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N°4 décembre 2007
POUVOIR ET AUTORITÉ
/
POWER AND AUTHORITY
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Responsables du numéro :
Fabienne GASPARI et Florence MARIE-LAVERROU
Directeur de la publication : Michael PARSONS
* anciennement lignes, à www.lignes.org
revue publiée par
Le groupe de recherches Politique, Société et Discours du Domaine
Anglophone
(PSDDA - une composante de l’Équipe d’Accueil Langues,
Littératures et Civilisations de l’Arc Atlantique)
Comité de lecture :
Stéphanie DURRANS (Université de Bordeaux 3)
Laurence GASQUET (Université de Bordeaux 3)
Pascale GOUTÉRAUX (Université Paris 7)
Trevor HARRIS (Université de Tours)
Liliane LOUVEL (Université de Poitiers)
Vincent MICHELOT (IEP Lyon)
Gilbert MILLAT (Université de Lille 3)
Mireille QUIVY (Université de Rouen)
Pour tout renseignement contacter [email protected]
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SOMMAIRE / CONTENTS
Florence MARIELAVERROU
Introduction
p. 5
L’autorité et le divin : cheminement d’un questionnement
Jean-Marc CHADELAT
Gilles SAMBRAS
Jane HENTGES
Pouvoir et autorité dans le Policraticus de
Jean de Salisbury.
Le pouvoir, source de l’autorité ou la
révolution justifiée chez Andrew Marvell et
Robert Filmer.
‘For Thine is the Kingdom the Power and the
Glory for Ever and Ever Amen’: the
Subversion of the Power and/or Authority of
God the Father in Bram Stoker’s Dracula.
p. 11
p. 59
p. 73
Qui sait? L’autorité du maître et / ou savant
Danielle CHINI
Emmanuelle PERALDO
Fabienne GASPARI
Nadine JAMMET
Arnaud PAGE
L’activité d’enseignement-apprentissage :
entre autorité transmissive et pouvoir de
construction.
Insularité, pouvoir et autorité dans Robinson
Crusoe de Defoe.
Dans les sables mouvants victoriens : The
Moonstone de Wilkie Collins.
Pouvoir et autorité dans le discours médical
anglais sur la folie de la seconde moitié du
XVIIIe siècle.
Politique, sciences et autorité : la création de
la London School of Economics (1895) et
l’institutionnalisation des sciences sociales en
Grande-Bretagne.
p. 89
p. 103
p. 119
p. 133
p. 169
Pouvoir et autorité : mutations, confusions et stratégies
Christian AUER
Carole MASSEYSBERTONECHE
Luc BENOÎT A LA
GUILLAUME
Peterson NNAJIOFOR
© 2007 lines.fr
De l’autorité vers le pouvoir : la mutation de
la société des Hautes Terres d’Ecosse au
cours du XIXe siècle.
Les philanthropes : autorité ou pouvoir sur
l’enseignement supérieur américain ?
Le président Ford et le bicentenaire de juillet
1976 : l’autorité au service du pouvoir.
Authority as a Strategy toward an End:
Power.
p. 185
p. 201
p. 217
p. 235
Discours de résistance
Marie LE GRIX DE LA
SALLE
Clare MOSSCOUTURIE
Timothy MASON
© 2007 lines.fr
‘The white man made up them rules himself.’:
L’autorité contre le pouvoir dans The
Autobiography of Miss Jane Pittman de
Ernest J. Gaines.
Boppers, Hipsters, Black Women Jazz
Singers: Betty Carter et ‘l’autorité artistique’
dans les années 1950.
Imagining the Multicultural City: Terry
Pratchett’s Guards! Guards!
p. 249
p. 263
p. 285
Introduction
A en croire Alice Schwarzer, « le pouvoir se prend, l’autorité se
concède ». Cet aphorisme ne peut manquer de nous faire réfléchir,
nous qui ne semblons pas faire grand cas des différences existant
entre ces deux notions que sont l’autorité d’une part, le pouvoir de
l’autre. De ce brouillage, notre langage quotidien en témoigne, qui
fait référence aux « pouvoirs publics » comme aux « autorités ». Il lui
arrive cependant aussi d’enregistrer des résistances à ce brouillage,
identiques à celles signalées par les propos d’Alice Schwarzer : si
l’on peut « conquérir le pouvoir », il est en revanche impossible de
« conquérir l’autorité ». Il fut un temps, en effet, où la distinction
entre ces deux termes était claire. Comme l’ont indiqué, entre autres,
Thomas D’Aquin et Max Weber, l’autorité a pour étymologie le mot
latin « auctoritas » et s’opposait, dans le droit romain, à « potestas »
et « imperium ». Ultérieurement, dans la société occidentale,
l’autorité, de source divine, avait une dimension spirituelle dont le
pouvoir humain était dépourvu et elle servait, de fait, à légitimer ce
dernier. Une fois questionnée, voire déposée, l’autorité divine –
probablement même avant, comme tendent à le prouver certains des
articles qui suivent – la confusion s’est installée. Mais cette
distinction originelle a laissé des traces dans notre appréhension de
ces deux notions, qui sont comme les deux faces de Janus. L’autorité
en serait la face claire, liée au savoir, vierge de toute idée de
coercition et aurait, en conséquence, une valeur symbolique ajoutée ;
le pouvoir en serait la face sombre, susceptible de s’affirmer par le
biais de la violence et d’exister sans légitimité, mais aussi plus
tangible : « on est au pouvoir », « les lieux du pouvoir » existent tout
comme « les coulisses du pouvoir ».
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C’est de cette relation complexe que traitent les articles réunis ici
et qui ont été présentés lors d’un colloque organisé par le groupe
PSDDA (au sein de l’équipe d’accueil EA 1925) en mars 2007 à
l’université de Pau. Ce colloque a rassemblé des chercheurs aux
spécialités diverses dans le domaine des cultures anglophones, qui
tous se sont penchés sur l’évolution des liens entre l’autorité et le
pouvoir, prenant en compte ce qui fonderait la première (autorité
divine, savoir scientifique, sagesse), ce qui caractériserait le second
(force et violence), s’interrogeant sur leurs mutations respectives et,
de manière a priori paradoxale, sur leur engendrement réciproque.
C’est donc la validité de la distinction entre ces deux termes qui est en
jeu tout au long de ce recueil. Si la diversité des approches
(civilisation, histoire des idées, littérature, didactique) signifie la mise
à jour dans certains articles de notions spécifiques (ainsi les articles
littéraires posent la question de l’autorité de l’auteur / de l’auteurité
et de sa dessaisie), il n’en demeure pas moins que les échos d’un
article à l’autre sont multiples, ne serait-ce que parce que ce lien
dialectique est au cœur même de toute vie en société, de toute
communauté professionnelle ou familiale, voire de tout échange.
Parallèlement, les noms de ceux qui ont pensé cette distinction se
répondent d’un article à l’autre : en premier lieu, Hannah Arendt et
Max Weber, mais aussi Michel Foucault, Pierre Bourdieu.
Le premier axe de ce volume, intitulé L’autorité et le divin :
cheminement d’un questionnement, permet de faire un premier point
théorique sur les divergences entre ces deux notions et les liens,
parfois déroutants, qu’elles entretiennent. Jean-Marc Chadelat
rappelle les fondements du primat de l’autorité sur le pouvoir tels
qu’ils sont exposés par Jean de Salisbury, qui, dans le Policraticus,
oppose de façon systématique le domaine du transcendantal, du
spirituel et de la connaissance pure, apanage de l’autorité, au
domaine du temporel, du contingent et de l’action, associé au pouvoir,
avant d’évoquer les bouleversements qui, à partir du XVe siècle,
érodèrent progressivement la distinction initiale. Cette lente érosion
se trouve ici associée à la modernisation des valeurs ; mais certains
raisonnements théoriques quelque peu paradoxaux pourraient aussi
en avoir été la cause. C’est, en tous les cas, ce que donne à penser
l’article de Gilles Sambras, qui met en regard quelques écrits datant
de la Guerre Civile en Angleterre. Andrew Marvell et Robert Filmer,
quoique appartenant à des bords politiques opposés, affirment que le
pouvoir, quelle que soit la manière dont il est acquis, témoigne de la
INTRODUCTION
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faveur divine et confère en conséquence l’autorité à qui en dispose.
Leurs propos malmènent l’idée première selon laquelle le pouvoir
pour être légitime doit avoir pour source l’autorité divine et installent
la confusion entre ces deux notions. De façon révélatrice, l’article de
Jane Hentges au sujet du Dracula de Bram Stoker souligne que
lorsque la rébellion subvertit les fondements de l’ordre établi, elle
s’attaqua aussi bien au « pouvoir » qu’à « l’autorité » divine, faisant
fi de distinctions qui semblaient s’être avérées spécieuses.
Si l’autorité divine n’est plus ce qui légitime le pouvoir, sur quoi
ce dernier peut-il s’arc-bouter ? Cette interrogation s’inscrit en
filigrane, bien qu’à des degrés divers, au cœur des articles regroupés
dans la deuxième partie de ce volume sous le titre : Qui sait ?
L’autorité du maître et / ou savant. Danielle Chini montre que la
distinction autorité / pouvoir est l’un des enjeux principaux de la
redéfinition par une didactique soucieuse de penser en termes de coconstruction et de co-responsabilité des relations entre le professeur –
précédemment perçu comme détenteur d’un savoir à transmettre de
gré ou de force – et l’apprenant. C’est une problématique analogue
que l’on trouve au cœur de la relation entre Robinson Crusoe et
Vendredi dans le roman de Daniel Defoe et l’analyse d’Emmanuelle
Peraldo souligne l’inévitable passage d’un pouvoir absolutiste à une
relation interpersonnelle fondée sur l’autorité « spirituelle » et
livresque de Robinson, tout en indiquant les limites de cette
transformation et son caractère parfois illusoire. Fabienne Gaspari
étudie, quant à elle, tous les indices qui, dans The Moonstone de
Wilkie Collins, pointent vers la labilité de la notion d’autorité. Notion
dont le roman ne cesse de suggérer l’épuisement sans pour autant y
renoncer totalement, comme le suggère l’émergence de la figure de
l’autorité médicale censée découvrir la vérité et être en mesure de la
prouver. Les institutions humaines, en effet, ne pouvant plus se
réclamer de l’ordre divin, appelèrent la science à la rescousse afin de
justifier leurs décisions. Ainsi, comme le démontre Nadine Jammet, le
discours médical sur la folie de la seconde moitié du XVIIIe siècle,
aussi frappé du sceau de la subjectivité fût-il, fut utilisé à des fins
sociales par un pouvoir anxieux de se préserver de toute incartade
révolutionnaire et de consolider le status quo. Creusant un sillon
similaire à propos de la London School of Economics, Arnaud Page
met à nu les rouages complexes qui amènent tout discours
scientifique, susceptible de devenir caution du pouvoir, à se légitimer
lui-même, quitte à perdre dans la bataille toute visée globalisante. Ce
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qui pose, une fois de plus et avec acuité, la question du caractère réel
ou fictif de la notion « d’autorité ».
Or, c’est très clairement de cela dont il est question dans la
troisième partie de ce recueil – Pouvoir et autorité : mutations,
confusions et stratégies – où la distinction autorité / pouvoir est
passée au crible de faits historiques ou contemporains. Christian Auer
scrute la manière dont, peu à peu, au cours du XIXe siècle, les
rapports sociaux dans les Hautes Terres d’Ecosse virent la notion
d’autorité décliner au profit de celle de pouvoir, quand bien même
cela se produisit sans une altération dramatique de l’attitude des
petits paysans à l’égard de ceux qui les avaient trahis. Carole
Masseys-Bertonèche se pose, quant à elle, la question de savoir si
l’influence des fondations sur l’enseignement supérieur américain
s’évalue en termes de pouvoir ou d’autorité. Les liens ambigus entre
ces deux notions, sont ensuite disséqués par Luc Benoît à la
Guillaume, qui met en avant la manière dont le président Ford, arrivé
sans légitimité réelle au pouvoir, sut faire sienne l’autorité
symbolique dont le parait sa fonction et exploiter le bicentenaire de
juillet 1976 pour retourner la situation en sa faveur. Le simple fait
d’être au pouvoir permettrait-il donc de jouir d’une certaine
autorité ? On assiste, là encore, à un renversement de l’engendrement
initial au point que l’on peut se demander si la distinction première
entre l’autorité et le pouvoir ne serait pas tout simplement fallacieuse.
C’est en tous les cas une telle affirmation qui sous-tend la
démonstration de Peterson Nnajiofor lorsqu’il interroge le concept de
démocratie et les accointances de cette dernière avec la violence dans
le contexte de l’Amérique du Nord et du Niger.
Pourtant le comportement de ceux qui se sont longtemps vu refuser
toute autorité et ont subi en leur cœur et leur corps un pouvoir brutal
suggère l’existence d’une distinction; ce n’est pas indifféremment
qu’ils choisissent l’une ou l’autre lorsqu’ils élaborent
leurs « Discours de résistance » – quatrième volet de ce recueil.
L’article de Marie Le Grix de la Salle montre comment, tout au long
de The Autobiography of Miss Jane Pittman et alors même qu’il est
conscient des difficultés auxquels fut confrontée la population noire à
la fin de la guerre civile, Ernest Gaines ne prône cependant pas la
violence pour conquérir le pouvoir, mais l’avènement de figures
d’autorité, au premier rang desquelles se trouve son héroïne. Celle-ci,
dans sa vulnérabilité même et par sa prise de parole aléatoire, s’avère
INTRODUCTION
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détentrice d’une autorité dont ne peuvent se targuer, quoiqu’ils en
aient, les représentants de la doxa. Un face-à-face du même ordre
constitue la problématique de l’article de Clare Moss-Couturié, qui,
s’intéressant à la place faite aux femmes dans le champ jazzistique au
travers de la personne de Betty Carter, étudie la manière dont cette
dernière s’appuya sur ses propres compositions pour mettre à mal les
relations de pouvoir instituées et imposer sa voix propre, sa propre
autorité / auteurité. C’est avec le roman de Terry Pratchett, Guards!
Guards! que se clôt cette dernière partie : Timothy Mason s’appuie
sur les références intertextuelles aux théoriciens du pouvoir que sont
Machiavel, Hobbes et Locke, pour dégager comment certains font, là
encore, le choix de l’autorité contre le pouvoir. Une hypothèse peut en
conséquence être émise : ce choix n’indique-t-il pas au final que la
confusion des deux notions n’est pas irrémédiablement acquise, et
que, d’un point de vue symbolique en tous les cas, la distinction, aussi
ambiguë et problématique soit-elle, a encore de beaux jours devant
elle ?
Florence MARIE-LAVERROU
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Pouvoir et autorité dans le
Policraticus de Jean de Salisbury
Jean-Marc CHADELAT
IUFM Paris
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Le monde actuel, le monde sans autorité consacrée,
semble placé entre deux impossibilités: l'impossibilité
du passé, l'impossibilité de l'avenir.
François René de Chateaubriand, Mémoires d'OutreTombe
Jean de Salisbury est l’une des figures marquantes de la Chrétienté
médiévale. Né en Angleterre aux alentours de 1115, il fait partie de
ces clercs qui mettent leur plume et leur savoir au service de la
couronne. Nommé chancelier du royaume en 1155 par le jeune
Henri II, premier roi de la dynastie Plantagenêt (1154-1189), Jean
compte parmi ses amis un certain Nicolas Breakspear, qui devient
pape sous le nom d’Adrien IV en 1154. Le Policraticus, probablement
composé vers 1159, se réfère fréquemment à des entretiens accordés
par Adrien à l’auteur, qui témoigne d’une bonne connaissance de la
curie romaine et des problèmes auxquels la papauté est confrontée à
cette époque de réforme de l’Église. Jean entretient également des
relations étroites avec Henri II, pour qui il a pris parti lors du conflit
avec les partisans d’Étienne de Blois. Ce dernier, devenu roi
d’Angleterre en 1135 à la mort du dernier fils de Guillaume le
Conquérant, avait contesté les prétentions successorales de la fille de
Henri Ier Beauclerc et s’était emparé de la couronne. Le soutien
apporté à Henri Plantagenêt, prétendant légitime au trône en tant que
fils de Mathilde et petit-fils de Henri Ier, n’empêche pas Jean
d’exprimer ses désaccords avec la politique royale à l’égard de
l’Église d’Angleterre, ce qui lui vaut d’être éloigné de la cour de 1156
à 1157. Après son retour en grâce, il ne cesse de manifester un
scepticisme croissant à propos des intentions du roi, scepticisme
auquel les événements ultérieurs vont apporter une justification
éclatante. Lorsque Thomas Becket devient archevêque de Cantorbéry,
Jean se range à ses côtés dans la querelle opposant l’Église à Henri II
au sujet des Constitutions de Clarendon (1164), lesquelles visent à
soumettre la justice ecclésiastique à la justice royale et, plus
largement, à renforcer la mainmise du roi sur son Église en
restreignant ses libertés. Contraint à l’exil, il séjourne en France ainsi
qu’à Rome tout en poursuivant la lutte contre les prétentions de Henri
JEAN-MARC CHADELAT – JEAN DE SALISBURY
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II et des évêques anglais qui l’appuient. L’assassinat de Becket,
perpétré en 1170 à l’instigation du roi, ne met pas un terme à la
carrière ecclésiastique de Jean, qui remplit diverses fonctions au sein
de l’Église anglaise avant d’être consacré évêque de Chartres en 1176.
C’est dans cette ville qu’il meurt et est enterré en 1180, la même
année où Philippe Auguste monte sur le trône1.
L’œuvre écrite qu’il nous a léguée reflète jusqu’à un certain point
les débats politiques et juridiques de son temps mais elle illustre
surtout les disputes théologiques et philosophiques plus intemporelles
qui nourrissent les recherches scolastiques. Ses trois œuvres majeures
sont le Policraticus, dont le titre intégral Of the Frivolities of
Courtiers and the Footprints of Philosophers donne une indication de
son contenu politico-théologique, le Entheticus de Dogmate
Philosophorum, poème satirique dénonçant les prétentions des princes
et des courtisans et définissant la philosophie comme amour du vrai
Dieu, et le Metalogicon, œuvre spéculative dans laquelle il formule un
conceptualisme analogue à celui d’Abélard et accuse les sophistes et
les juristes de détourner de l’Évangile en jouant avec les mots sans se
soucier des choses 2 . Toutes ces œuvres ont probablement été
composées entre 1154 et 1159, après l’accession de Henri II au
pouvoir et avant le départ pour l’exil de Jean. Il convient d’ajouter des
écrits historiques, notamment une Vie de saint Anselme et une autre
consacrée à son ami Becket, qui ont vu le jour à la fin de sa carrière.
Loin d’être des œuvres de piété ou de circonstance répondant à un
souci hagiographique, ces récits illustrent à leur manière l’intérêt
persistant de Jean pour les disputes théologiques et les débats
intellectuels. On peut y voir le reflet des préoccupations de l’auteur au
sujet du rapport problématique des principes théoriques à la pratique
politique, préoccupations auxquelles il n’a jamais cessé de vouloir
1
Sur l’arrière-plan historique de la vie de Jean de Salisbury, voir Michael T.
CLANCHY, England and its Rulers, 1066-1272, Oxford: Basil Blackwell, 1983, pp.
111-117, 167-169 et Christopher BROOKE, « John of Salisbury and his world », pp.
1-20 in Michael WILKS (ed.), The World of John of Salisbury, Oxford: Basil
Blackwell, 1984. Sur la vie et l’œuvre de Thomas Becket, voir Austin Lane POOLE,
From Domesday Book to Magna Carta, 1087-1216, Oxford: At The Clarendon
Press, 1955 [1951], pp. 197-217. Sur les relations entre Becket et Jean de Salisbury,
voir Anne DUGAN, « John of Salisbury and Thomas Becket », pp. 427-438 in
Michael WILKS (ed.), The World of John of Salisbury, Oxford: Basil Blackwell,
1984.
2
Émile BREHIER, La philosophie du Moyen Âge, Paris : Éditions Albin Michel,
1971 [1937], pp. 178-180.
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donner une formulation philosophique cohérente et raisonnée.
L’ambition de penser l’articulation de la théorie spéculative à ses
applications pratiques qui caractérise l’œuvre de Jean de Salisbury
l’inscrit assurément dans la tradition intellectuelle de la philosophie
scolastique, sans que l’auteur ait voulu pour autant opérer une
séparation étanche entre la dimension explicative et la composante
didactique de sa pensée3.
Le Policraticus contient une doctrine synthétique au croisement de
la théologie spéculative et de la philosophie appliquée à la morale
comme à la politique. Un aspect de cette doctrine a particulièrement
retenu l’attention des lecteurs et des commentateurs modernes (c’est le
cas de l’éditeur et du traducteur du Policraticus Cary J. Nederman). Il
s’agit de la définition que propose Jean de la tyrannie et du tyran,
auxquels il consacre un chapitre du Livre VII et presque tout le Livre
VIII. L’originalité de Jean en ce domaine réside dans un point de vue
moins théologique que politique du tyran, envisagé comme l’individu
qui tend à supprimer les libertés d’autrui en abusant de son pouvoir.
Cette représentation inhabituelle de la tyrannie, dans un contexte
médiéval, permet d’étendre le concept à la sphère privée et à l’ordre
clérical. Jean distingue ainsi, à côté du tyran politique au sens strict, le
tyran domestique qui veut imposer sa loi à ses proches et le tyran
ecclésiastique que ses ambitions mondaines incitent à préférer les
biens temporels à sa vocation pastorale. Distinction novatrice qu’il
faut pourtant relativiser à la lumière de l’étiologie qu’il propose de la
tyrannie sous toutes ses formes. Dans le chapitre 17 du Livre VII où
Jean s’intéresse à l’origine du mal, son argumentation repose en effet
sur des prémisses théologiques bien plus que politiques : « Therefore,
from the root of pride slowly grows ambition, namely, a passion for
power and honours, so that from the one it possesses strength lest it be
rooted out, while from the other it obtains reverence lest it become
vilified ».4
Le péché d’orgueil à l’origine des ambitions dévorantes qui
poussent sans relâche à briguer le pouvoir et à rechercher les honneurs
3
Sur la scolastique, sa méthode et sa contestation, voir Pierre CHAUNU, Le Temps
des Réformes. Histoire religieuse et système de civilisation. La crise de la
chrétienté. L’Éclatement (1250-1550), Paris : Fayard, 1975, pp. 101-111.
4
John of SALISBURY, Policraticus(…), éd. et trad. Cary J. Nederman, Cambridge:
Cambridge University Press, 1990, p. 163. Toutes les références sont tirées de cette
édition.
JEAN-MARC CHADELAT – JEAN DE SALISBURY
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n’est pas plus assimilable à une catégorie politique que l’hypocrisie
religieuse n’est un comportement rendu inéluctable par un dogme
théologique encourageant les abus de pouvoir et favorisant les
prétentions illégitimes. Comme l’indique le titre de son chapitre 21,
Jean considère la tartuferie comme un moyen politique de parvenir à
des fins qui ne le sont pas moins : « Of hypocrites who endeavour to
conceal the disgrace of ambition under the false pretext of religion »
(167). Dans le Livre VIII, qui offre une justification du tyrannicide à
certaines conditions, il dépeint la tyrannie comme le fruit empoisonné
de l’arbre du mal qu’il fait obligation à tout homme de bien d’abattre
partout où il pousse (191). Bien peu politique sur le fond est
également le chapitre évoquant la raison d’être des tyrans et la
responsabilité des hommes d’Église dans leur réussite :
Yet I do not deny that tyrants are ministers of God, who by His
just judgment has willed them to be pre-eminent over both soul
and body. By means of tyrants, the evil are punished and the
good are corrected and trained. For both the sins of the people
cause the hypocrites to reign and, as the history of kings
witnesses, the defects of priests introduced tyrants into the
people of God. (201)
La violence et l’iniquité d’un pouvoir tyrannique mettent à mal il
est vrai la paix et la tranquillité qu’aucune valeur ne peut surpasser
dans le corps politique (189). L’auteur assigne toutefois à ces maux
une fonction providentielle de correction des abus et de châtiment des
méchants qui invite moins les divers membres de la communauté à la
soumission résignée qu’elle ne les incite à un examen de conscience
leur permettant de discerner en quoi ils ont failli à la tâche collective
de préservation de l’équilibre social. Le prototype du tyran que Jean
trouve dans l’Ancien Testament, Nemrod, pendant le règne duquel
l’humanité s’est lancée à l’assaut des cieux en construisant la fameuse
tour de Babel (Gn 11 1-9), prétendait ne tenir son pouvoir que de luimême (206), contrairement au prince légitime qui fait de sa volonté
individuelle un instrument au service de la Loi divine : « For the will
of the ruler is determined by the law of God and does not injure liberty
» (214). Jean n’épargne pas davantage les clercs qui se rendent
coupables de nourrir des ambitions temporelles et d’employer des
moyens politiques incompatibles avec leur sacerdoce (216). Mais s’il
reproche à certains d’entre eux de se comporter comme de véritables
tyrans indignes de la mission spirituelle qui leur échoit, il ne préconise
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pas pour autant de leur infliger une sanction que seuls des prêtres
ayant fait usage de violence contre l’Église méritent à ses yeux : « yet
among priests, even if one of them is engaged in tyranny, it is not
permitted to exercise the material sword on account of reverence for
the sacraments, unless perhaps he extends a bloodstained hand against
the Church of God » (205). La suppression physique d’un tyran,
quoique considérée comme un moindre mal, en particulier si le règne
de la tyrannie conduit ses victimes à enfreindre malgré elles la Loi
divine, n’en est pas moins soumise au respect scrupuleux de la
religion et de l’honneur. De ces précautions dépendent en effet la
légitimité de l’acte et le salut du tyrannicide, sans compter que les
transgressions inspirées par la haine de la tyrannie risquent fort de
consolider ce qu’elles s’efforcent d’abattre pour le salut de tous
(209)5.
Pour Jean, les clercs ne doivent en aucun cas être au-dessus des lois
lorsqu’ils abusent de leurs privilèges ou qu’ils s’abritent derrière leur
dignité sacerdotale pour atteindre des buts répréhensibles. Prenant
l’image du commerçant malhonnête qui emploie des poids et des
mesures différents selon qu’il achète ou qu’il vend, il rappelle en
citant Ézéchiel (Ez 34 11-16) que le métier de pasteur comporte des
devoirs et qu’il n’est que justice que le fardeau du berger soit aussi
lourd que celui des brebis dont il la charge : « Yet for a prelate the
calculation of equity demands that he is to pronounce on himself the
burden that he imposes on others and that he is devoted to performing
the works that he wishes to teach » (195). Mais il se garde bien de
préciser par quelle instance judiciaire ou quelle procédure adéquate les
prélats indignes pourraient être jugés et condamnés le cas échéant6. Le
refus d’exempter les clercs de toute incrimination judiciaire et
l’inclusion du clergé parmi les ordres exposés au risque de la tyrannie
s’accompagnent donc des plus grandes réserves sur l’opportunité de
soumettre les prêtres à une justice laïque dont il montre par ailleurs
que les objectifs et les moyens ne sont pas identiques à ceux de
l’indéchiffrable justice divine. Aussi exclut-il toute poursuite à
l’encontre de l’Église, en tant qu’institution divine chargée d’éduquer
5
Sur le dilemme des sujets face au tyran et la défense ambiguë du tyrannicide, voir
Walter ULLMANN, A History of Political Thought: The Middle Ages,
Harmondsworth: Penguin Books, 1965, p. 123.
6
Voir sur ce point Jan Van LAARHOVEN, « Thou shalt not slay a tyrant ! The socalled theory of John of Salisbury », pp. 319-341 in Michael WILKS (ed.), op.cit.
JEAN-MARC CHADELAT – JEAN DE SALISBURY
17
les consciences et de nourrir la foi des fidèles qui en sont les membres
transitoires (198). Les limites qu’il impose aux ingérences de la justice
temporelle dans les affaires ecclésiastiques sont encore plus nettes
quand il évoque les querelles dogmatiques et le rôle d’arbitre joué par
le souverain pontife :
If the heretic or schismatic fights against orthodoxy, then it is
pious to assist the truth and for the Roman pontiff to be served
most devotedly. This is surely so when the matter is clear-cut;
yet the schismatic frequently pretends to be orthodox. Who may
presume to judge the supreme pontiff, whose case is reserved for
the examination of God alone ? Above all, whoever might
attempt this can labour but by no means profit. And I do not
limit the name of ‘pontiff’ to the anointed; whoever has
ascended by canonical election is to be treated as the pontiff.
(221)
Jean perçoit avec beaucoup d’acuité les dangers qui pourraient
résulter de l’application des méthodes temporelles dans le domaine
des querelles théologiques, surtout lorsque celles-ci concernent le
sommet de l’Église et qu’elles sont suscitées pour des motifs
politiques par des intrigants qui s’emploient à diviser pour mieux
régner. Qu’une opinion erronée fasse contre elle l’unanimité de tous
ceux, clerc et laïques, se déclarant prêts à défendre la vérité contre les
attaques dont elle peut faire l’objet ne fait guère de doute dans son
esprit. Mais qu’en est-il lorsque la fausseté est imperceptible à des
esprits non avertis et que l’hérésie se dissimule sous le voile de
l’orthodoxie tout en se répandant par l’action de ceux qui devraient
mettre leur zèle à la combattre ? La question soulevée par Jean est
celle des clercs soupçonnés de dissidence et de la réponse collective à
apporter à ces déviations au sein d’une institution garante d’unité
spirituelle autant que d’orthodoxie doctrinale. La citation précédente
montre qu’il ne reconnaît à personne le droit de corriger le pape en
matière de dogme, encore moins celui de le juger ou de le punir,
aucune puissance temporelle n’étant habilitée à trancher un différend
intellectuel, à plus forte raison par des moyens coercitifs dont l’usage
devrait être réservé à la défense de l’Église. D’autant que, pour des
princes ou des laïques de bonne foi ne voyant dans ces disputes
aucune occasion d’accroître leur influence ou d’étendre leur
domination, le bénéfice qu’un parti pris en faveur de l’un ou l’autre
camp permet d’espérer est bien maigre en comparaison des efforts
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déployés pour faire triompher une doctrine dont la compréhension
outrepasse la compétence de ces partisans occasionnels. Pour Jean en
effet, les attributions des laïques se limitant à l’ordre temporel, seules
les applications de la doctrine conservée et transmise par les clercs
présentent une utilité pratique en rapport avec la fonction exécutive
des princes. L’élargissement du concept de tyran à des domaines
d’application et des groupes sociaux inédits se prête en fin de compte
à une lecture équivoque qui témoigne tout autant de la formulation
d’une doctrine qualifiée, non sans ambiguïté, de théocratique7, que
d’une réhabilitation de la théorie politique préfigurant la redécouverte
d’Aristote et l’autonomie de la raison au siècle suivant8.
La ligne de force argumentative qui confère au Policraticus sa
cohérence et son unité est la conception particulièrement nette des
rapports entre le spirituel et le temporel que Jean de Salisbury expose
dans les livres IV à VI de son ouvrage9. Trois aspects de son exposé
méritent d’être examinés de près car ils mettent en lumière les
présupposés d’un savant médiéval habitué à penser le monde terrestre
comme une image ou une projection du monde céleste, présupposés
difficilement compréhensibles pour un lecteur moderne, sur lesquels
reposent sa conception théologique du primat de l’autorité et du statut
ancillaire de la sphère du pouvoir. Le premier concerne la différence
7
Sous la plume de nombreux auteurs contemporains, le terme de « théocratie »
suppose l’idée d’une stratégie politique se déployant dans le cadre d’une rivalité de
pouvoirs entre le spirituel et le temporel. S’appliquant à des ouvrages de théologiens
médiévaux du XIIe siècle tels que Jean de Salisbury, cette acception sémantique est
réductrice et anachronique dans la mesure où les rapports entre la fonction
sacerdotale et le pouvoir royal n’y sont jamais envisagés sous le signe égalitaire
d’une complémentarité des rôles. La séparation des pouvoirs et des domaines où ils
s’exercent que nombre de traités médiévaux de cette époque formulent à la suite de
saint Augustin en prenant modèle sur le Nouveau Testament n’implique pas pour
autant que Dieu et César (ainsi que leurs représentants respectifs) soient mis sur un
pied d’égalité et considérés comme des puissances équivalentes articulées l’une à
l’autre par un simple rapport de coordination ou de coopération. Il faut attendre
Marsile de PADOUE et son Defensor Pacis (1324) pour que soit formulée de façon
explicite une contestation radicale de la subordination du temporel au spirituel arcboutée à la thèse présentant le pouvoir sacerdotal comme un instrument au service
du pouvoir royal. L’approche complémentariste est adoptée par Catherine
CAMPBELL & Cary J. NEDERMAN dans leur article « Priests, Kings, and
Tyrants: Spiritual and Political Power in John of Salisbury’s Policraticus »,
Speculum, n° 66, 1991, p. 576.
8
Voir Walter ULLMANN, op.cit. p. 173.
9
Voir Walter ULLMANN, ibid. pp. 121-124.
JEAN-MARC CHADELAT – JEAN DE SALISBURY
19
irréductible qui existe à ses yeux entre pouvoir et autorité, ces deux
notions renvoyant à des réalités n’étant en rien comparables et n’ayant
aucune commune mesure permettant de les envisager comme
interchangeables ou équivalentes. En second lieu, Jean circonscrit le
pouvoir au champ du politique et rapporte l’autorité à la sphère
religieuse, considérant leurs rapports sous le signe de la subordination
du premier à la seconde, et non sous celui de leur coopération ou de
leur rivalité, comme une lecture anachronique pourrait être tentée de
le faire en réduisant les prétentions théocratiques de l’Église à de
simples ambitions politiques. Sur fond de hiérarchie des deux
pouvoirs, le prince fait office d’intermédiaire entre le sacerdoce et les
laïques, à la manière de la raison humaine, qui, dans l’ordre de la
connaissance, se situe analogiquement entre l’intellect divin et la
nature physique. Cette notion d’intermédiaire ou d’intercesseur entre
deux ordres distincts, si importante dans les spéculations médiévales,
est l’un des piliers sur lesquels repose l’argumentation du
Policraticus10. Le dernier point procède enfin de cette correspondance
entre la conception inégalitaire de la société et celle, non moins
hiérarchique, de la connaissance. L’articulation de l’ordre naturel à
l’ordre surnaturel dans lequel le premier trouve son origine, sa raison
d’être et sa fin suppose une dépendance des facultés naturelles dont la
fonction est ordonnée à la vie surnaturelle. Ceci entraîne deux
conséquences principales. La première, afférente aux modes de savoir,
relativise la connaissance rationnelle dont la dignité ne saurait être
niée mais qui ne peut avoir de sens en elle-même, en particulier
lorsqu’elle s’exerce hors de la Révélation. Un corollaire de cette
assertion, que l’on retrouve sous des formes variables d’un bout à
l’autre du Policraticus, est que la raison humaine ne peut trouver sa
place et donner toute sa mesure que dans le contexte de la vie
chrétienne en se soumettant aux vérités éternelles. La seconde
conséquence, dont l’effet se fait sentir dans le domaine politique, est
qu’une société harmonieuse, ordonnée à la justice et à la paix, doit
avoir pour fondement la primauté de l’autorité sur le pouvoir à
laquelle correspond une hiérarchie sociale corrélative assignant à
chacun une fonction sociale en accord avec sa nature propre.
L’harmonie dans le domaine social et politique n’étant rien d’autre
pour Jean que le reflet de l’unité des principes théologiques dans la
multiplicité du monde temporel. C’est d’ailleurs cette correspondance
10
Émile BREHIER, op.cit. p. 181.
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qui fonde la vision symbolique du monde et autorise à voir dans le
pouvoir une image visible de l’autorité invisible en prenant
analogiquement les lois du domaine temporel pour représenter les
réalités de l’ordre surnaturel où les premières ont leur raison profonde.
Pouvoir et autorité : domaines d’application spécifiques et fonctions
sociales correspondantes
La différence essentielle que le Policraticus établit entre le pouvoir
et l’autorité se manifeste en premier lieu par une distinction
primordiale entre leurs fonctions respectives, distinction qui a une
incidence directe sur la question des rapports hiérarchiques devant
exister entre eux. Nous verrons d’ailleurs que la suprématie de
l’autorité sur le pouvoir, que Jean de Salisbury présente comme
nécessaire, apparaît beaucoup plus clairement si l’on envisage les
rapports entre les deux notions comme étant, non pas simplement ceux
de deux fonctions sociales plus ou moins définies, mais ceux de deux
domaines distincts dans lesquels s’exercent respectivement ces
fonctions. Jean montre en effet que ce sont les relations de ces
domaines qui doivent logiquement déterminer celles des fonctions
correspondantes. À cette distinction correspond par ailleurs une
différenciation des ordres sociaux que l’auteur évoque lorsqu’il décrit
la constitution normale du corps politique et passe en revue ses
membres. Le pouvoir temporel est ainsi associé à tout ce qui, dans
l’ordre social, constitue le gouvernement proprement dit, et cela quand
bien même ce gouvernement n’aurait pas la forme monarchique. Dans
le premier chapitre du Livre VI, Jean en propose cette définition :
And so the hand of the republic is either armed or unarmed. The
armed hand is of course that which is occupied with marching
and the blood-letting of warfare; the unarmed hand is that which
expedites justice and attends to the warfare of legal right,
distanced from arms. (104)
Ce qu’il envisage ici est la fonction remplie par le pouvoir dans une
communauté politique en s’appuyant sur l’analogie bien connue du
corps politique et du corps humain qui n’avait rien perdu à son époque
JEAN-MARC CHADELAT – JEAN DE SALISBURY
21
de sa force explicative11. Les mains de la république sont, au sens
propre, l’organe de gouvernement responsable de la défense militaire
et de l’administration de la justice. Le pouvoir de faire la guerre et de
rendre la justice appartient en propre à l’ensemble de l’aristocratie, le
roi n’étant que le premier parmi celle-ci. La fonction sociale et
politique que Jean associe aux représentants du pouvoir est double en
quelque sorte : administrative et judiciaire d’une part, militaire de
l’autre. Comme il l’explique dans la suite du chapitre, la raison d’être
de ce pouvoir est d’assurer le maintien de l’ordre à l’intérieur des
frontières du royaume, comme fonction régulatrice et équilibrante, et
la défense militaire contre une agression du dehors, comme fonction
protectrice de l’organisation sociale. Ces deux éléments constitutifs du
pouvoir royal ont respectivement pour équivalent dans l’ordre
anatomique la main désarmée et la main armée. On voit par là que le
pouvoir royal (ou aristocratique), tel que l’auteur le définit,
correspond exactement au pouvoir temporel, même en prenant ce
dernier dans toute l’extension dont il est susceptible, ce qui ne peut
manquer de surprendre le lecteur moderne dont la compréhension
qu’il se fait de la royauté médiévale est beaucoup plus restreinte que
ne le suppose cette équivalence. Cette équation, que Jean formule au
cours d’un chapitre introductif, est l’un des socles sur lesquels il bâtit
son argumentation, et ne doit pas être perdue de vue si l’on souhaite se
faire une idée fidèle de la conception qu’il exprime des rapports entre
le pouvoir et l’autorité.
L’autorité est quant à elle présentée comme le domaine réservé du
sacerdoce dont la fonction essentielle est la conservation et la
transmission de la doctrine sacrée (Sacra Doctrina) dans laquelle
toute organisation sociale régulière trouve ses principes
fondamentaux 12 . Faisant référence à la hiérarchie des modes de
11
Anton-Hermann CHROUST, « The Corporate Idea and the Body Politic in the
Middle Ages », Review of Politics, n° 9 , 1947, pp. 423-52.
12
Contrairement à la plupart des auteurs modernes qui conçoivent et définissent
l’autorité comme une augmentation quantitative du pouvoir et attribuent à ces deux
réalités une nature consubstantielle, Jean de Salisbury, représentatif à cet égard de la
pensée scolastique, pose que leur forme est incommensurable et leur substance
incomparable. Ce saut qualitatif du pouvoir à l’autorité trouve une confirmation
convaincante à la lumière de l’étude linguistique d’Émile BENVENISTE dans Le
Vocabulaire des institutions indo-européennes, Vol. 2. pouvoir, droit, religion, Paris
: Les Éditions de Minuit, 1969, pp. 148-151 : « Il est clair que auctor est le nom
d’agent de augeo, ordinairement traduit ‘accroître, augmenter’. […] En latin même,
à côté de auctor, nous avons un ancien neutre masculinisé augur, le nom de
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connaissance, l’auteur indique que la connaissance sensible et la
connaissance rationnelle ne se suffisent pas à elle-mêmes, consacrant
à ce sujet un chapitre au titre évocateur : « That some things are
demonstrated by the authority of the senses, others by reason, others
by religion; and that faith in any doctrine is justified by some stable
basis that need not be demonstrated; and that some things are known
by the learned themselves, others by the uncultivated; and to what
extent there is to be doubt ; and what stubbornness most often impedes
the examination of truth » (153). Dans le domaine du savoir comme
dans le champ social, il est nécessaire de bâtir sur des principes que
seule une voie supra-rationnelle permet d’atteindre :
For just as certain things inflict themselves upon the senses of
the body so that they cannot remain unknown to the sensate, and
certain things are of more subtlety so that they are not sensed
unless they are used regularly and are viewed and examined
diligently, so there are some things so evident by their light that
they cannot remain unknown to rational examination but are
l’‘augure’, avec son dérivé augustus, qui forment un groupe distinct. On voit
l’importance double de ce groupe de mots. Ils appartiennent à la sphère politique et
à la sphère religieuse et se sont scindés en plusieurs sous-groupes : celui de augeo,
celui de auctor, celui de augur. On voudrait savoir comment il se fait que la notion
d’‘autorité’ ait pris naissance dans une racine qui signifie simplement ‘augmenter,
accroître’. […] La notion de auctor, celle de son abstrait auctoritas se concilient
difficilement avec le sens de ‘augmenter’ que augeo a en effet et qu’il ne s’agit pas
de contester. […] Pour nous, ‘augmenter’ équivaut à ‘accroître, rendre plus grand
quelque chose qui existe déjà’. Là est la différence, inaperçue, avec augeo. Dans ses
plus anciens emplois, augeo indique non le fait d’accroître ce qui existe, mais l’acte
de produire hors de son propre sein ; acte créateur qui fait surgir quelque chose d’un
milieu nourricier et qui est le privilège des dieux ou des grandes forces naturelles,
non des hommes. […] On qualifie de auctor, dans tous les domaines, celui qui
‘promeut’, qui prend une initiative, qui est le premier à produire quelque activité,
celui qui fonde, celui qui garantit, et finalement l’‘auteur’. […] Par là, l’abstrait
auctoritas recouvre sa pleine valeur : c’est l’acte de production, ou la qualité que
revêt le haut magistrat, ou la validité d’un témoignage ou le pouvoir d’initiative,
etc., chaque fois en liaison avec une des fonctions sémantiques d’auctor. […] Cela
confirme que l’action de augere est d’origine divine. […] Toute parole prononcée
avec l’autorité détermine un changement dans le monde, crée quelque chose ; cette
qualité mystérieuse, c’est ce que augeo exprime, le pouvoir qui fait surgir les
plantes, qui donne existence à une loi. […] On voit que ‘augmenter’ est un sens
secondaire et affaibli de augeo. Des valeurs obscures et puissantes demeurent dans
cette auctoritas, ce don réservé à peu d’hommes de faire surgir quelque chose et —
à la lettre — de produire à l’existence ». Voir également sur ce point le chapitre 4 du
même ouvrage : « L’autorité du roi », pp. 35-42.
JEAN-MARC CHADELAT – JEAN DE SALISBURY
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seen by everyone commonly, yet to a greater or lesser extent
according to the capacity and power of individuals. There are
certain other matters which virtually require a sort of scrutiny
and, since they are consequent upon the foregoing, they cannot
remain unknown to the diligent examiner. Yet both in the latter
and in the former certain matters seem to be anterior which the
rationality of philosophy lays down on faith as a foundation,
imploring that these precepts are to be freely conceded in the
hope of profiting from them. (154)
Plusieurs points, dans cette citation, mériteraient qu’on s’y attache,
notamment le statut de la raison, que l’auteur considère ici et ailleurs
comme la faculté mentale caractéristique de l’être humain. Un aspect
non moins important a trait à l’inégalité de nature qu’il reconnaît
parmi les hommes selon l’usage individuel qu’ils sont capables ou non
de faire de cette faculté. Nous retrouverons ces thèmes plus tard aussi
contentons-nous pour le moment de remarquer que la fonction de la
foi en un Dieu transcendant, dont le sacerdoce est indissociable, n’est
pas dans ce texte celle que les conceptions modernes, depuis la
Renaissance au moins, attribuent généralement à la religion ou bien au
clergé. Jean ne réduit pas la vie religieuse à la dévotion personnelle
pas plus qu’il n’envisage les prêtres consacrés comme de simples
ministres du culte ayant en charge le déroulement de la liturgie et
l’administration des sacrements. Le terrain sur lequel il choisit de se
situer est dogmatique plutôt que ecclésiologique et cette préférence
n’est pas le fruit du hasard. Le domaine du sacré vers lequel les fidèles
doivent se tourner selon leurs capacités individuelles est celui de la
doctrine accessible par la foi et de tout ce qui s’y rapporte
directement, la forme religieuse prise par le fond doctrinal ne pouvant
être considérée comme un équivalent de celui-ci. Jean ne met donc pas
sur le même plan le religieux et le sacré qu’il réserve au domaine de la
métaphysique pure alors que la religion concerne l’organisation,
relative au temps et au lieu, du culte rendu à Dieu. La véritable
fonction du sacerdoce qui transparaît dans ce texte est donc avant tout
conçue comme une fonction d’enseignement et de connaissance des
principes reléguant au second plan l’accomplissement des rites, qui
bien que requérant la connaissance de la doctrine, n’en sont pas moins
implicitement considérés comme une application secondaire des
premiers : « There are in all systems of philosophy certain first and, as
it is said in the words of Cratinus, original principles about which one
is not permitted to doubt, except for those whose labours so occupy
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them that they do not know anything » (154). La fonction propre au
sacerdoce et la conception hiérarchique de la connaissance se trouvent
conjuguées dans cette affirmation où les clercs sont définis, en accord
avec le sens premier du mot, comme des savants aptes à comprendre
et à méditer les principes tandis que les laïques, auxquels ils
s’opposent sur ce plan, sont assimilés par Jean aux ignorants voués à
une vie active à qui l’on ne peut demander que de croire ce qu’ils ne
sont pas capables de comprendre, parce que c’est là le seul moyen de
les faire participer à la Sacra Doctrina dans la mesure de leurs
moyens.
Si le sacerdoce est donc, par essence, le dépositaire du savoir
métaphysique, Jean ne considère pas pour autant qu’il en ait pour ainsi
dire le monopole en veillant jalousement sur des connaissances dont il
s’attribuerait le profit exclusif. Sa mission est non seulement de les
conserver intégralement mais aussi de les transmettre à tous ceux qui
sont aptes à les recevoir en tenant compte, comme nous l’avons vu, de
la capacité intellectuelle de chacun. Si le sacerdoce se réserve la partie
supérieure de la doctrine, c’est à dire la connaissance des principes
mêmes que leur caractère intellectuel rend difficilement
compréhensibles par le commun des mortels, l’enseignement de
certains préceptes convient mieux aux aptitudes des autres hommes,
que leurs fonctions mettent en contact avec la réalité extérieure, c’està-dire avec le domaine où ces préceptes peuvent se révéler utiles.
C’est en particulier le cas des princes temporels, que leur fonction
exécutive désigne au premier chef afin de recevoir cet enseignement :
As a result of this, it is clearly accepted that it is necessary for
princes, who are commanded to reflect daily upon the text of the
divine law, to be proficient in letters. And perhaps you do not
commonly find that priests are commanded to read the law
daily. Yet the prince is to read it each and every day of his life
because the day that the law is not read is not a day of his life,
but the day of his death. [...] Accordingly the mind of the prince
is to read through the tongue of the priests, and anything
illustrious he observes in their moral conduct he is to venerate as
the law of God. For the life and speech of the priesthood is like a
book of life set before the sight of the people. (44)
Exploitant à nouveau l’analogie du microcosme et du macrocosme,
Jean affirme la nécessité de faire dépendre l’action des princes de la
JEAN-MARC CHADELAT – JEAN DE SALISBURY
25
connaissance des principes que la bouche des prêtres a pour mission
de transmettre à l’esprit des puissants de sorte que leur main agisse
pour le bien de tous. Se réclamant de Socrate, il reprend à son compte
les idées platoniciennes en matière de philosophe-roi ou bien, à défaut,
de roi-philosophe : « he asserted that republics would be happy if, and
only if, they were ruled by philosophers or if their leaders would
aspire to study wisdom » (45). Pour mieux distinguer les rois des
philosophes, c’est-à-dire dans une perpsective chrétienne les princes
des prêtres, Jean rappelle en premier lieu que leurs fonctions
respectives ne sont en aucun cas assimilables : « For as is provided by
the canons, none of the powers of the ecclesiastical sphere may be
seen to be ascribed to laymen, even if they are religious men » (173).
Surtout, il définit la vocation primordiale des clercs comme devant
être ordonnée à la contemplation des principes transcendants et
immuables, dont tout le reste n’est que résultat contingent, ou bien, si
l’on oriente la relation de l’humain vers le divin, à la connaissance du
but suprême par rapport auquel tout le reste n’est que moyens
subordonnés : « Although it is difficult to imitate the philosophers in
our own times [...], the life of the cloistered excels incomparably the
virtue of the philosophers or, what I would rather believe, it is to be a
philosopher in the most correct and secure manner » (174)13 . La
contemplation des vérités éternelles à quoi l’auteur rapporte pour
l’essentiel la fonction sacerdotale met en relief la distinction qu’il
établit, dans la connaissance du sacré, entre deux ordres que l’on peut
désigner comme celui des principes métaphysiques et celui des
applications pratiques. À cette dualité dans l’ordre du savoir
correspond la distinction de l’ordre surnaturel et de l’ordre naturel
dont nous allons voir que dérive la différence entre les attributions
respectives des représentants de ces deux domaines.
Le roi et le prêtre : action contingente et immutabilité de la
connaissance
Les rapports entre le domaine du pouvoir et celui de l’autorité sont
déterminés pour Jean de Salisbury par ceux de leurs domaines
respectifs. Ramenée de cette manière à son principe, la question n’est
13
Sur la conception platonicienne du roi-philosophe et ses rapports avec l’action et
la contemplation, voir Hannah ARENDT, « Qu’est-ce que l’autorité ? » (Traduction
de Marie-Claude Brossolet et Hélène Pons), pp. 151-152 in Hannah ARENDT, La
Crise de la culture (Traduction collective), Paris : Gallimard, 1972.
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pas autre chose, au bout du compte, que celle des rapports entre le
savoir et ses applications ou, selon une formulation plus générale
qu’illustre le contenu du Policraticus, celle des rapports de la
connaissance et de l’action. Il peut sembler contradictoire, en fonction
de ce qui vient d’être exposé, de considérer l’action comme une
attribution exclusive des détenteurs du pouvoir alors que ceux-ci
doivent aussi à leur manière posséder un certain savoir, dont la
maîtrise est envisagée par le texte comme une condition indispensable
à l’exercice harmonieux de leur puissance. Mais, outre qu’ils ne le
possèdent pas par leurs propres moyens et qu’ils le reçoivent, au sens
propre et au sens figuré, des mains du clergé14, ce savoir ne porte que
sur les applications de la doctrine et non sur les principes
métaphysiques eux-mêmes. Ainsi, l’exemple des rois de l’Ancien
Testament montre que l’élection divine avait principalement pour
objet de distinguer des chefs instruits de la loi mosaïque et capables de
l’enseigner à leur tour :
Still, governance of the people is handed over to him whom God
has elected, namely, such a man who has in him the Spirit of
God and in whose sight are the commandments of God, one who
is well known to and familiar with Moses, that is, in whom there
is the distinction and knowledge of the law, in order that the
children of Israel might listen to him. (70)
Il n’en demeure pas moins que la connaissance par excellence, la seule
qui mérite ce nom dans la plénitude de sa signification, est celle des
principes métaphysiques, à la fois immuable et inaltérable,
indépendamment de toute application dérivée dans l’ordre du pouvoir,
comme Jean le rappelle en passant dans le prologue de son ouvrage : «
Yet nothing will be discovered which is opposed to faith and good
morals, and thus, the same unalterable truth gives birth to modern
thoughts as to old ones » (7). L’auteur ne croit pas au progrès dans
l’ordre intellectuel : tout au plus les modernes peuvent-ils découvrir
des aspects de la vérité éternelle que les anciens avaient négligés ou
écartés sans que cela ait la moindre incidence sur cette vérité, dont la
connaissance intégrale incombe aux détenteurs de l’autorité.
14
Tous les rituels d’investiture spirituelle évoqués par l’Ancien Testament et le
Nouveau Testament comprennent, d’une façon ou d’une autre, l’imposition des
mains par laquelle se transmet une influence mystérieuse légitimant le récipiendaire.
JEAN-MARC CHADELAT – JEAN DE SALISBURY
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Quand il s’intéresse en revanche aux applications et qu’il se réfère
à l’ordre du pouvoir, la connaissance n’est plus alors envisagée pour
elle-même, mais en tant qu’elle donne à l’action militaire et judiciaire
sa loi propre. C’est d’ailleurs dans cette mesure qu’elle est
indispensable à tous ceux dont la fonction sociale est du domaine du
pouvoir en offrant une direction à leur action ainsi qu’en lui imposant
des restrictions. À la différence des prêtres pour qui la contemplation
de la vérité ouvre des perspectives infinies, les rois ont le devoir d’agir
en toutes circonstances avec modération : « The wisdom and justice of
the prince appears mainly in his moderate use of [the armed hand] »
(109). Dans le chapitre où il aborde la sélection, l’instruction et
l’entraînement des soldats chargés d’être la main armée du prince,
Jean montre que le danger principal auquel s’exposent les détenteurs
du pouvoir temporel, enfermés par leurs attributions mêmes dans les
limites du monde physique, est d’agir en dehors ou au mépris de toute
loi : « For indeed a few who are trained in the conflicts of warfare are
more prone to victory than a raw and unlearned multitude which is
always open to massacre » (110). Préjugé de classe, diront certains, en
ajoutant que pour un privilégié tel que Jean de Salisbury, la
perspective de voir le peuple des campagnes et des villes armé et
équipé représentait une menace bien plus qu’une nécessité. Mais il
faut à nouveau se garder de porter un jugement anachronique tout en
constatant que la transformation des armées féodales peu nombreuses
en armées nationales pléthoriques, qui a marqué une étape capitale de
l’histoire militaire, souligne la justesse rétrospective de cette
remarque. Les guerres modernes dressant les uns contre les autres des
masses de combattants indifférenciés et le plus souvent dépourvus de
tradition militaire ont été, faut-il le préciser, infiniment plus
meurtrières que toutes les guerres féodales au cours desquelles se
mesuraient des professionnels animés d’un code d’honneur exigeant.
Même s’il faut bien entendu se garder d’idéaliser le passé en oubliant
que la guerre, fût-elle médiévale ou moderne, comporte
inévitablement des risques d’exactions inhérents à la nature même du
guerrier. Jean évoque à cet égard le serment que doivent prêter les
soldats et qui les lie à Dieu autant qu’au prince. Cette initiation
sacramentelle apporte à leur condition militaire une manière de
sanction divine à condition de se plier à des règles strictes et
d’affronter la mort pour une cause dont la justice peut ne pas leur
apparaître clairement : « They swear, I say, that they will perform with
all their energy that which the prince has enjoined ; they will never
desert the army or refuse to die for the republic, by which they were
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selected as soldiers » (115). Mais l’exercice du métier des armes n’est
pas réductible à l’obéissance aveugle aux injonctions du prince
comme à l’acceptation de servitudes consubstantielles à cet état. Les
hommes qui sont faits pour l’action militaire ne sont pas faits pour la
pure connaissance de sorte que dans une communauté bien ordonnée,
le choix d’une activité professionnelle doit dépendre avant tout de la
nature propre à chaque individu plutôt que d’aspirations qui ne
seraient pas conformes à ses capacités. La sélection d’hommes aptes à
exercer le métier des armes est la condition permettant à chacun de
remplir la fonction pour laquelle il est réellement qualifié :
And while some remarks were stated above about the
endeavours of peacetime, it is at present the moment to discuss
the armed hand, which does not flourish without selection,
knowledge and practice. For whenever these qualities are not
present, a useless hand yields no advantage; yet among these,
knowledge and practice are the most useful. For knowledge of
matters of war nourishes boldness in battle. Nobody fears to do
that which he is confident he has learned well. [...] For what
made the Romans the conquerors of all nations? Above all it
was knowledge, practice and the loyalty devoted by the selected
men to the republic by reason of their oath. [...] Because of all
this adversity, it was advantageous to select skilled recruits and,
as it is thus said, to teach them the law of arms, to strengthen
their learning with daily practice, to calculate the likely results
on the field of combat by the analysis of effective techniques
during rehearsal of the battle formation, and to punish the lax
severely. (110)
Malgré les apparences, ce texte n’est pas la préfiguration du
discours de Machiavel sur la guerre. Jean souligne l’importance de
l’entraînement quotidien et de la discipline militaire pour des hommes
dont la mission est de servir une communauté qui s’en remet à eux
pour sa défense. Aussi déterminants qu’ils puissent être pour favoriser
le succès des armes, ces critères ne sauraient définir le statut de soldat
ou les qualités nécessaires pour le devenir. Il ne suffit pas en effet de
vouloir embrasser cette carrière pour faire montre des qualités
physiques et morales que Jean considère comme une condition
essentielle en vue d’être sélectionné. S’il distingue bien le spirituel et
le temporel comme il est légitime et même nécessaire de le faire en
montrant que les capacités requises pour remplir une fonction en
JEAN-MARC CHADELAT – JEAN DE SALISBURY
29
rapport avec l’un ou l’autre domaine sont très différentes, il n’a pas la
prétention, comme le Florentin après lui, de les séparer radicalement
en faisant du spirituel un instrument de mobilisation politique au
service du pouvoir temporel. Pour Jean, le soldat assermenté s’astreint
avant tout à servir Dieu en servant le prince, reconnaissant par là
même la supériorité de la connaissance sur l’action, qui trouve sa
garantie et sa source dans la première. Cette conviction s’exprime
notamment dans le chapitre 25 où, reprenant l’analogie du corps
politique et du corps humain, il dépeint le prince temporel comme une
image de la divinité sur terre : « Of the coherence of the head and the
members of the republic; and that the prince is a sort of image of the
deity, and of the crime of high treason, and of that which is to be kept
in fidelity » (137). La foi inébranlable en Dieu et la fidélité exigeante
au prince sont ainsi envisagées comme la condition de toute cohésion
sociale et le reflet de la transcendance de la connaissance par rapport à
l’action politique, à l’égard de laquelle la première joue en quelque
sorte le rôle de moteur immobile, tout comme les mains, dans le corps
humain, doivent se soumettre à la volonté du chef : « I respond with
unrestrained voice that God is to be preferred to any man. In this way,
therefore, inferiors cohere with their superiors; in this way all the
members are to subject themselves to the head so that religion may be
preserved intact » (137). Non qu’il considère que l’action n’ait pas sa
place légitime et son importance dans son ordre, mais Jean est
conscient en tant que théologien que cet ordre est celui des
contingences humaines et que l’action des mains serait impossible
sans la tête qui représente analogiquement le principe dont le pouvoir
procède et qui, en vertu du fait qu’il est son principe, ne peut lui être
soumis. Ce principe immuable ne se trouve qu’en Dieu dans le
macrocosme tandis que le prince fait fonction de centre immobile au
sein du corps politique qu’il met en mouvement selon la Loi divine.
Ainsi, la nécessité politique de maintenir la cohésion de la république,
qui justifie la dénonciation de toute forme de trahison, est-elle arcboutée sur l’affirmation théologique de la subordination du pouvoir à
l’autorité. Le pouvoir appartenant au monde politique des
contingences humaines, il ne peut avoir sa raison d’être en lui-même
et tire de ce fait toute la réalité dont il est susceptible d’un principe qui
est au-delà de son domaine de compétence, et qui ne peut se trouver
que dans la connaissance garantie par l’autorité. Le Policraticus
illustre négativement la dépendance du pouvoir à l’égard de la
connaissance que l’autorité peut lui communiquer en montrant que
son exercice se condamne à subir les vicissitudes du temps à moins
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d’une consécration qui lui vienne de l’autorité et lui permette de
remplir sa mission avec justice. À défaut de cette transmission
légitimante, il faut craindre le désordre et l’instabilité de la
communauté régie par des hommes qui agissent hors de tout principe
et méconnaissent leur subordination à l’égard de l’autorité :
For this reason Plato both excellently and clearly asserts (if one
would yet listen) that those who contend for holding the
magistracies of the republic thereby thrash amongst themselves
in exactly the way that sailors in reaction to a tempest might
fight about which of them ought to be able to steer. In the
reckonings of fortune, little or nothing is so reckless as he who
appropriates a magistracy without talent or strength. [...] But,
regardless of what we say about legal proficiency or the powers
of execution, a judge must be an extremely religious person and
one who hates all iniquity more than death itself. (92-93)15
On ne saurait mieux dire qu’une action ne procédant pas de la
connaissance manque de principe et n’est plus qu’une vaine agitation.
L’image des marins se disputant le privilège de diriger le navire pris
dans la tempête représente dans le cadre d’une analogie transparente le
caractère vain et illusoire du pouvoir séparé de son principe, qui ne
peut s’exercer que d’une façon désordonnée et aller fatalement à sa
perte. C’est la raison pour laquelle Jean ne cesse d’affirmer
l’impérieuse obligation faite à un prince de subordonner son action
temporelle à un savoir de nature théologique, comme dans le chapitre
6 du Livre IV dont le titre est à lui seul un programme : « That the
ruler must have the law of God always before his mind and eyes, and
he is to be proficient in letters, and he is to receive counsel from men
of letters » (41). Nous retrouvons ici la conception platonicienne du
roi versé en philosophie. Mais la philosophie dont il est fait mention
dans le chapitre est plus proche de la connaissance sacrée que du
savoir profane :
When he sits upon the throne of his kingdom, he will write
for himself a copy of this law of Deuteronomy in a book. See
that the prince must not be ignorant of law and, although he
takes pleasure in many priviledges, he is not permitted to be
15
Sur la conception platonicienne de l’autorité, voir également Chantal DELSOL,
L’Autorité, Paris : Presses Universitaires de France, 1994, p. 32.
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ignorant of the laws of God on the pretext of the martial spirit.
[...] All censures of law are void if they do not bear the image of
the divine law; and the ordinance of the prince is useless if it
does not conform to ecclesiastical discipline. (41)
La connaissance de la Loi divine, à laquelle la loi humaine participe
sur le mode du reflet, est la condition primordiale de l’équilibre du
pouvoir, que le prince ne peut espérer atteindre s’il met au premier
rang l’esprit martial présidant à son action au détriment de la
discipline ecclésiastique et de son influence stabilisante. C’est
pourquoi il lui faut développer ses connaissances le plus possible afin
de rendre sa volonté parfaite et de la faire tendre vers des buts
conformes aux exigences de sa vocation. À cette fin, il est souhaitable
que le prince fasse preuve d’humilité et se pénètre de la crainte de
Dieu en guise de propédeutique à sa formation intellectuelle : « But
what does this disciple learn? He surely learns to fear the lord his God.
Properly so because wisdom begets and fortifies government; and
fearing the Lord stimulates wisdom » (47). Il convient de remarquer
que la connaissance est expressément indiquée comme la condition
première de l’établissement de l’ordre, même dans le domaine
temporel auquel est associée l’action militaire et judiciaire du prince.
La garantie de stabilité qu’offre la primauté de la connaissance sur
l’action est un point sur lequel Jean revient à loisir, notamment
lorsqu’il trace un parallèle entre la fonction gouvernementale des
sénateurs de la Rome antique et l’action temporelle des rois de son
époque :
The place of the heart, on Plutarch’s authority, is held by the
senate. [...] The more the elders are adapted to the business of
wisdom, the less they are able to exercice their bodies. [...] they
were addressed by everyone as ‘patres conscripti’ who preceded
others in wisdom, age and paternal affection. In their possession
was the authority for counsel and all public administration. [...]
As the ancient philosophers therefore have it, philosophy pounds
at the gate of wisdom and, when it is opened, the soul is
illuminated by the sweet light of things and the name of
philosophy vanishes. [...] Nowhere else do I find any other root
of wisdom, since all agree in this: that the beginning of wisdom
is the fear of the Lord. (81-82)
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Ceci permet de comprendre que le renversement des rapports de
la connaissance et de l’action, auquel l’auteur fait quelques allusions
en passant, est une conséquence inévitable de l’usurpation de la
suprématie par les détenteurs du pouvoir qui ne reconnaissent plus la
transcendance de l’autorité dont ils tiennent leur légitimité et
prétendent qu’aucun domaine n’est supérieur à celui de l’action
politique, militaire et judiciaire, laquelle constitue désormais un
horizon collectif indépassable. Ce passage éclaire enfin la distinction
que le texte établit entre la nature respective des rois et des prêtres en
conformité avec le domaine spécifique où s’exercent leurs
compétences. La sagesse et la force sont ainsi attribuées aux
représentants de l’autorité et à ceux du pouvoir selon une
correspondance déjà évoquée entre leurs fonctions sociales et les
qualités exigibles pour les remplir de manière satisfaisante. Dans une
référence à l’un des personnages les plus énigmatiques de l’Ancien
Testament, Jean évoque par ailleurs le principe suprême d’où
procèdent le pouvoir et l’autorité :
Consequently, we have Melchizedek, the first whom Scripture
introduces as king and priest (making no mention at present of
the mystery by which he prefigures Christ, who was born in
heaven without a mother and on earth without a father). It may
be read of him, I say, that he had neither father nor mother, not
that he was deprived of either one, but because according to
reason, kingship and priesthood are not generated of flesh and
blood, since in founding either one, respect for lineage should
not prevail apart from respect for the merits of the virtues, but
the desire for the benefit of faithful subjects should be prevalent.
(33)
Selon un passage de la Genèse (Gn XIV 17-20), Melchisédek, roi
de Shalem, se fait apporter du pain et du vin afin de bénir Abram, qui
lui donne en retour la dîme de tout ce qu’il a pris à l’ennemi. Il est
présenté d’autre part comme prêtre du Dieu Très-Haut, créateur du
ciel et de la terre, lequel a livré les ennemis d’Abram entre ses mains.
Comme Jean de Salisbury le note, ce roi-prêtre de l’Ancien Testament
préfigure, selon une interprétation typologique des Écritures fréquente
au Moyen Âge, la venue du Christ et son sacerdoce peut être
pareillement considéré comme une préfiguration du sacerdoce
chrétien suivant une parole des psaumes (Ps CX 4). Melchisédek est
donc roi et prêtre tout ensemble, ce qui est l’un des indices permettant
JEAN-MARC CHADELAT – JEAN DE SALISBURY
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de voir en lui la personnification biblique du principe commun à la
royauté et au sacerdoce. Dans l’Épître aux Hébreux (He VII 1-3),
saint Paul nous éclaire davantage sur la fonction de ce personnage en
rapport avec l’étymologie de son nom. Ce Melchisédek, nous dit saint
Paul, est d’abord, selon la signification de son nom, roi de Justice,
ensuite roi de Salem, c’est-à-dire de Paix. Il est sans père, poursuit-il,
sans mère, sans généalogie, ses jours n’ont pas de commencement ni
sa vie de fin, mais il est assimilé au Fils de Dieu. Ce Melchisédek,
conclut-il, demeure prêtre pour toujours. La bénédiction d’Abraham
par ce personnage, que saint Paul évoque dans son commentaire de la
Genèse, constitue donc une véritable investiture de nature spirituelle
par la transmission d’une influence à laquelle Abraham va dorénavant
participer après avoir été mis en relation avec le Très-Haut. Pour
mieux nous convaincre que Melchisédek est le symbole d’un aspect de
la puissance divine à l’origine de l’instauration du sacerdoce et de la
royauté terrestres, il suffit de citer cette autre parole de saint Paul,
extraite de l’Épître aux Hébreux, dans laquelle il explique que le
sacerdoce lévitique fait percevoir la dîme par des hommes mortels
tandis que, selon le sacerdoce de Melchisédek, c’est celui dont il est
attesté qu’il vit qui s’en charge (He VII 8). Ce « vivant », qui n’est
pas de la lignée des fils de Lévi bien qu’il ait levé la dîme sur
Abraham et béni le détenteur des promesses, n’est bien entendu
qu’une autre dénomination de Melchisédek lui-même, qui demeure
perpétuellement dans le monde qu’il a pour vocation de régir. C’est la
raison pour laquelle il est dépourvu de généalogie, son origine
remontant au-delà de l’humanité puisqu’il est lui-même le prototype
de l’homme. Il est d’autre part « assimilé au Fils de Dieu » en vertu du
fait qu’il est pour l’humanité présente l’image même du Verbe divin.
Nous rappellerons seulement pour conclure sur ce mystérieux
personnage que, comme Jean de Salisbury le mentionne dans le
passage précédemment cité, la reconnaissance du principe commun au
sacerdoce et à la royauté (auxquels il faudrait d’ailleurs ajouter pour
être complet le don de prophétie) subsiste toujours dans le
Christianisme où il s’affirme par la considération des trois fonctions
sacerdotale, royale et prophétique comme inséparables l’une de l’autre
dans la personne même du Christ.
Le rôle tout à fait central de ce Melchisédek en rapport avec ce qui
vient d’être dit et l’immutabilité du sacerdoce du Christ dont il est une
figure (He VII 20-25) éclairent la correspondance entre les attributs de
sagesse et de force qui se rapportent comme nous l’avons vu à la
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connaissance et à l’action, et la nature spécifique des êtres humains
dont les fonctions et les compétences se rattachent à l’un ou l’autre
domaine. Alors que, dans l’ordre social, le prêtre peut être envisagé
comme le type des êtres stables, le roi et, de façon générale, tout
membre de la caste guerrière d’où il est issu, peuvent être considérés
pour leur part comme celui des êtres changeants. Au-delà d’une
simple caractérisation de nature psychologique, d’ailleurs susceptible
de varier en fonction des individus, la stabilité représente
l’immutabilité de la connaissance transmise par l’autorité et souvent
figurée par la posture immobile de l’homme méditatif tandis que la
mobilité est inhérente à l’action en raison de son caractère transitoire
et temporel16. Ces quelques remarques aideront sans doute à mieux
comprendre pourquoi l’auteur du Policraticus affirme la dépendance
conforme à l’ordre des choses de l’action par rapport à la
connaissance, c’est-à-dire la subordination du pouvoir à l’égard de
l’autorité.
La dépendance du pouvoir à l’égard de l’autorité : les rois ministres
des prêtres
Aux rois et à leurs auxiliaires appartient donc toute la puissance
extérieure, puisque le domaine de l’action, qui est de leur compétence,
peut se rapporter au monde physique. Mais cette puissance, qui
s’exerce au dehors de manière visible, ne peut espérer atteindre
l’harmonie à laquelle aspirent les princes et leurs sujets sans un
principe intérieur, purement spirituel, qui a son origine en Dieu et
qu’incarnent l’autorité des prêtres. C’est ainsi que Jean comprend le
passage de l’Épître aux Romains (Rm 13 1-2) où saint Paul affirme
qu’il n’est point d’autorité qui ne vienne de Dieu, si bien que celui qui
résiste à l’autorité se rebelle contre l’ordre établi par Dieu :
For all power is from the Lord God, and is with Him always,
and is His forever. Whatever the prince can do, therefore, is
from God, so that power does not depart from God, but it is used
as a substitute for His hand, making all things learn His justice
and mercy. ‘Whoever therefore resists power, resists what is
16
D’un point de vue linguistique, la dimension temporelle est précisément celle où
les événements se succèdent dans le temps par opposition au domaine spirituel où
toutes choses, à commencer par Dieu lui-même, sont envisagées sous l’angle de
l’éternité.
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ordained by God’, in whose power is the conferral of authority
and at whose will it may be removed from them or limited. (2829)
Un certain flottement existe au sujet de la traduction de ce passage et
plusieurs versions emploient alternativement les termes de « pouvoir »
et « d’autorité » pour faire référence aux deux aspects de la puissance
divine dont parle saint Paul. Cary J. Nederman utilise par exemple
l’un et l’autre successivement. En fonction de ce que nous avons dit
de la fonction du pouvoir et de celle de l’autorité, on admettra qu’un
usage aussi aléatoire de ces termes est susceptible d’entretenir la
confusion entre les deux domaines et de restreindre la compréhension
de leurs rapports hiérarchiques à l’appréhension d’une simple
corrélation. Si l’on met de côté provisoirement la considération de ces
rapports d’un point de vue humain, la vision paulinienne de la
suprématie divine témoigne que, par rapport à Dieu, pouvoir et
autorité sont comme les deux versants d’une toute-puissance qui Lui
appartient en propre et pour l’éternité, toute supériorité dans l’ordre
humain résultant d’une délégation de compétence à des représentants
qualifiés pour l’exercer selon le domaine auxquels ils se référent. À
l’ordre métaphysique revient l’autorité qu’il incombe aux prêtres
consacrés de transmettre selon les rites établis tandis qu’au monde
physique revient le pouvoir que les prêtres délèguent aux rois et qu’ils
possèdent pour ainsi dire de façon éminente sans pour autant l’exercer
réellement. Ceci permet de revenir à la distinction des deux puissances
dont le rapport est représenté allusivement dans le Policraticus
comme celui de l’intérieur et de l’extérieur ou celui du moteur et du
mobile pour faire référence à la connaissance conférée par l’autorité
d’une part et à l’action qui dépend de la première d’autre part. Jean
indique par ailleurs que c’est de l’harmonie entre ce principe intérieur
et sa manifestation extérieure que doit résulter l’équilibre d’une
société ordonnée à la paix et à la justice, finalités qui ne sont au fond
que les deux versants de cette harmonie dont le prince est le garant
pour le bien commun. Tel est le sens explicite qu’il donne dans ce
passage à l’analogie du corps politique et du corps humain :
Likewise, the body, when its parts do not move with reference to
the soul, runs up against the ultimate inactivity of death.
Therefore, as long as it is wholly alive, it is disposed in
accordance with a whole which is not divided between a number
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of parts, but which is a genuine whole in that it operates
simultaneously in every part and in each. (14)
Cette citation circonscrit les limites à l’intérieur desquelles Jean
envisage l’analogie, sans vouloir suggérer par l’emploi de cette
correspondance une assimilation littérale des sociétés humaines à un
être vivant. Le rapport qu’il établit entre le corps mortel et l’âme
immortelle est comparable à celui qui existe, au sein d’une
collectivité, entre les représentants du pouvoir et ceux de l’autorité qui
animent les premiers. Ce que l’auteur exprime ici par l’intermédiaire
d’une médiation symbolique, c’est que, contrairement à l’être vivant
qui a en lui-même son principe d’unité, supérieur à la multiplicité des
éléments qui entrent dans sa constitution, il n’y a rien de tel dans une
communauté humaine, qui n’est proprement pas autre chose que la
somme des individus qui la composent. De telle sorte que la
conception holistique d’un organisme vivant (ou le tout l’emporte sur
les diverses parties)17 ne peut être prise dans le même sens que celle
d’une société humaine lorsque le mot de constitution est appliqué à
l’un comme à l’autre. Sur le modèle de l’âme immatérielle, qui donne
au corps matériel sa direction en vue du salut, seule la présence d’une
autorité spirituelle introduit dans la société un principe supérieur aux
individualités qui la composent, puisque cette autorité, par sa fonction
et son origine, est au-dessus des membres d’une communauté
humaine18. L’emploi de l’analogie permet donc à Jean de ne pas
envisager les sociétés humaines sous leur seul aspect temporel, ce qui
autoriserait une identification littérale de la communauté à un être
vivant, mais de les présenter comme quelque chose de plus qu’une
simple collection d’individus liés les uns aux autres par la peur ou
l’intérêt, comme Thomas Hobbes le fera par exemple au XVIIe siècle
dans son Léviathan :
By all means, that which institutes and moulds the practice of
religion in us and which transmits the worship of God (not the
‘gods’ of which Plutarch speaks) acquires the position of the
17
Le holisme est une théorie selon laquelle l’homme est un tout indivisible qui ne
peut être expliqué par ses différentes composantes (physiologiques, psychiques)
considérées séparément. Ce système d’explication globale, qui envisage le tout
comme un ensemble plus complexe que l’addition de ses parties, s’oppose
notamment aux prétentions explicatives de la métaphore organiciste qui rapporte le
corps politique au corps humain dans le cadre d’une équivalence stricte.
18
Voir sur ce point Catherine CAMPBELL & Cary J. NEDERMAN, op.cit. p. 574.
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soul in the republic. Indeed, those who direct the practise of
religion ought to be esteemed and venerated like the soul in the
body. For who disputes that the sanctified ministers of God are
his vicars ? Besides, just as the soul has rulership of the whole
body so those who are called prefects of religion direct the
whole body. [...] The position of the head in the republic is
occupied, however, by a prince subject only to God and to those
who act in His place on earth, inasmuch as in the human body
the head is stimulated and ruled by the soul. The place of the
heart is occupied by the senate, from which proceeds the
beginning of good and bad works. [...] The hand coincides with
officials and soldiers. [...] Treasurers and record keepers
resemble the shape of the stomach and intestines; these, if they
accumulate with great avidity and tenaciously preserve their
accumulation, engender innumerable and incurable diseases so
that their infection threatens to ruin the whole body.
Furthermore, the feet coincide with peasants perpetually bound
to the soil, for whom it is all the more necessary that the head
take precautions, in that they more often meet with accidents
while they walk on the earth in bodily subservience. (66-67)
Nous retrouvons ici la vision des divers membres constitutifs du
corps politique avec la fonction que leur assigne l’auteur en vue
d’assurer son équilibre. Le point important est que les parties visibles
de la communauté, à savoir le prince et ses conseillers, les agents
exécutifs de la république, les trésoriers qui prélèvent les subsides et
les répartissent, les producteurs qui pourvoient à la subsistance de
tous, sont toutes soumises par nature au centre invisible de ce corps
analogique, qui donne son impulsion à la tête et dirige indirectement
ses divers membres, lequel centre n’est autre que le lieu intérieur d’où
les représentants de l’autorité communiquent leur influence aux
détenteurs du pouvoir et à leurs auxiliaires. L’auteur appuie
notamment sur la nécessité, dans une communauté bien ordonnée, de
protéger les plus faibles, c’est-à-dire tous ceux qui se consacrent à la
production de biens matériels et qui ont confié leur défense aux
hommes dont la vocation est le métier des armes. La distinction de
véritables castes fonctionnelles, distinction analogue à celle qui existe
entre les divers organes au sein du corps humain, fait obligation aux
représentants de la caste noble, seuls détenteurs du pouvoir, de
protéger tous ceux qui les inspirent ou les servent sans pouvoir assurer
leur propre sécurité.
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En d’autres termes, la hiérarchie sociale dont le Policraticus nous
offre un aperçu repose davantage sur la notion d’obligations
réciproques au bénéfice du tout que sur la vision orientée des
privilèges exclusifs de certaines parties exemptées de contraintes et
portées aux abus. Dans le chapitre 20 du Livre VI, intitulé « Who are
the feet of the republic and regarding the care devoted to them » (125),
Jean formule une conception des rapports sociaux où les droits des
plus forts sont assortis de devoirs à l’endroit des plus faibles :
‘The feet’ is the name of those who exercise the humbler duties,
by whose service all the members of the republic may walk
along the earth. In this accounting may be included the peasants
who always stick to the land, looking after their cultivated fields
or plantings or pastures or flowers. Likewise, this category
applies to the many types of weaving and the mechanical arts,
which pertain to wood, iron, bronze and the various metals, and
also the servile forms of obedience and the many ways of
acquiring nourishment and the sustenance of life or enlarging
the dimensions of family possessions, the management of which
does not pertain to the public authorities and from which the
corporate community of the republic derives benefit. [...] For
inferiors must serve superiors, who on the other hand ought to
provide all necessary protection to their inferiors. [...] The health
of the whole republic will only be secure and splendid if the
superior members devote themselves to the inferiors and if the
inferiors respond likewise to the legal rights of their superiors,
so that each individual may be likened to a part of the others
reciprocally and each believes what is to his own advantage to
be determined by that which he recognises to be most useful for
others. (125-126)
Les bénéfices réciproques que tirent les guerriers et les producteurs
de leurs relations harmonieuses sont le contrepoint du mutualisme
entre les représentants du pouvoir et ceux de l’autorité auquel Jean
accorde toute son attention en tant qu’il constitue le socle sur lequel
s’édifie l’ordre social et dont dépendent sa pérennité et sa solidité.
Une idée que Jean illustre en rappelant que l’une des principales
tâches incombant aux représentants du pouvoir est la défense des
détenteurs de l’autorité, que leur désarmement et leur fonction
exposent au premier chef à des abus de pouvoir. En échange de la
garantie que donne à leur puissance extérieure l’autorité invisible des
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représentants du clergé, les détenteurs du pouvoir ont pour obligation,
comme cela est explicitement stipulé dans les ordines du sacre des
rois, d’assurer aux prêtres, par l’emploi de la force dont ils disposent,
le moyen d’accomplir en paix, à l’abri du désordre et de l’agitation,
leur propre fonction de connaissance et d’enseignement19 :
The sacred history of the Christian Gospel testifies that two
swords suffice for the imperial power; [...] Therefore of what
use are soldiers who are called when they do not obey the law
according to their oath but believe that the glory of their military
service grows if the priesthood is humiliated, if the authority of
the Church becomes worthless, if they would so expand the
kingdom of man that the empire of God contracts, if they
declare their own praises and flatter and extol themselves by
false eulogy, imitating boastful soldiers to the ridicule of their
listeners? [...] But what is the use of the military order? To
protect the Church, to attack faithlessness, to venerate the
priesthood, to avert injuries to the poor, to pacify provinces, to
shed blood (as the formula of their oath instructs) for their
brothers, and to give up their lives if it is necessary. [...] But to
what end? In order that they may serve either rage or vanity or
avarice or their own private will? By no means. Rather, they
serve that they may execute judgments assigned to them,
according to which each attends not to his own will but to the
will of God, the angels and men by reason of equity and the
public utility. (116)
La première responsabilité du prince est donc de faire usage, dans
l’ordre temporel où il intervient, de la puissance que lui a déléguée
l’autorité selon la conception des deux glaives. Cette conception
inégalitaire des rapports entre le pouvoir et l’autorité est attachée au
nom de saint Bernard de Clairvaux, qui l’a exposée dans plusieurs
traités politico-théologiques, notamment le De Consideratione,
adressé au pape Eugène III, et le De Laude novae militiae, rédigé à
l’intention des chevaliers du Temple dont il a par ailleurs formulé la
règle 20 . Selon cette représentation à laquelle se conforme le
19
Sur le contenu politico-théologique des ordines du sacre royal, voir Walter
ULLMANN, op.cit. pp. 85-91.
20
Voir Bernard de CLAIRVAUX, Éloge de la nouvelle chevalerie. Vie de saint
Malachie. Épitaphe, hymne, lettres (Introductions, traductions, notes et index par
Pierre-Yves Emery), Paris : Les Éditions du Cerf, 1990, pp. 61-63 : « Car enfin, s’il
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Policraticus, les détenteurs du pouvoir se doivent de mettre leur bras
armé au service des représentants de l’autorité, non seulement parce
que ces derniers, comme les paysans désarmés auxquels ils sont
comparables de ce point de vue, ne sont pas en mesure d’assurer leur
propre défense, mais surtout parce qu’ils fournissent aux puissants la
garantie sans laquelle l’exercice du pouvoir risque d’entraîner les
maux dénoncés par le passage ci-dessus21.
Jean pressent en effet comme une conséquence inévitable de la
doctrine spéculative qu’il énonce que la stabilité de l’ordre sociopolitique idéal dont il trace à grands traits la configuration dépend en
premier lieu du respect de la suprématie de l’autorité par ceux-là
mêmes qui en tirent leur légitimité et sont enclins, du fait de leur
nature, à en contester la supériorité. Le rappel normatif de cette
supériorité et l’allusion aux conséquences de sa méconnaissance
offrent un aperçu prospectif de la dynamique à l’œuvre dans le
bouleversement des relations entre les deux domaines. La
reconnaissance théorique d’une inégalité constitutive du pouvoir et de
l’autorité que formule le Policraticus autorise rétrospectivement à
qualifier l’évolution historique affectant la place relative du politique
était totalement interdit au chrétien ‘de frapper de l’épée’, pourquoi le précurseur du
Sauveur ordonnait-il aux ‘soldats de se contenter de leur solde’, au lieu de leur
interdire toute opération militaire ? Or ce service est bel et bien permis à tous ceux
du moins qui y sont établis par Dieu et ne se sont pas voués à un meilleur état de vie.
A qui donc alors reconnaître ce droit, sinon d’abord à ceux qui engagent leurs mains
et leurs forces pour garder ‘Sion, notre ville forte’, et nous protéger contre toute
attaque ? De la sorte, grâce à la mise en fuite des transgresseurs de la loi, ‘la nation
juste pourra entrer en toute sécurité, elle qui garde la vérité’. Sans hésiter, ‘qu’on
disperse donc les peuples qui veulent la guerre’, ‘qu’on retranche ceux qui nous
bouleversent’, ‘qu’on supprime de la cité du Seigneur tous les fauteurs d’iniquité,
puisqu’ils ont pour seul désir d’emporter les richesses inestimables du peuple
chrétien, déposées à Jérusalem, de souiller les lieux saints et de s’arroger l’héritage
du sanctuaire de Dieu’. Qu’on dégaine l’un et l’autre glaive des fidèles pour fendre
le crâne de leurs ennemis, ‘afin de détruire toute puissance altière qui s’élève contre
la connaissance de Dieu’, autrement dit contre la foi des chrétiens », et De la
Considération, op.cit. p. 100 : « L’Église tient donc en son pouvoir les ceux glaives :
le spirituel, cela va sans dire, et le temporel. Mais si l’un, le temporel, doit être tiré
pour le service de l’Église, l’autre, le spirituel, est le seul que l’Église puisse tirer
elle-même. Dans ce dernier cas, c’est la main du prêtre qui le tire ; dans le premier,
c’est celle du soldat ; mais, bien entendu, avec l’assentiment du prêtre et par ordre
du prince ». Voir également sur ce point Catherine CAMPBELL & Cary J.
NEDERMAN, op.cit. p. 574.
21
Voir sur ce point Walter ULLMANN, op.cit. p. 115.
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et du religieux comme une inversion des rapports entre les deux
instances. Au lieu de regarder l’ordre social tout entier comme
dérivant de vérités d’ordre métaphysique où l’univers physique et les
sociétés humaines ont leur principe et, à titre d’application, leurs lois
fondatrices, ainsi que Jean de Salisbury l’expose en décrivant la
constitution de la Chrétienté médiévale, la remise en cause de cette
hiérarchie primordiale, qui est au fondement même de la modernité,
revient en fait à ne voir tout au plus dans l’autorité qu’un des éléments
de l’ordre social au même titre que tous les autres. La logique de ce
renversement, qui se traduit par le refus du bras armé de se soumettre
à l’âme du corps, ne peut mener qu’à l’asservissement de l’autorité par
le pouvoir ou même à l’absorption de la première dans le second.
Dans tous les cas de figure, cela consiste à envisager l’autorité d’un
point de vue purement humain ou, ce qui revient au même, social, en
gommant ou en occultant la dimension surnaturelle qui la distingue du
pouvoir. Ceci explique que, loin de considérer les rapports du pouvoir
et de l’autorité comme ceux de deux fonctions sociales équivalentes
dont chacune peut avoir la tendance assez naturelle à empiéter sur
l’autre en s’attribuant certaines de ses prérogatives, Jean ne cesse de
rappeler la différence de nature entre les deux domaines qui requiert
des princes l’obligation absolue de défendre l’Église dont ils tiennent
leurs pouvoirs :
The sun shines over the whole world so that the whole world
may be seen and discerned all at once; I believe the prince to be
another sun. [...] He acts rightly when he raises the Church to
the apex, when he extends the practice of religion, when he
humiliates the proud and exalts the humble, whe he is generous
to the destitute, more frugal with the wealthy, when justice
walks constantly before him and sets his course on the way of
prudence and all the other virtues. (141)
Vérités éternelles et ordre juste : vie contemplative et vie active
La fonction essentielle de l’institution ecclésiale est de conduire les
fidèles au salut et de permettre aux clercs de s’adonner à l’étude dont
le principal objectif, le texte du Policraticus l’évoque à plusieurs
reprises, est la contemplation des vérités éternelles, c’est-à-dire de
Dieu. En accord sur ce point avec Thomas d’Aquin et Bernard de
Clairvaux, Jean déclare que toutes les fonctions humaines, en
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particulier dans le domaine propre au pouvoir, sont subordonnées à la
contemplation comme à une fin supérieure de telle sorte qu’elles
correspondent analogiquement à une subordination de ceux qui
agissent par rapport à ceux qui ont pour mission de contempler la
vérité et qu’elles se traduisent par une organisation du gouvernement
dont la raison d’être est d’assurer les conditions paisibles qui sont
indispensables à cette contemplation : « Among all of those things that
important men are used to confronting, none of them may be thought
more pernicious than that delightful allurement of fortune which turns
one aside from the vision of truth » (9)22. Cette suprématie irrécusable
à l’origine de la dépendance du pouvoir n’entraîne toutefois, comme
nous l’avons déjà signalé, aucune indignité pour ce dernier. La place
qui est faite par le texte aux princes et à leurs agents, et par
conséquent à l’action, tout en étant subordonnée à l’autorité comme
elle doit l’être normalement, est très loin en effet d’être négligeable
puisqu’elle comprend tout ce qui constitue le pouvoir qu’on peut
appeler apparent dans la mesure où il s’exerce dans le monde visible :
« But my purpose is not to teach this art of military affairs, which yet
is the greatest and most indispensable of arts and without which (to
use the words of Plutarch) any princely government would feel
maimed » (124). La mutilation qu’entraînerait dans le domaine
temporel la privation d’un organe essentiel du pouvoir est comparable,
toutes proportions gardées, à l’aveuglement auquel s’exposerait ce
même pouvoir en méconnaissant la fonction légitimante de l’autorité,
qui peut être envisagée comme le pivot autour duquel tournent toutes
les choses contingentes ou bien le principe d’où procèdent l’action et
22
Sur la distinction entre contemplation et considération, voir Bernard de
CLAIRVAUX, De la Considération (Traduction de Pierre Dalloz), Paris : Les
Éditions du Cerf, 1986, p. 47 : « Je ne veux pas, en effet, que tu confondes
considération et contemplation. L’une s’attache à la certitude des choses ; l’autre
s’applique plutôt à la recherche opiniâtre du vrai. De fait, on peut définir assez
exactement la contemplation : une aptitude de l’âme à une intuition juste et
infaillible des choses ; ou encore, une aptitude de l’âme à s’emparer sans hésitation
de la vérité. La considération, par contre, consiste à réfléchir intensément pour
découvrir cette vérité ; on peut aussi bien dire qu’elle est une application de l’esprit
à sa recherche ». On ne saurait mieux définir la supériorité de l’intuition suprarationnelle qui donne immédiatement accès à la vérité par rapport à l’intelligence
rationnelle qui procède de façon médiate et analytique en suivant la marche de
l’esprit humain. Sur les rapports qu’établit le Docteur angélique entre vie
contemplative et vie active et leur fonction respective pour l’humanité, voir Thomas
D’AQUIN, Somme Théologique, 4 vol., Tome 3, Paris : les Éditions du Cerf, 1985,
pp. 1016-1037.
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ses lois. C’est ainsi que Jean affirme la tutelle de l’autorité sur le
pouvoir et la dépendance de ce dernier à l’égard de la première en se
réclamant de la doctrine des deux glaives déjà mentionnée.
Dans le chapitre 3 du Livre IV, intitulé on ne peut plus clairement «
That the prince is a minister of priests and their inferior; and what it is
for rulers to perform their ministry faithfully » (32), l’auteur indique
que c’est au sacerdoce, en vertu de sa fonction d’enseignement, de
conférer la légitimité nécessaire à l’exercice de leurs prérogatives, non
seulement à ses propres membres, mais aussi à tous ceux qui exercent
le pouvoir. C’est cette transmission qu’opère le sacre et qui constitue à
proprement parler le droit divin des rois, ceux-ci n’étant réellement
légitimés que lorsqu’ils ont reçu des représentants de l’autorité
l’investiture et la consécration indispensables à l’exercice régulier de
leurs fonctions exécutives :
This sword is therefore accepted by the prince from the hand of
the Church, although it still does not itself possess the bloody
sword entirely. For while it has this sword, yet it is used by the
hand of the prince, upon whom is conferred the power of bodily
coercion, reserving spiritual authority for the papacy. The prince
is therefore a sort of minister of the priests and one who
exercises those features of the sacred duties that seem an
indignity in the hands of priests. (32)23
Il convient de noter que l’épée, en tant que symbole et instrument de
la fonction militaire, n’appartient au prince que de facto, dans la
mesure où l’Église, qui en est la détentrice de jure, consent à lui
remettre cet attribut du pouvoir dont l’exercice est considéré comme
indigne de la vocation des prêtres. L’implication théologique de ce
passage est que, comme toute conséquence ou application est
contenue dans le principe dont elle procède, la fonction supérieure
comporte à un degré éminent les possibilités des fonctions inférieures
auxquelles la première délègue ses prérogatives. Ce que suppose
d’autre part cette formulation au plan des rapports entre les deux
domaines, c’est que l’autorité appartient formellement à la caste
sacerdotale, qui la tient elle-même de Dieu, tandis que le pouvoir
23
Voir également sur ce point Nicolas DE ARAUJO, « Le prince comme ministre
de Dieu sur terre. La définition du prince chez Jean de Salisbury (Policraticus, IV, 1)
», Le Moyen Age, n° 1, 2006, pp. 63-74.
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appartient à titre éminent au sacerdoce et formellement aux princes
qui le reçoivent des représentants de l’autorité. Il en résulte que le
pouvoir n’appartient pas en propre aux rois et à leurs agents, mais
qu’il leur est conféré par une sorte de délégation de l’autorité,
délégation en laquelle, comme cela a été indiqué, consiste réellement
le droit divin des rois. Le roi n’en est donc que le dépositaire, et, de ce
fait, il peut le perdre dans certains cas, en particulier lorsqu’il ne
remplit pas ses fonctions de manière régulière, c’est-à-dire
conformément à la Loi divine, ou qu’il s’oppose indûment à ceux dont
il tient son pouvoir, en usurpant leurs prérogatives. C’est la raison
pour laquelle, comme le mentionne Jean dans ce passage du même
chapitre, selon la constitution de la Chrétienté médiévale, le pape
pouvait légitimement délier les sujets de leur serment de fidélité
envers leur souverain :
The great Emperor Theodosius was suspended by the priest of
milan from the use of regalia and imperial insignia because he
deserved punishment (although not on account of a serious
error), and the emperor patiently and solemnly did the penitence
for homicide imposed upon him. Indeed, according to the useful
testimony of the Teacher of the gentiles, he who blesses is
greater than he who is blessed, and he who is in the possession
of the authority of conferring a dignity takes precedence over
him who is himself conferred with a dignity. Furthermore, by
the law of reason, whoever wills is he who nullifies, and he who
can confer rights is he who can withdraw them. Did Samuel not
impose a sentence of deposition upon Saul by reason of
disobedience, and substitute for him the humble son of Jesse
atop the kingdom? (32-33)
Ce passage définit en quelque sorte les règles présidant aux
rapports normaux de l’autorité et du pouvoir selon la hiérarchie des
fonctions et des êtres en vertu de laquelle chacun occupe la place qui
doit lui revenir. Jean s’y inspire à nouveau sans la citer explicitement
de l’Épître aux Hébreux (He VII 7) pour faire remarquer que la
consécration d’un prince par un prêtre dans le cadre du sacre ou de
tout autre rituel d’investiture spirituelle fait apparaître le rapport
inégalitaire entre celui qui confère la dignité (ou qui bénit) et celui qui
la reçoit (ou qui est béni). S’il n’en était pas ainsi, on comprendrait
mal en effet qu’un inférieur puisse distinguer un supérieur du commun
des mortels en lui transmettant un pouvoir qu’il détiendrait
JEAN-MARC CHADELAT – JEAN DE SALISBURY
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nécessairement à un degré moindre. Bien que Jean de Salisbury
présente cette hiérarchie comme strictement conforme à l’ordre du
monde et sous-entend que si ces rapports étaient partout et toujours
observés, aucun conflit ne pourrait jamais s’élever entre les deux
domaines, il a pu observer en Angleterre même que cette relation de
subordination a souvent été contestée ou méconnue, dans le cadre de
ce qu’on a appelé la querelle du Sacerdoce et de l’Empire et, plus
particulièrement, lors de la contestation dynastique opposant les
partisans d’Étienne de Blois à ceux de Henri Plantagenêt. Dans le
chapitre 18 du Livre VI, il évoque « The examples of recent history,
and how King Henry the Second quelled the disturbances and violence
under King Stephen and pacified the island » (118) afin de souligner
le lien de cause à effet qui existe entre le mépris de l’autorité et le
désordre politique :
And a foreign man [King Stephen] was allowed to rule over the
kingdom in contempt for goodness and equity, one whose
counsel was foolish from the outset, whose cause was founded
upon iniquity and wickedness, who neglected discipline to the
extent that he did not so much rule as intimidate and bring into
conflict the clergy and the people, and everyone was provoked
to everything; for the measure of right was force. [...] And it
may be observed that because God is truthful, the faith which he
did not keep with God or his earthly lord, he in no way found
among his subjects. [...] But although he did much evil and little
good, yet his worst deed was he put his hands upon the anointed
in contempt of God. [...] Yet not only did he seize the bishops,
who were the primary ones he ruined, but also he extended his
traps to everyone whom he suspected of treachery. (119-120)
La période d’anarchie à laquelle Jean fait référence correspond
historiquement au redressement des pouvoirs locaux et au
déclenchement d’une guerre civile entre les deux prétendants au
trône24. Mathilde, fille du roi Henri Ier, avait été désignée comme
héritière par son père en 1126 mais sa position se trouva compromise
par le mariage qu’elle contracta avec Geoffroy Plantagenêt en 1128.
Ce dernier fut en effet rejeté par les barons normands qui lui
préfèrèrent le petit-fils de Guillaume le Conquérant, Thibault, comte
24
Voir Michael T. CLANCHY, England and its Rulers, 1066-1272, Oxford: Basil
Blackwell, 1983, pp. 119-128.
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de Blois et de Champagne. Mais Thibault n’aspirait pas au trône et les
barons reportèrent leur choix sur son frère cadet Étienne. Celui-ci
avança un argument fréquemment employé par les prétendants en
quête de légitimité et affirma avoir été désigné comme son successeur
par Henri Ier sur son lit de mort. Il se fit couronner en 1135 par son
frère l’évêque de Winchester, Henri de Blois, et par Roger, l’évêque
de Salisbury. Malgré cette consécration officielle, Étienne connaît très
vite des difficultés que ses maladresses vont aggraver. Pour affermir
sa mainmise sur l’administration du royaume, il fait élire son candidat
au siège de Cantorbéry contre son propre frère Henri de Blois et fait
arrêter plusieurs prélats afin d’affirmer son pouvoir sur l’Église. Il
perd de nombreux partisans et se heurte à son frère Henri qui, en tant
que légat du pape, le convoque à Winchester et lui explique qu’il n’a
rien à gagner en s’opposant à l’Église dont le soutien lui a été utile
pour monter sur le trône. Une longue guerre civile s’ensuit, Mathilde
n’ayant pas renoncé à ses prétentions à la couronne. Il faudra attendre
le traité de Winchester en 1153 pour que Étienne accepte de déshériter
son propre fils et reconnaisse Henri Plantagenêt comme son héritier et
son successeur. Même si la vision que Jean de Salisbury propose du
règne d’Étienne est marquée par la propagande de son successeur
Plantagenêt, qui veut l’assimiler à un usurpateur pur et simple, il n’en
demeure pas moins vrai que cette période d’anarchie a vu le roi se
dresser contre le clergé et permis aux barons d’exiger toujours plus
d’autonomie et de pouvoir25. Il faut attendre l’avènement de Henri II,
envers lequel Jean n’a pas ménagé ses critiques, pour que la paix
civile revienne et que soient restaurés les principaux rouages de l’État.
Mais ce qui nous importe ici au premier chef, c’est la leçon que tire
l’auteur du Policraticus de cette époque troublée : s’il est illusoire à
ses yeux d’envisager simplement le pouvoir et l’autorité comme deux
termes corrélatifs ou complémentaires, sans se rendre compte que le
premier a son origine dans la seconde (198), le renversement des
rapports entre les deux domaines, au terme duquel la force devient la
mesure du droit (119), ne peut avoir que des conséquences
désastreuses sur l’ordre socio-politique condamné à une aggravation
de l’instabilité et du déséquilibre.
Un dernier point mérite d’être souligné au sujet de la propension
des détenteurs du pouvoir à s’émanciper indûment de la tutelle des
25
Voir Austin Lane POOLE, From Domesday Book to Magna Carta, 1087-1216,
Oxford: At The Clarendon Press, 1955 [1951], pp. 131-166.
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représentants de l’autorité dont ils tiennent leur légitimité et leur
puissance. Comme cela a été mentionné, le point de vue spéculatif de
Jean de Salisbury le conduit à envisager l’opposition des princes aux
clercs et les conséquences qu’elle peut avoir sur leur manière d’être de
façon moins historique que typologique. Ainsi remarque-t-il que les
abus de pouvoir commis par les princes et leurs auxiliaires ont souvent
pour mobile la cupidité :
The iniquitous man is whoever in matters of law pursues profit
rather than a just cause, and who loves reward to the extent that
he strives for retribution. And although it is equitable that one
judges in terms of monetary values, the servant of avarice
advances towards death. And so it follows: ‘And I stripped the
prey from their teeth. And I said: In my nest I shall die.’
Accordingly, composure of mind will be his who is content with
the magnitude of his material goods. He is not pressured by that
stimulus of avarice or ambition according to which some men
would connect together house to house and field to field, straight
up to the boundaries of space, as if they alone inhabited the face
of the earth. (73)
Le goût du lucre est déclaré incompatible avec l’exercice des
fonctions exécutives qui incombent aux puissants en vue d’assurer un
ordre juste et paisible. La réprobation de l’auteur à l’égard de ces
ambitieux qui convoitent plus qu’ils ne devraient a bien des racines
théologiques. L’appât du gain éloigne de Dieu et détourne de la vérité
tous ceux qui déploient leurs efforts en vue d’amasser des richesses
corruptibles au lieu de s’attacher au seul trésor dont dépend leur salut.
Mais la cupidité est aussi un poison susceptible de corrompre les
conseillers des princes et les rois eux-mêmes en leur faisant rechercher
leur avantage au détriment de la communauté :
For nothing is more pernicious than an iniquitous advisor to the
wealthy. It is written: ‘Protect your heart with all care, for out of
it proceeds life.’ And so the ruler is to provide for his advisors in
order that they do not need, lest they desire immoderately what
belongs to another. [...] ‘The greedy man’, Wisdom accordingly
testifies, ’is more wicked than anyone, and nothing is more
iniquitous than to love money; for this person puts his life up for
sale and in his life he forsakes even his own entrails.’ [...] Do
not believe justice or truth or piety to be at home among those
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you observe to be selling everything. Christ Himself is excluded
and, if He knocks at the gate, it is not opened to Him; they who
do everything for a price and nothing for free flee from and put
to flight divine grace. (84-85)
Mettant en relief le lien théologique qui existe entre la gratuité et la
grâce, il dénonce les marchands du Temple qui introduisent dans le
gouvernement de la collectivité la rapacité et sont prêts à faire argent
de tout. Il souligne à l’envi combien l’avidité n’est pas compatible
avec l’équité, la véritable sagesse ne s’achetant pas comme une
vulgaire marchandise et la vertu n’étant pas conciliable avec la
recherche du profit. Dans le chapitre 17 du Livre V, intitulé « Money
is condemned in favour of wisdom; this is also approved by the
examples of the ancient philosophers » (99), il reprend ce credo en
montrant que les philosophes antiques partageaient sur ce point la
certitude des penseurs chrétiens :
One who is wealthy and prosperous in his external trappings is
judged wise and happy. Towards this end, one man takes a wife,
another buys five head of oxen or a villa, exchanging their souls
for these. On the other hand, some are reckoned among the blind
and lame and feeble, those upon whom the world does not smile
at all, yet whom wisdom invites to the wedding banquet from
which the wealthy are expelled, where the elect are inebriated
upon the abundance of God’s house and get drunk on a torrent
of eternal pleasures.[...] Surely, if one is to believe perfectly him
who asserted ‘Riches are thorns’, then the wise men of our time
should seek out material goods with far less devotion. Therefore,
as Publius Carpus asserts, the rich are more miserable than the
poor because they depart farther from wisdom. The appetite for
wealth excludes wisdom and drives off virtue. (99)
La condamnation sans équivoque de la cupidité des hommes de
pouvoir s’accompagne de la constatation que, dès qu’ils se mettent en
état de révolte contre l’autorité où ils trouvent leur raison d’être, les
princes et leurs agents se dégradent pour ainsi dire et perdent leurs
qualités pour adopter les défauts de ceux qu’ils sont censés gouverner.
Contrairement à l’arrogance, qui est un défaut de la noblesse, la
cupidité est un vice associé à la bourgeoisie et à tous ceux qui font
commerce de leurs talents. Les passages du texte que nous avons cités
laissent même entendre que cette dégradation morale et psychologique
JEAN-MARC CHADELAT – JEAN DE SALISBURY
49
doit inévitablement accompagner la perte de la légitimité. Le statut de
cause et de conséquence attribué à l’embourgeoisement qui menace
les détenteurs du pouvoir est suggéré dans un passage où l’auteur met
en avant les qualités morales et physiques indispensables au métier
des armes et le risque de dégénérescence encouru par des guerriers
exposés aux séductions qu’exercent la prospérité et l’oisiveté du
temps de paix : « However, the experience of military discipline falls
into disuse either out of fondness for long standing peace or from the
attack of effeminacy and luxury which weakens the souls of men or
again because of the idleness of youth and the laziness of leaders in
our times » (112). Si les magistrats et les militaires sont, par leur
propre faute, déchus de leur droit normal à l’exercice du pouvoir, c’est
qu’ils ne répondent plus aux exigences de leur charge, leur nature
n’étant plus telle qu’elle les rende aptes à remplir leur fonction
spécifique. Outre le déséquilibre social et les troubles politiques
qu’elle entraîne, la méconnaissance de l’ordre hiérarchique soumettant
le pouvoir à l’autorité s’accompagne en quelque sorte d’une altération
des valeurs aristocratiques de ceux qui, renonçant à ordonner leur
action à des fins supérieures, sont animés de préoccupations
économiques en contradiction avec leur vocation. Au bout de cette
logique à peine esquissée par Jean de Salisbury dans ses critiques de
l’intempérance des puissants, on entrevoit le triomphe politique et
social de la bourgeoisie, dans le cadre des grandes Révolutions
survenues en Angleterre puis en France aux XVIIe et XVIIIe siècles.
Une bourgeoisie que la royauté avait fait participer au pouvoir et sur
laquelle les rois s’appuyaient dans le combat acharné mené pour
affirmer leur indépendance à l’égard de l’autorité. Cette profonde
mutation dont il discerne à l’état latent dans son traité les causes
fonctionnelles apporte en quelque sorte une confirmation a posteriori
de la validité de sa doctrine tout en éclairant la problématique
moderne des rapports entre le pouvoir et l’autorité. Les nombreux
exemples que prend Jean de Salisbury pour illustrer son exposé sur la
suprématie de l’autorité et la subordination du pouvoir invitent on le
voit à interroger les faits historiques dans une optique diachronique
qui permette de mieux cerner le sens de l’évolution constatée et de
comprendre son influence sur nos sociétés.
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L’avènement de la modernité et l’autonomie des pouvoirs : la fin de
l’autorité ?
L’exposé doctrinal que nous livre ce traité, particulièrement
représentatif à cet égard de l’époque et de la civilisation où il a vu le
jour, nous permet de mesurer le bouleversement ayant affecté la façon
de concevoir le champ d’application propre au religieux et au
politique et nous met en garde contre les dangers d’une lecture
anachronique projetant sur le passé politico-théologique des rapports
entre le pouvoir et l’autorité ce qu’ils sont devenus pour nous au terme
d’un long et tumultueux processus historique26. Le témoignage de
Jean de Salisbury donne la mesure du fossé qui sépare les convictions
auxquelles nous tenons comme à autant d’acquis irréversibles de la
modernité et sur lesquelles reposent les préconceptions à partir
desquelles nous abordons les faits dans tous les domaines. Ces
convictions ont trait pour l’essentiel à la façon dont nous concevons
notre rapport aux autres, à nous-mêmes et au monde. On pourrait
résumer cette révolution épistémique survenue au tournant du Moyen
Âge et de la Renaissance en soulignant l’importance de trois ruptures
capitales opérées dans le sillage de l’humanisme : la similitude à
autrui, la dignité de l’individu, et la maîtrise de la nature. L’incidence
du rapport bouleversé à autrui induit par la modernité sous le signe
d’une égalité de principe, transformation ayant pour corollaire l’intérêt
accru pour le moi, est particulièrement sensible sur la conception
solidaire du pouvoir et de l’autorité. L’héritage principal de cette
mutation est que, lorsque nous nous pensons par rapport aux autres,
nous savons d’emblée que tout être humain doit être considéré comme
un égal. Nous récusons toute idée de hiérarchie conforme à l’ordre des
choses ou bien à la nature des êtres et, lorsque nous constatons des
différences d’aptitudes, de fortune ou de pouvoir (pour ne citer que
celles-là) entre les membres d’une communauté, nous refusons par
principe l’idée que ces distinctions puissent être fondées sur une
hiérarchie primordiale du genre humain imposant à chaque être la
place qui lui revient du fait de sa nature propre en vertu d’une
correspondance qui échappe à la volonté individuelle ou collective27.
De ce constat résulte pour l’essentiel le statut problématique de
l’autorité et, indirectement des divers pouvoirs, dans le cadre de la
26
Marcel GAUCHET, Le Désenchantement du monde. Une histoire politique de la
religion, Paris : Gallimard, 1985, pp. iii-iv.
27
Chantal DELSOL, op.cit. pp. 46-50.
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51
modernité politique issue du bouleversement des valeurs et des
normes que porte en germe le mouvement humaniste dès le XIVe
siècle en Italie.
C’est à comprendre ce statut problématique et, en s’intéressant aux
causes de son érosion, à tenter de déchiffrer la spécificité de l’autorité,
que s’est attachée Hannah Arendt dans un essai stimulant intitulé «
Qu’est-ce que l’autorité ? »28. Dans ce texte, elle montre à quel point
l’écart est irréductible entre la conception traditionnelle de l’autorité et
la représentation que s’en font les modernes à la suite d’une
émancipation généralisée des pouvoirs et des individus à laquelle plus
rien ne semble devoir faire obstacle. Dans les sociétés antiques
auxquelles elle fait référence, les relations de pouvoir supposent une
dimension d’autorité fondatrice de l’inégalité qui s’instaure entre les
gouvernants et les gouvernés dans la mesure même où, loin d’être un
supplément de puissance venant consolider les prétentions des
gouvernants à exercer leurs prérogatives, elle apparaît comme ce qui
donne aux pouvoirs une légitimité irrécusable. Arendt constate que
l’autorité ainsi conçue s’enracine dans une transcendance
métaphysique où réside sa mystérieuse emprise sur les hommes et les
pouvoirs. De cette inégalité première entre une autorité instituante et
des pouvoirs institués procède une hiérarchie naturelle des êtres
réfractant dans l’ordre de la Création la dénivellation fondatrice entre
l’autorité inhérente au créateur et les pouvoirs conférés à ses créatures.
L’une des conséquences les plus difficiles à saisir, pour un esprit
moderne, de cette représentation d’un cosmos hiérarchisé sur lequel
l’homme ne peut espérer avoir une action bénéfique qu’en se
conformant à des normes reçues d’en-haut, est qu’une telle conception
de l’autorité n’a besoin, pour s’imposer, ni de faire pression sur les
volontés ni de violer les consciences. Rien n’est moins autoritaire en
effet que l’exercice de l’autorité ainsi définie. À rebours d’un pouvoir
tyrannique ou despotique usant de contrainte physique ou idéologique
pour extorquer la soumission, la source transcendante dont se réclame
l’autorité ancienne transforme l’obéissance aux pouvoirs en devoir de
28
Hannah ARENDT, op.cit. pp. 121-185. Je souscris sans réserves à son analyse et à
ses conclusions mais je ne partage pas pour autant la définition qu’elle propose de la
notion romaine d’auctoritas (pp. 160-162). Pour me dispenser d’une critique
fastidieuse de sa compréhension du terme, je me contenterai de renvoyer à l’ouvrage
déjà cité d’Émile BENVENISTE, qui offre une synthèse très claire de la question et
me paraît bien plus proche de la vérité que Hannah ARENDT sur ce point capital.
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conscience29. À cette distinction fondamentale se rattache d’ailleurs
celle de deux visions antinomiques de la liberté : alors qu’une
conception transcendante de l’autorité se représente la liberté sur le
mode d’une croissance collective des citoyens au sein de la cité, la
représentation de l’autorité comme corrélative du pouvoir assigne
comme objectif à la liberté de permettre aux individus de se libérer
des normes et des contraintes que leur impose la communauté à
laquelle ils appartiennent et dont ils attendent surtout les conditions
d’un épanouissement personnel garanti par l’absence d’obstacle mis à
leur volonté individuelle30.
À la fin de son essai, Arendt conclut que partout où l’un des trois
piliers sur lesquels reposaient les civilisations antiques, à savoir la
religion, l’autorité et la tradition, a été fissuré, les deux autres ont
perdu leur solidité et fragilisé l’ensemble de l’édifice. L’auteur ajoute
que l’érosion historique de ce complexe de valeurs est irrémédiable et
que les forces politiques réactionnaires ou conservatrices qui aspirent
à un rétablissement de l’autorité sont victimes de l’illusion que nous
sommes capables, dans les conditions actuelles, de retrouver ce qui a
été perdu ou combattu en restaurant le socle sur lequel les divers
pouvoirs pourraient à nouveau s’exercer sans contestation ou
coercition. Préfigurant sur ce point la réflexion de Marcel Gauchet,
Hannah Arendt oppose à cette utopie réactionnaire l’objection qu’on
ne saurait enraciner à nouveau l’autorité dans ce qui constitue son
unique fondation possible, à savoir la conscience aujourd’hui occultée
que la source de l’autorité transcende à la fois les pouvoirs et ceux qui
les détiennent31. Si cette restauration de l’autorité que réclament à cor
29
Voir Hannah ARENDT, ibid. p. 123.
Voir Émile BENVENISTE, Le Vocabulaire des institutions indo-européennes,
Vol. 1. économie, parenté, société, Paris: Les Éditions de Minuit, 1969, p. 321 : «
Sommaire. — Si l’opposition ‘libre-esclave’ est commune à tous les peuples indoeuropéens, on ne connaît pas de désignation commune de la notion de ‘liberté’. Le
parallélisme des voies selon lesquelles se constitue cette désignation dans deux
groupes de langues n’en met que mieux en relief le contenu spécifique de la notion.
En latin et en grec, l’homme libre, * (e)leudheros, se définit positivement par son
appartenance à une ‘croissance’, à une ‘souche’ ; […] En germanique, la parenté
encore sensible par exemple entre all. frei ‘libre’ et Freund ‘ami’, permet de
reconstituer une notion primitive de la liberté comme appartenance au groupe […] A
son appartenance au groupe — de croissance ou d’amis — l’individu doit non
seulement d’être libre, mais aussi d’être soi […] chaque membre ne découvrant son
‘soi’ que dans l’‘entre-soi’. »
31
Voir Hannah ARENDT, op.cit. pp. 184.
30
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et à cri certaines forces politiques, sans d’ailleurs prendre la peine de
définir sa nature et son origine, n’est pas envisageable aux yeux de
l’auteur, c’est parce qu’il existe une contradiction indépassable entre
l’affirmation de sa source transcendante et le système politique
démocratique qui a défait la croyance dans une origine divine des
choses et s’est édifié sur les ruines de la tradition. Le principal mérite
de l’analyse d’Arendt, dans la perspective diachronique et
comparative qui est la notre, est de souligner à quel point la fonction
centrale de la conception de l’autorité ayant prévalu par le passé a été
de déposséder l’humanité de toute responsabilité dans l’organisation
du monde et dans la détermination des normes s’imposant à tous.
Envisagé du point de vue moderne en effet, l’humanisme civique est
le mouvement politique qui a soustrait les nations émergentes à
l’orbite de la Loi divine se réfractant dans l’humanité par la
codification des inégalités statutaires pour former le centre d’un
système égalitaire sous le double signe du plus grand nombre et d’une
mystique de la raison. Ce processus sous-jacent à l’évolution du droit
positif depuis la fin du Moyen Âge débouche au XVIIIe siècle sur
l’affirmation contractuelle de la souveraineté populaire et de la
volonté générale. Là réside le principe de la démocratie, contrairement
aux régimes qui l’ont précédée. La puissance publique n’appartenant à
personne, aucun pouvoir n’est attribué à qui que ce soit par nature ou
par héritage. Il en résulte que nul individu n’est apte à commander ni
prédestiné à obéir du fait de sa condition sociale ou de son statut
professionnel et que l’autorité, sans avoir disparu à proprement parler
de l’horizon collectif, est pour ainsi dire partout et nulle part32.
Constatation où l’on retrouve la question, précédemment évoquée,
de la liberté et de ses relations problématiques aux pouvoirs33. Alors
que dans les sociétés pétries de tradition auxquelles s’intéresse Arendt,
la vie privée est un résidu sans grand intérêt des vertus publiques au
profit desquelles les divers pouvoirs sont ordonnés comme un moyen
en vue d’une fin, la modernité inverse la problématique et incite les
pouvoirs publics à limiter leur action au strict nécessaire afin d’éviter
les privations de droits portant atteinte à la sacro-sainte institution des
libertés individuelles34. Le constat surprenant à cet égard est que le
triomphe de pouvoirs justifiés par le consentement de ceux sur qui ils
32
Chantal DELSOL, op.cit pp. 60-65.
Chantal DELSOL, ibid. pp. 65-69.
34
Hannah ARENDT, op.cit. pp. 127-129.
33
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s’exercent qu’a suscités la logique démocratique, à défaut d’être
légitimés et sanctifiés par une autorité transcendante comme autrefois,
n’a pas permis de faire l’économie d’une référence, fût-elle
nostalgique ou fantasmée, à une autorité brisée et outragée mais dont
le spectre ne cesse de hanter la réflexion politique. Peut-être faut-il
voir dans cette persistance, tout au moins dans la mémoire collective
et le débat public, d’une instance appartenant pour beaucoup au passé,
un effet inattendu de la contradiction que pointait Arendt dans son
essai entre d’une part l’inégalité de puissance — au fondement de
l’action publique — que reconnaît en droit à ses délégués le peuple
souverain et, d’autre part, la difficulté, pour ne pas dire l’impossibilité,
d’accorder cette inégalité en fait avec la prééminence des droits et des
libertés individuelles que la démocratie place en tête des valeurs dont
il convient d’assurer la défense. Ce retour de l’autorité qui imprègne le
débat public, souhaité par certains, appréhendé par d’autres et, ainsi
que nous l’avons vu, considéré comme illusoire par Hannah Arendt,
ne laisse pas d’être déconcertant. Au vu du réquisitoire dressé par
l’auteur à l’égard de l’action destructrice de la modernité en matière
d’autorité et des circonstances actuelles qui lui donnent sans aucun
doute raison, on se demande à quelle dimension transcendante nos
sociétés pourraient bien confier le soin de relégitimer des pouvoirs
ordonnés à la compétitivité économique et à la sécurité publique
quand le propre de la culture démocratique, qui n’a plus aujourd’hui
aucun adversaire sérieux capable de menacer son hégémonie
idéologique, est précisément de s’attaquer à toute forme de tradition
(religieuse, intellectuelle et axiologique) au nom de la conviction
indéracinable que ce sont les individus et les groupes sociaux qui ont
capacité de légiférer pour eux-mêmes en donnant la primauté à leurs
intérêts particuliers et à leur identité spécifique aux dépens de normes
universelles.
Le seul ancrage disponible pour arrimer les pouvoirs délégitimés
que nous a légués la modernité politique serait-il alors la dimension
sacrée en l’absence de toute autre forme de transcendance ? Après
tout, le Policraticus en témoigne, l’instance religieuse s’est acquittée
de cette tâche pendant un temps bien plus long que ce qu’a duré la
période moderne. Des Églises bien organisées ont survécu, tant bien
que mal, à la période historique tumultueuse qu’il est convenu de
rapporter à une désacralisation des pouvoirs : peut-être seraient-elles
disposées à reprendre du service afin de redorer le blason de pouvoirs
de plus en plus fragilisés par leur laïcisation. La question mérite sans
JEAN-MARC CHADELAT – JEAN DE SALISBURY
55
doute d’être posée, quelles que soient les préférences des uns ou des
autres, ne serait-ce que pour mieux comprendre les difficultés
auxquelles nous sommes confrontés. Comment ne pas s’interroger en
effet sur la place et l’avenir de la religion dans des sociétés régies par
le principe de souverainté populaire et s’affirmant comme la source
des normes qu’elles se donnent à elles-mêmes, des sociétés où,
simultanément, le statut de la Loi divine, extérieure et antérieure à
toute expérience humaine, est voué à devenir problématique. Tel est
précisément l’apport irremplaçable du travail de Marcel Gauchet au
débat : montrer comment, à la suite d’un renversement de grande
ampleur affectant la fonction d’institution collective dévolue au
religieux dans le cadre des sociétés traditionnelles, dans nos sociétés
laïques, la religion est devenue matière à conviction individuelle
s’exprimant dans la sphère privée et n’ayant plus qu’une incidence
minime, pour ne pas dire nulle, sur la conduite des affaires
publiques35. Le questionnement auquel nous convient ces réflexions
sur les causes profondes de l’ébranlement politico-théologique à
l’origine de notre modernité rejoint par là-même celui sur les moyens
que l’on pourrait mettre en œuvre pour relégitimer des pouvoirs
affaiblis par une crise sans précédent de représentativité et revitaliser
des formes traditionnelles d’autorité qui se sont décomposées au fil
d’un processus irréversible de sécularisation de l’espace public.
L’analyse d’Arendt éclaire avec beaucoup de lucidité le rapport
complexe de cause à effet qui s’établit entre la modernisation des
valeurs et la fragilisation des pouvoirs à laquelle s’ajoute une crise de
l’autorité dont la révélation surgit lorsque se fait jour le besoin de
redonner à ces pouvoirs minés par la logique démocratique la capacité
de susciter l’adhésion spontanée qui les caractérisait autrefois
lorsqu’ils étaient encore nimbés du prestige de leur origine divine36.
Rejoignant ainsi, à plusieurs siècles d’intervalle, les préoccupations de
Jean de Salisbury, elle dénonce une perte des assises du monde dans
cette dénudation du pouvoir et perçoit avec beaucoup d’intuition que
l’autorité est incompatible avec la persuasion et la négociation, qui
présupposent l’égalité et opèrent au moyen de l’argumentation afin de
faire adhérer des sujets libres de se soumettre ou de se soustraire au
35
Marcel GAUCHET, op.cit. pp. 76-80.
Notons au passage que cette séparation des pouvoirs désacralisés de leur matrice
transcendante est la conséquence, aux yeux d’Arendt, d’une succession d’erreurs
cumulatives qui ont eu pour résultat de disqualifier toutes les formes traditionnelles
d’autorité.
36
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pouvoir que l’on veut exercer sur eux 37 . Elle montre finalement,
comme son lointain précurseur, que si c’est déjà une grave erreur que
de considérer simplement le pouvoir et l’autorité comme deux termes
équivalents ou complémentaires, sans se rendre compte que le premier
à son principe dans la seconde, il en est une autre, plus grave encore,
qui consiste à prétendre subordonner l’autorité au pouvoir en
envisageant la première comme une servante du second, c’est-à-dire
en somme à assujettir l’argument d’autorité au pouvoir de l’argument.
La confirmation que les événements de notre époque troublée et
désorientée apportent aux intuitions pénétrantes de Hannah Arendt,
dans tous les domaines où l’exercice d’un pouvoir présuppose un
rapport inégalitaire entre son détenteur et ceux au bénéfice de qui il
s’exerce, le gouvernement politique d’une société, la transmission
éducative des valeurs et des savoirs ou la sanction judiciaire d’une
infraction, témoigne assurément de la pertinence improbable mais
bien réelle de ce texte d’un théologien du XIIe siècle dans le débat
actuel sur l’effondrement de l’autorité et le discrédit des pouvoirs.
Bibliographie
ARENDT, Hannah. « Qu’est-ce que l’autorité ? » (Traduction de
Marie-Claude Brossolet et Hélène Pons), pp. 121-185 in La Crise
de la culture (Traduction collective), Paris : Gallimard, 1972,
381 p.
BENVENISTE, Émile. Le Vocabulaire des institutions indoeuropéennes. Vol. 1. économie, parenté, société. Paris : Les
Éditions de Minuit, 1969, 376 p.
––––––––––––––––––– Le Vocabulaire des institutions indoeuropéennes. Vol. 2. pouvoir, droit, religion. Paris : Les Éditions
de Minuit, 1969, 340 p.
BREHIER, Émile. La Philosophie du Moyen Age. Paris : Albin
Michel, 1971 [1937], 442 p. CAMPBELL, Catherine &
NEDERMAN, Cary J. « Priests, Kings, and Tyrants: Spiritual
and Political Power in John of Salisbury’s Policraticus »,
Speculum, n° 66, 1991, pp. 572-90.
37
Hannah ARENDT, op.cit. pp. 123-126.
JEAN-MARC CHADELAT – JEAN DE SALISBURY
57
CHAUNU, Pierre. Le Temps des Réformes. Histoire religieuse et
système de civilisation. La crise de la chrétienté. L’Éclatement
(1250-1550). Paris : Fayard, 1975, 570 p. CHROUST, AntonHermann. « The Corporate Idea and the Body Politic in the
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CLANCHY, Michael T. England and its Rulers, 1066-1272. Oxford:
Basil Blackwell, 1983, 317 p.
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La définition du prince chez Jean de Salisbury (Policraticus, IV,
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DE CLAIRVAUX, Bernard. De la Considération (Traduction de
Pierre Dalloz). Paris : Les Éditions du Cerf, 1986, 193 p.
––––––––––––––––––––––– Éloge de la nouvelle chevalerie. Vie de
saint Malachie. Épitaphe, hymne, lettres (Introductions,
traductions, notes et index par Pierre-Yves Emery). Paris :
Éditions du cerf, 1990, 486 p. DEL SOL, Chantal. L’Autorité.
Paris : PUF, 1994, 126 p.
GAUCHET, Marcel. Le Désenchantement du monde. Une histoire
politique de la religion. Paris : Gallimard, 1985, 306 p.
SALISBURY, John of. Policraticus. Of the Frivolities of Courtiers
and the Footprints of Philosophers (éd. et trad. Cary J.
Nederman). Cambridge: CUP, 1990, 240 p. NEDERMAN, Cary
J. « A Duty to Kill: John of Salisbury’s Theory of Tyrannicide »,
Review of Politics, n° 50, 1988, pp. 365-389. POOLE, Austin
Lane. From Domesday Book to Magna Carta, 1087-1216.
Oxford: At The Clarendon Press, 1955 [1951], 541 p.
ULLMANN, Walter. A History of Political Thought: The Middle
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WILKS, Michael (éd.). The World of John of Salisbury. Oxford: Basil
Blackwell, 1984, 469 p.
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Le pouvoir, source de l’autorité
ou la révolution justifiée chez
Andrew Marvell et Robert Filmer
Gilles SAMBRAS
Université de Reims Champagne Ardennes
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Avant d’aborder une discussion de l’autorité et du pouvoir, il
convient d’essayer d’en donner une définition opératoire relativement
précise dans la mesure où ces deux mots sont l’objet de fréquentes
confusions terminologiques. Il est difficile de condamner ceux qui
aujourd’hui mélangent les deux termes dans la mesure où une telle
confusion est déjà présente dans le livre qui, plus que tout autre, fait
‘autorité’ (si j’ose dire), à savoir, la Bible. Ainsi lit-on dans l’Ancien
Testament (King James Version) : ‘When the righteous are in
authority, the people rejoice’ (Proverbs 29.2). Le mot authority est en
réalité employé ici avec le sens de power, à tel point d’ailleurs que la
TOB nous donne pour le même passage la traduction française
suivante : ‘Quand les justes ont le pouvoir, le peuple se réjouit’.
Cela dit, la Bible n’est, Dieu merci, pas toujours aussi imprécise et
c’est dans le Nouveau Testament que l’on trouve la discussion la plus
développée du concept d’autorité, discussion qui servira de base à nos
définitions1. Dans Mathieu 21.23 (l’épisode apparaît de façon très
semblable chez Marc (11.27) et Luc (20.1)), on trouve l’épisode
suivant :
Quand il fut entré dans le Temple, les grands prêtres et les
anciens du peuple s’avancèrent vers lui pendant qu’il enseignait,
et ils lui dirent : « En vertu de quelle autorité fais-tu cela ? Et qui
t’a donné cette autorité ? » Jésus leur répondit : « Moi aussi, je
vais vous poser une question, une seule ; si vous me répondez, je
vous dirai à mon tour en vertu de quelle autorité je fais cela. Le
baptême de Jean, d’où venait-il ? Du ciel ou des hommes ? » Ils
raisonnèrent en eux-mêmes : « Si nous disons du ciel, il nous
dira : Pourquoi donc n’avez-vous pas cru en lui ? Et si nous
disons : Des hommes, nous devons redouter la foule car tous
tiennent Jean pour un prophète. » Alors ils répondirent à
Jésus : « Nous ne savons pas. » Et lui aussi leur dit : « Moi non
plus je ne vous dis pas en vertu de quelle autorité je fais cela. »
L’épisode est intéressant pour deux raisons :
1
Pour ceux que cela intéresse, une petite recherche d’occurrences donne les résultats
suivants : « authority » apparaît seulement 3 fois dans l’Ancien Testament contre 33
dans le Nouveau Testament. Quant à « power », le terme apparaît 118 fois dans
l’Ancien Testament contre 162 dans le nouveau…
GILLES SAMBRAS – MARVELL ET FILMER
61
D’abord, le sens du mot autorité y apparaît de façon assez claire :
l’autorité est le fondement reconnu et admis par une communauté (ici
les prêtres et donc la communauté religieuse) de l’exercice d’un
pouvoir ou d’un enseignement (oui, faut-il le rappeler ici, nous ne
pouvons enseigner qu’en vertu d’une certaine autorité…). Ainsi, tout
pouvoir, comme tout enseignement n’est juste et acceptable que s’il
repose sur une autorité. L’autorité est à ce titre la source de tout
pouvoir légitime (chacun à ce stade aura constaté une contradiction
flagrante avec le titre de cette communication). Tout pouvoir qui ne se
fonde pas sur une autorité est donc tyrannique. Cette réponse ne fait
toutefois que déplacer le problème de la source réelle du pouvoir. En
effet, si l’autorité est source du pouvoir, quelle est la source de
l’autorité ? A cela aussi, le texte biblique, dans son inépuisable
sagesse, apporte une réponse.
L’autorité peut provenir de deux sources selon Jésus : du ciel ou
des hommes. Il ne faut évidemment pas être spécialiste d’exégèse
biblique pour comprendre qu’une seule de ces sources est vraiment
légitime. En d’autres termes, l’autorité est la source légitime du
pouvoir et la seule vraie autorité est celle qui vient de Dieu. Cette
autorité qui vient de Dieu est d’ailleurs transmissible. Jésus la
transmet expressément à ses apôtres qui l’ont transmise aux papes et
aux représentants de l’Eglise.
C’est aussi sur cette idée de Dieu, source de toute autorité, et donc
de tout pouvoir, que repose en principe la monarchie de droit divin : le
roi est en effet le dépositaire terrestre d’une autorité qui lui a été
transmise par Dieu et qui justifie son pouvoir.
On osera toutefois aller jusqu’à l’hérésie satanique en posant une
question supplémentaire : d’où Dieu lui-même tient-il son autorité ?
C’est la question que pose Satan dans Paradise Lost ; et il semble que,
pour Satan, la source de l’autorité repose sur une sorte de
primogéniture. Le plus ancien, celui qui a créé les autres, dispose de
l’autorité et son pouvoir est donc justifié. C’est donc en remettant en
cause l’antériorité de Dieu que Satan remet en cause l’autorité et donc
le pouvoir divin (Bk V, 853-863). Satan bien sûr ment délibérément
mais ce que nous retiendrons de cet exemple, c’est que l’autorité de
Dieu est liée au fait qu’il est le créateur, le père de toute créature. La
paternité est bel et bien la forme la plus naturelle de l’autorité. Nous
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reviendrons sur ce point quand nous discuterons les thèses de Robert
Filmer.
Pour l’heure, il est évident que ce problème de la source divine ou
humaine de l’autorité (qui à son tour légitime le pouvoir) fut toujours
au cœur des relations entre le roi, la noblesse, le parlement et le
peuple. On se souvient que cette question est au centre des pièces
historiques de Shakespeare. C’est d’ailleurs dans la bouche de Richard
II, pour prendre l’exemple le plus évident, que l’on trouve l’une des
expressions les plus parfaites de l’inébranlable autorité dont dispose
un monarque de droit divin :
Not all the water in the rough rude sea
Can wash the balm from an anointed king;
The breath of worldly men cannot depose
The deputy elected by the Lord. (III, 2, 54-57)
La célèbre scène de la déposition nous montre finalement Richard,
vaincu et humilié, mais toujours semble-t-il seul habilité à se défaire
de sa charge sacrée :
With mine own tears I wash away my balm,
With mine own hands I give away my crown,
With my own tongue deny my sacred state,
With mine own breath, release all duty’s rites: (IV, 1, 207-210)
Richard II avait été écrit à la fin du règne d’Elizabeth dans un
contexte politique rendu extrêmement tendu par la délicate question
de la succession. On sait par ailleurs qu’Essex et ses supporters
avaient fait monter la pièce à des fins de propagande pour justifier leur
tentative de rébellion. Un demi-siècle plus tard, la même question de
la déposition d’un monarque de droit divin est au cœur des enjeux
idéologiques de la Guerre Civile. D’un côté, les défenseurs de Charles
rappellent et précisent les origines divines de l’autorité royale et donc
l’impossibilité pour le parlement comme pour le peuple de remettre en
cause le pouvoir exercé par le roi. De l’autre côté, les défenseurs de la
révolution cherchent à justifier le nouveau régime et à asseoir son
pouvoir sur une autorité qui le légitime.
Nous allons examiner deux de ces réactions que tout au départ
devrait différencier mais qui sont en réalité étrangement semblables :
GILLES SAMBRAS – MARVELL ET FILMER
63
d’abord celle du poète Andrew Marvell, supporter de Cromwell
(bientôt membre de son gouvernement) qui cherche à justifier le
pouvoir exercé par le futur protecteur ; ensuite, celle d’un penseur
politique, Robert Filmer, légitimiste et défenseur absolu d’une
monarchie tout aussi absolue, sans doute le plus grand apologue de la
monarchie de droit divin qui s’efforce de montrer que toute rébellion
contre le pouvoir royal est inacceptable.
Marvell’s Horatian Ode Upon Cromwell’s Return from Ireland
Avant d’entrer dans le détail du poème de Marvell, il convient de
rappeler que le ralliement du poète au leader parlementaire est pour le
moins récent. Avant de composer son Ode à Cromwell, Marvell a
composé plusieurs poèmes royalistes ; l’un deux exprimant clairement
son souhait de la mort à la fois de Cromwell et de Thomas Fairfax
(son futur employeur)2 :
Much rather thou [fame] I know expect’st to tell
How heavy Cromwell gnashed the earth and fell,
Or how slow Death far from the sight of day
The long-deceivèd Fairfax bore away.
(An Elegy Upon the Death of My Lord Francis Villiers, 13-16)
Aussi, il y a fort à parier que lorsqu’il compose l’Ode,
probablement entre mai et juillet 1649, Marvell, en cherchant à
justifier le régicide et le pouvoir de Cromwell, cherche également à
justifier son propre ‘retournement’.
Le poème d’ailleurs reste excessivement ambigu. A tel point que
certains ont suggéré qu’il aurait été plus populaire dans les milieux
royalistes que dans les milieux parlementaires3. Sans aller jusque-là, il
est juste de remarquer qu’à côté de l’enthousiasme indubitable que
Cromwell suscite (il apparaît comme un agent providentiel de
l’histoire qui vient appliquer à la monarchie le châtiment divin), le
poème laisse apparaître une sympathie et une nostalgie évidente pour
2
An Elegy Upon the Death of My Lord Francis Villiers in E. STORY DONNO,
Andrew Marvell. The Complete Poems, London: Penguin Classics, 1985, p. 13-16.
Toutes les citations de l’oeuvre de Milton sont extraites de cette edition.
3
Pour une interprétation ‘royaliste’ de l’Ode, voir J. M. NEWTON, “What Do We
Know about Andrew Marvell ?” Cambridge Quarterly (6), no 2 (1973), pp. 125-43.
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le roi et semble reprendre à son compte la propagande idéologique
développée dans Eikon Basilike publié seulement quelques mois plus
tôt (en février). Le roi est ainsi présenté comme un martyr qui ne
manque pas de courage :
That thence the royal actor born
The tragic scaffold might adorn,
While round the armèd bands
Did clap their bloody hands.
He nothing common did, or mean,
Upon that memorable scene;
But with his keener eye
The axe’s edge did try.
(An Horatian Ode Upon Cromwell’s Return from Ireland, 5360)
De même, la fin du poème, qui à cet égard justifie pleinement la
qualité ‘horatienne’ de cette ode, laisse planer un doute sur la
légitimité du pouvoir de Cromwell :
And for the last effect
Still keep thy sword erect:
Besides the force it has to fright
The spirits of the shady night;
The same arts that did gain
A pow’r must it maintain. (Ibid., 115-120)
Un pouvoir acquis par l’épée doit être conservé par l’épée. La
conclusion est assez surprenante pour un texte dont l’argument est la
justification de ce même pouvoir.
Mais, à côté de ces ambiguïtés dans le réseau d’images que tisse le
poème, plus gênante encore est l’argumentation qui prétend proposer
une justification rationnelle du pouvoir exercé par Cromwell. La
confusion n’est plus seulement dans la forme mais bel et bien dans le
fond. Marvell s’efforce en effet de montrer que si l’autorité royale
dérivait bien de Dieu, celle de l’usurpateur et régicide dérive
également de Dieu. En d’autres termes, Dieu a envoyé sur terre un
nouveau député pour chasser le précédent. L’argument est déjà
surprenant en soi et laisse entrevoir un Dieu quelque peu capricieux et
GILLES SAMBRAS – MARVELL ET FILMER
65
incertain. De plus, le poème de Marvell, loin de lisser cette
incohérence, la rend plus palpable encore :
'Tis Madness to resist or blame
The force of angry Heavens flame:
And, if we would speak true,
Much to the Man is due.
Who, from his private Gardens, where
He liv'd reserved and austere,
As if his hightest plot
To plant the Bergamot,
Could by industrious Valour climbe
To ruine the great Work of Time,
And cast the Kingdome old
Into another Mold.
Though Justice against Fate complain,
And plead the antient Rights in vain:
But those do hold or break
As Men are strong or weak. (Ibid., 25-40)
A ma droite, Charles soutenu par la justice ; à ma gauche, Cromwell,
porté par le destin : L’agent providentiel de Dieu contre la justice…
L’idée ne lasse pas de surprendre. Elle est en outre accompagnée d’un
rappel brutal de la réalité de la guerre qui repose après tout sur le droit
du plus fort : les droits du monarque ont beau être anciens, ils cèdent
devant la force.
Même si la stratégie qui conduit à opposer Dieu à la justice peut
sembler déroutante, elle n’en a pas moins l’avantage de récupérer pour
Cromwell la seule source acceptable de l’autorité (autant pour les
royalistes que pour les puritains), à savoir, Dieu. Marvell, comme
d’ailleurs la majeure partie de ses contemporains, n’est pas encore prêt
à franchir le pas qui caractérisera la pensée politique des Lumières (on
songe à Locke et à Rousseau) et qui consistera à séparer le pouvoir
politique de l’autorité de Dieu pour le faire reposer sur le
consentement du peuple (peuple au sens plus ou moins large). C’est
pour cette raison que l’argumentation du poète reste confuse et peu
satisfaisante : opposer Dieu à la justice, c’est opposer Dieu à luimême. Marvell était sans doute conscient des limites de sa propre
rhétorique et cela explique peut-être pourquoi l’évocation de
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l’exécution de Charles laisse le même sentiment mitigé d’injustice et
de cruauté.
Nombre de commentateurs se sont interrogés sur les ambiguïtés et
les incohérences de ce poème. Or, j’aimerais suggérer ici que Marvell
ne fait en réalité que développer (au profit de Cromwell et de la
révolution – la chose est pour le moins ironique) la théorie exposée
par un ardent défenseur de la monarchie absolue et ennemi de toute
révolution : Robert Filmer.
Robert Filmer
Marvell avait-il lu Filmer ? C’est possible et même assez probable.
Tous deux sont contemporains l’un de l’autre et même si le texte pour
lequel Filmer reste célèbre, Patriarcha, n’est publié qu’en 1680, les
idées de Filmer circulaient bien avant dans les milieux royalistes. En
outre, Filmer avait publié un certain nombre de traités et de pamphlets
dans lesquels ses positions sur la nature de l’autorité royale étaient
déjà clairement exprimées (Anarchy of a Limited and Mixed
Monarchy (1648) et The Power of Kings (1648)). Filmer reste
aujourd’hui surtout connu pour avoir été la cible d’élection de Locke
dont le premier traité de gouvernement civil est une réponse au
Patriarcha de Filmer et une attaque de celui-ci.
L’objectif de Filmer est assez clair : il s’agit pour lui de justifier la
monarchie absolue et de prévenir toute forme de rébellion contre le
pouvoir en place. Plus qu’un royaliste, Filmer donne le sentiment
d’être avant tout un légitimiste. Il a connu l’horreur de la guerre civile
et il apparaît comme étant avant tout épris d’ordre ; toute révolution
pour lui est une erreur. Conformément au titre de son ouvrage, Filmer
développe une théorie patriarcale du pouvoir. On retrouve ici la même
idée que celle qui était implicite dans le discours de Satan dans
Paradise Lost, à savoir que le fondement de toute autorité est l’acte de
création. Dieu a ainsi autorité sur les anges et les hommes de la même
façon qu’un père a autorité sur ses enfants. Filmer pousse l’idée
jusqu’au bout : le modèle paternel est le modèle de toute autorité
légitime et cette autorité s’est transmise depuis Dieu aux hommes par
l’intermédiaire d’Adam, père de tous les hommes et ainsi de suite, par
filiation, jusqu’à aujourd’hui :
GILLES SAMBRAS – MARVELL ET FILMER
67
God gave to Adam not only the dominion over the woman and
the children that should issue from them, but also over the whole
earth to subdue it and over all the creatures on it, so that as long
as Adam lived, no man could claim or enjoy anything but by
donation, assignation, or permission from him. [...] All kings
either are, or are to be reputed, the next heirs. (Robert Filmer,
cité par Locke, 1st Treatise, § 14 & 78)4
Filmer admet toutefois qu’il est difficile d’identifier aujourd’hui les
descendants directs d’Adam mais il ajoute que cette ignorance
n’entame en rien le principe héréditaire de la filiation. Ce n’est pas
parce qu’on ne peut identifier l’héritier légitime du père primordial
que la multitude est en droit de se choisir un dirigeant. Il revient dans
ce cas aux patriarches des grandes familles de choisir pour souverain
celui dont le mérite apparaît le plus grand. Les conditions exactes qui
font de ces patriarches des substituts capables de transmettre l’autorité
divine ne sont cependant pas approfondies :
It may be demanded what becomes of the right of fatherhood in
case the Crown does escheat for want of an heir, whether doth it
not then devolve to the people? The answer is: It is but the
negligence or ignorance of the people to lose the knowledge of
the true heir, for an heir there always is. If Adam himself were
still living, and now ready to die, it is certain that there is one
man, and but one in the world, who is next heir, although the
knowledge who should be that one man be quite lost.
This ignorance of the people being admitted, it doth not by any
means follow that, for want of heirs, the supreme power is
devolved to the multitude, and that they have power to rule and
choose what rulers they please. No, the kingly power escheats in
such cases to the princes and independent heads of families, for
every kingdom is resolved into those parts whereof at first it was
made. By the uniting of great families or petty kingdoms, we
find the greater monarchies were at the first erected; and into
such again, as into their first matter, many times they return
again. And because the dependency of ancient families is oft
obscure or worn out of knowledge, therefore the wisdom of all
4
Texte électronique. Source :
http://oll.libertyfund.org/Texts/Locke0154/TwoTreatises/0057_Bk.html.
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or most princes have thought fit to adopt many times those for
heads of families and princes of provinces whose merits,
abilities, or fortunes have ennobled them, or made them fit and
capable of such regal favours. All such prime heads and fathers
have power to consent in the uniting or conferring of their
fatherly right of sovereign authority on whom they please; and
he that is so elected claims not his power as a donative from the
people, but as being substituted properly by God, from whom he
receives his royal charter of an universal father, though testified
by the ministry of the heads of the people. (Patriarcha, Ch. I, §
9)5
Plus délicate encore apparaît la question des révolutions et des
usurpations. Filmer est bien forcé de convenir que l’histoire fourmille
d’usurpateurs qui sont à leur tour devenus des patriarches et qui ont
transmis leur pouvoir. Ce pouvoir repose-t-il aussi sur une quelconque
autorité divine ? C’est à cette question que, de façon ahurissante,
Filmer répond également « oui ». C’est un « oui » rapide sur lequel le
philosophe ne veut manifestement pas s’appesantir :
If it please God, for the correction of the prince or punishment
of the people, to suffer princes to be removed and others to be
placed in their rooms, either by the factions of the nobility or
rebellion of the people, in all such cases the judgment of God,
who hath power to give and to take away kingdoms, is most just;
yet the ministry of men who execute God's judgments without
commission is sinful and damnable. God doth but use and turn
men's unrighteous acts to the performance of His righteous
decrees. (Ibid.)
Bien que brève, l’affirmation a des implications considérables. A
force de vouloir nier la légitimité de toute révolution, Filmer en vient
à les justifier toutes… pourvu qu’elles réussissent. La nuance qu’est
censée apporter le « yet » apparaît quelque peu ridicule : seuls seraient
légitimes les révolutionnaires commissionnés par Dieu… Bien malin
qui pourra juger d’une telle commission si ce n’est par le succès de
l’entreprise révolutionnaire. C’est une sorte d’ordalie politique qui est
en réalité sous-jacente. Toute révolution, si elle réussit, était voulue
par Dieu : gloire aux vainqueurs donc et mort aux vaincus.
5
Texte électronique. Source : http://www.constitution.org/eng/patriarcha.htm
GILLES SAMBRAS – MARVELL ET FILMER
69
Locke aura beau jeu de ridiculiser l’argumentation de Filmer dans
le dernier chapitre du premier Traité intitulé, de façon appropriée,
« who heir? » :
I think he [Robert Filmer] is the first Politician, who, pretending
to settle Government upon its true Basis, and to establish the
Thrones of lawful Princes, ever told the World, That he was
properly a King, whose Manner of Government was by Supreme
Power, by what Means soever he obtained it; which in plain
English is to say, that Regal and Supreme Power is properly and
truly his, who can by any Means seize upon it; and if this be, to
be properly a King, I wonder how he came to think of, or where
he will find, an Usurper. (1st Treatise, §79)
Or, le processus d’usurpation légitime suggéré par Filmer est en tout
point identique à celui avancé par Marvell dans son poème : Cromwell
représente la sanction divine (« the force of angry Heaven’s flame »)
envoyée sur Charles. Ses actes, qui peuvent sembler injustes, font bel
et bien partie du plan divin pour la « correction du Prince » : pour
reprendre les termes de Filmer, ils sont les « unrighetous acts » qui
contribuent à la réalisation des « righteous decrees » divins ; tout
s’éclaire donc et l’on comprend, à la lumière de Filmer, pourquoi
‘justice against fate complain’. Marvell simplement tire plus
explicitement que Filmer les conclusions d’une telle proposition : ce
qui compte au bout du compte, c’est la loi du plus fort, le droit est du
côté des vainqueurs (« But those [the rights] do hold or break/as men
are strong or weak »).
Conclusion
Si l’on revient maintenant sur la question de départ : l’autorité est
la source du pouvoir mais quelle est la source de l’autorité ? On
constate que le poète et le politicien apportent la même réponse
tautologique : la source de l’autorité est à son tour le pouvoir puisque
le pouvoir est le signe de la faveur divine et que cette faveur divine
confère au Prince son autorité.
Il faudra attendre encore quelque décennies, attendre le début de la
séparation du politique et du religieux (je dis ‘le début’ car le
processus n’est apparemment toujours pas achevé) pour sortir de cette
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70
lines 4
impasse tautologique. Si l’on revient sur le texte biblique, il faudra
également accepter de renier en partie ses enseignements. En justifiant
le pouvoir par lui-même, Filmer et Marvell sont en réalité fidèles à
l’esprit du Nouveau Testament dont l’exemple le plus frappant se
trouve dans l’épître de Paul aux Romains :
Que tout homme soit soumis aux autorités qui exercent le
pouvoir, car il n’y a d’autorité que par Dieu et celles qui existent
sont établies par lui. Ainsi, celui qui s’oppose à l’autorité se
rebelle contre l’ordre voulu par Dieu, et les rebelles attireront la
condamnation sur eux-mêmes. […] C’est pourquoi il est
nécessaire de se soumettre, non seulement par crainte de la
colère, mais encore par motif de conscience. C’est encore la
raison pour laquelle vous payez des impôts : ceux qui les
perçoivent sont chargés par Dieu de s’appliquer à cet office.
Rendez à chacun ce qui lui est dû : l’impôt, les taxes, la crainte,
le respect, à chacun ce que vous lui devez. (Romains, 13. 1-7).
Insistant sur la soumission et l’association tautologique du pouvoir
temporel et de l’autorité divine, le christianisme paulinien est un
merveilleux instrument de stabilité politique ; et dans l’Angleterre du
XVIIème siècle, que l’on soit révolutionnaire ou légitimiste, autorité
divine et pouvoir politique restent indissociables. Même Locke, qui
avait beau jeu de se moquer de Filmer, ne parviendra lui-même à
élaborer son système de pensée qu’en contredisant, plus ou moins
consciemment, ses convictions religieuses et en substituant
progressivement la raison à la foi (il sera à ce titre souvent accusé de
socinianisme 6 ). Ce fut pourtant, et paradoxalement, la révolution
puritaine qui marqua le début de cette révolution laïque car, à côté
d’un Marvell qui s’efforce de récupérer au profit de la révolution la
traditionnelle argumentation biblique, on trouve le radicalisme d’un
Milton qui, avec Hobbes, annonce les Lumières en proposant de
séparer totalement le politique et le religieux et en exposant une
théorie de l’autorité basée sur un contrat implicite par lequel le prince
(ou le magistrat) détient son autorité du peuple qui la lui a confiée afin
6
Il s’agit d’un courant de pensée chrétien initié au 16ème siècle par un réformateur du
nom de Socin (Fausto Sozzini). Ce courant remet en cause le dogme de la trinité car
il le considère contraire à la raison. C’est ce dernier point qui m’intéresse en
particulier car le socinianisme est généralement associé à cette idée de faire passer la
raison avant la foi ou encore d’examiner les « vérités » religieuses à la lumière de la
raison.
GILLES SAMBRAS – MARVELL ET FILMER
71
de se prémunir contre la violence de l’homme contre l’homme qui est
une conséquence de la Chute7. En faisant reposer l’autorité dans le
peuple, Milton (se) donne le droit d’être à la fois chrétien et
révolutionnaire, tout en préservant la cohérence de la providence
divine. En effet, tant que Dieu restait à la fois source de l’autorité et
présent dans une histoire qui dévoile son plan providentiel, la
tautologie était inévitable : celui qui est au pouvoir faisant toujours
partie du plan divin, il disposait nécessairement de l’autorité qui
justifiait son pouvoir. L’ironie étant que, pour Filmer comme pour
Marvell, toute révolution était forcément justifiée, même si ce n’était
que par les impénétrables caprices d’un Dieu inconstant.
7
Voir The Tenure of Kings and Magistrates. Milton est également ainsi plus radical
que Locke qui aura bien du mal à renoncer à l’idée de conformisme religieux et à
l’autorité du roi en matière religieuse (voir à ce sujet ses deux Tracts on
Gouvernment). Plus tard, dans Eikonoklastes, il précise aussi que même si le roi était
l’oint du Seigneur, une idée que Milton récuse comme “most false,” cela ne
justifierait en aucun cas son immunité : “it were yet most absurd to think that the
anointment of God would be as it were a charm against law; and give them privilege
who punish others, to sin themselves unpunishably.” (Texte électronique.
http://www.brysons.net/miltonweb/eikonoklastes.html)
Milton
toutefois
ne
développe pas l’argument qui conduirait à retomber dans les contradictions que nous
avons vues, opposant à nouveau Dieu à la loi et à la justice.
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‘For Thine is the Kingdom the
Power and the Glory for Ever and
Ever Amen’: the Subversion of
the Power and/or Authority of
God the Father in Bram Stoker’s
Dracula
Jane HENTGES
Université de Pau et des pays de l’Adour
74
lines 4
The well-known sentence from the end of the Lord’s Prayer, “For
thine is the kingdom the power and the glory”, could have been used
about Great Britain in 1897, the year that Dracula was published, as it
was the year of Queen Victoria’s Diamond Jubilee and “the power and
the glory” of the British Empire and the British patriarchal society
seemed to be at its apogee. Indeed Great Britain seemed to be in a
position of authority both at home and abroad, as James Morris
underlines very clearly in Pax Britannica,
At that moment of her history Britain was settled in her habit of
authority – authority in the family, in the church, in social
affairs, even in politics […] the English posture abroad was
habitually one of command. To the educated Englishman
responsibility came naturally. No other power had been so
strong so long.1
We can note that Morris seems to link the terms “authority” and
“power” together as if Britain’s authority was based on power.
However, many things were happening at the fin de siecle, or had
happened in the second half of the 19th century to show that authority
based on power could not last “for ever and ever amen”. Not only
were the sexual taboos and the strength of patriarchy being challenged
with the arrival of the “New Woman” and Oscar Wilde’s trial for
homosexuality, but the Imperial ideals and all the Victorian certitudes
had also started to be brought into question. As for the authority of the
Church, it had begun to be undermined with the publication of
Darwin’s The Origin of Species in 1859. So it is hardly surprising that
Dracula is a novel about power and the taking and relinquishing of
many different types of authority. It has been read, for example, as a
novel of “reverse colonization”2 as an invader from the East arrives in
1
James MORRIS, Pax Britannica: The Climax of an Empire, London: Penguin
Books, 1979, p. 46.
2
The term is used by Stephen D. Arata in his article, “The Occidental Tourist:
Dracula and the Anxiety of Reverse Colonization”, Victorian Studies, Summer
1990, pp. 627-634.
JANE HENTGES – SUBVERSION IN DRACULA
75
Great Britain and “batten(s) on the helpless”,3 and a great deal has
been written on the sexual power games and the undermining of
patriarchal authority in a novel in which sucking and piercing are the
all important activities practised, not only between men and women
but also between men and other men. However, as these rather
“sinful” games of the flesh could suggest, it is not just the authority of
the Empire and the patriarchal Victorian family that is subverted and
deconstructed by Bram Stoker, but also the authority of the supreme
patriarch, the Father of Fathers, God Almighty. It is this religious
power game and the sucking away of its life blood that I am going to
focus on; we must not forget that Bram Stoker was Irish, that Dracula
means “the devil” in Wallachian and that crucifixes and the holy
wafer are two of the main instruments used in the fight against, dare
we say it, the “almighty” Count. I will begin by showing how Stoker
saps God’s authority by underlining the weakness and lack of
credibility of his disciples and their crucifixes, before trying to prove
that Stoker uses the devilish count Dracula to beat God the Father at
his own power games by giving us a subversive parody of the Holy
Trinity. Finally, I shall – to use the very godlike modal – try and show
how Stoker subverts the power of the Word with a capital “w” and
replaces it with the “power” of his word and the gothic genre to
deconstruct and suck the blood and substance out of all ideas of
authority.
The gothic novel, with its miracles and mystical visions, often
deals with the Roman Catholic religion and its superstitions, and you
only have to read the first few pages of Dracula to understand that
religion is going to be one of the main themes. There is an obvious
battle for power between good and evil, and light and darkness.
Before he even appears, Dracula is shown as someone to be feared
and is said to be devilish and evil. His arrival confirms this
impression; he looks like the devil physically and is associated with
flames, darkness and the colours of hell. Moreover, the inhabitants of
Transylvania all seem to dread him, crossing themselves incessantly
and always having a crucifix at hand to ward him off. However, these
so-called Christians are not portrayed as being particularly sensible
people as their religion seems to be based on the power of superstition
3
Bram STOKER, Dracula, New York, London: Norton, 1997, p. 54. All the
quotations from Dracula in the article are taken from this edition of the novel edited
by Nina AUERBACH and David J. SKAL.
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and the fear of death and hell rather than on any true
acknowledgement of divine authority. Dracula, who is often
associated with decay and “stench” (221) and “doom” (73, 82) seems
to be an “uncanny” projection of their fears of the dead who,
according to Freud, were often imbued, in the tribal taboos around
death, with evil designs and a will, rather like the blood-sucking
vampire, to infect the living by haunting their memory and draining
them of their vitality. In a word, religion in Transylvania seems to be
reduced to its trappings and the power of superstition and fear rather
than to be based on actual belief. It is one of the things that Jonathan
Harker talks about in the very first entry in his journal, “I read that
every known superstition in the world is gathered into the horseshoe
of the Carpathians; as if it were the centre of some imaginative
whirlpool.” (10)
However, this belief in superstition is true not just of the
inhabitants of Transylvania but also, more disturbingly, of the
crusaders, the group of men led by Abraham Van Helsing to fight
against Dracula and the vampires. Everything they do is performed in
the name of God, who is invoked by them all the time. They seem to
have an endless supply of holy wafers and of gold and silver
crucifixes in all shapes and sizes to help them in their crusade against
the devil. I use the term “crusade” on purpose as Van Helsing actually
compares his followers to “the old Knights of the Cross” (278), and
the name given to them, the Crew of Light, also suggests this. Yet, if
at first sight these “crusaders” do cleanse the world of vampires and
restore religious order to society, on looking more closely they are a
decidedly ambivalent crew who dabble in darkness as much as in
light. This ambivalence can be seen in their leader’s name. His
Christian name, Abraham, has very Christian overtones and evokes
the Old Testament patriarch, whereas his surname, Van Helsing,
suggests he can also “sing” the praises of “hell”. Moreover, Van
Helsing is a man of all parts4 as he wields the crucifix and uses the
holy wafer, but also tinkers in folklore and the occult. For example, he
places foul-smelling garlic side by side with Christian symbols, which
seems to indicate that his brand of Christianity smells strongly of
charlatanism.
4
His pompous array of titles already suggests this, “Van Helsing, M.D., D.PH.,
D.LIT., Etc., Etc.,” p. 106.
JANE HENTGES – SUBVERSION IN DRACULA
77
As for the rest of God’s crew of disciples, Dr Seward, Jonathan
Harker, Arthur Holmwood or Lord Godalming, and the American
outsider, Quincey Morris, they are not more convincing than their
leader. Dr Seward does not “see” clearly into his mad patients, and
seems as unbalanced as them at times, Jonathan is a weak, naïve,
rather effeminate young man as his surname Harker (Hark/her)
suggests, and Arthur’s name, like Van Helsing’s, is ambivalent.
Holmwood could suggest his love of England and its country values,
his love of the “woods” of “home”, whereas his title, Lord Godalming
sounds strangely like “God damning” and could suggest he is a Lord
unto himself. These crusaders make up a rather motley group and
Stoker often makes fun of them, thus, once again, undermining God’s
authority. They are not brave or intelligent,5 but make mistakes, break
down and become hysterical at times. Van Helsing is even called a
“fool” by Renfield, the madman, who understands the danger
everyone is in better than the so-called learned vampire hunter, “I
know you well enough; you are the old fool Van Helsing. I wish you
would take yourself and your idiotic brain theories somewhere else.
Damn all thick-headed Dutchmen.” (225) This is hardly a description
worthy of someone representing God’s authority.
However, Stoker’s subversion of the authority of God’s chief
representative goes even further as there could be said to be something
sacrilegious about many of his actions. For example, when he pushes
Arthur Holmwood to stake Lucy6 he seems to be taking decisions
about life and death that only God should take, and both men could be
seen to be going against God’s second commandment, “thou shalt not
kill”. The same can be said about the Crew of Light in general as
Claire Bazin clearly points out, “Derrière les redresseurs de torts,
soldats de Dieu, se cachent peut-être des bêtes assoiffées de sang. Si
5
Bram Stoker makes fun of the “crusaders’” naïvety and stupidity. Dracula is
obviously far more intelligent than they are. They seem very mediocre and are often
the butt of derision. For example, although they notice that Mina is very pale, and
although they are hunting down a vampire, they never link the two together. On the
other hand, Renfield, the “madman”, realizes the danger that Mina is in. In the same
way, at the beginning of the novel, even if he is given numerous clues, Jonathan
takes a long time to understand Dracula’s true nature, and Stoker underlines just
how naïve he is by making him say, after the mirror episode, “It is strange that as yet
I have not seen the Count eat or drink. He must be a very peculiar man!” (31, my
emphasis). This deduction is decidedly an understatement, yet Harker is not aware
of it.
6
His name could suggest the act of staking – to drive the wood holm/home.
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Dracula est un tueur en série, ce sont eux aussi des assassins qui tuent
au nom de la religion et de la morale, qu’ils n’hésitent cependant pas
eux-mêmes à violer.”7 Indeed, the way Arthur drives in the stake to
kill Lucy is full of sexual, not to say sadistic connotations, and the
other members of the Crew of Light look on like so many voyeurs. In
a word, they seem to be as sexually perverse as their enemy. The
stake, after all, is like a giant-sized fang and the Crew of Light would
have no doubt liked to get their teeth into Lucy8 or into each other.9
In fact, to get their blood the Crusaders are ready to break into
tombs, commit burglary and bribery, and impale, that is to say do evil.
They are no better than Dracula, and Van Helsing even uses the
Count’s methods. He draws blood out of the Crew of Light, pierces
Lucy with a needle and pumps their blood into her, thus in some way
mixing their blood with Dracula’s and making them blood brothers.
At the end of the novel, like their blood brother, they even take on
bestial attributes and seem to be like a pack of wolves hunting down
their prey, thus reducing the boundaries between good and evil, God
and the devil, man and beast and undermining, once again, the
credibility and thus the authority of God the Father. Considering these
similarities between the Crew of Light and Dracula, it is not surprising
that Dracula is used to the same end. However, Stoker goes one step
further with the Count as he uses this devilish, Anti-Christ figure to
parody the Holy Trinity, thus reducing to nothing the power and
authority not only of God the Father, but also of God the Son and God
the Holy Ghost.
7
Claire BAZIN, “Faut-il laisser Lucy faire: Dracula, roman victorien ? », p. 71 dans
Claire BAZIN et Serge CHAUVIN (eds.) Dracula : L’œuvre de Bram Stoker et le
film de F.F.Coppola, Nantes : Editions du Temps, 2005.
8
John Seward and Quincey Morris had proposed to her on the very same day as
Arthur Holmwood.
9
The homosexual undertones in Dracula have been pointed out in many excellent
articles. The bonds which bind the Crew of Light together have something decidedly
homoerotic about them, and the blood transfusions they all give Lucy can be read as
a hidden homosexual act as they mix their body fluids together in her body. This can
be read, in Freudian terms, as an excellent example of “displacement” of their
homosexual desire onto/into a woman’s body, and of “sublimation” as medical
transfusions/penetrations permit the unpermitted. Indeed, Van Helsing’s words to
Arthur “You are a man, and it is a man we want” (113) are as ambiguous as
Dracula’s words to the three vampire women concerning Jonathan Harker, “This
man belongs to me!” (43).
JANE HENTGES – SUBVERSION IN DRACULA
79
It is normal for the devil to try and subvert the authority of God,
and Dracula does indeed go about it by beating God at his own game.
He begins by usurping the power and authority of God by investing
holy places. His coffin lies, for example, in chapels, both in his castle
in Transylvania and in his house at Carfax, and the soil his boxes
contain is consecrated.10 Moreover, the Count sucks away at Lucy’s
blood in the graveyard at Whitby and his red eyes seem to be reflected
in the windows of the church there. The church is St Mary’s (91), and
Stoker could even be said to be poking fun at the idea of the
Immaculate Conception in this way. Symbolically he has his eye on
the Virgin Mary and, as we know, although he only pierces people’s
necks, he does better than God as this is enough to breed endless little
vampires; he can, in fact, produce offspring in the wink of an eye, or
rather the bite of a tooth.
However, not only does Dracula invest graveyards, churches and
chapels, his castle in Transylvania could even be compared to God’s
house in heaven. The mountains on which his castle stands are
described as “lofty” and “mighty” (15), not to say “almighty”, and,
when Jonathan first sets eyes on the castle, one of his fellow travellers
even calls out “‘Look! Isten szek!’ – ‘God’s seat!’”(15) The idea of
the castle being God’s seat is made clear on the cover of the 1901
Constable edition of the novel as the picture of Dracula slithering
down the wall of his castle head first was inspired by the tarot card la
maison dieu.11 Stoker was interested in the occult and the hidden
dimensions of the mind. It was even rumoured that he was a member
of the Hermetic Order of the Golden Dawn, a secret society founded
in 1888 that practised ritual magic and underlined the links between
the tarot pack and the kabbalah. The tarot card, la maison dieu, with
the flame licking, or should I say piercing, the top or “neck” of the
tower symbolizes the bringing into question and sweeping away of old
ideas and conventions which imprison and set up boundaries and
limits. In a word, it could symbolize Stoker’s own subversive
treatment and bringing into question of the authority of God.
Not only does Dracula invest holy places but he also acts like God,
and is recognized as such by his followers. Renfield, for example,
10
“For it is not the least of its terrors that this evil thing is rooted deep in all good; in
soil barren of holy memories it cannot rest.” ( 213).
11
See the pictures at the end of the article.
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always addresses him as Lord and Master12 and uses a capital “y” for
“You” and “Your” and a capital “h” for “He” and “His”. As for the
Count, he gives orders to his disciples and, like God, uses the modal
“shall” to impose his authority. However, if Dracula can be read as a
subversive image of God the Father, he can also be read as a
subversive, inverted image of God the Son. Indeed, like Christ,
Dracula does not stay in his castle up in the sky but comes down to
earth, to London, where he turns into a young man13 and tries to
spread the power of his gospel. Like Christ’s, his is a gospel of love
but with a difference – his love is physical and not spiritual. Yet la
petite mort also gives rise to everlasting life and Dracula beats Christ
at his game as he is not resurrected just once but every morning. He
does not need to await God’s Judgement Day in his coffin to be
resurrected, as he is a god or authority unto himself.
The symbolism to do with blood is also particularly subversive as
far as Dracula and Christ are concerned as Stoker no doubt uses it to
parody the Roman Catholic idea of transubstantiation and its
superstitious power. The Catholic belief that during the communion
service the bread turns into Christ’s flesh and the wine into his blood
comes pretty near to asking the faithful to commit acts of vampirism
or even cannibalism to gain everlasting life and this is, after all,
exactly what Dracula does.14 Once again, he serves as an inverted
image of Christ as, if Christ gave his blood and his life to save
humanity and give man the chance of everlasting life in heaven,
Dracula drinks blood to give his disciples everlasting life on earth. As
David Punter puts it, “The myth of Dracula is an inversion of
Christianity, […] in that Dracula promises – and gives – the real
resurrection of the body, but disunited from the soul.” 15 Holy
12
“I am here to do Your bidding, Master. I am Your slave, and You will reward me,
for I shall be faithful. I have worshipped You long and afar off. Now that You are
near, I await Your commands, and You will not pass me by, will You, dear Master,
in Your distribution of good things?” (98).
13
“I believe it is the Count, but he has grown young.” (155).
14
Dracula and his disciples literally put into practice the tenets of the Roman
Catholic communion as not only do they drink blood but they also eat flesh in the
form of babies – no doubt once more an inverted image of Christ’s “suffer the little
children to come unto me.”
15
David PUNTER, The Literature of Terror: A History of Gothic Fictions from
1765 to the Present Day, Volume I, London and New York: Longman, 1996, p. 27.
JANE HENTGES – SUBVERSION IN DRACULA
81
Communion becomes unholy communion in all the senses of the
word.
As for the power of the final member of the Trinity, the Holy
Ghost, who was also used by God to establish his authority on earth,
Stoker gives Dracula the same “power to move in a mysterious way
his wonders to perform”. Like the Holy Ghost, he has the power to
enter people’s bodies and souls, provided they welcome him in. He
too can travel around the universe unseen and has no shadow and no
reflection. The Count is, in fact, absent physically for the vast majority
of the novel, and yet, paradoxically, like God and the Holy Ghost the
more absent he is, the more people seem to feel his presence and the
more power and authority he has over them. Like the Holy Ghost,
Dracula can take on different shapes and forms. For example, not only
can he metamorphose into the form of different animals, but he can
also appear as mist or fog, specks of dust or blue flames16 and, in this
way, he can slither under doors and through chinks, but also into
people’s minds where, like the Holy Ghost, he is able to speak to
them.17
It is fairly obvious, from all that has been said, that Stoker himself
speaks subversively to his readers through Dracula. The expression
“the cock crowed” appears regularly throughout the novel (30,35, 53,
177) to remind Dracula that his night time frolics are over, but we
can’t help thinking that it really appears to show that Christ’s time on
earth is also nearly up. Like Peter in the New Testament denying
Christ, Stoker also seems to be refuting his authority by replacing “the
light of the world” with a king of darkness, who is, at times, like some
animal throw-back along Darwin’s chain of evolution. Yet, Stoker
does not just play around with the power and authority of God the
Father, God the Son and God the Holy Ghost, he also plays around
with and subverts that other more concrete form of religious authority,
the Holy Word with a capital “w”, which he replaces with the power
of his own word, a power which he uses not to impose a new authority
but, on the contrary, to deconstruct all ideas of authority.
16
“He can, within limitations, appear at will when, and where, and in any of the
forms that are to him; he can, within his range, direct the elements: the storm, the
fog, the thunder; he can command all the meaner things: the rat, and the owl, and the
bat – the moth, and the fox, and the wolf; he can grow and become small; and he can
at times vanish and come unknown.” (209)
17
He communicates with Mina by telepathy at the end of the novel.
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82
lines 4
References to the Bible, both the Old and the New Testament, are
omnipresent in Dracula, not only through the characters but also
through words and quotations which always invert or subvert their
biblical meaning. Renfield’s refrain, for example, “the blood is the
life” is used in Dracula but not in the way the Bible means it to be, as
in the Old Testament these words are used to encourage people not to
drink blood as blood was considered to be the soul.18 By taking words
out of their original context Stoker inverts their meaning. He is a past
master of this technique and does the same thing with certain biblical
scenes, using direct quotations to create subversive links. In the
famous scene in which Mina drinks blood/milk/sperm at Dracula’s
breast,19 the Count’s speech, “And you, their best beloved one, are
now to me, flesh of my flesh; blood of my blood; kin of my kin; my
bountiful wine-press for a while; and shall be later on my companion
and helper” (252), reproduces certain of God’s and Adam’s words in
Genesis when God created Eve.20 Indeed Mina will be a wine press,
companion and helper for Dracula but not in the way Adam and God
intended!
The examples of Stoker playing around with the Word with a
capital “w” are numerous. Indeed, the authority of the Word in general
and faith in any sort of omniscience is brought into question in
Dracula as there is no omniscient narrator, no Master voice. Indeed,
the events are seen through many different eyes and written down by
many different people, both masculine and feminine, and the form of
the novel could even be said to parody the New Testament. We have
18
The Old Testament is full of prohibitions against drinking blood. For example,
Deuteronomy 12.23-25, “Only be sure that thou eat not the blood: for the blood is
the life; and thou mayst not eat the life with the flesh.” (See also Genesis 9.4 and
Leviticus 17.12-14) On the other hand, it is true that Christ, at the Last Supper, tells
his disciples to drink his blood in remembrance of him (John 6.54) but, as we have
said earlier, he shed his blood to give everlasting life for the soul not everlasting life
on earth.
19
This scene can almost be read as a sacrilegious portrayal of the Madonna and
Child. As Delphine Cingal points out, “Le thème du repas sanglant, martelé au cours
du roman, devient inversion de la Vierge allaitant l’Enfant lorsque Dracula offre sa
poitrine à Mina Harker.” Delphine CINGAL, “Des mots et des morts dans Dracula”,
p. 125 dans Gilles MENEGALDO et Dominique SIPIERE (eds.), Dracula : L’œuvre
de Bram Stoker et le film de Francis F. Coppola, Paris : Ellipses, 2005.
20
Compare Genesis 2.18 “And the LORD God said, It is not good that the man
should be alone; I will make him a help meet for him” and Genesis 2.23 “And Adam
said, This is now bone of my bones, and flesh of my flesh”.
JANE HENTGES – SUBVERSION IN DRACULA
83
numerous short letters or epistles, written by Van Helsing, journalists
and various lawyers and business men, but we also have four versions
or gospels of the life and death of Dracula, the gospel according to
Jonathan Harker, according to Mina, to Seward and to Lucy.
Moreover, as in the New Testament, we are never given the main
protagonist’s account and nothing is ever related objectively. This
allows Stoker to undermine the idea of a reliable collective text, once
again bringing the authority of the Word and of the gospel stories into
question. He even underlines the unreliability of the word in his
introductory note to his novel by saying, “There is throughout no
statement of past things wherein memory may err, for all the records
chosen are exactly contemporary, given from standpoints and within
the range of knowledge of those who made them” (5, my emphasis),
and ends the novel not with Dracula’s death, as we would expect, but
with the same kind of warning, “I took the papers from the safe where
they have been ever since our return so long ago. We were struck by
the fact, that in all the mass of material of which the record is
composed, there is hardly one authentic document.” (326, my
emphasis)21 Couldn’t the same be said of the Bible?
The fact the novel begins and ends with reflections on writing
shows just how important the word with a small “w” was for Stoker.
As Nathalie Jaëck points out in her article, “Hémorragie textuelle et
vampirisation du texte réaliste dans Dracula”, the table of contents of
the novel has nothing to do with the subject matter but is about writing
and the different forms it takes – diaries, letters, and newspaper
cuttings.22 Dracula is, in fact, one of the best examples of Bakhtin’s
dialogism in the British novel. It contains not only a juxtaposition of
different texts but of different languages and voices speaking in
different places and countries and therefore having very different
views on events. It renders any idea of closure – fixed meaning –
21
The unreliability of words in the novel is also underlined by a mise en abyme. The
old sailor, Swales, tells Mina and Lucy about the inscription on a young man’s grave
in Whitby. The grave stone talks about a much beloved son but the truth is quite the
opposite. While he was alive, the young man and his mother hated each other and he
committed suicide so that she would not have the insurance she had put on his life. It
is interesting to note that these unreliable words, not to say lies, are linked up with
religion as they are on a grave (67-68).
22
Nathalie JAECK, “Hémorragie textuelle et vampirisation du texte réaliste dans
Dracula », p. 16 dans Claire BAZIN et Serge CHAUVIN (eds.), Dracula : L’œuvre
de Bram Stoker et le film de F.F.Coppola, Nantes : Editions du temps, 2005.
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84
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impossible and this is perhaps where Stoker’s real power lies.
According to Bakhtin, the dialogic novel does not bring together
discordant voices in order to achieve concord but to subvert unity and
hierarchy of all kinds and bring into question any unique world view.
Moreover, as the novel progresses the simple present tense used by
Jonathan Harker in his very factual diary at the beginning to talk about
what he considers to be general truths, gives way to doubts and the
abundant use of modals and expressions of modality.
Indeed, Stoker uses the power of his word to deconstruct, subvert,
undermine and get rid of the very idea of authority. The dialogic
nature of the novel and the gothic genre leave the reader in a state of
confusion as to who is who and what is what. The symbolic order, on
which culture’s signifying processes, rules, power and authority are
based, dissolves and becomes intangible, rather like Dracula himself,
who is in a constant state of flux. All boundaries are done away with,
and anything and everything becomes possible, men turn into beasts,
the distinction between the living and the dead, between good and
evil, men and women, God and the devil and power and authority
become blurred, and even the ending is left very open. Although at
first sight, when Dracula is dispatched at the end of the novel, “the
kingdom, the power and the glory” seem to remain in the hands of
God the Father “for ever and ever amen”, things are not as simple as
they seem, as it is not so much God’s will which is done throughout
most of the novel as Dracula’s. In fact Stoker, thanks to the power of
his word, leaves no master authority in charge. Victorian authority is
supposedly restored, but only on the surface, as Dracula is killed, but
not staked as vampires should be, and his castle is still standing.23
Moreover, Mina’s son is born on the first anniversary of Dracula’s
death and, as we know that the child was conceived after she had
drunk some of the Count’s blood/sperm, we can imagine that he is in
some way Dracula’s offspring and that, therefore, Dracula will live on
and continue to subvert all ideas of authority.
To conclude, Dracula does indeed live on. The novel has never
been out of print and it is Dracula’s name which is “hallowed”, not
only because it is given pride of place in the title, but above all
23
“The castle stood as before, reared high above a waste of desolation” p.326.
Stoker had destroyed the castle in the original manuscript but interestingly enough
he “resurrects” it in the final version.
JANE HENTGES – SUBVERSION IN DRACULA
85
because it is Dracula we remember. The Count has had “undying”
success, as we can see with the endless Dracula films, plays, and
“fang” clubs, and he therefore carries on being endlessly resurrected,
so much so that he has joined the “undead” world of myth, no doubt
because he blurs and transcends both spatial and temporal boundaries
and can become a subversive symbol of power for anyone at
anytime. 24 The blurring of boundaries was something extremely
dangerous and unacceptable for the Victorian mind and even today we
find it troubling. This can explain why the fantastic is often dismissed
to the margins of literary culture in an attempt to silence the power of
unreason and disorder and anything that goes against authority and a
stable balanced view of the world. The feather knocking off or
decapitating la maison dieu on the tarot card could in fact be the
feather of Stoker’s pen sweeping away, not just the power and
authority of God the Father but also that of the whole Victorian
society into which Stoker was born and which he, no doubt, found it
hard to come to terms with.
Bibliography
ARATA, Stephen D. “The Occidental Tourist: Dracula and the
Anxiety of Reverse Colonization”, Victorian Studies. Summer
1990, pp.627-634.
BAZIN, Claire. « Faut-il laisser Lucy faire: Dracula, roman
victorien ? », pp. 61-72 dans Claire BAZIN et Serge CHAUVIN
(eds.), Dracula : L’œuvre de B. Stoker et le film de F.F.Coppola.
Nantes : Editions du Temps, 2005.
CINGAL, Delphine. « Des mots et des morts dans Dracula », pp. 117126, dans Gilles MENEGALDO et Dominique SIPIERE (eds.).
Dracula : L’oeuvre de Bram Stoker et le film de Francis F.
Coppola. Paris : Ellipses, 2005.
24
For example, with his castle and his hoard of coins, Dracula has been said to
symbolize capitalism. However, during the Cold War, thanks to his origins behind
the Iron Curtain in Transylvania, American propaganda seized on the Count to
represent everything evil in the communist world.
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86
lines 4
JAECK, Nathalie, « Hémorragie textuelle et vampirisation du texte
réaliste dans Dracula », pp. 13-26, dans Claire BAZIN et Serge
CHAUVIN (eds.). Dracula : L’œuvre de B. Stoker et le film de
F.F.Coppola. Nantes : Editions du Temps, 2005.
MENEGALDO, Gilles & SIPIERE, Dominique (eds.). Dracula:
L’oeuvre de Bram Stoker et le film de Francis F. Coppola. Paris :
Ellipses, 2005. MORRIS, James. Pax Britannica: The Climax of
an Empire. London: Penguin Books, 1979.
PUNTER, David. The Literature of Terror: A History of Gothic
Fictions from 1765 to the Present Day. Volume I. London and
New York: Longman, 1996. STOKER, Bram. Dracula. New
York, London: Norton, 1997.
JANE HENTGES – SUBVERSION IN DRACULA
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87
88
The tarot card la maison Dieu
lines 4
L’activité d’enseignementapprentissage : entre autorité
transmissive et pouvoir de
construction
Danielle CHINI
Université de Pau et des pays de l’Adour
90
lines 4
S'il est un domaine où la question des relations entre autorité et
pouvoir a toujours eu sa place, c'est bien celui de l'école, lieu d'une
relation sociale hiérarchique forte, doublée d'une relation pédagogique
centrée sur la transmission d'un savoir, et qui implique, dans le
meilleur des cas du moins, une dynamique cognitive complexe.
Traditionnellement investi d'une fonction garantie par l'institution qu'il
représente et qui le nomme, par ailleurs détenteur du savoir à
transmettre, l'enseignant, qu'il soit qualifié de professeur ou de maître,
en est l'image tutélaire. De par sa position statutaire dans l'institution,
il dispose, pour reprendre les définitions du dictionnaire Robert,1 du
« pouvoir d'imposer obéissance », la potestas des Romains, mais en
outre, grâce à son expertise dans la matière, celui de « s'imposer
comme référence ». En d'autres termes, il est l'autorité mais il fait
aussi autorité, conditions supposées nécessaires et suffisantes pour
avoir cette autorité légitime que les Romains nommait auctoritas,
c'est-à-dire cet ascendant nécessaire sur les élèves pour contrôler le
déroulement de l'apprentissage2. Telle est du moins l'image d'Epinal
de l'instance magistrale, dans laquelle autorité et pouvoir se
confondent, ou de l'autorité institutionnelle, sociale et intellectuelle est
censé découler naturellement un pouvoir pédagogique de contrôle de
la dynamique transmissive et donc du processus d'apprentissage luimême.
L'enseignement-apprentissage des langues étrangères n'a bien sûr
pas dérogé à la tradition et s'est fondé pendant des siècles sur une
conception transmissive stricte, centrée sur le rôle d'un maître
omniscient. Qu'il s'agisse des conceptions traditionnelles de type
grammaire-traduction ou des méthodologies structurales et
behavioristes, le rôle officiellement reconnu à l'élève s'est longtemps
limité à l'obéissance, fondée sur l'imitation et la reproduction, la
maîtrise de la connaissance étant censée n'être que le résultat d'une
transmission unilatérale pour les uns, ou d'un conditionnement réflexe
pour les autres, régis dans tous les cas par l'autorité magistrale.
1
Cf. Le Petit Robert, Paris : Société du Nouveau Littré, 1970.
Ces distinctions sont inspirées de Bruno ROBBES, « Les conceptions actuelles de
l'autorité », Cahiers pédagogiques, Paris : CRAP, 2006. Consulté en ligne le 3 mars
2007. URL : http://www.cahiers-pedagogiques.com/article.php3?id_article=2283
(2006).
2
DANIELLE CHINI – ENSEIGNEMENT-APPRENTISSAGE
91
L'actualité, abondamment relayée tant par les média que par les
responsables de notre système éducatif, à commencer par les divers
ministres de l'éducation qui se sont succédé au cours des dernières
années, semble indiquer qu'aujourd'hui cette autorité « naturelle » soit
menacée par le délitement de notre modèle de société, dû au recul de
la transcendance de la loi et de l'institution face à la primauté de la
liberté et de l'intérêt de l'individu. L’image du maître tirant sa
supériorité de la détention du savoir n’est pas plus épargnée, dans un
environnement où prolifèrent les sources parallèles d’information et
de formation. C’est pourquoi il serait temps, entend-on, de « restaurer
l’autorité », en promouvant, comme le réclamait par exemple Xavier
Darcos en 2002 « une nouvelle donne fondée sur une pédagogie de
l’autorité »3 qui puisse, entre autres, s’appuyer sur des procédures
disciplinaires, actualisées par plusieurs circulaires ministérielles entre
2002 et 2006 4 , ainsi que sur une réactualisation des références
scolaires traditionnelles, comme certains textes récents sur la
grammaire, la lecture ou le lexique semblent le suggérer.
Même si dans cette relation complexe tout est lié, mon propos, en
tant que didacticienne de l’anglais, n’est pas de prolonger les débats
multiples qui animent les sciences de l’éducation sur ce sujet, que ce
soit d’un point de vue institutionnel, sociologique, philosophique,
politique ou même psychanalytique. Je souhaite simplement
m’interroger sur ce que pourrait être aujourd’hui une « pédagogie de
l’autorité » bien conçue, appréhendée du point de vue de la dynamique
d’apprentissage, c’est-à-dire dans une perspective essentiellement
cognitive et psycholinguistique. S’il est vrai, comme l’écrivent
Béranger et Pain5, qu’à « chaque méthode pédagogique est lié un
certain type d’autorité », on peut, comme eux, se poser la question de
savoir « dans quelles conditions l’exercice de l’autorité favorise
effectivement l’apprentissage et la socialisation de l’enfant ».
L’exercice de l’une a-t-il le pouvoir d’entraîner automatiquement le
3
Ministère de la Jeunesse, de l’Education et de la Recherche, La politique de
prévention de la violence à l’école, Délégation à la communication - bureau de la
presse, 30 octobre 2002, 14 pages. [ www.education.gouv.fr ]. Cité par Bruno
Robbes, op.cit. p. 1.
4
Pour plus de détails sur cet aspect des choses, cf. l'article de Bruno Robbes, dont
ces remarques sont inspirées.
5
Patrick BÉRANGER & Jacques PAIN, « L'autorité et l'école : fin de système »,
Ville Ecole Intégration n°12, mars 1998, Paris : MENRT/ CNDP. Consulté en ligne
le 3 mars 2007, URL : http://www.cndp.fr/RevueVEI/beranger.htm.
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déroulement harmonieux des autres ? Les difficultés actuelles de
l’école semblent prouver que non. Pour autant, aussi louable que soit
la volonté de rétablir l’équilibre dans les classes, la solution passe-telle réellement par un retour à l’autorité magistrale d’antan ? En fait,
alors que cette autorité relève, nous l’avons vu, de deux rôles distincts
même s’ils sont interdépendants, les préconisations ministérielles
mentionnées ci-dessus semblent prolonger la confusion traditionnelle
entre l’autorité institutionnelle, conférée par la position hiérarchique et
liée aux notions d’ordre et de discipline, et d’autre part l’autorité
pédagogique, qui, aujourd’hui, dans la perspective constructiviste
dominante, ne peut plus se contenter d’activités requérant une
obéissance passive des élèves. Il ne s’agit pas de rejeter l’idée de
transmission : le savoir préexiste en tant que réalité socio-culturelle et
ne saurait être construit ex nihilo, en d’autres termes inventé par
l’élève. Eirick Prairat 6 ne rappelle-t-il pas « cette vérité
anthropologique : on n’entre jamais seul dans le monde ». Cependant,
l’évolution des conceptions cognitives et psycholinguistiques des
processus en jeu dans l’apprentissage a mis à jour l’extrême
complexité de la relation pédagogique, et conduit à reconsidérer la
répartition des rôles, remodelant par ricochet la structure des relations
d’autorité et de pouvoir.
C’est cette redéfinition que je me propose d’explorer ici, en
commençant par deux aspects essentiels pour la compréhension de ce
qui se joue dans la classe : la nature des processus cognitifs qui soustendent l’apprentissage et, d’autre part, les caractéristiques
particulières de l’activité en situation scolaire.
Depuis bientôt vingt ans, les choix de la didactique institutionnelle,
tels qu’ils transparaissent dans les instructions officielles, s’inscrivent,
toutes matières confondues, dans une perspective constructiviste. Cela
signifie, qu’à la suite des travaux de l’école d’épistémologie génétique
de Piaget, il est admis qu’un sujet humain ne reçoit pas les
connaissances telles quelles de l’extérieur, mais qu’il les reconstruit
par le biais d’une dynamique d’interaction cognitive continue avec le
monde qui l’entoure, la perception de données problématiques, c’està-dire non immédiatement compréhensibles par lui, déclenchant un
6
Eirick PRAIRAT, « Autorité et respect en éducation », Le respect, Revue Le
Portique, n°11, 1° semestre 2003, mis en ligne le 15 décembre 2005. Consulté le 10
mars 2007. URL : http://leportique.revues.org/document562.html.
DANIELLE CHINI – ENSEIGNEMENT-APPRENTISSAGE
93
processus de résolution de problème qui tend à l’assimilation des
données nouvelles par accommodation du système interne de
références que le sujet s’est déjà construit. Les connaissances du sujet
sont ainsi élaborées sous la forme d’un ensemble interconnecté de
structures conceptuelles évolutives, ou schèmes, qui lui permettent par
la suite d’appréhender, d’analyser et structurer le monde qui l’entoure,
tout en s’appropriant de nouvelles connaissances. Dans cette
perspective, l’autorité transmissive de l’enseignant est sans effet si elle
ne rencontre pas le pouvoir et donc la volonté de construction de
l’élève.
À cette conception piagétienne du processus d’apprentissage, s’est
progressivement ajoutée une influence très nette des théories socioconstructivistes, héritées tout particulièrement de Vygotski, qui, selon
le principe que nul ne peut s’approprier seul les systèmes conceptuels
complexes comme le langage, postulent au cœur de cette interaction
entre le sujet et le monde une intervention sociale indispensable, de
type sémiotique, le processus d’apprentissage primant alors sur la
dynamique de développement génétique. C’est cette orientation qui a
conduit à remplacer le concept unilatéral de transmission par celui de
médiation.
L’enseignant, qui est alors vu non plus tant comme le détenteur que
comme le représentant d’un savoir socio-culturellement élaboré,
devient, pour reprendre les termes à la mode, un metteur en scène, un
facilitateur d’apprentissage, un guide qui a pour fonction de créer les
conditions favorables à une rencontre fructueuse entre l’élève, devenu
apprenant, et le savoir. Dans cette perspective, le rôle du médiateur
consiste, en s’appuyant sur la précédence du savoir collectif, à créer
les conditions propices à la construction, par chaque élève, de
connaissances opératoires individuelles. C’est donc dans une logique
de co-construction et de co-responsabilité que résiderait le pouvoir de
construire des connaissances. Certains, comme Perret-Clermont 7 ,
analysent cette médiation comme une relation de transaction, d’autres
parlent d’autorité négociée8.
7
Anne-Nelly PERRET-CLERMONT & Michel NICOLET (eds.), Interagir et
connaître : enjeux et régulations sociales dans le développement cognitif, Paris :
L'Harmattan, 2001.
8
Cf. ROBBES, op.cit.
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94
lines 4
Cependant qui dit co-construction et co-responsabilité, dit volonté
d’échange et d’implication active des deux parties en présence. Et
c’est sur cette condition-là que l’autorité magistrale peut achopper en
classe. Sans volonté de l’élève, pas d’exercice du pouvoir de
construction, et donc échec de l’autorité de médiation. En d’autres
termes, comment s’assurer la motivation active des élèves dans une
situation contrainte et face à des matières et des tâches qu’ils n’ont pas
choisies ? De fait, par sa spécificité, la situation scolaire induit une
logique très particulière qui modifie profondément la nature de
l’activité nécessaire à la co-construction. Les activités qui s’y
déroulent relèvent du modèle téléologique qui part du principe que
toute activité est une unité dynamique pilotée par un but à atteindre
prédéfini, la planification précédant l’action. Mais ce modèle suppose
que ce soit l’acteur lui-même qui définisse ou du moins participe, en
connaissance de cause, à la définition des buts et à la planification qui
en découle, l’appropriation du but étant intimement liée à l’intention
et donc au sens que l’activité prend pour le sujet. Or dans le cas de
l’activité scolaire, celui qui planifie, l’enseignant, n’est pas celui qui
est censé agir. Dans bien des cas, les acteurs potentiels que sont les
élèves ne ressentent pas de besoin intrinsèque qui justifierait le but à
atteindre. En d’autres termes, le plan d’action est préparé par un
expert qui en comprend tous les rouages, mais sa mise en œuvre
dépend d’acteurs qui, par définition, ne maîtrisent pas au départ les
connaissances nécessaires à la réalisation du but visé, ni même à sa
compréhension, dans la mesure où l’objectif même de l’activité réside
pour une grande partie dans l’acquisition de ces mêmes connaissances.
En d’autres termes, l’acteur, ou faut-il simplement parler d’agent,
n’est pas l’auteur de l’action et n’a donc pas vraiment autorité sur elle.
On peut penser que c’est de cette disjonction entre planification et
action qu’émergent en partie la démotivation et l’absence
d’implication que nous constatons tous chez un bon nombre d’élèves
ou d’étudiants. Le but visé n’a que peu de sens pour eux et la tâche est
alors vécue comme une contrainte imposée autoritairement, et on peut
penser que c’est en partie à ce niveau-là que se ressent la perte de
légitimité de l’autorité magistrale dans l’esprit des élèves, car
l’acceptation de ce qu’on leur propose de faire ne va plus de soi.
Le problème qui se pose alors à l’enseignant est de trouver les
moyens de faire de son guidage autre chose qu’un plan d’action
contraignant, de faire en sorte que le cadre collectif construit par
l’appareil
pédagogique
permette
l’émergence
d’activités
DANIELLE CHINI – ENSEIGNEMENT-APPRENTISSAGE
95
d’apprentissage individuelles de type créatif 9 , autrement dit qu’il
ouvre un espace où chaque apprenant puisse construire du sens pas à
pas en assumant en tant qu’acteur et auteur la responsabilité de la
tâche.
C’est dans cette perspective que Brousseau a introduit deux
concepts essentiels pour la didactique des mathématiques, repris
depuis par les autres champs disciplinaires : les concepts de
dévolution et de situation adidactique. L’idée de l’élève-acteur est
centrale chez Brousseau. Pour lui 10 , dans une perspective constructiviste classique, « l’apprentissage est une modification de la
connaissance que l’élève doit produire par lui-même et que le maître
doit seulement provoquer », ce qui le conduit à l’idée de dévolution :
« L’enseignement est la dévolution à l’élève d’une situation
adidactique correcte, l’apprentissage est une adaptation à cette
situation ».11 Voici ce qu’il entend par là :
Le travail du professeur consiste […] à proposer à l’élève une
situation d’apprentissage afin que l’élève produise ses
connaissances comme réponse personnelle à une question et les
fasse fonctionner ou les modifie comme réponses aux exigences
du milieu et non à un désir du maître. […] Pour qu’un enfant
lise une situation comme nécessité indépendante de la volonté
du maître, il faut une construction épistémologique cognitive
intentionnelle. La résolution du problème est alors de la
responsabilité de l’élève, il a la charge d’obtenir un certain
résultat. Ce n’est pas si facile, il faut que l’élève ait un projet et
accepte sa responsabilité. […] Nous appelons « dévolution »
l’activité par laquelle le professeur cherche à atteindre ces deux
résultats.12
Et il précise par ailleurs que cette conception de l’enseignement :
va donc demander au maître de provoquer chez l’élève les
adaptations souhaitées, par un choix judicieux des « problèmes »
9
Cf. JOAS pour le concept d'agir créatif. Hans JOAS, La créativité de l'agir, Paris :
Editions du Cerf, 1999.
10
Guy BROUSSEAU, Théories des situations didactiques, Grenoble : La Pensée
Sauvage, collection « Recherche en didactique des mathématiques », 1998, p. 300.
11
Ibid. p. 60.
12
Ibid. pp. 300-301.
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96
qu’il lui propose. Ces problèmes, choisis de façon à ce que
l’élève puisse les accepter, doivent le faire agir, parler, réfléchir,
évoluer de son propre mouvement. Entre le moment où l’élève
accepte le problème comme sien et celui où il produit sa
réponse, le maître se refuse à intervenir comme proposeur des
connaissances qu’il veut voir apparaître. L’élève sait bien que le
problème a été choisi pour lui faire acquérir une connaissance
nouvelle mais il doit savoir aussi que cette connaissance est
entièrement justifiée par la logique interne de la situation et qu’il
peut la construire sans faire appel à des raisons didactiques. […]
Une telle situation est appelée situation adidactique.13
On le voit cette démarche apporte un éclairage nouveau sur la
question du sens et de l’intention du sujet-apprenant dans l’action. La
dévolution de la responsabilité suppose que l’élève s’approprie les
buts tels qu’ils émergent de la situation, l’essentiel étant dans la
recherche des connaissances nécessaires à la résolution du problème.
« La motivation, précise encore Brousseau, naît de cet investissement
et s’entretient avec lui. Au lieu d’être un simple moteur extérieur, elle
est, de frustrations en équilibrations, constitutive à la fois du sujet (de
sa parole) et de sa connaissance. »14 Cette logique conduit à porter un
autre regard sur l’autorité magistrale qui n’a plus grand-chose à voir,
ni avec la simple obéissance, ni avec le statut de référent de
l’enseignant, mais qu’on pourrait définir comme la capacité d’initier et
de contrôler le transfert de la responsabilité de l’action pédagogique,
ou plus simplement reconnaître l’élève comme acteur et auteur
responsable.
Ce problème me semble particulièrement prégnant pour des
matières comme les langues vivantes où l’orientation communicative
des vingt dernières années a conduit à privilégier la maîtrise non plus
de savoirs mais de compétences, communicatives et langagières. La
question doit être posée cependant de savoir comment s’approprier les
outils, en particulier linguistiques, nécessaires à la mise en œuvre de
ces compétences. Or cette question ne semble pas sérieusement prise
en compte dans l’approche actionnelle préconisée par le Cadre
Européen Commun de Référence pour les Langues (2001), fidèlement
reprise par les instructions officielles, et qui va jusqu’à revendiquer
13
14
Ibid. p. 59.
Ibid. p. 126.
DANIELLE CHINI – ENSEIGNEMENT-APPRENTISSAGE
97
pour l’apprenant, vu comme « usager de la langue étrangère », le
statut d’acteur social engagé dans la réalisation de tâches signifiantes,
orientées vers un objectif qu’il comprend et qu’il contrôle. « Il y a
tâche », lit-on :
dans la mesure où l’action est le fait d’un (ou de plusieurs)
sujet(s) qui y mobilisent stratégiquement les compétences dont
ils disposent en vue de parvenir à un résultat déterminé. La
perspective actionnelle prend donc aussi en compte les
ressources cognitives, affectives, volitives et l’ensemble des
capacités que possède et met en œuvre l’acteur social.15
Si l’on précise qu’est « considéré comme stratégie tout agencement
organisé, finalisé et réglé d’opérations choisies par un individu pour
accomplir une tâche qu’il se donne ou qui se présente à lui », et que
cela inclut la gestion des quatre étapes essentielles de l’activité que
sont la planification, l’exécution, l’évaluation et la remédiation, on
voit que ce modèle, conçu au départ pour des situations de formation
impliquant des adultes motivés, suppose que l’essentiel de l’autorité
qui préside au déroulement de l’activité soit dévolue à l’apprenant
lui-même. Une autorité fondée non seulement sur un « pouvoir faire »,
découlant d’un « savoir-faire », mais aussi sur un « vouloir faire »,
sans lequel il ne saurait y avoir d’action.
Comment créer des conditions propices à une telle dynamique en
milieu scolaire, où le public est contraint et où la communication en
langue étrangère présente, dans la majorité des cas, un caractère
fictionnel ? Comment faire que les tâches proposées aient aux yeux
des élèves une légitimité suffisante pour créer les conditions
favorables à une motivation intrinsèque et donc à leur implication
responsable dans les tâches ? Comment définir des espaces où la
dévolution devient possible, ou, en d’autres termes, l’autorité
impositive peut laisser place à une autorité négociée ?
Il semble pour ce faire qu’il soit nécessaire de reconnaître un
certain nombre de spécificités propres au milieu scolaire :
15
CONSEIL DE L'EUROPE, Cadre Européen Commun de Référence pour les
Langues, apprendre, enseigner, évaluer, Strasbourg : Conseil de la Coopération
Culturelle, Comité pour l'Education, Division des Langues Vivantes / Paris : Didier,
2001, p. 15.
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• l’objectif fondamental qui donne son sens aux activités
de la classe, même si l’on a recours essentiellement à des
tâches de simulation communicative, est avant tout la
construction de connaissances, raison d’être de la situation
pédagogique ;
• cette réalité a un corollaire : l’acceptation d’une
focalisation inévitable, voire indispensable, de certaines tâches
sur le fonctionnement du système langagier ;
• si l’élève est acteur social dans la classe, c’est
prioritairement en tant qu’apprenant d’une langue, et non en
tant que communicateur fonctionnel dans cette langue.
L’expérience a d’ailleurs prouvé que le principe du bain
linguistique est une utopie : à l’école, ce n’est pas seulement
en communiquant qu’on apprend à communiquer ;
• enfin, si l’on s’en tient aux principes constructivistes
communément acceptés, il faut tenir compte du fait que toute
construction de connaissances ne peut se faire que sur la base
des références préalables du sujet. Par conséquent, il est
indispensable de partir des représentations qui sont celles des
élèves, et pas seulement de celles du professeur ou des
programmes.
La conjonction de ces diverses raisons impose, de mon point de
vue, de redonner, à côté de la pratique communicative, toute leur place
à des activités de type réflexif qui prennent comme objet d’une part le
fonctionnement des systèmes linguistiques en présence, et d’autre
part, le processus de construction lui-même, à savoir la nature des
opérations cognitives et psycholinguistiques que le sujet apprenant
doit maîtriser pour pouvoir construire ses connaissances, ainsi que
pour contrôler le déroulement des tâches communicatives dans
lesquelles il est engagé. Et l’espace ainsi créé me semble
particulièrement propice à une dévolution de la responsabilité
pédagogique, à condition que l’enseignant sache limiter son rôle,
certes essentiel, à placer les élèves face à des faits de langue en
contexte ou des situations problématiques qui, pour reprendre les
termes de Brousseau, devraient être « choisis de façon à ce qu’ils
DANIELLE CHINI – ENSEIGNEMENT-APPRENTISSAGE
99
puissent les accepter » et qu’ils les fassent « agir, réfléchir, évoluer de
leur propre mouvement »16.
Mais, pour que ce travail de réflexion soit efficace, il convient,
nous l’avons vu, d’accorder toute l’attention nécessaire à la puissance
opérative des références initiales des élèves. Et, dans le cas de
l’apprentissage d’une langue étrangère, ce socle cognitif
incontournable est constitué par les structures psycholinguistiques et
énonciatives de la langue maternelle qui, pendant très longtemps,
fonctionnent comme un filtre perceptif et cognitif. Loin de la rejeter, il
faut donc reconnaître et exploiter la puissance de la langue maternelle,
dans une logique énonciative qui peut permettre d’appréhender les
langues en présence comme les produits d’une même dynamique
langagière, articulée autour d’un certain nombre d’invariants opératifs.
Il ne m’est pas possible ici de développer cet aspect, mais on peut
postuler que c’est en aidant l’élève, dans une logique de dévolution,
tout à la fois à prendre conscience de la force de ses références
initiales et à s’en distancier, dans une approche comparative d’éveil au
langage, qu’on peut lui permettre de conceptualiser progressivement
ces repères énonciatifs et lui conférer ainsi un rôle dominant
d’apprenant et d’énonciateur. Cette démarche permettrait de s’inscrire
dans une véritable perspective actionnelle où l’apprenant acquerrait
pouvoir et autorité sur les tâches réflexives proposées et
s’approprierait des outils linguistiques personnels solides, aptes à
fonctionner comme des instruments cognitifs pour la découverte, la
structuration et l’appropriation de la nouvelle langue, ce qui lui
permettrait de s’investir de façon plus autonome dans les tâches
communicatives. En outre, cela permettrait de donner un sens et une
base conceptuelle solide au développement de la compétence
plurilingue que le cadre européen appelle de ses vœux, sans jamais
vraiment préciser comment la construire.
Pour conclure ce long développement, il nous faut revenir à la
question de départ : comment définir une « pédagogie de l’autorité »
pertinente ? A la lumière de ce qui vient d’être dit, il apparaît qu’elle
ne peut fonctionner que si l’autorité transmissive, ou plutôt
médiatrice, apprend parfois à s’effacer devant le pouvoir de
construction de l’apprenant. Il apparaît que l’autorité ne peut être
16
Guy BROUSSEAU, op. cit. , 301.
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100
lines 4
efficace que si elle se fonde, non sur un rapport de force, mais sur une
relation d’échange, d’interaction constructive. Cela n’est pas sans
rappeler la distinction établie par Erich Fromm17 entre « l’autorité
rationnelle [qui] est fondée sur la compétence et aide la personne qui
s’appuie sur elle à se développer » et « l’autorité irrationnelle [qui] est
fondée sur le pouvoir et sert à exploiter la personne qui lui est
soumise ». La première déclinée « en mode être » est simple
« dominance » et induit chez l’autre « une obéissance sous forme
d’acceptation d’une compétence », alors que la seconde, déclinée en
« mode avoir » n’est que « domination » et impose la soumission à un
pouvoir. Seule la première peut correspondre à une autorité éducative
bien comprise qui, comme le rappelle Prairat18, se doit d’être « une
influence libératrice […] qui n’est pas action sur mais une activité qui
vise à susciter, en l’autre, une activité. Elle n’est pas une volonté qui
s’oppose et s’impose à une autre volonté pour la soumettre, mais une
volonté qui s’allie à une volonté naissante pour l’aider à vouloir ».
C’est donc dans une interaction positive entre l’autorité transmissive
de l’enseignant et le pouvoir de construction de l’apprenant que
peuvent se résoudre les tensions, mais certainement pas dans leur
confrontation ni encore moins dans l’oblitération de l’une par l’autre.
Comme le rappelle Rossetti-Herbelin19 : « l’autorité, c’est être soimême l’auteur de ses actes pour permettre à l’autre de le devenir ».
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système », Ville Ecole Intégration n°12, mars 1998, Paris :
MENRT/ CNDP. Consulté en ligne le 3 mars 2007, URL :
http://www.cndp.fr/RevueVEI/beranger.htm.
17
FROMM, Erich. Avoir et être. Paris : Robert Laffont, 1978. Consulté en ligne le 3
mars 2007, URL : http://www.philo5.com/Mes%20lectures/Fromm_AvoirOuEtre.htm.
18
PRAIRAT, op. cit.
19
ROSSETTI-HERBELIN, Françoise. « Qu’est ce que l’autorité ? » Consulté en
ligne le 3 mars 2007. URL : http://perso.orange.fr/jacques.nimier/autorite.htm.
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note de synthèse pour l’habilitation à diriger des recherches,
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colloque international, mai 2005, Université Victor-Segalen
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CREAD et PAEDI, à paraître dans les Actes.
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26 octobre 2004. CRAP-Cahiers pédagogiques. URL :
http://www.cahiers-pedagogiques.com/article.php3?id_article=1932 et
http://www.cahiers-pedagogiques.com/article.php3?id_article=1187.
Consulté en ligne le 3 mars 2007.
Insularité, pouvoir et autorité
dans Robinson Crusoe de Defoe
Emmanuelle PERALDO
Université de Versailles-Saint-Quentin
104
lines 4
Au début du dix-huitième siècle, les considérations littéraires et
politiques sont intrinsèquement liées ; les meilleures œuvres de ce
début de siècle sont celles chargées d’intentions politiques car elles
aiguisent l’appétit des lecteurs avides d’être mis au fait des
événements qui leur sont contemporains. Les hommes politiques de
l’époque ont tout intérêt à s’attacher la faveur des auteurs comme
Swift, Defoe, Addison ou Steele qui sont renommés et influents et qui
par conséquent représentent un vecteur essentiel pour l’expression et
la diffusion des idées et programmes politiques. Dès 1688, la question
fondamentale de l’origine des sociétés politiques et de la forme du
gouvernement ne pouvait manquer de marquer les écrits de Defoe,
homme de lettres profondément engagé dans les débats politiques de
son temps et qui, de par ses activités de conseiller et d’espion
gouvernemental pour Harley puis Godolphin, s’était fait une place au
cœur du pouvoir. Cette position d’observateur-participant au sein du
monde politique explique la place prépondérante du thème du pouvoir
dans les textes de Defoe, et notamment dans sa plus célèbre fiction,
Robinson Crusoe. En effet, à la lecture de ce texte, nous pouvons
percevoir un lien entre le motif de l’insularité et les thèmes du pouvoir
et de l’autorité. Le huis-clos insulaire permet de concentrer les
relations de pouvoir, un peu comme dans The Tempest de
Shakespeare, et l’évolution des aventures de Robinson entraîne une
redéfinition des concepts à la fois proches et éloignés du pouvoir et de
l’autorité. Selon Max Weber, le pouvoir consiste à "imposer sa
volonté dans le cadre d’une relation sociale, malgré les résistances
éventuelles", il porte en lui les concepts de force et de contrainte,
tandis que l’autorité est la capacité de se faire obéir sans avoir recours
à ces deux concepts puisqu’elle instaure une relation légitime de
domination et de sujétion. Annah Arendt ajoute que l’autorité repose
seulement sur sa reconnaissance de la part des sujets auxquels elle
s’applique et qu’elle implique l’adhésion immédiate des volontés dans
la transparence d’une reconnaissance se fondant sur l’évidence d’une
supériorité, généralement d’ordre moral ou intellectuel. Les notions de
pouvoir et d’autorité sont intrinsèquement liées puisque l’autorité est
le fondement de la légitimité de l’exercice du pouvoir. Cette étude
vise à interroger la nature de la relation de Robinson à lui-même, à son
île, et à autrui afin de définir la nature de la relation de pouvoir (ou
d’autorité ?) au sein du site insulaire entre Robinson et les autres. Qui
a le pouvoir ? De quel pouvoir s’agit-il ? Peut-on parler d’autorité du
EMMANUELLE PERALDO – ROBINSON CRUSOE
105
maître ? Robinson se veut riche en sujets et dans un fantasme de
pouvoir, il s’imagine être le monarque de l’île et semble rechercher
une insularité royale. Mais nous nous demanderons si sa soif de
pouvoir, qui dépasse largement les limites de son cadre insulaire, n’est
pas quelque peu désuète, bien que compréhensible puisque le motif de
l’île déserte focalise le désir d’une souveraineté sans partage.
L’arrivée du personnage de Vendredi permet d’instaurer un
différentiel de pouvoir entre Robinson et Vendredi qu’il nomme et qui
dès lors lui appartient. Nous analyserons comment le pouvoir
fantasmé de Robinson trouve une réalité et une légitimité au contact
d’autres hommes et comment d’un pouvoir fantasmé et vain, l’on
passe progressivement à une autorité constructive qui fonde les bases
de la création d’une colonie. Cette réflexion sur le pouvoir au sein
d’un texte fictionnel de Defoe nous permettra de considérer Robinson
Crusoe comme une exposition des théories politiques de Defoe,
comme en quelque sorte le deuxième pan d’un diptyque politique dont
le premier volet est Jure Divino. Quelle est la conception defoéenne
du pouvoir et de la politique monarchique et dynastique ?
Insularité et pouvoir fantasmé dans Robinson Crusoe
Le motif de l’île permet une réduction d’échelle qui facilite
l’analyse des relations de pouvoir tout en étant cet espace
épiphanique, révélateur de la vérité de chacun, de l’intérieur de soi.
Robinson semble rechercher une insularité royale. Il donne un nom à
l’île. Les qualificatifs qu’il lui donne sont toujours subordonnés à sa
personne : il parle de son domaine, son royaume, son manoir, comme
on peut le voir dans la citation suivante qui ne contient pas moins de
six occurrences de l’adjectif possessif "my" : "when I say my own
Circle, I mean by it my three Plantations, viz, my Castle, my Country
Seat, which I called my Bower, and my Enclosure in the Woods."1
L’île, ce huis-clos expérimental, est le lieu d’élection de toutes les
expériences imaginaires. Ainsi ce cadre permet à Robinson de
transformer son île abandonnée en triomphe. Il a la volonté d’être le
créateur d’une insularité royale sous la forme d’une utopie. Le passage
à l’utopie advient lors de la construction de la colonie. Le héros qui
fait de son île une colonie affectionne le pouvoir absolu et Robinson
met du temps avant de se résoudre à laisser son île s’évanouir dans le
1
Robinson Crusoe (1719), London: Penguin Popular Classics, 1994. p. 164.
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lointain de ses souvenirs dans la deuxième partie des Further
Adventures of Robinson Crusoe. Le désir colonisateur de l’Angleterre
est très bien représenté par Robinson dont la soif de pouvoir dépasse
largement les limites de son cadre insulaire. Edmond Maestri indique
que "le motif de l’île déserte focalise le désir d’une souveraineté sans
partage et d’un retour à la pureté des origines que l’ordre contraignant
d’une existence continentale immergée dans l’histoire ne peut plus
satisfaire."2 Le texte entier de Robinson Crusoe est sous-tendu par la
notion de monarchie absolue, à commencer par les motifs des
fortifications, des barrières et des haies qui, installées pour protéger le
héros troglodyte, sont autant de métaphores de l’ordre royal. Le
langage utilisé par le narrateur pour parler de sa vie sur l’île est
également empreint d’absolutisme et, tout comme les barrières et les
haies, il protège Robinson et assure le maintien de son pouvoir,
comme le souligne Eric Jager lorsqu’il écrit : "Crusoe’s hedgewall of
words is as redundant and overbuilt as the one around his house and
betrays that Crusoe’s identity consists of, and his authority lies in,
whatever verbal structures he erects around himself."3
En se présentant comme roi et gouverneur de l’île et en utilisant
tout le champ lexical de la royauté, Robinson crée une rhétorique
absolutiste qui lui permet d’instaurer une fiction politique au cœur de
laquelle il joue le rôle du chef suprême comme le montrent les
citations suivantes : "to view the Circumference of my little
Kingdom"4 et "we came back to our Castle, and there I fell to work for
my Man Friday." 5 Dans cette deuxième citation la possession est
déplacée (our/my) : Robinson ne possède plus à lui seul le château
mais il possède Vendredi, ce qui lui permet dès lors de le commander.
Robinson considère que son pouvoir absolu est infini comme le
montre l’utilisation de la comparaison avec le pouvoir d’un tsar dans
les Further Adventures :
It was talking one Night with a certain Prince, one of the
banished Ministers of State belonging to the Czar, that the
2
Edmond MAESTRI, Préface à L'insularité. Thématique et Représentations, JeanClaude MARIMOUTOU & Jean-Michel RACAULT (ed.), L'Harmattan, 1995, p.
12.
3
Eric JAGER, "The Parrot's Voice: Language and the Self in Robinson Crusoe",
Eighteenth-Century Fiction, vol. 21, n°3, 1988, p. 329.
4
Robinson Crusoe, p. 136.
5
Ibid. p. 204.
EMMANUELLE PERALDO – ROBINSON CRUSOE
107
Discourse of my particular Case began. He had been telling me
abundance of fine Things of the Greatness, the Magnificence,
the Dominions, and the absolute Power of the Emperor of the
Russians: I interrupted him, and told him I was a greater and
more powerful Prince than ever the Czar was, though my
Dominion were not so large, or my People so many.6
Cependant, la rhétorique absolutiste qui envahit peu à peu le récit de
Robinson contient un subtil mélange d’ironie et de tristesse de la part
d’un homme qui réfléchit à son isolement et qui se satisfait de
parvenir à survivre dans une île déserte, plus qu’il ne se représente
comme un roi-guerrier. Il ne faut pas limiter Robinson Crusoe à une
simple fable politique : Defoe accorde beaucoup d’importance aux
émotions humaines et aux stratégies de survie des individus en
situation difficile. Robinson parvient à supporter l’isolement et le
dénuement en se construisant par le langage et l’imagination une
autorité fictionnelle à travers un personnage royal qui porte un
costume pour établir son autorité : "I came thither dressed in my new
Habit, and now I was called Governor again."7 Cette fictionnalisation
de lui-même souligne le lien entre le pouvoir de Robinson et son
imagination. Il s’agit d’un pouvoir fictif, fantasmé, plus qu’un pouvoir
réel et d’ailleurs son pouvoir absolu est presque toujours représenté
dans ses rêves, comme dans la citation suivante : "I fancied myself
able to manage one, nay, two or three Savages, if I had them, so as to
make them entirely Slaves to me, to do whatever I should direct them,
and to prevent their being able at any Time to do me any Hurt."8 Le
verbe "fancied" introduit la notion de fantasme de pouvoir absolu qui
est également perceptible dans la projection des idées politiques de
Defoe sur le cadre de l’île déserte qui fonctionne comme l’image
épurée de la Grande Bretagne puisque le texte propose la recréation de
l’île de Grande Bretagne sur l’île déserte de Robinson.
Pouvoir imaginaire et pouvoir réel : du fictionnel au référentiel
La fiction est un médium d’expression des théories politiques de
Defoe et de sa conception du pouvoir et de la monarchie. Qu’est ce
6
Further Adventures of Robinson Crusoe (1719), Doylestown Pennsylvania:
Wildside Press, 2004, p. 211.
7
Robinson Crusoe, p. 269.
8
Ibid. p. 197.
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lines 4
que Robinson Crusoe, texte fictif, nous dit-il sur les idées politiques
bien réelles de Defoe ? Defoe est un royaliste, vigoureux défenseur de
la monarchie et opposé au parlement. Mais il est en faveur d’une
monarchie avec des limites, et il souligne la nécessité de l’autodéfense
et le droit de se rebeller contre un tyran. C’est pourquoi le texte,
comme nous l’avons vu, souligne la vanité et l’absurdité de
l’aspiration de Robinson à un pouvoir absolu. Alors que Robinson
prétendait être un monarque, son île est devenue une démocratie.
Defoe mène un combat d’idées contre les jacobites et pour le roi de la
révolution. Il apporte un soutien absolu à Guillaume III, tandis qu’il
ne cache pas son hostilité à Jacques II. Robinson Crusoe et Jure
Divino peuvent être lus comme les deux volets d’un diptyque
politique. Jure Divino (1706) satirise l’idée du droit divin des rois et la
monarchie absolue dans un poème didactique de douze livres qui
présente un argument rationnel contre le concept du droit divin des
rois et qui fait un long éloge de la monarchie anglaise, forme idéale de
gouvernement. Il cherche à y exposer comment autorité et liberté sont
conjuguées avec bonheur. Novak dit que Defoe voulait montrer que
l’idée d’une monarchie absolue était irrationnelle. Backscheider ajoute
qu’il voulait montrer que la monarchie absolue était une idée dépassée
et Defoe fait appel à la raison pour démontrer son propos. Robinson
Crusoe est le contrepoint fictif de Jure Divino et les deux textes
reposent sur une typologie biblique dans l’utilisation du personnage
biblique de Saül qui est le roi-guerrier par excellence. L’ordre social
harmonieux est le résultat de l’action héroïque de Saül, qui est choisi
par Dieu mais qui conquiert le pouvoir par son épée. C’est l’image de
la souveraineté que Defoe véhicule dans Jure Divino, et c’est aussi ce
que fait le monarque fictif Robinson qui, bien que désigné par la
providence omnipotente, parvient à créer une colonie et à instaurer
une autorité sur les autres hommes, même si celle-ci est assez fragile.
La satire de Jure Divino s’inscrit dans le combat idéologique centré
sur l’obéissance passive et la non-résistance au prince. Dans la
préface, Defoe écrit que les rois qui se comportent en tyrans doivent
rencontrer l’opposition des sujets : "that Kings are not Kings Jure
Divino, that when they break the Laws, trample on Property, affront
Religion, invade the Liberties of Nations, and the like, they may be
opposed and resisted by Force." De même, le pouvoir que Robinson
s’est arrogé est remis en question par ses sujets successifs, et il doit se
transformer en autorité, c’est-à-dire en pouvoir accepté parce que
EMMANUELLE PERALDO – ROBINSON CRUSOE
109
légitimé s’il veut être maintenu. La soif de pouvoir des princes,
comme celle de Robinson, est la cible de Defoe dans Jure Divino :
For princes guided by the gust of power,
In their ambitious heat the world devour.9
Cette complémentarité entre un long poème épique et un récit fictif en
prose considéré comme le premier novel du genre souligne le rôle
important de la fiction dans le débat politique et l’écriture de
l’Histoire. A l’époque de Defoe, les techniques littéraires se mêlaient
aux techniques politiques et les hommes de lettres s’engageaient dans
un débat concret. Le rapprochement est inévitable entre la
représentation des concepts de pouvoir et d’autorité dans Robinson
Crusoe et sa suite, et le pouvoir monarchique et dynastique au
lendemain de la Révolution Glorieuse. Ce rapprochement va jusqu’à
une réduplication, à la projection fantasmée de l’île de Grande
Bretagne sur l’île de Robinson.
La simple utilisation du terme "Kingdom" pour désigner son île
renvoie à la Grande Bretagne d’où vient Robinson et particulièrement
dans cette phrase qui met en parallèle l’île et le royaume : "this put me
in Mind of the Life I lived in my Kingdom, the Island."10 Le texte met
en scène un déplacement du centre et l’île périphérique de Robinson
reproduit le royaume de Grande Bretagne. Il est ainsi permis de lire
Robinson Crusoe comme l’allégorie de la naissance de l’empire
britannique. L’île de Robinson est l’île de la Grande Bretagne mais
sans son histoire. L’île de Robinson serait un espace vierge, sans
histoire, alors que celle d’Angleterre serait un espace occupé avec des
traces visibles d’histoire. Mais il y a toujours une histoire, une trace,
partout, même sur une île déserte ; peut-être cette empreinte de pas sur
le sable est-elle la marque de l’histoire de l’île de Robinson et le signe
de la vanité de sa volonté de tout gouverner seul, d’être le seul à avoir
découvert, nommé et donné son histoire à cette île ? L’île de Robinson
est un microcosme et la relation de pouvoir entre Robinson et
Vendredi imite celle entre l’Angleterre et l’Ecosse, mais aussi entre
Londres et les autres villes qui doivent l’alimenter. En effet, il existe
un différentiel de pouvoir important entre Robinson et Vendredi.
Robinson est la représentation métonymique de l’empire colonial
9
Jure Divino, Livre III, p. 3.
Further Adventures, p. 9.
10
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lines 4
britannique dans son rapport avec Vendredi qui est la métonymie de
l’esclave. Nous pouvons voir une forme de représentation allégorique,
avec Robinson représentant l’Angleterre et Vendredi l’Ecosse, c’est-àdire deux régions qui unirent leurs forces et leurs faiblesses pour ne
former plus qu’une île, "the Whole Island of Great Britain". Robinson
Crusoe reconstitue une petite Angleterre. Les vingt-huit ans que le
personnage éponyme passe sur l’île (1659-1687) correspondent aux
règnes de Charles II et Jacques II. Michael Seidel voit en Robinson
Crusoe une variation sur l’historiographie Stuart : "The timing of
Crusoe’s exile in the particular fold of years that envelops the
Restoration provides an intriguing variation on the theme of Stuart
historiography." 11 Robinson reconstitue fidèlement tout ce qu’il
semblait avoir voulu fuir, d’où l’omniprésence d’un matérialisme
économique sur l’île. Ainsi il se veut riche de sujets, "my Island was
now peopled, and I thought myself very rich in Subjects"12 avec dans
l’adjectif "rich" une connotation économique et dans les "Subjects" la
soif de pouvoir que l’on retrouve ailleurs dans le texte : "the Prince
and Lord of the whole Island: I had the Lives of all my Subjects at my
absolute Command."13 Cette projection de la volonté de pouvoir à
l’extérieur de l’espace confiné de l’île déserte souligne le caractère
fantasmé et donc irréel du pouvoir absolu que Robinson pense avoir.
La disproportion entre le cadre extrêmement limité du site insulaire et
la soif illimitée de pouvoir de Robinson rend cette dernière désuète,
illusoire, voire risible.
Un pouvoir a d’autant plus de légitimité et d’autorité qu’il s’autolimite. Ce sont les limites du pouvoir qui le rendent viable et qui
constituent la condition sine qua non de son existence. Or, les
pouvoirs despotiques de Robinson sont illimités, mais seulement tant
que ses sujets n’incluent pas des êtres humains. Analysons trois
citations dans lesquelles Robinson s’imagine d’abord être un roi sans
sujet (“I descended a little on the Side of that delicious Vale,
surveying it with a secret Kind of Pleasure (…) to think that this was
all my own, that I was King and Lord of all this Country indefeasibly,
11
Michael SEIDEL, "Crusoe in Exile", PMLA, vol. 96, n°3, 1981, p. 366.
Robinson Crusoe, p. 236.
13
Ibid. p. 147.
12
EMMANUELLE PERALDO – ROBINSON CRUSOE
111
and had a Right of Possession”14), puis un roi sans rival et enfin un roi
avec comme seuls sujets des animaux :
I was removed from all the Wickedness of the World here (…). I
had nothing to covet; for I had all that I was now capable of
enjoying. I was Lord of the whole Manor; or if I pleased, I might
call myself King, or Emperor over the whole Country which I
had Possession of. There were no Rivals. I had no Competitor,
none to dispute Sovereignty or Command with me.15
It would have made a stoic Smile to have seen me and my little
Family sit down to Dinner; there was my Majesty, the Prince
and Lord of the whole Island: I had the Lives of all my Subjects
at my absolute Command. I could hang, draw, give Liberty and
take it away, and no Rebels among all my Subjects.
Then to see how like a King I dined, too, all alone, attended by
my Servants; Poll, as if he had been my favourite, was the only
Person permitted to talk to me. My Dog, who was now grown
very old and crazy, and had found no Species to multiply his
Kind upon, sat always at my right Hand; and two Cats, one on
one side the Table and one on the other, expecting now and then
a Bit from my Hand, as a Mark of special Favour.16
Dans cette dernière citation, la comparaison du perroquet, du chien et
des deux chats avec la cour qui entoure le roi est tellement satirique
qu’elle souligne la vacuité du fantasme de pouvoir royal de Robinson,
pouvoir qui est d’ailleurs fondé sur la négation : ce n’est pas un
pouvoir positif mais un pouvoir absolu par absence de rival ou de
sujets humains, comme en témoignent les abondantes négations dans
la citation de la page 128.
Le pouvoir de Robinson est un pouvoir sans exercice, sans histoire,
sans sujétion, sans limite et nous pouvons nous demander avec Eric
Fougère comment le "réveiller du sommeil tropical."17 Ce pouvoir
n’est donc que pure illusion comme en témoignent sa réaction et son
impuissance face à l’empreinte de pied dans le sable dont le pouvoir
14
Ibid. p. 101.
Ibid. p. 128-129.
16
Ibid. p. 147.
17
Eric FOUGERE, Les Voyages et l'ancrage : représentation de l'espace insulaire à
l'Age classique et aux Lumières (1615-1797). Paris : L'Harmattan, 1995, p. 56.
15
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vient du mystère et de l’ambiguïté. Il n’a pas d’êtres humains sur
lesquels ce pouvoir pourrait s’exercer, ce qui le rend vain et il n’existe
que dans l’imaginaire de Robinson. Un épisode essentiel de la
narration va permettre de dévirtualiser ce fantasme de pouvoir et par
là-même de changer sa nature : il s’agit de l’arrivée de Vendredi, puis
des autres hommes qui viennent peupler l’île de Robinson.
Dévirtualisation et légitimation du pouvoir de Robinson : passage du
pouvoir vain à l’autorité constructive
La légitimation du pouvoir, essentielle à sa transformation en
autorité, est l’ensemble des processus par lesquels les dominants
parviennent à se faire reconnaître et accepter par les dominés. Ce
processus présuppose l’existence d’au moins un dominé. C’est ainsi
que l’arrivée d’un autre homme sur l’île, qui a été longtemps rêvée par
Robinson, va peut-être permettre cette mise en pratique du pouvoir
que le personnage éponyme a tant fantasmé. Rappelons que l’autorité
de Robinson vient en partie du fait qu’il a sauvé Vendredi alors qu’il
était son ennemi, un cannibale. A tout moment il peut le tuer. Mais il
lui est en quelque sorte confié par la nature pour qu’il lui permette
d’atteindre son bien spécifique, d’accomplir sa nature propre. Cette
situation instaure un rapport d’obligation morale qui donne au maître
Robinson une véritable charge de responsabilité à l’égard de son
esclave. La relation paradigmatique du maître et de l’esclave est posée
d’emblée dans ce geste de gratitude de Vendredi : "Then he kneeled
down again, kissed the Ground, and laid his Head upon the Ground,
and taking me by the Foot, set my Foot upon his Head: this, it seems,
was in Token of swearing to be my Slave forever."18 Mais c’est bien
par la parole que Defoe assoit son autorité et sa supériorité naturelle
sur Vendredi. En effet le langage joue un rôle crucial dans le texte
quant à la crédibilité du maître Robinson qui transforme le pouvoir
qu’il a sur Vendredi en une forme plus acceptable et acceptée
d’autorité par sa certitude d’avoir une supériorité naturelle sur
Vendredi, de par sa religion, son savoir et son appartenance à la
"civilisation" et surtout par sa conversion spirituelle.
Le langage, acte par lequel on agit sur la volonté d’autrui, constitue
toujours le cœur vivant du pouvoir. Le premier acte de langage
18
Robinson Crusoe, p. 200.
EMMANUELLE PERALDO – ROBINSON CRUSOE
113
consiste à donner un nom à cet homme : "I began to speak to him and
to teach him to speak to me; and first I made him know his Name
should be Friday, which was the Day I saved his Life; I called him so
for the Memory of the Time; I likewise taught him to say Master, and
let him know that was to be my Name."19 Son nom n’est pas un nom ;
il est déterminé par les circonstances, par la providence qui l’a amené
là. Le nom que Robinson se donne n’en est pas un non plus mais
marque sa domination. Le différentiel de pouvoir est déjà inscrit dans
le signifiant du nom. De plus, Robinson impose sa langue à Vendredi
et ne fait aucun effort pour apprendre la sienne, ce qui présuppose une
supériorité naturelle de la culture de Robinson. Dès l’arrivée du père
de Vendredi et de l’Espagnol, Robinson met de plus en plus l’accent
sur les transactions parlées et écrites qui protègent son sentiment de
sécurité et de confort. Eric Jager souligne la multiplication des actes
langagiers au fil du peuplement de la colonie pour contrer toute
menace contre l’autorité de Robinson :
Crusoe’s reliance upon oaths, signed agreements, and other
verbal guarantees quickly becomes obsessive as he seeks to
ensure his identity and authority in an ever enlarging society.
[…] As the threatened local authority, Crusoe insists upon a
complicated network of social contracts to maintain his selfclaimed roles as ruler and owner of the island.20
Le langage chrétien à travers la Bible, qui est le seul vrai interlocuteur
de Robinson pendant toutes ses années solitaires, joue également un
rôle important dans la définition du pouvoir de Robinson, notamment
dans ce que nous considérons comme l’acte fondateur de son autorité :
sa conversion spirituelle.
L’épreuve de la solitude oblige Robinson à un retour à Dieu. Il
effectue un cheminement spirituel. Defoe utilise la métaphore de la
royauté sept fois dans le texte, et ce toujours dans la phase du roman
qui suit la conversion du personnage. La notion de royauté revêt une
signification spirituelle chez Robinson. Il est un monarque sur son
âme. C’est pour cela que Crusoe maintient une distance spirituelle
avec Vendredi (pour ne pas s’éloigner de son idéal de pureté lié à sa
conversion), ce qui établit son autorité absolue sur Vendredi, autorité
19
20
Ibid. p. 203.
Eric JAGER, op.cit. pp. 327-9.
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114
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qui est maintenue tout au long de leur relation. Cette distance est aussi
appliquée avec le père de Vendredi et le capitaine espagnol car
Robinson craint la menace de perversion de la religion vraie et
maintient une posture stricte pour défendre sa religion et sa
purification qui assurent son autorité. C’est une véritable relation de
confiance et d’amour qui unit Robinson et Vendredi et cette relation
tient sa force de l’expérience morale et spirituelle de la conversion
commune. Si la plupart des critiques ont noté le caractère
égocentrique de la conversion de Vendredi par Robinson, voyant dans
la relation entre les deux hommes le modèle parfait du paradigme
hégélien du maître et de l’esclave, cette conversion du cannibale au
Christianisme instaure une égalité spirituelle entre les deux hommes
qui transcende le différentiel de pouvoir et la hiérarchie entre les deux
hommes. Robinson devient ainsi le père spirituel de Vendredi, ce qui
transforme son pouvoir monarchique en pouvoir patriarcal.
Crusoe, dont les aventures sur l’île déserte sont la conséquence de
sa désobéissance à son père, veut lui-même être père mais l’abstinence
sur l’île rend cette entreprise difficile. Il a donc une fois encore
recours à une manipulation langagière pour donner à sa vie un schéma
familial. Il transforme dans un premier temps les animaux en une
famille, puis transfère son autorité patriarcale sur Vendredi et enfin
sur les habitants successifs de l’île. Dès la page 205, Robinson décrit
Vendredi en ces termes "a Child to a Father". A de nombreuses
reprises, Robinson est représenté comme la figure du pater familias
(le père de famille). Il emploie souvent le terme de "famille" pour
désigner le monde qui l’entoure comme à la page 241, ("my Family")
ou encore à la page 90 des Further Adventures : "both of them came
to me and desired I would give them leave to remain on the Island,
and be entered among my Family, as they called it." Dans son sens
classique, Familia (Famille) est souvent synonyme de patrimoine, et
elle comprend les personnes soumises à la Patria Potestas (pouvoir
patriarcal) par l’action de la nature (descendance biologique) ou par
l’application de la loi (mariage, adoption ou esclavage). Dans les
Further Adventures, Robinson, plus vieux que dans la première partie,
se décrit très souvent comme un monarque patriarcal qui emmène
avec lui de nouveaux habitants pour peupler sa colonie : "I carried
with me some Servants whom I purposed to place there as
Inhabitants."21 Les colons le considèrent comme leur père, comme le
21
Further Adventures, p. 12.
EMMANUELLE PERALDO – ROBINSON CRUSOE
115
montre cette citation : "they told me I was a Father to them. […] They
all voluntarily engaged to me not to leave the Place without my
Consent." 22 L’adverbe "voluntarily" souligne le consentement,
l’acceptation et la reconnaissance de l’autorité du maître Robinson. Il
ne s’agit plus du vain pouvoir absolu que Robinson exerçait sur ses
animaux dans la première partie du texte. Dans les Further
Adventures, Defoe donne à l’île un degré supérieur de complexité
politique à travers des contrats établissant des institutions et les lois
sur la propriété. Il rend possible le passage de la Robinsonnade à
l’utopie et son pouvoir patriarcal peut alors s’exercer sur sa "famille" :
"I pleased myself with being the Patron of the People I placed there,
and doing for them in a Kind of haughty, majestic Way, like an old
patriarchal Monarch, providing for them as if I had been Father of the
whole Family, as well as of the Plantation." 23 Mais ce pouvoir
patriarcal a ses limites. Crusoe se compare à un monarque patriarcal
mais à l’exception de l’envoi de quelques provisions et de quelques
nouveaux colons, il n’aide pas les habitants de son île. D’ailleurs
seulement à la moitié des Further Adventures, il abandonne l’île qu’il
laisse sans nom, sans propriétaire et sans gouvernement :
I never so much as gave the Place a Name, but left it as I found
it, belonging to Nobody, and the People under no Discipline or
Government but my own, who, though I had Influence over
them as a Father and Benefactor, had no Authority or Power to
act or command one Way or other, further than voluntary
Consent moved them to comply.24
L’abondance des négations dans la citation ci-dessus souligne à
nouveau les limites du pouvoir de Robinson qui n’est pas défini
positivement mais négativement. Il reconnaît n’avoir ni pouvoir ni
autorité sur ses hommes alors que tout au long du peuplement de sa
colonie, il refuse que quiconque sauf lui prétende à une quelconque
autorité, comme ici à la page 250 de Robinson Crusoe :
That while you stay on this Island with me, you will not pretend
to any Authority here; and if I put Arms into your Hands, you
will upon all Occasions give them up to me and do no Prejudice
22
Ibid. p. 89.
Ibid. p. 135.
24
Ibid. p. 135.
23
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116
to me or mine upon this Island, and in the Meantime, be
governed by my Orders.
L’attitude de Crusoe envers Vendredi et les autres hommes qui vivent
sur l’île est paradoxale en ce qu’il associe devoir filial et servitude.
Crusoe appelle patriarcal un pouvoir qui se veut en réalité absolu afin
de lui donner l’apparence de l’autorité mais qui, ne parvenant pas à
l’être, est trop pesant pour lui et c’est un soulagement pour Crusoe de
l’abandonner.
La relation dominant-dominé, maître-esclave subit donc une
évolution à travers le récit pour prendre l’apparence d’un "contrat"
librement consenti et d’un enrichissement mutuel des deux parties qui
deviennent un tout insécable. Vendredi acquiert un savoir et donc un
pouvoir qu’il n’avait pas au début et comme nous l’avons vu, sa
conversion le place sur un pied d’égalité sur le plan spirituel avec
Robinson, tandis que Robinson, égocentrique et ethnocentriste, ne
s’ouvre pas beaucoup l’esprit à la culture nouvelle. Il avoue lui-même
son ignorance et son incapacité à gouverner : lorsque Vendredi lui
propose de venir vivre avec les siens, il répond : "I am but an ignorant
Man myself." 25 De plus, le seul pouvoir qui est présenté comme
absolu et illimité dans ce texte, c’est celui de la Providence et
Robinson n’est qu’un jouet de la Providence ("a secret Hand of
Providence governing the World, and an Evidence that the Eyes of an
infinite Power could search into the remotest Corner of the World, and
send help to the Miserable whenever he pleased."26) Le champ lexical
du pouvoir est constamment attaché à la notion de Providence, comme
à la page 214 de Robinson Crusoe, "Nature assisted all my Arguments
to evidence to him even the Necessity of a Great First Cause and
overruling, governing Power, a secret directing Providence."
Conclusion
Sous la plume de Defoe, le lien dialectique entre le pouvoir qui se
prend et l’autorité qui se concède (pour paraphraser les termes d’Alice
Schwarzer) est déstabilisé, comme est déstabilisée toute tentative de
catégorisation générique de Robinson Crusoe. En effet, ce texte fictif
25
26
Robinson Crusoe, p.222.
Ibid. p 267.
EMMANUELLE PERALDO – ROBINSON CRUSOE
117
qui prétend être un récit authentique contient en filigrane une analyse
politique de la monarchie britannique et du pouvoir. Cependant, le
pouvoir tel qu’il est exercé par Robinson n’en est un que dans ses
fantasmes royaux, victime qu’il est du pouvoir, bien réel celui-ci, de
l’imagination :
I have often heard Persons of good Judgement say that all the
Stir that People make in the World about Ghosts and
Apparitions is owing to the Strength of Imagination, and the
powerful Operation of Fancy in their Minds; that there is no
such Thing as a Spirit appearing, or a Ghost walking.27
L’arrivée providentielle de Vendredi, qui semble tout droit sorti des
rêveries de Robinson qui ressent le besoin d’exercer son pouvoir sur
autrui, est l’occasion de transformer le pouvoir vain et inutile de
l’insulaire psychique Robinson en une forme acceptée et reconnue
d’autorité. Si l’apport de la culture européenne au cannibale semble
participer à cette transformation du pouvoir de Robinson en autorité,
très vite le différentiel de pouvoir est annulé voire inversé jusqu’à
l’abandon de l’île à la fin de la deuxième partie des aventures. Face à
cet aveu d’échec représenté par l’abandon de l’île aux autres,
Robinson revendique une autorité sur le texte, il revendique l’autorité
pleine et entière de l’œuvre qu’on lit étant à la fois personnage et
auteur, mais ici encore cette autorité auctoriale n’est qu’un abus de
pouvoir maquillé puisque le récit prétendument référentiel appartient
bien au genre si décrié à l’époque de fiction.
Bibliographie
DEFOE, Daniel. Jure Divino: A Satyr in Twelve Books by the Author
of the True Born Englishman. London, 1706. Based on
information from English Short Title Catalogue. Eighteenth
Century
Collections
Online.
Gale
Group.
http://galenet.galegroup.com/servlet/ECCOhttp://galenet.galegrou
p.com/servlet/ECCO
_____________. Robinson Crusoe (1719). Penguin Popular Classics,
1994.
27
Further Adventures, p. 6.
© 2007 lines.fr
118
lines 4
_____________. The Further Adventures of Robinson Crusoe (1719).
Doylestown, Pennsylvania: Wildside Press, 2004.
JAGER, Eric. "The Parrot’s Voice: Language and the Self in
Robinson Crusoe", Eighteenth-Century Fiction, vol. 21, n°3,
1988, pp. 316-333.
MARIMOUTOU, Jean-Claude & RACAULT, Jean-Michel (eds.),
L’insularité. Thématique et Représentations (Actes du colloque
international de Saint-Denis de la Réunion, avril 1992. Université
de la Réunion), L’Harmattan, 1995.
SEIDEL, Michael. "Crusoe in Exile", PMLA, vol. 96, n°3, 1981, pp.
363-374.
Dans les sables mouvants
victoriens : The Moonstone de
Wilkie Collins
Fabienne GASPARI
Université de Pau et des pays de l’Adour
120
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Défini par Dickens comme « a very curious story, wild and yet
domestic »1, The Moonstone s’ouvre sur un prologue et se clôt sur un
épilogue, tous deux situés en Inde, dans un temple. Ainsi l’Orient, à
l’origine et au terme de ce texte, encadre un récit que l’on peut, à
l’instar de Dickens, qualifier de « domestique », car se déroulant en
Angleterre. Un diamant, légué à sa nièce par un ancien colonel qui l’a
dérobé en Inde, vient semer le désordre dans une famille victorienne :
son vol, le soir de l’anniversaire de la jeune fille, est à l’origine d’une
enquête policière et déclenche une crise qui ébranle les convictions de
chacun, leurs relations, et qui surtout fait entrer les personnages dans
l’ère du soupçon. La question de la vérité, au cœur d’une intrigue
policière qui repose également sur la mise en parallèle de
l’impérialisme anglais et d’une histoire d’amour, se retrouve
étroitement associée à des jeux de pouvoir et d’autorité. S’inscrivent
dans un jeu de miroir divers types de domination, comme l’écrit
Tamar Heller dans une analyse des tensions idéologiques dans ce
roman victorien : « The parallels Collins draws between the two thefts
of the diamond – the first in India, the second in England –
demonstrate the interpenetration of the realms of empire and
domesticity by showing how the hierarchies of gender and class that
undergird British culture replicate the politics of colonialism. »2 Il
s’agira dans un premier temps d’étudier l’évocation de la violence
originelle du pouvoir impérialiste, répétée dans l’intrigue domestique,
puis de montrer que la polyphonie du texte, composé de récits narrés
par diverses personnes et censés être autant de morceaux permettant
de reconstituer un puzzle, débouche sur la remise en question des
notions même d’autorité et d’auteurité. En dernier lieu, je porterai
mon attention sur la résolution partielle de l’intrigue qui, par le biais
d’une expérience médicale révélant l’identité d’un des voleurs, semble
mettre en avant l’autorité d’un discours médical précurseur des
théories sur le pouvoir de l’inconscient.
1 Cité par Lyn PIKETT, in The Sensation Novel, Plymouth: Northcote House
Publishers Ltd, 1994, p. 4.
2 Tamar HELLER, “Blank Spaces: Ideological Tensions and the Detective Work of
The Moonstone”, in Lyn PIKETT (ed.), Wilkie Collins, New York: St Martin’s,
1998, pp. 142-163, p. 144.
FABIENNE GASPARI – MOONSTONE
121
Vol/violence originelle du pouvoir impérialiste
Le prologue relate le vol du diamant par le Colonel Herncastle en
1799, vol qui ne peut se faire qu’au prix du massacre des trois prêtres
qui gardent la pierre. La violence des premières pages est fondatrice à
plus d’un titre car c’est sur elle que s’ouvre le roman et c’est en elle
que s’origine l’intrigue reposant sur un cycle de vengeance et de
rétribution, conformément à une prophétie divine :
The deity breathed the breath of his divinity on the Diamond in
the forehead of the god. And the Brahmins knelt and hid their
faces in their robes. The deity commanded that the Moonstone
should be watched, from that time forth, by three priests in turn,
night and day, to the end of the generations of men. And the
Brahmins heard, and bowed before his will. The deity predicted
certain disaster to the presumptuous mortal who laid hands on
the sacred gem, and to all of his house and name who received it
after him. And the Brahmins caused the prophecy to be written
over the gates of the shrine in letters of gold. (12)3
Dès le prologue, The Moonstone met en scène une parole qui fait
autorité et s’inscrit comme prophétie, influençant le futur et façonnant
le destin. Au pouvoir impérialiste anglais se trouve opposée
l’expression de la volonté divine, à laquelle se soumettent
immédiatement les brahmanes, et cet acte de soumission volontaire
légitime le pouvoir du Dieu. Si on suit les thèses de Hannah Arendt
dans On Revolution, l’autorité est avant tout une relation, entre celui
qui gouverne et exerce cette autorité et celui qui accepte d’être
gouverné et respecte l’autorité4. De manière tautologique, il semblerait
donc qu’il ne peut y avoir autorité sans validation voire sans
autorisation, ce que suggère l’alternance des sujets à chaque début de
phrase (« The deity »/ « the Brahmins »), ainsi que des verbes
opposant ordre et obéissance (« breathed », « commanded »,
« predicted »), respectivement mis en parallèle avec « knelt and hid »,
« heard and bowed », « caused the prophecy to be written ». On trouve
ici aussi une des définitions du pouvoir dont la principale
caractéristique est d’agir sur autrui et de l’amener à faire quelque
3 Wilkie COLLINS, The Moonstone (1868), London: Penguin Books, 1998. Toutes
les références sont tirées de cette édition.
4Arendt évoque en ces termes cette relation : « authority and the respect that goes
with it ». Hannah ARENDT, On Revolution, London: Penguin Books, p. 116.
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chose qu’il n’aurait, sinon, pas fait, ainsi que la notion de
transmission, du Dieu aux Brahmanes qui, à leur tour, sont en mesure
d’influencer le cours des choses.
Soulignant les méfaits de la colonisation – le vol du diamant est un
acte fondateur qui illustre le pillage de l’Inde, joyau de la Grande
Bretagne5, Collins s’inscrit relativement en marge des opinions de son
époque quant à la question des conquêtes impérialistes. Les esprits,
déjà marqués par le spectre des révolutions qui agitent l’Europe en
1848 (année à laquelle est censée se dérouler l’histoire, écrite par
Collins en 1868), sont aussi hantés par la révolte des Cipayes en 1857
(mutinerie de soldats indiens qui se solde par une répression
sanglante). Au cœur des tensions idéologiques qui parcourent le texte,
la question du pouvoir et de l’autorité se pose donc à travers celle de
la colonisation. Bien plus qu’une toile de fond, l’impérialisme sert de
cadre à une intrigue parfaitement victorienne, une histoire d’amour
compliquée et contrariée par l’irruption du diamant et sa disparition
quasi simultanée. C’est la pierre de lune et son vol qui cristallisent
l’analogie entre domination sexuelle et domination impériale.
Cheveux et yeux noirs de jais, teint mat, Rachel Verinder ressemble
étrangement aux Indiens qui, à la recherche du diamant, hantent les
marges du domaine familial et celles du texte. Rendue hystérique par
la disparition de la pierre, la jeune fille refuse de parler et s’enferme à
double tour, après avoir rejeté son cousin, Franklin Blake, dont elle
accueillait jusqu’à présent favorablement les avances : « I don’t want
you. My Diamond is lost. Neither you nor anybody else will ever find
it! » (97). Seul indice d’une intrusion dans la pièce, la trace laissée sur
la porte de la chambre, fraîchement repeinte, qui pousse les enquêteurs
à rechercher une chemise de nuit tachée, retrouvée par Blake après
maintes péripéties et qui s’avère être la sienne. C’est bien l’amoureux
qui a volé le diamant de la jeune vierge, comme l’attestent les traces
de … peinture sur son vêtement.
Difficile avec tous ces éléments de ne pas franchir le pas/la lettre
qui sépare vol de viol. L’intrigue domestique, fondée sur le vol du
diamant, construit comme un viol symbolique, reproduit bien le
vol/viol commis par le pouvoir impérialiste anglais dans le prologue.
5 Le Kooh-i-nor fut offert à Victoria en 1850 et exposé au Crystal Palace lors de
l’Exposition Universelle de 1851 avec d’autres objets précieux importés des
colonies.
FABIENNE GASPARI – MOONSTONE
123
Au mystère de la disparition du joyau indien viennent s’ajouter
l’énigme que représente la conduite de Rachel et l’idée qu’elle sait
quelque chose, mais quoi ? D’ailleurs ce personnage féminin recèle,
aux yeux de Betteredge, le majordome, des profondeurs insondables :
«That Mr Franklin was in love, on his side, nobody who saw and
heard him could doubt. The difficulty was to fathom Miss Rachel. Let
me do myself the honour of making you acquainted with her; after
which, I will leave you to fathom her yourself – if you can.» (64)
Exploration qu’il confie au lecteur et que mènera en fait Blake,
convaincu que c’est bien sa cousine qui détient, pour partie, la clé du
secret. Car il s’agit pour Blake de reprendre le dessus, de réaffirmer sa
supériorité mise à mal par le caractère rebelle de Rachel. Lui arracher
des aveux – alors que c’est lui le coupable ! – devient alors une
nécessité et la question de la domination et du pouvoir articulée au
savoir se trouve au centre de la scène où Blake fait parler la jeune
fille. Leur conversation finit par prendre l’aspect d’une lutte, suivie
d’une capitulation, comme Blake parvient à s’emparer de la main de
Rachel et à la garder dans la sienne :
My touch seemed to have the same effect on her which the
sound of my voice had produced when I first entered the room.
After she had said the word which called me a coward, after she
had made the avowal which branded me as a thief – while her
hand lay in mine I was her master still!
[...] ‘Let go of my hand,’ she repeated faintly. [...] I own I kept
possession of her hand. (348)
Il s’agit pour Blake de savoir ce que Rachel sait (elle seule l’a vu
en pleine nuit prendre le diamant dans son cabinet indien), afin de
rétablir son emprise sur elle : « She replied to my questions with more
than docility – she exerted her intelligence, she willingly opened her
whole mind to me. » (348) L’exercice du pouvoir débouche sur la fin
de la résistance et sur la libre obéissance à l’autorité que Blake veut se
voir incarner – c’est lui qui raconte cet événement, dans une scène qui
est un prélude au rétablissement de l’ordre domestique. Rachel, privée
de son secret, finit par rentrer dans le rang et jouera son rôle d’épouse
et de mère, et Blake, celui de maître. Il n’est alors pas insignifiant que
Blake soit également le maître du récit, lui qui assume la double
fonction d’auteur et d’éditeur : en effet, The Moonstone est composé
des témoignages de divers personnages (domestique, cousine, notaire,
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médecin,…) qui, obéissant à l’injonction de Blake, prennent leur
plume pour projeter sur l’affaire toute la lumière nécessaire. Chacun
se voit attribuer une période précise et leur témoignage est censé
reconstruire, de façon chronologique, l’évolution des faits. La forme
même du récit introduit des visions partielles et partiales et à travers
elles, c’est bien la question de l’autorité/auteurité des narrateurs qui
est posée.
Qui sait ? : l’autorité dans tous ses éclats
C’est le majordome de la famille Verinder qui occupe une position
narrative dominante puisque c’est lui qui ouvre et clôt le récit des
événements situés en Angleterre. Dès les premières lignes de son récit,
Betteredge (qui se trouve sur les bords du récit) justifie son entreprise
en relatant la scène où Blake lui confie la tâche d’écrire, comme pour
légitimer sa position de narrateur et se présenter comme autorisé à
raconter. Par ailleurs, il concentre les pouvoirs et défend jalousement
les privilèges accordés par sa position dominante parmi les
domestiques : « Then, being butler in my lady’s establishment, as well
as steward (at my own particular request, mind, and because it vexed
me to see anybody but myself in possession of the key of the late Sir
John’s cellar) ....» (29) C’est toute l’organisation extrêmement
hiérarchisée de la société victorienne, reproduite dans le cercle
domestique, qui nous est rappelée. Reflétant dans le microcosme de
l’univers des domestiques l’organisation politique de la GrandeBretagne, le majordome va jusqu’à se comparer à la reine Victoria :
We, in the servants’ hall, began this happy anniversary, as usual,
by offering our little presents to Miss Rachel, with the regular
speech delivered annually by me as the chief. I follow the plan
adopted by the Queen in opening Parliament – namely, the plan
of saying much the same thing regularly every year. Before it is
delivered, my speech (like the Queen’s) is looked for as eagerly
as if nothing of the kind had ever been heard before. When it is
delivered, and turns out not to be the novelty anticipated, though
they grumble a little, they look forward hopefully to something
newer next year. An easy people to govern, in the Parliament
and in the Kitchen – that’s the moral of it. (71)
FABIENNE GASPARI – MOONSTONE
125
Curieuse comparaison qui, tout en rappelant l’existence de la
monarchie constitutionnelle, mine quelque peu l’image de la reine
Victoria, dont le pouvoir politique – certes mis à mal en particulier
pendant les années 60 – semble se résumer à un discours annuel
répétitif et dépourvu d’inventivité, discours qui produit malgré tout
l’effet escompté sur un auditoire qui, après quelques frémissements de
contestation, se révèle plutôt docile.
Domestique en chef, vieil homme expérimenté et respecté, même
par ses maîtres, Betteredge s’avère pourtant être un narrateur
hésitant qui rencontre quelques difficultés à être ainsi placé « au
bord ». Son texte, caractérisé par trois démarrages narratifs et de
multiples digressions, bégaie et s’enlise dans une réflexion sur la
difficulté à être auteur :
Still, this don’t look much like starting the story of the Diamond
– does it? I seem to be wandering off in search of Lord knows
what, Lord knows where. We will take a new sheet of paper, if
you please, and begin over again, with my best respects to you.
(23) I am asked to tell the story of the Diamond, and, instead of
that, I have been telling the story of my own self. Curious, and
quite beyond me to account for. I wonder whether the gentlemen
who make a business and a living out of writing books, ever find
their own selves getting in the way of their subjects, like me?
(26)
Il se montrera tout aussi incapable de conclure son récit introductif,
quelques 170 pages plus loin, et forcé de constater son impuissance, il
terminera sur ces mots :
In the dark I have brought you thus far. In the dark I am
compelled to leave you, with my best respects.
Why compelled? it may be asked. Why not take the persons who
have gone along with me, so far, up in those regions of superior
enlightenment in which I sit myself?
In answer to this, I can only state that I am acting under orders
and that those orders have been given to me (as I understand) in
the interests of truth. I am forbidden to tell more in this narrative
than I knew myself at the time. Or, to put it plainer, I am to keep
strictly within the limits of my own experience, and am not to
inform you of what other persons told me – for the very
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sufficient reason that you are to have the information from those
other persons themselves, at first hand. (197, c’est moi qui
souligne)
Ce rappel des conditions qui gouvernent son entreprise – la contrainte
initiale qui programme son écriture (to be to) et qu’exerce Franklin
Blake, qui apparaît ici comme une sorte de puissance supérieure parce
qu’il n’est justement pas mentionné – ne suffit pas à dédouaner le
vieux domestique et à effacer l’impression que Betteredge demeure un
narrateur peu fiable (malgré l’image qu’il donne de lui-même, celle
d’un Dieu trônant dans la lumière éternelle).
A travers les multiples références à Robinson Crusoe, que le vieil
homme consulte comme une Bible, resurgit l’idée de l’impérialisme et
du pouvoir de l’homme blanc légitimés par sa supériorité culturelle et
religieuse mais aussi celle de l’autorité d’un texte utilisé comme
prophétie. Dans le prologue, on l’a vu, la parole de la divinité indienne
fonctionne comme une prophétie et tout le récit de The Moonstone en
est l’actualisation ; mais chez Betteredge, dont le prénom est Gabriel,
les multiples prophéties ou annonciations tirées du roman de Defoe,
comme s’il s’agissait du Livre, s’inscrivent dans une dimension
parodique qui permet de mener une interrogation sur le pouvoir des
mots et l’autorité divine. Betteredge, qui s’identifie à Robinson (son
île n’est-elle pas elle aussi envahie par des corps étrangers – diamant
et Indiens s’entend – qui y sèment le trouble ?), met en avant sa propre
supériorité culturelle pour chercher à asseoir son autorité et
convaincre le lecteur de la force de son livre préféré :
I am not superstitious; I have read a heap of books in my time; I
am a scholar in my own way. Though turned seventy, I possess
an active memory, and legs to correspond. You are not to take it,
if you please, as the saying of an ignorant man, when I express
my opinion that such a book as Robinson Crusoe never was
written, and never will be written again. I have tried that book
for years – generally in combination with a pipe of tobacco –
and I have found it my friend in need in all the necessities of this
mortal life. When my spirits are bad – Robinson Crusoe. When I
want advice – Robinson Crusoe. In past times, when my wife
plagued me; in present times, when I have had a drop too much
– Robinson Crusoe. (23)
FABIENNE GASPARI – MOONSTONE
127
Chaque événement de son existence trouve un écho dans
Robinson Crusoe, chaque choix qu’il fait y est justifié – « All quite
comfortable, and all through Robinson Crusoe! » (26). Tout comme la
Providence légitime les péripéties de la vie du personnage de Defoe,
ici c’est l’œuvre de Defoe qui justifie les actions de Betteredge et
donne forme et sens à son existence. Ce glissement parodique fait
apparaître une critique de la croyance aveugle en un pouvoir divin qui
régirait l’ordre de l’univers, critique portée à son paroxysme lorsque
succède à Betteredge une autre voix, celle de Miss Clack, cousine
désargentée de Rachel et vieille fille devant l’Eternel.
Désargentée et donc quelque peu vénale, bien qu’elle se plaise à
évoquer son respect sacré de la vérité (« my sacred regard for truth »),
Clack ouvre pour Blake son journal intime et lui donne accès à sa
version des faits, contre une rémunération. Une autre version de ce
qu’on pourrait appeler une écriture sous influence nous est ici
donnée : en effet si Betteredge obéit à la hiérarchie sociale et s’incline
devant les ordres de son maître, Clack, elle, est dominée par le
pouvoir financier de Blake. Ce qui ne l’empêche pas de laisser libre
cours à une véritable logorrhée ; affectée d’une forme d’incontinence
verbale, Miss Clack ne cesse de distribuer des tracts religieux qu’elle
sort de son sac à main et jette à la figure des pécheurs – plus souvent
des pécheresses – qui l’encerclent : « A Word With You On Your
Cap-Ribbons » ; « Satan in the Hair Brush » ; « Satan behind the
Looking Glass » ; « Satan under the Tea Table » ; « Satan out of the
Window » (tels sont les titres de ces tracts). Elle insiste pour que Lady
Verinder, agonisant sur son canapé, prête plus particulièrement
attention à « Satan among the Sofa Cushions ». Evincée du chevet de
sa tante par les médecins qui la considèrent comme une agitatrice de
premier ordre, Clack en vient à opposer deux pouvoirs qui
s’affrontaient d’ailleurs à l’époque victorienne, la religion et la
science : « Over and over again in my past experience among my
perishing fellow-creatures, the members of the notoriously infidel
profession of Medicine had stepped between me and my mission of
mercy.» (232) Outre ce rappel, sur un mode comique, de tensions
idéologiques très fortes dans la deuxième moitié du XIXe siècle, les
tracts évangélistes de Clack sont une nouvelle version du Robinson
Crusoe de Betteredge et offrent une caricature du pouvoir du verbe
divin et de la notion de Providence. Ici, le verbe de Clack n’opère
aucune conversion et ne possède aucun pouvoir performatif ; au pire il
agace, au mieux il fait sourire.
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Rejetée et ridiculisée par les personnages de l’histoire, Clack ne
parvient pas à s’imposer comme auteur et ses excès langagiers
contribuent à une remise en question de la fiabilité de son compterendu des événements. Tout comme Betteredge, elle est placée sous
l’autorité de Blake, commanditaire, éditeur, et premier lecteur de son
texte, sorte de censeur aussi, comme le montrent deux pages
consacrées à une querelle épistolaire déclenchée par le refus de Blake
d’insérer le texte même des tracts de Clack. Face à ce refus sans appel,
Clack réclame une dernière chose : « [Miss Clack’s] object in writing
is to know whether Mr. Blake (who prohibits everything else)
prohibits the appearance of the present correspondence in Miss
Clack’s narrative? Some explanation of the position in which Mr
Blake’s inference has placed her as an authoress seems due on the
ground of common justice.» (247) Cette dernière demande (rédigée à
la troisième personne) pose clairement la question de l’auteurité des
narrateurs commandités par Blake. Autorité/auteurité dans tous ses
éclats, malgré le désir premier de Blake de constituer une « histoire
continue », qui restaurerait l’unité, la vérité, contre la menace d’un
décentrement, comme l’écrit Foucault dans L’archéologie du savoir :
L’histoire continue, c’est le corrélat indispensable à la fonction
fondatrice du sujet : la garantie que tout ce qui lui a échappé
pourra lui être rendu ; la certitude que le temps ne dispersera
rien sans le restituer dans une unité recomposée ; la promesse
que toutes ces choses maintenues au loin par la différence, le
sujet pourra un jour – sous la forme de la conscience historique,
se les approprier derechef, y restaurer sa maîtrise et y trouver ce
qu’on peut appeler sa demeure. 6
Désir de continuité et de réappropriation d’autant plus fort que Blake
est responsable du vol du diamant, comme viendra le confirmer une
expérience médicale.
Pouvoir de l’inconscient et autorité médicale
Roman policier, The Moonstone, « the first and greatest of English
detective novels » selon T.S. Eliot 7 , place bien sûr au centre de
l’histoire la question de la connaissance et de la vérité. Mais ce ne sont
6 Michel FOUCAULT, L’archéologie du savoir, Paris : Gallimard, 1969, pp. 21-22.
7 cité par Tamar HELLER, op. cit. p. 144.
FABIENNE GASPARI – MOONSTONE
129
pas les détectives, détenteurs autorisés du savoir, qui réussissent à
résoudre l’énigme, et l’arrivée successive de deux policiers à la mine
imposante et à la personnalité charismatique ne permet pas de
conclure l’enquête. Car la connaissance se trouve être initialement
l’apanage de deux femmes : Rachel, comme on l’a vu, et Rosanna,
une servante. S’opère alors une forme de transfert de la connaissance
(celle de la vérité c’est-à-dire de l’identité du voleur) de la femme vers
l’homme. Ancienne voleuse réformée, secrètement amoureuse de
Blake et en possession de l’indice principal, sa chemise de nuit tachée
qu’elle accompagne d’une lettre et dissimule dans les sables mouvants
à proximité de la demeure, Rosanna se suicide (elle se noie dans les
mêmes sables mouvants), rejoignant son secret mais laissant des
instructions à l’attention de Blake. Ce dernier va devoir, à l’issue d’un
véritable jeu de pistes, littéralement sonder les profondeurs du
marécage, pour faire remonter à la surface le secret de la servante.
Détentrice d’une pièce maîtresse de l’enquête, Rosanna, de son vivant,
a bien conscience d’être en mesure d’inverser les rapports de
domination et d’exercer, soit en le protégeant soit en lui faisant du
chantage, une forme de pouvoir sur le jeune homme bien né et cultivé
qui n’a pour elle aucun égard. Les femmes se retrouvent étroitement
associées à l’énigme, au point d’en devenir une elles-mêmes et de
mettre en déroute l’autorité masculine, comme le déclare le célèbre
Sergent Cuff, arrivé de Londres pour résoudre l’affaire : « Excuse my
being a little out of temper; I’m degraded in my own estimation – I
have let Rosanna Spearman puzzle me.» (140) Même le grand Cuff
s’y perd et se trouve déstabilisé dans sa position essentiellement
masculine et dominante d’enquêteur, par une servante au nom
castrateur et phallique. Il est cependant clair que ces voix féminines
qui résistent et dérangent n’ont qu’un pouvoir éphémère : Rachel est
réintégrée dans l’ordre victorien, Rosanna engloutie par les sables
mouvants, et Tamar Heller voit dans The Moonstone « a novel that deauthorizes female language. »8
« I discovered Myself as the Thief » (314) : tel un miroir, les sables
mouvants renvoient à Blake une nouvelle image. Découverte
troublante, résurgence à la surface des profondeurs, décentrement du
sujet qui cesse alors d’être souverain, confrontation avec un autre soi,
sorte de « id » menaçant : un nouveau pouvoir entre ici en jeu, celui de
l’inconscient dont la manifestation vient contredire la croyance en
8 Ibid. p. 155.
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l’unicité du sujet, la suprématie de la raison, et la maîtrise de soi. C’est
en fait l’autorité médicale qui aura le dernier mot en révélant, par le
biais d’une expérience scientifique, le ressort de l’intrigue : Blake,
lorsqu’il a dérobé la pierre de lune, était en pleine crise de
somnambulisme, provoquée par une dose d’opium qui lui a été
administrée à son insu, lors du dîner d’anniversaire, par le médecin de
famille qui a cherché à lui jouer un tour. C’est Ezra Jennings,
l’assistant de ce même Dr Candy, un métisse que ses origines et son
sombre passé situent sur les marges, qui donne à l’enquête une
nouvelle impulsion en mettant Blake sur la voie de l’inconscient.
C’est à Ezra Jennings (Ezra signifie en Hébreu « aide » et renvoie au
scribe, interprète de la Torah, qui conduisit jusqu’à Jérusalem des
Juifs exilés à Babylone) qu’est confié le soin de narrer l’expérience
qu’il met en place : « In the pages of Ezra Jennings, nothing is
concealed; and nothing is forgotten. Let Ezra Jennings tell how the
venture with the opium was tried, and how it ended.» (396) Rationnel
et irrationnel se télescopent alors à travers la référence à l’opium, lié à
l’Orient et à l’inconscient, ce qui fait resurgir de façon inédite la
question de la colonisation, celle du corps par une substance étrangère,
celle du sujet par l’inconscient, du même par l’autre.
Collins, qui par ailleurs déclarait avoir écrit la fin de son roman
sous l’influence de l’opium9, fait alors entrer en jeu toute une batterie
de textes médicaux, qu’il cite dès la préface comme des autorités :
In the case of the physiological experiment which occupies a
prominent place in the closing scene of The Moonstone, the
same principle has guided me once more. Having first
ascertained, not only from books, but from living authorities as
well, what the result of that experiment would really have been,
I have declined to avail myself of the novelist’s privilege of
supposing something which might have happened, and have so
shaped the story as to make it grow out of what actually would
have happened – which, I beg to inform my readers, is also what
actually does happen, in these pages. (3)
9 Il disait aussi avoir dicté son manuscrit, comme pour remettre en question sa
propre autorité/auteurité sur le texte, mais en fait il apparaît que sur 468 pages,
seules 7 ne sont pas de sa main, et que ces 7 pages portent elles-mêmes les
corrections de Collins.
FABIENNE GASPARI – MOONSTONE
131
Son roman obéirait donc aux impératifs de la vérité et aux écrits de
spécialistes, et Collins abdique en quelque sorte sa propre position
d’auteur, pour suivre des préceptes scientifiques. De la même manière,
pour convaincre Blake du bien-fondé de ses théories, Jennings fait
référence à de grands scientifiques qu’il va jusqu’à citer pour prouver à
Blake qu’il est autorisé à tenter cette expérience, non parce qu’il est
lui-même opiomane, mais parce qu’il fonde sa pratique sur les écrits
théoriques d’éminents professeurs : « ’Are you satisfied that I have
not spoken without good authority to support me?’ he asked. » (390)
I am the person (as you remember, no doubt) who led the way in
these pages, and opened the story. I am also the person who is
left behind, as it were, to close the story up.
Let nobody suppose that I have any last words to say here,
concerning the Indian Diamond. I hold that unlucky jewel in
abhorrence – and I refer you to other authority than mine, for
such news of the Moonstone as you may, at the present time, be
expected to receive. (462)
Si Betteredge ferme la marche et baisse le rideau sur le retour à
l’ordre domestique et une annonciation parodique (Rachel attend un
enfant), la véritable conclusion de The Moonstone se trouve dans
l’épilogue, avec un lever de rideau sur une nouvelle scène : un temple
indien et le retour du diamant au front de la divinité. La boucle est
bouclée, qui de la violence et du vol/viol originels nous ramène à la
restauration de l’ordre divin, en passant par l’exploration des sables
mouvants victoriens : « So the years pass and repeat each other; so the
same events revolve in the cycles of time. What will be the next
adventures of the Moonstone? Who can tell!» (472). Qui sait/qui peut
dire ? : double question cruciale dans un texte qui interroge les
rapports entre ordre divin et ordre humain, rationnel et irrationnel, et
qui s’inscrit dans un entre-deux générique, à l’intersection entre le
Gothique et le roman policier : mais au point d’interrogation, qui se
pose tout au long du texte et fonde les jeux entre savoir, pouvoir, et
autorité, succède un point d’exclamation jubilatoire, sorte de pied de
nez qui conclut le texte en l’ouvrant à l’incertitude et à l’inconnu.
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Bibliographie
ARENDT, Hannah. On Revolution. London: Penguin Books, 1990.
COLLINS, Wilkie. The Moonstone (1868). London: Penguin Books,
1998.
FOUCAULT, Michel. L’archéologie du savoir . Paris : Gallimard,
1969.
HELLER, Tamar. “Blank Spaces: Ideological Tensions and the
Detective Work of The Moonstone”, pp. 142-163 in Lyn PIKETT
(ed.), Wilkie Collins, New York: St Martin’s, 1998.
PIKETT, Lyn. The Sensation Novel. Plymouth: Northcote House
Publishers Ltd, 1994.
Pouvoir et autorité dans le
discours médical anglais sur la
folie de la seconde moitié du
XVIIIe siècle.
Nadine JAMMET
Université de Montpellier III
134
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Introduction
A une époque où le commerce de la folie est particulièrement
rémunérateur, les médecins, chirurgiens, apothicaires ainsi que les
particuliers propriétaires d’asiles privés, publient un grand nombre de
traités dans lesquels il est question de remèdes miraculeux, d’étiologie
plus imaginaire que démontrée et de classifications, véritables
catalogues moraux selon les termes mêmes de Michel Foucault 1 ,
censées remettre en cause la dichotomie antique entre la manie et la
mélancolie. La réalité des traitements que subissent les malades
mentaux internés dans des asiles publics et privés de plus en plus
nombreux est loin d’être à la hauteur des ambitions affichées dans une
rhétorique médicale visant à accroître la renommée d’auteurs dont les
revenus dépendent quasi exclusivement de leur clientèle privée. Ainsi,
les prétentions grandioses de médecins qui, forts de l’engouement
ambiant pour les sciences physiques, chimiques et biologiques
émergentes, affirment être en mesure d’éliminer la maladie et la
vieillesse22 sous peu, sont démenties par la triste réalité de pratiques
médicales inefficaces sinon dangereuses comme le fait remarquer Roy
Porter dans Doctor of Society :
Medical authors attempted to set their discipline upon a more
scientific footing. The advances of the “new philosophy”
afforded many attractions. But scientific medicine was also a
highly contentious shibboleth, a pawn of intra-professional
rivalries, an ideological shuttlecock. After all, the relations
between medical reality and medical philosophy were
exceptionally problematic. Large claims might be staked for
medicine’s potential to compensate for the fact that its actual
1
Michel FOUCAULT, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris: Gallimard, 1987
William PARGETER, médecin specialisé dans le traitement de la maladie mentale
affirme aux pages 1 et 2 d’Observations on Maniacal Disorders publié en 1792 que
"The improvements which the practice of medicineand the enquiry into the structure
of the human frame have received of late years, afford a strong presumption,that
disease has arrived at the height of its dominion, and that mankind may at length
regain the energy and longevity of their ancestors."
2
NADINE JAMMET – DISCOURS MEDICAL SUR LA FOLIE
135
state seemed the very reverse: an intellectual backwater, a sordid
scandal.3
Le public n’est pas dupe et c’est une profession 4 mal aimée,
souvent sujette à la critique dans la presse florissante de l’époque, qui
s’est à peine émancipée du corps des chirurgiens barbiers en 1745 et
dont la formation plus lettrée que pratique est dispensée fort
diversement dans une poignée d’universités en Europe5 qui tente de se
distinguer des "empiricks," 6 marchands de potions ambulants,
rebouteux et guérisseurs au moyen d’un discours inspiré des théories
gravitationnelles newtoniennes et de l’empirisme sensoriel lockien.
Or, en l’absence de toute découverte étiologique ou thérapeutique
notoire et en dépit des conclusions alarmantes de la commission
chargée en 1815 d’enquêter sur les conditions de détention des
malades mentaux dans les asiles publics et privés 7 , les médecins
obtiennent une reconnaissance systématique de leur expertise en
matière de folie dans le cadre de la loi de 1774, “the 1774 Madhouses
Act”, n’autorisant l’internement d’un malade mental que sur
présentation d’un certificat médical ainsi que dans le cadre de la loi
portant sur les malades mentaux délinquants et criminels votée en
18008. Ils supervisent, en outre, l’administration des soins dans les
3
Roy PORTER, Doctor of Society: Thomas Beddoes and the Sick Trade in LateEnlightenment England, New York: Routledge, 1991, p. 23.
4
Le terme " profession" est ici utilisé dans le sens de : métier appartenant à un
ensemble dans un secteur d'activité particulier. Source TLF
5
"The Royal College of Physicians" à Londres, Oxford, Cambridge, l’université de
Leyde aux Pays-Bas, l’université d’Édimbourg en Écosse ou les université de
Göttingen, Upsalla, Montpellier et Paris.
6
Les "empiricks" était des soigneurs improvisés qui se targuaient de posséder non
pas une connaissance livresque de la maladie mais pratique, héritée d’aïeux en
général.
7
Cette commission dirigée par le quaker Edward Wakefield conclut qu’il est
préférable que les médecins ne s’occupent pas de cas de folie. " I think they are the
most unfit of any class of persons. In the first place, from every enquiry I have
made, I am satisfied that medicine has little or no effect on the disease, and the only
reason for their selection is the confidence which is placed in their being able to
apply a remedy to the malady." (House of Commons, First Report of the Select
Committee on Madhouses, London, 1816, pp. 13-14.)
8
Il s’agit de "The 1800 Criminal Lunatics Act" qui prévoit l’expertise systématique
de délinquants et criminels au comportement insensé par un ou deux médecins. Les
termes de la lois sont les suivants: provisions are made for the safe custody of
persons: 1) charged with treason, murder or felony, who are acquitted on the
grounds of insanity, 2) indicted and found insane at the time of arraignment, 3)
brought before any criminal court to be discharged for want of prosecution who
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nombreux établissements publics construits entre 1800 et 1850 sous
l’impulsion des “County Asylums Acts” de 1808, 1815 et 18459.
Comme nous allons le voir dans une première partie, du point de
vue strictement épistémologique, le savoir médical en matière de folie
laisse apparaître des insuffisances qui, n’échappant pas à la critique
des milieux lettrés, ont été nuisibles à la quête de reconnaissance
sociale des praticiens de l’époque. Cependant, au-delà du discours
spécialisé se profile une stratégie discursive étrangère à la médecine à
la fois socio-économique et politique qui s’est révélée
particulièrement efficace dans le contexte d’expansion et de
détournement de la sphère publique décrit dans les travaux de Jürgen
Habermas10. Dans une seconde partie, nous montrerons, en effet, que
l’autorité 11 médicale en matière de folie s’est constituée sur la
minorité du fou, en particulier par le jeu de la réappropriation et de
l’amplification des modes de représentation populaire de la maladie
mentale systématiquement associés à une problématique de la
domination, assujettissement foucaldien des corps mais aussi
domination psychologique au sens wébérien du terme12. Il sera alors
appeared insane, 4) apprehended under circumstances denoting a derangement of
mind and a purpose to commit an indictable offence, 5) appearing to be insane and
endeavouring to gain admittance to the royal presence by intrusion on one of the
royal residences. Category (1) has to be and categories (2) and (3) could be (if the
court sees fit) kept in strict custody until His Majesty's pleasure shall be known. In
such cases, His Majesty could issue an order stating the place and manner in which
the person is to be confined. Such persons detained under any order or authority of
the Home Office cannot be liberated by the commissioners.
9
1808 County Asylums Act "Whereas the practice of confining such lunatics and
other insane persons as are chargeable to their respective parishes in Gaols, Houses
of Correction, Poor Houses and Houses of Industry, is highly dangerous and
inconvenient." La loi donne autorité aux juges de paix de faire construire des asiles
d’aliénés. 1815 County Asylums Amendment Act, 1845 County Asylums Act, la loi
de 1845 rend obligatoire la construction d’asiles pour indigents dans tous les comtés
d’Angleterre et du Pays de Galles. Elle est suivie du 1845 Irish Lunatics Asylums
Act qui pourvoit à l’édification d’un asile pour délinquants.
10
Voir Jürgen HABERMAS, L'espace public : archéologie de la publicité comme
dimension constitutive de la société bourgeoise, Paris : Payot, 1997.
11
Authorité au sens étymologique du terme. C’est-à-dire : auctoritas, invention,
conseil, opinion, influence.
12
"Nous entendons par domination [Herrschaft] la chance pour des ordres
spécifiques (ou pour tous les autres) de trouver obéissance de la part d'un groupe
déterminé d'individus". (Max WEBER, Economie et Société, Paris : Plon, 1971,
p.30.)
NADINE JAMMET – DISCOURS MEDICAL SUR LA FOLIE
137
question, dans une troisième partie, de l’aspect politique 13 de
l’entreprise de légitimation sociale menée par des médecins dont les
aspirations et les postulats cognitifs et comportementaux s’inscrivent
en des termes employés par Norbert Elias « dans le processus de mise
en forme de la société bourgeoise-industrielle tout entière. »14
Un discours dysfonctionnel
Contrairement aux pathologies strictement somatiques, la maladie
mentale est de nature multiple et versatile. Et, bien qu’elle constitue
un phénomène à la fois social, moral, métaphysique et physiologique
dans l’Anatomie de la mélancolie 15 de Robert Burton, celle-ci est
essentiellement assimilée à des processus physiologiques morbides
par des médecins de la seconde moitié du XVIIIe siècle épris
d’empirisme et de matérialisme. Il ne s’agit ici pas exclusivement
d’une illustration du phénomène de désenchantement du monde
identifié par Max Weber16 justifié, dans ce cas particulier, par une
quelconque découverte scientifique mais du parti pris cartésien d’une
ambitieuse profession 17 qui établit sa pratique dans la distance
séparant le corps de l’âme. En effet, s’il est encore question de l’âme,
âme animale et âme supérieure dans les traités de la fin du XVIIe
siècle, le savoir médical sur la folie de la seconde moitié du XVIIIe
siècle se réduit à des conjectures causales où l’âme est
progressivement remplacée par le concept de conscience, conscience
morale mais aussi sous, l’influence des théories hobsienne et
lockienne, faculté de se percevoir au sein d’un environnement donné.
13
Politique au sens commun du terme : relatif à l’état mais aussi au sens foucaldien
du terme : Polizeiwissenschaften, sciences de la police.
14
Norbert ELIAS, La civilisation des moeurs, trad. Pierre Kamnitzer, 1969, Paris:
Calmann-Levy, 1973, p. 327.
15
Robert BURTON, The Anatomy of Melancholy, 1621, Floyd Dell et Paul JordanSmith (eds;), New York: Tudor, 1948.
16
Le phénomène de « désenchantement du monde » avancé par Weber est
caractérisé dans le monde occidental par la disparition de la croyance en la magie et,
plus largement, par l'effacement de la croyance dans l'action de Dieu dans le monde.
Les événements du monde sont considérés comme le pur produit de forces
physiques, dont la compréhension est, en principe, toujours accessible à l'homme. Le
monde en vient ainsi à être considéré comme dépourvu de sens, étant un pur
mécanisme physique sans intention. Le « désenchantement du monde » a comme
effet une « vacance » du sens : la signification fondamentale du monde, de
l'existence, a disparu pour l'homme moderne.
17
Profession au sens anglo-saxon du terme.
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Le recentrage de la problématique médicale de la folie sur le corps
humain que l’on observe ici n’apparaît pas seulement comme la
conséquence de l’enthousiasme pour les sciences émergentes que
manifestent des médecins à la tête d’un combat sans merci contre
l’obscurantisme, les superstitions et les dogmatismes des siècles
passés18, mais semble également répondre à l’urgence politique du
moment. Comme le fait remarquer Michael Macdonald dans une étude
des modes de traitement de la folie dans l’Angleterre de la fin du
XVIIe
siècle
intitulée
Mystical Bedlam,
l’interprétation
myticomagique de la folie étant particulièrement présente dans les
sectes puritaines, quakers et autres groupuscules religieux en conflit
avec les élites dirigeantes, se voit assimilée à une forme de dissidence
politique. L’enracinement de la folie dans la matérialité se fait alors
une priorité politique dont Michael Macdonald décrit les
conséquences dans ce qui suit: "During the century and a half
following the great upheaval of the English Revolution, the governing
classes embraced secular interpretations of the signs of insanity and
championed medical methods of curing mental disorders. They
shunned magical and religious techniques of psychological healing."19
Cependant, un tel choix caractéristique de tensions extérieures à la
médecine nuit à la cohérence20 interne d’un discours qui repose sur
des connaissances physiologiques, cliniques et pathologiques plus
qu’incertaines. Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, l’organique
s’explique par lui-même et, en dépit de la complexification des
théories physiologiques21, la folie renvoie sans cesse à l’invisible et à
l’immatériel dans des traités où l’aspect métaphysique de la maladie a
été définitivement passé sous silence.
18
Dans Thomas Beddoes: Doctor of Society, Roy Porter évoque les emprunts
idéologiques du discours médical anglais en ces termes : “Medical luminaries drew
on the triumphs of the 'new philosophy' and the rhetoric of what Peter Gay has
called ‘The party of humanity’ to create progressive profiles for medicine
itself...Medical authors dramatized former struggles of reason against superstition,
open-mindedness against dogmatism, experience against blinkered book-learning, to
illustrate the adage that in medicine too, truth was great and would prevail.” (Roy
PORTER, Doctor of Society: Thomas Beddoes and the Sick Trade in LateEnlightenment England, New York: Routledge, 1991, p. 23.)
19
Michael MACDONALD, Mystical Bedlam: Madness, Anxiety and Healing in
Seventeenth-Century England, Cambridge: C.U.P. 1981.
20
Au sens de: Harmonie, rapport logique, absence de contradiction dans
l'enchaînement des parties de ce tout. Source TLF.
21
Théories hydrauliques de Herman Boerhaave (1732) ou nerveuses d’Albrecht Von
Haller (1757) et la neurologie de William Cullen (1780).
NADINE JAMMET – DISCOURS MEDICAL SUR LA FOLIE
139
L’exemple des théories du Dr Whytt est tout à fait exemplaire des
limitations de la démarche médicale à la fois cartésienne, rationnelle
et matérialiste en matière de folie. Considéré comme l’un des
principaux défenseurs de l’explication nerveuse de la maladie
mentale, il avance que l’âme, essence à la fois vitale, intelligente et
sensible de l’homme, agit par l’intermédiaire des nerfs; cependant,
celle-ci ne peut influer sur les mouvements vitaux et réflexes d’un
organisme qui se suffit à lui-même pour assurer sa survie :
We think it a very clear point, that the mind does not, as Dr.
Stahl and others would persuade us, preside over, regulate, and
continue the vital motions…Upon the whole, there seems to be
in man one sentient and intelligent Principle, which is equally
the source of life, sense and motion, as of reason; and which,
from the law of its union with the body, exerts more or less of its
power and influence, as the different circumstances of the
several organs actuated by it may require. That this principle
operates upon the body, by the intervention of something in the
brain or nerves, is, I think, likewise probable… in consequence
of which it may determine the nervous influence variously into
different organs, and so become the cause of all the vital and
involuntary motions, as well as of the animal and voluntary.22
Dans une perspective où le fonctionnement du corps se résume à
une activité réflexe inconsciente, le pathologique est
systématiquement associé à un dysfonctionnement nerveux et répond
à une logique dégénérative mécanique constituée d’une longue suite
de causes et de conséquences :
All diseases may, in some sense, be called affections of the
nervous system, because, in almost every disease, the nerves are
more or less hurt An obstruction in the coats of the stomach, or
other hypochondriac viscera, is not, strictly speaking, a nervous
disease; but if the nerves of these parts are so changed from their
natural state, that low spirits, melancholy, or madness, are the
22
Robert WHYTT, An Essay on the Vital and Other Involuntary Motions of
Animals, Edinburgh: Hamilton et al., 1751, pp. 278, 290-91. Dans cet extrait Whytt
rejette l’animisme de Stahl et énonce une théorie réminiscente de l’interprétation de
la physiologie proposée par Galien selon laquelle un principe occulte "les esprits"
naturels, animaux et vitaux régulant les fonctions vitales et supérieures de
l’organisme.
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consequence of this obstruction, then these symptoms deserve
the name of nervous.23
Et, bien qu’il s’inspire de l’étiologie antique de l’hypochondrie,
Whytt n’hésite pas à affirmer la nature nerveuse de la folie en
évoquant le principe d’une sympathie généralisée plus imaginée que
prouvée qui viendrait à son tour expliquer la conduite anormale du
patient. Cependant, le dysfonctionnement nerveux que le médecin
évoque à la lumière de la douleur ressentie dans le cas des maladies
somatiques ou du comportement erratique du fou, loin d’apparaître à
la dissection selon les conclusions de l’anatomo-pathologiste
Giovanni Battista Morgagni en 1769 24 , n’est observable que
symptomatiquement. Le raisonnement médical révèle ici une nature
circulaire et quasi tautologique en confondant causes et effets,
étiologie et sémiologie dans un modèle de pensée où les conséquences
apparentes de la maladie sont la justification de la cause. Du point de
vue strictement épistémologique, l’exclusion de la métaphysique du
discours sur la folie est à l’origine de ruptures logiques dans des
modèles explicatifs où une rationalité fautive justifie des processus
invérifiables et invisibles confirmant le doute émis par Newton dans
les Principia selon lequel Hypotheses non fingo25 .
Dans un contexte épistémologique où des schémas causaux de plus
en plus complexes tentent de faire oublier les lacunes d’un savoir qui,
contrairement aux affirmations des médecins de l’époque, ne se suffit
nullement à lui-même, il n’est pas surprenant de constater que des
médecins aux convictions divergentes tels le docteur Battie convaincu
de la validité des théories physiologiques halleriennes ou le docteur
23
Robert WHYTT, Observations on the Nature, Causes and Cure of Those
Disorders Which Have Been Called Nervous, Hypochondriac, or Hysteric, to Which
Are Prefixed Some Some Remarks on the Sympathy of the Nerves Prefixed Some
Remarks on the Sympathy of the Nerves. Edinburgh, 1763, p. 392.
24
Voir les travaux de Giovanni BATTISTA MORGAGNI de l’université de Padou.
Dans The Seats and Causes of Diseases Investigated by Anatomy publié en 1769,
l’auteur déclare, après dissection de corps de maniaques et de mélancoliques, ne
constater aucune lésion physiologique en corrélation avec les maladies mentales
dont souffraient ces patients. Giovanni BATTISTA MORGAGNI, The Seats and
Causes of Diseases Investigated by Anatomy; in Five Books, Containing a Great
Variety of Dissections, with Remarks, Trans. Benjamin Alexander, London: Millar et
al, 1769.
25
Les hypothèses n’agissent pas. Les hypothèses constituent des inventions et non
des faits.
NADINE JAMMET – DISCOURS MEDICAL SUR LA FOLIE
141
Monro partisan des thérapies désobstruantes et le docteur Pargeter
défenseur de la neurophysiologie du professeur William Cullen aient
tous, certainement par prudence, émis de sérieuses réserves au sujet de
la nature et des origines de la folie. Ainsi en 1758, William Battie écrit
dans A Treatise on Madness : "Madness like several other animal
distempers oftentimes ceases spontaneously, that is without being able
to assign a sufficient reason" 26 tandis que la même année, John
Monro, médecin au tristement célèbre asile de Bethléem à Londres,
confesse dans un traité polémique intitulé Remarks on Dr Battie’s
Treatise on Madness27 que "Madness is a distemper of such a nature,
that very little of real use can be said concerning it". L’idée persiste
jusqu’à l’aube du XIXe siècle et en 1792, William Pargeter déclare à
son tour : " The original and primary cause of Madness is a mystery,
and utterly inexplicable by humain reason"28 dans son unique traité
Observation on Maniacal Disorders confirmant l’idée selon laquelle
la maladie mentale reste un type de pathologie mal cernée que ces
médecins/rédacteurs tentent a priori de circonscrire à l’intérieur du
corps humain.
Cependant bien qu’ils ressentent et admettent leur impuissance face
à la folie, les auteurs médecins publient un grand nombre de traités en
particulier dans les années qui suivent la guérison proclamée en 1789
de la manie du roi George III. Par ouvrages interposés, ils se livrent
une concurrence acharnée et tels les marchands de potions ambulants,
s’attribuent des découvertes étiologiques et thérapeutiques inédites. Il
existe autant de théories sur la folie qu’il y a d’auteurs et, bien que
tous affirment avec vigueur son origine somatique, on n’assiste à
aucun moment à l’établissement d’un consensus sur la nosologie à
adopter, les thérapies et les mécanismes morbides à l’origine du mal.
Contrairement au présupposé positiviste d’une science en pleine
constitution qui sous-tend l’ouvrage néanmoins remarquablement
documenté Three Hundred Years of Psychiatry29 de Richard Hunter et
Ida Macalpine, il n’est nullement question ici du développement
26
William BATTIE, A Treatise on Madness, London: J. Whiston and B. White,
1758, p. 98.
27
John MONRO, Remarks on Dr. Battie’s Treatise on Madness, London: Clarke,
1758.
28
William PARGETER, Observations on Maniacal Disorders, Stanley W.
JACKSON (ed.), 1792, London: Routledge, 1988, p.14.
29
Richard HUNTER and Ida MACALPINE, Three Hundred Years of Psychiatry,
1535-1860. A History Presented in Selected English Texts, London: O.U.P., 1963.
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historique et concerté d’une science unifiée. Le discours médical sur
la folie n’entre pas dans un processus dialectique du savoir mais sert,
le plus fréquemment, de prétexte à l’affirmation de la subjectivité30
d’auteurs dont les écrits (qui sont lus par un public bourgeois et
aristocrate à la fois spécialiste et profane) constituent de véritables
entreprises publicitaires.
En effet, la mauvaise réputation de médecins âpres au gain dans les
séries iconographiques morales de William Hogarth, et dont les
insuffisances théoriques inspirent à l’écrivain satirique William Sterne
les premières pages de Tristam Shandy, n’est plus à faire et, c’est au
moyen de traités médicaux ambitieux que ceux-ci vont tenter de
modifier une image sociale peu flatteuse. La rhétorique dément
régulièrement la pratique dans un discours sur la folie qui cache
soigneusement son objet premier. Cependant, dans un contexte où les
rivalités personnelles et professionnelles nuisent à la cohésion de la
théorisation médicale dans sa globalité, la quête de reconnaissance
sociale des médecins ne constitue pas un phénomène consensuel et
concerté par des praticiens membres d’une quelconque instance
institutionnelle31 facilement identifiable mais doit être étudiée dans le
cadre de stratégies de légitimation individuelles qui s’inscrivent dans
l’évolution globale de la société anglaise.
Ainsi, alors que la médecine se révèle incapable de soigner un mal
particulièrement stigmatisé à l’époque, les auteurs médecins se
dépeignent comme des hommes de confiance, d’une haute probité
morale, capables de dominer le maniaque vociférant sans occasionner
la moindre souffrance chez ce dernier. Ils publient alors des traités sur
l’éthique32 et, contrairement à toute vérité établie, s’inquiètent des
mauvais traitements infligés aux malades dans les asiles privés de fous
tenus par des non-médecins seulement. La démarche du docteur
Pargeter qui met en exergue le dévouement et le charisme du praticien
capable de soumettre le maniaque du regard dans Observations on
30
La subjectivité des auteurs est ici entendue au sens où l’emploie Benveniste.
Le Royal College of Physicians de Londres ne regroupait que les médecins
(physicians, doctors) exerçant à Londres. En outre, seuls les médecins diplômés des
universités d’Oxford et de Cambridge et les membres de l’Eglise anglicane
pouvaient en faire partie.
32
John MOORE, Medical Sketches, London: Strahan & Cadell, 1786.
31
NADINE JAMMET – DISCOURS MEDICAL SUR LA FOLIE
143
Maniacal Disorders 33 en 1792 est caractéristique d’une rhétorique
médicale qui justifie son autorité non pas au moyen d’un savoir
incontestable et reconnu de tous mais par sa capacité de répondre aux
préoccupations sociales et morales du public lettré de l’époque :
The conduct of public hospitals or institutions, for the reception
of lunatics, needs no remark: the excellence in the management
of them, is its own encomium. We will consider private madhouses then, as kept and superintended by two different
descriptions of persons. First, those houses which are under the
immediate inspection and management of regular physicians, or
other medical men – or clergymen. Secondly, those houses
which are under the direction and care of men, who have just
pecuniary powers sufficient to obtain a licence, and set
themselves up keepers of private madhouses: assuring the
public… that the patients will be treated with the best medical
skill and attention when at the same time, they are totally devoid
of all physical knowledge and experience…extremely ignorant
and… illiterate.34
Ainsi, ce sont des arguments de nature socioculturelle que le
médecin, désireux de se distinguer des “quacks”, charlatans en tous
genres, évoque en opposant à l’image du médecin gentilhomme celle
de l’escroc illétré. Cependant, les velléités philanthropiques 35
présentes dans le discours médical se heurtent continuellement à la
réalité
peu
glorieuse
de
traitements
essentiellement
symptomatologiques dont le but premier est de corriger le
comportement du malade. En effet, plutôt que d’obéir à une logique
issue du savoir physiologique, les thérapies aussi diverses que
contradictoires36, puisent leur essence dans des modes de représenta33
William PARGETER, Observations on Maniacal Disorders, 1792, Stanley W.
JACKSON (ed.), London: Routledge, 1988.
34
Ibid. p.124.
35
Au sens étymologique du terme.
36
Les thérapies proposées n’affichent aucune continuité dans leur évolution globale.
Voir : le Dr John HILL dans Hypochondriasis, A Practical Treatise publié en 1766
qui vante les bienfaits des potions et préparations à base de plantes médicinales qu’il
fabrique,
l’hydrothérapie
(bains
froids,
immersion
ou
déversement
d’impressionnante quantité d’eau sur le patient conformément à la pratique du Dr
Patrick Blair au début du siècle) ou l’usage de l’opium cher au Dr George YOUNG
dans A Treatise on Opium, Founded upon Practical Observations (London: Millar et
al., 1753) et l’administration de chocs électriques dans An Essay on Electricity,
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tion de la folie particulièrement stigmatisants et bien que celles-ci
soient inéfficaces du point de vue strictement médical, elles
apparaissent convaincantes du point de vue socio-fonctionnel.
En effet, dans des traités médicaux où le social et le physiologique
coexistent avec difficulté, on observe fréquemment une rupture
logique entre les modèles étiologiques suggérés et les thérapies
proposées. A l’exemple d’Erasmus Darwin qui d’une part s’avoue
convaincu de l’utilité du mode de prise en charge non médical des
malades, "the management," mais qui d’autre part, évoque les
traitements somatiques (purges, préparations émétiques, saignées etc.)
les plus conventionnels 37 , ou à l’exemple du professeur William
Cullen qui décrit la folie comme la conséquence de l’excitation ou du
relâchement anarchique des différentes parties du cerveau mais qui
plutôt que de s’intéresser aux propriétés calmantes ou excitantes de
substances déjà identifiées se contente de prôner l’immobilisation et la
soumission de patients en des termes non équivoques: "Restraint
ought to be complete", les choix thérapeutiques portent sur des
traitements qui, agissant symptomatiquement, visent à supprimer les
idées fixes, l’agitation et l’agressivité ou au contraire la passivité dans
une démarche plus coercitive que compatissante aux yeux de l’homme
d’aujourd’hui. Ainsi, ce n’est pas à la pharmacopée existante, ni à la
persuasion auxquels les Willis ont recours pour soulager les accès de
manie supposée du roi George III dans les années 1788/89 mais à la
punition, à la contention et à la menace.
Explaining the Principles of That Useful Science; and Describing the Instruments
publié en 1765 par George Adam.
37
In every species of madness, there is a peculiar idea either of desire or aversion,
which is perpetually excited in the mind with all its connections... The object of
madness is generally a delirious idea, and thence cannot be conquered by reason;
because it continues to be excited by painful sensations, which is a stronger stimulus
than volition. From these considerations it appears, that the indications of cure must
consist in removing the cause of the pain, whether it arises from a delirious idea, or
from a real fact, or from bodily disease… Secondly, the pain in consequence of the
ideas or bodily diseases above described is to be removed, first, by evacuations, as
venesection, emetics, and cathartics; and then by large doses of opium, or by the
vertigo occasioned by a circulating swing…(548) (Erasmus DARWIN, Zoonomia
or, the Laws of Organic Life, vol. 1, London: Johnson, 1796, p. 548.)
NADINE JAMMET – DISCOURS MEDICAL SUR LA FOLIE
145
Un discours efficace
En dépit des affirmations des auteurs/médecins, ce n’est pas
seulement la physiologie qui légitime les traitements proposés mais
une démarche opportuniste dont l’essence se situe dans la minorité du
fou. Les bienfaits supposés de la “swinging chair” (chaise à
balancement) exposés par le docteur Joseph Mason Cox dans
Practical Observations on Insanity en 1806 montrent la juxtaposition
du discours scientifique (philosophique naturel) et du discours social.
En effet, Mason Cox s’enorgueillit des qualités thérapeutiques
expulsives et apaisantes de la chaise à balancement ci-dessous.
Selon lui, les mouvements de plus en plus rapides agissent sur le
système nerveux sensoriels et telle une thérapie de choc suppriment
les idées fixes, désobstruent les canaux bouchés et permettent
l’évacuation de sécrétions pathologiques :
The singular and unusual motion of swinging, when continued
with increased velocity, induces first paleness, then nausea, and
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then alternatively obvious change in the circulation, and
giddiness: these changes necessarily result from an impression
made on those organs of sensibility, the brain and the nervous
system, and prove that the remedy acts on the seat of the
disease, be the proximate cause what it may.38
Alors que l’action thérapeutique de la chaise à balancement reste
inexpliquée, cette dernière représente un moyen de dissuasion et de
coercition fort efficace que Mason Cox mentionne à plusieurs reprises
dans Practical Observations On Insanity comme le montre la citation
suivante :
The impression made on the mind by the recollection of its (the
swinging chair’s) action on the body is another important
property of the swing, and the physician will often only have to
threaten its employment to secure compliance with his wishes,
while no species of punishment is more harmless and
efficacious.39
Le traitement est, en premier lieu, affaire de domination physique,
assujettissement du corps, dont on souligne néanmoins l’humanité
dans de nombreux traités de la fin du siècle 40 ,mais aussi de
domination, au sens wébérien du terme, légitimée et réifiée par les
modèles étiologiques somatiques de la maladie mentale. Ainsi,
l’insoumission idéologique41 peut avoir de lourdes conséquences en
milieu asilaire et James Tilly Matthews, un patient de John Haslam et
James Monro alors respectivement apothicaire et médecin à Bethléem,
qui s’entête à clamer l’existence d’une machine à corrompre les
esprits, se voit enfermé dans un cachot humide situé dans les
soubassements vétustes de l’asile d’où il ne sortira que mourant.
L’autorité du médecin se fait menace omniprésente, pouvoir42 de vie
et de mort justifié par une vision hobbesienne des rapports existant au
38
Joseph MASON-COX. Practical Observations on Insanity: in Which Some
Suggestions Are Offered towards an Improved Mode of Treating Diseases of the
Mind… to Which Are Subjoined, Remarks on Medical Jurisprudence as Connected
with Diseased Intellect, (2nd edition), London: Baldwin & Murray, 1806, p. 143.
39
Ibid. p. 145.
40
William Pargeter, Thomas Arnold, George Adams.
41
Au sens vieilli de: se rapportant aux idées.
42
Au sens de puissance potentielle: Kraft. (Voir la différenciation wébérienne entre
Kraft et Macht)
NADINE JAMMET – DISCOURS MEDICAL SUR LA FOLIE
147
sein de l’asile. Et, lorsque les saignées, les préparations émétiques et
cathartiques répétées n’ont eu aucun effet sur le comportement de
l’insensé, c’est le corps entier que l’on neutralise au moyen de la
chaise à balancement ou de la chaise tranquillisante mais aussi en
enchaînant, et en immobilisant au moyen de systèmes de contention
de plus en plus complexes. Il n’est alors pas surprenant qu’Edward
Wakefield, président de la commission chargée d’enquêter sur les
asiles en 1815, ait trouvé dans un cachot sordide de Bedlam un patient
nommé James Norris, enchaîné depuis 12 ans dans les conditions
suivantes :
He stated himself to be fifty-five years of age, and that he had
been confined about fourteen years, that in consequence of
attempting to defend himself from what he conceived the
improper treatment of his keeper, he was fastened by a long
chain, which passing through the partition, enabled the keeper
by going into the next cell, to draw him close to the wall at
pleasure… he afterwards was confined in the manner we saw
him, a stout iron ring was riveted around his neck. …Round his
body a strong iron bar about two inches wide was riveted. …The
iron ring around his neck was connected to the bars on his
shoulders, by a double link. …He had remained thus encaged
and chained more than twelve years.43
Dans une logique comparable au régime disciplinaire foucaldien
décrit dans Surveiller et Punir44, la soumission du corps, des gestes et
des comportements est devenu objet de savoir dans le discours médical de la seconde moitié du XVIIIe siècle. La contention se fait
humaine et la camisole de force est encensée dans une rhétorique où la
violence de l’insensé représente un argument de choix. Ainsi, la
domination qu’exerce le médecin sur ses patients se voit légitimée par
un savoir, savoir-faire, technique d’immobilisation des corps, dont
l’essence n’est en rien médicale mais sociale. Et, alors que les traités
sur la maladie mentale évoquent essentiellement la maladie
prométhéenne ou les vapeurs de la délicate aristocratie du Dr Cheyne
durant la première moitié du siècle des Lumières, ceux de la seconde
43
House of Commons, First Report: Minutes of Evidence Taken before the Select
Committee Appointed to Consider of Provisions Being Made for the Better
Regulation of Madhouses in England, London : s.n., 1815 reproduit dans The
Bethlehem Court of Governors Minutes, June 23, 1814.
44
Michel FOUCAULT, Surveiller et punir, Paris: Gallimard, 1975.
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moitié abordent les pathologies les plus graves convaincus à la suite
de la guérison du roi George III qu’elles peuvent être soignées
certainement grâce aux découvertes faites dans les sciences chimiques
et physiques mais aussi vers la fin du siècle, en vertu de l’idée que les
écarts des malades peuvent être modifiés au moyen de techniques
comportementales. Le "management" 45 , traduit en français par
l’expression "traitement moral", bien que non médical, est alors
considérée comme une panacée par William Pargeter, John Monro ou
Joseph Mason Cox qui exigent de leurs patients discipline et
obéissance. Contrairement à ce qui se passe à partir de 1792 à la
Retraite, petite communauté quaker, où l’on applique les principes du
traitement moral aux malades mentaux sans intervention médicale
d’aucune sorte, le "management" que propose Pargeter, Mason Cox et
John Monro ne représente en rien une rupture épistémologique selon
les termes définis par Michel Foucault dans L’histoire de la folie à
l’âge classique. Il s’établit dans la continuité des pratiques punitives
antérieures où, persuadé que le comportement erratique du malade est
en adéquation directe avec les dysfonctionnements somatiques
supposés à l’origine de la maladie, on ignore la capacité du malade à
juguler ses pulsions asociales et surestime le rôle d’un médecin
charismatique qui agit en censeur, et se substitue au surmoi (à la
retenue) du fou46. Pargeter soumet le maniaque du regard, Mason Cox
les menace de la chaise à balancement tandis que Benjamin Rush
tenait à la disposition du plus agité une "chaise tranquillisante"
(Tranquilizer). La médecine ne saisit en rien l’essence des pratiques
visant à l’intériorisation des normes au sein de la Retraite, elle se
réapproprie les apparences philanthropiques 47 du traitement moral
pour ensuite les inclure dans une théorisation médicale plus favorable
à la profession.
45
Le terme “management” provient du dressage des chevaux.
Comme le montre la citation suivante de William CULLEN tirée des pages 31213 de First Lines in the Practice of Physic, Edinburgh: Bell and Bradfuse, 1784, le
médecin se donne un rôle dominateur et incontournable dans le traitement
comportemental de la folie: “Restraining the anger and violence of madmen is
always necessary for preventing their hurting themselves or others; but this restraint
is also to be considered as a remedy. Angry passions are always rendered more
violent by the indulgence of the impetuous notions they produce; and even in
madmen, the feeling of restraint will sometimes prevent the efforts which their
passion would otherwise occasion.”
47
Au sens étymologique du terme.
46
NADINE JAMMET – DISCOURS MEDICAL SUR LA FOLIE
149
L’autorité médicale en matière de folie ne s’est pas seulement
constituée sur la domination et l’assujettissement des corps. Elle puise
également sa force dans un idéel 48 social qui associe
immanquablement la maladie mentale à la faute. Comme le fait
remarquer le sociologue Andrew Scull dans Social Order / Mental
Disorder, le sort des malades mentaux, errant dans les campagnes,
mendiant dans les grandes villes ou enfermés en asile public ou privé
n’était guère enviable :
Whether one looks to theoretical medical texts, to works on the
jurisprudence of insanity, to literary allusions, to pictorial
representations, or to the practices of the despised madhouse
keepers themselves, the dominant images are of whips and
chains, depletion and degradation, the wreck of the intellect, and
the loss of the mad person’s very humanness.49
Et bien qu’il ait été de bon goût d’exprimer sa compassion pour le
fou maniaque, mélancolique ou hypocondriaque dans la totalité des
traités médicaux sur la folie, la réalité des soins renvoie à sa bestialité,
à son insensibilité50 et à son incapacité à prononcer un discours sensé.
En dépit de l’interprétation biologique de la maladie mentale qu’il
défend, le monde médical de l’époque se révèle non seulement
incapable de remettre en cause les modes de représentation existants
mais aussi s’en empare et les amplifie pour d’une part justifier des
traitements pénibles mais aussi pour convaincre de la nécessité d’une
médecine capable d’enrayer un mal aussi mal cerné qu’inquiétant.
Selon Richard Mead en 1751, "There is no disease more to be dreaded
than Madness"51, le docteur Battie introduit le sujet de son traité A
Treatise on Madness publié en 1758 en déplorant le fait que :
"Madness, though a terrible and at present a very frequent calamity, is
perhaps as little understood as any that ever afflicted mankind"52 et
48
Terme emprunté à Maurice Godelier. C’est-à-dire la somme des idées présentes
dans une société donnée en opposition à la matérialité. Voir Maurice GODELIER,
L’idéel et le matériel, Paris : Fayard, 1984.
49
Andrew SCULL, Social Order/Mental Disorder, Anglo-American Psychiatry in
Historical Perspective, Berkeley: University of California Press, 1989, p. 56.
50
Selon le docteur Mead, les malades mentaux sont hypoaesthésiques. Ils supportent
le froid et la douleur sans émettre la moindre plainte.Voir Richard MEAD, Medical
Precepts and Cautions, London: Brindley, 1751, p.58.
51
Ibid. p. 74
52
William BATTIE, A Treatise on Madness, London: J. Whiston and B. White,
1758, p. 1.
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150
lines 4
William Pargeter déclare en 1792 que la mort est préférable à la folie
et que le mélancolique indifférent à ce qui l’entoure, prostré et obsédé
par une idée fixe, apparaît dénué de toute humanité :
Once encounter a man deprived of that noble endowment (the
governing principle) and see in how melancholy a posture he
appears. He retains indeed the outward figure of the human
species, but like the ruins of a once magnificent edifice, it only
serves to remind us of his former dignity, and fills us with
gloomy reflections with the loss of it. Within all is confused and
deranged, every look and expression testifies to internal anarchy
and disorder.53
De façon plus ou moins volontaire de la part d’acteurs sociaux qui
ne maîtrisent pas toujours les sources et les implications de leur
rhétorique, les médecins non seulement se réapproprient
l’herméneutique54 dominante mais aussi l’inclut dans leurs modèles
étiologiques en s’inspirant de la vision newtonienne d’une psyché
humaine constituée des forces antagonistes de la raison et des
passions. Ainsi, le fou, le maniaque fourbe et malfaisant dans les
traités de Pargeter, John Ferriar et John Monro entre autres, le savant
déchu, l’amoureuse éconduite, constituent les exemples vivants d’une
population déchue qui a péché par passion et a perturbé l’équilibre
fragile des forces à la fois dichotomiques et conflictuelles présentes
dans l’esprit humain. Et, lorsque la présence de tares héréditaires55 ou
de dysfonctionnements organiques et cérébraux préexistants56 a été
écartée, les passions occasionnées à la fois par un milieu pathogène et
la faiblesse des individus sont fustigées comme la cause première
(cause lointaine) de la folie. Ainsi, le docteur Mead évoque les
conséquences pathologiques de la réussite puis de la célèbre
53
PARGETER, op. cit. pp. 2-3.
Au sens sémiotique foucaldien du terme : Théorie, science de l'interprétation des
signes, de leur valeur symbolique.
55
Le Dr William Battie considère qu’il existe deux grandes catégories de maladies
mentales, les unes innées telle l'idiotie sont incurables tandis que les autres acquises
par accident peuvent être soignées.
56
Le Dr Erasmus Darwin mentionne cet aspect de la question dans la citation
suivante: "Madness is sometimes produced by bodily pain, particularly I believe of a
diseased liver, like convulsion and epilepsy; at other times it is caused by very
painful ideas occasioned by external consequences. Cité de Erasmus DARWIN,
Zoonomia or, the Laws of Organic Life, vol. 2, London: Johnson, 1794-1796, p. 549.
54
NADINE JAMMET – DISCOURS MEDICAL SUR LA FOLIE
151
banqueroute de la Compagnie des Mers du Sud dans les années 1720
en fustigeant la convoitise immodérée de ses congénères :
I have formerly heard Dr. Hale, physician to Bethlehemhospital, and of great experience in these matters, say more than
once, that in the year 1720, ever memorable for the iniquitous
south-sea scheme, he had more patients committed to his care,
whose heads were turned by the immense riches which fortune
had suddenly thrown in their way, than of those, who had been
completely ruined by that abominable bubble. Such is the force
of insatiable avarice in destroying the rational faculties!57
A l’exception des modèles de théorisation lockiens de William
Battie (1758) ou d’Andrew Harper (1789) qui situe l’origine de la
folie non pas dans une erreur de jugement initiale, perversion de la
raison, mais dans une cause physique à l’origine de la perturbation du
système nerveux sensoriel, l’écrasante majorité des médecins anglais
condamne l’immoralité et la déviance première du malade. La folie
pourtant reconnue en tant que pathologie somatique continue à faire
l’objet de la condamnation d’un médecin qui justifie sa prise de
position morale non plus par la religion mais par la physiologie. On
observe alors un processus de réification et d’objectivation d’une
herméneutique58 sociale qui confond chaos et maladie mentale et qui,
à une époque où l’idée de possession démoniaque n’était pourtant plus
acceptable, continue à l’assimiler à l’idée du mal et de la faute59.
Cependant, contrairement à l’image magico-religieuse d’une folie
démoniaque provoquée par l’intervention d’entités mystiques et
paranormales, les modes de représentation de la seconde moitié du
XVIIIe siècle attribuent au malade l’entière culpabilité de ses actes.
Un pouvoir symbolique
Ainsi, c’est dans l’affirmation de l’essence transgressive de la folie
que les auteurs médecins assoient un savoir susceptible de leur
procurer une autorité publique.
57
Richard MEAD, Medical Precepts and Cautions, p. 91.
Au sens foucaldien du terme.
59
La suite de tableaux moraux de William Hogarth "The Rake’s Progress" est
emblématique de ce mode de représentation de la folie. Une vie immorale ne peut
mener qu’à la folie, punition divine de celui qui a fauté.
58
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Les modèle étiologiques médicaux de la folie font, en effet,
référence dans leur totalité à une rupture initiale occasionnée par
l’excès dans les cas de manie ou par le manque dans les cas de
mélancolie; la maladie se définit en termes quantitatifs dans un
univers où l’harmonie se caractérise essentiellement par l’équilibre
des forces en présence. La logique de la maladie mentale devient
simple mécanique de la surcharge ou de l’épuisement à l’origine d’un
moment de rupture initiale que nombre de médecins confondent avec
l’idée de transgression morale. Le modèle physico-physiologique qui
sous-tend le discours médical justifie une morale épicurienne qui
incite les individus à la pondération et à la maîtrise de leurs pulsions.
Ainsi, opérant un glissement du savoir médical sur la maladie mentale
vers la société dans sa globalité, la médecine adopte le parti pris
politique60 de l’ordre social et au nom d’une morale que les auteurs
confondent avec le concept d’hygiène mentale, condamne
l’enthousiasme religieux61 et légitime l’enfermement à Bethléem des
évangélistes et des méthodistes à la grande satisfaction de l’Église
anglicane et des élites dirigeantes62. Le docteur Pargeter fustige ces
prédicateurs méthodistes ambulants qui font perdre la raison à ses
patients :
Fanaticism is a very common cause of Madness. Most of the
Maniacal cases that ever came under my observation, proceeded
from religious enthusiasm … The doctrines of the Methodists
have a greater tendency than those of any other sect to produce
the most deplorable effects on human understanding. The brain
is perplexed in the mazes of mystery, and the imagination
overpowered by the tremendous description of future torments.63
Le discours médical se fait alors discours de vérité, et
contrairement aux théories socioéconomiques d’Adam Smith dans
60
Politique au sens foucaldien de Polizeiwissenschaften, c’est-à-dire sciences de la
police, techniques de gestion des individus sur un territoire donné.
61
L’enthousiasme religieux était considéré comme pathogène.
62
Dans les années 1780, 10% des internés de Bethléem étaient enfermés pour leur
enthousiasme religieux. Voir le livre d'Andrew SCULL & Jonathan ANDREWS,
Undertaker of the Mind: John Monro and Mad-Doctoring in Eighteenth-Century
England, Berkeley: University of California Press, 2001. Selon l’auteur à la page
85 : “Methodism became inextricably linked with madness, and their Anglican and
other opponents… jumped at the opportunity to associate them with popery,
superstition, and unreason.”
63
PARGETER, p. 31
NADINE JAMMET – DISCOURS MEDICAL SUR LA FOLIE
153
lesquelles l’état de nature est caractérisé par sa rudesse, celui-ci
évoque le postulat d’une nature bienveillante et fondamentalement
harmonieuse pour pointer du doigt les méfaits d’une civilisation où la
profusion des biens est décrite comme pathogène. Le docteur Pargeter
s’inquiète, en effet, au même tire que les docteur Mead, Monro ou le
chirurgien William Perfect, des effets nocifs d’une société corrompue
où règne la profusion: “The summit of luxury to which the present age
has attained, must naturally, tend to interrupt the regularity of the
animal economy, and to enfeeble the generations of men.”64
La maladie qui n’est pourtant plus perçue dans le contexte du
dialogue immédiat qui unissait l’homme à Dieu dans l’herméneutique
humaniste, est représentée en des termes emprunts du mythe biblique,
comme la perte de l’équilibre organique préexistant, véritable
transgression de lois naturelles d’origine divine par des individus et
une société qui se sont éloignés du modèle originel. En évoquant
l’existence de lois naturelles inhérentes au vivant dont eux seuls
connaissent la nature, les médecins affirment l’universalité de leur
savoir et se font les défenseurs d’une morale qui entraînent
l’édification de normes à la fois comportementales et cognitives.
Confronté à l’universalité d’un savoir médical qui, contrairement à la
médecine humaniste du siècle passé ne s’intéresse plus à la singularité
de la maladie mais l’inclut dans des schémas classificatoires
universaux et applicables à tout individu, la folie est
immanquablement associée à la déviance65 et à une altérité qui se
définit dans la distance établie avec une normalité élevée au rang de
vérité absolue. Comme le fait remarquer Michel Foucault dans
l’Histoire de la folie, on observe alors un glissement de la perception
de la maladie mentale de l’intérieur de la société vers sa périphérie :
Le fou c’est l’autre par rapport aux autres: l’autre -au sens de
l’exception – parmi les autres – au sens de l’universel. Toute
forme de l’intériorité est maintenant conjurée: le fou est évident,
mais son profil se détache sur l’espace extérieur; et le rapport
qui le définit, l’offre tout entier par le jeu des comparaisons
objectives au regard du sujet raisonnable. Entre le fou, et le sujet
qui prononce « celui-là est un fou », toute une distance est
creusée, qui n’est plus le vide cartésien du « je ne suis pas celui64
65
Ibid. pp. 1-2.
Au sens étymologique du terme.
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là », mais qui se trouve occupée par la plénitude d’un double
système d’altérité: distance désormais tout habitée de repères,
mesurable par conséquent et variable; le fou est plus ou moins
différent dans le groupe des autres qui est à son tour plus ou
moins universel. Le fou devient relatif mais il n’en est que
mieux désarmé de ses pouvoirs dangereux: lui qui, dans la
pensée de la Renaissance, figurait la présence proche et
périlleuse, au coeur de la raison, d’une ressemblance trop
intérieure, il est maintenant repoussé à l’autre extrémité du
monde, mis à l’écart et maintenu hors d’état d’inquiéter, par une
double sécurité, puisqu’il représente la différence de l’autre dans
l’extériorité des autres.66
En dépit de la publication par des auteurs considérés fous de
pamphlets et de récits autobiographiques 67 critiquant l’internement
abusif et dépeignant les traitements inhumains auxquels ils avaient été
soumis dans un langage tout à fait compréhensible, les médecins de la
seconde moitié du XVIIIe soulignent tous l’incohérence et la
véhémence qui caractérisent les dires de leurs patients. Le langage de
la folie entretient alors des rapports homologiques avec son étiologie
somatique et le docteur Thomas Arnold décrit les états frénétiques en
relation avec l’activité excessive et anarchique du cerveau de ses
patients dans son traité Obervations on the Nature, Kinds, Causes and
Prevention of Insanity, Lunacy or Madness publié en 1806 :
In phrenetic Insanity the patient raves incessantly… and
scarcely knows, or attends to external objects about him; and
when he does perceive external objects, is apt to perceive them
erroneously. …Incoherent Insanity…may arise from a too active
state of the brain which occasions a flightiness of imagination…
in which there is a great defect of memory. Maniacal
66
FOUCAULT, Histoire de la folie, p. 199.
Voir: William BELCHER, "Address to Humanity: Containing a Letter to Dr.
Thomas Monro; a Receipt to Make a Lunatic, and Seize His Estate, and a Sketch of
a True Smiling Hyena", Voices of Madness: Four Pamphlets, 1683-1786, Allan
INGRAM (ed.), 1796; Stroud: Sutton Publishing, 1997, pp.127-35 ou Samuel
BRUCKSHAW, "One More Proof of the Iniquitous Abuse of Private Madhouses",
Voices of Madness: Four Pamphlets, 1683-1786, Allan INGRAM (ed.), 1774;
Stroud: Sutton Publishing, 1997, pp. 75-126 ou encore Urbane METCALF, “The
Interior of Bethlehem Hospital” Patterns of Madness in the Eighteenth Century -A
Reader, Allan INGRAM (ed.), 1818; Liverpool University Press, 1998, pp. 257-64.
67
NADINE JAMMET – DISCOURS MEDICAL SUR LA FOLIE
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Insanity…is…perhaps the most comprehensive; since it extends
its dominion over the Whole Internal World of ideas and
comprehends every possible combination of sensible images
which can enter into, and delude, a distempered brain.68
La folie est ici irrémédiablement associée à un irréel, que le
médecin, fort de l’empirisme newtonien, considère comme erroné. La
médecine crée ainsi une frontière cognitive infranchissable entre le
réel et un imaginaire dont elle situe l’origine dans un organisme
perturbé. Il n’est alors pas question de reconnaître les capacités
cognitives de l’imagination que défend à l’époque le poète William
Blake69, les médecins revendiquent un usage paraphrastique de la
langue qui exclut du domaine du vrai tout langage métaphorique et
symbolique. Ainsi, l’apothicaire de Bethléem, John Haslam, publie un
traité reproduisant les paroles de son patient, James Tilly Matthews,
persuadé que le langage de la folie se ridiculise par son incohérence.
Le résultat escompté est loin d’être obtenu et Illustrations of Madness
apparaît encore aujourd’hui comme la parabole d’événements
politiques auxquels Matthews avaient personnellement été mêlé. Et
pourtant, plus le modèle médical s’impose et plus le silence s’instaure
entre le monde médical, la société et des récits de malades mentaux
qui ne sortent qu’exceptionnellement des murs des grands asiles
victoriens au XIXe siècle. Comme le constate Allan Ingram dans The
Madhouse of Language :
68
Thomas ARNOLD, Observations on the Kinds, Causes and Prevention of
Insanity, Lunacy or Madness, Leicester: Robinson and Cadell, 1806, pp. 129-30,
136-7.
69
William Blake défend la validité de la perception intime et subjective de la réalité
dans une démonstration où le visible et l’invisible se côtoient: "And I know that this
World is a World of imagination and vision. I see every thing I paint in this World,
but Every body does not see alike. To the Eyes of a Miser a Guinea is more beautiful
than the Sun, and a bag worn with the use of Money has more beautiful proportions
than a Vine filled with Grapes. The tree which moves some to tears of joy is in the
Eyes of others only a Green thing that stands in the way. Some see Nature all
Ridicule and Deformity, and by these I shall not regulate my proportions; and Some
Scarce see Nature at all. But to the Eyes of the Man of Imagination, Nature is
Imagination itself. As a man is, So he Sees. As the Eye is formed, such are its
Powers. You certainly Mistake, when you say that the Visions of Fancy are not to be
found in This World. To me This World is all One continued Vision of Fancy and
Imagination, and I feel flattered when I am told so.” Ce passage est tiré d’une lettre
écrite en Août 1799 à l’un de ses détracteurs le révérend John Trusler. (William
BLAKE, Blake’s Poetry and Designs, Mary Lynn Johnson and John E. Grant (eds.),
New York, London: Norton & co., 1979, pp. 448-49.)
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The Language of psychiatry, of talking ‘about madness’ was a
field of discourse that expanded more and more rapidly during
the course of the eighteenth century. Madness in all its
manifestations – mania, melancholy, hysteria, religious
enthusiasm, hypochondria, vapours –engaged some of the
leading medical and philosophical minds of the period, and
publications on the causes, symptoms and treatment of different
shades of insanity were legion… The self-confidence of the
professionals generated a new rhetoric for the expounding of
theories about madness and its cure, but, in doing so, also helped
to silence the spoken evidence of what the mad could have to
say about themselves.70
Ce silence que la médecine anglaise impose au fou par le jeu d’un
type particulier de violence, violence symbolique décrite par Pierre
Bourdieu71, s’il constitue d’une part la preuve de la capacité des
praticiens de dominer les errances du fou, s’inscrit d’autre part dans
l’évolution sociopolitique de la nation entière. En effet, à une époque
où les malades mentaux oeuvrent à l’édification d’asiles 72 , où le
fondateur du méthodisme,73 John Wesley, propose dans un ouvrage de
médecine familiale intitulé Primitive Physic: or an Easy and Natural
70
Allan INGRAM, The Madhouse of Language. Writing and Reading Madness in
the Eighteenth Century, London: Routledge, 1991, pp.16-17
71
C’est-à-dire un type de violence qui s’ignore en tant que telle dans les termes de P.
Bourdieu: "La violence symbolique, c'est cette violence qui extorque des
soumissions qui ne sont même pas perçues comme telles en s'appuyant sur des «
attentes collectives », des croyances socialement inculquées. Comme la théorie de la
magie, la théorie de la violence symbolique repose sur une théorie de la croyance ou,
mieux, sur une théorie de la production de la croyance, du travail de socialisation
nécessaire pour produire des agents dotés des schèmes de perception et
d'appréciation qui leur permettront de percevoir les injonctions inscrites dans une
situation ou dans un discours et de leur obéir. " (Raisons pratiques, 1994, p.188.)
72
Jonathan Swift, reconnu "non compos mentis" à la fin de son existence a légué un
héritage pour l'édification de l'asile St Patrick en Irlande. De même, James TillyMatthews rédige les plans du nouvel hôpital de Bethléem alors qu'il est encore
enfermé.
73
Mouvement associé à l'enthousiasme religieux, considéré comme pathogène non
seulement dans l'herméneutique sociale mais aussi dans les traités médicaux de la
seconde moitié du XVIIIe siècle. William PARGETER et, John HASLAM y font
ouvertement allusion dans leurs traités respectifs: Observations on Maniacal
Disorders cité précédemment et Observations on Insanity with Practical Remarks
on the Disease, and an Account of the Morbid Appearances on Dissections, London:
Rivington, 1798.
NADINE JAMMET – DISCOURS MEDICAL SUR LA FOLIE
157
Method of Curing Most Diseases 74 des traitements contre l’hypochondrie, l’hystérie et la manie furieuse et, où le roi George III atteint
de démence manque de peu de se faire assassiner successivement par
trois malades mentaux75, le monde sensé et le monde de la folie
coexistent dans une proximité de nos jours inimaginable.
La société anglaise de la seconde moitié du XVIIIe siècle semble
en permanence en proie au désordre provoqué d’une part par les
révoltes des plus démunis et d’autre part par les revendications
politiques des factions bourgeoises ou celles des jacobites écossais. La
médecine n’échappe en rien aux incertitudes de l’époque et ce sont
des critères de prédictibilité et de pérennité que les auteurs de traités
vont privilégier, tout d’abord en établissant un rapport de cause à effet
immédiat et mécanique dans leurs modèles étiologiques, puis en
s’inspirant de la représentation d’une psyché humaine soumise aux
lois gravitationnelles newtoniennes où le libre arbitre et
l’intentionnalité76 des individus sont systématiquement sous-estimés.
Contrairement aux méthodes psycho-dynamiques de Philippe Pinel
dans la France révolutionnaire, selon lesquelles on devait s’inspirer
des dires du patient pour ensuite les détourner de leur objet premier77,
les médecins anglais ignorent l’effet thérapeutique d’une parole qu’ils
ne considèrent que sous son aspect symptomatique 78 et préfèrent
74
John WESLEY, Primitive Physic: or, an Easy and Natural Method of Curing
Most Diseases, London: Thomas Trye, 1747. Il est à préciser que les deux premières
éditions en 1747 et 1752 de Primitive Physic étaient anonymes. L'ouvrage a été
réédité de nombreuses fois jusqu'à la fin de la première moitié du XIXe siècle
(1847).
75
Le roi George III a été agressé en trois occasions. Tout d'abord par Margaret
Nicholson qui, manifestement dans un état dément, a tenté de le poignarder en 1786.
En 1790, un autre dément dénommé John Frith lui lance une pierre qui ne l'atteint
pas. La troisième tentative de régicide est celle qui a le plus défrayé la chronique.
C'est au théâtre de Drury Lane que James Hadfield reconnu malade mental après un
long procès, tire deux balles en direction du roi en 1800. Il le rate et est
immédiatement neutralisé par Sheridan (alors directeur du théâtre) et le duc de York.
76
Intentionnalité au sens de: Relation psychologique active de la conscience à un
objet existant, adaptée à un projet. Source T.L.F
77
Philippe PINEL, Traité médico-philosophique sur l'aliénation mentale, Jacques
POSTEL & Thérèse LEMPERIERE (eds.) 1808 ; Toulouse : Privat, 1998.
78
Certains praticiens de la fin du siècle évoquent la possibilité d’un dialogue avec le
patient (Michael Crichton, William Pargeter, Andrew Harper). Cependant ce
dialogue n’est conçu que comme l’alternative à la violence (qui était alors très mal
perçue par les élites sensibles) dans la mesure où il est question de persuader le
patient à obéir au médecin.
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imposer à leurs patients un mode de relation disciplinaire tel le
docteur Ferriar en 1795 :
I have seen great exertions thrown away, in attempting to
influence lunatics by arguments, or to surprise them into
rationality by stratagem. I never knew such endeavours answer
any good purpose. The stories current in books, of wonderful
cures thus produced, are, like most other good stories, incapable
of serving more than once. A system of discipline, mild, but
exact, which makes the patient sensible of restraint…is best
suited to those complaints. In the furious state, the arms, and
sometimes the legs must be confined… When the patient is
mischievous and unruly…I shut him up in his cell, order the
window to be darkened, and allow him no food but water gruel
and dry bread.79
Forts de l’idée que pathologique et non-pathologique obéissent à
des lois naturelles universelles, les médecins se font les défenseurs
d’une hygiène morale capable d’éviter le pire et évoquent des normes
comportementales où le concept de retenue aristotélicienne prévaut.
La morale se fait hygiène de vie et la logique éliasienne
d’intériorisation des pulsions et des interdits se voit appliquée non
seulement aux malades mentaux mais aussi aux factions de la
population les plus démonstratives. Dans l’herméneutique sociale post
révolutionnaire, les révoltes sporadiques du moment se voient
assimilées aux passions incontrôlées, et alors qu’E. Burke fustige la
Révolution française en en dénonçant la folie et la barbarie80, les élites
industrielles81 décrivant la société en termes médicaux autorisent les
« saignées » d’un pouvoir politique qui prétend agir pour le bien de
tous selon Douglas Hay et Nicholas Rogers dans Eighteenth-Century
English Society :
79
John FERRIAR, Medical Histories and Reflections, London: Cadell & Davies,
1795, pp. 11-2. Dans l'extrait cité ici, Ferriar fait allusion au Traité sur l'aliénation
mentale de Pinel.
80
Edmund BURKE, Reflections on the Revolution in France and on the
Proceedings of Certain Societies in London. Relative to That Event in a Letter
Intended to Have Been Sent to a Gentleman in Paris, L.G. Mitchell (ed.), 1790;
Oxford: O.U.P., 1999.
81
Au sens de : classe sociale émergente de la seconde moitié du XVIIIe siècle,
propriétaires d’un ou de plusieurs établissements industriels souvent liés aux
découvertes techniques (au sens moderne) du moment.
NADINE JAMMET – DISCOURS MEDICAL SUR LA FOLIE
159
In the years of the French Revolution the rhetoric surrounding
reference to the people was increasingly suffused with blood.
"We are sorry to hear that you have had symptoms of Rioting in
your quarter," wrote the great engineer James Watt to the great
iron-founder John Wilkinson on 10 April 1791; the madness
seems very prevalent over all at present, and I doubt will not be
allayed without a copious bleeding. …This comes of preaching
up the Sovereignty and Majesty of the people, we cannot say
their Majesties are very gracious.82
L’agitation sociale se fait folie et la folie, victime des temps
révolutionnaires, se voit assimilée au danger et à l’urgence politique
en particulier lors du vote de la loi sur les malades mentaux criminels
de 1800 prévoyant l’internement préventif de toute personne jugée
irresponsable mentalement et susceptible de commettre un délit grave
ou d’intenter à la vie du souverain. Et, pourtant, les fous ne
constituaient nullement une faction organisée de la population capable
de nuire au pouvoir politique en place et, c’est donc en tant que
menace symbolique omniprésente que la maladie mentale fait l’objet
de 15 lois entre 1800 et 1850. Dans une logique où le sort de la nation
entre en étroite corrélation avec le destin de l’individu83, le médecin
oeuvre au bien-être commun d’une part en promouvant le
renoncement et la régulation des pulsions et d’autre part en réifiant
des normes sociocognitives qui excluent de l’espace public non
seulement les malades mentaux mais aussi les populations modestes
des villes et des campagnes aux croyances superstitieuses et magicomystiques pour qui l’interprétation empirico-sensorielle des
phénomènes n’est d’aucun secours. Contrairement au principe kantien
d’un savoir philosophique, indépendant des instances politiques dans
Qu’est-ce que les Lumières, la médecine mentale anglaise apparaît
soumise aux impératifs de stabilité sociopolitique du moment et
instrumentale dans un processus plus ou moins conscient de
distanciation affective. Il ne fait alors aucun doute que le discours
médical de la seconde moitié du XVIIIe siècle s’inscrit dans une
82
Douglas HAY & Nicholas ROGERS, Eighteenth-Century English Society,
Oxford: O.U.P., 1997, p. 150
83
Norbert Elias souligne en effet l’importance des changements socio-économiques
qui ont lieu au 18e et souligne interdépendance sociale grandissante, la division du
travail, les marchés et la compétition qui tous postulent la retenue et la régulation
des émotions et des instincts. Norbert ELIAS, La civilisation des moeurs, trad. Paul
Kamnitzer, 1939; Paris : Calmann-Levy, 1973, p. 326.
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gestion symbolique de l’espace social et s’inspire de modes de
représentation erronés qui en induisent d’autres. Paradoxalement pour
des professionnels qui promeuvent avec les élites politiques du
moment une vision dichotomique du réel et de l’irréel, les médecins
prétendent contrôler la réalité par des moyens imaginaires. Le savoir
médical de l’époque s’identifie en termes idéologiques84, idéologie
qu’à la même époque James Tilly-Matthews du fond d’un cachot du
"Bedlam" Londonien, compare à des vapeurs nauséabondes capables
de pénétrer dans tous les foyers grâce à leur volatilité et à leur
invisibilité85.
La nouvelle forme de pouvoir qui se dessine n’apparaît pas
spécifiquement ici dans le domaine du traitement des affections
mentales mais concerne la société dans sa globalité. Il est ici question
d’un pouvoir symbolique au sens où l’entend P. Bourdieu 86 qui,
s’établissant sur l’intériorisation de normes et d’interdits sociaux,
obtient la coopération du plus grand nombre. Dans un tel contexte,
l’herméneutique devient essentielle à la pérennisation des rapports
hiérarchiques. Comme le fait remarquer Louis Marin dans Le Portrait
du roi87 « représentation et pouvoir sont de même nature » dans le
modèle social utilitariste et panoptique qui s’établit dans l’Angleterre
de la seconde moitié du XVIIIe siècle. Et, c’est une société plus
imaginée que réelle qui émerge des discours réformiste et médical de
l’époque.
En effet, dans leur quête de paix sociale, les médecins en arrivent à
faire disparaître toute trace de conflit, de déviance et de dissidence
84
L’idéologique se définit ici en tant que construction intellectuelle qui explique et
justifie un ordre social existant.
85
John HASLAM, Illustrations of Madness, Roy Porter (ed.), 1810; London:
Routledge, 1988.
86
« Le pouvoir symbolique est un pouvoir qui est en mesure de se faire reconnaître,
d’obtenir la reconnaissance ; c’est-à-dire un pouvoir (économique, politique, culturel
ou autre) qui a le pouvoir de se faire méconnaître dans sa vérité de pouvoir, de
violence et d’arbitraire. L’efficacité propre de ce pouvoir s’exerce non dans l’ordre
de la force physique, mais dans l’ordre du sens de la connaissance. Par exemple, le
noble, le latin le dit, est un nobilis, un homme ‘connu’, ‘reconnu’ » (Pierre
Bourdieu, “Dévoiler les ressorts du pouvoir”, in Interventions — Science sociale et
action politique, Agone, 2002, pp.173-176.)
87
Louis MARIN, Le portrait du roi, Paris: Editions de Minuit, 1981, p. 11. Cette
phrase ne s'applique pas au monde moderne dans le contexte où l'emploie Louis
Marin, il évoque alors un portrait.
NADINE JAMMET – DISCOURS MEDICAL SUR LA FOLIE
161
dans les grands asiles qui sont érigés au cours du XIXe siècle. John
Conolly, médecin aliéniste de renommée propose une description
panégyrique d’un asile moderne où les factions les plus défavorisées
de la population vivent en harmonie sous le regard compatissant de
surveillants et de médecins :
Calmness will come; hope will revive; satisfaction will prevail.
Some unmanageable tempers, some violent or sullen patients,
there must always be; but much of the violence, much of the illhumour, almost all the disposition to meditate mischievous or
fatal revenge, or self-destruction will disappear… Cleanliness
and decency will be maintained or restored; and despair itself
will sometimes be found to give place to cheerfulness or secure
tranquillity. The asylum is the place where humanity, if
anywhere on earth, shall reign supreme.88
Contrairement au fou présent dans l’iconographie du XVIIIe, livré
au chaos de ses passions incontrôlées, ce sont des malades pacifiés
que l’on rencontre dans la lithographie suivante de Katherine Drake
datant de 1848.
Conclusion
Il ne fait aucun doute que le discours médical sur la folie s’inscrit
dans le processus d’évolution globale de la société britannique de
l’époque. On y distingue la stratégie grâce à laquelle les acteurs d’une
profession s’arrogent un savoir et une autorité qu’aucune découverte
ne justifie. Et, c’est en établissant un rapport de domination physique
et cognitive sur une folie plus symbolique de l’agitation sociale
qu’effectivement menaçante que les médecins tentent de faire oublier
une image sociale peu flatteuse. On observe ainsi l’élaboration d’une
théorisation devenue idéologie, au sens habermasien du terme, et des
pratiques médicales qui confirment l’idée défendue par Max
Horkheimer et Theodor Adorno dans La dialectique de la raison89
88
John CONOLLY, On the Construction and Government of Lunatic Asylums,
London: Churchill, 1847, p. 143.
89
Voir Max HORKHEIMER et Theodor W. ADORNO, La dialectique de la raison,
trad. Elianne Kaufholz, 1944 ; Paris : Tel/Gallimard, 1974, Les chapitres ‘Sur le
concept d’Aufklärung’ et ‘Juliette, ou raison et morale’.
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d’une perversion des idéaux des Lumières profit d’une fraction de la
population.
A lunatic’s ball at the Somerset County Asylum
Cependant, il serait injuste de conclure à une conspiration
machiavélique de membres de la petite bourgeoisie 90 à l’encontre
d’une partie de la population particulièrement stigmatisée. Nous
sommes en effet en présence d’auteurs, acteurs sociaux, qui en des
termes empruntés à la sociologie d’Anthony Giddens, essaient de faire
correspondre leur conscience discursive 91 et conscience pratique 92
dans un contexte de grande insécurité ontologique93. C’est, en effet, en
90
Ensemble des bourgeois, de ceux qui n'exercent pas de métier manuel (par
opposition au prolétariat et à la paysannerie). Grande, haute, petite bourgeoisie.
Source T.L.F.
91
Selon A. Giddens: “What actors are able to say, or to give verbal expression to, or
about social conditions, including especially the conditions of their own action;
awareness which has a discursive form.”
92
Ce que le locuteur/acteur social connaît de son environnement. "What actors know
about social conditions, including especially the conditions of their own action, but
cannot express discursively." Le concept de conscience pratique élaboré par
Anthony GIDDENS dans The Constitution of Society est ici particulièrement
pertinent car celui-ci permet la prise en compte de l’aspect involontaire et
inconscient de l’action.
93
Anthony GIDDENS, The Constitution of Society, Cambridge: Polity Press, 1997,
pp. 374, 375. Giddens définit le principe de sécurité ontologique en ces termes :
NADINE JAMMET – DISCOURS MEDICAL SUR LA FOLIE
163
termes de contraintes objectives, économiques, sociales et politiques
mais aussi en termes de contraintes subjectives et même parfois
imaginées que l’on doit évaluer un mode de prise en charge de la folie
dont la dimension symbolique ne peut être ignorée.
Bibliographie
ARNOLD, Thomas. Observations on the Nature, Kinds, Causes
and Prevention of Insanity, Lunacy or Madness. [1782-86. 2nd ed.]
London: R. Phillips, 1806.
BARRY, Jonathan. The Middling Sort of People: Culture, Society
and Politics in England, 1550-1800. London: Macmillan, 1994.
BATTIE, William. A Treatise on Madness. London: J. Whiston and
B. White, 1758.
BELCHER, William. "Address to Humanity: Containing a Letter to
Dr. Thomas Monro; a Receipt to Make a Lunatic, and Seize His
Estate, and a Sketch of a True Smiling Hyena." [1796], pp. 127-35 in
Allan INGRAM (ed.) Voices of Madness: Four Pamphlets, 16831786, Stroud: Sutton Publishing, 1997.
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Politique, sciences et autorité :
la création de la London School
of Economics (1895) et
l’institutionnalisation des sciences
sociales en Grande Bretagne
Arnaud PAGE
Université de Savoie
170
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Dans tous les pays occidentaux à la fin du XIXe siècle, le
changement des structures économiques, sociales et politiques
(industrialisation, urbanisation, creusement des inégalités sociales,
démocratisation) donne lieu à une redéfinition profonde du rôle du
savoir. Qu’il s’agisse du développement de la formation technique, de
la création de nouvelles professions, de la mise en place de solutions à
la question sociale, de la réorganisation de la vie politique ou de
l’évolution du rôle des élites, tout concourt à la mise en place
d’importantes restructurations dans la configuration et l’utilisation des
savoirs. Le XIXe siècle voit notamment l’apparition et le
développement important d’un nouveau type de discours sur la société
luttant pour acquérir une légitimité, une autonomie et une place au
sein de l’université : les sciences sociales. Quelle que soit la manière
dont celles-ci se forment, elles portent toutes en elles une volonté de
décrypter la société de manière rationnelle et l’idée que leur savoir
peut apporter une certaine crédibilité et légitimité à l’exercice du
pouvoir. Il semble ainsi tout à fait pertinent d’étudier leur structuration
en lien avec le concept d’autorité. Afin de définir celui-ci, rappelons
rapidement que la notion d’auctoritas se réfère à la place du Sénat
dans la Constitution de la République Romaine, qu’elle est liée par sa
racine à la notion d’augmenter, et qu’ainsi :
L’auctoritas exprime à son tour l’idée d’augmenter l’efficacité
d’un acte juridique ou d’un droit. […] De même le Sénat grâce à
son incomparable prestige, a la vertu d’augmenter la portée de
tout acte pour lequel il a donné son accord (son auctoritas) :
qu’il s’agisse de donner un avis favorable à un projet de loi, à
une liste de candidats, à une levée militaire, à l’établissement
d’un impôt. Aucune de ces décisions ne sera prise directement
ARNAUD PAGE - POLITIQUE, SCIENCES ET AUTORITE
171
par le Sénat (il n’en a pas le pouvoir). Mais tous ces projets,
enrichis de l’auctoritas du Sénat, sont assurés du succès.1
On voit bien en quoi dans les sociétés modernes, ce rôle de conseil
légitimant sans réel pouvoir peut être tenu par la science sociale. Ceci
semble tout particulièrement vrai pour la fin du XIXe siècle, où les
anciennes élites, supposées garantes d’un ordre rationnel, voient leur
pouvoir politique décliner au profit des masses, dont on craint qu’elles
soient gouvernées avant tout par des pulsions irrationnelles. Cette
démocratisation de la société, associée à l’accroissement des tâches
d’un appareil politique confronté à une société moderne de plus en
plus complexe, appellent en cette fin de siècle au développement du
rôle de la science et de l’expert, en tant que sièges possibles d’une
nouvelle rationalité politique, voire d’une autorité respectée et obéie.
L’institutionnalisation des sciences sociales n’en revêt pas pour autant
un caractère uniforme, c’est pourquoi il parait intéressant de se
pencher sur une institution particulière afin d’étudier comment ces
phénomènes se traduisent concrètement. Nous nous proposons donc
d’étudier au niveau de la London School of Economics and Political
Science, cette articulation entre savoir, pouvoir et autorité. On verra
ainsi que l’exemple de la LSE représente une tentative particulière de
création d’une nouvelle autorité grâce à la fusion du pouvoir politique
dans une science globale et souveraine. Nous verrons également
comment le processus de professionnalisation des sciences, fondé sur
la segmentation des discours, met au contraire en lumière la faillite de
ce type de projet scientifique, ce qui nous permettra en dernier lieu de
conclure sur le caractère fictif d’une notion d’autorité qui serait
absolument distincte de celle de pouvoir.
Webb et l’autorité scientifique
La London School of Economics est créée en 1895 par Sidney
Webb, leader de la Fabian Society, et représentant principal de la
branche dite « intellectuelle » du socialisme britannique. La création
de l’Ecole fait suite à un don d’un obscur membre de la Fabian
Society qui précise dans son testament qu’il souhaite que sa fortune
soit consacrée à « la propagande et aux autres objectifs de la dite
1
Michel HUMBERT, Institutions Politiques et Sociales de l’Antiquité, Paris :
Dalloz, 1999, pp. 314-315.
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société et de son socialisme »2. Mais, d’emblée, Webb manifeste très
clairement la volonté de créer une école indépendante, plutôt que de
financer les activités traditionnelles de la société, et insiste sur le
caractère non-partisan qu’il souhaite pour cette nouvelle institution.
Cette insistance se traduit notamment par le recrutement comme
directeur de l’Ecole de William Hewins, jeune économiste d’Oxford
qui deviendra par la suite un des plus proches collaborateurs de Joseph
Chamberlain et député Conservateur. Il n’est pas possible ici de
retracer tout le cheminement intellectuel des Webb, mais il est utile de
préciser que la fin du XIXe siècle les voit se détacher des solutions
partisanes pour privilégier le savoir et la science. La fondation de
l’école découle ainsi d’une volonté de placer la science sociale au
service de la gestion des questions politiques, économiques et
sociales, devenues de plus en plus complexes. A la manière des
institutions formant des médecins ou des ingénieurs, la LSE doit
former des experts capables de guider l’action politique grâce à leurs
connaissances scientifiques de la société, en l’absence de tout partipris idéologique : “Social reconstructions require as much specialized
training and sustained study as the building of bridges and railways,
[…] or technical improvement in machinery and mechanical
processes” 3 ; “We wish to introduce into politics the professional
expert, to extend the sphere of government by adding to its enormous
advantages of wholesale and compulsory management, the advantage
of the most skilled entrepreneur.”4
Si cette orientation scientifique vaut à Webb de nombreux
reproches de la part de ses camarades socialistes – tout
particulièrement de la part de George Bernard Shaw – on aurait tort de
voir dans cet engouement pour la science sociale un fléchissement des
convictions socialistes de Sidney Webb. Bien au contraire, il semble
que Webb était à ce point convaincu de l’inéluctabilité de l’avènement
2
“ [...] to the propaganda and other purposes of the said Society and its Socialism,
and towards advancing its objects in any way they deem advisable.” (Testament de
H. H. Hutchinson, Hutchinson Papers, Londres: British Library of Political and
Economic Science).
3
B. & S. WEBB, The Prevention of Destitution, 1911, p. 331, in G. R. SEARLE,
The Quest for National Efficiency: A Study in British Politics and Political Thought,
1899-1914, Londres: The Ashfield Press, 1990 (1971), p. 85.
4
Journal de Beatrice WEBB, 28 décembre 1894, in N. & J. MACKENZIE (eds.),
The Diary of Beatrice Webb: Volume Two, 1892-1905, Cambridge (U.S.A.):
Harvard University Press, 1983, p. 63.
ARNAUD PAGE - POLITIQUE, SCIENCES ET AUTORITE
173
d’un Etat collectiviste qu’il lui semblait nécessaire de concevoir les
moyens scientifiques d’organiser le plus efficacement possible cet Etat
dont les pouvoirs étaient inexorablement amenés à se développer.
D’autre part, la teneur même de son projet politique, fondé non pas sur
une révolte violente des classes ouvrières mais au contraire sur
l’évolution progressive de l’organisation politique vers un
interventionnisme accru et sur le développement du rôle des experts,
implique que collectivisme et science sociale ne sont chez Webb que
les deux faces d’une même pièce. On peut ainsi parler chez Webb à
cette époque d’une fusion entre un projet politique et un projet
scientifique. Il s’agit en somme pour lui d’abandonner les dogmes
politiques, l’individualisme méthodologique de l’économie politique
classique, tout comme les vaines spéculations abstraites de la
philosophie afin de fonder scientifiquement un ordre nouveau et juste.
L’histoire du XIXe siècle semblant indiquer l’inexorabilité de
l’avènement d’un Etat plus interventionniste, il s’agit donc pour Webb
de fonder un nouveau type de sciences sociales pour assurer à ce
pouvoir en expansion les moyens intellectuels d’une efficacité
renforcée et d’une nouvelle légitimité. Il est ainsi tout à fait intéressant
de constater que la fondation d’une école indépendante de sciences
sociales à Londres est le fait d’un réformateur social, dont les objectifs
sont avant tout politiques, plutôt que purement scientifiques. On
remarque ainsi que, dans le projet de Webb, la distinction commune
entre descriptif et normatif n’a absolument pas lieu d’être. La science
sociale globale doit, dans le même mouvement, analyser les différents
types d’organisation de la société, et préconiser celui qui doit être mis
en place : “We must remember that there is indubitably at any moment
one arrangement of men and things and social relations which
involves the minimum of misery then possible. To discover that
arrangement for our own time is the problem of […] sociology.”5
La deuxième caractéristique majeure de ce projet est qu’il est fondé
sur une vision globale et non différenciée du champ scientifique. Chez
Webb, les distinctions, en termes de méthodes ou d’objets, entre
économie, sociologie et science politique sont minorées. On remarque
par exemple que la citation précédente est tirée d’un cours sur la
science économique, au cours duquel il glisse de l’économie à la
sociologie sans distinguer les disciplines. Il utilise indifféremment
5
Sidney WEBB, “Lecture on Economics”, 1900?, Passfield Papers, Londres:
British Library of Political and Economic Science.
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l’un ou l’autre des termes, ce qui s’explique une fois encore par sa
conception d’une science totale, capable d’embrasser tous les aspects
de la vie sociale. L’avènement de l’expert en politique est un
phénomène généralisé au XIXe siècle, dans les domaines
économiques, sociaux, mais aussi scientifiques, techniques et
médicaux. La spécificité du projet de Webb pour la LSE se situe dans
le rapport particulier qu’il tente d’instaurer entre savoir et pouvoir, en
établissant une fusion entre les deux afin de promouvoir l’avènement
d’une science totale capable, dans un même mouvement, de décrire la
société et de décider des orientations que celle-ci doit suivre. Il s’agit
donc bien pour Webb d’instaurer un nouveau mode de gouvernance
fondé sur la rationalité scientifique en tant que siège de l’autorité, au
sens de « supériorité de mérite ou de séduction qui impose
l’obéissance sans contrainte, le respect, la confiance »6.
Deux exemples : l’économie historique et la sociologie
Après cette courte analyse du projet de Webb, il nous faut
maintenant nous tourner vers la mise en œuvre de ce projet durant les
premières années d’existence de la London School of Economics.
Nous nous consacrerons ici à l’étude des deux sciences sociales
dominantes l’économie et la sociologie, et leur institutionnalisation à
la LSE de 1895 à 1914. Nous verrons ainsi que les personnes qui
développent ces sciences sociales à la LSE, si leurs allégeances
politiques sont diverses et qu’elles situent leur entreprise au sein d’une
discipline particulière, sont toutes intéressées, comme Webb, avant
tout par des questions morales et politiques, l’objectif étant là encore
de fonder une science totale, fondement d’une nouvelle autorité.
Après de vives critiques dans les années 1870, l’économie politique
opère une mutation à partir des années 1880, mutation symbolisée par
la perte de l’adjectif et une nouvelle dénomination (political economy
devenant economics). Cette mutation correspond à l’institutionnalisation de la science économique, qui acquiert progressivement les
caractéristiques d’une profession et la respectabilité d’une science.
Néanmoins si, dans les années 1880, la plupart des économistes
s’accordent sur la nécessaire professionnalisation de leur discipline, la
6
Grand Robert de la Langue Française, Paris : Dictionnaires le Robert, 2001, p.
1048.
ARNAUD PAGE - POLITIQUE, SCIENCES ET AUTORITE
175
nature de celle-ci fait bien entendu l’objet de vifs débats, et l’on peut
rapidement discerner deux écoles : l’école marginaliste ou
néoclassique de Cambridge menée par Alfred Marshall, et une école
dite « historique » basée, dans les années 1880, à Oxford. Les choix
opérés par la première s’appuient sur l’idée que la légitimité de
l’économie ne peut passer que par une plus grande formalisation
scientifique, par un développement du travail analytique, voire
mathématique, et un détachement de l’économiste professionnel vis-àvis des controverses publiques. La deuxième approche est caractérisée
au contraire par un parti pris historiciste (afin de relativiser les
conclusions théoriques de l’économie politique classique et d’asseoir
le caractère concret de la science économique) et une volonté de
placer la science économique au service des problèmes pratiques,
notamment en vue d’une résolution de la question sociale. Ce
deuxième groupe est basé dans les années 1880 à Oxford, mais les
opportunités professionnelles y sont très minces et il faudra attendre la
création de la LSE pour qu’il bénéficie d’une base institutionnelle plus
solide. La LSE permet à un certain nombre d’économistes dissidents
de se regrouper, de se professionnaliser, et ainsi d’offrir une
alternative à l’école de Cambridge. Si tous les économistes de la LSE
(Ashley, Foxwell, Hewins, Cannan) ont leur spécificité, ils se
réunissent autour d’un certain rejet de la toute puissance d’une science
analytique et abstraite. D’une manière générale, l’approche favorisée à
la LSE est caractérisée par la priorité accordée à la pratique, ce qui
passe par une approche plus historique et empirique (et ainsi une
faible formalisation théorique), une attention particulière aux
questions sociales et, enfin, un développement important de l’offre de
formation pour les employés du commerce, autre conséquence de la
volonté de développer une science pratique.
Si le caractère dissident des économistes de la LSE permet une
certaine cristallisation en surface des préoccupations des différents
économistes y enseignant, il ne favorise pas pour autant la formation
d’un paradigme commun et cohérent. La science économique à la LSE
ne propose pas de régularité discursive, principalement parce qu’elle
ne fait pas la démarche de définir clairement son projet, celui-ci étant
justement fondé sur un refus de la distinction entre science
économique et science historique, entre théorie et pratique, entre
science et éthique, entre discours scientifique et discours profane. La
science économique telle qu’elle tente de s’institutionnaliser à la LSE
représente ainsi une réactivation du projet de Webb, une science
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globale proposant dans un même temps d’analyser la société et d’en
diriger l’évolution de manière rationnelle. Mais c’est justement cette
volonté de création d’une autorité transcendante qui est à l’origine de
sa faible institutionnalisation.
La sociologie commence à s’institutionnaliser en Angleterre au tout
début du XXe siècle, processus dans lequel la LSE a une place tout à
fait capitale, puisque c’est là qu’est créée la première – et pendant
plusieurs décennies, l’unique – chaire de sociologie en 1907. Celle-ci
est attribuée à Leonard Hobhouse qui entreprend de développer une
science qui serait une sorte de contrepoint à Herbert Spencer, puisqu’il
tente d’établir une sociologie centrée sur l’idée d’évolution, mais
également sur des idées politiques que l’on peut rapidement qualifier
de collectivistes. C’est dans Mind in Evolution, publié en 1901, que
s’ébauche ce qui formera le cœur de la pensée sociologique de
Hobhouse, à savoir une théorie fondée sur l’idée d’évolution, ou plus
précisément ce qu’il appelle « l’évolution orthogénique », fondée sur
la dimension de progrès. D’autre part, l’évolution est avant tout
considérée comme celle de l’esprit humain, dans lequel l’instinct est
progressivement remplacé par une intelligence réflexive, ce qu’il
appelle “self-conscious intelligence”. Ajoutons enfin l’idée que la
sociologie représente la systématisation, au niveau collectif, de ce
développement d’une “self conscious intelligence”. Ce que cette
intelligence réflexive est à l’individu, la sociologie doit l’être à
l’humanité7.
On note ici également le caractère global de la science que tente de
développer Hobhouse, qui propose de fonder une science située,
comme chez Comte, au sommet de la pyramide des savoirs, et qui doit
permettre dans un même temps de proposer une histoire de
l’humanité, une analyse théorique des différentes sociétés, et de guider
l’évolution à venir grâce à des principes éthiques et moraux : “[The
sociologist] treats [the human species] as something that has evolved
and is evolving, and he seeks to discover what further developments it
holds in germs” 8 ; “We must have a philosophically thought-out
standard of value as a test by which we can appraise the different
7
Stefan COLLINI, Liberalism and Sociology: L.T. Hobhouse and Political
Argument in England, 1880-1914 (1979), Cambridge: Cambridge University Press,
1983, p. 218.
8
L. T. HOBHOUSE, Mind in Evolution, Londres: Macmillan, 1901, p. 351.
ARNAUD PAGE - POLITIQUE, SCIENCES ET AUTORITE
177
stages of evolution. In that sense, then […] ethics is necessary to
sociology.”9
Stefan Collini a ainsi bien montré que chez Hobhouse, la sociologie
est avant tout un moyen de proposer une vision politique et morale, en
la revêtant d’une rhétorique scientifique. D’une manière générale,
chez Hobhouse, la sociologie se définit en négatif, en creux, face à la
biologie en tant que science de la société. Si la sociologie de
Hobhouse est à ce point centrée sur l’idée d’évolution, c’est qu’elle est
avant tout motivée par une volonté de s’opposer au darwinisme social,
et de contrer les effets selon lui néfastes d’un traitement purement
biologique, et selon lui « pseudo scientifique », des questions sociales
et éthiques.
The pseudo-scientific treatment of the questions affecting the
bases of social ethics was never more popular than at present,
and to it was largely due the deterioration of moral form in the
discussion of public affairs, which was admitted and deplored
by nearly all thinking men. In endeavouring to reconstitute
sociology in its true position, the Society would, therefore, be
doing something to meet a great practical need.10
Hobhouse tente en fait de réconcilier le concept d’évolution avec sa
vision organique de la société et avec des impératifs éthiques et
politiques, en faveur d’un collectivisme modéré. Il ne s’agit pas ici de
se prononcer sur la qualité des travaux de Hobhouse, mais simplement
de constater qu’il est difficile de parler à propos de sa sociologie d’une
discipline scientifique, collective et professionnalisée. Hobhouse reste
avant tout un philosophe et un penseur politique, et sa conception du
progrès, et de fait sa sociologie, doivent être perçues comme des
tentatives d’instauration sinon d’une nouvelle religion, à tout le moins
d’une nouvelle éthique collective, fondée sur le progrès de la raison.
Ainsi, la sociologie de Hobhouse représente une volonté de fondation
d’une nouvelle éthique, d’une nouvelle autorité, mais n’est fondée ni
sur un objet, ni sur une méthode spécifique, et Hobhouse lui-même ne
cherche guère à démarquer son discours scientifique des discours
politiques et philosophiques.
9
Sociological Papers, II, p. 188, in Stefan COLLINI, op. cit., p. 200.
Sociological Papers, I, pp. 27-28 in Stefan COLLINI, op. cit., p. 200.
10
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On opposera enfin l’absence de création de véritables écoles
économique ou sociologique à cette époque à la LSE avec
l’institutionnalisation d’autres disciplines, à la LSE ou ailleurs. Ainsi,
à Cambridge, malgré des difficultés et une très longue mise en place,
Marshall réussit à créer une école autour de sa conception de
l’économie. A la LSE, on constate également la mise en place de
disciplines plus structurées, par exemple dans le département de
Social Science and Administration, destiné à former des travailleurs
sociaux, ou plus tard en anthropologie par exemple. Si la création de
ces départements intervient plus tard que les deux disciplines qui nous
intéressent ici, on remarque surtout que ces projets scientifiques font
l’objet d’une meilleure délimitation de leurs frontières, principal atout
dans la bataille pour la professionnalisation, ce qui nous amène à la
question plus générale de l’institutionnalisation des sciences sociales
au tournant du XXe siècle.
Eléments de théorie sur l’institutionnalisation des sciences sociales
Nous nous appuyons ici principalement sur les travaux de Peter
Wagner, dont les théories sur l’institutionnalisation des sciences
sociales permettent d’éclairer notre propos sur la London School of
Economics. Wagner distingue trois modes d’institutionnalisation des
sciences sociales à la fin du XIXe siècle en Europe et aux Etats-Unis.
Il ne s’agit ici en aucun cas de dire qu’il existe un modèle par
excellence de construction d’un discours scientifique, et que tout
chemin déviant représente un échec. Néanmoins, au niveau de ce qui
nous intéresse aujourd’hui, il est clair que les tendances profondes
liées à l’institutionnalisation des sciences ne s’accordent guère avec la
fondation d’une création d’une science sociale globale et souveraine –
une nouvelle autorité.
Le premier mode d’institutionnalisation des sciences sociales que
Wagner distingue est celui des disciplines opérant une « spécialisation
pragmatique ». Elles ont pour caractéristiques d’être avant tout
empiriques, faiblement formalisées, et orientées vers la résolution des
problèmes sociaux. C’est dans ce cadre que s’inscrit, à la LSE, le
département de Social Science and Administration. Le deuxième
mode d’institutionnalisation identifié par Wagner est celui des
« discours disciplinaires formalisés », dont l’économie néoclassique
ARNAUD PAGE - POLITIQUE, SCIENCES ET AUTORITE
179
est l’exemple prototypique évident. Ce type de discours, auquel on
peut également ajouter la science juridique de l’Etat, procède à une
délimitation très stricte de ses frontières, afin de surmonter les
problèmes des jugements de valeur et de l’éthique. Il s’agit en somme
d’asserter très clairement la spécificité du discours scientifique grâce à
une division de la société en plusieurs domaines imperméables, et à
une formalisation théorique poussée qui donne lieu à une apparente
neutralité axiologique.
Both neoclassical economics and legal positivism resort to a
kind of ontological purification of earlier discourses by
excluding extra-economic or extra-legal arguments. […] A welldefined science – in the literal sense of boundary setting –
emerged which acquired scientific, and increasingly also
political, legitimacy by way of reference to its “pure” methods
and its “vigour”.11
Le troisième et dernier mode, qui nous intéresse ici
particulièrement, est désigné par Wagner sous le nom de
“comprehensive social science”. Celui-ci consiste en un rejet des
tendances institutionnelles vers la spécialisation professionnelle et la
segmentation des disciplines. Ce mode d’institutionnalisation
représente une tentative de formation d’un discours scientifique total,
et existe lui-même sous deux formes principales. Il peut d’une part
prendre la forme d’une réaction critique contre le discours de plus en
plus cohérent de l’économie classique, puis néoclassique, réaction
critique qui porte avant tout sur l’excès de formalisation théorique de
la science économique et sur la délimitation excessive de son champ
d’investigation. Cette démarche est ainsi portée par les partisans d’une
économie historique, en Allemagne, en Italie, mais aussi en
Angleterre, comme on l’a vu. Le deuxième type de tentative
d’instauration d’une “comprehensive social science”, lui aussi fondé
sur le rejet de la tendance de l’économie néoclassique à morceler le
réel en domaines d’étude étanches, est une forme de continuité avec
les philosophies sociales et politiques, et tente de fournir, sur la base
11
P. WAGNER & B. WITTROCK, “States, Institutions, and Discourses: A
Comparative Perspective on the Structuration of the Social Sciences”, pp. 331-358,
in P. WAGNER, B. WITTROCK, R. WHITLEY (eds.), Discourses on Society: The
Shaping of the Social Science Disciplines, Dordrecht: Kluwer Academic Publishers,
1991, p. 347.
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180
lines 4
d’une étude scientifique de la société, la base d’une nouvelle éthique
collective. On reconnaîtra ici clairement le projet de Hobhouse.
Il ne s’agit ici pas de suggérer que le choix d’une “comprehensive
social science” mène nécessairement à l’échec de l’institutionnalisation. Il est clair que les réalisations concrètes ont connu des
fortunes diverses, quantité d’autres facteurs entrant en jeu (présence
d’un leader, configuration du reste du champ scientifique,
opportunités professionnelles, structuration de l’Etat nation, etc.).
Néanmoins, à chaque mode d’institutionnalisation correspond un
problème particulier, et les différentes formes de “comprehensive
social science” doivent faire face à ce que Wagner nomme le dilemme
« scientifico-institutionnel ». Ainsi, d’un coté, ce type de projet
scientifique s’appuie sur la relative autonomie des institutions
d’enseignement supérieur pour développer un discours sur la société
qui ne soit pas subordonné aux demandes politiques. Néanmoins, en
tant que discours global, il doit également refuser l’excès de
formalisation scientifique s’il souhaite conserver un poids sur
l’évolution de la société. A long terme, ce type de projet scientifique
souffre de son absence de formalisation, et son incapacité à proposer
une standardisation des pré-requis et un corps unifié de méthodes et de
théorèmes est un obstacle à l’institutionnalisation.
On constate ainsi à propos des deux disciplines qui nous intéressent
ici que leur faible formalisation et leur manque d’homogénéité ne sont
que les conséquences d’un phénomène plus général, à savoir l’absence
de frontières et de critères précis permettant de délimiter leur
entreprise et d’affirmer la spécificité de leur discours scientifique.
L’absence de priorité entre théorie et pratique, sciences sociales et
sciences historiques, sciences sociales et philosophie, ainsi qu’une
faible délimitation du champ d’investigation, empêchent la création
d’un paradigme suffisamment circonscrit : “To acquire full scientific
status, a discourse had to dispose of unequivocal standards for the
permissibility of statements and to demarcate boundaries to other
discourses.”12
12
Peter WAGNER, “Science of Society Lost: On the Failure to Establish Sociology
in Europe during the ‘Classical’ Period”, pp.219-246 in P. WAGNER, B.
WITTROCK, R. WHITLEY (eds.), Discourses on Society: The Shaping of the
Social Science Disciplines, Dordrecht: Kluwer Academic Publishers, 1991, pp. 236237.
ARNAUD PAGE - POLITIQUE, SCIENCES ET AUTORITE
181
Citons ici Michel Foucault qui parle de la volonté de vérité comme
d’un « jeu négatif d’une découpe et d’une raréfaction du discours », et
qui évoque à propos de la formation des disciplines scientifiques un
« principe de contrôle de la production du discours »13. Ainsi, avant de
devenir autorité capable d’informer le pouvoir en lui assurant une
certaine légitimité, il s’agit pour tout discours scientifique de devenir
lui-même légitime, ce qui passe notamment par la mise en place de
critères définissant les discours, non pas vrais et faux, mais
scientifiques et ascientifiques, et l’érection de frontières clairement
définies et imperméables aux intrusions des autres discours sur la
société.
La création de la LSE s’inscrit donc dans le cadre plus général de
l’institutionnalisation des sciences sociales au début du XXe siècle. On
note toutefois la spécificité de cette entreprise qui se manifeste par la
volonté de placer le politique sous la tutelle d’une nouvelle science
globale et impériale, une nouvelle autorité. Mais nous avons tenté de
montrer que les tendances institutionnelles vont à l’encontre d’un tel
discours globalisant, puisqu’il s’agit pour une discipline scientifique
avant tout d’asserter sa spécificité en excluant et en se démarquant
d’autres types de discours. La complexité de la structuration interne de
ce champ scientifique comme des rapports que celui-ci tisse avec le
pouvoir invite à parler, plutôt que d’une crise du savoir, d’une
segmentation de celui-ci, d’une division du travail intellectuel. Cette
segmentation, cette complexification et la nécessité pour les discours
scientifiques de devenir eux-mêmes légitimes, avant d’être légitimant,
semblent démontrer le caractère fictif de cette notion d’autorité, si elle
est entendue comme strictement opposée au pouvoir et reposant sur
l’existence d’une rationalité scientifique ou d’un savoir transcendants.
Bibliographie
ABRAMS, Philip. The Origins of British Sociology: 1834-1914.
Chicago: The University of Chicago Press, 1968, 304 p.
13
Michel FOUCAULT, L’Ordre du Discours, Paris : Gallimard, pp. 37-38.
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182
lines 4
COATS, A. W.. “Sociological Aspects of British Economic Thought
(ca. 1880-1930)”, Journal of Political Economy, vol. 75, no 5,
octobre 1967, pp. 706-29.
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Economics, 1895-1995. Oxford: Oxford University Press, 1995,
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MALONEY, John. Marshall, Orthodoxy and the Professionalisation of
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A Comparative Perspective on the Structuration of the Social
Sciences”, pp. 331-358 in P. WAGNER, B. WITTROCK, R.
ARNAUD PAGE - POLITIQUE, SCIENCES ET AUTORITE
183
WHITLEY (eds.), Discourses on Society: The Shaping of the
Social Science Disciplines, Dordrecht: Kluwer Academic
Publishers, 1991.
WAGNER, Peter. “Science of Society Lost: On the Failure to
Establish Sociology in Europe during the ‘Classical’ Period”, pp.
219-246 in P. WAGNER, B. WITTROCK, R. WHITLEY (eds.),
Discourses on Society: The Shaping of the Social Science
Disciplines, Dordrecht: Kluwer Academic Publishers, 1991.
WAGNER, P., WITTROCK, B.. “Analysing Social Science: On the
Possibility of a Sociology of the Social Sciences”, pp. 3-22 in P.
WAGNER, B. WITTROCK, R. WHITLEY (eds.), Discourses on
Society: The Shaping of the Social Sscience Disciplines, Dordrecht:
Kluwer Academic Publishers, 1991.
© 2007 lines.fr
De l’autorité vers le pouvoir : la
mutation de la société des Hautes
Terres d’Ecosse au cours du dixneuvième siècle
Christian AUER
Université Marc Bloch de Strasbourg
186
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Il est généralement admis que ce qui différencie les concepts de
pouvoir et d’autorité est la notion fondamentale de coercition. En effet
le pouvoir peut se bâtir par le recours à la violence ou à la coercition
alors que l’autorité, par le biais du mérite ou de la séduction, impose
l’obéissance, le respect ou la confiance mais sans la moindre
contrainte. Je me propose d’étudier la dialectique entre ces deux
notions en référence à la société des Hautes Terres d’Ecosse. Les
périodes que j’ai retenues comme objets d’étude seront celles des
18ème et 19ème siècles au cours desquels l’Ecosse et en particulier les
Hautes Terres connurent une mutation culturelle, sociale et
économique de grande ampleur. J’aimerais indiquer tout d’abord que
dans la société traditionnelle des Hautes Terres d’Ecosse les notions
de pouvoir et d’autorité se superposaient, s’amalgamaient ou se
diluaient en une combinaison hybride qui accordait des pouvoirs
presque absolus aux chefs de clan. Il me semble que ce brouillage peut
expliquer en partie le fait que les historiens qui se sont penchés sur
l’histoire des Highlands ont généralement tendance à considérer les
deux notions comme synonymiques. Voici par exemple ce que dit
Tom Devine, le directeur de l’institut de recherches des études
irlandaises et écossaises de l’Université d’Aberdeen, à propos des
évictions auxquelles eurent recours les propriétaires des Highlands au
cours du dix-neuvième siècle pour se débarrasser de la fraction de la
population devenue redondante : « Mass eviction was the ultimate
manifestation of landlord authority in the Highlands » 1 . Donnons
maintenant la parole à Eric Richards, l’auteur d’une volumineuse
étude des Highland clearances :
What is abundantly clear is that landlord pressure and
control were timeless elements in this preponderantly peasant
society, and that this authority was moderated only by the
discretion of the proprietor; the clearances were thus simply a
further expression of arbitrary landlord authority.2
1
T.M. DEVINE, The Great Highland Famine, Edimbourg: John Donald Publishers,
1988, p. 184.
2
Eric RICHARDS, A History of the Highland Clearances, vol. 1, Londres: Croom
Helm, 1982, p. 51.
CHRISTIAN AUER – HAUTES TERRES D’ECOSSE
187
Pour Devine et Richards il semble que l’autorité ne représente qu’une
extension du concept de pouvoir. Or il apparaît clairement que dans
les deux exemples que je viens de mentionner, l’« autorité » des
propriétaires se manifesta sous la forme de stratégies de coercition. Or
si l’on considère que la coercition est un des éléments constitutifs du
pouvoir ou que par définition l’autorité exclut l’usage de moyens
extérieurs de coercition, c’est le terme de pouvoir et non celui
d’autorité qui aurait pu être utilisé dans ces deux cas précis. Bien qu’il
ne fasse aucun doute qu’il existait des variations d’une communauté à
une autre en fonction de l’autorité, de la stature et du rayonnement des
chefs, il semble toutefois que l’on puisse identifier certaines
caractéristiques communes permettant de décrire de façon générique
la société traditionnelle des Highlands à une époque où la vague de
rationalisation économique ne l’avait pas encore atteinte et où les
vastes déplacements de population orchestrés par les élites foncières
n’avaient pas encore bouleversé son fragile équilibre socioéconomique.
Parenté réelle ou fictive, obéissance au chef et vénération pour la
terre, tels étaient les trois éléments majeurs constitutifs de la cellule
clanique. Le groupe dominant était composé des chefs de clan et des
tacksmen, des tenanciers de haut rang choisis parmi les membres de la
famille du chef. Comme l’indique Charles Withers, le tacksman était à
la fois « the middleman in a military organisation » et « the farmer of
the rents »3. Ce groupe dominant monopolisait tous les échelons du
pouvoir, que ce soit au niveau local ou régional. Avec les
représentants du clergé et les conseils paroissiaux, il contrôlait le
système d’éducation ainsi que l’assistance aux pauvres. Bien que la
structure clanique fût basée sur des principes de hiérarchie et
d’autocratisme, les membres de la communauté manifestaient à
l’encontre de leur chef loyauté et respect. Nombreux furent les
observateurs à relever les liens qui unissaient le paysan à son chef :
« The ordinary Highlanders esteem it the most sublime Degree of
Virtue to love their Chief, and pay him a blind Obedience […] He is
their Idol; and as they profess to know no king but him […] so will
they say they ought to do whatever he commands without Inquiry. »4
3
Charles WITHERS, Gaelic Scotland: The Transformation of a Culture Region,
Londres: Routledge, 1988, p. 206.
4
Cité par Clotilde PRUNIER, “La discussion ou la soumission ? Les rôles
contradictoires de la Society for Propagating Christian Knowledge dans les
Highlands d’Ecosse au XVIIIe siècle”, Etudes Ecossaises, n° 8, 2002, p. 170.
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188
lines 4
L’auteur de ce témoignage, qui date des années 1720, est Edward
Burt, qui fut chargé d’inspecter la construction des routes militaires
dans le nord de l’Ecosse. Samuel Johnson et James Boswell
entreprirent un voyage dans les îles des Hébrides en 1773 ; le passage
suivant, extrait du récit de Johnson, représente un témoignage
complémentaire sur les rapports de pouvoir et d’autorité qui existaient
au sein de la société clanique :
The Laird has all those in his power that live upon his farms […]
The Laird at pleasure can feed or starve, can give bread, or
withhold it. This inherent power was yet strengthened by the
kindness of consanguinity, and the reverence of patriarchal
authority […] Every duty, moral or political, was absorbed in
affection and adherence to the Chief. Not many years have
passed since the clans knew no law but the Laird’s will. He told
them to whom they should be friends, what king they should
obey, and what religion they should profess.5
Après cette brève introduction je souhaiterais à présent me référer
aux travaux de Max Weber et en particulier à son étude du concept de
domination6. Il me semble que ces analyses peuvent s’appliquer, à des
degrés divers, à la description de la nature des relations de pouvoir qui
existaient au sein de la structure sociale des Highlands. En premier
lieu je souhaiterais apporter quelques précisions sur les concepts
d’autorité, de pouvoir et de domination tels que définis par Max
Weber. Notons tout d’abord que Weber s’est peu occupé du concept
de pouvoir. C’est avant tout le concept de domination qui l’a intéressé,
politiquement et scientifiquement, dans la mesure où ce concept fonde
la relation sociale elle même. Je préciserai que Weber établit un
rapport de synonymie entre les concepts de domination et d’autorité.
Par pouvoir Weber entend la possibilité de faire triompher, au sein
d’une relation sociale, sa propre volonté même contre des résistances
alors que la domination suppose l’obéissance volontaire qui peut en
5
Samuel JOHNSON, A Journey to the Western Islands (1775), Londres: Oxford
University Press, 1961, p 77.
6
Voir en particulier les ouvrages suivants : Max WEBER, Sociologie des religions,
trad. Jean-Pierre Grossein, Paris : Gallimard, 1996 ; Raymond ARON, La Sociologie
Allemande Contemporaine, Paris : PUF, 1935 ; Florence WEBER, Max Weber,
Paris : Hachette, 2001, pp. 98-125 ; Catherine COLLIOT-THELENE, Etudes
wébériennes, rationalités, histoires, droits, Paris : PUF, 2001, pp. 280-283 ; Dirk
KAESSLER, Max Weber, sa vie, son œuvre, son influence, Paris : Fayard, 1996.
CHRISTIAN AUER – HAUTES TERRES D’ECOSSE
189
théorie être acceptée ou refusée. Max Weber distingue trois types purs
de domination légitime, les dominations légale, charismatique et
traditionaliste. La domination légale repose sur une rationalité
formelle, sur l’obéissance anonyme à des règlements et sur la
croyance dans la force de la loi. Dans la domination charismatique les
dominants doivent leur autorité à des qualités personnelles et extraquotidiennes. Weber précise que l’autorité charismatique doit être
comprise comme « une domination (qu’elle soit plutôt externe ou
plutôt interne) à laquelle les dominés se plient en vertu de la croyance
en cette qualité attachée à une personne en particulier » 7 . Weber
ajoute que cette forme de domination, qui se caractérise par son
extrême instabilité, repose « sur la croyance […] qui a sa source dans
la ‘confirmation’ de la qualité charismatique par des miracles, des
victoires et d’autres succès, autrement dit par des bienfaits apportés
aux dominés » 8 . Dans la domination traditionnelle ou autorité
« traditionaliste » les dominants doivent leur autorité à la place qu’ils
occupent dans un ordre social éternel et sacré. Weber, qui ajoute que
cette autorité est personnelle mais quotidienne et stable, indique que
les sociétés patriarcales représentent un exemple parfait de cette forme
de domination. Il faudrait cependant se garder de penser que ces trois
concepts sont stables ou figés et qu’il n’existerait aucune forme
d’interaction entre eux. Comme nous le rappelle Raymond Aron, ces
concepts, qui ne se rencontrent pas à l’état pur, « ne suffisent pas à
désigner toutes les formes historiquement réalisées »9.
Pour décrire les rapports qui existaient au sein de la société des
Hautes Terres d’Ecosse, le recours aux notions de pouvoir et aux
concepts de domination légitime identifiés par Max Weber, en
particulier les dominations charismatique et traditionaliste, constitue
une alternative possible à la dialectique du pouvoir et de l’autorité.
Commençons par examiner en quoi consistait le pouvoir que
détenaient les élites foncières dans la société des Highlands. Je
rappellerai brièvement que dans cette région d’Ecosse le contrôle de
l’Etat était réduit à son strict minimum. Les propriétaires terriens
exerçaient en conséquence un pouvoir considérable, qui avait de
surcroît été renforcé par plusieurs lois votées par le Parlement au
7
M. WEBER, Sociologie des religions, trad. Jean-Pierre Grossein, Paris :
Gallimard, 1996, p. 370.
8
Ibid.
9
Raymond ARON, op. cit. p. 149.
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190
lines 4
cours du dix-septième siècle 10 . Tom Devine qualifie ce pouvoir
d’omnipotence virtuelle 11 . La paysannerie des Highlands était
constituée soit de métayers qui possédaient un bail écrit ou qui bien
souvent n’avaient obtenu qu’un accord verbal du propriétaire soit
d’ouvriers agricoles qui ne possédaient aucun droit sur la terre et dont
la situation était des plus précaires. Les propriétaires pouvaient
déplacer les populations sans véritable restriction légale, les seuls
documents nécessaires pour procéder à une expulsion étant une
assignation ou un arrêté d’expulsion. Les propriétaires disposaient
également d’une autre forme de coercition : il n’était par rare que des
terres soient promises aux familles qui fournissaient des soldats pour
les armées britanniques : « sons were traded for land » 12 . De
nombreux documents attestent de cette indiscutable corrélation entre
la servitude militaire et la mise à disposition de la terre. Le
témoignage de George MacKenzie, l’auteur d’un ouvrage sur
l’agriculture dans les comtés de Ross et de Cromarty paru en 1813, est
on ne peut plus révélateur: « some bands of young Highlanders who
went to join the regiment declared […] that they enlisted merely to
save their parents from being turned out of their farms »13. Autre
témoignage, celui de Robert Somers, un journaliste du North British
Daily Mail de Glasgow qui se rendit dans les Highlands en 1847.
Dans une des lettres qu’il fit parvenir à sa rédaction, il écrivit qu’au
début des années 1770, le Duc d’Atholl avait promis de louer des
parcelles de terre à chaque famille qui lui fournirait un soldat. Malgré
cette promesse, très peu de candidats se déclarèrent, ce qui contraignit
le duc à utiliser la force pour constituer son régiment : « The Duke
pretended great offence at the Glen Tilt people for their obstinacy in
refusing to enlist […] and their conduct in this affair was given out as
the reason why he cleared them from the Glen »14.
Venons-en maintenant aux concepts de domination tels que
formulés par Max Weber. Mon attention se portera principalement sur
les dominations charismatique et traditionnelle; il me semble en effet
10
La législation de base reposait sur une loi adoptée par le Parlement écossais en
1555, « Anent the Warning of Tenants ». D’autres lois adoptées en 1661, 1669, 1685
et 1695 complétèrent le cadre législatif en matière de répartition des terres.
11
T.M. DEVINE, op. cit. p. 185.
12
Eric RICHARDS,op. cit. p. 153.
13
Cité par Eric RICHARDS, ibid. p. 151.
14
Roberts SOMERS, Letters from the Highlands (1848), Inverness: Melvens
Bookshop Ltd., 1977, pp. 22-23.
CHRISTIAN AUER – HAUTES TERRES D’ECOSSE
191
que la première forme de domination proposée par Weber, la
domination rationnelle ou rationnelle légale, concerne des systèmes
bureaucratique et administratif et s’applique en conséquence surtout à
la description des états modernes. Comment nous l’avons précisé par
ailleurs, la domination ou l’autorité charismatique repose sur la
croyance et l’abandon à l’extraordinaire alors que la domination
traditionaliste repose sur le respect à l’égard de tout ce qui a toujours
été. La domination exercée par les chefs de clan me semble conjuguer
ces deux notions, même si la tradition reléguait le charisme au second
plan. La caractéristique synchronique de la domination charismatique
et le diachronisme inhérent à la domination traditionaliste se
retrouvent dans le type de domination exercée par les chefs de clan.
Le petit paysan respectait l’autorité naturelle de son chef, une autorité
de surcroît transmise de génération en génération. Il suffit de lire la
presse des Highlands du dix-neuvième siècle pour se rendre compte
du profond attachement du petit paysan pour son propriétaire. Il
convient bien sûr de faire la différence entre les journaux qui furent
favorables aux élites foncières, comme le Inverness Journal ou le
Inverness Courier, qui bien souvent présentaient les propriétaires
comme d’authentiques philanthropes et qui avaient tout intérêt à
propager l’image d’une paysannerie restée fidèle à ses élites en dépit
des profondes mutations économiques auxquelles elle était soumise et
la presse que je qualifierais de radicale qui prenait ouvertement le
parti des paysans perçus comme victimes d’un système inique. Ce qui
nous incite à penser que l’attachement du Highlander pour son chef
perdura au cours du dix-neuvième siècle, ce sont en particulier les
nombreux articles parus dans la presse radicale qui mettaient en avant
ce rapport privilégié entre le petit paysan et le propriétaire. Voici par
exemple comment, en 1850, le Inverness Advertiser annonça la visite
d’un propriétaire dans ses terres :
APPLECROSS – Mr Mackenzie of Applecross is expected to
visit his Highland estates next week, for the collection of last
year’s rent, and the people are making the most strenuous
exertions to pay their beloved landlord in full. Applecross’s acts
of munificence amongst the tenantry are almost incredible, and
in return, he has the hearts and blessings of all.15
15
APPLECROSS, The Inverness Advertiser, 26 novembre 1850.
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192
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Il apparaît clairement que la forme de domination spécifique à la
société des Highlands était basée sur le consensus et l’intériorisation
de la légitimité de la domination par les dominés eux mêmes. La
réciprocité des engagements entre le chef et le paysan se situait au
cœur du dispositif ; les paysans avaient le sentiment que le chef
pouvait leur apporter la sécurité et la protection. Comme le dit Max
Weber, « tout véritable rapport de domination comporte un minimum
de volonté d’obéir, par conséquent un intérêt, extérieur ou intérieur à
obéir » 16 . Il me semble qu’il est indispensable à ce stade de ma
réflexion de faire mention du concept d’hégémonie tel que défini par
Antonio Gramsci. Gramsci utilise ce concept pour faire référence aux
moyens culturels et idéologiques par lesquels, dans une structure
sociale, un groupe dominant, parvient à asseoir et à maintenir sa
domination en obtenant le consentement spontané du groupe
dominé17. Lorsque le groupe dominant parvient à ses fins il n’a nul
besoin de recourir à la force, bien qu’il dispose de la possibilité
théorique d’y recourir. On voit bien à quel point il existe des
interactions ou des espaces de porosité entre le concept de domination
proposé par Max Weber et les notions d’hégémonie, de contrôle
consensuel ou de contrôle coercitif que propose Antonio Gramsci.
Pour reprendre la typologie de Weber on peut dire que l’histoire de la
société des Highlands des dix-huitième et dix-neuvième siècles s’écrit
autour du passage, progressif dans un premier temps puis beaucoup
plus rapide dans un deuxième temps, d’une structure sociale où
cohabitaient domination et pouvoir vers un modèle où les dominations
charismatique et traditionaliste avaient été presque complètement
oblitérées.
Il convient à présent de s’interroger sur la nature des facteurs qui
peuvent expliquer cette profonde mutation. Je rappellerai d’abord très
brièvement que l’échec du soulèvement jacobite de 1745 fut
sévèrement réprimé par le gouvernement britannique. Le Parlement
vota une série de lois destinées à annihiler la spécificité sociale et
culturelle des Highlands. Outre ces mesures politiques, des facteurs
économiques et commerciaux affaiblirent encore davantage la société
clanique traditionnelle. Je mentionnerai tout d’abord l’idéologie de
16
Cité dans Florence WEBER, op. cit. p. 115.
Voir entre autres ouvrages A. GRAMSCI, Selections from the Prison Notebooks,
Londres: Lawrence et Wishart, 1971 et D. STRINATI, An Introduction to Studying
Popular Culture, Londres et New York: Routledge, 1989, pp. 165-175.
17
CHRISTIAN AUER – HAUTES TERRES D’ECOSSE
193
l’« improvement », un terme qui s’applique principalement à la
description des profondes transformations des pratiques agricoles qui
se développèrent dans certaines régions du sud de l’Ecosse dès la fin
du dix-septième siècle avant de s’étendre dans le reste du pays au
cours du siècle suivant pour gagner les endroits les plus isolés des
Highlands et des Hébrides au cours du dix-neuvième siècle. Il
convenait d’ insuffler une nouvelle dynamique à un secteur qui, aux
yeux des partisans de ce vaste mouvement vers le progrès, avait trop
longtemps végété dans l’inefficacité. Les enclos, le drainage des terres
arables, la diffusion de nouvelles formes de cultures, les expériences
en matière de techniques agricoles, la construction de routes
permettant de désenclaver les régions les plus isolées ou encore une
approche plus scientifique de l’élevage sans oublier les innombrables
essais d’amélioration esthétique des domaines furent les composantes
les plus importantes d’un mouvement qui fut soutenu et porté par de
nombreuses sociétés agricoles locales ou nationales ainsi que par un
nombre croissant de publications consacrées à la pratique de
l’agriculture. L’improvement devint une obsession pour les élites
foncières des Highlands : c’était la nouvelle croisade du siècle.
Comme le remarque Tom Devine, « What was new was good; the old
was bad. This gave the Improvers a robust moral and intellectual
confidence as they vigorously went about the crusade of
thoroughgoing agrarian reformation. »18 La terre, qui avait depuis des
siècles constitué le ciment de la société clanique, devenait un produit
susceptible de pouvoir dégager d’importants bénéfices permettant aux
classes dirigeantes des Highlands d’adopter des trains de vie souvent
fastueux qui pesaient lourdement sur l’état de leurs finances. Les
propriétaires des Highlands comprirent bien vite qu’ils pouvaient
retirer des profits substantiels de l’élevage de moutons, une activité
alors en pleine expansion dans le Sud de l’Ecosse. C’est en 1782
qu’apparut le premier élevage extensif de moutons dans les Highlands.
A partir de cette date, la révolution se mit en marche. Pour mesurer
l’impact de cette transformation, il suffira de mentionner qu’en
l’espace de quelques décennies, le comté de Sutherland, pourtant l’un
des comtés les plus traditionnels en matière d’agriculture, devint l’un
des centres les plus importants d’élevage ovin avec un nombre de
moutons estimé à 15 000 en 1811 et à près de 130 000 en 1820. Le
18
T.M. DEVINE, The Scottish Nation, 1700-2000 (1999), Harmondsworth:
Penguin, 2000, p. 144.
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194
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« four-footed clansman »19 avait remporté la bataille qui l’opposait au
petit paysan des Highlands.
L’amélioration des infrastructures eut comme effet pervers
d’introduire une distanciation progressive entre le sommet de la
hiérarchie des Highlands et la grande majorité des habitants. Comme
l’indique Allan I. Macinnes, « Traditional townships […] were broken
up by chiefs and leading gentry intent on exploiting the marketable
commodities of their estates to subsidise their political and social
assimilation into British landed circles. » 20 L’apparition d’une
nouvelle classe de propriétaires venant de l’extérieur de la
communauté facilita le processus de rupture et de distanciation entre
les deux composantes de la société des Highlands. Entre 1800 et 1850,
il y eut une accélération sans précédent des ventes de propriétés des
Highlands dont les deux tiers furent vendus à de riches habitants des
Lowlands ou à des Anglais qui étaient majoritairement des industriels,
des hommes d’affaires, des juristes ou des banquiers21. Nombre de ces
propriétaires, dont les domaines s’étendaient en moyenne sur plusieurs
dizaines de milliers d’acres, vivaient rarement dans les Highlands,
préférant affirmer leurs prétentions aristocratiques à Edimbourg ou à
Londres. Il est incontestable que cet absentéisme des élites foncières
favorisa la vague de clearances qui devait s’abattre sur les Highlands
dans les années 1840-1850. Les propriétaires étant le plus souvent
absents, le pouvoir était concentré dans les mains des intermédiaires,
que ce soit des régisseurs ou des agents, qui accaparaient les
principales fonctions administratives. Ces intermédiaires ne
partageaient pas la même histoire que les Highlanders et ne se
sentaient donc nullement liés par un quelconque contrat d’ordre
moral; il leur était donc plus aisé de prendre des décisions qui allaient
à l’encontre des intérêts de la paysannerie locale. La maladie de la
pomme de terre qui se répandit dans les Highlands à partir de 1846
porta un coup fatal au fragile équilibre économique de la région. Vaste
19
C'est la métaphore utilisée par John Prebble pour qualifier le mouton (J.
PREBBLE, The Highland Clearances (1963), Harmondsworth: Penguin, 1969, p.
21).
20
A.I. MACINNES, "Scottish Gaeldom: the First Phase of Clearance" in T. M.
DEVINE, People and Society in Scotland. vol. 1 (1760-1830), Edimbourg: John
Donald Publishers, 1988, p. 72.
21
Parmi les quatre-vingt-six propriétaires des régions affectées par la famine des
années 1840, soixante-deux étaient de nouveaux propriétaires qui ne possédaient pas
de terres dans les Highlands avant 1800 (T.M. DEVINE, Famine, p. 94).
CHRISTIAN AUER – HAUTES TERRES D’ECOSSE
195
entreprise de déracinement d’une population devenue redondante, les
clearances, qui s’étaient quelque peu calmées depuis les années 18101820, ainsi que les différentes politiques d’émigration massive
adoptées dans les années 1850 allaient définitivement déchirer le tissu
social des Highlands.
Les évictions décidées et mises en œuvre par les élites foncières
vers le milieu du dix-neuvième représentent la manifestation la plus
visible de la profonde modification des rapports au sein de la société
des Highlands et de l’érosion indiscutable des dominations
charismatique et traditionaliste. La première vague d’évictions
massive eut lieu dans les premières décennies du dix-neuvième siècle
dans le comté de Sutherland sous la responsabilité de la duchesse de
Sutherland et de son mari, le millionnaire anglais Lord Stafford.
Plusieurs milliers de personnes furent déplacées, souvent dans des
circonstances d’extrême brutalité, de l’intérieur du domaine vers les
régions côtières pour faire place nette aux exploitations ovines. La
deuxième vague importante d’évictions eut lieu entre 1845 et 1855.
Dans la plupart des cas les propriétaires ne se contentèrent plus de
déplacer les personnes expulsées à l’intérieur de leurs domaines ; ils
eurent recours à des programmes d’émigration pour se débarrasser de
la partie la plus pauvre de la population. Pendant cette décennie, près
de 16 000 Highlanders, souvent aidés financièrement par les
propriétaires ou la Highland and Island Emigration Society, quittèrent
l’Ecosse pour l’Amérique du Nord ou l’Australie. L’éviction et
l’émigration furent bien les deux mécanismes de coercition auxquels
eurent recours les propriétaires pour procéder à la rationalisation de
leurs domaines.
L’analyse des manifestations de résistance des paysans victimes
des évictions nous offre des indications précieuses sur l’étendue de
l’érosion de l’autorité des propriétaires. Christopher Smout estime que
« the clearances shattered at a blow the Highlander’s faith in his
chief. »22 Comme nous l’avons évoqué précédemment, les Highlands
avaient toujours représenté un réservoir important de recrutement pour
les armées britanniques. C’est ainsi que près de 60000 Highlanders
s’enrôlèrent entre 1753 et 181523. Le nombre de volontaires diminua
22
T.C. SMOUT, A History of the Scottish People 1560-1830, Londres: Collins,
1969, p. 374.
23
C. CIVARDI, L’Ecosse depuis 1528, Paris : Ophrys, 1998, p. 120.
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196
considérablement au cours des décennies qui suivirent. En guise
d’exemple je mentionnerai les efforts infructueux du duc de
Sutherland qui, en 1854, tenta de convaincre les paysans de son
domaine à s’engager. Le Northern Ensign, le journal radical de Wick,
rendit compte de l’échec de ses démarches :
In Sutherland not one single soldier can be raised […] after
many threats on the part of the Factor, and sweet music on the
part of the parsons, the military spirit of the poor Sutherland
serfs could not be raised to fighting power. The men told the
parsons ‘We have no country to fight for. You robbed us of our
country and gave it to the sheep. Therefore, since you have
preferred sheep to men, let sheep defend you!’24
Force est de constater qu’en dépit de la profonde tragédie que vivait la
population des Highlands, l’opposition aux évictions resta
relativement limitée, même si, comme l’ont démontré Eric Richards et
Charles Withers, dans certains cas les paysans s’opposèrent aux
clearances. Il suffit ici de mentionner les mouvements de résistance
qui se déroulèrent à Culrain en 1820, à Durness en 1841, à Sollas en
1849 ou encore à Greenyards en 1854. Ces mouvements, même si
certains d’entre eux bénéficièrent d’une attention exceptionnelle de la
part de la presse locale, régionale et même nationale, restèrent
cependant limités en nombre et en importance par rapport à ce que
l’on aurait été en droit d’attendre d’une population victime d’une
agression aussi radicale. Le journaliste du Times qui se rendit dans les
Highlands en juin 1845 fut surpris de constater que les habitants du
petit village de Glencalvie s’étaient laissé expulser sans opposer la
moindre résistance : « Were any such clearances attempted in
England, I leave you to conceive the excitement which it would be
certain to create – the mob processions, the effigy burnings, and the
window smashings. » 25 La difficulté qu’éprouvait la paysannerie des
Highlands à s’opposer à l’autorité naturelle du chef transparaît dans la
poésie de langue gaélique. Je rappellerai brièvement que les poètes,
qui jouissaient d’un immense prestige dans les communautés
gaéliques, détenaient le rôle de porte parole de la société traditionnelle
et se présentaient comme les garants de la stabilité de l’ordre social.
Le ressentiment des poètes s’exerça principalement à l’encontre des
24
25
J. PREBBLE, op.cit. pp. 300-301.
The Times, 2 juin 1845.
CHRISTIAN AUER – HAUTES TERRES D’ECOSSE
197
agresseurs les plus visibles, à savoir le mouton, le berger ou le
régisseur. Voici par exemple ce qu’écrivit le poète gaélique Duncan
Chisholm :
Destruction to the sheep from all corners of Europe ! Scab,
wasting, pining, tumours on the stomach and on the hide! Foxes
and eagles for the lambs. Nothing more to be seen of them but
fleshless hides and the grey shepherds leaving the country
without laces in their shoes. I have overlooked someone, the
Factor! May he be bound by tight thongs, wearing nothing but
his trousers, and be beaten with rods from head to foot. May he
be placed on a bed of brambles and covered with thistles.26
Il serait bien sûr inexact d’affirmer que les liens qui unissaient le
chef et le membre du clan conservèrent leur force au cours du dixneuvième siècle ; il n’en demeure pas moins que le respect pour le
chef, il serait plus exact de parler de propriétaire pour ce qui est du
contexte du dix-neuvième siècle, perdura bien au delà de la disparition
de la société clanique. Même à la fin du dix-neuvième siècle, à une
époque où la contestation et l’opposition avaient pourtant gagné en
importance, le respect du paysan envers le propriétaire de la terre était
loin d’avoir disparu. C’est ce que constata la commission chargée
d’étudier les conditions d’existence des paysans dans les Highlands et
les Hébrides 27 . Les ecclésiastiques que la commission auditionna
furent unanimes à reconnaître que les paysans des Highlands
continuaient à éprouver un certain attachement pour les propriétaires
de la terre. Voici par exemple ce que répondit le prêtre de Moidart
quand on l’interrogea sur les habitants de sa paroisse :
- Persecution, I suppose, binds people together. When the penal
laws were enforced, of course we were obliged to put shoulder
and shoulder together. - And does not that clannish feeling still
remain?
- Very much so.28
26
Cité par Prebble (J. PREBBLE, op. cit. p. 135).
La commission, présidée par Lord Napier and Ettrick, auditionna plusieurs
centaines de personnes pendant près de deux ans (1883-1884).
28
Cité dans Allan W. MACCOLL, “Religion and The Land Question: The Clerical
Evidence to The Napier Commission”, Transactions of the Gaelic Society of
Inverness, volume LXII, 2000-2002, p. 385.
27
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Les ecclésiastiques n’en reconnaissaient pas moins que les paysans
étaient les victimes d’un système tyrannique. Plusieurs des personnes
interrogées parlèrent même de despotisme : « In many cases it may be
a paternal and kindly despotism. But whatever the character of it may
be, it is not a good or safe system either for those who administer it or
those who are subject to it »29. Alexander Carmichael, l’auteur d’une
anthologie de poésie gaélique parue au début du vingtième siècle
remarqua lui aussi que le respect pour le chef de clan était encore bien
vivace dans les esprits des paysans des îles des Hébrides30. Cette
incapacité à désigner le propriétaire ou chef de clan comme vrai
responsable des clearances est encore présente aujourd’hui dans les
mentalités de certains Highlanders. Ainsi, James Hunter, mentionnant
une discussion avec un tenancier de l’île de Skye en 1973, raconte
que :
while bitterly condemning lawyers, factors and other agents and
representatives of the MacDonald estate management, he told
me that neither him or his predecessors had ever had any
quarrels with the MacDonalds of Sleat who, he assured me, had
always been good landlords.31
En guise de conclusion je dirai que c’est au cours des dix-huitième
et dix-neuvième siècles que la société des Highlands connut la
mutation la plus profonde de son histoire, passant « d’une structure
patriarco-féodale à une structure féodalo-capitaliste »32. Il serait sans
doute excessif d’affirmer que la notion d’autorité fut supplantée par la
notion de pouvoir ou que l’hégémonie céda la place à la contre
hégémonie. Les clearances, symptôme tragique d’une mutation
économique sans précédent, sonnèrent-elles pour autant le glas des
dominations charismatique et traditionaliste ? Je pencherai davantage
pour le terme d’érosion que pour celui de disparition : en effet
l’absence relative d’opposition aux clearances de même que les
réticences des poètes de langue gaélique à désigner les propriétaires
comme responsables des évictions prouvent, me semble-t-il, que, bien
qu’ils eussent conscience d’avoir été trahis, nombre de petits paysans
29
Ibid. p. 386.
Cité par I.F. GRANT, Highland Folk Ways (1961), Edimbourg: Birlinn Limited,
1997, p. 34.
31
J. HUNTER, The Making of the Crofting Community, Edimbourg: John Donald
Publishers, 1976, p. 210.
32
L’expression est de C. Civardi (C. CIVARDI, op. cit. p. 117).
30
CHRISTIAN AUER – HAUTES TERRES D’ECOSSE
199
des Hautes Terres d’Ecosse n’en continuèrent pas moins à éprouver un
certain respect pour les propriétaires de la terre.
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Les philanthropes : Autorité ou
pouvoir sur l’enseignement
supérieur américain ?
Carole MASSEYS-BERTONECHE
IUT Bordeaux-Montesquieu, Université Bordeaux 4
202
lines 4
Introduction
Les concepts de pouvoir et d’autorité sont des termes essentiels en
Sciences Sociales aussi bien qu’en Science politique mais ce sont
aussi des notions difficiles à cerner.
À cette difficulté de cerner les notions de pouvoir et d’autorité
s’ajoute le fait que les délimitations entre les définitions de concepts
comme le pouvoir, l’autorité et la domination ne sont pas toujours
clairement définies.
Pour étudier ces notions de pouvoir et d’autorité, il nous a donc
paru avant tout essentiel de définir un domaine : le domaine à
l’intérieur duquel s’exerce le Pouvoir et est reconnue l’Autorité. Nous
avons choisi de centrer cette présentation sur l’enseignement supérieur
américain et, plus précisément, sur les grandes universités de
recherche et sur leurs relations avec ce qu’on appelle aux Etats-Unis
« le domaine de la philanthropie ».
Les relations de pouvoir à l’intérieur du système d’enseignement
supérieur américain sont complexes. A l’origine, et selon le dixième
amendement de la Constitution, l’enseignement supérieur ressort du
pouvoir des Etats fédérés. Mais progressivement une partie des
institutions d’enseignement supérieur va échapper à ce pouvoir.
D’abord par la Loi Dartmouth qui va permettre à certaines d’entre
elles d’officialiser la privatisation de leur gestion. Ensuite par la Loi
Morrill qui va montrer le pouvoir de l’Etat fédéral au niveau du
financement de l’enseignement supérieur. Enfin par la mise en place
d’un système de réseaux et d’influences, ce que j’appelle le réseau de
la philanthropie, qui va non seulement permettre de faire circuler les
capitaux privés vers des institutions d’enseignement supérieur
sélectionnées mais qui va aussi aider à orienter les financements
publics vers ces mêmes institutions.
Cette privatisation progressive de l’enseignement supérieur
américain et ce mélange entre pouvoir public et pouvoir privé se sont
mis en place à travers les relations qui se sont établies entre les
dirigeants des universités et les pourvoyeurs de fonds ou philanthropes
et ce sont ces relations de pouvoir et d’autorité que nous allons tenter
CAROLE MASSEYS-BERTONECHE – LES PHILANTHROPES
203
d’analyser. Nous allons essayer de comprendre le pouvoir que ces
philanthropes ont exercé en échange de leur aide financière.
Ont-ils obligé les présidents des universités à « marcher au pas de
l’oie », comme l’accuse Upton Sinclair dans son livre très critique de
la gestion des institutions d’enseignement supérieur américaines, écrit
en 1922 et intitulé The Goose-Step: A Study of American Education,
ou ont-ils simplement essayé d’acquérir une autorité en matière
universitaire pour mieux aider ces dirigeants à développer leur vision
personnelle de l’enseignement supérieur américain ? Et quelle notion
ces philanthropes du début du XXe siècle ont-ils transmis à la
génération des philanthropes contemporains, les Bill Gates, Warren
Buffet et autres milliardaires : une idée de pouvoir ou d’autorité ?
Pour répondre à ces questions, nous articulerons notre présentation
autour de deux grands axes. Dans une première partie, nous
essayerons de comprendre les rôles respectifs des philanthropes, des
présidents d’universités et de ceux que l’on a appelé les
« philanthropoïdes » dans l’établissement et le fonctionnement de cet
outil de pouvoir qu’est la fondation. Ensuite, dans une deuxième
partie, nous étudierons les évolutions qui ont suivi les événements de
1968 et, notamment, la remise en cause de l’autorité des présidents
des universités d’élite et du pouvoir des fondations et le rétablissement
de cette autorité et de ce pouvoir par l’institutionnalisation de la
philanthropie.
1ère Partie - Les fondations : outils de pouvoir des philanthropes ou
instruments d’action des philanthropoïdes
La Fondation Rockefeller : Pouvoir privé ou pouvoir public
Quand on étudie le phénomène philanthropique du début du 20e
siècle, deux noms viennent immédiatement à l’esprit : Carnegie et
Rockefeller. Les centaines de millions de dollars qu’ils distribuèrent
rendent tous les autres efforts philanthropiques de l’époque dérisoires.
Ils transformèrent les institutions charitables existantes pour qu’elles
puissent répondre à une forme différente de philanthropie, créant, en
quelque sorte, un nouveau type de fondation. Mais est-ce bien eux qui
furent derrière ces transformations ?
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Les fondations, qui furent créées au XXe siècle, apportèrent
plusieurs changements majeurs dans le domaine de la philanthropie.
Le premier de ces changements fut que les buts des fondations furent
définis de manière très ouverte, leur donnant un champ d’action très
étendu et une dimension nationale. Le deuxième changement réside
dans l’importance des capitaux investis dans ces nouvelles fondations.
Cette puissance financière sans précédent leur donna ainsi le pouvoir
d’investir d’énormes sommes d’argent sur des projets de leur choix et
de passer, selon les termes de Frederick Gates, « d’une philanthropie
au détail à une philanthropie en gros »1. La dernière évolution, liée à
la difficulté de gestion de ces immenses fortunes, fut l’apparition,
auprès des créateurs de fondations, de conseillers pour les aider à
élaborer les formes et les objectifs de leur philanthropie. Cela entraîna
un transfert de la décision de donner et des conditions attachées à la
donation du philanthrope au « philanthropoïde » c’est-à-dire, selon la
définition de Merle Curti et Roderick Nash, « à quelqu’un chargé de
distribuer de l’argent ne lui appartenant pas » 2 . Ces conseillers,
contrairement aux philanthropes qui, pour la plupart, étaient issus d’un
milieu modeste, venaient souvent de familles aisées, possédaient un
haut niveau d’éducation, avaient voyagé et faisaient partie de
l’establishment de la côte Est. Ils furent donc l’élément moteur dans
l’orientation de la politique des fondations3.
De tous ceux qui eurent du pouvoir sur les philanthropes, Frederick
T. Gates fut, sans aucun doute, celui qui exerça l’influence la plus
forte. Il fut aussi le seul parmi les philanthropoïdes à ne pas avoir
exercé de fonction universitaire. Secrétaire de la American Baptist
Education Society, il fut le conseiller spirituel de Rockefeller et le
gestionnaire de sa fortune et de ses œuvres philanthropiques. Il fut
donc non seulement responsable de la conception de la plus grosse
entreprise philanthropique de Rockefeller, la Fondation Rockefeller,
mais ce fut aussi lui qui poussa Rockefeller à accepter pour cette
dernière un contrôle des pouvoirs publics en établissant que « la charte
1
Cité dans R. B. FOSDICK, The Story of the Rockefeller Foundation, New Brunswick :
Transaction Publishers, 1990, p. 7.
2
M. CURTI & R. NASH, Philanthropy in the Shaping of American Higher Education,
New Brunswick: Transaction Publishers, 1965, p. 213.
3
Sur le rôle de ces conseillers, voir B. D. Karl, & S. N. KATZ, « Foundations and
Ruling Class Elites », Daedalus, Winter 1987, pp. 1-40.
CAROLE MASSEYS-BERTONECHE – LES PHILANTHROPES
205
pouvait être sujette à des changements, des amendements ou même
être supprimée selon le bon vouloir du Congrès »4.
Beaucoup de choses ont été écrites sur les motivations de la
décision de Rockefeller mais que ses intentions aient été louables
comme le soutenaient ses conseillers ou détestables comme
l’accusaient ses détracteurs, qu’elles aient été influencées par ses
conseillers ou qu’elles aient été de sa propre initiative, il n’en est pas
moins vrai que Rockefeller était prêt à remettre le contrôle de sa
fondation et donc d’une partie importante de sa fortune entre les mains
du Congrès. Il accepta même, à différents stades du débat, qui dura
trois ans, des restrictions additionnelles au fonctionnement de la
fondation.
Cependant, malgré toutes ces concessions, le Congrès et le
gouvernement du président William Taft refusèrent d’officialiser la
Fondation5. Si ce refus peut se comprendre en le replaçant dans le
contexte politique et économique de l’époque, il n’en demeure pas
moins que, si le Congrès avait autorisé la charte avec ses
amendements, la Fondation Rockefeller serait devenue une
organisation quasi-publique, établissant un exemple pour les
fondations futures du même type.
L’échec de cette tentative allait ancrer de manière définitive la
gestion des fondations dans la sphère du pouvoir privé.
L’influence de la Carnegie Foundation for the Advancement of
Teaching sur les changements de l’enseignement supérieur :
Pouvoir de Carnegie ou autorité de Pritchett ?
En 1911, à la suite de Rockefeller, Carnegie transférait la presque
totalité de sa fortune, dans une fondation intitulée la Corporation
Carnegie6. Pourtant malgré l’importance financière de cette fondation,
4
Cité dans B. HOWE, « The Emergence of Scientific Philanthropy, 1900-1920: Origin,
Issues and Outcomes », dans R. F. ARNOYE, R., F. (ed.), Philanthropy and Cultural
Imperialism, Indiana University Press, 1982, p. 29.
5
Devant ce refus, Rockefeller se tourna alors vers la législature de New York qui,
sans attendre et sans exiger aucune des conditions qui avaient été imposées par le
Congrès, lui accorda la charte désirée.
6
Bien qu’étant une fondation, la Corporation Carnegie fut baptisée « Corporation »
tout simplement parce que Carnegie avait déjà utilisé les noms de foundation, trust,
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l’influence des organisations philanthropiques de Carnegie, pendant
les trois premières décennies du 20e siècle, s’est exercée
essentiellement par l’intermédiaire de la Carnegie Foundation for the
Advancement of Teaching (CFAT), la Corporation Carnegie jouant
uniquement le rôle de bailleur de fonds7.
Même si Carnegie, contrairement à Rockefeller, a formalisé ses
idées sur la philanthropie en mettant par écrit sa conception des
devoirs de l’homme riche dans un article intitulé « L’Evangile de la
Richesse », « The Gospel of Wealth », il n’en a pas pour autant été
moins influencé dans la conception de ses œuvres philanthropiques.
La création de la CFAT, par exemple, et le rôle majeur qu’elle a joué
dans les changements de l’enseignement supérieur du début du XXe
siècle sont dus à la personnalité et aux idées de son premier président,
Henry W. Pritchett, ancien président du MIT. Le souhait de Pritchett
était de relever le niveau de l’enseignement supérieur américain. Il se
servit donc du programme de retraite pour l’enseignement supérieur,
mis en place par la CFAT, pour imposer des normes aux institutions
qui désiraient en bénéficier. Ne craignant pas d’assumer la
responsabilité du détournement des vœux de Carnegie, il affirmait :
« Bien que l’objectif premier de la donation de M. Carnegie ait été
l’établissement d’un système de retraite, je suggérais que
l’administration de cette donation implique un examen minutieux du
système éducatif qui […] permette de résoudre la confusion existant
alors dans l’enseignement supérieur américain. » 8 Aux normes de
Carnegie il ajouta une certain nombre de critères. Pour bénéficier du
système de retraite, les institutions devaient satisfaire à des standards
de niveaux d’admission, d’enseignement et de revenus9. L’action de la
CFAT avait, en fait, trois objectifs : en premier lieu celui d’éliminer
les petits collèges confessionnels dont le niveau d’enseignement était
endowment, institute pour ses autres œuvres philanthropiques. Voir W.A. NIELSEN,
The Golden Donors: A New Anatomy of the Great Foundations, New York: E.P.
Dutton, Truman Talley Books, 1985
7
Sur le rôle de la Carnegie Foundation for the Advancement of Teaching voir E. C.
LAGEMANN, Private Power for the Public Good, Middleton: Wesleyan University
Press, 1983 et E. V. HOLLIS, Philanthropic Foundations and Higher Education,
New York: Columbia University Press, 1938, p. 69.
8
Cité dans HOLLIS, op. cit., p. 37.
9
Pour le détail des standards imposés par Pritchett, voir HOLLIS, op. cit. , pp. 13040.
CAROLE MASSEYS-BERTONECHE – LES PHILANTHROPES
207
des plus médiocres 10 , ensuite celui de pousser les institutions
d’enseignement supérieur à s’aligner sur les universités d’élite, enfin
celui d’aider ces dernières à conserver leur avantage par rapport aux
autres institutions pour qu’elles continuent à servir de modèle de
référence11. Il n’est donc pas surprenant que Pritchett ait été soutenu
dans son action de standardisation par les présidents des universités
d’élite qui, d’ailleurs, pour la plupart, siégeaient au Conseil de trustees
de la CFAT12.
On peut donc dire en conclusion de notre première partie que, plus
que n’importe quelle autre cause, c’est l’apparition à la fin du XIXe
siècle d’une nouvelle race de responsables universitaires, à forte
personnalité, qui a été à l’origine de la transformation du système
d’enseignement supérieur américain. Sans sous-estimer l’importance
du rôle des philanthropes, il est indéniable que ce sont les présidents
d’universités qui ont été les éléments moteurs. Farouches défenseurs
du secteur privé dans l’enseignement supérieur, ils facilitèrent et
même encouragèrent la prise en charge du financement de
l’enseignement supérieur et de la recherche par la philanthropie et en
particulier, dans les trente premières années du XXe siècle, par les
fondations.
Cet engagement ne faisait que refléter l’état d’esprit de l’époque.
L’idée que la philanthropie puisse prendre en charge des missions de
service public était non seulement acceptée mais considérée par les
dirigeants du pays comme un objectif désirable 13 . La période de
prospérité économique des années 1920 fut donc l’âge d’or des
universités privées, de la philanthropie et du secteur privé en général.
La Crise de 1929 devait mettre un terme à ce règne et la seconde
guerre mondiale allait permettre l’entrée en force du gouvernement
fédéral dans le monde universitaire. La remise en cause du pouvoir
10
Il existait dans le système d’enseignement américain du début du siècle des
différences de niveaux énormes et beaucoup d’institutions se faisaient appeler
universités alors qu’elles avaient un niveau d’enseignement secondaire.
11
Voir LAGEMANN, op. cit., p. 40.
12
Dans les 25 personnes qui fondèrent la CFAT, la plupart étaient des présidents
d’universités privées prestigieuses. Parmi eux Eliot d’Harvard, qui fut élu président
du Conseil de trustees, Hadley de Yale, Butler de Columbia, Woodrow Wilson de
Princeton, Shurman de Cornell, Jordan de Stanford, Harper de l’université de
Chicago.
13
Le plus grand défenseur de la prise en charge des missions de service public par le
secteur privé fut Herbert Hoover.
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des fondations et l’afflux de fonds publics dans la recherche à la fin
des années 1950 allaient changer l’équilibre entre pouvoir privé et
pouvoir public.
2ème Partie. L’institutionnalisation de la philanthropie : De la perte
de pouvoir à la reconnaissance d’une autorité.
La perte d’autorité des universités d’élite et la remise en cause des
fondations.
Dans les années 1950, en période de restrictions budgétaires, le
concurrence était rude entre les grandes universités pour les rares
subsides accordés par le Congrès. Cette situation changea
complètement après le choc de Spoutnik, le premier satellite mis en
orbite par les Soviétiques, le 4 octobre 1957. Les Américains remirent
alors en question le fonctionnement de leur enseignement supérieur et
l’efficacité de leur système de recherche. Cette remise en cause
aboutit à la promulgation en 1958 du National Defense Education Act
qui eut pour principal effet de faire basculer les résistances du
Congrès à la distribution des fonds fédéraux pour la recherche. Grâce
à l’influence politique de leurs présidents, les grandes universités de
recherche et en particulier les universités d’élite furent les grandes
bénéficiaires de cette distribution de fonds.
L’examen du rapport de la National Science Foundation de 1968
sur le soutien fédéral à la recherche et au développement des
universités, Federal Support of Research and Development at
Universities and Colleges and Selected Nonprofit Institutions, Fiscal
Year 1968, montre bien cette concentration des fonds fédéraux dans
les mains d’un tout petit nombre d’institutions d’enseignement
supérieur. En 1968, en effet, les 100 premières universités recevaient
87% des fonds pour la recherche et le développement. La
concentration apparaît encore plus nettement quand on effectue le
calcul sur les 20 premières, car on constate qu’elles se partageaient la
moitié des fonds, l’autre moitié étant répartie entre les 600 institutions
restantes. Sur ces 20 premières universités, 9 étaient publiques et 11
étaient privées. Dans les 11 universités privées on retrouvait les
mêmes que celles qui avaient été favorisées par la philanthropie au
début du 20e siècle. En 1968, non seulement les fonds fédéraux
CAROLE MASSEYS-BERTONECHE – LES PHILANTHROPES
209
continuaient à être distribués en majorité à un petit nombre
d’universités mais les grandes bénéficiaires de la manne fédérale
étaient les institutions privées14.
Si cette dépendance financière des universités américaines d’élite à
l’égard des subsides fédéraux semblait justifiée dans le cas des
universités publiques, elle était tout à fait surprenante au niveau des
universités privées surtout quand on voit la part exorbitante du poids
du financement fédéral dans leur budget à la fin des années 1960. En
effet, pour la grande majorité des universités d’élite privées la part du
financement fédéral représentait, en 1968, entre 25 et 50% de leur
budget de fonctionnement. Le summum était atteint par l’université
Duke avec un pourcentage d’aide fédérale représentant plus de 50%
du budget, sans parler du MIT dont le budget de son laboratoire de
recherche, l’Instrumentation Laboratory, entièrement financé par le
gouvernement fédéral, dépassait à lui seul celui de l’université dans
son ensemble15.
Cette présence physique et financière du gouvernement fédéral sur
les campus des universités allait sérieusement être remise en cause
avec les mouvements de contestation contre la guerre du Vietnam. En
effet, les universités qui travaillaient en relation étroite avec les
agences fédérales pour une recherche à des fins militaires furent les
premières touchées par la révolte étudiante. Même si l’ampleur de
cette révolte ne fut pas la même sur tous les campus, elle eut des
conséquences à long terme sur l’ensemble de l’enseignement
supérieur et tout particulièrement sur les universités d’élite et leur
relation de pouvoir et de dépendance avec le gouvernement fédéral.
Les événements de 1968 eurent deux conséquences majeures pour
les universités d’élite. La première fut un désengagement du Ministère
de la Défense du financement de la recherche et notamment de la
recherche fondamentale. La deuxième conséquence, et sans doute la
14
Pour une analyse plus détaillée de la place des universités privées dans le
financement fédéral, nous conseillons au lecteur de se reporter à notre ouvrage, C.
MASSAEYS-BERTONECHE, Philanthropie et grandes universités privées
américaines : Pouvoir et réseaux d’influence, Bordeaux : PUB, 2006
15
L’Instrumentation Laboratory, contrairement à l’autre laboratoire géré par le
MIT, le Lincoln Center n’avait donc pas un budget indépendant mais faisait partie
du budget propre du MIT. Cette situation allait changer après les événements de
1968.
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plus importante, fut la perte de considération des universités d’élite
auprès de l’opinion publique et des hommes politiques. Au milieu des
années 1970, en pleine crise économique et financière, se posa alors la
question pour les universités d’élite de savoir comment obtenir l’aide
publique et le soutien des élus pour des institutions qui étaient loin
d’être populaires ou, formulé autrement, comment créer un outil
d’influence et de pouvoir qui puisse à la fois attirer les capitaux privés
et bénéficier du soutien fédéral, notamment des aides fiscales, tout en
étant accepté du grand public. La même question se posait aussi pour
les fondations qui avaient été durement remises en cause pendant les
années du maccarthisme.
À la fin des années 1950, pendant la période du maccarthysme,
plusieurs organes de presse de droite lancèrent des attaques contre les
fondations les accusant « d’activités anti-américaines» et, de manière
paradoxale, de « tendances gauchistes » 16 . Plusieurs commissions
furent alors mises en place pour enquêter sur les activités des
fondations et sur l’utilisation de leurs ressources. Malgré la volonté de
coopération des dirigeants des fondations, les détracteurs de la
philanthropie ne désarmèrent pas et orientèrent leurs attaques vers la
remise en cause du statut fiscal des fondations.
En 1969, après dix ans d’une longue bataille et sous la pression des
événements politiques de 1968, le Congrès vota la Loi de Réforme
Fiscale de 1969, The Tax Reform Act of 1969. Cette loi, même si elle
se révéla à long terme beaucoup moins draconienne que prévue, eut
pour conséquence d’affaiblir le pouvoir des fondations et de leurs
dirigeants au niveau politique. Elle eut surtout comme effet de faire
réaliser aux responsables des fondations l’importance de défendre leur
image pour ne pas susciter de réactions négatives de l’opinion
publique risquant d’entraîner une sanction légale du Congrès.
Comme le formulait le président d’une fondation : « Nous avons
pris conscience que nous étions un vaste réseau d’organisations avec
peu ou même aucun organisme pour assurer notre défense collective.
Plus important encore fut la prise de conscience soudaine que nous
16
Cité dans E. ANDREWS, Foundation Watcher, Lancaster: Franklin and Marshall
College, 1973, p. 132
CAROLE MASSEYS-BERTONECHE – LES PHILANTHROPES
211
avions besoin d’une défense et que ce besoin était urgent. »17 L’idée
qui émergea alors, et qui est sous-entendue dans cette déclaration bien
qu’à notre connaissance elle ne fût jamais formulée par aucun leader
de manière claire, fut la prise de conscience de la possibilité d’inclure
les fondations à l’intérieur d’un réseau beaucoup plus vaste
d’associations ayant une bonne image de marque. Le seul problème
qui se posait était de définir ce réseau, de créer une cohérence en son
sein et, si possible, d’en assurer le contrôle et la coordination sans que
cela n’apparaisse de manière trop flagrante.
Devant ce problème commun, les présidents des universités d’élite
et les dirigeants des fondations s’unirent pour créer un système
philanthropique ayant du pouvoir et bénéficiant d’une autorité
reconnue.
La mise en place d’un système philanthropique s’appuyant sur une
autorité traditionnelle.
En 1973, sous l’influence de John D. Rockefeller III, fut créée une
Commission, composée de 13 membres et présidée par John Filer, un
avocat d’entreprises, président de la compagnie d’assurance Aetna,
qui prit le nom de Citizens’ Commission on Private Philanthropy and
Public Needs ou Commission Filer. Parmi les membres de cette
Commission, on trouvait des représentants des fondations tels que
Alan Pifer, président de la Corporation Carnegie18, et des responsables
de grandes universités privées. Ces dernières étaient aussi représentées
par les experts travaillant pour la Commission19. La Commission Filer
17
Cité dans FRUMKIN, « Private Foundations as Public Institutions », dans
LAGEMANN, op. cit., p. 71.
18
D’après Peter Dobkin Hall, Alan Pifer fut nommé dans la Commission par John
D. Rockefeller III en récompense des conseils qu’il lui avait prodigués face aux
changements en cours dans le monde de la philanthropie. Voir P. D. HALL,
Inventing the Nonprofit Sector, Baltimore: Johns Hopkins University Press, 1992, p.
297, n. 216.
19
Parmi ces experts, on trouvait Martin S. Feldstein et Paul N. Ylvisaker, deux
personnalités académiques de l’université Harvard ainsi que Stanley S. Surrey,
Secrétaire d’Etat aux Finances et intervenant à la Faculté de droit d’Harvard. Pour la
composition détaillée de la Commission Filer, voir Commission on Private
Philanthropy and Public Needs, Giving in America: Toward a Stronger Voluntary
Sector, A Report, Washington D.C., Commission on Private Philanthropy and Public
Needs, 1975.
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sortit son rapport en 1975 et les résultats des recherches qu’elle généra
furent publiés deux ans plus tard par le ministère des Finances sous la
forme de six épais volumes20.
Son rapport débutait en affirmant que « peu d’aspects de la société
américaine étaient aussi connus et aussi typiquement américains que
son réseau d’organisations volontaires »21. Il soulignait le fait que les
communautés de citoyens avaient été établies aux Etats-Unis avant
qu’aucun gouvernement ne soit mis en place et que « cette pratique de
pourvoir aux besoins de la communauté sans l’aide du gouvernement
avait profondément façonné la société américaine »22. Il insistait sur la
différence entre la majorité des pays où des institutions sociales
essentielles, comme les universités, les écoles, les musées, les
bibliothèques ou les services sociaux, étaient gérées et financées par
l’État et les États-Unis où beaucoup de ces institutions étaient gérées
et soutenues de manière privée sur la base du volontariat. Il concluait
en affirmant que ces organisations volontaires ne cessaient
d’enregistrer une augmentation de leur importance et de leur nombre,
vérifiant ainsi une nouvelle fois la phrase si souvent citée de
Tocqueville selon laquelle « les Américains de tous les âges, de toutes
les conditions, de tous les esprits s’unissent sans cesse »23.
À ce secteur volontaire, qui représentait « une part essentielle et
importante de la société américaine », la Commission Filer donnait le
nom de « Tiers Secteur », car il venait en troisième position derrière le
gouvernement et le business24 et elle insistait sur le fait que le rôle de
ce tiers secteur en tant que force additionnelle au gouvernement et,
dans beaucoup de domaines, en tant qu’alternative et même
contrepouvoir à celui-ci n’avait jamais été aussi important25.
20
Les six volumes des travaux de recherche furent publiés sous le titre de Research
Papers Sponsored by the Commission on Private Philanthropy and Public Needs,
Washington, D.C., Department of the Treasury, 1977 et ont été à l’origine de la
plupart des articles publiés sur le secteur non lucratif dans les années 1980
21
Report of the Commission on Private Philanthropy and Public Needs, op. cit., p.
9.
22
Ibid.
23
A. DE TOCQUEVILLE, De la démocratie en Amérique, Paris : Editions Robert
Laffont, 1986 p.502.
24
Report of the Commission on Private Philanthropy and Public Needs, op. cit., p.
11.
25
Ibid., p. 12.
CAROLE MASSEYS-BERTONECHE – LES PHILANTHROPES
213
Deux auteurs européens sont particulièrement populaires aux EtatsUnis et parfaitement connus des universitaires : Tocqueville et Weber.
Il n’est donc pas étonnant que les auteurs du rapport, en grande
majorité des universitaires, aient choisi d’appuyer l’autorité de ce
« Tiers-Secteur » sur ce que Max Weber appelle le fondement
traditionnel26. En effet, tous les termes et citations de ce rapport font
référence à la tradition typiquement américaine, aux coutumes
valables de tout temps et au caractère inaliénable de dispositions qui
existent depuis toujours. Ce choix est d’autant moins étonnant qu’il
coïncide avec la renaissance aux Etats-Unis du mouvement
conservateur et de la remise en valeur de la tradition. Suivant cette
tendance les dirigeants des universités d’élite et les responsables des
fondations, soutenus par le monde des affaires, vont réussir à
institutionnaliser le système philanthropique et à le faire reconnaître
par l’ensemble des forces publiques et par la majorité des citoyens
comme une composante indispensable de la société américaine. Cette
force de pouvoir conçue au départ par l’establishment de la côte Est,
la droite conservatrice du Middle West devait tenter de la récupérer
pour en faire une force de contre-pouvoir .
Évaluation de l’autorité des universités face au pouvoir des
fondations conservatrices
Les années qui suivirent la publication du rapport Filer, c’est-à-dire
la fin des années 1970, virent naître, sous l’impulsion d’un certain
nombre d’intellectuels déçus par l’évolution du Parti démocrate et
nouvellement acquis à la cause de la droite, une prolifération de
fondations défendant les thèses conservatrices. Une de leurs idées
majeures était de soutenir la croissance d’un « contre-establishment »,
selon l’expression de Simon Blumenthal, pour mieux défendre les
valeurs de droite et de cibler la philanthropie, et notamment la
philanthropie d’entreprise, vers des institutions défendant « les valeurs
de la libre entreprise, la liberté individuelle et les valeurs américaines
traditionnelles ». Le rôle que ces organisations conservatrices ont joué
sur les campus notamment dans la bataille contre l’affirmative action
et le politiquement correct a été largement débattu mais peu d’études
ont été faites sur le pouvoir réel de changement que ces fondations ont
eu au sein de l’enseignement supérieur.
26
Voir M. WEBER, Economie et société, vol. 1, Paris : Pocket, 1995, pp. 285-349
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Le premier rapport, et le seul à notre connaissance, sur la stratégie
philanthropique des fondations conservatrices fut publié en 1997 par
le National Committee for Responsive Philanthropy (NRCP),
organisation née en 1976 et se situant dans la mouvance
progressiste 27 . En nous appuyant sur ce rapport écrit par Sally
Covington, nous avons essayé d’évaluer le poids financier de
l’investissement des fondations conservatrices dans les universités
d’élite.
Dans son rapport, Sally Covington étudie les donations faites par
douze fondations conservatrices sur une période de trois ans, allant de
1992 à 1994 inclus 28 . En 1994, dernière année de l’étude, ces
fondations contrôlaient environ un milliard de dollars d’actifs et
avaient distribué, sur les trois ans étudiés, 300 millions de dollars,
dont 210 étaient particulièrement destinés à faire avancer la cause
conservatrice.
Une étude plus poussée sur un échantillon de grandes universités
privées montre que l’argent injecté par les fondations de droite
représentait moins de 10% du total des donations faites par des
fondations. Il serait exagéré d’en conclure que les donations en
provenance des fondations de droite sont négligeables, mais elles sont
loin d’être exceptionnelles. Cette relativité du poids des fondations de
droite nous paraît essentielle et l’on peut regretter que Sally Covington
se soit limitée à donner les chiffres concernant les fondations
conservatrices sans les resituer dans un contexte plus global 29 .
Comment, en effet, ne pas comparer le million de dollars donné à
Stanford par les douze fondations, sujet de l’étude, avec la donation de
400 millions qui lui a été faite récemment par la fondation Hewlett27
Voir S. COVINGTON, Moving a Public Agenda: The Strategic Philanthropy of
Conservative Foundations: A Report for the National Committee for Responsive
Philanthropy, Washington, D.C., National Committee for Responsive Philanthropy,
July 1997.
28
Lynde and Harry Bradley Foundation, Carthage Foundation, Earhart Foundation,
Charles G. Koch, David H. Koch and Claude R. Lambe Charitable Foundations,
Phillip M. McKenna Foundation, J.M. Foundation, John M. Olin Foundation, Henri
Salvatori Foundation, Sarah Scaife Foundation et Smith Richardson Foundation.
Voir COVINGTON, op. cit., p. 5.
29
Elle ne donne ni le montant de l’apport total des fondations à l’enseignement
supérieur pour les années étudiées, ni celui des actifs des fondations les plus actives
dans ce domaine.
CAROLE MASSEYS-BERTONECHE – LES PHILANTHROPES
215
Packard30. La seconde question que l’on peut se poser sur l’influence
des fondations qu’elle étudie est de savoir où se situe la frontière entre
les fondations dites « libérales » et celles classées comme
« conservatrices ». Elle nous semble très ténue. Certaines fondations
qui ne sont classées ni dans un camp ni dans l’autre nous apparaissent
avoir des idées très proches des fondations conservatrices, notamment
en ce qui concerne la libre entreprise et l’encouragement de la
collaboration entre les universités et le monde des affaires.
On peut d’ailleurs se demander, à l’instar de Karin Paget qui
commente dans The American Prospect, plusieurs travaux sur la
philanthropie dite « de droite », quelles sont, parmi les grandes
fondations, celles qui peuvent vraiment être considérées comme
progressistes31. Karin Paget s’interroge notamment sur le fait de savoir
si des fondations comme Ford, Rockefeller ou Carnegie peuvent être
considérées comme appartenant à cette catégorie. D’après elle, même
si ces grandes fondations n’ont rien à voir aujourd’hui avec les
fondations familiales de taille moyenne qui animent le mouvement
conservateur, elles n’en restent pas moins traditionalistes. Elle pense
aussi, et nous le pensons avec elle, que « si, par hasard, le personnel
de ces fondations avait tendance à dériver vers la gauche, il serait
rapidement rappelé à l’ordre par les membres des conseils
d’administration, dans lesquels siège une majorité de dirigeants de
grandes entreprises » 32 . C’est pour cela que ceux qui les gèrent
préfèrent investir dans des institutions amies, déjà reconnues, et dont
ils sont sûrs que leur choix satisfera les membres de leurs conseils.
Les liens anciens que les grandes universités ont établis avec les
fondations en font donc leurs bénéficiaires privilégiées sans qu’elles
aient besoin de faire beaucoup d’efforts ou de concessions. C’est ce
que faisait remarquer Joyce Mercer, journaliste à The Chronicle of
Higher Education, lorsqu’elle commentait les résultats des 50 plus
grandes institutions bénéficiaires des fondations en 1997, « la plupart
de celles qui apparaissent, année après année, sur la liste du
Foundation Center sont les ‘suspectes habituelles’ : les universités les
30
Voir Z. S. TUMGOREN, « Stanford Receives $400-Million from Hewlett Fund »,
The Chronicle of Philanthropy, May 2001.
31
K. PAGET, « Lessons of Right-Wing Philanthropy », The American Prospect,
n°40, September-October 1998, pp. 89-95.
32
Ibid., p.93.
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plus prestigieuses et les plus riches de la nation »33. Michael O’Neill,
directeur de The Institute for Non-profit Organization à l’université de
San Francisco, va dans le même sens lorsqu’il affirme : « c’est comme
Wall Street : les gens ont tendance à investir sur les grands noms, ceux
qui sont familiers » 34 . On peut donc très justement douter de
l’influence que peut avoir, surtout à long terme, une poignée de
fondations de taille moyenne sur la ligne politique des grandes
universités.
Dans cet affrontement entre l’establishment et le « contreestablishment », il est certain que, jusqu’à aujourd’hui, les fondations,
dans leur grande majorité, sont restées du côté de l’establishment et
que leur politique s’élabore en concertation avec les responsables
universitaires. Elles forment donc avec ceux-ci une force de pouvoir
dont l’autorité est reconnue par l’ensemble des forces politiques.
Cependant sont apparues ces dernières années de nouvelles
fondations qui par leur taille et par l’amplitude de leurs donations
sortent du cadre existant et qui risquent donc de redéfinir dans les
années à venir les rapports de pouvoir et d’autorité qui ont été mis en
place.
En conclusion on peut dire qu’en ce début du XXIe siècle, la
puissance financière des philanthropes est aussi grande qu’elle l’était
au début du XXe siècle. Pourtant, malgré les nombreux articles qui ont
tendance à les comparer, Bill Gates n’est pas John Rockefeller et
encore moins Andrew Carnegie. Il n’a ni la motivation religieuse du
premier, ni l’idéal politique du second. Il n’a pas, non plus, de
« philanthropoïdes » pour le guider dans son action et ne semble pas
avoir le même respect pour l’autorité universitaire qu’avaient ces
derniers. On peut cependant penser, si on compare les deux périodes,
que sur le long terme la gestion de ces immenses fortunes actuelles
sera récupérée par le monde universitaire mais en attendant,
aujourd’hui comme au début du XXe siècle, le pouvoir des
philanthropes, des fondations et du secteur privé n’a jamais été aussi
fort.
33
J. MERCER, « Some colleges do well every year in securing foundation grants »,
The Chronicle of Higher Education, April 18, 1997, pp. A39-A40.
34
Ibid.
Le président Ford et le
bicentenaire de juillet 1976 :
l’autorité au service du pouvoir
Luc BENOIT A LA GUILLAUME
Université Paris X Nanterre
218
lines 4
Introduction
Depuis quelques années, bien avant le décès récent de Gerald Ford,
sa courte présidence est réévaluée par de nouvelles générations
d’historiens et de politistes, comme ce fut le cas auparavant pour
celles d’Herbert Hoover ou de Dwight Eisenhower1. Si elle n’apparaît
plus comme une simple période de transition, c’est moins en raison
des politiques suivies que de la manière dont Ford exerça le pouvoir
présidentiel et se servit du prestige de la fonction pour asseoir son
autorité et tenter de se maintenir au pouvoir. De ce point de vue, cette
présidence mérite qu’on s’y attarde. Car il y a un mystère Ford.
Comment cet ancien élu du Michigan à la Chambre des représentants,
homme politique de second plan, a-t-il pu obtenir un résultat si
honorable à l’élection présidentielle de novembre 1976 contre Jimmy
Carter, malgré un double déficit de légitimité personnelle (il est le seul
président non élu de l’histoire des Etats-Unis) et institutionnelle (il a
succédé à Richard Nixon, dont la démission suite au scandale du
Watergate avait discrédité l’institution présidentielle), malgré sa
décision controversée de gracier Nixon, malgré une victoire nette des
Démocrates aux élections de mi-mandat de 1974, malgré les
difficultés économiques (l’inflation galopante) et la candidature
concurrente de Ronald Reagan, représentant l’aile droite du parti
républicain, aux primaires du printemps 1976 ? Si Ford est presque
parvenu à retourner une situation politique compromise, c’est qu’il a
profité au maximum de la fonction présidentielle avant et pendant le
bicentenaire de la révolution américaine pour relégitimer la présidence
et le président : de son discours d’investiture à sa campagne
présidentielle en passant par les cérémonies officielles du
bicentenaire, Ford n’a cessé d’utiliser l’autorité de la fonction
présidentielle. Cet article se propose de replacer l’exploitation à des
fins politiques des cérémonies du bicentenaire dans le contexte plus
large de la tentative du président Ford de sortir l’Amérique de la crise
1
Sur la présidence Ford, on peut consulter : Bernard J. FIRESTONE and Alexej
UGRINSKY (eds.), Gerald R. Ford and the Politics of Post-Watergate America,
Westport: Greenwood Press, 1993, 2 volumes, ainsi que J. R. GREENE, The
Presidency of Gerald R. Ford, Lawrence: The University of Kansas Press, 1995.
LUC BENOIT A LA GUILLAUME – LE BICENTENAIRE DE 1976
219
de confiance dans laquelle Lyndon Johnson et Richard Nixon
l’avaient plongée. Pour tenter d’élucider ce « mystère Ford », il faut
d’abord se pencher sur ce qui fonde l’autorité que le peuple concède
au président : la volonté collective de croire à nouveau en l’Amérique
après la crise de confiance déclenchée par la guerre du Viêtnam et le
scandale du Watergate. On s’interrogera ensuite sur les stratégies de
retour au peuple mises en oeuvre pour recréer le lien entre dirigeants
et dirigés. Enfin, on examinera comment Ford a mis l’autorité de la
fonction présidentielle au service de son pouvoir personnel au cours
de l’année 1976, avant, pendant et après le bicentenaire de la
révolution américaine, sans que ses adversaires radicaux, modérés ou
conservateurs ne parviennent à s’y opposer de manière efficace.
La croyance comme fondement et enjeu de l’autorité présidentielle
Je commencerai par quelques considérations préalables sur les
fondements de l’autorité dont se prévalent les présidents américains.
D’une manière générale, si l’autorité se concède, c’est, comme
l’indique Pierre Bourdieu, qu’elle résulte de « la délégation d’autorité
qui confère son autorité au discours autorisé ». Le président des EtatsUnis est l’exemple même du « porte-parole autorisé [qui] ne peut agir
par les mots sur d’autres agents […] que parce que sa parole concentre
le capital symbolique accumulé par le groupe qui l’a mandaté et dont
il est le fondé de pouvoir. » Les « rituels de la magie sociale », dont
relèvent les discours officiels des présidents américains, sont des
énoncés performatifs. Contre les tenants de la linguistique « interne »,
Pierre Bourdieu rappelle que leurs conditions de félicité sont
extérieures au langage, qu’elles sont à la fois liturgiques
(l’énonciateur, le public, les formes doivent être légitimes) et sociales
(« la disposition à la reconnaissance comme méconnaissance et
croyance »2). Pour comprendre comment le président Ford a acquis,
préservé, utilisé et consolidé son autorité, il faut donc se pencher sur
un aspect parfois considéré comme marginal : les cérémonies
officielles et les discours « autorisés » qui les accompagnent. La
croyance dont parle Bourdieu est à la fois ce qui permet le succès du
discours et ce que l’orateur s’emploie à renforcer. En tant que
représentant du peuple américain, le président des Etats-Unis peut
2
Toutes ces citations sont extraites de P. BOURDIEU, Ce que parler veut dire,
L’Economie des échanges linguistiques, Paris : Fayard, 1982, pp. 107-113.
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ainsi utiliser les cérémonies et les discours officiels pour s’autolégitimer et légitimer le système politique qu’il représente. La
croyance sur laquelle repose l’efficacité de ce discours est bien sûr la
croyance en l’Amérique, le nationalisme américain.
Or, sur ce plan, le cas du président Ford est singulier car au
moment de prendre ses fonctions il souffrait de deux handicaps non
négligeables : le scandale du Watergate et la démission de Nixon
avaient discrédité l’institution présidentielle et les conditions de
l’accession de Ford à la vice-présidence en 1973 puis à la présidence
en 1974 faisaient de lui le seul président non élu de l’histoire de la
nation, ce qui obérait fortement sa légitimité personnelle. Pour
parvenir à redonner confiance au peuple américain, Ford ne pouvait
donc pas plus invoquer l’onction du suffrage universel que le prestige
de la fonction présidentielle. Mais il pouvait compter sur ce que
Bourdieu nomme à juste titre la condition la plus importante de
l’efficacité du langage autorisé : « la collaboration de ceux qu’il
gouverne ». Ce qui explique le succès politique de Ford, c’est surtout
la force exceptionnelle du nationalisme américain. De nombreuses
sources le confirment : seule une petite minorité d’Américains
souhaitait une remise en cause radicale du système suite au scandale
du Watergate. Toute la classe politique institutionnelle et une grande
majorité du peuple américain souhaitait croire à nouveau en
l’Amérique et en ses institutions, comme le rappelle, entre autres,
l’historien américain radical Howard Zinn :
When [Nixon resigned] there was relief in all sectors of the
Establishment. Gerald Ford, taking Nixon’s office, said: “Our
long national nightmare is over.” Newspapers, whether they had
been for or against Nixon, liberal or conservative, celebrated the
successful, peaceful culmination of the Watergate crisis. […]
The word was out: get rid of Nixon, but keep the system.
Theodore Sorensen, who had been an adviser to President
Kennedy, wrote at the time of Watergate: “The underlying
causes of the gross misconduct in our law-enforcement system
now being revealed are largely personal, not institutional. Some
structural changes are needed. All the rotten apples should be
thrown out. But save the barrel. […] The televised Senate
LUC BENOIT A LA GUILLAUME – LE BICENTENAIRE DE 1976
221
committee hearings on Watergate stopped suddenly before the
subject of corporate connections was reached.”3
Ford est parvenu sans difficulté à affirmer son autorité lors de sa
prise de fonction en dépit de son manque de légitimité personnelle.
L’épisode du Watergate permit même de louer l’excellence du
système des freins et contrepoids (checks and balances) qui avait
conduit, grâce à la procédure d’impeachment, le président Nixon à la
démission. Les élites politiques et médiatiques se sont mobilisées pour
sauver le système et cette volonté a rencontré un écho fort au sein de
la population, qui souhaitait croire à nouveau en l’Amérique et pour ce
faire a donné sa chance au nouveau président.
Ce n’est pas un hasard si la question de la croyance et de la
confiance en l’Amérique et en ses dirigeants joua un rôle essentiel
pendant les premières semaines du mandat de Ford. Les principaux
discours prononcés par le nouveau président entre sa prise de fonction
le 9 août 1974 et la grâce accordée à son prédécesseur le 8 septembre
en appelèrent tous au patriotisme des Américains afin de restaurer un
lien de confiance entre les dirigeants et le peuple4. Ainsi lors de son
discours d’investiture, Ford livra une profession de foi destinée à
rassurer le peuple :
I believe that truth is the glue that holds governments together,
not only our government but civilization itself. That bond,
though strained, is unbroken at home and abroad. In all my
public and private acts as your President, I expect to follow my
instincts of openness and candor with full confidence that
honesty is the best policy in the end. My fellow Americans our
long national nightmare is over. Our Constitution works. Our
great Republic is a government of laws and not of men. Here the
people rule.
On voit à quel point la question de la restauration de la confiance et de
la croyance constitue l’enjeu essentiel de ce discours. D’où le choc
3
H. ZINN, A People’s History of the United States, New York: Harper Colophon,
1980, pp. 533-535. Sur le lancement médiatique du nouveau président, voir R.
LACOUR-GAYET, L’Amérique contemporaine, Paris : Fayard, 1982, vol. IV, p. 412.
4
A ce sujet, je me permets de renvoyer à L. BENOIT A LA GUILLAUME, Les
Discours d’investiture des présidents américains ou les paradoxes de l’éloge, Paris :
L’Harmattan, 2000, pp. 191-193.
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créé par la décision de gracier Nixon à peine un mois après sa
démission. Si la contradiction entre la promesse d’une rupture avec les
turpitudes de l’ère Nixon et le soupçon de collusion5 entourant la
décision de le gracier eut des effets si dévastateurs sur la popularité du
nouveau président, c’est bien parce que la question de la confiance et
de la croyance en l’Amérique et en son système politique était au cœur
du message qu’avait cherché à faire passer Ford en succédant à Nixon.
Loin de se limiter aux premières semaines de son mandat, cette
entreprise idéologique de restauration de la confiance entre le
président et le peuple s’est poursuivie et même amplifiée au cours des
années qui suivirent, pour culminer en 1976, qui fut à la fois année
électorale et année du bicentenaire de la révolution américaine. Il
s’agit là d’une stratégie tout à fait consciente, comme l’indiquent le
titre de l’ouvrage de mémoires publié par Ford peu après son départ de
la Maison-Blanche, A Time to Heal6, et sa contribution à un colloque
consacré à sa présidence :
My most memorable moment at home wasn’t a moment; it was
more like a week. It was the high privilege of presiding over the
happy birthday party of 200 plus million Americans celebrating
200 years of independence on July 4, 1976. There were lots of
speeches; I made eight in five days. However, when we tried to
look up what Ulysses S. Grant said at our centennial in 1876, we
couldn’t find one recorded word. What I remember most about
the super Fourth of July, was the sight of Americans hugging
each other and shouting for joy. I can still see those seas of
smiling faces with thousands of flags waving friendly greetings
and the kids in their hoopskirts and mended men’s hats. I can
still hear the Liberty Bell toll, echoed by church bells across this
beautiful land. It was a long day, and just before my head hit the
pillow that night, I said to myself: “Well, Jerry, I guess we’ve
healed America. We haven’t done so badly, whatever the verdict
in November.”7
5
Sur les soupcons de collusion, je renvoie à S. HERSH, « The Pardon », in The
Atlantic Monthly, August 1983.
6
G. FORD, A Time to Heal, London: W. H. Allen, 1979.
7
G. FORD, « The Ford Presidency: How It Looks Twelve Years Later », in B.
FIRESTONE and A. UGRINSKY (eds.), Gerald R. Ford and the Politics of PostWatergate America, op. cit., pp. 667-671. Le succès des cérémonies est attesté dans
LUC BENOIT A LA GUILLAUME – LE BICENTENAIRE DE 1976
223
C’est dans ce contexte de restauration de la fierté nationale que
s’inscrit le bicentenaire de la révolution américaine, même si son rôle
dans cette entreprise idéologique avait commencé bien avant la
démission de Nixon8. La croyance est bien le fondement et l’enjeu de
l’autorité présidentielle. Mais dans le cas de Ford, il s’agissait moins
d’exercer cette autorité que de la restaurer : il faut donc maintenant
nous pencher sur les stratégies mises en œuvre dans la période qui a
suivi le scandale du Watergate pour recréer le lien de confiance entre
le peuple américain et ses élites.
Une autorité qui s’exerce au nom du peuple
C’est volontairement que j’emploie les termes « peuple américain
et ses élites ». Car il faut replacer les stratégies employées pour
recréer un lien de confiance entre le président et le peuple américain,
tout comme les tentatives de contestation des radicaux, dans la
tradition américaine d’une rhétorique populiste qui oppose le peuple,
véritable dépositaire des vrais valeurs de l’Amérique, au nom duquel
la Constitution fut écrite (son préambule commence par « We the
people »), aux élites qui gouvernent à Washington 9 . Comme l’a
montré M. Kazin dans The Populist Persuasion, cette rhétorique, qui
fut plutôt de gauche à la fin du dix-neuvième et pendant la première
moitié du vingtième siècle, a été largement reprise par les
conservateurs depuis les années 1960. Dans les années soixante-dix,
les partisans conservateurs et les adversaires radicaux du système
politique américain emploient une rhétorique aux accents populistes
qui se ressemble parfois à des fins politiques opposées. En effet,
comme le rappelle Kazin : « […] Populism in the United States has
made the unique claim that the powers that be are transgressing the
J. BODNAR, Remaking America: Public Memory, Commemoration and Patriotism
in the Twentieth-Century, Princeton: Princeton University Press, p. 227 : “For many
Americans, the weekend celebration surrounding July 4, 1976 marked an end to a
period of social unrest and dissent and a renewal of American consensus and
patriotism.”
8
L’ ARBC (American Revolution Bicentennial Commission) avait été créée par le
président Johnson en 1966. Et le président Nixon avait explicitement mentionné le
bicentenaire à venir lors de son second discours d’investiture de janvier 1973.
9
Sur la question du populisme américain, on consultera M. KAZIN, The Populist
Persuasion, New York, Harper Collins, 1995 ainsi que P. MELANDRI, « La
Rhétorique populiste aux Etats-Unis », in Vingtième Siècle, Paris, Presses de la
fondation nationale des sciences politiques, n°58, oct-déc 1997.
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nation’s founding creed, which every permanent resident should
honor.»10 Pendant la période de crise qui a suivi la guerre du Viêtnam
et le scandale du Watergate, la critique des élites et la tentative de ces
mêmes élites de renouer un lien de confiance avec le peuple se fit au
nom des valeurs fondatrices de la nation américaine. Il était dès lors
naturel que le bicentenaire devienne un enjeu politique majeur. Le
renvoi aux valeurs fondatrices et aux textes fondateurs de la nation fut
un élément clé de la lutte qui opposa les autorités aux contestataires
radicaux pendant la phase de préparation des cérémonies du
bicentenaire de la révolution américaine dans la mesure où cet
événement renvoyait à l’origine même de la nation. En tenant de
récupérer l’événement, Ford et les contestataires radicaux prétendaient
représenter fidèlement le peuple ordinaire qui avait fait cette
révolution. C’est au nom de ce même peuple révolutionnaire que,
deux siècles plus tard, les contestataires contestaient et que les
gouvernants gouvernaient.
Pour le président, la tâche était délicate puisqu’elle consistait à
louer le peuple pour relégitimer les élites dirigeantes et non pour
aggraver encore leur discrédit. Pour regagner la confiance du peuple
américain, le président Ford utilisa trois stratégies : la
condescendance, la simplicité et la décentralisation. Chacune visait à
annuler, au moins symboliquement, la coupure entre le peuple et les
dirigeants. En voici quelques exemples : les stratégies de
condescendance, que Bourdieu a décrites dans Ce que parler veut
dire, consistent à « tirer profit du rapport de forces objectif entre les
langues qui se trouvent pratiquement confrontées [..] dans l’acte
même de nier symboliquement ce rapport. » Or le président des EtatsUnis est un peu dans la même position de domination par rapport au
peuple américain que le maire de Pau qui parle un béarnais de qualité
à ses administrés11. On retrouve des stratégies de condescendance
dans les discours prononcés par Ford pendant son mandat, et ce dès sa
prise de fonction le 9 août 197412. La ritualisation de la transition
s’accompagna alors d’un mélange d’un mélange des styles qui
rappelait à la fois la solennité de l’occasion et la simplicité de
l’orateur. Le rapport de domination était donc à la fois réaffirmé
rituellement et nié symboliquement. De plus, le nouveau président
10
M. KAZIN, op. cit., p. 2.
Voir P. BOURDIEU, Ce que parler veut dire, op. cit., p. 62.
12
Je renvoie à ce sujet à L. BENOIT A LA GUILLAUME, op. cit., pp. 186-188.
11
LUC BENOIT A LA GUILLAUME – LE BICENTENAIRE DE 1976
225
tenta d’imposer l’image d’un homme simple, honnête et accessible,
c’est-à-dire tout le contraire de son prédécesseur :
Many of the trappings of the so-called Imperial Presidency were
removed. For certain occasions the Marine Band was instructed
to replace “Hail to the Chief” or “Ruffles and Flourishes” with
the Michigan fight song. Within days the number of White
House staff on the A Transportation List, providing officials
with portal-to-portal service, was reduced from 26 to 13. Within
weeks the size of the White House staff was reduced by 10
percent, from 540 to 485. Ford directed Haig “to make sure that
the Oval Office was swept clean of all electronic listening
devices.”13
Ford était donc un homme « simple », « a Ford, not a Lincoln »
comme il s’était lui-même décrit lors de sa nomination en tant que
vice-président en 1973, qui beurrait lui-même ses tartines devant les
photographes, savait s’exprimer simplement et sortait du bunker de la
Maison-Blanche, contrairement à son prédécesseur honni.
Lors des cérémonies du Bicentenaire, ce n’est pas tant par la
simplicité de la rhétorique que par la décentralisation que les autorités
cherchèrent à impliquer la population. Ce choix est une conséquence
de la lutte qui opposa les autorités aux contestataires radicaux du
People’s Bicentennial Committee. Car les contestataires eux aussi
prétendaient représenter le peuple :
The PBC was started in 1971 by Jeremy Rifkin and other social
activists who had challenged the policies of powerful
institutions in the 1960s. In an interview in 1976 Rifkin claimed
that the PBC began as an effort to find the roots of “leftist
ideology” in American history. Rifkin felt that it was not
possible to get most Americans to identify with historical figures
such as Mao Tse-Tung, Ho Chi Minh, Castro, or Che Guevara.
Rather, he and his associates sought to find examples of radical
behaviour in the American past itself. This, of course, was
antithetical to the views of the past that were usually discussed
13
R. B. PORTER, “Gerald R. Ford, A Healing Presidency”, in F. I. GREENSTEIN
(ed.), Leadership in the Modern Presidency, Harvard University Press, 1988, pp.
206-207.
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in commemorative activities and were designed to inculcate
notions of patriotic loyalty and the immutable character of
existing institutions. Rifkin claimed that the bicentennial would
not be a time for a “grandiose display of chauvinism but rather a
time for the reaffirmation of the principles of democracy and
equity for all.”14
Cette stratégie rappelle un peu celle que la gauche communiste avait
tentée afin de sortir de son ghetto groupusculaire en s’américanisant
sous la houlette de son secrétaire général Earl Browder. De même que
les communistes des années trente avaient alors choisi le slogan
« communism is twentieth-century Americanism », les contestataires
radicaux des années soixante-dix reconnurent la nécessité de traduire
leur contestation dans le langage de l’américanisme, de se
réapproprier les symboles nationaux à des fins contestataires. Comme
à l’époque du New Deal, ce tournant était à double tranchant : certes,
en se plaçant sur le terrain du nationalisme américain, les radicaux
traduisaient leur contestation dans un langage que les masses étaient
susceptibles d’entendre, mais ce faisant ils acceptaient les valeurs de
l’Amérique. Afin de désamorcer la contestation du PBC, les autorités
décidèrent en 1974 de dissoudre l’American Revolution Bicentennial
Commission et de la remplacer par l’American Revolution
Bicentennial Administration. L’accent fut mis sur le pluralisme et la
décentralisation, afin de parer aux critiques : puisque les contestataires
accusaient les élites de confisquer les cérémonies, le peuple serait
désormais en mesure de s’approprier le bicentenaire. Finalement, la
stratégie fonctionna : l’enthousiasme populaire donna raison aux
autorités et fit de l’événement un succès politique pour le pouvoir.
Les stratégies de condescendance, de simplicité et de
décentralisation employées par le président Ford dans cette période de
crise politique consécutive à la guerre du Viêtnam et au scandale du
Watergate lui permirent de rétablir l’autorité contestée de la
présidence. Le retour au peuple s’avéra payant en raison du fort
patriotisme de la population, qui permit au président de marginaliser
ceux qui contestaient de front l’utilisation consensuelle des
cérémonies. Mais Ford ne se contenta pas d’utiliser le bicentenaire
14
J. BODNAR, Remaking America: Public Memory, Commemoration and
Patriotism in the Twentieth Century, Princeton: Princeton University Press, 1992,
pp. 234-235.
LUC BENOIT A LA GUILLAUME – LE BICENTENAIRE DE 1976
227
pour redonner confiance aux Américains. Dans le contexte de
l’élection présidentielle de 1976, il se servit des cérémonies à des fins
électorales, à la fois contre son concurrent républicain Ronald Reagan
et contre le candidat démocrate Jimmy Carter, sans que ses
adversaires parviennent efficacement à s’y opposer.
1976 : l’autorité de la présidence au service du pouvoir présidentiel
L’utilisation du bicentenaire à des fins politiques renvoie à la fois à
une tendance structurelle lourde, la ritualisation croissante du discours
politique des présidents, et à un élément conjoncturel : la coïncidence,
qu’il était tentant d’exploiter, du bicentenaire de la révolution et de la
campagne présidentielle de 1976. Pour ce qui est de la tendance de
fond, rappelons les comparaisons statistiques établies par Roderick
Hart :
A corroborating piece of evidence is presented in table 1.3
which compares Truman’s and Ford’s participation in
“asynchronous” events (ceremonies in campaign years, rallies in
nonelection years). The differences in behaviour are stark, with
Ford emphasizing political rallies even when political rallies
were not nominally called for, but also spending a considerable
amount of time in tacitly apolitical ceremonies during campaign
seasons. (In contrast, Truman’s old style campaign sharply
bifurcated his political and presidential selves.) Jerry Ford’s
administration reveals a mixing of persons and events, his bet
apparently being that incremental, long-term exposure in both
traditional and non-traditional speech settings would best allow
him to maximize the advantages of incumbency without
appearing to have done so. […] Mr. Ford’s political use of
ceremonies was not unique to him [..]. But it is important to note
here that the Later Modern Presidents (essentially, Presidents
Kennedy to Nixon) and the Recent Modern Presidents (Ford to
Reagan) found themselves in ceremonial surroundings twice as
often proportionally, but four times as often absolutely, as the
Early Modern Presidents.15
15
Roderick P. HART, The Sound of Leadership, Chicago: The University of
Chicago Press, 1987, pp. 16-17.
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Cette tendance à la ritualisation touche tous les genres de discours, du
discours d’investiture (Ford 1974) au discours de remise des diplômes
(commencement addresses) en passant par les oraisons funèbres et les
innombrables inaugurations de bâtiments16. Elle permet aux présidents
contemporains de répondre à la crise de la représentation politique à
une époque où les partis et les corps intermédiaires syndicaux ne sont
plus aussi puissants qu’autrefois en cultivant un lien direct avec le
peuple.
La crise du système politique dont a hérité Gerald Ford en arrivant
à la Maison-Blanche a aggravé la crise de la représentation politique.
C’est donc tout naturellement que Ford a accentué cette tendance de
fond en utilisant systématiquement les cérémonies officielles à des
fins politiques. Les hasards du calendrier qui plaçaient le bicentenaire
à un moment clé, juste après la fin des primaires du printemps mais
quelques semaines avant la convention républicaine au mois d’août et
la campagne électorale en septembre et octobre. Ford utilisa le
bicentenaire non seulement pour préparer la campagne électorale de
l’automne contre Carter mais aussi pour assurer sa victoire lors de la
convention républicaine, dont le résultat n’était pas acquis d’avance,
aucun candidat ne disposant d’une majorité de délégués. L’utilisation
du bicentenaire doit être replacée dans le cadre de l’exploitation
systématique du prestige de la fonction par le président sortant,
comme le reconnaît franchement Ford :
I wasn’t even in the same league with him when it came to
movie star quality; he was a born showman and all he had to do
was smile to turn on a crowd. Finally, I couldn’t begin to match
his rhetoric, his assaults on the “mess in Washington.” I could,
however, use my incumbency, and on a trip to Florida on
February 13, I decided to take full advantage of it. Orlando, I
16
Comme l’indique R. HART, op. cit., p. 17 : “The more recent presidents have
invested the more pedestrian settings with ceremonial grandeur (e.g. the winning of
a football championship); they memorialized every war hero, college building, and
historical occurrence available; and they have added speechmaking to events that
might not otherwise have been thought of as ceremonial (e.g. airport arrivals and
departures) as well as to ceremonial events previously devoid of rhetorical flourishes
(e.g. the signing of legislation)”. A ce sujet, je me permets également de renvoyer à
L. BENOIT A LA GUILLAUME, « Dualités rhétoriques : l’éloge paradoxal de
George W. Bush à Yale », à paraître dans le Bulletin de la société de stylistique
anglaise et à L. BENOIT A LA GUILAUME, « Mémoire et réécriture : l’élogeprogramme du président Johnson », à paraître dans Confluences.
LUC BENOIT A LA GUILLAUME – LE BICENTENAIRE DE 1976
229
was pleased to announce, would be the site of the International
Chamber of Commerce convention in 1978. That would pour $1
million into the local economy.17
L’exploitation du bicentenaire à des fins politiques fut donc précédée
de la stratégie du sortant (incumbent strategy) appliquée dès les
primaires et fut suivie de la “Rose Garden Strategy” mise en œuvre
lors de la campagne électorale, une no campaign campaign qui
laisserait au candidat à la vice-présidence le soin d’attaquer Carter
tandis que le président resterait au dessus de la mêlée : « Ford would
stay in Washington as much as possible, attending to the
responsibilities of the presidency »18.
Les acteurs politiques et les observateurs ne manquèrent pas de
remarquer et de critiquer l’attitude de Ford, mais en vain, comme
l’indiquent non seulement le coup de poker raté que Reagan avait
tenté au mois de juillet pour arracher la nomination19, mais aussi la
caricature de Herblock parue le 2 juillet 1976 dans le Washington
Post, que je me propose d’analyser brièvement et de confronter aux
discours prononcés quelques jours plus tard par Ford. Notons que
Ford reconnaît avoir ouvertement utilisé le bicentenaire à des fins
électorales :
17
G. FORD, A Time to Heal, op. cit., p. 364.
J. R. GREENE, « A Nice Person who Worked at the Job », in B. FIRESTONE
and A. UGRINSKY, Gerald R. Ford and the Politics of Post-Watergate America,
op. cit., p. 643. Voir également Y. MIECZKOWSKI, Gerald Ford and the
Challenges of the 1970s, Lexington: the University Press of Kentucky, 2005, p.
326 : “The Ford camp settled on a Rose Garden strategy–which Duval called the
“no-campaign campaign”—where Ford would spend considerable time at the White
House instead of on the campaign trail.”
19
Voir à ce sujet J. R. GREENE, The Presidency of Gerald R. Ford, op. cit., pp.
170-1 : « John Sears later reminisced about those final weeks of the campaign: ‘The
incumbent could offer them anything. And he could do it. So we were in a position
where if we just stayed and did nothing, we were going to be beaten.’ Sears took a
gamble unprecedented in American political history and persuaded Reagan to
announce his running mate before the convention had even assembled in Kansas
City. […] Sears had been beating the bushes for a liberal Republican who would
consent to run with Reagan and, without securing Reagan’s approval for the venture,
had sounded out Richard Schweicker. The Pennsylvania Senator would certainly
appeal to liberal Republicans. […] For his part Reagan was primarily interested in
capturing the huge Pennsylvania delegation. Thus on July 26 Reagan announced one
of the oddest combinations in recent history. […] The announcement elicited a
combination of incredulity and derision.»
18
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lines 4
When I became President, I didn’t initiate sweeping new
programs because I knew it was a time to heal, and new
programs, which had to mean more government, would have
been divisive at that point. I could have talked about the goals I
hoped to achieve between 1977 and 1981, but I wanted to save
that for when our country celebrated the Bicentennial. July 4
was less than two months away. I told Hartmann to drop
everything and get to work on the series of speeches I’d make
on the Bicentennial day. They would be the vehicle through
which I would express my vision of the years ahead.20
Et de fait, les discours prononcés à Valley Forge et à Philadelphie le 4
juillet et à Monticello lors d’une cérémonie de naturalisation le 5 le
confirment. A Valley Forge, point de convergence d’un convoi de
2500 chariots, Ford mit l’accent sur l’esprit de sacrifice et de
patriotisme des Américains ordinaires (« […] a nation survives only as
long as the spirit of sacrifice and self-discipline is strong within its
people ») et loua les valeurs d’autonomie (self-government) incarnées
par les Américains ordinaires en citant les paroles simples d’un ancien
combattant : « ’Young man’ the aging revolutionary said very firmly,
‘what we meant in going for those Redcoats was this: We had always
governed ourselves, and we always meant to. They didn’t mean that
we should.’ » et en les qualifiant de « déclaration d’indépendance du
peuple américain ». Mais c’est surtout à Philadelphie que le président
profita de l’occasion pour exprimer une vision politique pour les
années à venir. La lecture qu’il proposa de l’histoire américaine faisait
de lui un Républicain modéré, middle of the road, qui cherchait à se
positionner au centre de l’échiquier politique. Ainsi, il rejeta à la fois
l’excès et le manque d’Etat lorsqu’il rappela les circonstances
entourant l’adoption de la Constitution : « The framers of the
Constitution feared a central government that was too strong, as many
Americans rightly do today. The framers of the Constitution, after
their experience under the Articles, feared a central government that
was too weak, as many Americans rightly do today.» De plus, il loua
les progrès accomplis depuis deux cents ans, dans une logique toute
liberal (« It is good to know that in our lifetime we have taken part in
the growth of freedom and in the expansion of equality which began
here so long ago ») et mentionna explicitement les noirs, les femmes
et les jeunes. Enfin, il esquissa un programme pour l’avenir de progrès
20
G. FORD, A Time to Heal, op. cit., p. 385.
LUC BENOIT A LA GUILLAUME – LE BICENTENAIRE DE 1976
231
économique, social et environnemental. L’image qui ressort de ces
discours est donc celle d’un Républicain modéré, patriote, proche des
gens ordinaires dont il loue les qualités et défend les droits. C’est
justement cette image dont se moque le caricaturiste Herblock dans le
Washington Post du 2 juillet 1976. Le président Ford apparaît en
haillons dans le froid et la neige de Valley Forge, le sourire niais, avec
un insigne de campagne (campaign button) « Ford 76 ». Il reçoit une
énorme médaille, the half-heart, cadeau du « général Goldwater ». Il
s’agit là d’un jeu de mots sur la fameuse purple heart, médaille
militaire en forme de coeur représentant le général Washington.
Herblock se moque donc de la tentative de Ford d’exploiter les
cérémonies du bicentenaire à des fins électorales en soulignant les
difficultés qu’il rencontre à l’intérieur du Parti républicain, puisque sa
nomination était loin d’être acquise face à la candidature conservatrice
de Ronald Reagan. Le soutien (endorsement) du bout des lèvres (halfhearted) du père fondateur du conservatisme moderne, Barry
Goldwater, candidat malheureux à l’élection présidentielle de 1964 est
tourné en dérision par Herblock. La satire se concentre sur les arrières
pensées politiciennes du candidat Ford sans remettre en cause le
nationalisme consensuel des cérémonies. On peut même se demander
si l’air benêt de Ford, qui est malgré tout dans la position du
révolutionnaire américain luttant pour sa survie, ne le sert pas en le
rendant sympathique et proche du peuple. On voit donc que ni la
contestation radicale du PBC, ni le coup tenté par Reagan pour
arracher la nomination, ni la critique liberal de Herblock ne permirent
de mettre en échec cette utilisation flagrante de l’autorité de la
fonction au service du pouvoir politique d’un président sortant. Si,
comme l’indique John Bodnar, « By the latter part of the twentieth
century public memory remains a product of elite manipulation,
symbolic interaction, and contested discourse »21, il est clair que, dans
le cas du bicentenaire, c’est sans conteste le point de vue de l’élite au
pouvoir qui l’a emporté.
Conclusion
Les rapports entre autorité et pouvoir pendant la courte présidence
de Gerald Ford sont-ils un cas particulier ou reflètent-ils des
évolutions profondes tant aux Etats-Unis que dans les grands pays
21
J. BODNAR, op. cit., p. 20.
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lines 4
occidentaux ? L’exploitation des cérémonies du bicentenaire par le
président Ford est la manifestation d’une évolution structurelle des
démocraties occidentales depuis le milieu du vingtième siècle.
L’affaiblissement, général, même s’il varie en intensité selon les pays,
des idéologies, des partis, des syndicats, des églises, coïncide avec un
renforcement du poids de l’exécutif, qui rétablit le lien direct avec le
peuple que les corps intermédiaires n’assurent plus correctement.
D’où le rôle croissant du chef de l’exécutif, non seulement sur le plan
législatif, mais aussi sur le plan idéologique et politique. Plus que
jamais, il incarne la nation et utilise l’autorité de la fonction à des fins
politiques. Ainsi les analystes ont-ils pu parler à propos de la
campagne électorale victorieuse de François Mitterrand en 1988
contre Jacques Chirac de « classic American-style incumbent
strategy »22. Toutefois, ce qui distingue les Etats-Unis, c’est la vigueur
maintenue du nationalisme américain, le poids des religions, la
faiblesse de la contestation idéologique radicale et la tradition
populiste de méfiance du peuple à l’égard des élites de Washington.
Aux Etats-Unis, l’exploitation de l’autorité à des fins politiques a donc
tendance à prendre la forme paradoxale d’un populisme présidentiel
qui utilise systématiquement les cérémonies officielles, jouant sur le
caractère simple ou officiel du rituel, sur le style plus ou moins guindé
du discours et sur l’opposition entre Washington et les Etats pour
tisser un lien direct avec le peuple qui compense la faiblesse des partis
et des corps intermédiaires. Toutefois la stratégie employée par le
président Ford relève d’un populisme implicite ou imparfait, car
seules la simplicité de l’image et du discours de Ford trahissent le
désir de flatter le peuple. Ford reste encore en deçà du populisme
présidentiel qui deviendra le fonds de commerce électoral du parti
républicain de Ronald Reagan à George W. Bush : à l’utilisation
systématique des discours rituels pour tisser un lien direct entre un
homme prétendument simple et le peuple américain, ses successeurs
ajouteront la dénonciation explicite de l’élite politico-médiatique
libérale de Washington et d’Hollywood sur fond d’antiintellectualisme et de patriotisme exacerbé 23 . Ceci dit, dans ce
22
J. S. FOOTE, “Implications of Presidential Communication for Electoral
Success”, (chapter 18), p. 269, in L. L. KAID, J. GERSTLE and K. R. SANDERS,
Mediated Politics in Two Cultures, Presidential Campaigning in the United States
and in France, New York: Praeger, 1991.
23
A ce sujet, voir, entre autres, T. FRANK, What’s the Matter with Kansas: How
Conservatives Won the Heart of America, New York: Henry Holt, 2004.
LUC BENOIT A LA GUILLAUME – LE BICENTENAIRE DE 1976
233
domaine aussi, la spécificité américaine est relative. Peut-être les
Etats-Unis n’ont-ils qu’anticipé les évolutions aujourd’hui à l’œuvre
dans d’autres pays occidentaux : on serait tenté de parler de classic
American-style populist strategy pour décrire la campagne
présidentielle actuellement en cours en France, tant la posture
paradoxale de l’homme ou de la femme issue du sérail qui dénonce le
système a dominé la campagne présidentielle du printemps 2007.
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HERBLOCK, « Gee—A Medal from General Goldwater », published
in The Washington Post, July 2, 1976
Authority as a Strategy toward
an End: Power
Peterson NNAJIOFOR
Université de Pau et des Pays de l’Adour
236
lines 4
Introduction
The growing chasm in our society between the governed and the
government is creating a whole set of problematic situations. The
position of the people against the war in Iraq was and is growingly
against that of the government in the United States. The French people
largely rejected the European constitution whereas the government
supported it strongly. These two issues are recent examples of the
discord between the people and the government. It seems that the
government, most of the time, is pursuing a policy that is different
from that which the people voted it in for. Many observers are of the
opinion that the government is working for its own interests, which
are totally different from that of the citizens. Many a critic has pointed
out that the interests of the ruling class, which are interwoven with
that of the corporate elite especially those of giant corporations, are
overriding the interests of the ordinary citizens in the present sociopolitical and economic dispensation.
Socio-political pundits and the citizenry that vote in governments
continuously question the authority that governments derive from the
people “through the ballot box”. There is a growing general mistrust
of government and its authority. Citizens are not satisfied with the
government that they have and this dissatisfaction is felt in almost all
nations of the world, from the self proclaimed “perfect democracy” of
the United States of America where citizens cannot see any tangible
difference between the GOP and the Democrats to France where the
interests of the governing elite are virtually on another wave band
from that of the citizens. In the United Kingdom, the labour party
tends to be more capitalist oriented than the Conservatives in its
economic policies. Nigerians still consider most of their government
officials as foreign agents because of the policies that they are
implementing which the people consider highly detrimental to their
welfare but highly advantageous for the rich and for foreign interests,
and pockets of armed militants are challenging the legitimacy of the
government in various parts of the nation.
PETERSON NNAJIOFOR – AUTHORITY : A STRATEGY TOWARD POWER 237
Search for a working definition
The growing animosity between the government and the governed
brings the perpetual argument on power and authority to the forefront
of contemporary political debate. It poses the major question on
whether governmental authority is still derived from the people in the
democratic systems of government that we have today? And if the
answer is positive, to what end is that authority employed? Can that
authority be exercised and recognized by the governed without the
power that maintains it? Is there a fundamental difference between the
power of a democratic government and that of a non-democratic one?
Our hypothesis is that authority is just a means of consolidating the
power of a government. This power depends on raw violence.
Therefore, authority can be considered as a diplomatic way of
imposing power on the people. It makes it possible for the people to
accept the notion that the power of their rulers is legal. It inculcates
obedience in the people and makes any disobedience appear
dangerous. Seen from this angle, democratic authority appears not to
be different from other authorities because the essence of authority is
the violence (power) that supports it. In order to answer the questions
above, we would like to refer to Max Weber’s definition of power in
his Basic Concepts of Sociology. Weber states that:
"Power" is the probability that one actor within a social
relationship will be in a position to carry out one’s own will
despite resistance, regardless of the basis on which this
probability rests. The concept of "power" is sociologically
formless. All conceivable qualities of a person and all
conceivable combinations of circumstances may put oneself in a
position to perform one’s will in a given situation.1
Going by this definition, it becomes very difficult to separate
power from authority. To portray the conundrum of power and
authority, we tried to see what definition Weber gives to authority. We
discovered that Weber did not really separate authority from power.
He described authority instead of defining it, linking authority as we
1
Max WEBER, Basic Concepts in Sociology, Translated & with an introduction by
H.P. Secher. New York: The Citadel Press, 1962 at
http://www.questia.com/PM.qst?a=o&d=11309421 accessed on 13. 02.2007.
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238
lines 4
have it today to the state, and tried to explain the origin of authority
that is considered legitimate. In this description, he stated that:
Like the political institutions historically preceding it, the state
is a relation of men dominating men, a relation supported by
means of legitimate (i.e. considered to be legitimate) violence. If
the state is to exist, the dominated must obey the authority
claimed by the powers that be.2
Authority for him is derived from domination, and as we can see
from the definition of power above, domination remains the driving
force in order to obtain authority. And to succeed in this drive for
authority, Weber insisted that the ruling class must ensure that their
domination is not just recognized and accepted by the dominated, but
must be obeyed. To obtain this obedience, the authority must be
backed up by “legitimate” violence. How can that authority/violence
be upheld as legitimate and not be disobeyed? By making sure that
violence is monopolised by the ruling class who represents the state.
In other words, any challenge of that authority must be dealt with,
using the violence that the state alone has at its disposal. If the
authority of a state relies on its monopoly of violence to be legitimate,
can that authority be separated from the violence that institutes it?
Max Weber declared, in Politics as a Vocation cited here above, that
“If no social institutions existed which knew the use of violence, the
concept of "state" would be eliminated, and a condition would emerge
that could be designated as "anarchy" in the specific sense of this
word.” That is to say that trying to separate authority from power in a
political state will be an effort in futility, as one cannot exist without
the other. Can authority be separated from power in any other
situation, outside politics ?
Power is the problem that has to be resolved. What struck me,
observing the human sciences, was that the development of all
these branches of knowledge could in no way be dissociated
from the exercise of power. So the birth of the human sciences
2
Max
WEBER,
Politics
as
a
Vocation,
1919.
Extracts
<http://www.mdx.ac.uk/www/study/xWeb.htm> accessed on 13. 02. 2007.
at
PETERSON NNAJIOFOR – AUTHORITY : A STRATEGY TOWARD POWER 239
goes hand in hand with the installation of new mechanisms of
power.3
The above is the answer given by Michel Foucault when accused of
reducing everything to power. Although he dissociated himself from
the quote ‘Knowledge is power’, the above statement points out
nonetheless that he believes so. He equally noted that pure sciences
are a source of power in our modern society. Foucault says that power
is not substance but “only a certain type of relation between
individuals” this relation can occur anywhere and at anytime. A
parallel can be established between this statement and that of Weber
that we saw earlier which states that the concept of power is
sociologically formless. This answers the question above; authority
and power seem to be difficult to separate even outside the political
realm. The broad nature of this interrelationship between power and
authority is what made us limit our analysis to the link between
authority and the powers of the state and its organs in a democratic
system.
Democratic authority and power in the United States
Democracy is said to be the government of the people, by the
people and for the people. A democratic government is supposed to be
the embodiment of the will of the people. Its authority comes from the
people through the ballot box. If that authority is legitimate and
accepted by the people that elected the government, then the authority
of the government is supreme because it emanates from the citizenry.
A democratic government therefore is not supposed to use power/
violence to enforce its policies. If we follow Alice Schwarzer’s “you
take power but bow to authority” statement, it means that authority
can be separated from power and that authority is sufficient in itself. It
is recognized and respected by all. A democracy is supposed to be the
epitome of authority. But when we look at our democratic systems, we
observe that pure authority is inexistent and that raw power in the
form of physical and psychological violence is the main historical
foundation of our democracies and it is still its ultimate guarantor. If
3
Michel FOUCAULT, Politics, Philosophy, Culture: Interviews and Other
Writings,
1977-1984,
Lawrence
D.
Kritzman
(ed.),
1988
at
http://www.comm.umn.edu/Foucault/ppc.html accessed on 13. 02.2007.
© 2007 lines.fr
240
lines 4
we use American civilization as an example, we observe that the most
democratic government in the world is at the same time the one that
relies most on raw power, that is to say pure violence in order to
establish its authority domestically and internationally. The reason
behind this double paradox of authority and power, democracy and
violence can be traced back to the foundations of the United States.
The declaration of American independence from Britain was
equally a declaration of violence because every reasonable person
knew that Britain would not fold its hands and watch one of its most
valuable possessions snatched out of its control, thus the war that
ensued was not a surprise. The democracy that was established after
the war of independence through the constitution, which carefully
created a strong standing army, at the head of which the President acts
as Commander in Chief, was to be continuously watered with the
blood of Americans just as Thomas Jefferson predicted in his “tree of
liberty being refreshed from time to time with the blood of patriots
and tyrants”4 statement. To maintain the authority of the government,
the Union had to fight against the Confederates in one of the bloodiest
conflicts in human history. The authority of the government went to
the victor as usual, the vanquished was obliged to bow to that
authority. Why did the vanquished accept this arrangement? It was
accepted because of the fact that the power of violence being wielded
by the victor is greater than that of the vanquished. That appears to be
the most logical reason. It was neither because of a sudden realization
by the Confederates that the authority of Abraham Lincoln was
worthy of their respect nor that their cause was morally or ethically
wrong. They bowed not to the authority of the Union but to the
superior power of violence of the Union.
In the same vein, upholding the principles of the constitution of the
United States has not always been peaceful. Authority on its own has
never achieved much without the inherent fear of power/violence that
protects it. Sometimes, the raw power of state violence has to be used
to maintain the respect of authority. Most of the major changes in the
United States history were achieved through outright use of power and
state violence. A good example of these on the domestic front was the
4
Howard ZINN, A People’s History of the United States, New York: Harper
Collins, Perennial Classics, 2001, p. 95.
PETERSON NNAJIOFOR – AUTHORITY : A STRATEGY TOWARD POWER 241
deployment of parts of 101st Airborne Division in response to the use
of the National Guard by Governor Orval Faubus of Arkansas to
prevent the implementation of the Supreme Court decision on Brown
vs. Board of Education. President Eisenhower subsequently
federalized the Arkansas National Guard.
In a related issue, Federal Marshals were sent to Alabama when
Governor Wallace personally blocked the university door in order to
prevent the enrolment of two Black students. In the urban riots in
Watts Los Angeles in 1965 and the subsequent riots of 1967/68 in
numerous US cities, the armed forces were largely used to quell the
uprisings. The most recent use of large-scale armed violence by the
state in the United States was during the Los Angeles Riots of 1992.
The use of the Armed Forces in private disputes
The armed forces have equally been used in private disputes with
the notorious Ludlow Massacre as an example. When miners working
at the Ludlow mines5, with the help of the United Mine Workers of
America, staged a protest against their poor working conditions, the
Colorado National Guard was sent to repress the movement. On April
20, 1914, during a confrontation between the miners and the National
Guard, twenty miners were killed and dozens wounded. These
examples show us that the authority of the government must be
backed with violent power in order to maintain it. Even in a
democratic society, the use of violence is highly needed for the people
in power to maintain their authority. This authority is a means toward
more power. In a democratic system, the use of raw power (physical
violence) is limited compared to a totalitarian system but that does not
mean that the objective of those in power is any different in these two
systems. The main difference between the two is just the means used
to arrive to their common end. Howard Zinn in his book A People’s
History of the United States observed that the elite of the United States
has managed to stick to power and to maintain their control over the
other citizens by an uncanny system of divide and rule governance. He
states that:
5
Three of the largest of the mines, Colorado Fuel & Iron Company (CF&I), the
Rocky Mountain Fuel Company (RMF), and the Victor-American Fuel Company
(VAF) were owned by the Rockefellers.
© 2007 lines.fr
242
lines 4
The American system is the most ingenious system of control in
world history […]. And that “there is no system of control with
more openings, apertures, lee ways, flexibilities, rewards for the
chosen, winning tickets in lotteries. There is none that disperses
its controls more complexly through the voting system, the work
situation, the church, the family, the school, the mass media –
none more successful in mollifying opposition with reforms,
isolating people from one another, creating patriotic loyalty.6
The raison d’être of any government, democratic or otherwise, is
to be able to govern, that is to control. In order to control the others,
each government finds the best means of legitimising its authority
over the governed. This control works only when there is a strong
penalty for those that question or disobey the authority of the
government. In the United States, the means of legitimising
government’s authority is by claiming democratic authority from the
people. But the best way of knowing who has the power, the people or
the elite is by using the “who benefits” theory7 as suggested by Bertell
Ollman in his introduction to a collection of essays on the United
States Constitution. Zinn observes that 1 percent of the population has
been holding a third of the wealth of the nation and the remaining 99
percent have been battling over the leftover. That means that the
benefits go to the ruling elite and their acolytes in business. Any
attempt to change the status quo is curbed with state power. The everincreasing budget allocation to the Department of Homeland Security
confirms the importance given to the power of the state with the
programmatic request for 2007 fixed at $35.6 billion.8 More powers
are being allotted to law enforcement agencies. If the authority of a
democratic government were based on its integrity and
trustworthiness, the opposite would have been the case. 217 years
should have been enough to make the citizenry understand that the
authority of the government is supreme. Instead, what we have is a
growing state of disrespect and distrust of the government by the
governed. It may be interesting to withdraw the police and other
6
Ibid p. 632.
Bertell OLLMAN, Jonathan BIRNBAUM, The United States Constitution, 200
Years of Anti-Federalist, Abolitionist, Feminist, Muckraking, Progressive and
Especially Socialist Criticism, New York: New York UP, 1990, p. 3.
8 Budget of the United States Government: Fiscal Year 2007
http://www.gpoaccess.gov/usbudget/fy07/pdf/budget/dhs.pdf accessed on 13.
02.2007.
7
PETERSON NNAJIOFOR – AUTHORITY : A STRATEGY TOWARD POWER 243
armed security forces of the government in the United States or any
other “democracy” for that matter and see how the authority of the
government will fare without its raw power. Having seen the link
between authority and power in the domestic affairs of the US, let us
take a look at this link on the international scene.
U.S. Power and Authority in the World
On the international front, to maintain the authority of the United
States in global affairs, the military is widely used to force the
international community, allies and foes alike, to bow to the authority
of the USA. With the 2007 budget request at $439.3 billion, the U.S.
military budget is number one and represents more than 43 percent of
global military spending9. The use of violence has been the mark of
US Foreign Relations for long, from the Mexican wars till today.
William Blum noted that,
From 1945 to 2003, the United States attempted to overthrow
more than 40 foreign governments, and to crush more than 30
populist-nationalist movements fighting against intolerable
regimes. In the process, the US bombed some 25 countries,
caused the end of life for several million people, and condemned
many millions more to a life of agony and despair.10
To have more authority domestically and internationally, a country
must have a formidable military force. That means an ever-ready
power of violence at its disposal. That is the only authority that is
bowed to. A powerful government obtains its authority from the
military power at its disposal. It gets away with anything like refusing
to sign treaties that it does not like, Kyoto for example, or refusing to
recognize global institutions that it cannot control like the
international criminal court of Justice. This does not however prevent
it from imposing these on other countries. The current war in Iraq and
the growing rumour on the possible invasion of Iran as we all know
are all against international laws, but who can oppose the United
9
Shah ANUP, World Military Spending,
http://www.globalissues.org/Geopolitics/ArmsTrade/Spending.asp#InContextUSMil
itarySpendingVersusRestoftheWorld accessed on 11.02.2007.
10
William BLUM, Killing Hope U.S. military and C.I.A. interventions since World
War 2, Monroe: Common Courage Press Updated, 2004, p.392.
© 2007 lines.fr
244
lines 4
States ‘authority’? Nobody. Is this use of violence to achieve authority
peculiar to the United States? We do not think so.
Authority and Power across time
The use of the power of violence to impose and legitimise
authority has always been the rule rather than the exception. All
through known human political history from ancient Egypt, to Tsu
Tzu’s era in ancient China, from the Greek civilisation to the Roman
Empire, Authority has always been used to legitimise the quest for the
monopoly of power. The United States took over from the United
Kingdom that was doing exactly the same thing with their various
military invasions, slave trade, colonization and the famous gunboat
diplomacy etc. When the UK was weakened down by the two World
Wars and could no longer continue dictating its wishes to the world, a
more powerful nation stepped into its shoes. France like the United
Kingdom equally had her own days of “glory” under Napoleon
Bonaparte. Russia had her own golden days too with the USSR. The
hegemony of American civilization today is normal, just like the other
nations before it have had their days of glory, so has America had hers
and continues to enjoy it with the bitter parts too. The authority
enjoyed by nations in the global arena is generally equivalent to the
firepower at their disposal directly or indirectly. The five nations
wielding veto powers at the United Nations are those with the highest
level of violence at their disposal. The veto powers of the U.S., China,
England, France and Russia are linked to nothing else but their
military power. The only thing that their authorities in the
international community have in common is not democratic principles
but the violence at their disposal. These military powers ensure
authority, and authority guarantees more power. The authority they
claim is an accessory that guarantees power. This authority-to-power
syndrome is not only reserved for big nations, less powerful countries
can equally make use of it.
Successive Nigerian military governments were internationally
recognized and allowed to participate in international affairs once they
did not disobey international economic engagements like
uninterrupted supply of crude oil to the international markets.
Although their exercise of power was mostly used domestically, they
nevertheless had authority over other African nations through their
PETERSON NNAJIOFOR – AUTHORITY : A STRATEGY TOWARD POWER 245
various peacekeeping missions in troubled African nations. Once
again, the authority that they acquired came through military force and
the willingness to use it to consolidate their power. The out-going
Nigerian democratic government of General Obasanjo is not different
from the military ones before it. In order to consolidate its powers, it
has been using the same violence-begat-authority and authority-begatmore power system that the other regimes used before it. The
destruction of Odi and Opia/Ikenyan communities by government
armed forces which left over 2,000 inhabitants dead in 1999 is not
different from the modus operandi of the other undemocratic regimes
before it. Till date, the democratic authority of the Nigerian
government has never been questioned by anybody. The main
question remains: is democratic authority different from nondemocratic one?
If we follow the logic behind the theory of democratic government
which recognizes the citizenry as the sole source of authority, we may
assume that democratic authority, since it emanates from the people,
suffices to assure a good governance and to assuage the thirst for
domination that is found in totalitarian and autocratic regimes,
democracy theoretically is supposed to be a social system with
politicians as the servants of the people. But the reality is far from
that. Politicians in a democratic government are not different from
those in the other systems in their quest for power. And
democratically elected governments have not spared the use of their
authority when compared to their non-democratic counterparts. The
qualities needed to become a ruler in a democratic government appear
to be the same as those needed in a non-democratic one. The ruling
class remains the same wherever they may be. The difference is
mostly based on the reaction of the citizenry. If it appears easier to get
them to accept the authority of the minority ruling class by force,
force would be used, but if this appears to be more difficult, then other
means must be devised to get them to accept the authority of the
ruling class. And as we can see across time, democracy has never been
handed down without the people fighting for it. And even after that,
the rulers still try to gain as much power as possible, always testing
their limits.
A passive citizenry will end up losing its democratic institutions as
has happened in Germany under Hitler, in Nigeria and many other
developing nations after independence. Whenever possible, a
© 2007 lines.fr
246
lines 4
democratically elected leader can metamorphose into an absolute
ruler. The cases of Omar Bongo in Gabon, Robert Mugabe in
Zimbabwe, and Late Houphet Boigny in Côte d’Ivoire are good
examples in Africa. In Europe and the USA, it is still very rare to see a
President that has the possibility of remaining in power after his first
term resign and leave the seat for others. Presidents and Prime
Ministers have always fought tooth and nail to remain in power as
long as they can and to obtain absolute powers as President De Gaulle
of France did. And many have abused their constitutional powers. The
present situation in the US whereby the approval rating of the
President is at its lowest does not stop the President and his cabinet
from ruling. Are we to consider the rule of the current administration
as that of authority or of sheer force? Modern democracy is more of a
competition in deception where the most clever among the ruling class
gets to deceive the voters and make them give him or her the mandate
for four, five or seven years as the case may be. Once the mandate is
secured, the ruler and his group move in and use the power at their
disposal as they saw fit to keep the citizenry at their place till the next
election season. In-between the elections, citizens virtually have no
say in the running of the country, they can demonstrate as much as
they want, but that does not change much. That the majority of
Americans is against the foreign policies of the current administration
is not going to change much in US foreign policy till next year’s
presidential elections.
Conclusion
After analysing the definitions of power and authority given by
Weber and Foucault and applying them to our study, we can conclude
by stating that theoretically, democracy appears to be the best system
incarnating good governance and the will of the people thus bearing
legitimate authority, but in essence, the role of power and authority
differs little from the one in other systems of governance. The quest
for power remains the driving force behind any politician seeking an
office. This power and authority are interwoven and cannot be
separated. Democracy gives him the authority to legitimise the use of
that power. We will end this work with the same recurring question:
where will authority, democratic or otherwise, be without the
monopoly of violence (power) that maintains the state and permits it
to punish disobedient citizens?
PETERSON NNAJIOFOR – AUTHORITY : A STRATEGY TOWARD POWER 247
Bibliography
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© 2007 lines.fr
« ’The white man made up
them rules himself’ » : L’autorité
contre le pouvoir dans The
Autobiography of Miss Jane
Pittman de Ernest J. Gaines.
Marie LE GRIX DE LA SALLE
Université de Pau et des pays de l’Adour
250
lines 4
Au cœur de la question de l’esclavage, se pose celle du pouvoir,
instrument de domination d’une classe sur une autre, qui fut
abusivement légitimé au nom de principes fallacieux et cyniques.
L’argument avancé par les marchands d’esclaves n’était-il pas qu’ils
offraient aux Africains une chance de se soustraire à leur condition de
sauvages ignorants pour les faire bénéficier de l’influence civilisatrice
de l’Europe et de l’Amérique du Nord ? Une fois entré dans un cadre
institutionnel et rationnel, le pouvoir de la race dite « supérieure » sur
la race dite « inférieure » est ainsi devenu la norme pendant 4 siècles
aux Etats-Unis, jusqu’à ce que le 13ème amendement à la Constitution
vienne y mettre un terme légal en 1865. Force est de constater
cependant qu’au seul prétexte qu’il fut légalisé, ce pouvoir est devenu
légitime. Force est de constater que les propriétaires d’esclaves étaient
« autorisés » à tirer un bénéfice de ce système injuste par un ensemble
de théories échafaudées pour le besoin de la cause. Le temps et
l’usage ont fait le reste, donnant à cet abus de pouvoir ce que Max
Weber appelle un fondement « traditionnel », lui donnant toutes les
apparences de l’autorité juste et justifiée, en l’acceptant comme une
coutume.
Le roman de Ernest J. Gaines The Autobiography of Miss Jane
Pittman (1971) 1 s’ouvre un an avant la « Proclamation
d’Emancipation », texte qui restitue aux esclaves noirs leur liberté et
par là même le droit de s’affranchir de l’autorité de leurs maîtres. Ce
roman, dont l’action se situe presque exclusivement sur une plantation
en Louisiane, propose des illustrations variées de la douloureuse, voire
impossible appropriation par la communauté noire du pouvoir
politique et économique.
L’une des idées maîtresse du roman est que c’est l’ignorance qui a
paralysé la communauté afro-américaine et qui a rendu impossible sa
reconquête du pouvoir. Personnages d’instituteurs, avatars fictifs de
Martin Luther King se succèdent et se heurtent à l’aveuglement d’une
communauté noire souvent encombrée de sa liberté et prompte à
perpétuer des réflexes de soumission, mais aussi à celui d’une
communauté blanche que des siècles de pratique raciste du pouvoir
1
Ernest GAINES, The Autobiography of Miss Jane Pittman, New York: Dial Press,
1971. Toutes les références sont tirées de cette édition.
MARIE LEGRIX DE LA SALLE – ERNEST J. GAINES
251
ont rendue incapable de se remettre en question. Toutefois, Ernest
Gaines montre que faute d’accéder au pouvoir économique et
politique, la communauté engendre un certain nombre de meneurs qui
n’ont de cesse de faire avancer sa cause. L’accès à l’instruction, et à la
connaissance au sens large permet à ces leaders d’asseoir leur autorité
non seulement au coeur de leur communauté mais également pour
résister face au pouvoir des Blancs.
Par ailleurs, sur un plan esthétique, le roman, inspiré des « slave
narratives », ces récits d’esclaves très souvent préfacés par un
abolitionniste blanc, prend la forme d’une autobiographie fictive. Il
met en scène une esclave affranchie, Miss Jane Pittman, dont le récit
de la longue existence (plus de cent ans) s’inscrit sur fond d’histoire
des Etats-Unis. Miss Jane Pittman est donc un personnage de fiction,
la synthèse probable de plusieurs acteurs de l’enfance de Ernest
Gaines passée dans une plantation en Louisiane. Dans une
introduction qui fait corps avec le roman, l’auteur fait intervenir un
tiers, un professeur d’histoire, qui va tendre son micro à la vieille
femme afin qu’elle raconte sa vie elle-même. Le professeur explique
qu’il a consigné la parole orale par écrit en s’effaçant totalement pour
laisser entendre cette voix si singulière. N’ayant qu’une connaissance
indirecte des événements, il ne s’estime en effet pas « autorisé » à
raconter. Dans un acte de déni « d’auteurité », Gaines choisit donc de
transférer la paternité de ce récit d’un personnage pourtant savant, et
qui plus est un pédagogue, vers cette petite dame illettrée.
L’Impossible reconquête du pouvoir
Lorsque dès le troisième chapitre du roman (« Heading North ») le
petit groupe d’affranchis prend la route du nord pour rejoindre l’Ohio,
terre promise de liberté, la narratrice souligne avec force l’état
d’ignorance dans lequel tous se trouvent : « We didn’t know a thing.
We didn’t know where we was going, we didn’t know what we was
go’n eat when the apples and potatoes ran out, we didn’t know where
we was go’n sleep that night. If we reached the North, we didn’t know
if we was go’n stay together or separate. » (16) De cet état
d’ignorance découle un état de vulnérabilité total. Esclaves, les noirs
étaient placés sous la protection de leurs maîtres, pour lesquels ils
avaient une valeur marchande et présentaient donc un intérêt
économique qui les préservaient du pire, à condition que leur utilité ne
© 2007 lines.fr
252
lines 4
se démentît pas. Une fois libres, ils sont face à leur destin dans un
monde dont ils ignorent tout : « ’Before now they didn’t kill you
because you was somebody chattel. Now you ain’t owned by nobody
but fate. Nobody to protect you now, little Ticey. » (14) Soumission et
sécurité semblent aller de pair ; affranchissement et danger également.
La présence d’un chef s’avère être une nécessité vitale, mise à jour
par l’instinct de survie. Reste à désigner un chef légitime au sein d’un
groupe qui n’a jamais connu d’autre règle que celle de l’obéissance à
une autorité qui lui était extérieure, du fait de la différence de couleur
de peau et de toute l’organisation sociale qui en résultait. La liberté
retrouvée est donc une donnée presque encombrante et dans ce
contexte, la nécessaire redistribution de l’autorité est problématique :
« Now, when we came up to the swamps nobody wanted to take the
lead. Nobody wanted to be the one blamed for getting everyone else
lost. All of us just standing there fumbling round, waiting for
somebody else to take charge. » (17) L’exercice de l’autorité est
d’ailleurs vu comme une source d’ennuis, dont on est susceptible de
ne retirer aucun bénéfice personnel. C’est finalement une femme, Big
Laura, qui s’auto-désigne. Elle s’attribue ce rôle de leader dont
personne ne semble vouloir et elle est tacitement reconnue comme la
seule personne susceptible de l’exercer. Elle seule possède
naturellement le charisme indispensable. On perçoit pour la première
fois le lien qui existe entre autorité et féminité dans ce roman de
Gaines. Cependant il apparaît très tôt que le pouvoir réel est du côté de
la force armée. Si Big Laura est détentrice de l’autorité, et d’un
pouvoir certain au sein de son clan (elle rétablit l’ordre et prend la
défense de Jane contre le jeune attardé qui cherche à la violer à la page
18), elle ne possède aucun pouvoir de résistance face aux patrouilleurs
et soldats de l’armée sudiste qui attaquent le petit groupe à coups de
bâtons, parce qu’ils ne veulent pas « gâcher leurs balles » dans le
chapitre suivant intitulé « Massacre ». On voit clairement ici que le
pouvoir est vain, inefficace, s’il ne s’accompagne pas de la force, dans
un monde encore chaotique où la confusion règne et les camps sont
mal définis. Jusque là les maîtres disposaient d’un droit de vie et de
mort sur leur cheptel d’esclaves ; leur pouvoir absolu n’avait d’autre
légitimité que celle de la violence brute des armes en cas de refus de
soumission, envers les fugitifs par exemple. Une fois les esclaves
affranchis, la donne est nouvelle mais les règles du jeu sont plus
incertaines. Les affranchis subissent la violence de groupes secrets
comme le Ku Klux Klan commandités par leurs anciens maîtres qui
MARIE LEGRIX DE LA SALLE – ERNEST J. GAINES
253
cherchent à retenir leur main d’œuvre dans le Sud. La loi n’y fait donc
rien et l’autorité des blancs, même si elle leur a été enlevée, persiste à
s’exercer abusivement, hors de tout cadre légal, dans le prolongement
d’un système qui a depuis longtemps dépossédé les noirs de tout
pouvoir de riposte.
Cette notion de dépossession apparaît très clairement lorsque l’on
examine les circonstances économiques dans lesquelles les esclaves
recouvrent leur liberté. Pendant toute la durée de la Reconstruction, le
Sud tout entier est maintenu dans un état de dépendance économique
par le Nord . Les Yankees ont le pouvoir économique et ils deviennent
les usuriers des Secesh qui ont besoin d’argent pour récupérer leur
terres et remettre le Sud sur pieds. Cette Reconstruction du Sud se fait
au détriment des noirs, retournés à leur statut d’esclaves et privés, de
surcroît, de la protection des soldats yankees : « It was slavery again.
[..] Yankee business came in – yes; Yankee money came in to help the
South back on her feet – yes; but no Yankee troops. We was left there
to root hog or die. » (73) « The Yankees pretended they wanted to
help the South back on her feet, but all they want to do is control the
South. » (74) Au cœur de cette lutte d’influence, de cette guerre
fratricide pour le pouvoir économique et politique, les sacrifiés sont
les noirs. Privés de tout pouvoir économique des siècles durant, et
considérés eux-mêmes comme des possessions, ils sont dans
l’incapacité totale de prétendre au pouvoir politique, mais sont en
revanche une cible parfaite pour tous types de discours politiques
aussi manipulateurs que mensongers (68).
Pour Gaines à l’évidence, pouvoir politique et pouvoir économique
sont indissociables : « The Republicans said every free man ought to
have forty acres and a mule. » (69) Le slogan qui rendait tout possible
à la fin de la guerre civile a fait long feu à la fin du roman. Au
moment du partage de la plantation, les plus mauvaises terres sont
concédées aux anciens esclaves, celles, marécageuses, où rien ne
pousse 2 . C’est contre cette dépossession que Ned s’élève avec
2
« Tee Bob was to inherit the place, but when he died and they didn’t have another
son to give the place to, Robert chopped the place up in small patches and called in
the people. First he called in the Cajuns off the river and gived them what they
wanted. Then he called in the colored out the quarters and gived them what was left.
Some of them got a good piece of land to work, but most of them got land near the
swamps, and it growed nothing but weeds, and sometimes not even that. So the
colored people gived up and started moving away. » (218)
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254
lines 4
véhémence lorsqu’il lance un appel à la résistance et à la dignité de
son peuple et lui restitue un droit fondamental, celui de se sentir chez
lui en Amérique, et de se sentir, si ce n’est effectivement, du moins
symboliquement propriétaire de cette terre qu’il enrichit par son
travail :
‘This earth is yours and don’t let that man out there take it from
you,’ he said. ‘It’s yours because your people’s bones lay in it;
it’s yours because their sweat and their blood done drenched this
earth. The white man will use every trick in the trade to take it
from you. He will use every way he know how to get you woolgathered. He’ll turn you against each other. But remember this,’
he said. ‘Your people’s bones and their dust make this place
yours more than anything else.’ (112)
Si l’homme noir doit recouvrer son droit légitime à posséder son
outil de travail, la femme noire doit quant à elle recouvrer le droit à
disposer de son corps. En effet, le statut d’esclave se transmettant à
l’enfant par la mère, une fois la traite des noirs interdite au début du
19ème siècle, le viol des femmes noires par leurs maîtres a été pour
ainsi dire « institutionnalisé »3 afin de maintenir les effectifs de main
d’oeuvre. La « tragédie sudiste » enchâssée dans le roman montre
avec force la persistance de ces règles et le suicide de Tee Bob est le
résultat de son impuissance à changer les rapports de force et les
mentalités. Dans sa confrontation avec Mary Agnes, une jeune femme
créole dont il est sincèrement amoureux et qu’il souhaite épouser
malgré la tentative de Jimmy pour l’en dissuader, Tee Bob se trouve
malgré lui placé dans la position dominatrice de l’homme blanc
omnipotent, libre d’abuser de la soumission de la femme de couleur. Il
Et quelques cent ans après la Proclamation d’Emancipation, Elder Banks rappelle à
Jimmy que la dépendance matérielle entrave toute initiative : « The man up there
owns that graveyard, Jimmy. He owns the house we live in, he own the little garden
where we grow our food. The church where we at right now, he own this ; he even
own the bell that calls our people to meeting. And the day he tells us to leave, we got
to go, and we got to leave bell and church. Reverend King and his people owned
things in Georgia and Alabama. We don’t own a thing. Some of us don’t even own
the furniture in our house. The store in Bayonne owns it, and they can take the bed
or the stove from us tomorrow. » (239)
3
Cette idée d’« institutionalisation du viol » est défendue par Hazel CARBY
(Reconstructing Womanhood, Oxford, New York: 1987) mais elle a donné lieu à
certains débats au sein des théoriciens de la période, débats dont il n’est pas utile de
rendre compte ici.
MARIE LEGRIX DE LA SALLE – ERNEST J. GAINES
255
prend soudain conscience qu’il est en situation de reproduire le viol
que son grand-père Robert a fait subir à la grand-mère de Mary-Agnes
par le passé :
She was Verda now, and he was Robert. It showed in her face. It
showed in the way she laid down there on the floor. Helpless;
waiting. She knowed how she looked to him, but she couldn’t do
nothing about it.. But when he saw it he ran away from there.
Because now he thought that maybe the white man was God –
like Jimmy Caya had said. Maybe the white man did have power
that he, himself, didn’t know before now. (206)
Blancs et noirs sont pris dans un système de pouvoir qui les dépasse
ou bien qu’ils sont impuissants à réformer tant est lourd le poids du
passé. Tee Bob se donne la mort dans une bibliothèque dont les
rayonnages sont remplis de livres d’histoire sur l’esclavage.
A travers tous ces exemples, la reconquête du pouvoir par la
communauté noire américaine est représentée comme une chose
impossible. Si les circonstances ne sont pas encore réunies pour cette
reconquête, elles sont favorables à l’avènement (les accents religieux
du terme sont importants ici) de figures charismatiques noires, de
personnages exceptionnels qui vont peu à peu imposer leur autorité.
L’Avènement des figures d’autorité
Le roman de Gaines met donc en scène plusieurs personnages de
leaders. Il fait même se côtoyer personnages historiques réels et
personnages fictifs, imaginant une rencontre, qui n’est pas représentée
mais évoquée, entre Jimmy et Martin Luther King.
Le premier de ces leaders noirs est Ned, rebaptisé par lui-même
« Ned Douglass », en hommage à Frederick Douglass, ce qui fait dire
à Jane : « He was go’n be a great leader like Mr Douglass was. » (76)
Ce choix est celui d’un patronyme censé transmettre l’autorité morale
de son précédent détenteur à celui qui se l’attribue. La spoliation
d’identité des esclaves était le premier abus de pouvoir exercé sur eux,
mais il en résulte ce déterminisme très fort attaché au choix d’un nom
d’emprunt, choix vécu moins comme un acte de résistance que comme
un abandon superstitieux aux pouvoirs magiques de l’onomastique.
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L’instruction si longtemps refusée aux esclaves - lire, écrire, ce que
Jane appelle « to learn ABC and numbers » (38) - est un enjeu majeur
dans le roman. A son retour sur la plantation, le Professor Ned
Douglass légitime son autorité dans l’instruction qu’il a reçue ailleurs.
Au cours du « sermon » qu’il délivre au bord de la rivière et qui
précipite sa fin, il remonte aux origines de l’esclavage où les pires
vicissitudes sont à mettre sur le compte de l’ignorance. Il explique par
avance le geste du meurtrier qui ne manquera pas de l’abattre avant
longtemps :
‘But even when he raise the gun or the axe or anything else
he might use I won’t blame all white men. I’ll blame ignorance.
Because it was ignorance that put us here in the first place.
Ignorance on the part of the black man and the white man.
Because the white man didn’t have to go in Africa with guns to
get us. The white man came with rum and beads. And why?
Because we was already waiting for him when he came here in
his ships. Our own black people had put us up in pens like hogs,
waiting to sell us into slavery. He didn’t tell the white man how
to treat us after he got us on his ship, the white man made up
them rules himself. It was just his job to hand us over, and he
did that. And that he did.’ (114)
Dans un second temps, Ned expose longuement la différence entre
le « nigger » : le nègre soumis, l’oncle Tom qui a renoncé à lutter, vit
dans une passivité stérile et reste en marge de la société américaine, et
le noir américain qui se sent concerné par son sort et celui de la nation
américaine tout entière. Il cherche avant tout et surtout à réveiller
l’orgueil de son peuple et son sens de la dignité : « ’If you must die,
let me ask you his: wouldn’t you rather die saying I’m a man than to
die saying I’m a contented slave?’ » (117) Il interpelle ses semblables
par le nom de « guerriers » : « Show them, warriors, the difference
between black men and niggers. » (117) Et il réaffirme l’importance
vitale de l’instruction : « ’Working with your hands while the white
man write all the rules and laws will not better your lot.’ » (116)
Jimmy – la deuxième grande figure d’autorité du roman –
combattra plus tard le même aveuglement, le même obscurantisme. La
quatrième section du roman s’ouvre sur une affirmation plaçant la
question de l’autorité au centre des préoccupations humaines et sous
l’égide du divin : « People’s always looking for somebody to come
MARIE LEGRIX DE LA SALLE – ERNEST J. GAINES
257
lead them. Go to the Old Testament; go to the New. They did it in
slavery; after the war they did it; they did it in the hard times that
people want call Reconstruction; they did it in the Depression –
another hard times; and they doing it now. They have always done it –
and the Lord has always obliged in some way or another. » (211) Le
dernier quart du roman est donc consacré au récit de l’avènement de
Jimmy comme le meneur que l’on attendait, une sorte de Messie, qui
rompra finalement avec la religion pour épouser le combat politique.
Dès son plus jeune âge, Jimmy est choisi pour être celui-là, « the
one », en vertu du seul principe qui, selon Jane, fonde l’autorité : le
verdict populaire et les circonstances historiques.
‘People and time bring forth leaders, Jimmy. [...] Leaders
don’t bring forth people. The people and the time brought King ;
King didn’t bring the people. What Miss Rosa Parks did,
everybody wanted to do. They just needed one person to do it
first because they all couldn’t do it at the same time; then they
needed King to show them what to do next. But King couldn’t
do a thing before Miss Rosa Parks refused to give that white
man her seat.’ (241)
Marchant sur les traces de Martin Luther King, Jimmy fait, dans les
toutes dernières pages, un discours comparable à celui de Ned au bord
de la rivière, en enjoignant son peuple à se battre contre le pouvoir
injuste en place et à défier le maître dans une marche protestataire.
Cette manifestation est provoquée par un premier acte de défiance et
de résistance : celui de la jeune fille - réincarnation de Rosa Parks qui va boire à la fontaine des blancs et est envoyée en prison.
Outre Ned et Jimmy, dont l’autorité résulte d’une supériorité
d’ordre intellectuel et d’une aptitude hors normes à communiquer
leurs convictions à leur peuple, il est d’autres figures d’autorité dans le
roman. En réalité le roman est même « encadré » par deux figures
d’autorité très comparables : Unc’ Isom, personage tout à fait
secondaire qui n’apparaît que brièvement au tout début du roman et
Miss Jane, qui endosse ce rôle dans les dernières pages dans une scène
très spectaculaire.
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Le personnage d’Unc’ Isom est un vieux sage un peu sorcier4 qui
affirme parler avec la voix de la sagesse : « This wisdom I’m speaking
from. » (15) Mais cette voix est perçue comme celle de la vieillesse et
son discours ne convainc plus : « ’Give your wisdom to the ones
staying here with you,’ somebody young said. ‘Rest of us moving
out.’ » Une fois la libération des esclaves proclamée, certains
pressentent qu’il ne maîtrise pas les nouvelles règles du jeu. La
sagesse incarnée par le vieux sorcier est celle d’une époque révolue et
mêmes ses pouvoirs magiques sont mis en doute : « Another woman
said Unc Isom didn’t have power to put bad mark on you no more, he
was too old now. » (15)
Plus pittoresque, une autre figure d’autorité est sans doute celle de
la voyante que Miss Jane va consulter dans le chapitre intitulé « Man’s
Way ». Madame Eloïse Gautier dispose de mystérieux pouvoirs
(l’adjectif « powerful » est répété à la page 96) ainsi que de poudres
tout aussi mystérieuses, son autorité morale repose sur une crédulité
que rien n’ébranle et on pourrait s’amuser ici du fondement
parfaitement irrationnel, puisque superstitieux, de l’autorité, si l’on ne
percevait pas l’attachement de Gaines lui-même à ses lointaines
origines africaines ainsi que le profond respect et l’affection
inconditionnelle qu’il éprouve pour des croyances que l’on pourrait
qualifier d’obscurantistes, en tout cas du point de vue de la culture
blanche, occidentale et dominante. En mettant en scène des
personnages de « vieux sages », à l’instar de sa narratrice et héroïne,
Ernest Gaines distingue nettement ce qui relève de la science et ce qui
relève du savoir. Le savoir que Miss Jane a accumulé au fil du temps
est pétri d’expérience et de réflexion, mais aussi de superstition et de
croyance populaire, sans aucun fondement scientifique.
Et pourtant, il ne fait finalement aucun doute que c’est Jane
Pittman qui dans tout le dernier quart du roman incarne le mieux
l’autorité. Sous l’effet d’un étrange paradoxe, le fait d’avoir appartenu
à la classe la plus basse de la société, celle des soumis, des
impuissants lui confère quelques cent ans plus tard une aura devant
laquelle la jeunesse s’incline : « When Mack Jenkins got religion he
4
« Unc Isom was a kind of advisor to us there in the quarters. Some people said he
had been a witch doctor sometime back. I know he knowed a lot about roots and
herbs, and the people was always going to him for something to cure colic or the
bots or whatever they had. That’s why they followed him when he spoke. » (13)
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came here and told me he had religion, and now he wanted to kneel
down and kiss my foot because I had been a slave and he wanted to
humble himself to me. » (225)
Au moment de s’engager physiquement aux côtés des résistants,
Jane hésite. Mais même si Jane exprime non sans auto-dérision
quelques réticences : « But look at me acting high and mighty. [...]
now, because my arms too weak to push the quilt down the bed I tell
myself I’m brave enough to go to Bayonne. But do what in Bayonne
when the least little breeze will blow me down? » (250), elle prend
pourtant la tête du cortège de protestation qui se dirige vers Bayonne,
véritable « armée » (258) sans autre arme que sa détermination et sa
fierté. Comme le dit « le jeune homme au long visage » à la veille de
la manifestation : « ’Your mere presence will bring forth
multitudes.’ » Et Jimmy confirme : « ’You can inspire the others.’ »
(242) Car la véritable autorité pour Gaines, c’est bel et bien celle-ci,
qui se passe de la force physique mais n’est qu’ascendant moral et
charisme personnel. Le roman s’achève sur un échange de regards
silencieux : Jane ne baisse pas les yeux devant son maître. Si l’enfant
qu’elle était ne parvenait pas à s’adresser au Caporal Yankee
autrement qu’en l’appelant « master » (8), la vieille femme qu’elle est
devenue défie du regard celui qu’elle appelle désormais « Robert » et
lui ravit manifestement le pouvoir.
Le roman a une structure circulaire puisque l’ultime scène
représentée précède chronologiquement l’introduction où a lieu
l’entrevue entre le jeune professeur d’histoire et la très vieille Jane.
Dans cette introduction, non seulement Ernest Gaines pose une
situation d’énonciation fictive, une véritable mise en scène du pouvoir
de la parole et recrée les conditions d’une authenticité très forte de la
voix narrative mais il s’interroge aussi sur la question de la légitimité
du témoin historique et sur le pouvoir du romancier.
Déni d’auteurité ou le pouvoir de la parole
En refusant « l’auteurité » du récit à un personnage symbolisant
l’institution dominante (quoique l’on ne sache à aucun moment si le
jeune professeur est blanc ou noir...), Gaines questionne le statut de
l’histoire comme une science. Il en dénonce implicitement une lecture
déterministe, autoritaire et univoque, qui peut devenir instrument
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d’oppression, de pouvoir, au profit d’une lecture plus libre,
personnelle, polyphonique. Il pose aussi la question de la circulation
orale de la connaissance en rendant hommage au « porch talk » de son
enfance, mettant en avant le pouvoir suprême de la parole directe dans
une communauté n’ayant qu’un accès très limité et indirect à l’écrit. Il
entend rendre le pouvoir de la parole à ceux qui en ont été longtemps
privés et, dans ce que Henry Louis Gates appelle « a talking book »5,
un livre qui parle tout seul, libéré de toute autorité blanche, il donne à
entendre cette voix à la fois individuelle et collective, la voix de Miss
Jane et la voix de son peuple tout entier.
Pour autant, ce choix ébranle-t-il véritablement la suprématie de
l’écrit au profit de la transmission orale ? Gaines valorise certes
l’oralité en essayant de rester le plus fidèle possible aux accents
singulier de cette voix qu’il entend du plus lointain de sa mémoire. Et
certes, son écriture reproduit notamment une oralité agrammaticale
qui « met en cause l’autorité hégémonique de la culture dominante »6.
Bien sûr, le récit se déroule selon un rythme inégal au gré des
fluctuations du souvenir de la narratrice. Pourtant et malgré tout, le
but du professeur, et celui de Gaines, reste de « mettre la vie de Miss
Jane dans un livre », comme en témoigne ce court dialogue : « ’What
you want to know about Miss Jane for?’ Mary said. / ‘I teach history,’
I said. ‘I’m sure her life’s story can help me explain things to my
students.’ / ‘What’s wrong with them books you already got?’ Mary
said. / ‘Miss Jane is not in them,’ I said. » (intro, v)
Le personnage du professeur capture donc une première fois la voix
de Jane à l’aide du magnétophone et une seconde fois en
retranscrivant cet enregistrement sur papier. Mais il reste vrai que cet
acte de pouvoir est aussi limité et respectueux que possible. Voici
comment il décrit son travail de retranscription :
I could not possibly put down on paper everything that Miss
Jane and the others said on the tape during those eight or nine
months. Much of it was too repetitious and did not follow a
single direction. What I have tried to do here was not to write
5
Henry Louis GATES, The Signifying Monkey. A Theory of Afro-American
Literature. New York, Oxford: Oxford University Press, 1988.
6
L’expression est de Charles-Yves GRANJEAT, préface des Annales du CRAA
n°29, L’Autorité en question. Pessac : PU Bordeaux, 2005.
MARIE LEGRIX DE LA SALLE – ERNEST J. GAINES
261
everything, but in essence everything that was said. I have tried
my best to retain Miss Jane’s language. Her selection of words;
the rhythm of her speech. When she spoke, she used as few
words as possible to make her point. Yet there were times when
she would repeat a word or phrase over and over when she
thought it might add humor or drama to the situation. (intro, vii)
Cet exemple montre bien que le parti pris est celui de déléguer autant
que faire se peut la maîtrise du récit à Jane, quitte à risquer d’en
perdre le fil parfois. Mary réagit d’ailleurs de manière très autoritaire
lorsque le professeur s’enhardit à poser une question :
There were times when I thought the narrative was taking
ridiculous directions. Miss Jane would talk about one thing one
day and the next day she would talk about something else totally
different. If I were bold enough to ask: ‘But what about such and
such a thing?’ she would look at me incredulously and say:
‘Well, what about it?’ And Mary would back her up with:
‘What’s wrong with that? You don’t like that part?’ I would say,
‘Yes, but--’Mary would say, ‘But what?’ I would say, ‘I just
want to tie up all the loose ends.’ Mary would say, ‘Well, you
don’t tie up all the loose ends all the time. And if you got to
change her way of telling it, you tell it yourself. Or maybe you
done heard enough already?’ Then both of them would look at
me as if I had come into the room without knocking. ‘Take what
she say and be satisfied,’ Mary would say. (intro,vii)
Cet affrontement met à jour de façon humoristique la question qui
affleure à la lecture de ce roman : qui est le plus légitime dans le rôle
du narrateur, qui peut prétendre tirer les ficelles de ce récit lorsque
l’expérience vécue prend le pas sur la connaissance livresque,
« l’oralité ethnologique [vient se substituer] à l’écriture
historienne » ?7
On comprend bien au terme de cette relecture du roman que
pouvoir et autorité sont des concepts centraux dans The
Autobiography of Miss Jane Pittman, et que leur circulation d’un
camp à l’autre est le signe d’une mutation profonde en cours après la
Guerre Civile dans le sud des Etats-Unis. La lutte pour le pouvoir,
7
Michel de CERTEAU, L’Ecriture de l’histoire. Paris : Gallimard, 1975, p. 245.
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pour le reprendre ou ne pas le perdre, est violente. Les hommes qui
refusent de se résigner à l’injuste répartition que des siècles
d’esclavagisme ont entérinée y perdent la vie. L’autorité quant à elle
n’est jamais aussi légitime que lorsqu’elle va de pair avec une
apparente vulnérabilité.
Pacifiste convaincu, Ernest J. Gaines a écrit The Autobiography of
Miss Jane Pittman à un moment de l’histoire des Etats-Unis où, avec
l’affirmation du « Black Power », la revendication noire prenait des
formes parfois violentes. Il a été critiqué pour n’avoir pas choisi la
voie de la protestation ou de l’engagement politique. Son soutien à la
cause de son peuple est ici incarné par une petite femme inculte dans
un univers rural et authentique loin des ghettos urbains. L’effet de réel
maintenu avec force de la première à la dernière page au point qu’à la
parution du roman certains journalistes ont réclamé à l’éditeur une
photo de Miss Jane pour illustrer leur chronique, place finalement le
pouvoir entre les mains de l’auteur lui-même. La très forte inspiration
autobiographique de l’œuvre d’Ernest J. Gaines en général et son très
grand talent d’écrivain lui confèrent une autorité incontestable pour
placer le folklore afro-américain sur la scène littéraire internationale.
Boppers, Hipsters, Black
Women Jazz Singers :
Betty Carter et « l’autorité
artistique » dans les années 1950
1
Clare MOSS-COUTURIÉ
Université de Pau et des pays de l’Adour
École des Hautes Études en Sciences Sociales
1
Cet article est issu d’une intervention au colloque “Pouvoir et Autorité” organisé
sous l'égide de l’équipe de recherche Politique, Société et Discours du Domaine
Anglophone (UPPA) à Pau en mars 2007. Je remercie les participants et les
organisateurs pour leur accueil chaleureux et leurs éclairages judicieux ; Jean Jamin,
directeur d’études et fondateur du séminaire Jazz et Anthropologie à l’EHESS pour
son soutien ; les professeurs de Columbia University et l’Institute of Jazz Studies de
Rutgers University, qui m’ont ouvert leurs archives sur Betty Carter en 2004-05,
ainsi que William Bauer ; Yves-Charles Grandjeat, directeur de l’équipe CLIMAS
(Bordeaux 3) pour la lecture d’une version précédente ; les artistes, notamment John
Hicks, pianiste remarquable ayant longtemps joué aux côtés de Betty Carter et
décédé en mai 2006 ; enfin, (à jamais) Antoine, Christine, Eugène, Joan, Ghislaine,
et tous pour leur écoute.
264
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La relation d’autorité
Comment envisager que certaines productions musicales (les
performances de jazz) restent généralement impensées par la
discipline esthétique, à laquelle est pourtant confiée l’interprétation
des « œuvres » ? Pour contribuer à ce vaste débat, la réflexion porte
ici sur la manière dont les relations entre autorité et pouvoir peuvent
s’entendre au regard des premières « compositions-performances »
d’une chanteuse afro-américaine nommée Betty Carter2.
Mon propos est centré sur les aspects relationnels de la notion
d’autorité dans le champ jazzistique. À partir de l’une des étymologies
du terme « autorité », celle d’auctor (auteur, fondateur, garant, celui
qui lie), l’autorité est « acte d’auteur » à l’égard de quelqu’un d’autre
(l’auditeur, le lecteur), qui n’occupe pas la même position dans un
rapport (égalitaire ou inégalitaire) et sur lequel s’exerce cette autorité.
Par exemple, celle de gouverner, certes, mais aussi, et ce n’est pas la
même chose, celle d’éduquer, de punir, de juger, de soigner…
L’autorité dessine une relation symbolique dans un champ social. Je la
vois aussi en rapport avec les mots de Foucault sur le champ
stratégique des relations de pouvoir (matérielles et symboliques),
selon lequel « là où il y a pouvoir, il y a résistance et pourtant, ou
plutôt par là même, celle-ci n’est jamais en position d’extériorité par
2
Betty CARTER (1929 ou 1930-1998), (Lily May Jones, Lorène Carter, parfois
surnommée Betty Be-bop Carter). Originaire de Détroit, une ville de l’est nordaméricain réputée pour sa « scène jazz » très vivante, elle pratiquait le chant, le
piano et la direction de chœur depuis son adolescence. Elle débuta sa carrière en
1946, fut engagée dans le big band de Lionel Hampton en 1948. Son admiration
pour les boppers la mena à jammer avec bon nombre d’entre eux, notamment
Charlie Parker, Dizzie Gillespie, Miles Davis, mais elle n’enregistra avec aucun. En
1961, après avoir partagé la scène avec des musiciens de blues et r&b, elle enregistra
une série de duos très populaire avec Ray Charles. En 1969-70, elle fut l’une des
rares à fonder un label, la Bet-Car, qui bien que modeste se pérennisa grâce à ses
tournées dans les universités noires américaines. Elle revendit ce catalogue à la
multinationale Verve en 1989. Dans les années 1990 elle reçut la reconnaissance des
hautes instances du gouvernement nord-américain, participa à de nombreux festivals
internationaux et fonda le Jazz Ahead Program destiné à l’éducation de jeunes
musiciens. Réputée pour l’imagination et la musicalité de ses compositions, de ses
improvisations, de ses arrangements, pour sa technique virtuose, pour sa
« présence » et son originalité, elle « fait autorité » auprès de plusieurs générations
de musiciens, auditeurs et autres acteurs du jazz, même à titre posthume.
CLARE MOSS-COUTURIÉ – BETTY CARTER & L’AUTORITÉ ARTISTIQUE 265
rapport au pouvoir. [Les] rapports de pouvoir […] ne peuvent exister
qu’en fonction d’une multiplicité de points de résistance.»3
De façon générale, j’interroge l’articulation entre autorité et
pouvoir dans le jazz au regard de la relation des hommes non
seulement entre eux mais aussi face au monde. Cette interrogation
accompagne le sujet abordé ici sous la forme suivante : qu’est-ce qui
permet de différencier l’autorité « légitime » et l’autorité « illégitime »
dans le champ jazzistique des années 1950 ? Quelle est la pertinence
de l’étude des musiques de Betty Carter au regard de cette
distinction ? La question est posée dans le cadre plus large des
sociétés modernes, démocratiques comme les États-Unis, dites aussi
« sociétés d’individus » dominées par les valeurs du rationalisme 4 .
Pour y apporter des éléments de réponse, je m’attache ici à dégager
des enjeux de la relation entre pouvoir et autorité d’un point de vue
général puis dans le champ jazzistique. Son actualisation dans le bebop est illustrée par l’examen d’une courte performance vocale
mettant en scène Betty Carter dans l’orchestre de Lionel Hampton. Je
place ensuite la micro-analyse de la première composition de Betty
Carter, « I Can’t Help It », dans le contexte du discours et de la
réception du be-bop et de l’esthétique Hip, puis dégage certaines des
possibilités et limitations épistémologiques qui en découlent en l’état
de la recherche actuelle5.
Enjeux esthétiques et politiques de la relation : faire « acte
d’auteur »
Je suis convaincue que la conceptualisation de la relation que je
viens d’évoquer ne se raidit pas en un système fixe d’idées, mais
3
Michel FOUCAULT, Histoire de la sexualité, 1 : La volonté de savoir, Paris :
Gallimard, 1976.
4
Alain RENAUT, La fin de l’autorité, Paris : Flammarion, 2004.
5
Trois documents audio et vidéo accompagnent la présente étude: (1) “Cobb’s
Idea”, TV Special, Camay CA-3019/New World NW-5019, 1950 (séquence vidéo
de Betty Carter dans le Lionel Hampton Big Band) ; (2) “Jammin’ the Blues” Gjon
MILI (dir.), Gordon HOLLINGSHEAD (prod.), Norman GRANZ (techn. dir.),
Warner Bros./Vitaphone Corp., 1944 (docu-fiction se présentant comme une
authentique jam session) ; (3) “I Can’t Help It”, musique: Betty CARTER, Melba
LISTON ; paroles: Betty CARTER, in Out There With Betty Carter, Peacock
Records PLP-90, 1958 (performance audio de la première composition de Betty
Carter).
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relève plutôt d’une « pensée du tremblement » selon l’expression de
l’écrivain Édouard Glissant – Glissant qui, dans son Traité du ToutMonde, offrait en partage sa tentative de « découvrir les constantes
cachées de la diversité du monde »6. Plaçant les artistes au cœur de sa
fertile « pensée archipélique », le poète déclare : « Quand on est
devant le monde, on a tous le même âge. La politique pour un artiste,
c’est de se réclamer d’une nouvelle vision du monde, reconnaissant
son inextricabilité. Les artistes ne sont pas en retrait. »7 Établissant à la
fois un constat et un projet, Glissant saisit l’engagement politique et
utopiste des artistes. Il s’agit là du constat selon lequel les hommes,
invisibles à eux-mêmes, sont en relation d’égalité minimale face au
monde (« On a tous le même âge »), un monde qui a désormais
conscience de son unité (c’est un « tout-monde » selon Glissant).
Totalité ouverte reliée dans ses parties les plus infimes, il devient de
ce fait imprévisible et incontrôlable (c’est aussi un « chaos-monde »).
Engagés dans un « tout-monde » dont ils ne peuvent s’extraire, les
artistes peuvent cependant y concevoir et y pratiquer une « nouvelle
vision du monde » pensée non pas tant dans son rapport strict à un
modèle de transmission stabilisé au prix d’inégalités que dans sa
dynamique de la relation à l’Autre.
Celle-ci relèverait plus de l’ordre du devenir, de la création, que de
l’ordre de la Vérité conçue dans les traditions platonicienne et
néoplatonicienne dualistes. C’est du moins ainsi que l’entendait celui
qui s’auto-définissait, pour un temps, « philosophe de l’immanence »,
Gilles Deleuze :
[Si] la création devient le critère axiologique qui distingue la
réussite de la pensée [de la relation], le lien avec l’art est […]
éminent, puisque la réussite de la pensée s’indexe sur le procédé
des arts, à savoir la création. La modalité artistique de la
philosophie est clairement exprimée dans ce passage : dire “la
vérité est une création” implique que la production de vérité
6
Édouard GLISSANT, Traité du tout-monde. Poétique IV, Paris : Gallimard, 1997.
Édouard GLISSANT, “Droits de l'homme, droit des peuples. La pensée du
tremblement et les poétiques du monde au XXIème siècle”, Rencontres du TOMA
avec
Edwy
Plenel,
Avignon,
2005
(Notes
d’Olivier
Barlet,
<http://www.africultures.com/index.asp?menu=affiche_article&no=3915>,
18/02/07).
7
CLARE MOSS-COUTURIÉ – BETTY CARTER & L’AUTORITÉ ARTISTIQUE 267
passe par une série d’opérations qui consistent à travailler une
matière. »8
La relation peut être pensée comme relation de création des hommes
entre eux et face au monde. La « poétique de la relation » appelle ainsi
à créer une équilibration constante des « vérités du monde »9, dans la
conscience de l’historicité des relations, de leurs clivages et de leurs
lieux de pouvoir.
Certains artistes ont questionné le site de l’art en tant qu’aire de
canonisation des « œuvres » parce qu’il est lieu de pouvoir. On
pourrait songer au Duchamp des ready-made avec Fontaine, le
fameux urinoir. Mais « les ready-made n’acquièrent une pertinence
qu’en référence ultra-explicite – par la négation même – au paradigme
esthétique occidental que Jean-Marie Schaeffer a résumé au travers de
l’idée d’une “Théorie spéculative de l’Art”. »10 L’engagement dans
ces œuvres omet la conscience du « tout-monde » de Glissant. Qu’en
est-il en effet des musiques de boppers (ces « génies du jazz »),
créations qui, porteuses d’un mode de connaissance inédit, se voient
déniées le titre d’« œuvres » ?11 Il fallut attendre les travaux d’Olly
Wilson, entre autres, pour commencer à poser les prémisses d’une
conceptualisation de « la Musique Noire en tant que forme d’art »12.
8
Gilles DELEUZE, “En vérité…”, Dialogus, 1993, <http://www.dialogus2.org/
DEL/enverite.html>, 07/01/07. Voir aussi Gilles DELEUZE & Félix GUATTARI,
Mille Plateaux, Paris : Minuit, 1980.
9
Édouard GLISSANT, Poétique de la relation. Poétique III, Paris : Gallimard,
1990.
10
Notes d’Emmanuel PARENT, “Remarques sur Adorno et le jazz de Christian
Béthune”, <http://www.entretemps.asso.fr/Samedis/Bethune.Parent.html>, 26/02/
2007. Cf. également Jean-Marie SCHAEFFER, L’art de l’âge moderne, Paris :
Gallimard, 1992.
11
Comme l’affirme Béthune : « Ce n’est pas le moindre paradoxe de l’esthétique
occidentale que de réserver de plein droit une place au musée à Fontaine, le fameux
urinoir de Duchamp, et de barguigner à Swinging the Blues son droit à exister en tant
qu’œuvre d’art. » (Christian BÉTHUNE, Adorno et le jazz: analyse d’un déni
esthétique, Paris : Klincksieck, 2003, p. 133).
12
Ce travail est fondé sur une comparaison entre une work song populaire (“Katie
Left Memphis”) et l’interprétation, par Miles DAVIS, d’un standard de jazz (“On
Green Dolphin Street”, tiré du film éponyme de Ned WASHINGTON & Bronislau
KAPER, 1947 et apparaissant sur le disque Jazz Track, Columbia Records CO61165). (Olly WILSON, “Black Music as an Art Form,”, Black Music Research
Journal, n° 3, 1983).
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En écho à la « pensée du tremblement » imaginée par Glissant, « de
nombreux ethnomusicologues en appellent […] à un décentrement des
recherches théoriques du produit musical (et de son interprétation
confiée à la discipline esthétique) vers la production in situ. C’est là
l’un des sens de la réhabilitation par Gilbert Rouget […] du verbe
d’action musiquer »13 et de la transposition par Christian Béthune du
syntagme oralité seconde désignant une dynamique de relation propre
à la pratique du jazz14. Béthune démontre que le jazz joue (et se joue)
des codes de la performance et, conjointement, des règles de l’écriture
musicale – sans que ces dernières participent de manière formelle à la
poétique orale du jazz. En affirmant l’irréductibilité de l’ouïe sur la
vue et du schéma corporel sur l’idéal d’archi-écriture de la « partition
intérieure » dans l’improvisation, la dimension mimétique du jazz bat
en brèche l’impératif de créativité et d’autorité (« auteurité ») du
musicien dans lequel la « conception logocentrique et scripturale »15
scelle le cœur de l’esthétique occidentale. L’oralité du jazz « vient
solliciter le corps même du locuteur » à travers le « moment originaire
[…] que l’on pourrait en fin de compte aussi bien nommer rythme,
groove, ou trace, [… le] moment ouvrant la possibilité [du sens, en
d’autres termes,] de la culture et que Derrida appelle "différance"
[… ] d’abord une manière pour l’esprit d’advenir au corps »16. Depuis
cette nébuleuse, les musicien.ne.s afro-américain.e.s, notamment les
chanteuses, peinent toujours à être entendu.e.s en tant qu’artistes
investi.e.s d’une autorité artistique légitime.
Fonctionnements du champ jazzistique : le « mythe de la Black
Woman Singin’ »
Dans une culture musicale privilégiant l’écrit, l’engagement avec
l’oralité seconde du jazz propulse en effet un phénomène aussi
complexe que la « couleur » dévoilée par James Baldwin dans son
œuvre fictionnelle et critique. Les performances des musicien.ne.s y
font résonner le système intersectionnel des « marques » (ethniques,
13
Jocelyn BONNERAVE, “Pour une écologie musicale. Les performances du jazz”,
L'Homme, no 181, 2007, p. 105.
14
Christian BÉTHUNE, “Le jazz comme oralité seconde”, L'Homme, n°171-172 –
Musique et anthropologie, 2004, pp. 443-58.
15
Ibid . pp. 451-452.
16
Ibid . pp. 456-457.
CLARE MOSS-COUTURIÉ – BETTY CARTER & L’AUTORITÉ ARTISTIQUE 269
sociales, sexuelles, générationnelles, géographiques, ...)17, éternelles
résurgences d’un ethos « romantique » circulant dans le champ
jazzistique18. Placées à la conjonction d’investissements sociaux et
affectifs spécifiques 19 , les chanteuses noires américaines furent
souvent contraintes de se conformer à une certaine idée de la création
et de la vocalité pour pouvoir musiquer, exister et « tenir leur rang ».
Selon la chercheuse Farah J. Griffin, ce modèle de la vocalité
féminine noire émergea sous la forme mythique d’une Black Woman
Singin’20, au fil d’une tradition littéraire réfutant la doxa mythologique
du jazz. Celle-ci infériorisait intellectuels et artistes afro-américains en
les considérant comme « primitifs »21. La plupart des critiques euroaméricains impliqués dans l’économie musicale du jazz trouvaient
dans ce discours esthétique et pseudo-scientifique une justification
morale à la rationalisation commerciale de la musique. L’industrie des
musiques afro-américaines était en effet prospère mais souvent liée à
des espaces souterrains mêlant drogue, prostitution, gangstérisme et
argent. Ces relations de domination économique impliquaient des
conditions de vie généralement défavorables aux musiciens afroaméricains.
En réaction à une telle domination hégémonique et raciste, la
tradition intellectuelle noire américaine conceptualisa, sous diverses
formes (fictions, écrits politiques, scientifiques, poétiques,
17
Colette GUILLAUMIN, “Race et nature : système des marques, idée de groupe
naturel et rapport sociaux”, Pluriel, no 11, 1977.
18
Eric PORTER, What Is This Thing Called Jazz? African American Musicians as
Artists, Critics, and Activists, Berkeley, CA: University of California Press, 2002.
19
Pierre CARSALADE, Communication au séminaire Jazz et Anthropologie, Jean
JAMIN & Patrick WILLIAMS (eds.), Paris: à paraître.
20
Farah J. GRIFFIN, “When Malindy Sings. Reflexions on Black Women’s
Vocality”, in Robert G. O'MEALLY, Brent H. EDWARDS, and Farah J. GRIFFIN
(eds.), Uptown Conversation. The New Jazz Studies, New York, NY: Columbia
University Press, 2004, pp. 102-25.
21
Selon Ted Gioia, le « mythe primitiviste » est une catégorisation du musicien de
jazz en « noble sauvage », qui maintiendrait une relation pure, émotionnelle et
immédiate avec son art. Sa dénonciation exhibe les relations étroites d’une musique
taxée de « primitive » avec l’économie musicale majoritairement blanche et la
surexposition des « chanteuses noires » comme icônes sexuelles, exotiques et
populaires et non reconnues comme des artistes à part entière. (Ted GIOIA, The
Imperfect Art: Reflections of Jazz and Modern Culture, New York: Oxford Press,
1988).
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discours…), le concept culturel de blackness22 à partir d’un répertoire
de « pratiques de résistance » musicales. La notion de Black-musical
centrism, synthétisée dernièrement par Paul Gilroy23, est construite sur
la base d’un modèle musical, spirituel et performatif principalement
associé à la voix – plus exactement à la voix féminine noire. Mais la
narration de ce mythe des origines perdues de la Diaspora afroaméricaine drape les « chanteuses noires » d’une respectabilité très
paradoxale. Associée à celle d’une muse de la musique
noire originelle, « la » voix des chanteuses fut idéalisée,
« décorporalisée » et « recorporalisée » sous des apparences plus
« acceptables »24. Ce faisant, cette tradition intellectuelle, s’enfermant
dans les abîmes d’une dialectique réductrice, s’engouffrait dans le
discours doxique qu’elle entendait contrer : elle reléguait les réalités
vécues par les chanteuses noires américaines hors du concept de
blackness. Ainsi furent écartées, au titre d’infamantes, les expériences
des fameuses blueswomen : Mamie Smith, Gertrude « Ma » Rainey,
Bessie Smith, Ida Cox et tant d’autres… Ces mêmes chanteuses qui,
selon Hazel Carby, « s’en prenant à un ordre patriarcal réduisant le
corps féminin au rang d’objet, faisaient de ce corps le seul sujet
22
Ce concept culturel n’a pas de traduction française littérale. Le sens le plus proche
est identité ou essence noire, et le terme le plus approprié serait peut être
« négritude », mais celui-ci est le fait d’écrivains martiniquais de langue française
dans les années 1940. « Le mot est une invention de l’écrivain Aimé Césaire, le
premier à l’avoir utilisé en 1939 dans son Cahier d’un retour au pays natal: “[…]
Son nez qui semblait une péninsule en dérade et sa négritude même qui se décolorait
… […] et la détermination de ma biologie, non prisonnière d’un angle facial, d’une
forme de cheveux, d’un nez suffisamment aplati, d’un teint suffisamment mélanien,
et la négritude, non plus un indice céphalique, ou un plasma, ou un soma, mais
mesurée au compas de la souffrance. […] La vieille négritude progressivement se
cadavérise. » (Paris-Dakar: Présence Africaine, [1983] : 40, 56, 60). Le concept qui
en découle a fortement influencé les penseurs et artistes afro-américains dès les
années 1950. » Elvan ZABUNYAN, Histoire des arts visuels afro-américains
depuis les années 1960, Thèse de doctorat, M. Jean Heffer (dir.), Paris: EHESS,
1999, p. 108. C’est à ce titre que le terme anglais est conservé ici. Il serait également
fort utile de retracer l’histoire de ce concept en rapport avec les musiques afroaméricaines, notamment à partir de l’essai fondateur de William E. B. DUBOIS :
“The Sorrow Songs” (in The Souls of Black Folk, [1903], New York, NY: Signet
Classic, 1995), et d’écrits des « premières » féministes noires (Ida B. WELLSBARNETT, Mary Church TERRELL, Anna J. COOPER, Nannie H. BURROUGH),
entre autres.
23
Paul GILROY, The Black Atlantic: Modernity and Double Consciousness,
Cambridge, M: Harvard University Press, 1993.
24
Farah J. GRIFFIN, op. cit. ; Jean JAMIN, “Voix sans issue”, L’Homme, no 170,
2004 , pp. 199-230.
CLARE MOSS-COUTURIÉ – BETTY CARTER & L’AUTORITÉ ARTISTIQUE 271
sensuel et sexuel des chansons de femmes » 25 . Fondés sur des
interprétations évolutionnistes de l’identité, du corps et du génie
humain, les impératifs d’authenticité, de créativité et d’individualité
présupposés dans le concept de black-musical centrism excluaient les
chanteuses en tant qu’auteures.
L’évincement du corps des « chanteuses noires » hors de l’espace
social reflète donc un aveuglement à elle-même de la société
américaine toute entière. Jusque dans les années 1960 et au-delà, leur
reconnaissance s’avérait par trop compromettre l’autorité de la
république – en dépit d’âpres exégèses et quantité d’œuvres brillantes
signées d’artistes afro-américaines. Historiquement très instable,
flottant dans une impossible fixation, l’interprétation et la
représentation du corps féminin noir oscille perpétuellement entre
« surpuissance et vulnérabilité, […] fascination et répulsion, […]
féminité et masculinité »26. Pour les vocalistes comme Betty Carter,
juste avant les années 1960, l’enjeu était donc pour ainsi dire vital : il
s’agissait de trouver un son qui permettrait peut-être de trouver un
nom pour désigner un sujet collectif (« femme(s) noire(s) »), comme
l’expliquerait Angela Davis quelques années plus tard27. Reflétant le
caractère bivalent des modes de transmission de l’héritage afroaméricain, qui cheminent entre « oral » et « écrit » au sein d’un
paradigme musical, les énonciations verbales du concept culturel de
blackness n’incluraient les réalités vécues par les chanteuses noires
américaines (pourtant fondatrices elles aussi de cette riche tradition)
qu’à la fin des années 1980, au travers de discours, fictions et écrits
scientifiques questionnant la « radicalité » des mobilisations des
années 1960, dont les relations complexes furent trop souvent réduites
dans la littérature scientifique et de vulgarisation. En d’autres termes,
l’un des enjeux soulevés dans l’engagement utopiste et politique de
vocalistes dans les années 1950, telles Betty Carter, était donc de
musiquer en levant « le voile » sur un statut d’insider-outsider
25
Hazel CARBY, “It Jus Be's Dat Way Sometime: The Sexual Politics of Women's
Blues,” in Robyn R. WARHOL and Diane P. HERNDL (eds.), Feminisms: An
Anthology of Literary Theory and Criticism, New Brunswick, NJ: Rutgers
University Press, 1991, pp. 746-58.
26
Carla L. PETERSON, “Foreword: Eccentric Bodies,” in Michael BENNETT and
Vanessa D. DICKERSON (ed.), Recovering the Black Female Body: SelfRepresentations by African American Women, New Brunswick, NJ: Rutgers
University Press, 2001, pp. XI-XII.
27
Angela Y. DAVIS, Women, Race and Class, London: The Women’s Press, 1981.
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coupant ces artistes d’une histoire qui les avait longtemps ignorées
et/ou avait codé leurs contributions, allant jusqu’à leur dénier le titre –
même ambigu – d’« innovatrices » du jazz28.
Illustration : pratiques du pouvoir dans le jazz et le be-bop
L’une des courtes séquences du programme de télévision diffusé en
1950 sous le titre de « Cobb’s Idea »29, où l’on découvre Betty Carter
dans l’orchestre de Lionel Hampton (1948), illustre la recherche d’un
son nouveau de la part de la vocaliste. Celle-ci passait dès ses débuts
pour une inconditionnelle du be-bop. Hamp (Lionel Hampton) l’aurait
engagée parce qu’elle scattait : dans cette séquence en effet, elle ne
chante pas les paroles d’une chanson mais improvise des syllabes, des
sons.
Après 1945, le contexte général de l’après-guerre avait ouvert un
répertoire plus large de rôles sociaux pour les femmes, et ce climat
créa une base importante à partir de laquelle repenser les
identifications (ethnique, sexuelle, sociale, créative …) dans le jazz.
Quelques vocalistes (Ella Fitzgerald, Sarah Vaughan, Anita O’Day,
...) avaient franchi ces frontières en faisant du scat l’un de leurs outils
de prédilection, tout comme Betty Carter ici. Pour les musicologues
Leslie Dunn et Nancy Jones, une telle démarche d’improvisation
démystifie et dés-esthétise la voix féminine afin de montrer que les
femmes peuvent posséder des formes de vocalité plus affirmées et
moins prévisibles 30 . Aux yeux et aux oreilles d’un public de
connaisseurs conscients de ces conventions, en scattant, la vocaliste se
démarque de la sphère des chanteuses de jazz, dont le stéréotype outré
et hégémonique était l’image d’une « chanteuse-potiche », icône
sexuelle sans savoir musical sérieux, incapable d’entrer en
28
Dans la révision de cette histoire, voir l’importance de la “biographie sociale”,
genre littéraire susceptible de rendre compte de la recherche menée par chaque
artiste dans ses pratiques. Voir Jean JAMIN, “Sonner comme soi-même. Ce que ne
nous disent pas les voix de Billie Holiday”, L'Homme, no 177-178 – Chanter,
musiquer, écouter, 2006.
29
Se reporter à la note 5 supra. Le documentaire porte le titre éponyme du standard
de jazz composé par Arnett COBB, joué par l’orchestre de Lionel Hampton dans
cette séquence.
30
Leslie C. DUNN & Nancy A. JONES (eds.), Embodied Voices: Representing
Female Vocality in Western Culture, Cambridge, MA: Cambridge University Press,
1994.
CLARE MOSS-COUTURIÉ – BETTY CARTER & L’AUTORITÉ ARTISTIQUE 273
communication avec les musiciens – et ceci en dépit de la présence de
nombreuses chanteuses de talent ayant participé activement à
l’histoire des big bands.
En revanche Betty Carter atteste ici d’une expertise qui donne la
réplique aux instrumentistes ; elle se glisse dans des formes stylisées
par les initiés du be-bop. Le terme « initiés » est ici utilisé sciemment
(« détenteurs d’un savoir, d’un mystère »). L’idéal d’excellence du bebop31 a en effet inspiré des propositions musicales inédites à certains
instrumentistes qui ont marqué son histoire, repoussant les limites des
normes musicales de la composition et de l’interprétation (Charlie
Parker, Dizzie Gillespie, Miles Davis, Thelonious Monk, Bill Evans
…). La musicologie occidentale ne permettait pas de penser les
improvisations de ces boppers formellement, au regard de leur propre
système de production et leurs codes de communication internes. Cet
état de fait reflète des paradoxes à l’œuvre dans la tradition esthétique
scripturale, où une conception logocentrique (et romantique)
sanctionne l’« acte créatif » dans l’improvisation comme
« innovation » par excellence.
En sortant du paradigme scriptural qui fonde la tradition esthétique
occidentale, le jazz interroge en effet le site de l’art de l’extérieur, réouvrant la possibilité d’œuvres dans lesquelles la dimension
mimétique de l’improvisation est pleinement assumée. Dans la
tradition esthétique occidentale, « l’artiste capable d’improviser
atteindrait à une sorte de quintessence de l’acte créatif » conception
implicitement normée « par une notion d’au(c)toritas que sanctionne
un ‘devoir d’originalité’ qui rend l’artiste responsable de ses
productions à titre individuel et inscrit l’œuvre produite dans une
perspective de culpabilité. » 32 La conception logocentrique et
scripturale des œuvres voit dans l’improvisateur l’incarnation du génie
capable de lire « le texte d’une ‘partition intérieure’ au fil de son
écriture intime » (miraculeusement débarrassé de la médiation
laborieuse de l’écriture)33.
L’improvisation procède pourtant d’un jeu de « ressassement » à
l’intérieur d’une tradition assimilée et de son expression dans le flux
31
Scott DEVEAUX, The Birth of Bebop: A Social and Musical History, Berkeley,
CA: University of California Press, 1997.
32
BÉTHUNE, op. cit. p. 451.
33
Ibid. p. 452.
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mimétique du jeu, toujours renouvelé en temps réel. C’est ainsi une
attitude, un régime esthétique « des flux », en somme, que l’oralité
seconde du jazz met en œuvre (sans évidemment remplacer la
traditionnelle « esthétique des choses », mais décloisonnant,
sécularisant les orthodoxies servant à défendre un territoire, à
légitimer des frontières, à assurer la souveraineté d’un certain type
d’art contre un autre). En fait, les « œuvres » du jazz deviennent des
dispositifs de passage entre le monde et l’art, aménagés au sein des
lieux mêmes de l’art. Pour le Foucault de Surveiller et punir 34 ,
l’élaboration du discours sur le savoir a révélé l’art de gouverner le
corps pour l’assujettir aux formes omniprésentes et omnipotentes du
pouvoir. Les musiques du be-bop, où le recours aux codes de la
musicalité occidentale est accidentel, sont ancrées dans la
performance extrême du « corps à corps » (avec l’instrument, avec les
autres musiciens et avec le public notamment) entendue comme code
de communication et de connaissance musicale. Le discours du be-bop
apparaît donc comme un discours de connaissance échappant au lieu
de savoir-pouvoir que constitue le paradigme scriptural central à
l’esthétique occidentale, dont il remet en cause la souveraineté – bien
qu’il n’ait généralement pas pu être reçu comme tel par les
musicologues.
La suite du film « Cobb’s Idea » nous montre que, tandis que les
autres musiciens regagnent leur place après leur solo, la vocaliste s’en
retourne dans les coulisses, d’où elle est apparue. Malgré sa
connaissance des codes internes du be-bop, la vocaliste ne fait donc
pas partie de l’orchestre ; elle disparaît après son « numéro » alors que
tous les autres musiciens restent sur scène. Ainsi, bien qu’elle
s’inscrive dans un discours sur l’art également entendu comme
discours « de résistance » (le scat est supposé l’associer au discours
des instrumentistes), Betty Carter n’appartient pas à la sphère des
musiciens de jazz. En termes foucaldiens, l’organisation de l’espace
comme instrument utilisable pour discipliner, classer, assujettir les
corps, donne aux dispositifs du pouvoir machinal leur raison d’être.
Ici, l’organisation de l’espace sur scène distribue les musicien.ne.s
dans des sphères séparées par des lignes de pouvoir sexuées qui leur
indexent des catégories. De façon caricaturale, pour la sphère du
34
Michel FOUCAULT, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris :
Gallimard, 1975.
CLARE MOSS-COUTURIÉ – BETTY CARTER & L’AUTORITÉ ARTISTIQUE 275
chant : féminité, émotion, ignorance, etc. ; pour
instrumentale : masculinité, maîtrise, puissance, etc.
la
sphère
On pourrait même supposer que Betty Carter préférait disparaître
dans les coulisses plutôt que de rester immobile sur la scène sans
chanter, de peur de faire ressurgir le spectre évoqué plus haut. Si tant
est qu’elle soit avérée, cette stratégie de défense ne contredirait en rien
le constat général selon lequel sphère vocale et sphère instrumentale
étaient bien souvent, dans les faits (bien qu’artificiellement),
« séparées » par des lignes de pouvoir sexuées dans le champ
jazzistique. La centralité de l’antagonisme de sexe suggéré par les
remarques formulées au regard de cet exemple ne doit toutefois pas
obscurcir les autres relations de pouvoir qui constituent
les configurations complexes du système social des tensions agitant le
champ jazzistique. Plus généralement, celui-ci se trouve en effet lié
aux fonctionnements diffus d’un ethos romantique, masculiniste et
hétérosexuel opératoire dans le be-bop. Cet ethos fut particulièrement
renforcé par la réception faite aux boppers dans les États-Unis des
années 1950.
Boppers & hipsters : discours de résistance et discours artistique
Dès les années 1940 aux États-Unis, le be-bop fut à l’origine d’une
importante réflexion dénonçant la transformation des conditions de
travail des jeunes musiciens de jazz noirs américains pendant et après
la guerre. Ceux-ci voyaient leurs incertitudes grandir à mesure que les
immenses big bands se réduisaient en petits combos rassemblant
chacun une poignée de musiciens. À travers l’exposition publique du
huit-clos « privé » de la jam session 35 , des boppers virtuoses et
imprévisibles signifièrent leur volonté de célébrer une forme artistique
délivrée des contraintes pesant sur le champ jazzistique. La mise en
scène de cet espace fondateur constitue le sujet central de Jammin’ the
35
L’espace de la jam fut formateur car il permettait aux musiciens d’affirmer leur
désir de jouer une forme d’art musical dans un espace « privé » (celui d’une
répétition entre musiciens) sans donner l’impression de céder aux attentes du public
et de l’industrie. Les jams étaient pourtant publiques, permettant la diffusion de cet
art auprès d’un public d’aficionados qui découvraient, avec la musique, la façon
dont elle était pratiquée.
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Blues 36 , que l’on peut rétrospectivement classer dans la catégorie
hybride des « docu-fictions ». À l’époque, en 1944, le film fut
présenté comme la restitution à l’écran d’une jam authentique, réalisée
sans artifice mais avec art. Ce document cinématographique est l’un
des premiers où apparaissent (presque) exclusivement des musiciens
noirs – la légende voudrait même que l’on ait demandé à Barney
Kessel, seul musicien blanc, de rester dans l’ombre et de se noircir les
mains au jus de mûres pour qu’elles apparaissent plus sombres dans
les plans rapprochés montrant son jeu de guitare. Ce retour plus
qu’ambigu d’un Blackface que la plupart des boppers contestaient
dans leurs pratiques interethniques et méritocratiques donnait ainsi à
voir les impératifs d’une « authenticité » artistique liés à la couleur de
la peau.
L’image qui accompagna la graduelle légitimation artistique du bebop resta attachée à l’anticonformisme bigarré et facétieux de
l’esthétique hip (vs. square) apparue dans les années 1940. Ted Joans,
tête de file des poètes hip du mouvement beat, déclarait ainsi son
attachement aux boppers : « Bird [Charlie Parker] était la
personnification de tant de choses pour les poètes et les hipsters de la
Beat G. » 37 À la mort du saxophoniste en 1955, il peindra sa
reconnaissance et son admiration sur les murs de Manhattan en lettres
géantes (« BIRD LIVES ! BIRD LIVES ! »), précurseur d’une
esthétique du graffiti dont la diffusion reste aujourd’hui sans
précédent. Cette esthétique du collage, influencée par le surréalisme,
prolongeait des traditions afro-américaines qu’Henri L. Gates Jr.,
entre autres auteurs, a résumées à l’aide du trope du Signifyin’38 dans
son herméneutique de la notion de blackness.
En revanche, le titre de « génie » dont une histoire du jazz
radicalement évolutionniste gratifia certains boppers charriait en vrac,
avec l’honneur (voir le « devoir d’originalité » mentionné plus haut),
plus que son lot d’injonctions déterministes. Promue par la popularité
croissante, sur les ondes, de disc jockeys blancs contrefaisant
l’idiolecte du Jive (idiolecte calqué sur les usages vernaculaires afroaméricains de la langue américaine et supposé être l’apanage des
36
Se reporter à la note 5 supra. Ce docu-fiction remporta l’oscar du meilleur film
court en 1945 et fut nominé pour plusieurs autres prix.
37
Ted JOANS, “Bird and the Beats”, Coda, June 1981.
38
Henri L. GATES Jr., The Signifyin’ Monkey: A Theory of African-American
Literary Criticism, New York, NY: Oxford University Press, 1988.
CLARE MOSS-COUTURIÉ – BETTY CARTER & L’AUTORITÉ ARTISTIQUE 277
musiciens noirs), la figure du bopper-hipster semblait incarner le
fantasme de l’Autre exotique. Il représentait la promesse monnayable
d’une libération créative et sexuelle pour toute une génération
d’intellectuels et de jeunes consommateurs que le conformisme des
années 1950 étouffait. « Semant le trouble chez de nombreux
intellectuels blancs de l’après-guerre qui se concevaient comme les
spécialistes américains de l’aliénation » 39 , le bopper-hipster était
imaginé comme un curieux héros noir et masculin – voire masculiniste
– un déviant pathologique et fascinant, paradoxale incarnation des
libertés et des névroses nationales. Le controversé White Negro de
Norman Mailer tente de nous en convaincre, aux prises avec ses
propres contradictions40. En retour, la cool pose (« the bulletproof vest
against racism », selon Ralph Ellison), dont Betty Carter représentait
la quintessence à l’époque, reflétait une stratégie de défense posant
défi à l’idéologie raciste. Le be-bop offrait donc à la fois un discours
de résistance et un discours artistique explorant un continuum entre la
musicologie classique et l’« imaginaire surréaliste noir » documenté
par l’anthropologue Robin D. G. Kelley41.
« I Can’t Help It » et la voix de Betty Carter
Comment Betty Carter se plaçait-elle au sein de ce discours ? C’est
ce que je propose d’explorer à la lumière de la première de ses
compositions/performances intitulée « I Can’t Help It »42, diffusée en
1958. La chanson lui est venue en réaction à des pressions pour la
« pousser à faire une musique plus commerciale », selon ses propres
termes. Le titre et le « pont » (ou refrain) de la chanson43 y font
39
Scott SAUL, Freedom Is, Freedom Ain’t: Jazz and the Making of the Sixties,
Cambridge, MA: Harvard University Press, 2003, p. 49.
40
Norman MAILER, “The White Negro. Superficial Reflexions on the Hipster”,
Dissent, no 4, 1957.
41
Robin D. KELLEY, Freedom Dreams. The Black Radical Imagination, Boston,
MA: Beacon Press, 2002.
42
Melba Liston, l’une des plus prestigieuses trombonistes et arrangeuses afroaméricaines, a harmonisé cette première composition. Elle figure sur le disque Out
There With Betty Carter paru en 1958, enregistré sous l’autorité artistique et avec
l’aide financière de l’éminent Gigi Gryce, arrangeur compositeur noir dont
l’engagement social et l’influence artistique restent légendaires auprès des musiciens
(se reporter à la note 5 supra).
43
I can’t help it, that’s the way that I am / I can’t help it, I don’t know how to sham /
I try to do the things I feel inside, and believe me that’s real divine…
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278
lines 4
allusion explicitement : « Have you considered what it does to your
soul ? You sell it when you play some other’s role ».
D’une part, les paroles et la ligne sophistiquée de la mélodie entrent
en congruence avec l’impératif artistique qui anime le bopper libéré
dans l’espace privé de la jam, affirmant le désir de jouer une forme
d’art sans donner l’impression de céder aux attentes du public ni des
acteurs du marché de la musique. D’autre part, inspirée du blues, cette
première affirmation me semble refléter la complexité des résonances
entre répertoires musicaux et significations sociales du be-bop. Même
si la structure générale de la chanson, bâtie sur une ascension
mélodique allant du mineur vers le majeur, est plus complexe que la
plupart des progressions harmoniques blues, elle en rappelle la forme
par sa progression standard, selon William Bauer, musicologue et
unique biographe de Betty Carter44. À cette époque, le blues vocal était
trop souvent considéré par les critiques euro- et afro-américains
comme une performance simpliste perpétuant une image primitiviste
des afro-américains. Les révisions nombreuses, radicales et
distanciées de Charlie Parker, Dizzy Gillespie, Miles Davis – et Betty
Carter ici45 – montrent la conscience de cette catégorisation ethnique
en même temps que l’attachement des boppers à cette forme
populaire. Pourtant, l’irruption du geste vocal de Betty Carter au cœur
de cette relecture be-bop est loin d’être habituelle.
Dès l’écoute du premier thème46, tout, ou presque, semble signaler
l’appartenance de Betty Carter à la sphère du be-bop – si ce n’est
l’absence de chorus vertigineux qui contribuèrent à l’élever au rang de
virtuose, mais ceux-ci figurent en nombre conséquent sur le reste du
Have you considered what it does to your soul? / You sell it when you play some
other’s role...
Be yourself dear, in what you choose to be, / I’ll not change you, I need you can’t
you see? / So try me, and maybe you’ll love me / ‘cause I can’t help it, that’s the way
that I am…
44
William BAUER, Open the Door: The Life and Music of Betty Carter, Ann Arbor,
MI: University of Michigan Press, 2002, pp. 67-79.
45
Betty Carter fut tantôt dénigrée, tantôt célébrée dans la presse pour ce genre de
détournement. Elle ne chantait pas les mélodies telles qu’elles étaient écrites et se
servait parfois de suites harmoniques connues pour en faire une autre chanson, (“Jay
Bird”, “Moving on” par exemple).
46
Les paroles sont chantées deux fois avec des omissions mais en respectant la
forme du thème original, (ABA), de facture plus « classique » que la forme
consacrée des standards de jazz (de type AABA).
CLARE MOSS-COUTURIÉ – BETTY CARTER & L’AUTORITÉ ARTISTIQUE 279
disque. La stylisation extrême de la ligne vocale, faisant écho au
contenu direct des paroles, contribue à l’inscription d’une rhétorique
de l’« authenticité » révélant une boppeuse faite théoricienne de sa
propre identité dans la performance. Elle se pose ainsi en « organic
scholar », pour reprendre la désignation ambiguë qui fut appliquée à
Thelonious Monk47. L’identification au be-bop place la chanteuse dans
une position d’autorité vis-à-vis de ses pairs quant aux modes de
connaissance et codes internes circulant dans le champ jazzistique.
Les mots sont déclinés dans un effet de miroir qui contamine la
performance tout entière, de la sémantique verbale jusque dans la
structure musicale. Les schèmes de la narration, de la mélodie et de la
structure harmonique forment des emboîtements miniatures infusant le
motif de la répétition. Basée sur une formule incantatoire (« I can’t
help it »), démultipliée à l’intérieur de la chanson, la saturation des
binarités concourt à conférer à cette ritournelle minimale une valeur
stéréotypique portée par le référent autocentré « I » en l’emmenant
vers un horizon d’universalité abstrait et apparemment sans
« marque ». L’autre inscription de la performance dans l’idiome du
blues permet d’étendre cette stylisation extrême vers un espace
excédant les paramètres classiques de « la » vocalité féminine noire.
Le parti pris de l’arrangement simplissime, avec le début a
cappella, invite à songer au tour de chant, plaçant la vocaliste dans la
sphère féminine et populaire du chant américain. L’impression
générale de stagnation est contrariée par le mouvement aléatoire du
geste vocal qui emmène la performance vers une rupture avec le motif
prévisible de la répétition (en étirant ou décalant excessivement les
syllabes par exemple). Cette irruption d’oscillations corporelles
asynchrones, presque imperceptibles, mène à penser que la relation
identitaire avec laquelle la chanteuse musique excède la
« grammaire » précontrainte de la langue et les règles de la
« musicalité ». Au-delà de codes préétablis, l’espace est encore ouvert
par la coda (supposée être la fin de la chanson) qui fait écho au début
dans une « tournerie », ouverture caractéristique des chansons de
blues. La coda reste suspendue, sans résolution harmonique ; elle
amène rétrospectivement l’évocation onirique d’un désir sensuel (« So
try me and maybe you’ll love me »), qui constitue le propos même de
la chanson. La vocaliste mobilise ainsi le cortège d’une histoire vocale
47
Eric PORTER, op. cit., 2002, p. 85.
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280
lines 4
riche de résistances et d’assertions (cf. les blueswomen), tout en
affirmant sa relation individuelle au désir. L’écologie de cette
performance préfigure ainsi une longue série créée par Betty Carter au
long de sa carrière (« Open the Door » par exemple), réunissant des
chansons qui donnent à entendre les relations symboliques entre le
geste musical (réalisé à l’aide de sa voix ancrée dans le corps) et l’acte
de parole (engagé par les mots définissant son identité), deux
paramètres au cœur de sa pratique de vocaliste. L’artiste y déstabilisa
les mythologies prescrites sur la vocalité féminine noire en donnant
forme à une identification symbolique imprévisible basée sur les
mouvements corporels, visibles et invisibles (le souffle, les grandes
modulations de tempo entre instruments et voix, les déambulations sur
scène par exemple).
Formes du jazz et épistémologie
Cette perspective « du tremblement » sur la musique de Betty
Carter doit être examinée au regard de l’historicité de clivages
apparaissant dans le cadre démocratique de « sociétés d’individus »
dominées par les valeurs du rationalisme48. Les codes idéologiques
subtils qui infiltrent la circulation des musiques improvisées ont
souvent
assimilé
celles-ci
à
une
forme
de
communication transculturelle spontanée – il s’agit du « trope de la
musique-comme-langage-universel », selon l’ethnomusicologue Jason
Stanyek49. Dans les années 1970 aux États-Unis, sous l’administration
de Nixon et, après le Watergate, d’un président non élu (Gérald R.
Ford)50, un nombre croissant de musiques mainstream et avant-garde
tentèrent d’embrasser les desseins d’un « nationalisme » associant
le jazz à « la musique classique américaine » ou « afro-américaine ».
Ce processus de communalisation ethnique 51 culminera dans les
48
Alain RENAUT, op. cit.
Jason STANYEK, “Articulating Intercultural Free Improvisation”, Resonance,
février 1999, p. 44.
50
Sur ce sujet, voir la politique interne de la préparation des cérémonies du
bicentenaire nord-américain sous l’administration Ford par rapport à la musique et
aux groupes minoritaires (cf. Luc BENOÎT À LA GUILLAUME, Les discours
d’investiture des présidents américains ou les paradoxes de l’éloge, Paris :
L’Harmattan, 2000).
51
Danielle JUTEAU, L’Ethnicité et ses frontières, Montréal : Presses de l’Université
de Montréal, 1999.
49
CLARE MOSS-COUTURIÉ – BETTY CARTER & L’AUTORITÉ ARTISTIQUE 281
années 1980 avec la notion d’exceptionnalisme du jazz52, compliquée
par la mondialisation accrue de ses régimes de circulation. L’effort
constitue un progrès social réel au regard du racisme persistant qui
entretient des conditions économiques désavantageuses pour les
musiciens afro-américains. Certaines vocalistes y trouveront une
forme de reconnaissance : Abbey Lincoln, Betty Carter en
bénéficieront partiellement. Ce projet n’inclut pas les improvisatrices
nées une génération après elles, notamment celles issues du champ des
musiques créatives. Les transformations profondes des pratiques de
création et de l’économie en général (et des musiques du jazz en
particulier) nonobstant, ces artistes afro-américaines ont aussi évolué
dans un espace social où le statut des Afro-américains avait été
repensé, après les mouvements des années 1960, de leur propre point
de vue (aussi partielle et problématique qu’ait pu être cette révision).
Leur engagement artistique a parfois déséquilibré le projet nationaliste
et économique qui gratifie les « chanteuses noires » du rôle
épisodiquement respectable de « consolatrices » des maux affligeant
le territoire nord-américain, mais reste aveugle aux dispositifs
spécifiques pesant sur les minorités.
En partisane, dans les années 1950-60, d’une sorte de « séparatisme
librement consenti », Betty Carter résista elle aussi à ce processus de
communalisation ethnique. Comme bon nombre de ses
contemporain.e.s, elle modula son propre discours de résistance contre
l’homogénéisation marchande et anonyme de « la différence »
culturelle, tout en marquant un attachement inconditionnel à
l’impératif de créativité du be-bop. Cette négociation prit la forme
d’une pratique similaire à celle de nombreux musiciens du hardbop
visant à « transformer la liberté des voix des individus en liberté
collective pour le groupe »53. Betty Carter participa au mouvement du
panafricanisme musical54, engagement prolongé dans les rôles sociaux
52
Le jazz fut promulgué « National Treasure » en 1987.
Scott SAUL, op. cit., p. 4.
54
Stanyek caractérise le « processus de music making & listening dans les
interactions face-à-face des musiciens d’héritage africain et issus de
diasporas [comme] une source d’inspiration pour créer de la musique [mais aussi]
des coalitions entre musiciens. » (Jason STANYEK, “Transmission of an
Interculture: Pan-African Jazz and Intercultural Improvisation,” in Daniel
FISCHLIN & Ajay HEBLE (eds.), The Other Side of Nowhere. Jazz, Improvisation
and Communities in Dialogue, Middeltown, CT: Welseyan University Press, 2004,
pp. 87-130). Betty Carter a participé à ces dialogues panafricanistes, enregistrant aux
côtés de divers musiciens africains, ainsi que des acteurs engagés dans ces pratiques
53
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282
lines 4
importants que la vocaliste assuma au cours de sa carrière55. Mais,
rétrospectivement, il semble aussi que Betty Carter actualisait dans sa
pratique une stratégie qui entrait dans le cadre d’une « politique de la
respectabilité » récurrente dans l’histoire moderne américaine 56 .
Cette économie de la « résistance » fait porter le poids des relations
sociales sur des héros individuels. L’exemplarité de Betty Carter
résonne ainsi avec le « mythe de la superwoman » dénoncé dans un
essai célèbre de Michèle Wallace57, qui, quoique polémique, montre
que ce « devoir d’originalité » laisse peu de place à ces « baad black
girls » que furent si souvent les « chanteuses de jazz »58.
Les formes créées par Betty Carter complexifient l’ethos
méritocratique du be-bop pour faire écouter le désir. Le grand
contraste des dynamiques entre les chansons mais aussi à l’intérieur
des
chansons
témoigne
des
combinatoires,
recyclages,
chevauchements, éclatement, saturations, déploiements, silences
entremêlant les textures sonores dans de grands mouvements
d’énergie caractéristiques de son travail. Tous ces paramètres laissent
place à une esthétique du « collage vocal ». Là, l’irruption
imprévisible d’un désir que l’on pourrait qualifier de « subalterne »59,
résiste, dans la mesure de ses possibilités, à une représentation de la
minorité faite sans en respecter la diversité. Elle permet la
« désidentification » temporaire aux relations de pouvoir que divers
musicales politiques et interculturelles (le percussionniste nigérian Michael Olatunji
par exemple). Sous l’impulsion de Randy Weston, réputé pour son travail avec les
musiciens marocains Jellawis, et de Melba Liston, Betty Carter apprit le swahili et
enregistra “Congolese Children”, une composition de Randy WESTON. Elle
improvisa en swahili lors de certains concerts.
55
Cf. note 2 supra.
56
À ce titre, il est important de noter l’orientation masculiniste et pathologique de
l’image du hipster, à laquelle, dans les années 1950, Betty Carter fut étroitement
associée. L’idée de « déviance » avait des résonances très différentes pour les
femmes noires américaines évoluant dans le champ jazzistique.
57
Michèle WALLACE, Black Macho and The Myth of The Superwoman, London:
John Calder Press, 1978.
58
Farah J. GRIFFIN, In Search of Billie Holiday. If You Can’t Be Free, Be a
Mystery, New York, NY: Ballantine Books, 2002, pp. 72-73.
59
Cf. Gayatri C. SPIVAK, “Can the Subaltern Speak”, in Cary NELSON &
Lawrence GROSSBERG (eds.), Marxism and the Interpretation of Culture, Urbana,
IL: University of Illinois Press, 1988 ; Homi K. BHABHA, “Unsatisfied: Notes on
Vernacular Cosmopolitanism,” in Laura GARCIA-MORENO and Peter C.
PFEIFFER (eds.), Text and Nation: Cross-Disciplinary Essays on Cultural and
National Identities, Columbia, SC: Camden House, 1996, pp. 191-207.
CLARE MOSS-COUTURIÉ – BETTY CARTER & L’AUTORITÉ ARTISTIQUE 283
investissements sociaux et affectifs ont matériellement
symboliquement écrit sur le corps dans le champ jazzistique.
et
Les lignes de rupture 60 ainsi créées dans cette première
composition-performance peuvent être entendues comme des points
extrêmes où la représentation et l’interprétation de « la » voix
féminine noire se transforme. Mettant en scène l’intrusion de son
propre corps dans la performance pour jouer sur l’instabilité de la
perception du corps féminin noir dans l’histoire, la vocaliste donne
également forme à une autre notion de blackness. Dans le continuum
symbolique qui retrace l’exploration intermittente et onirique de cette
histoire du corps et lutte contre son idéalisation61, la voix de Betty
Carter préfigure l’androgynéité sonore que l’on décèle chez Cassandra
Wilson, par exemple, une génération plus tard.
Enfin, et pour clore cet exposé (même s’il reste hélas partiel et
contingent) sur une perspective épistémologique, les contributions des
musiciennes ont été occultées et/ou codées dans l’histoire du jazz. Le
constat invite à considérer la trajectoire de ces artistes non pas comme
une forme esthétique féminine en soi, mais en relation avec les
fonctionnements du champ jazzistique dans sa complexité et ses
paradoxes. Au-delà de leurs différences, les œuvres qui relèvent d’une
esthétique « orale » comme le jazz ont donc en commun, d’une part,
d’adopter pour matériau des codes, des pratiques et des références
issus du monde artistique et extra-artistique ; et, d’autre part, de
s’inscrire dans le champ artistique sans volonté affirmée de le
déconstruire ou de le contourner, mais plutôt de le déspécialiser, le
décloisonner. Leur interprétation convie à penser des catégories
conceptuelles qui complexifient le paradigme occidental définissant la
notion d’« œuvre » comme écriture ou archi-écriture. En dépit de leurs
limitations méthodologiques en l’état actuel de la recherche française
(en particulier la « réification des groupes et des individus
altérisés » 62 ), différents paradigmes permettent de commencer à
60
Cf. Gilles DELEUZE & Félix GUATTARI, op. cit. 1980.
L’espace entre scat et paroles, sa représentation publique dans un look transgenre,
le travail approfondi sur la composition, l’arrangement et la technique du son….
62
Elsa DORLIN, « De l’usage épistémologique et politique des catégories de ‘sexe’
et de ‘race’ dans les études sur le genre », Cahiers du Genre - Féminisme(s) : penser
la pluralité, no 39, 2005, p. 94. Voir, pour une discussion plus fouillée sur les
relations de pouvoir liées aux « configurations » complexes du système de marques
(ou « genre »), le numéro dans son entier.
61
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284
lines 4
envisager le défi qui consiste à penser ces intersections de lignes de
pouvoir aux frontières historiques mouvantes63. C’est peut-être ainsi
que l’engagement de chanteuses afro-américaines telles que Betty
Carter pourra légitimement être reçu, comme « acte d’auteur », en
relation.
63
Cf. des notions décrivant, au regard de l’utopie démocratique d’égalité, des
processus d’identification et de désidentification des groupes et individus altérisés :
la poétique de la relation (Édouard GLISSANT, op. cit.), l’oralité seconde
(Christian BÉTHUNE, op. cit.), la New Mestiza (Gloria ANZALDÚA,
Borderlands/La Frontera: The New Mestiza, San Francisco, CA: Spinsters/Aunt
Lute Books, 1987), l’intersectionalité (Kimberley CRENSHAW, “Mapping the
Margins: Intersectionality, Identity Politics, and Violence against Women of Color,”
in Standford Law Review, n° 43, 1991, pp. 1241-99), le sujet (RILEY, Am I That
Name? Feminism and the Category of « women in History », Minneapolis:
University of Minnesota Press, 1988), l’expérience (Joan SCOTT, “Genre : une
catégorie utile d’analyse”, Les Cahiers du Grif, no 37-38, 1988 ; Judith BUTLER,
“Contingent foundations: Feminism and the Question of ‘Postmodernism’ ”, in
Judith BUTLER & Joan SCOTT (eds.), Feminists Theorize the Political, New York,
NY: Routledge, 1992), etc. Notons qu’il s’agit là d’un véritable défi
épistémologique et politique au regard de la recherche féministe actuelle (voir
Nancy FRASER, “Multiculturalisme, anti-essentialisme et démocratie radicale.
Genèse de l’impasse actuelle de la théorie féministe”, Cahiers du Genre, op. cit. pp.
27-51).
Imagining the Multicultural
City: Terry Pratchett’s Guards!
Guards!
Timothy MASON
Université de Paris VIII
286
lines 4
Introduction
Terry Pratchett’s Discworld series is one of the most successful
publishing ventures of the last twenty years. The books sell in large
quantities, and the associated merchandise, including maps, figurines,
T-shirts and, for a time at least, a brand of beer, also does quite well.
But one should not see the author as simply a purveyor of “product”.
A.S. Byatt, noting that his work goes unreviewed, refers to him as “the
great Terry Pratchett”, admiring his “metaphysical wit”, his “energetic
and lively secondary world”, and his “amazing sentences”.1
The series is set upon a distant planet, situated at so remote a point
in the universe that it is upon the very edge of reality. It is a world
where imagination is more powerful than physics, and where fictions
become real. It is, therefore, of no surprise that the reader should often
find her or himself upon very familiar ground; heroes and heroines of
fairy-tale appear, as do literary creations such as Bram Stoker’s
vampires or Tolkien’s dwarfs. And indeed, the largest metropolis of
the Discworld is lifted almost directly from Fritz Leiber’s Grey
Mouser series, from its muddy streets to its Thieves’ Guild. In fact,
the Discworld series began as a lampoon of Sword and Fantasy
fiction, and owes some of its comic sense of the genre to Lieber’s
writings – a debt that Pratchett recognizes, slipping his predecessor’s
two heroes into one of his own early books.
Lieber’s characters are in-migrants to his big city, Lankhmar, who,
despite their differences, pool their resources and thrive as parasites
upon the urban underworld. It is their adventures and misadventures
that interest Lieber and his readers. If there is an underlying question,
it is how the migrant survives the city. Pratchett, by contrast, is
interested in the city itself, in how it is run, in how it adapts to the
strains put upon it by its increasing power as a magnet to the rest of
the Disc. He turns Lieber’s question round the other way, and asks
how it is that the city survives the migrant.
For Pratchett’s city, Ankh-Morpork, is the multicultural centre of
the Discworld. To its gates, it attracts the adventurous from far and
1
A. S. BYATT, “Harry Potter and the Childish Adult”, New York Times, 11 July
2003.
TIMOTHY MASON – TERRY PRATCHETT’S GUARDS! GUARDS!
287
wide. Trolls and dwarfs make their way down from the far Ramtop
mountains to take advantage of its opportunities. Vampires and
werewolves drift in from the forest-lands to the north, while
adventurers from the south open curry-houses. How these different
groups, with their differing customs, and their differing gods, can live
together, and how the city can be organized in such a way as to permit
them to do so, is investigated in a number of the Discworld novels that
centre upon the Ankh-Morpork City Watch.
Lieber’s heroes are all but criminals. If Pratchett’s main characters
were to encounter them, they would put them under arrest. For
Pratchett is concerned with the problem of Order, and quite naturally
places the police at the centre of his city-tales. The first of these,
Guards! Guards!2, the eighth in the Discworld series, and published in
1989, actually confronts the question of whether the police serve any
purpose at all. At the opening of the novel, the Watch has been
reduced to three men, two of them being time-serving good-fornothings, who see patrolling the streets as an occasion to try the doors
to see if there’s a chance of making off with any valuables, and the
third, the nominal chief, being a notorious drunk. This state of affairs
is the result of deliberate policy decisions on the part of the ruler of
the city, the Patrician, who has, through his use of the Guilds, deftly
depoliticized the city, which now, to all intents and purposes, runs
itself. Burglars and pickpockets are dealt with by the Thieves’ Guild,
murderers by the Assassins’ Guild, panhandlers by the Beggars’ Guild
and streetwalkers by the Seamstresses’ Guild. There is no need for a
police force.
However, the Patrician, as it will emerge, has underestimated the
difficulties that the city now faces. While his schemes have provided
sufficient stability to bring about a new era of prosperity, they have
also set up tensions and strains that go beyond the purview of the
Guilds. The influx of young and unattached males, drawn in from the
rural backwaters by dreams of wealth, and the varied ethnic identities
of the incomers, pose problems that the indigenous institutions cannot
resolve.
2
Terry PRATCHETT, Guards! Guards! (1989), London: Corgi, 1990. All the
quotations from Guards! Guards! in the article are taken from this edition of the
novel.
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288
lines 4
Machiavelli and Hobbes
In the text there are two clear references to political philosophers.
The Patrician is clearly a Machiavellian Prince. He is a politician
whose understanding of the ruses of power is masterly, and who is
thoroughly ruthless in his determination to ensure the smooth
functioning of the machine of which he is in charge. He is a
technician; success is achieved through the skilled application of light
pressure upon specific points of the political body. His techniques are
universal in nature; he can advise a group of beleaguered rats in their
campaigns against snakes and scorpions as deftly as he runs the affairs
of Ankh-Morpork.
The Patrician is, in the course of the book, thrown down from the
seat of power by Leviathan itself; Hobbes’ dragon is summoned in
person, as part of a palace plot. The dragon makes an offer to the
citizens; they either submit to its power, in which case it will ensure
prosperity by the imposition of order and the prosecution of a
vigorous foreign policy. The dragon shows no reluctance in using its
considerable fire-power, and the Ankh-Morpokians surrender to the
inevitable, while looking forward to the spoils of war.
Clearly Leviathan holds its own interests most dear and the
Commonwealth that it offers is that of a collectivity of the egoistic, in
which the interests of its subjects remain subordinate to its own will
and desires. Vetinari, the Patrician, is a rather more enigmatic
character; his regard for the city appears analogical to that of a
watchmaker for a well-made watch. He believes that men are by
nature evil, by which he seems to mean something more than simply
that they are motivated by self-interest. Aware of the corruptions of
power, which lead some of his predecessors into Sadian excess, he
contents himself with such pleasures as necessity may offer – the
occasional assassination, or a subtle treachery, if they contribute to the
city’s overall welfare, are enough to offer him some compensation.
Both are aware of the importance of the symbolism of power. The
dragon insists upon a ritual meal, consisting in its public consumption,
at regular intervals, of a young woman of good family. Vetinari, for
his part, ostensibly refuses to occupy the throne of the ancient kings of
Ankh-Morpork, perching instead upon the lowest of the steps that lead
up to it. Such gestures are of particular importance in the Discworld
TIMOTHY MASON – TERRY PRATCHETT’S GUARDS! GUARDS!
289
where, as we shall see, symbols have a life of their own, and must be
treated with some respect.
However, as the city becomes a crucible of all the cultures of the
Discworld, so it may be that the old emblems lose some of their
charm. It is this, perhaps, that leads to Vetinari’s temporary downfall,
and one of the lessons of the book is that the successful city must
negotiate and adapt to the concomitants of its own success.
Rousseau and Locke
Less heavily marked in the text, both Rousseau and Locke leave
their prints upon it. One of the central characters, a young man freshly
arrived from the country-side, has much in him of the Noble Savage
as he appears in Rousseau’s earlier writings. Carrot, as the young man
is named, is innocent and naive; he takes others on trust, and sees only
the best motives in everyone. On his arrival in the city he first lodges
in a brothel, but sees it as a fine establishment, treating the young
women as modest maidens who are, on occasion, in need of his manly
protection. Carrot has come to the city in order to take on a position in
the City Watch. He looks forward with some enthusiasm to becoming
a policeman, and has taken the trouble to commit to memory the Laws
and Ordinances of Ankh-Morpork. It is something of a puzzle to him
to discover the Commander of the Watch slumped over a bar-room
table, so obviously drunk that even Carrot cannot misunderstand his
condition. The Commander, Vimes, has, the reader is led to
understand, taken to drink because his duties have so been reduced as
to render him ineffectual. Vimes holds to a conception of natural law
which is Lockean; he is himself the descendant of a regicide.
Although he recognizes that Vetinari’s pragmatic approach to
government actually works, he is disgusted and enraged by the
Patrician’s underlying cynicism. And he clearly recognizes the
dragon’s tyranny as morally indefensible.
Carrot and Vimes between them will return Vetinari to power.
They will, however, extract a price; the implicit recognition by the
Patrician of a transcendent principle of order that expresses its
institutional form in a properly constituted police force. As Carrot is
fond of saying, the term ‘policeman’ means ‘man of the city’, who
carries with him the charge of making the city a good place to live in.
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290
lines 4
This is the good that Vetinari both denies and belittles in a speech he
makes to Vimes near the end of the book :
“I believe you find life such a problem because you think there
are the good people and the bad people,” said the man. “You’re
wrong, of course. There are, always and only, the bad people,
but some of them are on opposite sides.”
He waved his thin hand towards the city and walked over to the
window.
“A great rolling sea of evil,” he said, almost proprietorially.
“Shallower in some places, of course, but deeper, oh, so much
deeper in others ... Down there are people who will follow any
dragon, worship any god, ignore any iniquity. All out of a kind
of humdrum, everyday badness. Not the really high, creative
loathesomeness of the great sinners, but a sort of mass-produced
darkness of the soul. Sin, you might say, without a trace of
originality. They accept evil not because they say yes but
because they don’t say no. I’m sorry if this offends you,” he
added, patting the captain’s shoulder, “but you fellows really
need us ... We’re the only ones who know how to make things
work ...” (391-2)
Vimes protests, but is unable to fully articulate his objection.
However, he and Carrot have already demonstrated through their
actions that there are times when Vetinari “really needs” them, for he
would otherwise still be languishing in the dungeon to which he had
been confined upon the arrival of the dragon. That there must always
be those who will remind the sovereign of his duty to a higher
conception of law, and who will, if nothing else will serve, overthrow
him if he forgets it, emerges from the actions of the Watch rather than
from constructed argumentation.
Narrativium
The Discworld is subject to what Pratchett refers to as “Narrative
Causality”, or – viewed as one of the constitutive elements of
Discworld reality, Narrativium. Essentially, this ensures that events
tend to follow the well-trodden paths of narrative or story. If any
situation that arises can be interpreted as pertaining to one or another
well-known tale, then it is likely that subsequent events will also
TIMOTHY MASON – TERRY PRATCHETT’S GUARDS! GUARDS!
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conform to the story-line. In several of the books, this tendency is
manipulated by one or another of the characters in order to achieve
some selfish goal. The stronger-minded characters tend to resist story,
for, as one of them, the witch, Granny Weatherwax, opines, stories are
impediments to the good life, interfering as they do with selfdetermination and personal responsibility. However, even those who
resist are, at some level, subject to plot-line and the deep stereotypes
of the folk-tale. The best that can be hoped for is that the surface of
the story may be disrupted, while the underlying mechanisms work
their way into the world unnoticed by the protagonists even as they
obey their logic.
In Guards! Guards! the story that is invoked by the villain and
side-stepped by the main characters is that of the hidden heir to the
throne. The Patrician’s secretary, a sly and ambitious fellow named
Wonse, has determined to oust his master and take his place – a storyline which is, in itself, so predictable that Vetinari himself expects it.
Wonse, however, has imagined a ploy which takes the Patrician by
surprise; stealing a book of spells from the city’s Unseen University,
which is devoted to the study of Magic and to the training of wizards,
he summons up a dragon. After allowing the dragon to terrorize the
city for a few days, he arranges for it to be publicly slain by a young
man with a large and showy sword who, as narrative obliges, is then
proclaimed king by the delighted burgers.
Wonse’s attempt to use this story-line is fatally flawed. It is not that
the people of Ankh-Morpork are reluctant to play along with it; on the
contrary, much to Vimes’ properly republican disgust, they appear
delighted with the idea of seeing a crowned head of state upon the
throne of Ankh-Morpork. It is because Wonse has only a superficial
understanding of the forces that he is playing with. Narrativium is as
dangerous to manipulate as uranium, and chain-reactions that take the
story beyond immediate human control are common. In the present
case, Wonse has summoned a powerful creature, the dragon, without
taking any care to enquire into its nature, despite the clear warning
given him by the stolen grimoire. In the book from which he gleaned
the summoning spell, he will have read the last scribblings of its
author :
Vimes squinted at the crabbed writing.
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Yet dragons are not liken unicornes, I willen. They dwelleth in
some Realm defined by thee Fancie of the Wille and, thus, it
myte bee that whomsoever calleth upon them, and giveth them
theyre pathway unto thys worlde, calleth theyre Owne dragon of
the Mind.
Yette, I trow, the Pure in Harte maye still call a Draggon of
Power as a Forse for Good in thee worlde, and this ane nighte
the Grate Worke will commense. All hathe been prepared. I hath
laboured most mytily to be a Worthie Vessle ....
Vimes read it through again, and then looked at the following
pages.
There weren’t many. The rest of the book was a charred mass. (
395)
In the Discworld as on Earth: anthropologists know that the most
powerful of black magical forces is envy. Wonse has envied the power
of the Patrician, and has called upon similar motivations in his little
band of conspirators. The dragon is a concentrated mass of
covetousness and lust for power. It has tasted the thrill of exercising
power through terror, and will not let it go. It seeks out the pathway
that Wonse has opened up for it, and returns to interrupt the
coronation, incinerate the new king and, taking Wonse with it to serve
as vizier, settles down into the castle.
Vimes, whose years in service to the Patrician have rendered
cynical, is not at all surprised to find that the people of AnkhMorpork, once recovered from the first shock, are not averse to
serving the new monarch. The dragon offers a contract which appeals
to the Hobbesian egoist that dwells in the soul of every human being.
All Commonwealths have their costs, and the dragon’s demands may
seem quite modest when compared to those extracted by other rulers
in other times. Vimes, the policeman, remains immune; it is not and
cannot be right to eat people.
Vimes is, from the start, suspicious of the dragon. It cannot, he
reasons, be real; nothing as large and heavy as this beast is could
really fly. His scepticism is a rare quality on the Discworld, for reality
is continually threatened by the works of imagination. If enough belief
is invested in something, it comes into being: Gods owe their
existence to their congregations, the Tooth Fairy responds to
children’s faith in her existence by clambering up a ladder to place
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gifts upon their pillows, and Death, a large skeletal figure in a black
cowl makes several appearances in each novel. The appearance of a
dragon arouses no doubts in the breasts of most Ankh-Morpokians.
Vimes is different, however. As one of his fellow guardsmen puts
it, the head of the Watch drinks because he is, in fact, unnaturally
sober, and lives too close to reality. It is only through the absorption
of alcohol that he manages to see the world in the way his fellows see
it. Sober, Vimes is a thoroughgoing empiricist, and will have none of
the gods of the marketplace. Determined to investigate the dragon, he
turns to the one person whose area of expertise is liable to help him.
Carrot shares his chief’s distaste for the dragon, but not his
scepticism in the face of narrativium. Reasoning that legend teaches
that every dragon must have a vulnerable spot, he rallies the other
members of the watch, persuading one of them, who claims to have
been an excellent archer in his youth, to attempt to bring the beast
down as it flies over the city. The attempt fails; it is Vimes’ scepticism
that will set in motion the forces that eventually rid the city of the new
monarch, although more the result of natural accident than of human
design.
Culture or Cultures
At the heart of the social sciences lies the question of difference
and similarity. From one society to another, from one time to another,
human beings have adopted widely different beliefs, customs, and
ways of being. For many centuries, history has been multiple, and the
institutions that men have collectively constructed to enable them to
live together have varied in consequence. For some four or five
centuries now, the disparate communities of the globe have been
subjected to a process of globalization which has brought the savage
and the civilized, the cannibal and the christian face to face. As we
stare into each other’s eyes, it has been difficult to determine whether
what we see there is a recognizable reflection or an image of absolute
Otherness. As globalization proceeds, so the Other moves and
disperses, both symbolically and corporeally. The encounters,
struggles and compromises that these displacements lead to are the
stuff of sociology, anthropology and political science. But before the
social sciences, the novel had already offered a privileged space in
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which to arrive at an understanding of the new world. Today the novel
still fulfils this function; Pratchett brings blood and flesh to the
philosophers’ models. He also brings storytelling.
In the stories that novelists tell, simply to embody principle is
rarely satisfying. Carrot may well be the Noble Savage, but he is other
things as well. To the city of Ankh-Morpork and its inhabitants,
whether indigenous or migrant, he is the Other. But he is also the core
of the city’s identity, for the city belongs to him and he to it in a way
that is of greater authenticity than crowns or elections may bestow.
Carrot is, culturally speaking, a dwarf. He was raised in a dwarf
mine in the Ramtop mountains, son of a dwarf King. He speaks
dwarfish as his mother tongue, and firmly believed himself to be a
dwarf until puberty struck and he fell in love with a young dwarfess.
Innocently, he courted her, and was surprised to find that her parents
were not overly favourable to his suit. Then it was that his father
announced to him that he had, in fact, been adopted. The only survivor
of a brigands’ attack on a coach party, the baby had aroused the pity
of King and Queen, and they had taken him in. Now, the King tells
him, it is time for him to return to his own people. So it is that he
arranges for his adopted son to be employed as a City Guard, a
profession that seems to be an honourable one.
When Carrot goes to the city, he takes with him the one gift his
human father left him. It is a sword.
He is also bearing a sword presented to him in mysterious
circumstances. Very mysterious circumstances. Surprisingly,
therefore, there is something very unexpected about this sword.
It isn’t magical. It hasn’t got a name. When you wield it, you
don’t get a feeling of power, you just get blisters; you could
believe it was a sword that had been used so much that it had
ceased to be anything other than a quintessential sword, a long
piece of metal with very sharp edges. And it hasn’t got destiny
written all over it.
It’s practically unique, in fact. (32)
Carrot also carries with him "The Laws and Ordinances of AnkhMorpork", little knowing that this ageing text has been abandoned by
the authorities of the city for which he is heading. For dwarfs, the
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written word is sacred; they are, in the Discworld, fundamentalists.
Carrot regards the “Laws and Ordinances” as a founding text, to be
applied without fear or favour. It is the text that authors his being as a
Watchman; on learning that there is a place – the Thieves’ Guild –
where criminals foregather, he does not hesitate, but marches over to
it, and arrests the head. When the Patrician comes over to see what he
has been up to, Carrot’s reaction is to arrest him for parking on a
double yellow line, a faux pas from which he is saved in extremis by
the quick thinking of his superior officer, Sergeant Colon.
It is, in part, through his espousal of the “Laws and Ordinances”
that Carrot avoids the destiny that narrative causality would make his.
Despite his possession of a sword that is so unmagical that it is
magical (Vetinari recognizes it for what it is), and of a birth-mark in
the shape of a crown, he never claims the throne. However, he cannot
entirely ignore the narrative of which he is the embodiment; without
it, he would be unthinkable. So he rescues a damsel in distress, a
young woman who is, in fact, a prostitute. And he is instrumental in
what, according to the script, should be the mise-à-mort of the dragon.
As the beast lies helpless at his feet, Carrot wields not his sword, but:
It was quite a large and heavy roof timber and it scythed quite
slowly through the air, but when it hit people they rolled
backwards and stayed hit. “Now look,” said Carrot, hauling it in
and pushing back his helmet, “I don’t want to have to tell
anyone again, right?”
“I must warn you,” Carrot went on, “that interfering with an
officer in the execution of his duty is a serious offence. And I
shall come down like a ton of bricks on the very next person
who throws a stone.”
Carrot half-raised his club in a threatening gesture as Vimes
clambered up the rubble pile.
“Oh, hello, Captain Vimes,” he said, lowering it. “I have to
report that I have arrested this --”
“Yes, I can see,” said Vimes. “Did you have any suggestions
about what we do next?”
“Oh, yes, sir. I have to read it its rights, sir.” (372-3)
Carrot’s Otherness is manifest in his difficulties with the habitus of
the city. He reads the rules, and expects them to be applied to the
letter. He is constantly bewildered by the odd behaviour of his
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comrades at arms, and they are themselves caught wrong-footed by
his reactions. His dwarfish literal-mindedness is a marker for those
misunderstandings that encounters with the Other inevitably entail.
But it is to be noted that it is exercised upon a text that is a thoroughly
home-grown production. Carrot is both Other and Self, but a strange
Self, from a former time seen through a distorting mirror.
Natural Law is, by definition, universal. If there is hope for the
multicultural city, then this is one of the fountains of this hope. But
Carrot’s errors, his literalness, point to a weakness. However, Carrot’s
place in the narrative suggests a remedy.
Utopian Fictions
Sword and Sorcery novels, such as the ones that Pratchett set out to
guy, are related to the Science Fiction genre. Indeed, it is commonly
acknowledged that the difference between science and magic in these
fictions is, for the most part, one of perspective; the conventions of
science fiction allow liberties to be taken with reality that are often as
gross as those taken by those who follow in Tolkien’s tracks.
Science fiction is, in turn, closely linked to the utopian genre. As
Frederick Jameson has remarked, science fiction offers a mode in
which the utopian may be tested and its failures examined. Pratchett’s
series has something of the utopian; although his city, Ankh-Morpork,
is a disorderly and insalubrious mess, it is a pot which may be put to
the fire, a salad bowl in which to mix and season the most unlikely
ingredients, and taste the resulting concoction. It is an experiment in
multicultural living.
Hobbesian kingship fails because it is anchored in self-interest, and
this alone will not serve. The king’s interest cannot – as we shall see –
be guaranteed to coincide with that of his subjects and, in any case,
the monarch is as subject to natural law as any man. Vimes and Carrot
may be among the firmest in their allegiance to a transcendent
morality, but they are not alone; although Ankh-Morporks citizens are
ready to accept the benefits the dragon may bring, they are reluctant to
embrace it. Vetinari’s Machiavellian approach, although more subtle,
allowing the city dwellers much of the substance of liberty as well as a
good part of illusion, is also founded upon too dark a vision of
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humankind to survive all challenges; this he acknowledges when he
reinstates the Watch. But neither will the law in and of itself serve the
purpose, for it is either too general to be applied as is, or too finickety
and particular, as in Carrot’s literal readings. Vimes, at the end of the
tale, asks the University librarian to take the Laws and Ordinances and
stash them away in some lost corner of the library.
What brings ruler, law and citizen together in a workable form is
narrativium. As we have seen, narrativium is a dangerous element; it
is also a necessary one. However, for a story to work, it must be either
well-rooted in the soil which gave rise to it, or, if it is to appeal to the
universal, must sink beneath the surface of appearance and offer a
deep bedrock upon which to build.
Wonse’s attempt to harness story fails because it is too superficial;
it is neither here nor there. He is a careless artist who simply throws
the elements together anyhow and expects them to work. His prince is
no prince, but simply a vain young man who looks good on a horse – a
likely contestant for Pop Idol, perhaps, but no king in the making. The
dragon is used but not imagined; Wonse has no idea of the true power
of the imagination and treats it with too little reverence. Even were he
to have made more of an effort, it is likely that the time for kings has
passed. Ankh-Morpork is full of men and women from elsewhere,
who may well have their own kings and queens back there in their
homelands, and who may wonder why they should bow to this crown
that is alien to their own traditions.
Carrot’s insertion in the storyline is different. All who meet him
recognize him for who he is, including Vetinari, who examines his
sword with great attention, before passing it back to him and telling
him to look after it. Carrot is the man of the city, but will never wear a
crown. He is worthy of the crown, but his worth is in part manifest in
his refusal to make the claim. The best stories are to be read
allegorically; they point to realities rather than enunciating them. They
work themselves out in ways that are both surprising and inevitable.
The story that puts an end to the dragon’s reign is at least as old as
the one of the uncrowned king. Boy meets girl, and the dragon, who is
a queen rather than a king, takes off upon her nuptial flight, and
pursues her own inner promptings over the rim of the Discworld, to
trouble Ankh-Morpork no more.
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Conclusion
Pratchett’s city is, in each episode of his story, upon the verge of
breakdown. Its tensions are those of our own cities; under its fakemedieval coating of mud, it is on a par with Blade Runner’s Los
Angeles/Tokyo or with the London of Salman Rushdie’s The Satanic
Verses. Rioters take to the streets, juvenile delinquents and feral dogs
waylay the traveller, self-appointed ethnic leaders challenge the
legitimacy of the city government; some kind of balance is restored
through the machinations of the Patrician, the Watch’s rough and
ready enforcement of the law, and through the collective recognition
of the rightness of the law itself, which is evoked through narrative.
The vision is optimistic. But is it founded? Is there a body of
natural law, or are the rules and ways of living, that pertain in
different places and at different times, in reality incommensurable?
Anthropologists who have sought to understand the ways of the
peoples of Papua New Guinea, of Australia or of the Americas have
sometimes found that these are virtually untranslatable, although
others hold out the hope that the codes can be cracked. Do stories cut
across cultures? Versions of Cinderella have been found from Western
Europe right across the land-mass to China. But there are stories from
Australia, such as that of the Wawilak Sisters, that are so embedded in
the land which gave rise to them that they are incomprehensible to the
outsider without considerable glossing. There are tales from SubSaharan Africa that work in ways that cannot but puzzle the European.
It may be that globalized culture can offer but the superficial tale that
might, for a time, satisfy Wonse, but risks releasing unaccountable
dragons that, in the end, will not go away.
Bibliography
BYATT, A.S.. “Harry Potter And The Childish Adult”, New York
Times, 11 July 2003.
JAMESON, Frederic, Archaeologies of the Future: The Desire Called
Utopia and Other Science Fictions. London & New York: Verso,
2005.
PRATCHETT, Terry, Guards! Guards! (1989). London: Corgi, 1990.