hélas partiel et contingent) sur une perspective épistémologique, les contributions des musiciennes ont été occultées et/ou codées dans l’histoire du jazz. Le constat invite à considérer la trajectoire de ces artistes non pas comme une forme esthétique féminine en soi, mais en relation avec les fonctionnements du champ jazzistique dans sa complexité et ses paradoxes. Au-delà de leurs différences, les œuvres qui relèvent d’une esthétique « orale » comme le jazz ont donc en commun, d’une part, d’adopter pour matériau des codes, des pratiques et des références issus du monde artistique et extra-artistique ; et, d’autre part, de s’inscrire dans le champ artistique sans volonté affirmée de le déconstruire ou de le contourner, mais plutôt de le déspécialiser, le décloisonner. Leur interprétation convie à penser des catégories conceptuelles qui complexifient le paradigme occidental définissant la notion d’« œuvre » comme écriture ou archi-écriture. En dépit de leurs limitations méthodologiques en l’état actuel de la recherche française (en particulier la « réification des groupes et des individus altérisés » 62 ), différents paradigmes permettent de commencer à 60 Cf. Gilles DELEUZE & Félix GUATTARI, op. cit. 1980. L’espace entre scat et paroles, sa représentation publique dans un look transgenre, le travail approfondi sur la composition, l’arrangement et la technique du son…. 62 Elsa DORLIN, « De l’usage épistémologique et politique des catégories de ‘sexe’ et de ‘race’ dans les études sur le genre », Cahiers du Genre - Féminisme(s) : penser la pluralité, no 39, 2005, p. 94. Voir, pour une discussion plus fouillée sur les relations de pouvoir liées aux « configurations » complexes du système de marques (ou « genre »), le numéro dans son entier. 61 © 2007 lines.fr 284 lines 4 envisager le défi qui consiste à penser ces intersections de lignes de pouvoir aux frontières historiques mouvantes63. C’est peut-être ainsi que l’engagement de chanteuses afro-américaines telles que Betty Carter pourra légitimement être reçu, comme « acte d’auteur », en relation. 63 Cf. des notions décrivant, au regard de l’utopie démocratique d’égalité, des processus d’identification et de désidentification des groupes et individus altérisés : la poétique de la relation (Édouard GLISSANT, op. cit.), l’oralité seconde (Christian BÉTHUNE, op. cit.), la New Mestiza (Gloria ANZALDÚA, Borderlands/La Frontera: The New Mestiza, San Francisco, CA: Spinsters/Aunt Lute Books, 1987), l’intersectionalité (Kimberley CRENSHAW, “Mapping the Margins: Intersectionality, Identity Politics, and Violence against Women of Color,” in Standford Law Review, n° 43, 1991, pp. 1241-99), le sujet (RILEY, Am I That Name? Feminism and the Category of « women in History », Minneapolis: University of Minnesota Press, 1988), l’expérience (Joan SCOTT, “Genre : une catégorie utile d’analyse”, Les Cahiers du Grif, no 37-38, 1988 ; Judith BUTLER, “Contingent foundations: Feminism and the Question of ‘Postmodernism’ ”, in Judith BUTLER & Joan SCOTT (eds.), Feminists Theorize the Political, New York, NY: Routledge, 1992), etc. Notons qu’il s’agit là d’un véritable défi épistémologique et politique au regard de la recherche féministe actuelle (voir Nancy FRASER, “Multiculturalisme, anti-essentialisme et démocratie radicale. Genèse de l’impasse actuelle de la théorie féministe”, Cahiers du Genre, op. cit. pp. 27-51). Imagining the Multicultural City: Terry Pratchett’s Guards! Guards! Timothy MASON Université de Paris VIII 286 lines 4 Introduction Terry Pratchett’s Discworld series is one of the most successful publishing ventures of the last twenty years. The books sell in large quantities, and the associated merchandise, including maps, figurines, T-shirts and, for a time at least, a brand of beer, also does quite well. But one should not see the author as simply a purveyor of “product”. A.S. Byatt, noting that his work goes unreviewed, refers to him as “the great Terry Pratchett”, admiring his “metaphysical wit”, his “energetic and lively secondary world”, and his “amazing sentences”.1 The series is set upon a distant planet, situated at so remote a point in the universe that it is upon the very edge of reality. It is a world where imagination is more powerful than physics, and where fictions become real. It is, therefore, of no surprise that the reader should often find her or himself upon very familiar ground; heroes and heroines of fairy-tale appear, as do literary creations such as Bram Stoker’s vampires or Tolkien’s dwarfs. And indeed, the largest metropolis of the Discworld is lifted almost directly from Fritz Leiber’s Grey Mouser series, from its muddy streets to its Thieves’ Guild. In fact, the Discworld series began as a lampoon of Sword and Fantasy fiction, and owes some of its comic sense of the genre to Lieber’s writings – a debt that Pratchett recognizes, slipping his predecessor’s two heroes into one of his own early books. Lieber’s characters are in-migrants to his big city, Lankhmar, who, despite their differences, pool their resources and thrive as parasites upon the urban underworld. It is their adventures and misadventures that interest Lieber and his readers. If there is an underlying question, it is how the migrant survives the city. Pratchett, by contrast, is interested in the city itself, in how it is run, in how it adapts to the strains put upon it by its increasing power as a magnet to the rest of the Disc. He turns Lieber’s question round the other way, and asks how it is that the city survives the migrant. For Pratchett’s city, Ankh-Morpork, is the multicultural centre of the Discworld. To its gates, it attracts the adventurous from far and 1 A. S. BYATT, “Harry Potter and the Childish Adult”, New York Times, 11 July 2003. TIMOTHY MASON – TERRY PRATCHETT’S GUARDS! GUARDS! 287 wide. Trolls and dwarfs make their way down from the far Ramtop mountains to take advantage of its opportunities. Vampires and werewolves drift in from the forest-lands to the north, while adventurers from the south open curry-houses. How these different groups, with their differing customs, and their differing gods, can live together, and how the city can be organized in such a way as to permit them to do so, is investigated in a number of the Discworld novels that centre upon the Ankh-Morpork City Watch. Lieber’s heroes are all but criminals. If Pratchett’s main characters were to encounter them, they would put them under arrest. For Pratchett is concerned with the problem of Order, and quite naturally places the police at the centre of his city-tales. The first of these, Guards! Guards!2, the eighth in the Discworld series, and published in 1989, actually confronts the question of whether the police serve any purpose at all. At the opening of the novel, the Watch has been reduced to three men, two of them being time-serving good-fornothings, who see patrolling the streets as an occasion to try the doors to see if there’s a chance of making off with any valuables, and the third, the nominal chief, being a notorious drunk. This state of affairs is the result of deliberate policy decisions on the part of the ruler of the city, the Patrician, who has, through his use of the Guilds, deftly depoliticized the city, which now, to all intents and purposes, runs itself. Burglars and pickpockets are dealt with by the Thieves’ Guild, murderers by the Assassins’ Guild, panhandlers by the Beggars’ Guild and streetwalkers by the Seamstresses’ Guild. There is no need for a police force. However, the Patrician, as it will emerge, has underestimated the difficulties that the city now faces. While his schemes have provided sufficient stability to bring about a new era of prosperity, they have also set up tensions and strains that go beyond the purview of the Guilds. The influx of young and unattached males, drawn in from the rural backwaters by dreams of wealth, and the varied ethnic identities of the incomers, pose problems that the indigenous institutions cannot resolve. 2 Terry PRATCHETT, Guards! Guards! (1989), London: Corgi, 1990. All the quotations from Guards! Guards! in the article are taken from this edition of the novel. © 2007 lines.fr 288 lines 4 Machiavelli and Hobbes In the text there are two clear references to political philosophers. The Patrician is clearly a Machiavellian Prince. He is a politician whose understanding of the ruses of power is masterly, and who is thoroughly ruthless in his determination to ensure the smooth functioning of the machine of which he is in charge. He is a technician; success is achieved through the skilled application of light pressure upon specific points of the political body. His techniques are universal in nature; he can advise a group of beleaguered rats in their campaigns against snakes and scorpions as deftly as he runs the affairs of Ankh-Morpork. The Patrician is, in the course of the book, thrown down from the seat of power by Leviathan itself; Hobbes’ dragon is summoned in person, as part of a palace plot. The dragon makes an offer to the citizens; they either submit to its power, in which case it will ensure prosperity by the imposition of order and the prosecution of a vigorous foreign policy. The dragon shows no reluctance in using its considerable fire-power, and the Ankh-Morpokians surrender to the inevitable, while looking forward to the spoils of war. Clearly Leviathan holds its own interests most dear and the Commonwealth that it offers is that of a collectivity of the egoistic, in which the interests of its subjects remain subordinate to its own will and desires. Vetinari, the Patrician, is a rather more enigmatic character; his regard for the city appears analogical to that of a watchmaker for a well-made watch. He believes that men are by nature evil, by which he seems to mean something more than simply that they are motivated by self-interest. Aware of the corruptions of power, which lead some of his predecessors into Sadian excess, he contents himself with such pleasures as necessity may offer – the occasional assassination, or a subtle treachery, if they contribute to the city’s overall welfare, are enough to offer him some compensation. Both are aware of the importance of the symbolism of power. The dragon insists upon a ritual meal, consisting in its public consumption, at regular intervals, of a young woman of good family. Vetinari, for his part, ostensibly refuses to occupy the throne of the ancient kings of Ankh-Morpork, perching instead upon the lowest of the steps that lead up to it. Such gestures are of particular importance in the Discworld TIMOTHY MASON – TERRY PRATCHETT’S GUARDS! GUARDS! 289 where, as we shall see, symbols have a life of their own, and must be treated with some respect. However, as the city becomes a crucible of all the cultures of the Discworld, so it may be that the old emblems lose some of their charm. It is this, perhaps, that leads to Vetinari’s temporary downfall, and one of the lessons of the book is that the successful city must negotiate and adapt to the concomitants of its own success. Rousseau and Locke Less heavily marked in the text, both Rousseau and Locke leave their prints upon it. One of the central characters, a young man freshly arrived from the country-side, has much in him of the Noble Savage as he appears in Rousseau’s earlier writings. Carrot, as the young man is named, is innocent and naive; he takes others on trust, and sees only the best motives in everyone. On his arrival in the city he first lodges in a brothel, but sees it as a fine establishment, treating the young women as modest maidens who are, on occasion, in need of his manly protection. Carrot has come to the city in order to take on a position in the City Watch. He looks forward with some enthusiasm to becoming a policeman, and has taken the trouble to commit to memory the Laws and Ordinances of Ankh-Morpork. It is something of a puzzle to him to discover the Commander of the Watch slumped over a bar-room table, so obviously drunk that even Carrot cannot misunderstand his condition. The Commander, Vimes, has, the reader is led to understand, taken to drink because his duties have so been reduced as to render him ineffectual. Vimes holds to a conception of natural law which is Lockean; he is himself the descendant of a regicide. Although he recognizes that Vetinari’s pragmatic approach to government actually works, he is disgusted and enraged by the Patrician’s underlying cynicism. And he clearly recognizes the dragon’s tyranny as morally indefensible. Carrot and Vimes between them will return Vetinari to power. They will, however, extract a price; the implicit recognition by the Patrician of a transcendent principle of order that expresses its institutional form in a properly constituted police force. As Carrot is fond of saying, the term ‘policeman’ means ‘man of the city’, who carries with him the charge of making the city a good place to live in. © 2007 lines.fr 290 lines 4 This is the good that Vetinari both denies and belittles in a speech he makes to Vimes near the end of the book : “I believe you find life such a problem because you think there are the good people and the bad people,” said the man. “You’re wrong, of course. There are, always and only, the bad people, but some of them are on opposite sides.” He waved his thin hand towards the city and walked over to the window. “A great rolling sea of evil,” he said, almost proprietorially. “Shallower in some places, of course, but deeper, oh, so much deeper in others ... Down there are people who will follow any dragon, worship any god, ignore any iniquity. All out of a kind of humdrum, everyday badness. Not the really high, creative loathesomeness of the great sinners, but a sort of mass-produced darkness of the soul. Sin, you might say, without a trace of originality. They accept evil not because they say yes but because they don’t say no. I’m sorry if this offends you,” he added, patting the captain’s shoulder, “but you fellows really need us ... We’re the only ones who know how to make things work ...” (391-2) Vimes protests, but is unable to fully articulate his objection. However, he and Carrot have already demonstrated through their actions that there are times when Vetinari “really needs” them, for he would otherwise still be languishing in the dungeon to which he had been confined upon the arrival of the dragon. That there must always be those who will remind the sovereign of his duty to a higher conception of law, and who will, if nothing else will serve, overthrow him if he forgets it, emerges from the actions of the Watch rather than from constructed argumentation. Narrativium The Discworld is subject to what Pratchett refers to as “Narrative Causality”, or – viewed as one of the constitutive elements of Discworld reality, Narrativium. Essentially, this ensures that events tend to follow the well-trodden paths of narrative or story. If any situation that arises can be interpreted as pertaining to one or another well-known tale, then it is likely that subsequent events will also TIMOTHY MASON – TERRY PRATCHETT’S GUARDS! GUARDS! 291 conform to the story-line. In several of the books, this tendency is manipulated by one or another of the characters in order to achieve some selfish goal. The stronger-minded characters tend to resist story, for, as one of them, the witch, Granny Weatherwax, opines, stories are impediments to the good life, interfering as they do with selfdetermination and personal responsibility. However, even those who resist are, at some level, subject to plot-line and the deep stereotypes of the folk-tale. The best that can be hoped for is that the surface of the story may be disrupted, while the underlying mechanisms work their way into the world unnoticed by the protagonists even as they obey their logic. In Guards! Guards! the story that is invoked by the villain and side-stepped by the main characters is that of the hidden heir to the throne. The Patrician’s secretary, a sly and ambitious fellow named Wonse, has determined to oust his master and take his place – a storyline which is, in itself, so predictable that Vetinari himself expects it. Wonse, however, has imagined a ploy which takes the Patrician by surprise; stealing a book of spells from the city’s Unseen University, which is devoted to the study of Magic and to the training of wizards, he summons up a dragon. After allowing the dragon to terrorize the city for a few days, he arranges for it to be publicly slain by a young man with a large and showy sword who, as narrative obliges, is then proclaimed king by the delighted burgers. Wonse’s attempt to use this story-line is fatally flawed. It is not that the people of Ankh-Morpork are reluctant to play along with it; on the contrary, much to Vimes’ properly republican disgust, they appear delighted with the idea of seeing a crowned head of state upon the throne of Ankh-Morpork. It is because Wonse has only a superficial understanding of the forces that he is playing with. Narrativium is as dangerous to manipulate as uranium, and chain-reactions that take the story beyond immediate human control are common. In the present case, Wonse has summoned a powerful creature, the dragon, without taking any care to enquire into its nature, despite the clear warning given him by the stolen grimoire. In the book from which he gleaned the summoning spell, he will have read the last scribblings of its author : Vimes squinted at the crabbed writing. © 2007 lines.fr 292 lines 4 Yet dragons are not liken unicornes, I willen. They dwelleth in some Realm defined by thee Fancie of the Wille and, thus, it myte bee that whomsoever calleth upon them, and giveth them theyre pathway unto thys worlde, calleth theyre Owne dragon of the Mind. Yette, I trow, the Pure in Harte maye still call a Draggon of Power as a Forse for Good in thee worlde, and this ane nighte the Grate Worke will commense. All hathe been prepared. I hath laboured most mytily to be a Worthie Vessle .... Vimes read it through again, and then looked at the following pages. There weren’t many. The rest of the book was a charred mass. ( 395) In the Discworld as on Earth: anthropologists know that the most powerful of black magical forces is envy. Wonse has envied the power of the Patrician, and has called upon similar motivations in his little band of conspirators. The dragon is a concentrated mass of covetousness and lust for power. It has tasted the thrill of exercising power through terror, and will not let it go. It seeks out the pathway that Wonse has opened up for it, and returns to interrupt the coronation, incinerate the new king and, taking Wonse with it to serve as vizier, settles down into the castle. Vimes, whose years in service to the Patrician have rendered cynical, is not at all surprised to find that the people of AnkhMorpork, once recovered from the first shock, are not averse to serving the new monarch. The dragon offers a contract which appeals to the Hobbesian egoist that dwells in the soul of every human being. All Commonwealths have their costs, and the dragon’s demands may seem quite modest when compared to those extracted by other rulers in other times. Vimes, the policeman, remains immune; it is not and cannot be right to eat people. Vimes is, from the start, suspicious of the dragon. It cannot, he reasons, be real; nothing as large and heavy as this beast is could really fly. His scepticism is a rare quality on the Discworld, for reality is continually threatened by the works of imagination. If enough belief is invested in something, it comes into being: Gods owe their existence to their congregations, the Tooth Fairy responds to children’s faith in her existence by clambering up a ladder to place TIMOTHY MASON – TERRY PRATCHETT’S GUARDS! GUARDS! 293 gifts upon their pillows, and Death, a large skeletal figure in a black cowl makes several appearances in each novel. The appearance of a dragon arouses no doubts in the breasts of most Ankh-Morpokians. Vimes is different, however. As one of his fellow guardsmen puts it, the head of the Watch drinks because he is, in fact, unnaturally sober, and lives too close to reality. It is only through the absorption of alcohol that he manages to see the world in the way his fellows see it. Sober, Vimes is a thoroughgoing empiricist, and will have none of the gods of the marketplace. Determined to investigate the dragon, he turns to the one person whose area of expertise is liable to help him. Carrot shares his chief’s distaste for the dragon, but not his scepticism in the face of narrativium. Reasoning that legend teaches that every dragon must have a vulnerable spot, he rallies the other members of the watch, persuading one of them, who claims to have been an excellent archer in his youth, to attempt to bring the beast down as it flies over the city. The attempt fails; it is Vimes’ scepticism that will set in motion the forces that eventually rid the city of the new monarch, although more the result of natural accident than of human design. Culture or Cultures At the heart of the social sciences lies the question of difference and similarity. From one society to another, from one time to another, human beings have adopted widely different beliefs, customs, and ways of being. For many centuries, history has been multiple, and the institutions that men have collectively constructed to enable them to live together have varied in consequence. For some four or five centuries now, the disparate communities of the globe have been subjected to a process of globalization which has brought the savage and the civilized, the cannibal and the christian face to face. As we stare into each other’s eyes, it has been difficult to determine whether what we see there is a recognizable reflection or an image of absolute Otherness. As globalization proceeds, so the Other moves and disperses, both symbolically and corporeally. The encounters, struggles and compromises that these displacements lead to are the stuff of sociology, anthropology and political science. But before the social sciences, the novel had already offered a privileged space in © 2007 lines.fr 294 lines 4 which to arrive at an understanding of the new world. Today the novel still fulfils this function; Pratchett brings blood and flesh to the philosophers’ models. He also brings storytelling. In the stories that novelists tell, simply to embody principle is rarely satisfying. Carrot may well be the Noble Savage, but he is other things as well. To the city of Ankh-Morpork and its inhabitants, whether indigenous or migrant, he is the Other. But he is also the core of the city’s identity, for the city belongs to him and he to it in a way that is of greater authenticity than crowns or elections may bestow. Carrot is, culturally speaking, a dwarf. He was raised in a dwarf mine in the Ramtop mountains, son of a dwarf King. He speaks dwarfish as his mother tongue, and firmly believed himself to be a dwarf until puberty struck and he fell in love with a young dwarfess. Innocently, he courted her, and was surprised to find that her parents were not overly favourable to his suit. Then it was that his father announced to him that he had, in fact, been adopted. The only survivor of a brigands’ attack on a coach party, the baby had aroused the pity of King and Queen, and they had taken him in. Now, the King tells him, it is time for him to return to his own people. So it is that he arranges for his adopted son to be employed as a City Guard, a profession that seems to be an honourable one. When Carrot goes to the city, he takes with him the one gift his human father left him. It is a sword. He is also bearing a sword presented to him in mysterious circumstances. Very mysterious circumstances. Surprisingly, therefore, there is something very unexpected about this sword. It isn’t magical. It hasn’t got a name. When you wield it, you don’t get a feeling of power, you just get blisters; you could believe it was a sword that had been used so much that it had ceased to be anything other than a quintessential sword, a long piece of metal with very sharp edges. And it hasn’t got destiny written all over it. It’s practically unique, in fact. (32) Carrot also carries with him "The Laws and Ordinances of AnkhMorpork", little knowing that this ageing text has been abandoned by the authorities of the city for which he is heading. For dwarfs, the TIMOTHY MASON – TERRY PRATCHETT’S GUARDS! GUARDS! 295 written word is sacred; they are, in the Discworld, fundamentalists. Carrot regards the “Laws and Ordinances” as a founding text, to be applied without fear or favour. It is the text that authors his being as a Watchman; on learning that there is a place – the Thieves’ Guild – where criminals foregather, he does not hesitate, but marches over to it, and arrests the head. When the Patrician comes over to see what he has been up to, Carrot’s reaction is to arrest him for parking on a double yellow line, a faux pas from which he is saved in extremis by the quick thinking of his superior officer, Sergeant Colon. It is, in part, through his espousal of the “Laws and Ordinances” that Carrot avoids the destiny that narrative causality would make his. Despite his possession of a sword that is so unmagical that it is magical (Vetinari recognizes it for what it is), and of a birth-mark in the shape of a crown, he never claims the throne. However, he cannot entirely ignore the narrative of which he is the embodiment; without it, he would be unthinkable. So he rescues a damsel in distress, a young woman who is, in fact, a prostitute. And he is instrumental in what, according to the script, should be the mise-à-mort of the dragon. As the beast lies helpless at his feet, Carrot wields not his sword, but: It was quite a large and heavy roof timber and it scythed quite slowly through the air, but when it hit people they rolled backwards and stayed hit. “Now look,” said Carrot, hauling it in and pushing back his helmet, “I don’t want to have to tell anyone again, right?” “I must warn you,” Carrot went on, “that interfering with an officer in the execution of his duty is a serious offence. And I shall come down like a ton of bricks on the very next person who throws a stone.” Carrot half-raised his club in a threatening gesture as Vimes clambered up the rubble pile. “Oh, hello, Captain Vimes,” he said, lowering it. “I have to report that I have arrested this --” “Yes, I can see,” said Vimes. “Did you have any suggestions about what we do next?” “Oh, yes, sir. I have to read it its rights, sir.” (372-3) Carrot’s Otherness is manifest in his difficulties with the habitus of the city. He reads the rules, and expects them to be applied to the letter. He is constantly bewildered by the odd behaviour of his © 2007 lines.fr 296 lines 4 comrades at arms, and they are themselves caught wrong-footed by his reactions. His dwarfish literal-mindedness is a marker for those misunderstandings that encounters with the Other inevitably entail. But it is to be noted that it is exercised upon a text that is a thoroughly home-grown production. Carrot is both Other and Self, but a strange Self, from a former time seen through a distorting mirror. Natural Law is, by definition, universal. If there is hope for the multicultural city, then this is one of the fountains of this hope. But Carrot’s errors, his literalness, point to a weakness. However, Carrot’s place in the narrative suggests a remedy. Utopian Fictions Sword and Sorcery novels, such as the ones that Pratchett set out to guy, are related to the Science Fiction genre. Indeed, it is commonly acknowledged that the difference between science and magic in these fictions is, for the most part, one of perspective; the conventions of science fiction allow liberties to be taken with reality that are often as gross as those taken by those who follow in Tolkien’s tracks. Science fiction is, in turn, closely linked to the utopian genre. As Frederick Jameson has remarked, science fiction offers a mode in which the utopian may be tested and its failures examined. Pratchett’s series has something of the utopian; although his city, Ankh-Morpork, is a disorderly and insalubrious mess, it is a pot which may be put to the fire, a salad bowl in which to mix and season the most unlikely ingredients, and taste the resulting concoction. It is an experiment in multicultural living. Hobbesian kingship fails because it is anchored in self-interest, and this alone will not serve. The king’s interest cannot – as we shall see – be guaranteed to coincide with that of his subjects and, in any case, the monarch is as subject to natural law as any man. Vimes and Carrot may be among the firmest in their allegiance to a transcendent morality, but they are not alone; although Ankh-Morporks citizens are ready to accept the benefits the dragon may bring, they are reluctant to embrace it. Vetinari’s Machiavellian approach, although more subtle, allowing the city dwellers much of the substance of liberty as well as a good part of illusion, is also founded upon too dark a vision of TIMOTHY MASON – TERRY PRATCHETT’S GUARDS! GUARDS! 297 humankind to survive all challenges; this he acknowledges when he reinstates the Watch. But neither will the law in and of itself serve the purpose, for it is either too general to be applied as is, or too finickety and particular, as in Carrot’s literal readings. Vimes, at the end of the tale, asks the University librarian to take the Laws and Ordinances and stash them away in some lost corner of the library. What brings ruler, law and citizen together in a workable form is narrativium. As we have seen, narrativium is a dangerous element; it is also a necessary one. However, for a story to work, it must be either well-rooted in the soil which gave rise to it, or, if it is to appeal to the universal, must sink beneath the surface of appearance and offer a deep bedrock upon which to build. Wonse’s attempt to harness story fails because it is too superficial; it is neither here nor there. He is a careless artist who simply throws the elements together anyhow and expects them to work. His prince is no prince, but simply a vain young man who looks good on a horse – a likely contestant for Pop Idol, perhaps, but no king in the making. The dragon is used but not imagined; Wonse has no idea of the true power of the imagination and treats it with too little reverence. Even were he to have made more of an effort, it is likely that the time for kings has passed. Ankh-Morpork is full of men and women from elsewhere, who may well have their own kings and queens back there in their homelands, and who may wonder why they should bow to this crown that is alien to their own traditions. Carrot’s insertion in the storyline is different. All who meet him recognize him for who he is, including Vetinari, who examines his sword with great attention, before passing it back to him and telling him to look after it. Carrot is the man of the city, but will never wear a crown. He is worthy of the crown, but his worth is in part manifest in his refusal to make the claim. The best stories are to be read allegorically; they point to realities rather than enunciating them. They work themselves out in ways that are both surprising and inevitable. The story that puts an end to the dragon’s reign is at least as old as the one of the uncrowned king. Boy meets girl, and the dragon, who is a queen rather than a king, takes off upon her nuptial flight, and pursues her own inner promptings over the rim of the Discworld, to trouble Ankh-Morpork no more. © 2007 lines.fr 298 lines 4 Conclusion Pratchett’s city is, in each episode of his story, upon the verge of breakdown. Its tensions are those of our own cities; under its fakemedieval coating of mud, it is on a par with Blade Runner’s Los Angeles/Tokyo or with the London of Salman Rushdie’s The Satanic Verses. Rioters take to the streets, juvenile delinquents and feral dogs waylay the traveller, self-appointed ethnic leaders challenge the legitimacy of the city government; some kind of balance is restored through the machinations of the Patrician, the Watch’s rough and ready enforcement of the law, and through the collective recognition of the rightness of the law itself, which is evoked through narrative. The vision is optimistic. But is it founded? Is there a body of natural law, or are the rules and ways of living, that pertain in different places and at different times, in reality incommensurable? Anthropologists who have sought to understand the ways of the peoples of Papua New Guinea, of Australia or of the Americas have sometimes found that these are virtually untranslatable, although others hold out the hope that the codes can be cracked. Do stories cut across cultures? Versions of Cinderella have been found from Western Europe right across the land-mass to China. But there are stories from Australia, such as that of the Wawilak Sisters, that are so embedded in the land which gave rise to them that they are incomprehensible to the outsider without considerable glossing. There are tales from SubSaharan Africa that work in ways that cannot but puzzle the European. It may be that globalized culture can offer but the superficial tale that might, for a time, satisfy Wonse, but risks releasing unaccountable dragons that, in the end, will not go away. Bibliography BYATT, A.S.. “Harry Potter And The Childish Adult”, New York Times, 11 July 2003. JAMESON, Frederic, Archaeologies of the Future: The Desire Called Utopia and Other Science Fictions. London & New York: Verso, 2005. PRATCHETT, Terry, Guards! Guards! (1989). London: Corgi, 1990.