Travaux en cours - UFR LAC

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Travaux en cours - UFR LAC
Université Paris 7 – Denis Diderot
U.F.R. L.A.C. (Lettres, Arts et Cinéma)
Equipe
« Théorie de la Littérature et Sciences Humaines »
Travaux en cours
Journées doctorales de Paris 7 – Denis Diderot organisées par Sarah
Clément, Jonathan Degenève, Sylvain Dreyer, Gabriela García
Hubard, Jérémie Majorel et Claire Montanari
Coordination : Evelyne Grossman et Jérémie Majorel
N°4
Avril 2009
Edito
Sous une forme résumée, on trouvera dans ce quatrième numéro de Travaux en cours les
communications qui ont été faites par les étudiants de Paris 7 – Denis Diderot et d’ailleurs lors des
journées d’études doctorales suivantes :
- la journée sur Maurice Blanchot organisée le 19 mars 2008 par Christophe Bident,
Jonathan Degenève et Jérémie Majorel
- la journée sur Beckett organisée le 10 avril 2008 par Evelyne Grossman, Sarah Clément et
Gabriela García Hubard
- la journée « Poésie et genèse » organisée le 30 mai 2008 par Claude Millet, Paule Petitier
et Claire Montanari
- la journée sur « Après Mai. La création après la révolte » organisée le 15 novembre 2008
par Sylvain Dreyer (Groupe CLAM ECLAT)
- la journée sur Maurice Blanchot organisée le 9 mars 2009 par Christophe Bident et Jérémie
Majorel
Ces Travaux en cours se veulent le reflet de la vitalité et de la diversité des activités menées
par les jeunes chercheurs. Ils entendent par là même contribuer à la diffusion de leurs écrits au sein
de la communauté universitaire.
Signalons enfin que les textes sur Blanchot et Artaud sont également disponibles sur les sites
Espace Maurice Blanchot (www.blanchot.fr) et Antonin Artaud (www.artaud.info).
S.D., J.M. et C.M.
Édition :
Université Paris 7 – Denis Diderot
U.F.R. L.A.C. (Lettres, Arts, Cinéma)
Ecole doctorale (direction : Julia Kristeva)
CERILAC (direction : Francis Marmande)
Grand Moulins - Bâtiment C - 7ème étage
16, rue Marguerite Duras
75205 PARIS CEDEX 13
Téls : 01 57 27 63 59 ou 01 57 27 64 42
Rédaction :
Sarah Clément
47, rue Lepic 75018 Paris
06 14 67 19 30 [email protected]
Sylvain Dreyer
91, bd Longchamp 13001 Marseille
06 65 65 23 10 [email protected]
Gabriela García Hubard
Margaritas 353-F Colonia Florida CP 01030 Mexico DF
09 54 82 63 52 [email protected]
Claire Montanari
104, rue de Fontenay 94300 Vincennes
06 30 77 16 81 [email protected]
Jérémie Majorel
17, rue des Morteaux 92160 Antony
06 17 15 59 81 [email protected]
Journée Maurice Blanchot 2008 organisée par Christophe Bident, Jonathan
Degenève et Jérémie Majorel
L’EXPÉRIENCE, CET ÉCART
(BLANCHOT, BATAILLE)
Hannes Opelz
Il s’agit ici d’interroger un mot – expérience – à l’aune du destin qu’il a connu dans l’œuvre
et la pensée de Maurice Blanchot et de voir, en cette interrogation, ce qu’il peut vouloir indiquer
autour et à l’écart de son sens traditionnel (en admettant que l’histoire ait bien voulu lui allouer un
terrain sémantique stable qui ferait tradition). Entreprise naïve et même périlleuse ; naïve, elle qui
espère s’arrêter sur la signification d’un terme qui ne s’arrête pas, qui ne cesse de frayer et perdre
son chemin aussi bien dans l’histoire de la pensée que dans celle de Blanchot ; périlleuse dans la
mesure où elle risque de faire violence à l’œuvre qu’elle parcourt chaque fois qu’elle s’apprête à la
réduire, en souhaitant pourtant l’ouvrir, au seul terme qui l’occupe. Mais le bonheur (ou le malheur)
de choisir tel terme n’appartient pas uniquement à la naïveté hasardeuse qui s’est fait une raison de
commenter celui-ci mais d’abord à la pensée qui l’a nourrie tout au long d’une œuvre. La question
qui s’est imposée à Blanchot, ou du moins à laquelle sa pensée nous expose, est la suivante :
Qu’est-ce qui est en jeu lorsque l’on affirme que la littérature est une expérience ? Une telle
question, on le sent bien, déploie des perspectives presque infinies. Afin d’éviter que celles-ci ne la
diluent infiniment, nous la situerons, d’emblée, en rappelant l’importance de l’expérience dite
« mystique », expérience qui jouera un rôle essentiel dans la naissance et le développement de la
notion d’expérience littéraire chez Blanchot. Quelques traits directeurs s’en dégageront aussitôt
sous forme de tensions insurmontables et cependant nécessaires – dialectique/paradoxe,
intériorité/dehors, sujet/autre, vie/mort – traits que la rencontre avec Georges Bataille (lui aussi
fasciné, on le sait, par la démarche mystique) ne fera qu’accentuer afin d’accueillir cette autre
région majeure de l’existence – l’impossible – que Bataille et Blanchot nous donnent non seulement
à penser mais aussi à vivre. De quelle vie s’agit-il ? Peut-elle même être vécue ou éprouvée ?
Comment « vit »-on l’impossible ? Questions qui seront conduites, chez l’un, par la fusion
immédiate que suppose l’affect, l’extase du sacré, chez l’autre, par l’écart relationnel que
commande la littérature, la parole d’écriture. Fusion et écart, donc, que nous entendons ici comme
le cœur d’une différence, lourde de conséquences philosophiques, qui bat à l’ombre de leur amitié
et les « met authentiquement en rapport ».
Né à Genève en 1980. Études à Londres, Paris, Bologne, Cambridge. Il consacre son travail
à Maurice Blanchot et à l’expérience littéraire qui lui est propre.
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LIRE A LA LISIERE DE L’HERMENEUTIQUE : LA CRITIQUE BLANCHOTIENNE DES ANNEES
1940
Jérémie Majorel
Nulle part dans Faux Pas ou La Part du feu ne se lit une critique de l’allégorie, du symbole et
de la métaphore au profit de la seule image, que Blanchot ne manifestera comme telle qu’à partir de
L’Espace littéraire. « Allégorie », « symbole » et « métaphore » sont des termes fonctionnels pour la
critique blanchotienne des années 1940, parmi lesquels le terme d’« image » est noyé, ou en tout cas
n’émerge pas particulièrement. Est-ce à dire que cette critique n’était qu’une application de
l’herméneutique traditionnelle ? A lire attentivement Faux Pas ou La Part du feu, il n’en est rien et
même parfois tout le contraire. Certes, Blanchot ne critique pas en eux-mêmes l’allégorie, le symbole
et la métaphore, mais il les bouleverse de l’intérieur et prépare l’émergence d’un espace critique qui
ne serait plus délimité par ces catégories.
Dans l’article que Blanchot écrit dans Faux Pas sur Le Mariage du Ciel et de l’Enfer de W. Blake, il
montre une « tension » entre « imagination morale » et « imagination poétique », éloignée des
« ténèbres allégoriques qui assombrissent souvent ses autres œuvres », liée au contraire à un
mouvement singulier des « symboles » :
« [L]es symboles, destinés à une composition coordonnée, rompent le plan dont ils devaient
animer l’unité grandiose et, poussés par leur puissance propre, ivres d’une vie irrésistible, ils se
développent dans la fièvre de leurs métamorphoses, sans souci de leur sens, imposant un monde
qui est un magnifique chaos d’allégories »1.
Les « allégories » sont subordonnées au « sens » que veut communiquer le poète, elles participent de
« l’unité » d’un « plan » et d’« une composition coordonnée » qui sont commandées par ce
« sens ». C’est ce qu’on redoute d’un poète chrétien : une sorte de poésie à thèse. Mais, chez Blake,
les « symboles » brisent l’ordonnancement allégorique voulu par le poète pour laisser place à « un
magnifique chaos d’allégories ». Le mouvement effréné des symboles qui éclate l’ordre des
allégories et où « l’imagination poétique » rompt sa subordination à « l’imagination morale » se
formule par un chiasme : « Les proverbes y sont des figures, et les visions, déchirées par l’éclair,
s’ouvrent sur des pensées lisibles »2. Blanchot situe ce chiasme entre « imagination poétique »,
« figures », « visions » et « imagination morale », « proverbes », « pensées lisibles » hors de toute
logique dialectique :
« William Blake a conçu une synthèse qui fait de lui l’adversaire anticipé de Hegel et le modèle de
Kierkegaard et de Nietzsche. Il veut réunir en soi la contradiction, non pour la résoudre ou la
surmonter, mais pour la maintenir dans sa tension constante »3.
Si on nous permet d’anticiper aussi, ce développement ne paraîtrait pas insolite dans les pages que
L’Entretien infini consacre au neutre4. Et ceci encore : « Il [Blake] reçoit les moyens de détruire et de
construire »5.
1
Maurice Blanchot, « Le mariage du ciel et de l’enfer », in Faux Pas, Gallimard, 1943, p. 38.
Maurice Blanchot, ibid., p. 37 (c’est nous qui soulignons).
3
Maurice Blanchot, ibid., p. 39.
4
Rappelons la manière dont Derrida définit le neutre chez Blanchot : « au-delà de la dialectique, […] mais aussi
au-delà de la grammaire négative […], c’est l’expérience ou la passion d’une pensée qui ne peut s’arrêter à aucun des
opposés sans pour autant surmonter l’opposition […] », in Jacques Derrida, Demeure  Maurice Blanchot, op. cit., p.
121.
5
Maurice Blanchot, « Le mariage du ciel et de l’enfer », art. cit., p. 39.
2
Blanchot valorise ce même déchirement quand il s’agit aussi de métaphores, par exemple à propos
du recueil Haut mal de Leiris, dans l’article de Faux Pas « Poésie et langage » :
« Le rôle des images dans l’univers poétique n’est pas toujours de supposer sous le réseau des
correspondances multiples l’unité d’une réalité inexprimable vers laquelle s’avance, sans jamais
l’atteindre, l’ensemble coordonné des métaphores. Qu’il y ait une Image finale qui maintient
obscurément sous son attraction les fragments d’images dont notre mémoire nous propose
l’apparentement, que cette Métaphore dernière justifie les comparaisons les plus hétéroclites, nous
n’en savons rien et nous ne demandons pas à la poésie de nous l’apprendre. C’est la qualité des
images de Haut mal d’échapper à cette visée allégorique et de se succéder selon des
enchaînements que ne confirme aucune unité provocatrice »6.
« Unité », « ensemble coordonné » (qui reprend l’expression « composition coordonnée » vue à
propos de Blake), « Image finale », « Métaphore dernière », « visée allégorique », on reconnaît là des
catégories herméneutiques que précisément les poèmes de Leiris rendraient inopérantes. Blanchot
s’en prend à ces catégories avec une rare virulence. En même temps, on remarque qu’image,
métaphore et allégorie ne sont pas particulièrement distinguées les unes des autres mais mises sur le
même plan et rejetées en bloc. Blanchot s’intéresse à leurs « enchaînements » en figures libres qui
échapperaient aux prises de l’herméneute. On aurait pu lire également en détail l’article de Faux Pas
sur « Léon-Paul Fargue et la création poétique » qui montre à quel point les poèmes de Fargue se
construisent contre toute « dialectique secrète » de l’« image unique » ou de la « figure finale » et
deviennent « un théâtre pur où les métaphores donnent le spectacle du drame de leur composition »7.
De même, on aurait pu insister sur le motif du « passage de la métaphore à la métamorphose » qui
oriente la lecture blanchotienne de Lautréamont dans l’article « Lautréamont » de Faux Pas, l’article
« De Lautréamont à Miller » de La Part du feu et Lautréamont et Sade.
Deux articles de La Part du feu montrent les premiers jalons d’un acheminement exclusif vers
l’image telle qu’elle sera définie dans L’Espace littéraire. Dans ce passage du « Mythe de
Mallarmé », Blanchot montre la progression poétique mallarméenne vers une « absence » de plus en
plus essentielle :
« L’allégorie est ce premier pas vers l’absence : “Eau froide par l’ennui dans son cadre gelée”.
Mais l’affranchissement est encore illusoire : dès que nous comprenons la périphrase, l’objet à
nouveau ressuscite et s’impose. Le défaut de la métaphore simple est moins dans sa simplicité, qui
en rend le déchiffrement facile, que dans sa stabilité, sa solidité plastique […]. C’est pourquoi le
monde des images, que Mallarmé recherche, est une fuite, une négation plutôt qu’une affirmation
d’images »8.
Blanchot parle un peu plus loin d’ « images inquiètes ». Ce trajet de l’allégorie à la métaphore, puis à
l’image, puis à l’image de l’absence et à l’absence d’image, préfigure les années 1950. L’autre article
important est sobrement intitulé « René Char » (« Cela suffit, cela est infini ») :
« Elles [les images, dans le poème] ne sont pas […] l’expression d’un souvenir tout personnel,
d’une association toute subjective d’éléments mis ensemble. […] [I]l ne s’agit là que d’une
métaphore, d’un indice extérieur, fort étranger aux valeurs poétiques […]. L’image est d’abord
image, car elle est l’absence de ce qu’elle nous donne et elle nous le fait atteindre comme la
présence d’une absence, appelant par là en nous, le mouvement le plus vif pour le posséder (c’est
le désir dont parle Char [Blanchot fait allusion à cet aphorisme de Char que l’on peut lire dans En
trente-trois morceaux : « Le poème est l’amour réalisé du désir demeuré désir »]) »9.
L’image, « présence d’une absence », prépare l’espace de jeu de la « différance ».
Agrégé de lettres modernes, AMN à l’université Paris 7-Denis Diderot, en deuxième année
de thèse sur Maurice Blanchot sous la direction de Christophe Bident. Il travaille au dépassement de
l’opposition entre herméneutique et déconstruction, tant au niveau critique que narratif, à l’œuvre
chez Maurice Blanchot. Membre du comité de direction du site Espace Maurice Blanchot
6
7
8
9
Maurice Blanchot, « Poésie et langage », in Faux Pas, op. cit., p. 161.
Maurice Blanchot, « Léon-Paul Fargue et la création poétique », in Faux Pas, op. cit., pp. 172-173.
Maurice Blanchot, « Le mythe de Mallarmé », in La Part du feu, op. cit., p. 40.
Maurice Blanchot, « René Char », in La Part du feu, op. cit., p. 112.
(www.blanchot.fr). Membre du comité de lecture de la revue Tracés. Dernières publications :
« Maurice Blanchot et l’herméneutique : une rencontre accidentelle », in Tracés, n° 4,
« L’interprétation », ENS éditions, automne 2003, p. 43-52 ; « Starobinski et Derrida, “critiques” de
Blanchot ? », in Tracés, n° 13, « Où en est la critique ? », ENS éditions, deuxième semestre 2007, p.
143-163 ; « Le chiasme critique de Blanchot : ambiguïté herméneutique et virtualité
déconstructrice », in Blanchot dans son siècle, Actes du colloque de Cerisy, Christophe Bident
(sous la direction de), Parangon, 2009.
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Après Gary Hill, pour un retour à Blanchot et vers l’image de mot
Paul-Emmanuel Odin
Dans mon livre L’absence de livre (Gary Hill, Maurice Blanchot, écriture, vidéo), j’ai étudié
principalement la façon dont Gary Hill a réussi à faire autour de la pensée et des récits de Blanchot,
des bandes vidéo ou surtout des installations qui ne soient pas des adaptations ou des transpositions
mais des expériences qui parlent de l’expérience du texte blanchotien, et qui, en image, en
installation vidéo, en son, parviennent à en proposer une lecture critique, une relecture, en faisant
aussi acte de création, indissociablement.
Je me permettrai ainsi ici d’aller encore plus loin que tout ce que j’ai proposé dans mon livre,
et cela n’enlève rien à la thèse que j’y développe, à savoir que l’absence d’images dont Blanchot est
le symbole travaille les images de Gary Hill. Certes les photographies de Blanchot dans le circuit
public sont au nombre de trois, certes il est resté en retrait, éloigné des images, des médias, comme
s’il lui fallait maintenir une distance nécessaire, nécessaire à quoi, à la pensée semble-t-il. Certes,
lorsqu’il propose l’image de mot ou les mots qui font image, il semble bien retourner quelque chose
qui est dans l’écriture, et qui congédie les images visibles. Mais, c’est là que je voudrais insister sur
cette dimension, l’image de mot nous indique la puissance à laquelle les mots doivent s’élever, ou
encore, l’image de mot nous indique l’endroit où les mots se retirent pour devenir eux-mêmes des
images, et donc, pour aller jusqu’au bout de mon raisonnement, et pour suivre toutes les
conséquences de ces lignes essentielles de L’Espace littéraire, j’ose dire que Blanchot est l’un des
défenseurs les plus grands de l’image. Et pourquoi, sinon parce qu’ainsi il déracine l’image du
visible, il en démembre l’ontologie, une fois pour toutes. L’image qu’il défend est à la fois celle sur
laquelle on peut encore avoir prise, et celle du mot qui nous dépossède de nous-mêmes. La
formidable torsion de l’image de mot de Blanchot est pour moi fondatrice d’une appropriation des
images telle que peu de théories l’ont faite. Il y aurait chez Lacan des torsions similaires, et pour les
entr’apercevoir, je dirais d’ailleurs que chez Lacan elles apparaissent comme héritées de Blanchot
qu’il cite dans de nombreux séminaires (et je crois que sans Blanchot, la pensée de Lacan n’aurait
jamais été celle qu’elle a été : quand il reprend, dans le séminaire XI, le fameux « je pense donc je
ne suis pas », il ne cite pas Blanchot, mais nous lecteurs de Blanchot, nous savons que c’est l’une
des formules percutantes de Thomas l’Obscur).
Il me semble que Blanchot a perçu le scandale de l’image d’une façon telle qu’aucun
réalisateur d’image, aucun peintre, ne l’a fait. Et qu’il a même avancé une dialectique qui est aussi
bien un procès non-dialectique de ce rapport, de ce non-rapport entre les mots et les images. De
même que la psychanalyse exerce une fonction de coupure dans le flux pervers de la mondialisation
capitaliste, de même la pensée blanchotienne exerce une fonction de coupure dans le devenir-toutimage du monde contemporain. Il introduit un pas-tout, un pas-tout-image, et ce n’est pas au
détriment de l’image, bien au contraire. Ce n’est pas contre l’image, mais pour une meilleure lecture
des images, pour une utilisation autre des images, pour que l’on puisse vraiment s’y perdre afin de
s’y retrouver un peu, afin de ne vraiment plus s’y retrouver et de s’y perdre un peu moins, peut-être.
L’image de mot, est, depuis la littérature, une façon de désancrer l’image du visible.
Formidable arrachement de ce qui déterminerait l’image selon des particularités matérielles (un
cadre, une texture, picturale, lumineuse, une entreprise de figuration-défiguration). Précisément,
l’enjeu est de sortir du couple figuration-défiguration pour faire sortir le sans-figure. Loin de voir
là-dedans un rabattement logocentrique, une réduction de l’image au mot, il s’agit plus finement de
voir comme l’image fait écriture, c’est-à-dire image de mot. En faisant image de mot, l’image laisse
le mot en retrait comme un halo, un spectre nébuleux peut-être. Mais surtout l’image n’est plus
productrice d’iconocentrisme, de l’impérialisme de la lumière, de l’image. Dans l’image de mot,
l’image devient un effet indéfini beaucoup plus subversif. Si Godard a dit dans un entretien « je suis
une image », Blanchot a écrit dans Thomas l’Obscur : « Sur la rétine de l’œil de l’absolu, je suis la
petite image renversée de toutes choses ». Fabuleuse image, de mot. Où, seul, le mot « absolu »
désabsolutise l’œil, pour insérer ce visible et inédit « œil de l’absolu » qui se démarque de l’œil
visuel. Le renversement optique est celui de tel horizon, et non « de toutes choses »; « l’œil de
l’absolu », dans sa résonance éblouissante avec le « savoir absolu » de la Phénoménologie de
l’esprit de Hegel, c’est ainsi un mot qui fait image comme aucune image ne peut le faire.
Formidable condensation de cette image de mot où le mot « je » apparaît si maigre, si frêle, comme
une toute petite image, collée sur une rétine peut-être gigantesque, qui l’a absorbé complètement
pour le coup. Ce gros-plan est la saisissante image produite par les mots, l’image d’un sujet qui
dérive, comme l’image d’une totalité décentrée, réduite à une sorte de point incandescent ou à un
dédoublement (puisque sa place est sur une rétine). On se souvient du ciel antagonique comme un
point noir dans Le Dernier Homme, de cette impossible réduction des deux pôles d’une antinomie
constituée et constituante qui travaille les mots, en ce que quelque chose dans les mots appelle
irrésistiblement, irrévocablement, à faire image par de telles images, de mot.
Dans mon intervention, j’avais aussi évoqué des pistes de travail sur lesquelles je souhaitais
travailler dès que j’en aurai l’occasion et le temps : l’inversion temporelle ; la maladie telle qu’en
parle Blanchot, ou le rapport avec l’autre, par rapport à l’épidémie du sida ; le communisme de
pensée, n’est-il pas nécessaire plus que jamais aujourd’hui ?
Paul-Emmanuel Odin est en doctorat à l’Université de Paris III sous la direction de Philippe
Dubois à l’IRCAV (Institut de Recherches Cinématographiques et Audiovisuelles). Il a publié
L’absence de livre (Gary Hill et Maurice Blanchot, écriture, vidéo), éd. la compagnie, et divers
articles en France et à l’étranger. Il est aussi artiste, et enseignant de culture générale à l’École d’art
d’Aix-en-Provence.
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Du corps excrit: petit essai après-coup sur deux fragments de textes de Clarice Lispector et
Maurice Blanchot
Rogerio de Souza Confortin
Il s’agirait dans ce texte d’essayer la com-position ou le voisinage (im)possible ou au moins
virtuel entre les textes de Blanchot et de Lispector. Lorsque de deux tempos ou marches singuliers
on pourrait apercevoir une coalescence des mouvements. Il s’agirait de faire bouger d’autres
rythmes dans des rythmes déjà existants ou oubliés, danse de corps-textes morts-vivants. Remplir
les planchers « () » possibles avec des mouvements impossibles déchus en images ou en fragments
qui puissent être réverbérés ou désynchronisés en d’autres machines.
Il s’agît d’opérer le choix à partir de la force d’attraction d’une série qui a été perçue comme
série d’images du mouvement du corps des protagonistes à partir de la cadence du mouvement des
jambes, là où le pas est la coalescence de ce qui interrompt et de ce qui dans l'interruption fait
suivre, c’est-à-dire de ce qui opère la continuité du discontinu. Ne pas figer et nier dans le
développement paradoxal et marqué ou rythmé de l’interstice. Hiatus ou syncope dans le corps du
langage. Bégaiement et embêtement, idiotie et catatonie de cette critique, citation sans pudeur et
dissimulée en tant que réordonnance possible. Là justement où reste l’impossible, l’erreur, le tort, la
faille. Reste ou restance nécessaire à la compossibilité entre les écritures de Blanchot et Lispector.
Alors, j’ai essayé de rapprocher cette distance qui sépare les textes de Lispector et de
Blanchot et que j’ai cherché à visualiser à travers les marques de clôture, en utilisant les signes de
parenthèses “()” qui ont surgi nécessairement entre les ouvertures singulières et avoisinées des
noms propres qui se rapportaient aux corps qui ont exprimé énonciativement une intensité de force
dans la forme du langage littéraire.
)“Clarice”() “Blanchot”() “Maurice”() “Lispector”(
Que le mouvement « paradoxologique » de l’écriture de Blanchot, ou que son double pas
suspensif qui avance et nie à la fois, soit (per)verti ici, dans la réattribution de l’image derridienne
de l’é-loignement dans le texte de Lispector ou que cette même suspension de la contradiction
puisse être perçue entre des textes distants, cet événement qu’on cherche à construire ici, pourrait
être pensé justement comme ce qui met en rapport le corps et ses rythmes incontrôlables à une
puissance itérative du langage. Interruption et avance d’une différence constitutive au sein du
langage, l’écriture littéraire est le mouvement du corps au corpus, en passant par le corporel en tant
que mouvement d’abstraction de l’é-loignement ininterrompu de ce qui se rapproche comme
actualisation. Actualisation de ce qui traverse et est traversé par le corps. Jeu de forces cosmiques
sur le plancher multidimensionnel du monde des corps. Ce qui devient proche est la puissance
même du sens. Insistance de la force à partir de ses multiples spacialisations et temporalisations.
Les forces se concentrent dans un corps qui devient écriture, qui devient lecture dans une
réinscription corporelle en d’autres corps, dans un autre corpus. C’est ce mouvement interstitiel
même entre les deux écrivains que j’ai essayé d’énoncer et d’appeler avec Jean Luc Nancy « Du
corps excrit ».
Gradué en Historie à l’UFSC (1995), maître en Théorie Littéraire à l’UFSC (2005),
doctorant en Thèse de Cotutelle lié au « Programme Collège Doctorale Franco-Brésilien »
(Université Fédérale de Santa Catarina / Université Paris VII- Denis Diderot). Titre de la thèse :
Théâtralité et gestualité dans A Paixão segundo G.H. et Thomas l’Obscur, sous la direction de
Sérgio Medeiros (PGL-UFSC) et de Christophe Bident (l’UFR LAC – Paris VII). Membre de
l’équipe de recherche à l’UFSC « Nucleo Onetti de Pesquisa em Literatura latino Americana ».
Publications : CONFORTIN, Rogério de Souza e REALES, Liliana. Introdução ao Estudo da
Narrativa : Curso de Licenciatura de Letras Espanhol na Modalidade à Distancia. Editora da
UFSC, Florianópolis, 2008; CONFORTIN, Rogério de Souza e REALES, Liliana. Literatura
Ocidental do Século XX: Curso de Licenciatura de Letras Espanhol na Modalidade à Distancia.
Editora da UFSC, (à paraître, 2009); CONFORTIN, Rogério de Souza. Introdução á Literatura
Hispanica: Curso de Licenciatura de Letras Espanhol na Modalidade à Distancia. Editora da UFSC,
(à paraître, 2009); Vocabulaire de termes post-stucturalistes (à paraître).
[email protected]
« Ce qui ne réussit pas reste nécessaire » : La Revue Internationale / Gulliver (1961-63)
Roman Schmidt
La Revue Internationale a été un des projets éditoriaux les plus ambitieux dans l’histoire du
XXème siècle. A l’instigation de Maurice Blanchot et de ces amis du groupe de la rue Saint-Benoît,
ce véritable laboratoire politique et littéraire tentait d’impliquer une vingtaine d’écrivains de
plusieurs pays dans la recherche de nouvelles formes de « dire le monde ».
Ce texte retrace les grandes lignes de la revue et de son échec en mettant l’accent sur la tension
entre les aspirations avant-gardistes et les exigences d’un travail en commun à l’échelle
internationale.
Roman Schmidt a fait des études de sciences des médias et de la culture à Berlin et à Lyon.
Il travaille pour plusieurs revues et prépare une thèse à Weimar, Paris et New York sur les
imaginaires transnationaux. Son travail sur la Revue Internationale de Blanchot vient de paraître en
allemand sous le titre « Die unmögliche Gemeinschaft » chez Kadmos Kulturverlag, Berlin.
[email protected]
Michel Parmentier lecteur de Maurice Blanchot.
La rupture a-t-elle des sources ?
Romain Mathieu
Michel Parmentier a souvent été associé à Maurice Blanchot et les références que fait le
peintre à l’auteur à partir des années 80 ont encouragé ce rapprochement10. Cependant, il a déjà été
souligné que Michel Parmentier lit Maurice Blanchot dès sa période que l’on peut qualifier de
formation entre 1962 et 196511. En 1966, Parmentier adopte la méthode du pliage qui marque une
transformation radicale de son travail. Le pliage et les bandes de couleurs qui en sont issues sont
répétés jusqu’en 1968, entre-temps les manifestations du groupe BMPT formé avec Daniel Buren,
Olivier Mosset et Niele Toroni en 1967 auront donné à ces œuvres une visibilité particulière. En
1968, Parmentier cesse de peindre et il ne reprendra son activité qu’en 1983, jusqu’à sa mort en
2000.
Interroger le rôle du texte de Maurice Blanchot dans la démarche de Michel Parmentier au
cours des années soixante implique une étude des liens, voire des filiations d’une pratique qui se
revendique de la rupture. Ce questionnement conduit alors à éprouver une appropriation des thèses
littéraires et à déterminer leur rôle dans une réflexion théorique qui accompagne les œuvres de
Michel Parmentier avant la cessation de 1968. Il s’agit ainsi à travers l’étude des œuvres, des
manifestations et des tracts qui les accompagnent au cours de l’année 67 de déterminer si un
rapprochement se manifeste, et dans quelles limites, avec un auteur majeur que la critique associa
aux peintures de Parmentier.
Si les manifestations de BMPT possèdent un caractère stratégique assumé par les artistes,
elles indexent aussi par leur fonctionnement la nature de l’œuvre. Par leur dimension fonctionnelle,
10
Michel Parmentier, catalogue d’exposition, Paris, Centre National des Arts Plastiques, 21 septembre-31
octobre 1988.
11
Jean-Marc Poinsot, Histoire d’une œuvre inachevée, in L’atelier sans mur, Villeurbanne, Art édition, 1990,
p.11-23. Pierre Wat, Michel Parmentier, peintures 1962-1994, catalogue d’exposition, Paris, galerie Jean Fournier,
2007, 42 pages.
les tracts comme récits autorisés12 procèdent à un évidement de toute signification extrinsèque à
l'œuvre pour la seule affirmation du fait pictural. Cet enjeu décliné dans ses implications se donne à
lire dans un propos développé de manière chronologique par les manifestations. Il s’identifie alors à
la mise en œuvre par les artistes d’un mécanisme de rupture avec l’histoire de la peinture, une
rupture qui dans l’œuvre de Parmentier résulte de l’utilisation du pliage dans la production de
l’espace pictural.
Le refus de l’expression qui conditionne cette démarche conduit à un effacement radical de
l’artiste et il semble qu’on ne puisse mieux définir la transformation due au pliage que par un
passage du « Je au Il »13 selon la formule de Maurice Blanchot. Cependant, déterminer la possible
effectivité d’un tel concept, le fonctionnement de son appropriation, implique de confronter ce
passage du « Je au Il » dans la peinture de Parmentier à la problématique plus vaste que développent
les pages de L’Espace littéraire.
L’étude de l’association d’une forme négative avec une forme affirmative qui résulte de
l’articulation des tracts à la peinture conduit à analyser une mise en question de l’essence de la
peinture et de ce qui la constitue comme œuvre dans la démarche de Michel Parmentier. C’est à
travers ce questionnement ontologique de l’œuvre résultant du passage du « Je au Il » dans la
peinture de Parmentier que peut alors être déterminée une proximité avec la réflexion de Maurice
Blanchot sur l’écriture. Cette perspective invite alors à resituer la volonté de rupture opérée par les
œuvres dans une circulation avec les textes de Maurice Blanchot. Résultat d’une lecture
fragmentaire par le peintre, faite de prélèvements dont la finalité est conditionnée par la pratique
picturale et est indexée à la méthode du pliage, cette circulation ne doit pas être considérée comme
la source mais comme un mécanisme majeur d’une rupture que veut instaurer le peintre dans
l’histoire de la peinture.
Allocataire moniteur à l’Université d’Aix-Marseille 1. Doctorant en Histoire de l’art
contemporain sous la direction de Pierre Wat. Sujet de thèse : Ecritures et transformations picturales
autour de Supports/ Surfaces. Communications au cours de l’année 2008 : Marc Devade, le texte à
l’œuvre, intervention aux Rencontres Supports Surfaces organisées par les Archives de la critique
d’art à l’Ecole des Beaux Arts de Rennes, 7 février 2008 (publication prévue) ; La peinture dans les
marges de la revue TXT au cours des années 70, intervention au colloque Les revues d’art : formes,
stratégies et réseaux au XXe siècle, Cité du livre d’Aix-en-Provence, les 1er, 2 et 3 avril 2008
(publication prévue) ; Lutte des censures dans l’articulation des textes et de la peinture de
Supports/ Surfaces, intervention au colloque Censures, les violences du sens, 18-19 et 20 novembre
2008, Maison Méditerranéenne des Sciences de l’Homme, Aix en Provence (publication prévue).
[email protected]
12
Pour une définition des récits autorisés et une méthodologie de leur analyse sur laquelle s’appuie cette étude
on se reportera à : Jean-Marc Poinsot, Quand l’œuvre à lieu, Genève, Musée d’art moderne et contemporain, 1999, 328
pages.
13
“Ecrire […] c’est passer du Je au Il, de sorte que ce qui m’arrive n’arrive à personne, est anonyme par le fait
que cela me concerne, se répète dans un éparpillement infini.” Maurice Blanchot, L’Espace littéraire, Gallimard, 1955,
p. 31.
Une insomnie insoumise
Parham Shahrjerdi
Je n'étais pas seul, j'étais un homme quelconque. Cette formule, comment l'oublier ?
Maurice Blanchot, Le Très-Haut, Gallimard, Paris, 1948
Comment l'oublier ? Pourtant, cette formule, je l'avais bien oubliée lorsque je me mettais devant La
Nuit des Nuits. Cela commence ainsi:
Tu n'étais pas seule, tu étais quelqu'un.
Frédéric Mora, La Nuit des Nuits, Seuil, Paris, 2004
C'est un oubli heureux, perdant la mémoire, la retrouvant sous un autre jour, un autre angle : oublier
l'oubli.
Longtemps, je pensais à ce début : Tu n'étais pas seule... Comment est-ce possible ? Quand je suis
seul, ce n'est pas moi qui suis là et ce n'est pas de toi que je reste loin. (L'Espace littéraire, p.337)
et plus loin: Quand je suis seul, je ne suis pas là. En ce sens, la solitude est une absence, le solitaire,
l'absent : Tu n'étais pas seule, tu étais là.
Simplement, notons ceci : Tu échoues soudain à être quelqu'un. (La Nuit des Nuits, p.18)
Relisons maintenant les deux phrases:
Tu n'étais pas seule, tu étais quelqu'un.
... J'aurais du te chasser une bonne fois pour toutes, là où, cédant sous le poids mort de tes
dérobades et de tes refus, tu échoues soudain à être quelqu'un.
Je dois avouer, la littérature d'aujourd'hui (la littérature de ceux qui vivent encore...) m'attire peu, La
Nuit des Nuits de Frédéric Mora fait partie des exceptions. Aujourd'hui, longtemps après la
première lecture, je me sens encore habité par ce roman. Pourquoi ? Parce qu'il y a une part
d'expérience - l'expérience intérieure, disait G. Bataille -, expérience faite avec des mots, dans les
romans, dans la vie des mots, puis, cette vie, cette expérience, s'en va, non, elle se dissimule. Nous
restons sensibles, (en attendant, dans l'attente) par rapport à ce que nous avons oublié. Rapport à
l’oubli donc, un rapport qui ne s’oublie pas.
Nous pouvons, bien entendu, songer à ce plaisir, immense, expliqué par le principe Fort-da, et y
retrouver les premières étincelles de la narration : un objet (lisons persona) est perdu, il est ensuite
retrouvé. Mais nous n'arrêtons jamais de perdre, nous perdons tout, absolument tout, à partir de ce
moment-là, la narration commence, lorsque tout est fini, tout commence.
La nuit
Que se passe-t-il la nuit ? Cette question nous est posée par Blanchot (L'Espace littéraire, p. 357).
La nuit est le lieu où l'expérience s'accomplit. La nuit, en général, nous dormons.
Dormir, c'est échapper à la nuit.
Ce qui se passe véritablement dans la nuit:
Et j'étais dans la vigueur de l'âge, le jour ma force était bouleversante, mais il y avait un moment
dans la nuit où tout s'arrêtait, l'espoir, la possibilité, la nuit.
Maurice Blanchot, Au moment voulu, Gallimard, Paris, 1951
Dormir la nuit, c'est la loi. Mais la nuit, c'est le négatif (Hegel) : La nuit, l'essence de la nuit ne nous
laisse pas dormir. Ne pas dormir, rêver. La Nuit des Nuits se passe dans la nuit, tout cela est dans la
nuit :
A l'approche du soir, tu perdais doucement tes repères.
La Nuit des Nuits, p.19
La nuit, où tout s'arrête, l'arrêt de mort :
Je me disais : "Ca y est, elle est morte"...
... Tu t'exclamais faiblement : "La tombe s'ouvre ! Les morts ressuscitent ! "
La Nuit des Nuits, p. 20
Mais la nuit - même la nuit - n'est pas seule. Le centre - si la nuit est un centre - se déplace (centre
non pas fixe, disait Blanchot), se déforme, se multiplie, se transforme. La nuit devient double, la
nuit est le double :
L'été venu, la foule de la Nuit des Nuits fuyait les grandes chaleurs qui s'abattaient sur la ville, elle
se déportait au bord de la mer dans un endroit sosie du premier, l'Autre Nuit...
La Nuit des Nuits, p. 26
Regardons ces transformations: Au départ, la Nuit des Nuits, est une boîte que le narrateur,
Frédéric, fréquente à Bordeaux, par la suite, la Nuit des Nuits devient l'Autre Nuit, et enfin, nous
retrouvons Esther, un personnage du roman, qui se trouve dans le séjour, à côté des feuilles et des
feuilles noircies d'écriture à côté d'un beau stylo chromé. L'ultime phrase se prononce:
C'est ici, me disait Esther: la Nuit des Nuits c'est moi.
La Nuit des Nuits, p. 49
Le centre est mouvementé, mais ce n'est pas tout. Qu'est-ce que la Nuit des Nuits ?
Et comme si elle (Esther) joignait le geste à ces paroles mystérieuses (la Nuit des Nuits c'est moi),
elle s'approchait de la table, son corps s'affaissait sous la lampe, il s'éparpillait telle une poussière
très fine sur les pages constellées d'écriture noire. Esther s'était volatilisée. Je faisais quelque pas
en direction du secrétaire, me penchant comme elle sur les feuilles qui s'étalaient sur toute la
longueur de la petite table. A ma grande stupeur, les mots que j'y lisais reprenaient trait pour trait
le rêve que je venais de faire.
La nuit, le rêve, l'écriture. La nuit est une écriture, l'écriture du rêve. La Nuit des Nuits est un rêve
écrit.
Rappelons ici La maladie de la mort où Marguerite Duras nous emmenait dans la nuit :
Elle ouvre ses jambes et dans le creux de ses jambes écartées vous voyez enfin la nuit noire. Vous
dites : c'était là, la nuit noire, c'est là.
Marguerite Duras, La maladie de la mort, Minuit, Paris, 1982, pp. 52-53
La Nuit des Nuits. Le titre nous invite à réfléchir à cette Nuit ultime, ce rêve ultime, cette écriture
par la nuit, dans la nuit. L'écriture est une Nuit (et Nietzsche : la vérité est une femme). La Nuit des
Nuits est ce glissement entre la réalité et le rêve, ou encore, c'est la réalité d'un rêve. C'est un
passage, passer de l’autre côté du miroir, c'est voir ce qui nous échappe, ce qui surgit par le négatif,
négativité vis à vis du monde et de ses règles. C’est veiller sur le sens absent, lorsque tout s’arrête,
lorsque tout disparaît. C’est une patience, patienter la nuit (si on considère le sommeil comme une
impatience), et risquons ceci : c’est une insomnie qui remplace le sommeil par le rêve, quand elle
écrit, elle rêve, quand elle rêve, elle (se) laisse écrire : oui, c’est une insomnie, insoumise.
Fondateur du site Espace Maurice Blanchot (www.blanchot.fr) et de la revue multilingue
Poetrymag. Auteur d'un récit Passé composé de ma mort, d'un essai biographique L'Odyssée de
Bâmdâd (sur Ahmad Shamlou, poète iranien contemporain), d’un essai trilingue Risquer la poésie /
Risk of poetry (français, anglais, persan), traducteur de Maurice Blanchot en persan (La folie du
jour, L'attente l'oubli). Editeur d'œuvres importantes de la nouvelle littérature iranienne (interdites
par la censure), et, en persan, d'œuvres de J. Baudrillard, J. Butler, G. Deleuze et G. Bataille.
Photographe par intermittence, il travaille sur La photo à venir.
[email protected] - Site WEB : www.obliterature.org
Journée sur Beckett organisée par Evelyne Grossman, Sarah Clément et
Gabriela García Hubard
Fonction de l’Auditeur dans Pas moi de Samuel Beckett
Eri Miyawaki
L’Auditeur est un personnage énigmatique qui semble marquer cependant une des
caractéristiques essentielles de l’univers beckettien : « je » n’est pas moi, mais spectateur de moi.
Dans Pas moi, le personnage de l’Auditeur intervient seulement à quatre reprises au travers
d’un geste bref, ce que Beckett appelle « une sorte de haussement des bras dans un mouvement fait
de blâme et de pitié impuissante ». Le geste est réalisé lors de la première mondiale à New York, en
novembre 1972, puis dans la représentation à Londres en 1973. Pourtant vers 1975, Beckett avoue à
James Knowlson que le personnage de l’Auditeur était issu d’une « erreur de l’imagination
créatrice ». Ce personnage disparaît ainsi dans la version télévisée produite par la BBC, et
également lors de la représentation à Paris en 1975. Alors qu’en 1978, Beckett réintroduit
l’Auditeur dans sa mise en scène, le geste de ce dernier n’est plus le même : il se couvre « les
oreilles des mains, comme s’il ne pouvait plus supporter davantage le flot de paroles de la
Bouche ». Cette métamorphose du personnage de l’Auditeur est sans doute due à sa valeur
fondamentale. En quoi consiste ce changement du personnage de l’Auditeur, et quelle est sa
fonction ?
Le geste de l’Auditeur est foncièrement hétérogène, comme le prouvent les indications de
Beckett. Il s’agit des sentiments mêlés « de blâme et de pitié ». Il découle du chef d’œuvre du
Caravage, la Décollation de saint Jean Baptiste (1608) qui impressionne Beckett lors de son voyage
à Malte en 1971 (voir le tableau annexé ci-dessous). Dans ce tableau, une vieille femme s’apitoie,
regardant le saint Jean mourant ; les mains aux oreilles, c’est comme si elle évitait d’entendre le cri
aigu poussé par la bouche de l’homme frappé. Le gardien sévère, qui pointe le plateau que Salomé
tient, semble représenter le sentiment de blâme. Selon James Knowlson, le geste de « haussement
des bras » pouvait être reconnu dans un autre tableau qui était accroché sur la paroi gauche de
l’oratoire de saint Jean de La Valette, mais il est possible de supposer que le contraste de tous les
bras éclairés dans la Décollation de saint Jean Baptiste inspire à Beckett le mouvement complexe
des bras. Or, dans Pas moi, pendant que la Bouche déverse des paroles, l’Auditeur reste immobile
dans une position d’écoute attentive. Cette attitude provient d’une scène à laquelle Beckett assiste
en 1972 au Maroc : une femme en djellaba guettait le retour de son fils de l’école.
Toutes les figures du spectateur qui regardent, écoutent et attendent semblent nous signaler
une chose importante : l’Auditeur est au départ une tierce personne par rapport au spectacle de la
Bouche folle. Il est spectateur, ou voyeur. Ce n’est pas lui qui souffre. Par le geste de « haussement
des bras », il accuse austèrement et silencieusement la Bouche du refus de la première personne. La
première version du geste souligne ainsi la position objective de l’Auditeur devant la Bouche qui se
divise dans son intérieur. Il ne s’identifie pas à la Bouche.
La lecture de Cette fois, un court texte dramatique que Beckett appelle « frère de Pas moi »,
peut nous éclairer sur la raison de la suppression de l’Auditeur. Cette pièce est composée en 1974,
lorsque Beckett tente de traduire Pas moi en français. Dans Cette fois, le seul personnage visible sur
scène est nommé “Listener” en anglais, c’est-à-dire celui qui écoute. Il se rapproche de l’Auditeur
de Pas moi par la synonymie, tandis que leur rôle n’est pas tout à fait identique. Les voix A, B et C
du Listener s’adressent alternativement à la tête muette et immobile, tout en l’interrogeant : « t’es-tu
jamais dit je de ta vie ? ». À la grande différence de Pas moi, le Listener ne remue pas la bouche,
bien qu’il soit émetteur des voix. Le corps semble ici dissocié totalement des voix, qui sont
comparables à l’âme du Listener. Le seul acte d’écouter semble rétablir cette dissociation.
En revanche, dans Pas moi, l’émetteur de la voix n’est pas l’Auditeur. Il écoute la voix tout
comme le Listener, mais en tant que tierce personne. En outre, la Bouche émettrice de la voix
possède le résidu du corps humain. Alors que la dissociation visuelle du corps et de l’âme sur scène
s’accomplit dans Cette fois, il semble que dans Pas moi, ce dispositif soit en cours d’élaboration,
tant que la bouche féminine en chair et en os reste visible. Si Beckett est tenté de supprimer le rôle
de l’Auditeur après la création de Cette fois, il considère sans doute que la Bouche est
autosuffisante pour exprimer le refus obstiné de la première personne et pour procurer des effets à la
fois visuels et sonores. En ce cas l’Auditeur est le surplus qui ne fait que représenter en image les
personnages caravagesques, dans son impuissance.
Il en va tout autrement lorsque l’Auditeur change le geste en 1978. Par le geste de se couvrir
les oreilles, il essaie d’interrompre le flux de voix émis par la Bouche. Il ne peut en effet, « plus
supporter davantage le flot de paroles de la Bouche », comme si c’était lui-même qui souffrait. Cela
explique que l’Auditeur ait failli s’identifier, au sens théâtral du terme, à la Bouche folle. La « pitié
impuissante » et le nouveau geste contribuent ici à révéler la possibilité de considérer la Bouche
comme une partie de l’Auditeur, alors que ce dernier garde le statut de « troisième personne ». Il est
spectateur de lui-même.
Pour toute la signification de Pas moi, Beckett nous renvoie à L’Innommable, l’œuvre
emblématique dans laquelle le narrateur innommable parvient à supposer la présence du spectateur.
L’impossibilité de parler de moi, ou de parler à la première personne, se donne ainsi comme
spectacle du moi hétérogène. Dans Pas moi, c’est l’Auditeur qui soutient ce processus du
raisonnement.
Annexe 1.
toil361×520cm, Musée de la c
[email protected]
Caravaggio, Décollation du Saint Jean Baptiste
1608, huile sur toile, 361520 cm
Musée de la cathédrale Saint Jean, La Valetta
Eri Miyawaki prépare sa thèse sous la direction de Denis Guénoun, au sein du Centre de
Recherche sur l’Histoire du Théâtre (CRHT) à Paris IV-Sorbonne. Sa thèse portera sur les figures et
les fonctions « du spectateur » dans l’œuvre de Samuel Beckett.
[email protected]
Actes sans parole I et II : Pièces pour la danse ?
Katerina Kanelli
Afin de répondre à cette question qui semble plutôt incongrue, nous proposons de démontrer
la correspondance entre deux mondes apparemment très distincts. Plus précisément, dans cette
étude, nous croiserons deux univers, celui des Actes sans paroles de Samuel Beckett avec l’univers
chorégraphique de Deryk Mendel.
Dans la deuxième moitié du XXe siècle, Beckett semble être à la recherche de nouveaux
modes d’expression. A l’instar de nombreux auteurs qui créent des pièces pour la danse (Claudel,
Cocteau, Cendrars, Genet), il écrira « Acte sans parole » pour Deryk Mendel. Situant cette œuvre
beckettienne dans son contexte historique, c’est-à dire de la fin des années 50 au début des années
60, nous essaierons de démontrer que Beckett fut un des rares écrivains de son époque capable
d’envisager l’espace et le mouvement comme un chorégraphe l’aurait fait, d’où les ressemblances
avec les fondements mêmes de la danse moderne.
Par la suite, il répète cette expérience artistique en écrivant Acte sans parole II. Une simple
analyse des titres de deux pièces de Beckett incluses dans le recueil intitulé Comédie et actes
divers trace déjà un contexte bien défini, il s’agit des Actes sans paroles. Ces deux textes qui
correspondent entièrement à des didascalies, ne se prononceraient pas sur scène. Comment peut-on
donc définir des textes qui sont de pures didascalies, autrement qu’en leur donnant le nom de
mime ?
Mais revenons aux textes pour décider du verdict. Acte sans parole I a été écrit initialement
en français par Beckett à la demande du jeune danseur formé dans la compagnie Sadler’s Well,
Deryk Mendel, qui l’a créée au « Royal Court Theatre » à Londres en 1957 et par la suite, repris à
Paris au Studio des Champs-Élysées14. Mendel est un danseur atypique à la technique précise et au
style raffiné. Quittant Londres, il s’associe pour un temps au travail de Françoise et Dominique
Dupuy qui ont fondé depuis peu « Les Ballets Modernes de Paris ». Sa chorégraphie, Epithalame,
conçue en 1957, dansée par Françoise et Dominique Dupuy fut un grand succès. A propos de cette
pièce, Dominique Dupuy écrit : « La gestuelle a un considérable impact sur le public non seulement
par son fort sens symbolique, mais par son dépouillement et sa réduction à une expression simple et
évidente. Cette gestuelle n’est pas sans affinité avec le maniement du verbe cher à Samuel
Beckett »15. Fréquentant par la suite le milieu de l’avant-garde théâtrale, Mendel se tourne vers le
théâtre et il devient le metteur en scène de la quasi-totalité des pièces de Beckett en Allemagne.
En ce qui concerne « l’argument » d’Acte sans paroles I, celui-ci nous surprend par sa
simplicité et son caractère abstrait. Le protagoniste, prisonnier de la scène, est victime d’une force
invisible incarnée par un ballet d’objets. L’unique personnage est en permanence ridiculisé par
l’insaisissable carafe d’eau qu’il tente en vain d’attraper en empilant les uns sur les autres des cubes
de taille différente. Il n’arrête pas de tomber et, chaque fois qu’il tombe, il suit le même processus
pour se relever, il agit et il réfléchit pour enfin ne rien faire d’autre que répéter les mêmes gestes.
Notons aussi l’incipit : « Personnage. Un homme. Geste familier : il plie et déplie son mouchoir ».
La présence des mains reste fondamentale, AspI commence et finit par l’image des mains, excipit :
« il regarde ses mains ». Les mains, source principale de tout geste, renvoient à l’éventualité d’une
communication, à la volonté d’un acte possible.
Dans Acte sans parole II, il suffit de parler du royaume des gestes. Cette pièce a été écrite en
français en 1959 et mise en scène en 1964 à Londres, Freddie Jones interprétant A et Geoffrey
Hinsliff B. Mendel a également interprété cette pièce. Deux personnages sont enfermés dans des
sacs. Un « aiguillon » vient titiller A et B pour les obliger à agir. Ces deux personnages fortement
contrastés – l’un est lent et maladroit, l’autre précis et vif – se livrent à toute une série d’actions qui
se répètent jour après jour. De nouveau, la répétition d’un rituel presque absurde est à l’ordre du
jour et les incidents bouleversant la vie des protagonistes sont toujours fortuits. Les deux
personnages font des gestes quotidiens chacun à leur rythme : s’habiller, avaler une pilule, se
brosser les dents, se peigner, se déshabiller, etc. La pièce finit également par une image de
focalisation sur les mains, excipit : « joint les mains, prie ».
Remarquons par ailleurs que l’auteur met à la place du verbe réfléchir, utilisé 32 fois dans
le court texte d’Asp I, le verbe rêvasser (11 fois) pour le personnage A et le verbe consulter,
surtout sa montre, mais aussi la carte et la boussole, (14 fois) pour le personnage B dans AspII. Ce
14
Pour l’histoire, Beckett et sa femme ont vu Mendel pour la première fois au Théâtre des Quatre Saisons dans
le Quartier Latin entre 1950-1955. A cette époque, Mendel interprétait un spectacle de mime. Lors de notre rencontre
avec Mendel chez lui à St-Ouen en février 2008, il se souvient de Sam avec nostalgie.
15
DUPUY, Françoise et Dominique, Une danse à l’œuvre, Ed Parcours d’artistes, en coédition avec le Centre
national de la danse, 2002.
procédé de permutation rend cette dernière pièce plus comique que la précédente, qui est plutôt
sinistre et angoissante puisque l’acte de réfléchir aboutit à l’absence d’acte. Le personnage ne bouge
plus. En regardant ses mains, il envisage peut-être la possibilité de faire un geste.
Si l’on analyse les titres et les textes, certains éléments sont révélateurs. Tout d’abord, le
mot acte renvoie évidemment à chacune des grandes divisions d’une pièce de théâtre mais aussi au
mot geste dans son sens abstrait. Ce mot geste se révèle extrêmement fertile pour notre
questionnement. Puisque les deux pièces ne sont habitées que par des gestes, il nous semble utile de
nous attarder sur ce terme et sur l’analyse philosophique qu’en fait Giorgio Agamben.
Dans son article « Notes sur le geste16 », Agamben évoque le phénomène d'« une société qui
a perdu ses gestes ». En premier lieu, il pose la question : Qu’est-ce que le geste ? Et il répond :
« Ce qui, dans chaque expression, reste sans expression, est geste »17. Le geste se définit par sa
capacité à assumer, à supporter et ne renvoie qu’à lui-même, c’est-à-dire à sa propre mise en
mouvement. Il n’est pas un simple véhicule de la communication mais il l’excède et en ce sens, il
offre la possibilité qu’une communication puisse avoir lieu. En second lieu, il distingue le geste du
faire et de l’agir. Et il souligne en effet que ces derniers sont tous deux impliqués dans une
économie productive : l’un, parce qu’il tend vers une réalisation/fin où l’acte n’est que le moyen
déployé pour y parvenir (le faire a une fin autre que lui-même) ; l’autre, parce qu’il revendique
l’acte même comme production a priori, symbolique et morale (l’agir a sa propre fin). A l’instar du
titre de son ouvrage Moyens sans fins, le geste introduit un troisième genre d’action, ce sont des
moyens sans fins, c’est-à-dire une pure « médialité ». Et Agamben continue : « si la danse est geste,
c’est au contraire parce qu’elle consiste tout entière à supporter et à exhiber le caractère médial des
mouvements corporels »18. Le temps propre du danseur, éternellement manqué, « est celui que
Beckett appelle « l’heure du jamais », et dont il dit qu’il est trop court pour que ce soit la peine de
commencer, trop long pour qu’on ne recommence pas quand même ». 19
Beckett écrit donc AspI pour un danseur, ce n’est pas une pantomime ni un mime, c’est,
comme son titre l’annonce clairement, un acte sans parole où Beckett soumet le danseur à des
actions très précises mais dénuées de signification. Il semble donc que cette étude nous a permis de
reconsidérer ces pièces extrêmement modernes dont l’écriture « chorégraphique » continue à
inspirer des danseurs tels que Mikhaïl Baryschnikov. Dans l’article de New York Times sur
l’interprétation de Baryschnikov20, Ben Brantley parle de l’atterrissage abrupte d'un danseur à ailes
qui capture intensément les lois dures de l'univers de Beckett, où la Terre-Mère ne cesse jamais de
tirer les hommes vers la tombe.
Diplômée en Littérature et en Danse, Katerina Kanelli vient de soutenir sa thèse de doctorat
intitulée « L’effet Beckett : Pour une nouvelle image du corps » à l’Université de Paris 8.
Le Chaos : Comment c’est
Gabriela García Hubard
The confusion is not my invention, it is all around us
and our only chance now is to let it in.
Samuel Beckett
16
17
AGAMBEN, Giorgio, “Notes sur le geste” in Moyens sans fins, Payot et Rivages, 1995, p.59-71.
AGAMBEN, Giorgio, « Le geste et la danse » in Et la danse, Revue d’esthétique, n° 22, Jean-Michel Place,
1992.
18
Op. cit., p.69.
AGAMBEN, Giorgio, “Les corps à venir” in Image et mémoire, écrits sur l’image, la danse et le cinéma,
coll : Arts et Esthétique, Desclée de Brouwer, 2004, p. 115.
20
Beckett Shorts, New York Theatre Workshop, December 2007, avec : Mikhail Baryshnikov, Bill Camp, Karen
Kandel, David Neumann, mise en scène : Joanne Akalaitis.
19
Dans les années soixante Beckett semble s’être engagé sur une « nouvelle forme », a « new
form that accommodates the mess », et qu’il oppose à la forme classique : « What I am saying does
not mean that there will henceforth be no form in art. It only means that there will be new form, and
that this form will be of such a type that it admits the chaos and does not try to say that the chaos is
really something else ».21
Ainsi l’œuvre beckettienne semble « cultiver » le chaos dans ses multiples lectures
(mythologique, littéraire, philosophique et mathématique), de façon plus inquiétante
qu’auparavant : Comment c’est deviendra le paradigme.
Dès lors la critique elle-même l’a remarqué à plusieurs reprises, on perçoit une analogie
entre la prononciation du titre : Comment c’est et le verbe « commencer ». « Commencer
comment » et / ou « comment c’est comment ce… »22, dit le narrateur maintes fois lorsqu’il joue
avec les mots, en troublant la temporalité et par conséquent la forme propre du texte.
Or, puisque c’est de Comment c’est que l’on parle, il faut partir du commencement : « En
vérité », écrit Hésiode dans sa Théogonie, « aux tout premiers temps, naquit Chaos, [l’AbîmeBéant…] ».23 Il faut donc commencer par le chaos évoqué explicitement et implicitement par
Beckett à plusieurs reprises.
Ainsi, implicitement, on retrouve le chaos, presque tout au long de son œuvre, dans le sens
le plus courant aujourd’hui : « désordre, trouble, pêle-mêle ». Néanmoins, l’histoire plus ancienne
du chaos et de Chaos trouve chez Beckett une place incontournable : immensité de l’espace,
temporalité infinie, vide, de façon générale on ne peut nier le concept de chaos chez Beckett. Mais
en s’appropriant le chaos, l’auteur lui imprime sa signature si particulière.
Constatons qu’au commencement du « temps énorme » dans Comment c’est, on est
confronté à la confusion entre le ciel et la terre, et même parfois à l’indissociabilité entre les deux,
car très souvent on ne sait pas si les « là-haut » du texte font référence au ciel ou simplement à la
terre, de même qu’il est difficile de savoir quand les « ici » font référence à la terre ou aux
profondeurs. Ce trouble produit une image du ciel et de la terre comme un amalgame, que Beckett
reprendra littéralement à la fin des années soixante dans Sans : « Lointains sans fin terre ciel
confondus pas un bruit rien qui bouge »24. Une image qui paradoxalement précède le chaos originel
et qui se retrouve dès le début, avant l’apparition du « petit corps ».
Comment ne pas continuer à penser au commencement ? On sait d’après Euripide qu’à l’origine
Ciel et Terre étaient un25, et que dans une interprétation mythique de la Théogonie Chaos désigne
l’espace entre le ciel et la terre.
En ce sens, ce « terre ciel confondus » chez Beckett, ce chaos, cet abîme, loin de désigner
uniquement les puissances du Tartare, peut tout autant désigner la profondeur que la hauteur. Ainsi,
les ténèbres et la lumière se rejoignent pour donner naissance au « soleil de minuit », évoqué dans le
texte non sans ironie : « quel pays tous les pays soleil de minuit nuit de midi toutes latitudes toutes
longitudes »26. On peut voir alors la façon dont l’image « terre-ciel » s’ajoute aux amalgames de
début-fin, naissance-mort où demeurent la contamination et même parfois la négation temporelle.
En outre, dans le trouble de l’origine et de la temporalité, le chaos beckettien devient,
comme on le sait déjà, cyclique. D’une part dans Comment c’est le narrateur dit : « puis soudain
comme tout ce qui commence recommence comment savoir partir repartir »27, d’autre part lorsque
21
Samuel Beckett, The critical Heritage, ed. by Lawrence Graver and Raymond Federman, Routledge, London,
1979, p. 219. Tom Driver in « Columbia University Forum » summer, 1961, 21-5.
22
Samuel Beckett, Comment c’est, Editions de Minuit, Paris, 1961, p. 201.
23
Hésiode, Théogonie, La Naissance des dieux, trad. du grec par Annie Bonnafé, précédé d’un essai de JeanPierre Vernant, Paris, Rivages Poche, Petite Bibliothèque, 1993, p.116.
24
Sans dans Têtes-mortes, Paris, Editions de Minuit, 1967, 1972, p. 69.
25
F.M Cornford, From religion to philosophy, a study in the origins of western speculation, Sussex, The
Harvester Press, p. 66-67.
26
Comment c’est, op. cit., p. 132.
27
Ibid., p. 97.
le narrateur se demande « comment finir », il s’agit plutôt de comment faire « pour continuer finir ».
On pourrait voir alors dans ce vertige, dont Héraclite (qui unit le commencement et la fin) est la
référence explicite chez Beckett, un clin d’œil au célèbre « chaosmos » joycien, car le philosophe
grec ne semble pas penser au chaos, mais plutôt, au cosmos soumis au temps cyclique.
Par ailleurs, Deleuze et Guattari reviennent à ce chaos composé joycien (« non pas prévu ni
préconçu ») à la fin de leur texte Qu’est-ce que la philosophie ? pour nous dire que « (l)’art et la
philosophie recoupent le chaos, et l’affrontent […] ». Ils parlent de la façon dont l’art, tout comme
la philosophie et la science, veulent « que nous déchirions le firmament et que nous plongions dans
le chaos ». Néanmoins il faut passer du « chaos à la composition », il faut donc lutter avec le chaos
pour rapporter quelque chose et, bien qu’il faille le vaincre, « la lutte contre le chaos ne va pas sans
affinité avec l’ennemi »28, disent-ils.
Dès lors il faudrait se demander quels sont les risques du passage entre le chaos et la
composition ? Où se trouve la limite entre la lutte et l’affinité ? Bien qu’ils soient au courant du
danger qui demeure dans le chaos, puisqu’ils demandent un peu d’ordre pour se protéger de lui, le
passage, cette frontière-là, la tension entre la lutte et l’affinité peut se déplacer continuellement,
surtout dans l’oeuvre de Beckett. Pendant la traversée du chaos, les personnages beckettiens
semblent ne pas toujours échapper à l’engloutissement, et parfois ils se confondent avec le chaos en
se laissant emporter.
De même que pour Deleuze et Guattari, il faut « opérer les destructions nécessaires […]
pour redonner ainsi à leurs prédécesseurs l’incommunicable nouveauté »29, Beckett avoue pour sa
part que, « (t)he only chance of renovation is to open our eyes and see the mess », « to let it in »30.
Toutefois, en nous plongeant à nouveau dans le chaos qui est plus propre à ses personnages, il
conclut : « (I)t is not a mess you can make sense of », là où le chaos paraît repartir à nouveau dans
plusieurs directions.
C’est ainsi que, lorsque les narrateurs beckettiens ne trouvent pas le peu d’ordre évoqué par
Deleuze et Guattari, ils sont confrontés (et nous avec eux) à l’angoisse d’« une pensée qui
s’échappe à elle-même, des idées qui fuient, qui disparaissent à peine ébauchées, déjà rongées par
l’oubli ou précipitées dans d’autres que nous ne maîtrisons pas davantage ».31
Finalement, le chaos beckettien n’est pas simplement « absence de stabilité » ou « absence de
forme ». Toutefois il faut se demander comment envisager cette « nouvelle forme » beckettienne
qui accueille le chaos ? Peut-on parler d’une forme chaotique ?
Gabriela García Hubard enseigne à l’Universidad Nacional Autónoma de México. Titulaire
d’un D.E.A. de l’University of London, elle prépare actuellement une thèse à l’Université de Paris 7
intitulée “Derrida et Beckett (d’)après les apories de la signification”. Elle est auteur d’articles sur
Beckett et Derrida.
[email protected]
Comment c’est/How it is, ou de l’image-événement
Lea Sinoimeri
28
Gilles Deleuze et Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Editions de Minuit, 1991, 2005, p. 64,
190 et 191.
29
Ibid.
30
The critical Heritage, op. cit., p. 218- 219. Je souligne.
31
Op. Cit., p. 189.
Il faut, dans le domaine des rapports entre l’homme et le
surnaturel, chercher une précision plus que
mathématique ; cela doit être plus précis que la science.
Simone Weil
Faire circuler la case vide, et faire parler les singularités
pré-individuelles et non personnelles, bref produire le
sens, est la tâche aujourd’hui.
Gilles Deleuze
A voice comes to one in the dark. Imagine.
Samuel Beckett
C’est dans la voie indiquée par ces trois énonciations que je voudrais construire mon
discours autour de Comment c’est de Samuel Beckett. Il s’agit dans les trois cas de trois impératifs
qui marquent une direction doublement signifiante aux fins de notre discours : d’un côté ils mettent
l’accent sur l’acte créateur et de l’autre ils donnent des indications sur le processus de création.
Premièrement, il y a, dans chacune de ces trois citations, le péremptoire appel à la pensée de
se remettre à une force immanente et créatrice. C’est le sens de l’affirmation de Simone Weil :
l’incarnation ou la grâce représente dans son œuvre ce point de passage, cette expérience
transcendante mais incarnée dans le corps, uniquement pensable dans l’immanence de la vie. C’est
aussi le sens de tout enseignement de Deleuze : l’inconscient, il insiste à plusieurs reprises, n’est
pas transcendant. Il est, au contraire, pure immanence, pure production faite par cette merveilleuse
machinerie découverte par Freud.32 De la même façon, « le sens n’est jamais principe ou origine, il
est produit. Il n’est pas à découvrir, à restaurer ni à ré-employer, il est à produire par de nouvelles
machineries »33. Il s’agit donc, et c’est le sens de la citation de Beckett, d’inventer cette machinerie,
de créer un dispositif créateur de sens, ou mieux, d’un surplus de sens, d’imaginer, sans cesse,
même dans la solitude et la vieillesse la plus profonde, une façon de se tenir compagnie. L’écriture
de Beckett aussi bien que celle de Simone Weil et de Gilles Deleuze partagent cette grande
responsabilité éthique : créer, à travers un agencement non exhaustif de l’esprit humain, emboîter
les relations et imaginer de nouveaux mondes, de nouvelles possibilités et libertés dans l’existant.
Créer aussi une subjectivité pensante qui n’a pas besoin de dire « je ». Une subjectivité en-commun
et in-appropriable : c’est l’enjeu des ces trois écritures où le moi s’ouvre à l’anonymat et à la
pluralité et le désir devient un désir sans objet, un désir de rien.
La question qui se pose alors au philosophe et à l’écrivain est la suivante : comment tout
cela est-il possible ? Comment faire pour produire plus de sens ? Comment, autrement, procède le
processus créateur, qu’il soit littéraire ou philosophique ? Comment des événements se produisentils ? Qu’est-ce que veut dire « faire parler les singularités pré-individuelles et non personnelles » ou
« se tenir compagnie » ? Comment, finalement, est-il possible de conjuguer dans un même domaine
l’humain et le surhumain, le fini et l’infini ?
On trouve dans la citation de Simone Weil une première indication qui recouvre dans
l’œuvre de Beckett la même centralité : pour qu’elle puisse s’ouvrir à une dimension infinie, la
pensée doit se soumettre à une extrême rigueur et exactitude. Elle doit se faire plus précise que les
mathématiques, plus rigoureuse que la science. Un principe d’exactitude semble ici accompagner un
principe de désidentification. Là où un travail sur la précision de la construction syntaxique est
apparemment, plus qu’ailleurs, à l’œuvre, un principe opposé d’effacement des limites intervient.
L’impératif beckettien qui ouvre Compagnie désigne le même mouvement : imaginer – et le texte le
32
Cf. « E comme enfance », Gilles Deleuze et Claire Parnet, L’Abécédaire de Gilles Deleuze, Paris, Editions
Montparnasse, 1996.
33
Gilles Deleuze, Logique du sens, Paris, Les Éditions de Minuit, p. 90.
fera jusqu’au plus petit détail et avec la plus grande exactitude – un état parfaitement indéterminé
où une voix parvient à quelqu’un dans le noir et où l’image mémorielle perd chaque attachement à
l’histoire personnelle ou individuelle. Gilles Deleuze désigne ce mouvement à l’œuvre dans les
textes de Beckett comme ce qui donne accès à « l’indéfini comme à l’état céleste »34 ; il y reconnaît
le processus qui pousse dans l’écriture beckettienne à la fabrication de l’image. Dans L’Épuisé il
écrit :
« Ce que Blanchot dit de Musil, à quel point c’est vrai de Beckett : la plus haute exactitude et la plus extrême
35
dissolution ; l’échange indéfini des formulations mathématiques et la poursuite de l’informe ou de l’informulé ».
C’est ce double principe d’exactitude et de dissolution en tant que producteur d’un surplus
de sens, d’un excès de narration et d’une énième compagnie au sens propre de fiction, que je me
propose ici d’analyser dans le texte de Comment c’est. Ecrit en 1960, Comment c’est marque,
comme une grande partie de la critique anglophone et francophone l’a largement reconnu, la sortie
de l’écriture beckettienne de l’impasse où elle avait abouti avec les Textes pour Rien et
L’Innommable. C’est précisément avec ce roman, c’est la thèse de Deleuze, que surgit dans
l’écriture beckettienne la Langue III, la langue des images, de l’image pure qui « doit accéder à
l’indéfini, tout en étant complètement déterminée »36. Il s’agit de voir comment le texte de
Comment c’est procède grâce à un mouvement qui va dans les deux sens en même temps : plus un
principe d’exactitude agit sur le corps du texte, plus ce dernier semble aller vers un état de
dissolution. Plus un principe de démonstration mathématique soutient et vérifie les événements au
cours de la narration, plus ils sont rejetés comme faux pour atteindre un état chaotique, informe,
indéterminé et indiscernable. Pourtant, c’est dans ce dernier état que les « bribes de vie » peuvent se
recombiner à nouveau, qu’un peu plus de sens peut être encore produit, qu’une nouvelle narration
peut recommencer.
Inscrite en troisième année de doctorat à l’Université de Rome « La Sapienza », Lea
Sinoimeri travaille sur une thèse intitulée : Scrittura del corpo e voce dell’Altro nell’opera di
Samuel Beckett. De ses articles sur Samuel Beckett vont être bientôt publiés : « D’amore e di
poesia : una lettura di …but the clouds… » in Ali di terra. Studi Beckettiani, Albo Versorio, Milano
(en cours de publication), « Mathematics of subjectivity : the question of continuum in Samuel
Beckett’s 'Dante…Bruno. Vico..Joyce’», in James Joyce Graduate Conference, Cambridge,
Cambridge University Press (en cours de publication).
[email protected]
Corps à l'épreuve : le dispositif saturé d'Imagination morte imaginez
34
Gilles Deleuze, L’Épuisé, in Samuel Beckett, Quad et Trio du Fantôme, …que nuages…, Nacht und Träume,
Traduit de l’anglais par Edith Fournier, Paris, Les Éditions de Minuit, 1992, p. 71.
35
Ibid., p. 62.
36
Ibid., p. 74.
Guillaume Gesvret
Texte charnière, Imagination morte imaginez37 se situe entre les premières grandes oeuvres
théâtrales et narratives et le minimalisme spectral des vidéos, dramaticules et courts textes de la fin
– ou encore sur la zone de passage qui sépare la déconstruction des genres de la problématique des
supports. A priori hors de toute narration, il s’agit dans ce court texte de présenter les conditions les
plus variées, et peu à peu les plus insoutenables, dans lesquelles deux corps blancs se tiennent dos à
dos enfermés dans une rotonde blanche, entourée de murs blancs. Ici, l’imagination ne part de rien
ou plutôt d’un presque-rien représenté par un espace inassignable, blanc sur blanc. Dans cet
empêchement activement concerté, elle ne propose rien d’autre au cours du texte que l’image
géométrique du lieu et de la posture des corps, qu’elle semble à la fois décrire et inventer :
« diamètre 80 centimètres, même distance du sol au sommet de la voûte », « deux diamètres à angle
droit AB CD partagent en demi-cercles ACB BDA le sol blanc. Par terre deux corps blancs. »
Modèle réduit ou maquette, la mesure de l’espace imaginé déjoue toute vraisemblance : ni à
l’échelle d’un lieu réel, chambre ou mausolée, ni même à l’échelle de l’intérieur d’un crâne. À la
manière d’une installation de Tatiana Trouvé, les deux corps apparaissent et s’inventent dans
l’incertitude d’une « échelle indéfinissable38 ». L’image corporelle proposée par Imagination morte
imaginez évoque de plus le travail de vidéastes des années 1970 : les variations sur la posture du
corps y deviennent une véritable écriture, exploration visuelle, banale ou monstrueuse (on pense
aux oeuvres de Bruce Nauman, Peter Campus, Dan Graham (notamment Body Press39), ou plus
récemment Imagination, Dead Imagine (1992), une vidéo-sculpture de Judith Barry).
Ici, et au fur et à mesure de l’épuisement combinatoire des possibles, la rigueur exhaustive et
obsessionnelle du relevé laisse place à l’intermittence d’un éblouissement périodique, nouvelle
modalité de l’apparition-disparition :
« Attendez plus ou moins longtemps, lumière et chaleur reviennent, sol, mur, voûte et corps blanchissent et
40
chauffent de concert, 20 secondes environ, tous les gris, atteignent leur palier d’avant, d’où la chute était partie » .
Dans ce dispositif, l’épuisement des référents stables de l’écriture et de la visibilité de
l’espace se joue comme toujours chez Beckett avec l’épuisement des corps : « fermer les yeux pour
voir » tout en éprouvant les corps. « Éprouver » s’entendra alors au double sens, actif et passif, de
mettre à l’épreuve et de ressentir. L’épreuve s’élabore en effet chez Beckett à partir de cette
ambivalence : à la fois construite et ressentie, entre contrainte logique et sensation physiologique.
Questionnement physique inséparable d’une critique métaphysique, c'est l'ambiguïté tragi-comique
de cette « question » du corps, entre torture créatrice de nouvelles postures et travail critique.
37
Samuel Beckett, Imagination morte imaginez (1966) in Têtes mortes, Minuit, 1972.
Cf. les installations « la Matrice à fantôme » ou « Polder » (1997). Tatiana Trouvé décrit ses oeuvres comme
des dessins dans l’espace, architectures d’espaces mentaux à « l’échelle indéfinissable », cf. L’Oeuvre à venir, compte
rendu d’un débat avec l’artiste le 8 juin 2004 à la Fondation Ricard.
39
Body press (1972) est une vidéo/performance où les corps d’un homme et d’une femme sont enfermés nus et
debout dans un cylindre, entourés d’un grand miroir courbe recouvrant l’intérieur, chacun muni d’une caméra et
pivotant sur place par intervalle régulier. Les images obtenues apparaissent simultanément sur deux écrans-vidéos (un
écran de « contrôle » pour chaque caméra) : tantôt l’image propre du filmeur au travail dans le miroir, tantôt celle de
l’autre corps, tantôt le reflet de l’un ou l’autre déformé par la courbure du miroir. Dans cette exploration visuelle de
l’espace des corps, différence sexuelle et différence des statuts de l’image varient ainsi en circuit fermé et continu, au
risque de l’indiscernable.
40
Ibid., p. 52.
38
À peine évoqués, les deux corps sont oubliés. Dans cet oubli articulé au suspense de leur
réapparition, la logique des combinaisons se laisse déborder imperceptiblement par la violence
d’affects anonymes :
« Par de tels hauts et bas, remontées et rechutes, se succédant dans des rythmes sans nombre, il n’est pas rare
que le passage se fasse, du blanc au noir et de la chaleur au froid et inversement. Seuls les extrêmes sont stables, comme
le souligne la pulsation qui se manifeste lors des pauses aux paliers intermédiaires. [...]
Suit dans l’ordre des fréquences la chute ou montée avec temps d’arrêt plus ou moins longs dans ces gris
fiévreux sans qu’à aucun moment le mouvement soit renversé ».
L’espace de la mesure est comme « enveloppé par la possibilité d’une rupture41 », toujours
déjà pris dans un devenir-affect mystérieux. L’affect semble se créer sans cause directe ni référence
à un corps délimité. Il fait alors effraction à la manière d’un symptôme dans le calcul sans faille des
combinaisons. Le symptôme se caractérise bien chez Freud par son travail, semblable à celui du
rêve : né de l’oubli, de la « nuit » de la conscience et de la défaillance d’un savoir unifié, il s’insinue
dans la forme même du corps et du langage. L'écriture de l'épreuve creuse ainsi l’imminence de la
ré-apparition des corps et laisse échapper ces « spectres plastiques » (Artaud), comme autant de
témoignages précaires et intenses d’un affect secret, cette force « trop grande pour soi » (Deleuze).
Ainsi, dans la négation généralisée et la « mise en latence » des corps, dans le compte statistique
des différentes conditions (décompte implicite d’une fin imminente), un mourir vivant et
contradictoire sur-vient, vitalité excessive et « convulsive » soutenue par l’harmonie rythmique de
la prose :
« Mais quels qu’en soient les hasards, le retour tôt ou tard au calme temporaire semble assuré, pour le moment,
dans le noir ou la grande blancheur, avec température afférente, monde à l’épreuve encore de la convulsion sans trêve.
42
Retrouvé par miracle après quelle absence dans des déserts parfaits il n’est déjà plus tout à fait le même [...] » .
D’un hiatus imprévisible à l’autre, le texte est comme « saturé » de ces affects
symptomatiques dans toute l'ambiguïté paradoxale du terme. La « saturation » est au sens chimique
l’action de dissoudre dans un liquide la masse maximale d’une substance, à une température et sous
une pression données, ou encore l’état d’équilibre ainsi obtenu. À cette saturation comme équilibre
atteint dans l’épuisement des possibles, s’ajoute celle qu’on attribue à la couleur ou au son :
saturation colorée ou électro-acoustique, quand le signal émis dépasse la limite et crée une
distorsion, une intensité excessive qui trouble ou choque la perception. À la fois l’équilibre, la
tension maximale donc, mais aussi, et comme implicitement, ce qui toujours déjà dépasse la limite,
l’excès, la surabondance. L’épuisement est bien cette accumulation, ce travail d’une limite où
l’excès (de matière non dissolue, de sensation non épuisée) risque d’apparaître et d’échapper.
Imagination morte imaginez est donc un exemple particulièrement dense de cette économie
singulière, où la négativité crée un nouvel espace d’imagination et d’énonciation où faire jouer la
force de l’affect : « je veux mettre de la poésie dans le théâtre, une poésie en suspens dans le vide et
qui prenne un nouveau départ dans un nouvel espace » (Beckett). Articulation singulière d’un
manque créateur à l’excès de l’affect, cette économie esthétique s’élabore dans un minimalisme
saturé ou dans une « saturation par transparence » (Virginia Woolf). L’œuvre crée alors ses propres
conditions pour mieux faire jouer l’ouverture d’un hiatus, d’une liberté au sein même de sa clôture
et d'un rapport secret dans le pire empêchement.
Guillaume Gesvret poursuit à Paris 7 sous la direction d'Evelyne Grossman une thèse de
doctorat intitulée : « Plasticité littéraire et arts contemporains. Beckett et après ».
41
42
Maurice Blanchot sur la logique de l'écriture chez Lautréamont, La part du feu, Gallimard, 1949, p. 162.
Op. cit., p. 55.
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Samuel Beckett/Francis Bacon : la question de l’arrachement
Marie-Christine Laurent
Dans Molloy, le narrateur pose la question suivante : « 16° Quel était le nom du martyr qui,
étant en prison, chargé de chaînes, couvert de vermine et de blessures, ne pouvant se remuer,
célébra la consécration sur son estomac et se donna l’absolution »43. Cette interrogation donne le
ton, entre religion et dérision, à l’entreprise de démolition de la représentation traditionnelle, où
s’inscrit en creux la question de l’arrachement au corps chrétien telle que l’initient l’écrivain et le
peintre.
« La force corrosive de Beckett […] ne saurait procéder de l’affirmation d’une quelconque
conviction ou illustration d’une conception philosophique ou métaphysique. Il ne croit rien, il ne
pense rien : il montre. Et ce qu’il montre, c’est l’homme privé de toute illusion, débarrassé des
sentiments, croyances, pensées qui servent à lui masquer la réalité de son supplice, l’homme attaché
à vivre intensément ce supplice, c’est-à-dire à souffrir, décapé jusqu’à l’os »44. Cette entreprise de
désacralisation est d’ores et déjà inscrite dans le nom même de Molloy, au travers de la divinité
païenne appelée Moloch, transcription grecque et latine de Molek, lui-même déformation injurieuse
de Mélek « Roi », les auteurs sacrés hébraïques vocalisant la racine « royale » MLK avec les
voyelles du mot bochet « honte » qui désigne couramment une fausse divinité : « Ce que j’entendais
dans mon for intérieur sans doute, à l’acoustique si mauvaise, c’était une première syllabe, Mol, très
nette (oxymore hautement ironique), suivie presque aussitôt d’une seconde des plus cotonneuses,
comme mangée par la première, et qui pouvait être oy comme elle pouvait être ose, ou ote, ou
même oc »45 (je souligne). Mais l’onomastique parodique n’est qu’une des facettes du projet
beckettien d’une ruine généralisée de la représentation. Le motif trinitaire en est une autre, qui
dessine la figure christique au travers du chiffre trois : « J’arrivais donc à trois chiffres totalement
différents, sans jamais savoir lequel était le bon. Et quand je dis que le chiffre ne m’est plus présent,
à la mémoire, je veux dire qu’aucun des trois chiffres ne m’est plus présent, à la mémoire ». Il faut
« tu[er] les souvenirs. […] ne pas penser à certaines choses », le mouvement d’épanorthose initié
ensuite par la narration renforçant cette allégation : « ou plutôt il faut y penser, car à ne pas y penser
on risque de les y retrouver, dans sa mémoire »46. Le chiffre trois, signe « pour les Chrétiens de la
perfection de l’Unité divine : Dieu est un en trois personnes »47, se trouve battu en brèche par la
narration, qui prend un malin plaisir à tomber dans le soufre »48, la racine du substantif, soufr-,
laissant entendre le corps souffrant. Pourtant, ce corps-déchet, dont la seule destinée est d’être mis à
la « poubelle », ne se résigne pas à sa finitude. L’isotopie du liquide et du déchet, au travers de
l’union avec le fleuve : « les immondices s’unissaient au fleuve » et du cycle de la naissance et de la
mort par le biais de l’image engendrée du sein maternel : « les oiseaux tourbillonnaient au-dessus,
en braillant de faim et de colère »49, signe le retour à un magma préarchaïque, anténatal, fusion de la
noyade avancée. La résurgence du souvenir maternel dit l’impossibilité du récit en lui-même : « je
43
Molloy, Editions de Minuit, 1951, p. 228.
Maurice Nadeau, Samuel Beckett, Cahier de l’Herne, Le Livre de Poche, biblio essais, présentation première.
45
Molloy, op. cit., p. 153.
46
« L’Expulsé » in Nouvelles et Textes pour rien, Editions de Minuit, 1958, pp. 11-12.
47
Jean Chevalier, Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles.- Mythes, rêves, coutumes, gestes, formes,
figures, couleurs, nombres, Laffont/Jupiter, édition revue et corrigée, coll. Bouquins, 1982, p. 972.
48
« La Fin », op. cit., p. 73.
49
Ibid, p. 107.
44
songeai faiblement et sans regret au récit que j’avais failli faire »50. Le récit n’avance aucun bilan
rétrospectif, donc aucun jugement dernier. Il n’y a pas d’élu ni de damné, pas d’apocalypse, mais un
récit qui s’effondre : « Cela peut sembler impossible »51.
Pour Francis Bacon, le motif trinitaire est prétexte à un ‘retour aux sources’. Ainsi, dans
Trois études figures à la base d’une crucifixion (1944), les figures représentées au pied de la Croix,
les Euménides, font le lien entre la trilogie funeste (Oreste-Clytemnestre-Agamemnon) et le
dispositif de la Crucifixion : « ces créatures […] tiennent des Erynies de l’Orestie d’Eschyle, alors
que leur titre et le dispositif du triptyque se réfèrent, eux, à l’iconographie chrétienne »52. Ce tableau
thématise déjà le ‘credo’ à venir du peintre : « La seule possibilité de renouvellement réside dans le
fait d’ouvrir les yeux et de voir le désastre actuel. Un désastre incompréhensible mais qu’il faut
laisser entrer car c’est la vérité »53. Sans doute n’est-ce pas un hasard si la figure du milieu (la place
du Christ en croix) a les yeux bandés. Critique implicite d’une certaine passivité de l’Eglise face à
la cruauté nazie ? Nonobstant, le corps se manifeste dans la sensation visuelle du cri. Gilles Deleuze
dit ce ‘corps vital’ : « Lorsque la sensation visuelle affronte la force invisible qui la conditionne,
alors elle dégage une force qui peut vaincre celle-ci, ou bien s’en faire une amie. La vie crie à la
mort, mais justement la mort n’est plus ce trop-visible qui nous fait défaillir, elle est cette force
invisible que la vie détecte, débusque et fait voir en criant »54. Détournant l’œil du spectateur de la
sensation primaire de l’horreur, le bandeau le fait alors se concentrer sur cette bouche, métaphore de
« la vie [qui] crie à la mort ». La disposition des Figures, qui n’a plus rien à voir avec la
représentation du triptyque dans la tradition chrétienne, participe de ce rythme vital. Il n’y a plus
convergence des corps vers un « centre […] univoque », mais isolation de la Figure dans un aplat de
couleur intense, atteignant ainsi à un maximum de séparation, la structure agissant comme une
« géométrie […] périphérique »55. Les figures ainsi isolées, présentées comme « d’intouchables
idoles »56, semblent procéder à la fois du profane et du sacré, nous faisant partager un sentiment
« proche de ce mélange d’extase et d’angoisse qu’on nomme horreur sacrée »57. Painting 1946,
tableau précédant la série des Papes inspirée du tableau de Velazquez représentant le pape Innocent
X, condense ces catégories du sacré et du profane. Ainsi, la conjonction de la viande et de la
crucifixion donne à voir la vulnérabilité humaine crucifiée dans sa chair, métaphorisée par le rictus
de la tête ‘réduite’ à sa plus ‘pleine’ expression, oxymore picturale mettant en évidence ces « forces
qui font le cri, et qui convulsent le corps pour arriver jusqu’à la bouche comme zone nettoyée » et
qui « ne se confondent pas du tout avec le spectacle visible devant lequel on crie […], [qui]
débordent même la douleur et la sensation ». Ce que Bacon exprime en disant : « Peindre le cri
plutôt que l’horreur »58.
« S’avancer. Regarder les tableaux. Plutôt, se retrouver regardé. Déchiffré, déchiré par eux. Violence du sens.
Chocs redoublés, à la tête, au ventre, par la surface de tout le corps. Hurlements des victimes rendus visibles mais
inaudibles »59.
La peinture comme art ‘muet’ arrive à transmettre la sensation réelle, vivante, de l’horreur.
C’est à une nouvelle esthétique de la sensation qu’est confronté notre œil. On assiste à un
50
Ibid, p. 112.
Ibid, p. 107.
52
Christophe Domino, Bacon. Monstre de peinture, Gallimard, coll. Découvertes, 1996, p. 26.
53
Ibid, p. 26.
54
Gilles Deleuze, Francis Bacon. Logique de la sensation, Seuil, 2002, p. 62.
55
Michel Leiris, Francis Bacon, Albin Michel, 1983, p. 19.
56
Ibid, p. 40.
57
Ibid, p. 41.
58
Gilles Deleuze, op. cit., p. 60.
59
Didier Anzieu, « Douleur et création chez Francis Bacon » in Francis Bacon ou le portrait de l’homme
désespécé, Seuil Archimbaud, février 2004, p. 7.
51
basculement du sujet, à un vacillement de la perception. Qui crie ? Le personnage sur la toile ou
notre propre reflet ?
Marie-Christine Laurent prépare un mémoire sur L’esthétique du corps chez Samuel Beckett
et Francis Bacon, sous la direction d’Evelyne Grossman.
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Beckett et Giacometti : La vision à l’œuvre, ou l’impossible épuisement
Julia Siboni
Deux sculptures de Giacometti constituent le point de départ de cette étude consacrée aux
rapprochements visuels entre Beckett et Giacometti. Trois hommes qui marchent fait étrangement
penser à Quad, où les « interprètes » sont désormais au nombre de quatre, mais le même
mouvement aux confins du mécanique, la même indistinction visant l’anonymat des personnages et
la même configuration dans l’espace de ces derniers, caractérisent ces deux œuvres. La parenté
visuelle entre le Buste d’homme de Giacometti et la situation de Winnie, « enterrée jusqu’au cou »,
à l’acte II d’Oh les beaux jours, s’avère également frappante.
Les deux artistes semblent tout d’abord dotés d’une même conception de la vision en tant
que morcellement et résidualité. Tout au long de ses écrits, Giacometti confesse l’impossibilité de
fixation définitive de l’objet dans sa globalité :
« Impossible de saisir l’ensemble d’une figure.
[…] La forme se défait, ce n’est plus que comme des grains qui bougent sur un vide noir et profond, la distance entre
60
une aile du nez et l’autre est comme le Sahara, pas de limite, rien à fixer, tout échappe » .
Or, puisque l’ensemble se dérobe à la représentation, Giacometti se penche de façon
obsessionnelle sur le détail, la partie, comme en témoignent ses œuvres morcelées – fragments
corporels tels La main, Le nez, La Jambe ou encore Tête sur tige. Le même constat conduit Beckett
à se focaliser sur le seul regard de Joe. Giacometti s’acharne lui aussi à cerner le regard dans sa
peinture Caroline en larmes : cette tendance de l’artiste à repasser sur ses traits fait écho au
processus de « dédiction » – dire pour corriger le dire précédent – parcourant l’ensemble de l’œuvre
beckettienne. Dans Dis Joe, la vision se resserre pour atteindre le morcellement progressif, au fur et
à mesure des neuf mouvements d’approche très lents de la caméra : « […] jusqu’à ce que le visage
paraisse en gros plan61 », comme autant de moyens d’oppresser le protagoniste soumis à une traque
perpétuelle. Ces mouvements successifs peuvent être perçus comme ce que Giacometti appelle une
« suite de points d’immobilité62 ».
La vision se fait alors par essence résiduelle, comme le souligne ce constat central dans la
pensée du sculpteur : « Vous ne copiez jamais le verre sur la table ; vous copiez le résidu d’une
vision63 ». Parallèlement au processus d’empêchement énoncé par Beckett dans Peintres de
l’empêchement, la vision résulte là d’une contrainte, d’un manque qui la maintient dans
l’inachèvement ; elle témoigne d’une béance à combler.
60
Alberto Giacometti, « Lettre à Pierre Matisse » (1948) in Écrits, coll. Savoir : sur l’art, Hermann, 2001, p. 38-
39.
61
62
63
Samuel Beckett, Dis Joe in Comédie et actes divers, 1972, Minuit, p. 81-82.
Alberto Giacometti, « Entretien avec Pierre Schneider », op. cit., p. 265-266.
Alberto Giacometti, « Entretien avec André Parinaud », op. cit., p. 273.
De plus, dans les petites figures de Giacometti ne dépassant pas les cinquante centimètres
(comme sa Toute petite figurine), le regard englobe inexorablement le vide qui les entoure et que
leur présence rend sensible. A l’inverse, les immenses sculptures (comme Femme debout) qui
dépassent les deux mètres augmentent la distance à laquelle l’œil doit se placer pour les saisir en
entier. Les ruptures d’échelle exigent donc du spectateur une gymnastique du regard. C’est le cas de
La Cage par exemple. Dans les ébauches de travail sur le décor d’En attendant Godot64, Giacometti
donne également à voir une évidente disproportion entre la petitesse de l’homme et l’immensité de
l’arbre. De même, dans Dis Joe, la notion d’échelle est travaillée, au point que les mouvements de
caméra se focalisant peu à peu sur les deux yeux de Joe, forcent le spectateur à accommoder son
regard. Les yeux de Joe occupent en définitive tout le champ visuel et obligent à reconsidérer
l’espace ainsi saturé.
Par ailleurs, Giacometti et Beckett recourent au motif discontinu afin de garantir un
perpétuel mouvement. Les Textes pour rien interrogent la nature de ces phases d’absence, d’ombre,
de silence qui entrecoupent le surgissement visuel du réel : « Entre ces apparitions, que se passe-til ? »65. Dans Dis Joe, le clignement de paupière du protagoniste laisse entrevoir ces points de
rupture, tandis que Giacometti avoue procéder par mouvements successifs de création et de
décréation : « […] maintenant je n’avance qu’en tournant le dos au but, je ne fais qu’en
défaisant66 ». Ce mouvement de création / décréation témoigne alors d’un épuisement impossible de
la matière, processus lui-même constructeur d’une tension.
Cette tension irréductible se donne à voir chez Giacometti dans ses sculptures à la surface
accidentée, conservant les traces du modelage, et suggérant par là même l’impossibilité d’atteindre
une forme définitive. La fin demeure pourtant un objectif éminemment stimulant, qui pousse le
sculpteur à recommencer indéfiniment. Ainsi dans le portrait d’Isaku Yanaihara, le pinceau repasse
sans cesse sur ses traits pour mieux cerner la tête du modèle en un réseau de lignes concentriques.
De même, dans Dis Joe, l’épuisement semble proche, mais l’adverbe « presque » sépare encore
fermement Joe de la fin, dont la dérobade est condamnée à la répétition avec l’expression « encore
une fois » : « Presque rendu encore une fois… »67. Le mouvement vers le minimal frôle la
disparition sans jamais véritablement l’atteindre : « Et voilà, revoilà, sans supercherie, à mon actif
ce vieux passé, jamais pareil, mais à jamais fini, à jamais finissant […] »68. Ici, l’aspect sécant,
inachevé, du participe présent « finissant », redoublé par l’expression « à jamais », prend le pas sur
l’aspect non sécant, achevé, du participe passé « fini ». L’art apparaît donc chez Beckett et
Giacometti comme un mode d’épuisement de la vision jamais définitivement figée.
Ainsi la tension suscitée par le silence chez Beckett fait écho à celle induite par le vide chez
Giacometti. Jacques Dupin dans l’avant-propos aux Ecrits du sculpteur – intitulé « Une écriture
sans fin » ! – analyse précisément le vide comme puissance créatrice :
« […] le vide est la force de vie, l’effervescence en chacun, le principe instaurateur. […] il dénude et met à vif,
69
il arase et féconde une matière altérée, une substance avide… La présence active du vide ».
Giacometti lui-même considère sa sculpture comme une « forme tendue »70 : L’Homme qui
marche, par exemple, représente un homme sculpté dans l’élan de son mouvement, tendu, tiraillé
64
65
66
67
68
69
70
Série de six lithographies Homme et arbre (vers 1952) et Homme, arbre et montagne (1958).
Samuel Beckett, Nouvelles et Textes pour rien, Minuit, 1958, p. 153.
Alberto Giacometti, « Notes sur les copies » (1965), op. cit., p. 97.
Dis Joe, op. cit., p. 86.
Textes pour rien, op. cit., p. 184 ; je souligne.
Jacques Dupin, « Une écriture sans fin » in Alberto Giacometti, op. cit., p. XXIV-XXV.
Alberto Giacometti, « Entretien avec G. Charbonnier », op. cit., p. 245.
entre la puissance du socle qui retient son pas, et la force ascensionnelle qui l’attire vers le haut.
Beckett, lui, insiste à quatre reprises pour que Joe adopte une « pose tendue »71.
L’esthétique de Beckett rejoint ici celle de Giacometti : les deux artistes placent au centre de
leur œuvre un processus d’épuisement de la vision – jamais définitivement achevé –, révélateur
d’une tension féconde.
Julia Siboni, agrégée de lettres modernes, est doctorante de littérature française à
l’Université Paris IV – Sorbonne. Elle est également A.T.E.R. dans cette même université.
[email protected]
Journée « Poésie et genèse » organisée par Claude Millet, Paule Petitier et Claire
Montanari
La poésie des origines dans l’Epître à Auguste d’Horace
Maxime Pierre
Si dans un cadre de pensée chrétien, la question des origines est élucidée par le mythe de la
création, il en va tout autrement dans la Rome antique. Il n’y a pas de commencement absolu
dramatisé par un créateur inventeur et artisan. La question de l’origine pour les Romains n’est donc
pas celle de la création de l’œuvre mais des commencements de la tradition, qu’à défaut d’une
genèse, ils résolvent par une étiologie. C’est ce qu’illustre l’Épître à Auguste, écrite par le poète
Horace en l’an 14 avant notre ère, qui tâche de rendre compte des commencements de la tradition
poétique à Rome.
La première étape du récit d’Horace place la poésie dans les champs (Ep. Aug. 139-155). A
une époque aussi floue que lointaine, les paysans des temps jadis auraient inventé la tradition de
vers improvisés. A l’occasion de fêtes campagnardes rituelles, ils auraient créé par jeu un genre de
plaisanteries satiriques en vers. C’est une poésie grossière, une sorte d’énonciation primitive et
indigène qui, selon Horace, aurait par la suite dégénéré : née hors de la ville, elle devient ensuite
dangereuse, si bien que les poètes des champs en viennent à se blesser mutuellement. Semblable à
un animal furieux, leur poésie campagnarde se change en « rage » et déchire les personnes « d’une
dent cruelle ». Seule une loi permet de mettre fin à ces excès : la fameuse loi de -450 av. notre ère,
qui marque la fin de la sauvagerie mais aussi l’entrée de Rome dans la période républicaine.
Après l’époque de la poésie agressive des paysans, Horace nous transporte au troisième
siècle, moment où Rome conquiert le sud grec de l’Italie (Ep. Aug., 156). Au moment donc où
Rome conquiert la Grande Grèce, la culture grecque aurait conquis Rome. Tout se passe alors
comme si une première poésie indigène avait été domestiquée par la Grèce : les raffinements de la
poésie grecque chassent la poésie latine ancien. Puante, hérissée, négligée, en un mot « rustique »,
la poésie ancienne est amenée à disparaître. Ainsi selon Horace, aurait disparu ce qu’il appelle le
mètre « saturnien »
Les historiens modernes n’ont pas manqué de partir à la recherche de cet Urvers mentionné
par le récit d’Horace. Ainsi, au siècle dernier, le savant allemand Wilhelm Friedrich Ritschl
71
Dis Joe, op. cit., p. 81.
s’appuie-t-il sur l’autorité d’Horace pour publier en 1854 un recueil inédit de vers « saturniens »72.
Il suppose alors l’existence de formes versifiées archaïques. Les textes les plus anciens, telles la Loi
des Douze Tables ou certaines inscriptions publiques, sont analysés par le savant comme des
poèmes écrits en « vers saturniens ». Ce texte qui fera fortune, notamment dans le projet de
Ferdinand de Saussure sur les anagrammes73, souffre d’un grave défaut : aucune description
métrique ne réussit à rendre compte de ce fameux vers des origines…
C’est que les métriciens ont considéré que l’appellation « rythme saturnien » chez Horace
renvoyait à un mètre identifiable de la même manière que l’appellation de vers « saphique »,
« archiloquien », ou « alcaïque » se réfère à des mètres identifiables inventés respectivement par les
poètes Sapho, Archiloque, ou Alcée. Mais en se référant à Saturne, l’adjectif renvoie ici non à un
poète humain mais à un dieu mythique des origines, ce qui doit attirer la méfiance du chercheur et
nous inciter à une relecture de ce vers.
La première attestation de l’adjectif « saturnien » pour désigner un mètre date de la fin de la
République chez le grammairien Varron (De lingua Latina, VII, 36). Le grammairien cite un
passage où le poète Ennius critique les vers anciens de Livius Andronicus et Naevius. Il s’agit pour
le poète d’assimiler ses prédécesseurs à des divinités des bois et des campagnes : les Faunes,
divinités représentées avec des traits mi-humains, mi-animaux, et les uates, terme dépréciatif qui
désigne des sortes sorciers inspirés. La poésie des poètes anciens est alors mise en relation avec la
poésie des campagnes qu’Horace attribuera aux paysans des origines. De fait, Saturne est un dieu
associé par les gloses à la campagne : son nom est rapproché du mot satus (semailles) et on le
représente avec une faux (FESTUS, 186, 18). En outre, le « dieu semailles » est associé à des
discours des origines : les poètes de l’époque d’Auguste en font le roi de la population indigène du
Latium, bien avant Rome et l’arrivée d’Énée en Italie (VIRGILE, Én., VIII, 314-319 sq.), à l’époque
aussi lointaine que merveilleuse de « l’Âge d’or »74.
Or il faut relever que dans d’autres passages de Varron, l’adjectif ne renvoie pas à une
métrique mais sert précisément à désigner tout ce qui est « hyper-archaïque » (De lingua Latina V,
42 ). Cet emploi de l’adjectif « saturnien », également bien attesté chez Festus (FESTUS, 430, 30 432, 18) est alors une appellation à la fois temporelle et géographique mythique de la préhistoire de
Rome : « Saturnie » est utilisé comme nom archaïsant de l’Italie tandis que l’adjectif « saturnien
« permet de désigner tout ce qui appartient à la « Rome d’avant Rome ».
C’est donc que le terme « saturnien » n’est pas un terme métrique mais une appellation
visant à « faire archaïque ». Ce n’est que bien plus tard, sous l’Empire, que les métriciens ont
cherché à formaliser techniquement ce vers, tentatives abondamment relayées par les modernes,
avides de retrouver le mètre originel des Romains75. Bien vainement : le nom de « rythme », de
« mètre » ou de « vers saturnien » est un fourre-tout qui recouvre, comme on peut s’y attendre, une
multitude de formes métriques, à savoir toutes les formes poétiques anciennes écrites en latin76.
Chercher à identifier une métrique du vers « saturnien » apparaît dès lors aussi vain que cherche
dans la bible un vers « adamique » !
72
73
RITSCHL Friedrich Wilhelm, Poesis Saturniae Spicilegium I, Bonn, G. Georg, 1854.
STAROBINSKI Jean, Les Mots sous les mots : les anagrammes de Ferdinand de Saussure, Paris, Gallimard,
1968.
74
Sur l’invention du mythe de l’Âge d’or à l’époque d’Auguste voir BLADRY H. C., « Who invented the golden
age? », Classical Quarterly, 46, 1952, 83-92 et, plus récemment, FABRE-SERRIS Jacqueline, Mythologie et littérature à
Rome : la réécriture des mythes aux 1ers siècles avant et après J.-C., Lausanne, Payot, 1998, p. 27-31.
75
Les premiers métriciens à systématiser un modèle prosodique de « vers saturnien » sont C. Caesius Bassus à
l’époque de Néron (De metris fragmenta 6, 307-309 KEIL) et Terentianus Maurus (De metris, v. 2497-2539) au début
du troisième siècle.
76
Parallèlement à l’appellation de « vers saturnien » on trouvera sur le même modèle l’appellation « vers
faunien » (MARIUS VICTORINUS 6, 138, 30-140, 6 KEIL)…
La compréhension du sens du terme « saturnien » permet de mieux comprendre la fonction
du récit étiologique d’Horace. Il s’agit dans l’Épître de montrer que le « jadis » est révolu. Les
origines servent chez Horace de repoussoir (Ep. Aug., 21-27). Le poète, qui reproche aux Romains
de s’enticher des « vieilleries » archaïques est résolument partisan de la modernité. Non sans ironie,
il se moque de ses contemporains qui prennent le mont albain – lieu des plus anciennes cérémonies
latines – pour l’Hélicon des Muses grecques, et les personnages archaïques des rois des prêtres et
des « prophètes » (uates) pour des poètes. Il rejette ainsi cette vieille poésie non seulement dans
l’époque la plus reculée des « temps défunts » mais encore en des lieux « éloignés des terres » de
Rome.
Le récit de la poésie des origines permet ainsi d’élaborer un système à deux pôles opposant
le présent et le passé77. Les commencements campagnards de la poésie marquent les limites du pôle
passé : il s’agit de la rude poésie de Saturne définie comme indigène et archaïque. Par contraste, le
présent de la lettre marque la limite du pôle présent, la poésie du temps d’Auguste qui, ayant intégré
les techniques grecques, est devenue une poésie soignée digne d’intérêt. Entre les deux pôles,
Horace place une poésie jouant un rôle intermédiaire : la poésie des anciens poètes qui sont
insuffisamment grecs comme Plaute et Ennius : « Il reste des traces de rusticité ». Pour cette raison,
les premiers poètes républicains sont rejetés avec la poésie saturnienne dont ils sont supposés trop
proches. Une telle construction se situe dans l’idéologie de l’époque d’Auguste visant à autoriser le
nouvel ordre politique et culturel. Paradoxalement, la fonction essentielle du récit d’origine n’est
donc pas de parler du passé, mais bien de répondre aux urgences du présent.
Agrégé et docteur en lettres classiques, Maxime Pierre est lecteur d’échange à l’Université
de Gênes. Ses travaux portent sur les problématiques d’énonciation dans la poésie augustéenne.
[email protected]
77
Sur cette analyse, voir LOWRIE Michèle, « Beyond performance envy : Horace and the modern in the Epistle
to Augustus » in Paschalis, Michael, Horace and Greek Lyrik poetry, Rethymon Classical Studies, vol. I, University of
Crete, 2002 : 4-7
Genèse poétique de la nation américaine dans l’œuvre de W. Whitman78
Claire Hennequet
« La France possédait autrefois dans l’Amérique septentrionale un vaste empire (…)
Quatre grands fleuves, ayant leurs sources dans les mêmes montagnes, divisaient ces régions immenses :
le fleuve Saint-Laurent, qui se perd à l’est dans le golfe de son nom ; la rivière de l’Ouest, qui porte ses
eaux à des mers inconnues ; le fleuve Bourbon, qui se précipite du midi au nord dans la baie d’Hudson ;
et le Meschacébé, qui tombe du nord au midi dans le golfe du Mexique.
Ce dernier fleuve, dans un cours de plus de mille lieues, arrose une délicieuse contrée que les habitants
des Etats-Unis appellent le nouvel Eden… »79
Ces premières lignes du Prologue d’Atala décrivent la région des Etats-Unis dans laquelle va se
situer le récit de Chateaubriand. L’expression nouvel éden est caractéristique de la vision
européenne du Nouveau Monde. Cet exemple nous rappelle en effet que les Etats-Unis, avant d’être
l’Etat que nous connaissons, sont d’abord l’Amérique, c’est-à-dire une contrée mythique à la
géographie mystérieuse et peuplée d’« Heureux sauvages ». L’Amérique est un monde nouveau,
une page blanche sur laquelle le vieux continent projette le fantasme d’un retour aux origines, au
temps de l’innocence, avant la chute d’Adam et Eve.
L’homme neuf, vierge est d’abord représenté dans les figures d’Indiens, objets littéraires privilégiés
des XVIème, XVIIème et XVIIIème siècles. Mais qu’advient-il de ce fantasme, une fois les peuples
autochtones massacrés presque en totalité ? Il semble se reporter en partie sur le colon, ou sur ses
descendants, tout au moins aux yeux des Européens qui attendent avec impatience de voir surgir du
nouveau continent l’expression littéraire ou artistique d’une nouveauté radicale. Ainsi, Edward
Dowden, professeur de littérature anglaise à Dublin, écrit en 1871 :
78
Ce texte est l’introduction remaniée d’une communication prononcée lors de la journée d’étude ‘Poésie et
Genèse’ de l’Université Paris 7. Une version revue et complète de cette communication sera bientôt accessible sur le
site Internet Accedit.com.
79
François René de Chateaubriand, Atala. Paris: Librairie Aristide Quillet, s.d., p. 13.
“The New World, with its new presentations to the senses, its new ideas and passions, its new social
tendencies and habits, must surely, one thinks, have given birth to literary and artistic forms
corresponding to itself in strange novelty, unlike in a remarkable degree those sprung from our oldworld, and old-world hearts.”80
Bien que le fantasme change quelque peu selon l’auteur, la nouveauté espérée par Dowden, qui
défierait les canons de l’Ancien Monde, n’est pas sans rapport avec la vision de Chateaubriand.
Dans les deux cas l’Américain symbolise l’espoir d’une régénérescence qui se ferait pour les
Européens par procuration.
Qu’en est-il à présent des Américains eux-mêmes ? Comment se situent-ils vis-à-vis de ce rêve d’un
retour aux origines ? On sait que la traversée de l’Atlantique représente pour les Puritains
l’accomplissement d’une nouvelle alliance avec le Seigneur, qui fait d’eux le nouveau peuple élu,
débarquant en Terre promise. Une nouvelle genèse pourrait donc sembler nécessaire pour célébrer
ce Nouveau monde, dont les espèces inconnues attendent de recevoir leur nom par une nouvel
Adam. Mais la genèse ne se limite pas à la nomination adamique. Ce récit mythologique de la
création du monde donne aux Hébreux, puis aux Chrétiens, un passé commun, composé d’ancêtres
et d’évènements marquants comme la construction de la Tour de Babel ou le déluge. Ce passé
permet d’asseoir une identité commune, de donner un sens à la communauté. Les recherches
archéologiques récentes ont de fait montré que la constitution des récits traditionnels des Patriarches
en un volume unifié, qui sera la Bible, a été encouragée par le roi Josias de Judée, en – 600 avant
J.C., pour asseoir l’identité israélite alors menacée par la puissance de son voisin assyrien 81. Or,
l’Amérique de Whitman en 1855 aurait bien besoin d’un tel texte, capable d’opérer l’unification
nationale que la création de l’Etat politique n’a pas suffit à accomplir. La menace imminente d’une
guerre civile, qui éclatera finalement en 1861, fait sentir toute l’urgence d’une telle unification.
Deux attentes pouvant sembler contradictoires coexistent donc. D’un côté se manifeste le désir
de voir advenir un homme nouveau ; ce désir émane des Européens mais on le retrouve également,
quoiqu’à un moindre degré, chez les Américains eux-mêmes, ne serait-ce que par ricochet de
l’image qui leur est renvoyée. De l’autre côté s’exprime un besoin d’histoire : le jeune peuple
américain, dont le caractère neuf n’est pas un fantasme mais bien une réalité, a besoin de se
constituer une histoire commune qui lui permette d’exister en tant que peuple, pour ne pas se
déchirer dans une guerre fratricide. Le tour de force consiste donc à construire une histoire
commune avec un homme vierge, neuf. Et Whitman va réussir cet exploit dans son œuvre Leaves of
Grass. En effet, pour tout un courant de la critique anglaise des années 1870-80, le recueil Feuilles
d’herbe de Whitman est l’œuvre tant espérée, inaugurant la littérature nouvelle attendue par le
continent européen, dont les formes en corrélation intime avec le Nouveau Monde ne correspondent
plus aux canons du vieux continent.
“At last steps forward a man unlike any of his predecessors, and announces himself, and is announced
with a flourish of critical trumpets, as Bard of America, and Bard of Democracy. What cannot be
questioned after an hour’s acquaintance with Walt Whitman and his Leaves of Grass is that in him we
meet a man not shaped out of old-world clay, not cast in any old-world mould, and hard to name by any
old-world name.” (pp.145-146).
Pourtant, sommes-nous en droit de nous dire, les colons ne sont que des européens transplantés, qui
ont apporté avec eux une et même des cultures du vieux continent. Pas plus que les Indiens, ils ne
sont vierges de tout passé. Donc, et c’est paradoxal, l’accomplissement du rêve romantique
80
Edward Dowden: “The Poetry of Democracy: Walt Whitman”, in Walt Whitman: The Critical Heritage, by
Milton Hindus, p. 142. Je traduis: Le Nouveau Monde, avec ses nouvelles présentations aux sens, ses idées neuves et
ses passions nouvelles, ses nouvelles tendances et habitudes sociales, doit sûrement, penserait-on, avoir donné naissance
à des formes littéraires et artistiques lui correspondant par leur étrange nouveauté, et différant à un degré notable de
celles issues de notre vieux monde et de nos cœurs du vieux monde.
81
I. Finkelstein, N.A. Silberman. La Bible dévoilée .Traduction P. Ghirardi. Paris : Gallimard, 2007, 554 p.
européen de voir naître une littérature propre au Nouveau Monde, qui exprimerait le génie
particulier de la nation nouvelle, a dû passer dans l’œuvre de Whitman par une négation de son
origine pour pouvoir se réaliser. Pour devenir cet homme nouveau qu’espérait l’Europe, le barde
américain a du se couper de ses origines européennes et s’inventer une nouvelle identité.
Cette création d’identité peut se détailler en trois étapes. Whitman affirme sa position en dehors
des traditions et des formes européennes et annonce à travers une forme nouvelle, le vers libre, sa
volonté d’emprunter une autre route. Le « Chant de moi-même » (« Song of Myself »), description
narcissique de soi, tente par ailleurs de mettre fin à l’indéfinition provoquée par la négation des
origines. Enfin la nécessité à laquelle était confrontée Whitman de se situer en-dehors de toute
référence au passé l’a amené à se situer dans le présent de la sensation, en évoquant le Nouveau
Monde avant tout à travers des références sensorielles.
Ezra Pound a écrit du poète: Whitman “is America.”82 L’œuvre de Whitman nous invite à
réfléchir à la dimension performative de la poésie et à nous demander quel type d’identité elle crée
ou participe à créer : s’agit-il de l’identité figée des nationalismes ? Ou bien est-ce une identité qui
laisse davantage jouer le tremblement du sens ?
Claire Hennequet est doctorante et chargée de cours à Paris 3 – Sorbonne Nouvelle (CERC).
[email protected]
La double genèse ou le rôle du temps dans la composition poétique chez Victor Hugo
Claire Montanari
Un texte achevé, publié, d’apparence linéaire, garde malgré tout en lui-même les traces de sa
genèse : il y a toujours co-présence du texte manifeste et de son histoire sous-jacente. C’est ce que
l’on s’est efforcé de démontrer en analysant des poèmes de Hugo dont la genèse a été double, c’est
à dire des poèmes qui ont été composés en deux fois, à deux dates différentes et éloignées. Cette
double temporalité de la genèse ne peut qu’influer sur la forme du poème. On n’écrit pas de la
même façon lorsque l’on crée à partir de rien ou lorsque l’on se sert d’un matériau préexistant que
l’on complète et que l’on modifie parce qu’on se trouve dans une nouvelle perspective. Le poète,
lors de la seconde campagne d’écriture, n’est pas seulement écrivain, mais il est aussi lecteur : il
relit ce qui a déjà été écrit. Il n’est d’ailleurs plus le même poète que celui qu’il était lorsqu’il avait
écrit le début de son texte, puisqu’il a évolué dans le temps. Il y a donc complexification du statut
du poète, deux fois dédoublé : il est lecteur et auteur, et il répond à un « moi » qui ne lui correspond
plus tout à fait.
Il arrive qu’à la relecture d’un poème lyrique écrit quelques années plus tôt, le poète se
rende compte que sa situation ou que son rapport à l’objet du poème ont changé. Le poème se
ressent alors du passage du temps, qui a abîmé ou effacé ce qui était chanté autrefois au présent,
dans un présent qui n’existe plus. La thématique du temps qui passe, relativement conventionnelle
dans le genre lyrique, n’est pas liée dans ce cas à l’inspiration du poète à un moment donné, mais
naît de la situation d’écriture en elle-même : la comparaison entre le texte initial et la situation
présente invite le poète à modifier son poème et à le rendre « inactuel », c’est à dire, à reléguer ce
82
E. Pound, cité par Kenneth M. Price, in To Walt Whitman, America. (Intro, §3). Texte accessible en ligne :
http://www.whitmanarchive.org/criticism/current/anc.00151.html#intro (page consultée le 18 juillet 2008).
qu’il évoque dans le passé. C’est le cas, en particulier, du poème I, X, des Contemplations, « A
Madame D. G. de G. », Delphine Gay de Girardin. Hugo avait prévu d’insérer dans la première
partie des Contemplations – recueil publié en 1856 – un poème qu’il lui avait dédié en 1840, mais il
apprend son décès le 3 juillet 1855. Il décide alors de corriger les épreuves du poème en tenant
compte de cette disparition. En changeant quelques mots, il atténue la galanterie et la frivolité qui
animaient son texte initial. Plutôt que de célébrer ce qui est trop éphémère, il tente de donner une
forme de grandeur et d’immortalité à Delphine de Girardin. Il choisit par ailleurs de donner à sa
pièce une double datation : « Paris, 1840. – Jersey, 1855 ». C’est signifier que le poème est
composé de plusieurs strates : la date où le poème a été réellement achevé n’efface pas la date où il
avait été amorcé. Le poème qu’il a corrigé en 1855 garde trace de ce qui avait été écrit quinze ans
plus tôt tout en le mettant à distance et en l’éloignant dans le temps. Ne modifiant que légèrement la
forme initiale du poème, il le rend, paradoxalement peut-être, plus pathétique que s’il avait composé
un nouvel hommage à son amie disparue. Loin de s’appesantir sur la mort de son amie, il l’évoque
subrepticement. Tout se passe comme si la douleur était à la fois contenue et exprimée par le cadre
du poème préexistant. En inscrivant les deux dates à la fin de son poème, Hugo met en valeur un
laps de temps, une période. Le poème se définit alors par le temps qui a passé et non par une date
unique. Loin d’être purement accessoire et de se contenter de renseigner le lecteur sur le moment
exact auquel le poète a terminé son poème, la date devient véritablement signifiante : elle dépasse le
poème-instant pour construire une poésie inscrite dans le temps, dans la durée et dans le dialogue
entre deux temporalités.
Il semble que la question de la double genèse soit de fait étroitement liée à celle du dialogue
et que l’une implique l’autre. Dans des poèmes à intention politique ou mettant en scène une
opinion qui peut être débattue, le dialogue dans le temps est effectif et cherche à s’exhiber. Il s’agit
souvent pour Hugo, dans les recueils d’avant l’exil, de nuancer un mode de pensée qui ne
correspond plus exactement à son opinion au moment de la relecture. Au lieu de rejeter un poème
dont il s’est éloigné, il l’utilise pour mieux le dépasser et montrer que sa pensée a évolué. Le poème
XIII des Chants du Crépuscule porte ainsi explicitement la date de deux genèses successives. La
première partie de la pièce est datée d’avril 1831 et évoque le suicide d’un jeune homme. Loin de
plaindre la destinée de ce jeune homme, le poète adopte un ton très moraliste et déplore la
souffrance que ce dernier a causé à ses proches. La seconde partie du poème est datée du 4
septembre 1835. Le poète ne revient pas sur son jugement sévère ; il cherche cependant une cause
plus générale au suicide, et l’imprécation se transforme en méditation. Le poète, qui critiquait
sévèrement l’impiété du jeune homme en 1831 perd de sa certitude et expose ses doutes.
L’impression de désagrégation que produit le passage du temps dans le poème est rendu sensible à
travers l’expérience même de la parole du poète, elle-même mise en doute ou fragilisée par
l’expérience du temps.
Hugo est très conscient de l’effet que peut produire ce type de dialogue dans le temps et il
n’a de cesse de réitérer cette forme de phénomène scriptural tout au long de son œuvre. Il va parfois
jusqu’à inventer une double genèse à certains de ses poèmes. On sait à quel point les datations des
poèmes sont fictives dans Les Contemplations. Ce phénomène est encore plus frappant lorsqu’il
choisit de donner une double date de composition à ses poèmes. Les exemples sont nombreux dans
le recueil. Il suffit de songer au célèbre poème « Réponse à un acte d’accusation » (I, VII), daté de
« janvier 1834 », et au poème VIII, intitulé « Suite », qui s’inscrit, comme son titre l’indique, dans
la continuité de ce dernier. Il est, quant à lui, daté de « juin 1855 ». Ce système de datation laisse
croire qu’il y a un dialogue entre le Hugo de 1834 et celui de 1855 et que son esthétique, très
cohérente, n’a fait que se renforcer d’une date à l’autre. En réalité, le premier poème a été écrit en
octobre 1854, et le second en novembre, soit à un mois d’écart. Mais Hugo essaie de remodeler son
histoire de poète et reconstitue a posteriori ce qu’il aurait pu écrire ou ce qu’il aurait voulu avoir
écrit vingt ans plus tôt. Il cherche à montrer que sa conception de la poésie n’a pas varié en
inventant une sorte de dialogue entre Hugo jeune poète et Hugo poète confirmé. La double datation
fictive des poèmes, loin de souligner ici l’évolution de la pensée du poète, cherche au contraire à
reconstruire une unité rendue incontestable par les dates de ses poèmes.
Ecrire un poème en deux temps permet de le re-générer – au sens propre –, de lui offrir une
nouvelle genèse qui prend en charge le temps qui la sépare de la première campagne d’écriture et de
lui conférer une épaisseur toute temporelle. Cette double genèse, qui se devine par la mise en page
du manuscrit, est parfois véritablement mise en scène – la mise en scène étant entendue comme ce
qui, dans la réception, déborde le texte stricto sensu. Dans les recueils d’avant l’exil, souligner la
double genèse d’un poème permet à Hugo de dépasser ses propres contradictions et de souligner les
nuances de l’évolution de sa pensée. Il semble qu’au contraire, dans Les Contemplations, Hugo,
tout en continuant à jouer sur les doubles datations, cherche à atténuer cette évolution en instaurant
fictivement un dialogue extrêmement cohérent avec lui-même. Il crée en outre une poésie totale qui
fait du contexte de création le texte même, qui englobe ce qui est extérieur à l’écriture dans
l’écriture même. Il donne ainsi au lecteur l’illusion de pouvoir accéder à trois temporalités
différentes au moment de la lecture : le temps de la lecture, évidemment, le temps de l’intrigue qui
se déploie dans les poèmes, et, chose étonnante, le temps de l’écriture, de la composition, qui n’est
habituellement décelable que dans les méandres du manuscrit.
Agrégée de Lettres Modernes, Claire Montanari prépare sa thèse à l’université Paris-Diderot
Paris VII sous la direction de M. Guy Rosa.
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Genèse d’une précession de la parole chez Char : autour de Sous ma casquette amarante
Bertrand Renaud
Où en sommes-nous aujourd’hui en poésie ? Face à l’immense marée montante de la
communication, écholalie généralisée, propagation nulle et circulaire qui aggrave chaque jour le
constat mallarméen d’une parole réduite à sa « fonction de numéraire facile » – face à ce qui la
menace, donc, comment la poésie déploierait-elle son chant sans y mêler les formes repérables
d’une réaction ?
« Je vais parler et je sais dire, mais quel est l’écho hostile qui m’interrompt ? »
Mais de quel contre-mouvement user pour conjurer « cette perte de noblesse entre la
révélation et la communication » ?
Creusera-t-on formellement l’écart entre la langue du poème et le discours courant,
refermant et repliant le langage sur lui-même, frappant les mots par les mots afin que son cours
raréfié, sa voix enfin rapprochée du silence, s’en élève « la notion pure » (Mallarmé) ou encore le
« sens absent » (Blanchot) ? Là le langage est à l’abri, échappe à la vocifération qui est sa pente et
son malheur, mais signifiant toujours en-deçà de lui-même, ne parlant plus qu’entre ses propres
lignes, se retire comme hors de soi, devient langage absent, inter-dit qui semble frappé d’interdit ou
soumis à la sanction d’un exil.
Cherchera-t-on alors et a contrario, pour enrayer ce disque dont la vitesse s’accroît même de
son usure, à retrouver quelque origine perdue de la parole, l’instance d’une inspiration ou d’une
spontanéité féconde, un « lieu autre » d’où la laisser provenir ? « Une voix venue d’ailleurs »
(Blanchot), le « vrai lieu » (Yves Bonnefoy) ? Se confiera-t-on sans critique au libre jeu de
l’imaginaire et du sentiment entendus comme les représentants d’une révélation ? Au lyrisme,
crédité d’être la marque d’une transcendance qui transirait le poète ?
L’actualité de ce dilemme, sensible par exemple dans la tension contemporaine entre des
recherches très formalistes et le penchant pour les « performances », ne doit pourtant pas masquer
ce qu’il a d’intemporel et qu’il y va sans doute, avec lui, de l’essence même de la parole.
Le poème s’élève-t-il d’une rumeur première, état d’un langage toujours déjà à l’œuvre et
dont il extrait et configure, ne s’appliquant qu’à soi, la puissance latente ? Est-il au contraire ce qui
sort du vide, et, n’ayant pas d’avant, se confond avec la gloire de sa naissance ? Quel paradigme de
la genèse, du grec (impliquant matière et formation) ou du sémite (impliquant vide et création
abrupte), convient le mieux au poème ?
L’importance de Char – son avenir aussi bien – peut se mesurer à l’articulation inattendue,
paradoxale et prodigieuse, qu’il donne de ces deux versants de la parole poétique. Avec lui leur
opposition se fragilise, ouvre un champ de réflexion quasi inédit.
Car il se pourrait que le poème comme révélation s’avère aussi recherche, travail du langage
sur lui-même ; que ce qui sort du nihil et essentiellement se reçoit ne soit pas l’immédiat ; qu’il y ait
des stations dans les limbes, des étapes de l’avant-dire, et comme une arrière-histoire de la
révélation. La poésie n’est-elle pas le lieu élu pour sentir que ce qui jaillit est à disjoindre de tout
immédiat ?
Mallarmé déjà nous le suggérait puissamment dans une des ses Réponses à des enquêtes,
« Sur Poe » : « Éviter quelque réalité d’échafaudage demeuré autour de cette architecture spontanée
39
et magique, n’y implique pas le manque de puissants calculs et subtils, mais on les ignore, euxmêmes se font, mystérieusement exprès. Le chant jaillit de source innée, antérieure à un concept, si
purement que refléter, au dehors, mille rythmes d’images. »
Ainsi se trouvait tracée la voie neuve d’une poésie qui soit travail, mais des mots plutôt que
sur les mots ; qui jaillisse du Rien ou « de source innée », et sans qu’une intention ou un
« concept » y préside, mais qui renferme néanmoins une architecture et comme des moments
logiques.
Ne manquait-il pas pourtant, dans le constat mallarméen du mystère, l’examen de son
épine ? Savoir si quelque instance tierce, personnelle ou non, se cache derrière ces « puissants
calculs et subtils » ?
« Qui vive ? » Qui ou quoi, au poème, décide des mots ? Est-ce le jeu (et le je) du sujet de
l’inconscient ? Ou bien l’Autre, le langage comme Autre dont le corps humain se trouverait habité ?
Une déclinaison plus « théologique », « l’Ange », « le Passant inconnu » ? Est-ce le semblable, le
compagnon mort ou vivant mais qui nous visite, hôte momentané et qui parlerait par notre bouche ?
Est-ce soi comme inconnu et dont l’avènement questionne, interroge, parle enfin ? Ou encore le jeu
physique des mots, leur nature associative et, par elle et à travers elle, la Physis dont on reçoit
parole, Terre ou Nature ?
C’est la question propre de Char, dont on a ici examiné l’étendue et la nuance.
D’un coté :
« Une force, comme d’un passant inconnu, me soulève, me donne les mots difficiles et
familiers comme s’ils avaient été, ailleurs, déjà écrits. »
De l’autre :
« Mon métier est un métier de pointe. »
Parole soufflée, antériorité et venue absolues du poème.
Accouchement difficile pourtant, « capricante bataille » avec des mots indociles.
La parole du poème, ou des voies d’une genèse de la précession.
Bertrand Renaud prépare sa thèse à l’université de Paris Diderot-Paris VII sous la direction
d’Eric Marty et de Martin Rueff.
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Au-delà des sciences et du dogme : Eureka d’Edgar Allan Poe, Essai d’un syncrétisme poétique
ou recherche de la pure création et de la création pure
Eric Mallet
De l’œuvre littéraire d’Edgar Poe, Eureka semble totalement à part et inclassable, du moins,
au sein du genre poétique. Eureka représente surtout pour l’auteur des Histoires extraordinaires
l’achèvement d’une quête, celle d’une vie de quarante ans destinée à découvrir la Vérité, parfait
synonyme de la poésie, depuis les prémisses de l’intuition jusqu’à l’accomplissement de la raison.
Et si, pour Mallarmé, il s’agissait de définir l’auteur américain comme le cas littéraire absolu,
comme le premier magicien hors pair du langage, Edgar Poe se distingue d’abord par son
originalité, la marque d’un cas à part du monde de la littérature américaine naissante, un homme qui
se réclamait avant toute chose poète.
En quoi Eureka, essai à mi-chemin entre la science et la conviction personnelle, répond t-il à la
conception poétique d'Edgar Poe dans le sens d'une recherche de l'Idéal, notion qu'il n'a cessé de
défendre tout au long de son existence ?
L'auteur de la Méthode de composition et de Genèse d'un poème était intimement persuadé qu'il
fallait tout d'abord respecter la structure et la forme mais qu’ils devaient forcément rejoindre le
terme de cette synthèse entre l'architecture du poème et la conjonction des sens de manière à en
exprimer de manière ultime, la Vérité. En effet, sa conception de la poésie s’annonce comme très
particulière à son époque. Il ne cessera d’ailleurs jamais de bâtir majoritairement une poésie en
prose suivant des principes personnels qui reposaient sur une compréhension particulière de ce qu’il
conçoit comme étant une intuition aboutissant fatalement au développement d’une dialectique basée
sur la raison, donnant lieu à une structuration symétrique de sa littérature à partir d’un plan
hautement réfléchi et élaboré. C’est bien à partir de cette élaboration qu’Edgar Poe affirmera sa
singularité. Elle se conçoit comme un retour au sens pur et absolu, comme la mise en place d’une
authentique poiesis dont il cherchera la clé depuis l’enfance jusqu’à son œuvre finale, Eureka,
concrétisée par l’image en miroir d’un Univers en ressemblance stricte et nécessaire à notre monde
et à sa littérature. Ce miroir des signes, source polysémique constante et œuvre symbolique au
premier degré, laisse entendre la conception d’Edgar Poe d’une poésie authentique et souveraine.
Sa méthode d’écriture consiste à déployer l’ensemble des signes d’écriture qui font sens et
construisent une expression poétique véritable. La poésie selon Edgar Poe est tout à la fois intuitive
et concrètement construite. De ce principe, elle est garante d’une évidente authenticité. Cette vérité
poétique indique surtout le travail d’une réflexion complexe sur le fonctionnement intrinsèque de la
création littéraire et annonce l’avènement de notre conception moderne de la littérature. C’est sur
cette base où Vérité, Beauté, Savoir, Intuition et Raison s’équilibrent que la méthode spéculative
d’Edgar Poe est fondée. C’est sur une écriture dérivée d’une quasi-métaphysique personnelle qui
faisait sortir de l’ombre les idées et les images les plus simples de la pensée que l’œuvre ultime de
l’écrivain américain va aboutir afin d’atteindre les limites conscientes de la raison sur les prémices
d’une intuition évidente. Transiter naturellement de l’intuition au bon sens, de la conception à la
création.
Cycle sans fin qui annonce l’éternité d’un renouvellement du sens et des signes, la création
poétique, multiple et complexe, naîtra du dogme personnel d’Edgar Poe qui revendique la parfaite
symétrie entre vérité poétique, symétrie des termes et unité de l’œuvre.
C’est dans cette optique qu’Eureka constituera le plan et le projet de toute une vie consacrée à la
poésie, une recherche de la pure création, c’est à dire d’un fondement essentiel du monde et de la
littérature, tout autant que la découverte d’une création pure, seul sujet légitime et ultime de la
poésie : l’Univers.
41
Le titre lui-même de l’œuvre, Eureka, souligne la véracité de ce qu’il cherche à prouver. L’élan et le
cri soudain de la découverte d’Archimède sont directement suivis d’un raisonnement découlant de
cette intuition spontanée et première dans une quasi-simultanéité temporelle, prouvant par ellemême la valeur authentique de cette intuition83. C’est de cet axiome qu’il fonde la complexité de
son raisonnement. Il se déploie à la manière dont l’Univers lui-même s’est diffusé depuis des temps
que l’on a oublié. L’art de Poe se déploie comme un mouvement inéluctable des prémisses du
langage à l’épiphanie d’une perfection poétique et universelle. Eureka représente cette singularité
pour Poe, celle qui précipite la naissance de l’Univers et celle de la perfection du langage qui
concrétise sa littérature à l’image même de cet Univers qu’il conçoit. C’est à ce titre qu’il faut
comprendre Eureka, comme l’expression d’une création parfaite à la source d’un axiome unique,
discours à l’image de ce qu’il recherchait depuis plus de 30 ans : concevoir, créer et démontrer
l’Univers par une dialectique parfaite à l’image de la perfection divine, source inaltérable du savoir,
elle-même image parfaitement symétrique de la Vérité, donc de la poésie authentique.
L’ambition et l’espoir de Poe ont été de débusquer les mystères de l’esprit humain et de l’Univers,
de refaire le cours de ces enchaînements secrets en réduisant ainsi l’importance de la connaissance
intuitive en vérifiant sans cesse ses données par l’exercice de la raison raisonnante84. Comme le
disait Claude Richard, Eureka se voulait un hymne à l’intuition: « L’écriture est pour Poe le
résultat ultime ou plutôt l’exposition finale d’une pensée finie et non d’une pensée qui se fait. »
Eric Mallet est doctorant en Histoire et Sémiologie du Texte et de L’image à l’Université
Denis Diderot Paris 7. Depuis sa maîtrise, son axe de recherche repose sur les notions de symbole,
de schème, d’archétypes et de sens au sein de la littérature et de l’Histoire de l’Art. Son sujet de
thèse traite des jeux de société dans la littérature du XVème au XVIIème siècle, ses travaux sont
dirigés par Monsieur Pascal Debailly.
[email protected]
83
« Eureka, qui se voulait hymne à l’intuition, est une conquête de la raison sur les données ineffables de
l’intuition ». C. Richard, Edgar Allan Poe, journaliste et critique, Paris, Klincksieck, 1978, p.304
84
C. Richard, ibid.
42
Genèses de la modernité : la création d’un espace poétique
Réflexion sur un usage poétique des cosmogonies à travers Fable des origines d’Henri Michaux, La
fable du monde de Jules Supervielle, et Liberté sur parole d’Octavio Paz
M.E. Lenoble
La poésie entretient avec la genèse au sens de récit des origines, récit de la création du
monde, des relations électives : par son étymologie bien sûr – la poïesis, création, fabrication,
assimile le poète au créateur-démiurge – mais plus essentiellement encore parce que tout récit des
origines a une part nécessaire de mystère et d’ineffable que seule la poésie, langue de l’impossible,
peut approcher avec quelque pertinence. Etrangère à nos structures rationnelles de pensée, la
conception de l’origine du monde ne peut s’énoncer que sous une forme symbolique ou
« poétique » dans une langue appropriée qui n’établit pas de distinctions aussi strictes que ne le font
les sciences. Ainsi que l’énonce David Mac Lagan dans La création et ses mythes : « La seule base
que nous ayons pour décrire ce qui est ou a été le principe secret de l’existence s’énonce en terme
empruntés à ce que nous pouvons connaître du processus primordial de la création : en termes
seconds ou symboliques. »85
Et de fait, tout se passe comme si les poètes de la modernité ne pouvaient écrire leurs
cosmogonies qu’au second degré. Dans un monde qui a perdu son lien direct au sacré, il faut faire le
détour par l’ironie (Supervielle), l’humour (Michaux), pour retrouver une forme d’authenticité ; ou
bien comme Octavio Paz faire de la poésie elle-même une nouvelle religion, la religion des temps
modernes. Ainsi Supervielle dans sa Fable du monde parue en 1938 donne sa vision de la création
(la création du monde comme la création poétique) en variant les formes et les tonalités, en incluant
même des épisodes de l’histoire contemporaine mais toujours avec cette distance moitié ironique,
moitié naïve qui caractérise son écriture. Les Fables des origines de Michaux (un de ses premiers
recueils, publié en 1927) ont une visée beaucoup plus radicale : il s’agit de textes brefs narrant à la
manière du conte nègre l’origine, la genèse d’éléments, de coutumes ou d’objets allant de la
création de la Terre et des hommes jusqu’à celle de la peinture ou de la chaise en passant par
l’anthropophagie. Michaux grignote les fondements de la création, fait table rase, détruit toute
prétention d’explication rationnelle et ridiculise toute doctrine providentielle. La Genèse, plus que
le modèle de toute création, est une invitation à toutes les destructions : « Faire éclater la création :
Voilà enfin une idée pour plaire à l’homme : notre réplique à la genèse. Enfin une idée diabolique. »
Révolté contre la Genèse, par le non-sens et l’absurdité qui régissent le monde, Michaux réplique
par une création violente, orientée vers la destruction systématique du réel.
La quête de l’origine exprimée dans nombre de poèmes du recueil Liberté sur parole
d’Octavio Paz réécrit en les superposant les mythes de la création du monde, de l’homme, de la
Parole. Son modèle se trouve à la fois dans la Genèse biblique, car elle accorde une place
primordiale à la Parole, dans les mythes antiques de l’âge d’or ainsi que dans la cosmologie aztèque
où figure une cosmogonie complexe, avec la mort et la renaissance de mondes successifs et de
multiples dieux à satisfaire par des rituels précis et parfois sanglants. Dans sa quête des origines,
Paz est à la recherche d’une « parole immense et sans envers »86, d’une parole qui fait coïncider le
sens et les choses. Un trajet poétique se dessine de la parole vidée de son sens à la parole poétique
où la poésie permet d’atteindre à la « vivacité » qui est « consécration de l’instant », dans ce
« noyau mythique » qui est à la fois temps sacré des origines et éternité retrouvée du présent.
L’ultime poème du recueil, « Pierre de soleil » s’inscrit dans ce temps pur en subsumant le temps de
l’Histoire, le temps des anciens dieux et de la cosmologie aztèque dans l’espace-temps du poème
qui permet la répétition cyclique et l’éternel retour.
85
David Mac Lagan, La Création et ses mythes, traduit de l’anglais par Edouard Deliman, éditions du Seuil,
Paris, 1977, p. 5.
86
Octavio Paz, Vers la transparence, pp. 119-120.
43
Quel que soit son choix, le poète substitue à une origine pure, absolue, où le sens coïncide
avec la parole, une origine seconde, distanciée, qui s’ajoute à la première. De là un paradoxe
insoluble : parler du point de vue de Dieu, c’est vouloir retrouver la coïncidence du sens et de la
parole et en même temps faire le constat qu’on l’a irrémédiablement perdue. Les cosmogonies de
Michaux et de Supervielle sont des cosmogonies athées, au second degré. Ecrire l’origine, c’est en
effet rejouer la distance première, essentielle, entre la parole poétique et son écriture. La parole
première de Dieu – en ce qui concerne le modèle cosmogonique de la Genèse – nécessairement
inouïe, se donne pourtant à lire dans le texte biblique. Ainsi le rapport parole/écrit n’est pas si clair.
L’écriture est-elle vraiment seconde ? Elle s’origine comme seconde. Elle fixe la parole supposée
première, et, ce faisant, la fonde…
Ces genèses de la modernité ont ainsi pour particularité d’inscrire l’origine dans l’espace
poétique. Pour désigner leurs récits des origines, Octavio Paz, Jules Supervielle et Henri Michaux
choisissent le terme de fable : « Fabula », « La fable du monde », « Fables des origines ». Ce choix
est révélateur d’une position distanciée par rapport à l’origine et d’une esthétique de la modernité.
Préférer le terme « fable » au terme « mythe », c’est choisir la traduction latine du grec « mythos »
et se placer d’emblée au second degré. « Fable » se réfère aussi à la parole mais de façon plus
littéraire et moins ambitieuse. De plus la « fable » est davantage sujette à caution, elle est presque
toujours affabulation. Les auteurs de la modernité font le choix du mensonge poétique pour dire
l’impossible vérité de l’origine. Si la modernité peut se définir comme critique, comme réflexive,
alors la création à l’œuvre dans les genèses de la modernité n’est autre que la création de l’espace
poétique. Mais il s’agit d’une Création en négatif qui est capable d’intégrer la destruction : l’espace
poétique moderne est un espace de transgression. Le récit de genèse de Michaux lui permet de créer
un espace qui transgresse les lois de la physique ; tandis qu’Octavio Paz et Supervielle, chacun à
leur manière, parviennent à la réunion des contraires.
Marie-Edith Lenoble prépare une thèse de littérature comparée sous la direction de JeanYves Masson à Paris-IV Sorbonne. Ses recherches portent sur les rapports entre poésie et politique
à Haïti (Frankétienne), en Afrique du Sud (Dennis Brutus) et aux Etats-Unis (Amiri Baraka) dans la
deuxième moitié du XXème siècle avec deux axes principaux : le renouveau de l’expression
poétique et la dimension post-coloniale. Elle a publié des traductions du poète sud-africain Dennis
Brutus dans la revue Po&sie (n°115) et travaille actuellement à la publication d’une anthologie de
ce poète.
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44
L’écrit poétique ou la sortie du récit de l’origine
Claudine Hunault
« On écrit ce qu’on ne peut pas dire », écrivait un enfant de 7ans. Un autre enfant précisait
en écho : « La chose qu’on n’ose pas dire nous fait froid au cœur. »
C’est parce que ça ne peut pas se dire qu’on essaie encore d’y mettre des mots. Vaine et plus que
jamais nécessaire, la parole s’épuise à dire, elle n’arrivera pas à dire exactement, elle essaiera et elle
créera un écart ; elle vivra dans l’écart.
Ecrire est un acte de dévoilement de ce qui est déjà là, non dans sa forme définitive mais à l’état de
désir. Ce n’est pas dévoilement d’une vérité de l’être mais découverte de ce qui résiste à
l’appropriation. Mes travaux auprès d’enfants en situation d’écriture m’ont permis de faire cette
expérience toujours renouvelée : Quelque chose est là dans l’enfant qu’il s’agit d’appeler à être écrit
ou à être dit. La question qui se pose concerne les conditions d’écoute et de parole susceptibles de
dégager un espace vide dans l’enfant. Il y a un malentendu lourd de conséquences, qui consiste à
considérer l’enfant comme un être incomplet, une moitié d’adulte, qu’il faudrait à toute force
remplir. L’enfant est plein des mots qui l’ont précédé, il est pris dans le filet du langage dans lequel
il est venu au monde.
L’enfant se représente et se dit avec les mots de la langue mère, qui lui ont déjà assigné une certaine
place ou une place par défaut, une non place. Il répète par bribes sa toute jeune histoire ; il se
raconte comme l’autre le raconte ou il se raconte en réaction à la façon dont l’autre le raconte ; son
récit reste dépendant du récit de l’autre. Ecrire serait sortir de ce récit, se délier d’une image de soi
construite avec et pour l’autre.
Cette proposition se fonde sur des expériences d’écriture menées depuis une dizaine d’années avec
des enfants, en milieu scolaire. Les actions développées à plein temps sur plusieurs jours alternent
des phases de dialogue, des phases d’écriture et des temps d’écoute intensive, une sorte de bain
sonore de textes poétiques comme Bonnefoy, Artaud, Blanchot, Char, Bencheikh, Adonis, Ancet,
Sacré... un flux sonore et visuel qui vient envahir le paysage habituel de l’enfant, y introduisant des
figures poétiques surprenantes qui déroutent le langage auquel l’enfant se plie. La langue du poète
comme une langue étrangère, ouvre une faille qui fait appel d’air dans l’enfant. La parole du poète
devient garante d’une autre possibilité et autorise à s’écarter, voire se séparer du discours qu’il est
tacitement convenu d’utiliser. L’immersion dans une matière poétique inconnue touche quelque
chose en eux de façon imprévisible. De la parole se dépose en eux. Il se produit un léger
déplacement, un décentrement par rapport à ce qui pèse et qui occupe tout le langage. Ecrire se
présente alors comme cet acte – qui est aussi un temps et un lieu – par lequel on s’affranchit d’une
charge et on s’autorise à inventer le récit de soi.
J’ai pensé, devant la panique qui saisit parfois l’enfant au bord de l’acte d’écrire, qu’il ressentait
peut-être une peur de trahir, s’il cessait de dire les choses comme on les dit « à la maison ». Il
trahirait la mère en affirmant une pensée singulière et la parole qui lui donne forme. Il trahirait une
parole de l’origine et les premiers mots donnés par la mère, par les proches et qui se sont inscrits
dans le corps. Même quand par chance la langue mère est ouverte à la présence de l’autre, elle agit à
travers un certain prisme. L’enfant est face à la question de l’Autre. Est-ce que j’ai le droit de créer
de l’Autre ? à l’insu de mes parents ?
Une petite fille de 8 ans, voulant écrire sur la mort, disait :
« A la maison on n’a pas le droit de poser des questions sur la mort. Papa dit que c’est pas beau. On
peut juste parler des morts qu’on voit le soir à la télé dans le journal. »
Il est remarquable que les enfants, lorsque la liberté leur est laissée, évoquent spontanément la mort,
ce qui choque souvent les parents qui y voient la traduction d’une souffrance ou d’une noirceur de
la pensée. Or par la question lancée en direction de la mort et de l’origine, l’enfant affirme son
inscription dans le langage et l’inscription du langage dans son corps. Il tente à son insu de refaire le
lien entre la parole et le corps et ouvrir un espace où il pourrait se choisir lui, l’enfant et il pourrait
se nommer indépendamment du Nom du père et faire ainsi une œuvre autre.
45
Quand les parents meurent, l’enfant ne va pas être pareil
Il va apprendre des autres langues
Le premier mot de la langue que j’ai entendue, c’est le mot de mes parents
La mort imaginaire des parents sert à construire une langue, une langue des enfants
La langue que j’aime, la langue qui pourrait aider à parler aux adultes
Une langue qui aide la vie
C’est notre vie et pas celle des autres, pas celle de nos parents
Quand on parle tout seul, c’est comme si on parle à son âme
On peut se rencontrer soi-même dans un miroir, dans ses pensées, dans son imagination, dans le rêve
Dans le rêve, on essaie de résoudre l’énigme
l’énigme serait la mort de soi-même
La mort d’un bout de son cœur
On cherche dans sa tête
Le courage de son monde
le courage de ma parole
Extrait de dialogue dans une classe de CM1 avec des enfants de 9 ans.
On ne peut me connaître
Où ai-je commencé ?
Attendant tout de ce désir
Chimère de fer
Engloutie dans la mère
Mer et moi, dis à la chimère de se taire
Mais faire un trou dans la terre
Pour y mettre une chimère
Trop dur
La chimère c’est moi
Santos 9 ans
L’exigence formelle proposée à l’enfant l’amène à sculpter sa parole dans un même mouvement de
précision du langage et d’acuité de la perception. Lui donnant forme, l’enfant prend le large en
regard de sa parole. Il s’en déprend alors même qu’elle acquiert l’importance croissante d’un objet
esthétique à partager. La matière que nous travaillons est l’inemployé de la personne : ce qui
autrement serait perdu. L’inemployé c’est à dire ce qui ne peut faire précisément l’objet d’un
emploi : la poésie ne se plie pas à la langue. C’est à un rapt de la langue que la poésie se livre. Il est
en fait question de donner une valeur à la perte, de la réhabiliter comme fondement de la création et
de la création de soi. Nous travaillons entre maîtrise et désastre, entre la tentative réitérée de
maîtrise et le retour ou écoute nécessaire du « désastre ».
Souvent et pour de nombreux enfants, ce qui est au départ, c’est « rien ». Il ne « sait pas quoi
écrire », il ne « sent rien », il ne « voit rien ». Entendre ce « rien » qui se dit et le questionner sur les
formes de ce « rien » permet l’ouverture au poème.
Tout, tout seul
Je parle tout seul
Je regarde la télévision tout seul
Je vais à l’école tout seul
Je m’ennuie tout seul
Je traverse tout seul
Mes parents ne me posent pas de questions depuis tout petit
Rien
Rien dans ma tête
Je n’aime pas chercher
Je ne sais pas comment c’est dans ma tête
Des fois
Oui
Je me sens comme des pierres
David 8 ans
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L’enfant « répond » de ce rien qui est en lui. Le rien qui serait inacceptable dans le processus
d’acquisition du savoir, est ici l’espace originel du poème. Oui, il est absent, il n’est pas là, il
n’arrive pas à être là ou il n’a pas envie d’être là, de se forcer à être là, dans l’acte d’écrire. Il dit
cette absence. Il écrit à partir du zéro de la perception. Comme le zéro il rend présente l’absence.
Comme lui, il compte.
Le ciel est le temps de l’infini
Le temps est dans l’espace
Si on n’a pas d’espace, on n’a pas de temps
Tout le monde est collé à moi
je n’ai pas de temps
Si je n’ai pas d’espace, je ne peux pas habiter le temps
Si vous entrez tous chez moi, je ne pourrai plus habiter le temps87
Mon rôle réside dans une sorte d’appel patient, persévérant, et une écoute qui donne la mesure des
résistances à l’acte d’écriture. Et ce peut être long. L’usage particulier du temps est une des
caractéristiques de ces actions. L’enfant et l’adulte se trouvent dans une même situation de
découverte du poème à venir. La confiance entre eux est déterminée par la capacité de l’adulte à
s’autoriser effectivement d’une parole de sujet et à sortir de la parole de la fonction. L’enfant se
risque d’autant plus dans sa parole qu’il sent que l’adulte ne « sait » pas à sa place.
« Si je le dis, je découvre que c’est vrai, si je reste simplement là, si je ne dis rien, peut-être que ça
n’aura pas eu lieu ».
Dans leurs écrits les enfants chargent le mot d’un pouvoir. Ils sont intensément conscients du
langage des mythes même s’ils en ignorent les figures. L’intuition qui leur fait doter le mot d’un
pouvoir, les relie de facto aux récits mythiques de création du monde : le mot est crié et la chose
advient. Dans certaines conditions d’appel, l’enfant s’éveille à des symboles intemporels dont
l’homme s’est de tout temps saisi pour dire les mouvements qui le traversent et le débordent.
L’enfant frôle l’origine, l’Origine en tant que telle, et l’origine qu’il s’octroie à lui-même dans le
poème. Un rapport s’instaure entre le sujet qui écrit et le mot, et dans ce rapport émergent le désir et
la peur d’être dévoré par le mot, ou le réel qu’il laisse passer.
Le rat prolongeait la lutte. Le rat ou un mot ?
Il se mangeait, l’homme ?
C’est les mots qui me mangent ou c’est moi qui me mange ?
Il est enfermé dans le livre.
Il tombe dans un trou noir.
Son corps est crispé.
Comme moi.
Dans mes bras je me serre. Le cou est bloqué.
Ma bouche est en train de me dicter les mots que j’écris. Elle les mime. C’est une pierre qui parle.
Elle fait les mouvements d’un rat qui mord très vite. J’écris le mot « masse »
et je frappe le rat avec la masse de mots.
Très noir est mon regard. Il tue les mots.
Je n’ai plus de regard88.
L’enfant met en scène comme il a envie de l’entendre, une lecture de ce qu’il vit ; il entame une
sortie de l’histoire qui le fixe dans une image de lui-même. Il peut se mouvoir dans l’histoire, passer
d’une forme à une autre.
Elle est vide la rose ou peut-être la femme
Son cœur est vide
L’amour
elle ne l’aime pas
Elle pourrait aimer
la vie
elle a honte
elle ne sait pas que l’amour est une partie de
Son cœur est vide
87
88
Kahina, huit ans.
Renzo, sept ans.
47
Elle est perdue dans le noir.
La mort pour elle n’est pas importante
La violence lui est indifférente.
Elle est très belle.
Elle n’arrête pas de faire des naufrages.
Pour elle la violence c’est Communiquer
Elle croit que dieu
C’est un bout de tout le monde89
Ecrire ou la possibilité de conquérir de l’espace et du temps devant soi
« Le temps entre les mots, c’est l’espace de la pensée. » écrivait Louise.
Claudine Hunault est metteur en scène, actrice et écrivain. Sa thèse, dirigée par Christophe
Bident, porte sur l’acte de création, en particulier l’écrit poétique et l’acte théâtral, envisagé dans
une tension entre maîtrise et désastre.
[email protected]
89
Louise, sept ans.
48
Poèmes ready-mades : poèmes sans genèse ?
Gaëlle Théval
A l’instar du ready-made duchampien, le poème ready-made est un poème dont la totalité du
contenu est empruntée. Ce contenu peut être de diverses natures (textuel, mais aussi iconique,
objectal ou encore sonore), dans tous les cas il se caractérise par sa dimension non littéraire,
banale : l’élément emprunté est de nature utilitaire, produit en grande série, et privé de ce que
Foucault appelle la « fonction auteur »90, en ce sens que son mode d’existence, de circulation et de
fonctionnement au sein de la société ne sont pas dépendants de la présence d’un auteur identifiable
(par exemple un compte rendu de bilan sanguin a bien été écrit par quelqu’un, mais il n’est pas
pourvu de cette fonction auteur comme le serait un texte littéraire). Du point de vue de sa genèse, la
caractéristique principale du ready-made est de ne pas avoir été écrit ou produit par celui qui
pourtant le signe et se place ainsi en position d’ « auteur ». Il n’est même pas fabriqué par le poète,
comme c’est le cas dans la pratique du collage ou du cut-up par exemple. De la même manière que
Duchamp se contente de sélectionner un objet puis de le déplacer et de le signer, le poète emprunte
un élément textuel quelconque et le publie sous son nom sans lui apporter de modification. Or la
notion de genèse, telle qu’elle est généralement pensée, part du présupposé selon lequel la genèse
d’un poème coïncide avec son écriture ou au moins avec sa fabrication. La question qui se pose est
alors de savoir comment penser la genèse d’un ready-made. N’y a-t-il pas antinomie entre d’une
part la notion de genèse, qui implique une idée de création, de cheminement vers un but qui est le
poème achevé, et d’autre part celle de ready-made, qui induit à l’inverse l’idée de quelque chose de
tout fait, prêt à l’emploi ?
Si dans un premier temps nous entendons par « genèse » le cheminement d’une écriture,
dont témoignent les « manuscrits de travail »91, et autres documents qualifiés par la critique
génétique d’ « autographes », c’est à dire écrits de la main de l’auteur, force est de constater que ce
type de poème se voit privé d’un tel bagage. Le poète se contente ici d’emprunter un texte déjà
produit, déjà imprimé, et de le reproduire tel quel, selon différentes modalités : recopiage,
reproduction mécanique via la photocopie ou l’offset, captation directe par magnétophone… Le
ready-made annule en quelque sorte la temporalité de l’écriture pour lui substituer une temporalité
autre, plus flottante, en tout cas non mesurable à l’aune de traces matérielles d’élaboration du texte.
Ce faisant, il remet en question un certain nombre de présupposés ayant trait à la création littéraire
d’ordinaire confondue avec l’écriture.
L’apparition du ready-made dans le domaine plastique comme dans le domaine littéraire
participe précisément d’une remise en question des connotations liées à la notion de genèse. Le
terme renvoie en effet dans un premier temps à son sens biblique, religieux, c’est-à-dire à l’idée du
poète comme génie inspiré, créateur et démiurge à l’image de Dieu. Cette figure semble mise en
cause de facto par la pratique du ready-made puisque le poète ne crée rien. Plus intéressant encore
est l’opposition entre l’œuvre et le produit, qui au cours du XIXe siècle fait prendre à la notion de
genèse un sens plus laïque de travail, de savoir faire. A la genèse de l’œuvre d’art, qui implique
durée et savoir faire, s’opposerait la fabrication mécanique et dépersonnalisée du produit. Le readymade, parce qu’il est constitué d’un objet manufacturé produit en grande série et parce qu’il ne
requiert aucun savoir faire, se situe donc du côté du produit et non de l’œuvre d’art, et il participe,
dès sa naissance au sein du mouvement Dada, d’une volonté de désacralisation du chef d’œuvre. En
proposant des poèmes tout faits, la poésie ready-made invite ainsi à une révision des paradigmes
90
Michel Foucault, « Qu’est-ce qu’un auteur ? » (Bulletin de la Société française de philosophie, 63e année, n°3,
juillet-septembre 1969, pp.73-104), Dits et écrits I 1954-1969, Paris, Gallimard, 1994, coll. "NRF" pp.789-820
91
Nous empruntons cette expression à Almuth Grésillon, Eléments de critique génétique : lire les manuscrits
modernes, Paris, Presses Universitaires de France, 1994.
49
dominants en opposant finalement ce que Philippe Castellin appelle la « dés-écriture »92 à l’écriture,
dans tous les sens du terme.
Comme le rappelle Marcel Duchamp, toute œuvre d’art est à deux pôles : « il y a le pôle de
celui qui fait une œuvre et le pôle de celui qui la regarde »93. D’un côté le pôle de la production, de
l’autre celui de la réception. S’intéresser à la genèse d’une œuvre suppose de délaisser au moins
provisoirement le pôle de la réception pour s’intéresser exclusivement au pôle de la production, de
se désintéresser du produit fini pour envisager la littérature comme faire, pour mettre à jour un
processus. Dans le cas du ready-made les choses ne sont pas aussi tranchées puisque le poète ne
produit pas son texte. Il travaille donc d’emblée sur un produit fini qui, du point de vue textuel, va
rester dans le même état tout au long du processus. De ce point de vue le poète se situe alors luimême du côté de la réception : il est d’abord lecteur, ou regardeur. Le poème ready-made invite
ainsi à dépasser cette opposition binaire entre production et réception. Les deux pôles se voient
confondus à tous les niveaux, dans la mesure où celui qui occupe d’ordinaire le pôle de la
production se présente ici dans une posture de récepteur, qui se mue bientôt en posture de
« montreur ». L’intervention du poète ne consiste pas à produire mais à montrer : c’est un processus
d’indexation. En sélectionnant un élément, quel qu’il soit, le poète procède à un isolement de cet
élément par exemple textuel qui va alors fonctionner moins comme un texte à lire pour lui-même
que comme un symbole, plus précisément comme un échantillon, au sens où Nelson Goodman
définit ce terme dans Langages de l’art94, c’est-à-dire comme quelque chose qui exemplifie
certaines de ses propriétés. Dans le cas du ready-made, l’élément prélevé quitte son statut
proprement dénotationnel pour entrer dans un système d’exemplification. La première étape de la
genèse du poème ready-made se situerait alors au niveau du choix. Ce faisant le ready-made opère
une réduction maximale du processus de création :
Je suis simplement arrivé à une conclusion, il y a assez longtemps. Il y a
toujours quelque chose de « tout fait » dans un tableau : vous ne faites pas
les brosses, vous ne faites pas les couleurs, vous ne faites pas la toile. Alors,
en allant plus loin, en enlevant tout, même la main, n’est-ce pas, on arrive au
ready-made. Il n’y a plus rien qui soit fait. Tout est « tout fait ». Ce que je
fais, c’est que je signe, simplement, pour que ce soit moi qui les aie faits.
Simplement, je m’arrête là, c’est tout. C’est fini.95
C’est sur les critères de choix qu’une différenciation des pratiques ready-mades peut être établie.
Ces critères peuvent être aussi variés qu’il y a de poèmes ready-mades : il peut se fonder comme
chez Duchamp sur l’indifférence esthétique, la neutralité, mais d’autres options sont possibles. Il
peut se baser sur le hasard dans le cas du poème trouvé, ou sur la beauté, ou sur des critères
davantage idéologiques, voire politiques, etc. Le processus de création est donc un processus a
priori purement mental, il résulte d’une intention qu’une approche de type génétique pourra alors
rechercher non dans un brouillon inexistant, mais dans tout ce qui constitue ce que Genette appelle
l’ « épitexte »96 : interview, témoignages, correspondance privée, compte rendu, notes, bref tout ce
qui se situe autour du texte et permet de retracer la genèse d’une idée97. Cet état de fait pourrait
92
93
Philippe Castellin, DOC(K)S, mode d’emploi, Romainville : Editions Al Dante, 2002, coll. « & /critique »
Pierre Cabanne, Ingénieur du temps perdu : Entretiens avec Marcel Duchamp, Paris, Pierre Belfond, 1967,
p.122
94
Nelson Goodman, Langages de l’art : une approche de la théorie des symboles (trad. et présenté par J.
Morizot), Nîmes : ed. Jacqueline Chambon, 1990 (1968)
95
Marcel Duchamp parle des ready-made, à Philippe Collin, Paris, L’Echoppe, 1998 (entretien du 21 juin 1967),
p.9
96
Gérard Genette, Seuils, Paris, Seuil, 1987, coll. « Poétique »
97
La genèse des ready-mades de Duchamp est ainsi en général retracée à partir de sa correspondance privée, des
lettres envoyées à sa sœur Suzanne, et de quelques notes de travail, réunies dans la Boîte verte.
50
amener à conclure que le ready-made se situe tout entier dans l’intention et qu’en tant que tel sa
genèse est impossible à reconstituer. Pourtant, le ready-made ne saurait se réduire à une intention, et
requiert beaucoup d’autres conditions pour advenir en tant que poème.
La particularité de la naissance du ready-made vient du fait que cette dernière est justement
difficilement pensable en termes de genèse tant les connotations de ce terme sont incompatibles
avec l’objet dont on prétend parler ici. Le poème ready-made ne naît pas, il est, ou il advient. On
pourrait alors opposer à la notion de « genèse », entendue cette fois dans son sens biologique
comme naissance et développement organique, celle de « clone ». Un texte, un élément quelconque,
se voit dupliqué, pour donner naissance à une entité nouvelle, à la fois identique à la première, et
différente. Il y a identité orthographique, parfois aussi visuelle, entre le texte source et le poème,
mais une distance, qu’on qualifiera à l’instar de Duchamp d’ « inframince », sépare les deux. La
réflexion doit alors se tourner vers cette zone inframince pour pouvoir rendre compte du processus
de création du poème : qu’est-ce qui fait qu’à un moment donné ce texte est une légende de carte
postale, et à un autre un poème ? Dans beaucoup de cas, la publication apporte des modifications
importantes liées à la reproduction technique et au changement de support. Si le contenu textuel
reste le même, en revanche une modification des paramètres matériques a souvent lieu, c’est-à-dire
une modification des éléments d’ordinaire considérés comme secondaires dans le contexte littéraire,
qui ont trait à la nature du support, à la typographie, à la mise en page, voire même à des éléments
purement plastiques comme l’épaisseur des lettres, les couleurs etc. Tous ces paramètres dits
paratextuels se voient alors activés, de façon plus ou moins marquée en fonction des poèmes. Ce
qui est considéré comme secondaire par rapport au texte passe au premier plan. L’idée
généralement admise selon laquelle le texte achevé aurait une existence idéale, indépendante de ses
publications diverses est alors remise en question par la poésie ready-made.
Le poème ready-made requiert ainsi un mode d’approche qu’on qualifiera de pragmatique et
se situe davantage du côté d’une esthétique de la réception que d’une esthétique de la production.
La célèbre formule de Duchamp « ce sont les regardeurs qui font les tableaux » peut être comprise
dans ce sens, et s’applique aussi parfaitement aux poèmes. Avant d’être implémenté, c’est-à-dire
potentiellement soumis à une lecture qui va y projeter un sens, le poème ready-made n’existe pour
ainsi dire pas. La genèse du poème ready-made ne se situe ainsi pas dans son écriture, mais suit un
processus à deux étapes seulement : celle du choix et celle de l’implémentation.
Ancienne élève de l’Ecole Normale Supérieure Fontenay-Saint Cloud / LSH, agrégée de
lettres modernes, Gaëlle Théval travaille au sein du Centre d’Etude de l’Ecriture et de l’Image
(http://www.ceei.univ-paris7.fr). Elle prépare actuellement un doctorat sous la direction de Mme
Anne-Marie Christin intitulé « Poésies ready-mades aux XXe et XXIe siècles ».
[email protected]
51
Journée sur « Après Mai. La création après la révolte de 68 » organisée par
Sylvain Dreyer (Groupe CLAM ECLAT)
Aborder Mai 68 nécessite une certaine prudence, ou une certaine inconscience. Les débats
engagés en 2008 sur l’héritage de 68 indiquent que l’événement reste un point majeur de
cristallisation des oppositions politiques. Plutôt que de revenir sur les événements ou d’en dresser
un énième bilan politique, social ou historique, l’objectif de cette journée était d’interroger les
œuvres, les textes et les films de l’après-mai. Deux colloques ont récemment proposé de revenir sur
les productions artistico-politiques de 68 : « Images et sons de Mai 68 » (Université de VersaillesSaint Quentin & INA) et « Mai 68 en quarantaine » (ENS Lyon). En nous concentrant sur
« l’après », nous avons quant à nous voulu replacer Mai 68 dans une temporalité à même de livrer
une intelligibilité de l’événement, en envisageant les suites culturelles du printemps français – une
de ses « vies ultérieures », selon l’expression de Kristin Ross (Mai 68 et ses vies ultérieures,
Complexe, 2005).
La mise en suspens des activités artistiques autonomes ou leur rencontre immédiate avec les
événements appartient au folklore de 68, avec ses slogans et ses affiches, au point que Mai apparaît
parfois davantage comme une mutation culturelle que politique. La postérité de Mai reste cependant
une affaire épineuse. Pour certains, l’après est dominé par la nostalgie, le sentiment d’échec ou de
culpabilité. Pour d’autres, le printemps 68 continue à susciter de nombreux prolongements,
politiques et artistiques. Mais que devient cette conjonction entre l’art et la vie après la retombée de
la fièvre ? Sous quelle forme l’événement continue à vivre dans les reprises qu’en font les artistes ?
Les doctorants et les docteurs qui ont participé à cette journée ont sélectionné des œuvres
appartenant à une séquence historique large : celles qui apparaissent durant l’été ou l’automne 68,
celles qui participent de la fermentation des années 70, celles qui s’inscrivent plus récemment dans
le sillage artistique de 68. Quatre axes de réflexion ont été envisagées : l’axe idéologique qui
interroge la rhétorique des œuvres militantes, l’axe culturel qui examine la filiation historique et
esthétique en amont et en aval de Mai mais aussi l’influence des révoltes étrangères, l’axe
narratif qui privilégie le travail de configuration effectué par les fictions ou les œuvres
documentaires et qui aborde la mémoire des événements et le jugement rétrospectif, et enfin l’axe
esthétique qui étudie l’invention de formes critiques et subversives ou le réemploi des images et des
textes de Mai. La variété des interventions rend justice aux différents champs où s’est manifesté
l’art radical : littérature (poésie et roman), cinéma (militant et fictionnel) et arts plastiques. Reste à
savoir si cette « vie ultérieure » de Mai fut le point final du projet avant-gardiste, ou un simple
moment de l’alliance, toujours à-venir, entre pratique artistique et subversion politique.
52
Sillages : l’Amérique latine en feu (1968-69)
Gabriela Trujillo
Sous le diagnostic initial de la trace du Mai 68 français, nous pouvons évoquer diverses
représentations artistiques des luttes étudiantes, ouvrières et paysannes dans quelques pays
d’Amérique latine. Dès le début des années 1960, la région vivait une période d’effervescence
sociale et culturelle, avec la révolution cubaine comme horizon de l’émancipation politique. Les
manifestations qui ont lieu à partir de 1967 mettent en évidence la radicalisation de toute une
génération et facilitent l’apparition d’une contre-culture, s’exprimant par des voies alternatives et
ouvertement contestataires. Du Mexique à l’Argentine, on constate un renouveau des voies
plastiques de subversion à travers graffitis, tracts, revues, happenings, concerts et films militants.
Chantre des conflits de son époque, le Brésilien Caetano Veloso compose dans l'été 1968 la
chanson Proibido proibir (Interdit d'interdire) d'après le slogan du Mai 68 français. Il interprète ce
thème lors d’une représentation houleuse qui marque la naissance du Tropicalisme brésilien, en
réaction contre le nationalisme de la Bossa Nova et en syntonie avec l’effervescence sociopolitique
mondiale.
Mus par diverses revendications, les artistes latino-américains inventent de nouvelles voies
de contestation exploitant les potentialités subversives des arts visuels. L’exposition Tucumán arde
(Tucumán brûle) a lieu en novembre 1968 à la CGT de Rosario, dans la province de Tucumán en
Argentine (puis très brièvement à Buenos Aires). Les artistes marquent avec cette manifestation le
passage vers une avant-garde engagée, tout en investissant les techniques plastiques les plus
innovatrices comme l’art conceptuel et en créant un circuit « super-informationnel » - l’exposition
était d’ailleurs le simple dévoilement d'une série d'études sur les conditions de vie locales.
Parallèlement, L’heure des Brasiers de F. Solanas et O. Getino serait l'équivalent
cinématographique de cette manifestation. Devenu le paradigme de la radicalisation politique des
cinéastes dans le tournant de l’année 1968, le film soulève la question de la nécessité d’un art
efficace, inaugurant de nouveaux circuits de diffusion. Comme dans Tucumán brûle, les avantgardes politiques et artistiques s’allient pour donner naissance à un art militant en Argentine et en
Amérique latine.
Il ne faut pas oublier que c’est au cours de cette période (1967-69) qu’apparaissent
quelques-unes des œuvres les plus importantes du « Nouveau Cinéma » latino-américain,
parallèlement à l’émergence des cinémas d’Afrique et d’Asie, alors que divers festivals contribuent
à la reconnaissance et la diffusion des films de la région, devenant des plateformes de réflexion
théorique. Dans certains cas, les modalités de la représentation des luttes étudiantes posent les
bases d’un renouveau de la pratique du cinéma (engagement, expérimentation) dans toute la région.
L’Uruguay et le Mexique sont de ce fait emblématiques par les dynamiques cinématographiques
qu’ils engendrent, nous permettant ainsi de convoquer, quarante ans après, des images d’actualité
traversées par l’Histoire.
L’essentiel du cinéma politique uruguayen se développe autour de la « Cinémathèque du
Tiers-Monde » de Montevideo, qui devient l’un des phares de rébellion artistique dans le souscontinent latino-américain jusqu’au début des années 1970. De l’euphorie de l’action étudiante
jusqu’à la rage et au deuil, les films de Mario Handler (Me gustan los estudiantes et Liber Arce /
Liberarse) préfigurent l’avènement de la dictature militaire. Handler s’identifie idéologiquement
avec les secteurs populaires, ce qui permet à son œuvre d’avoir une portée exceptionnelle sur la
société uruguayenne de l’époque.
53
Le cas des révoltes étudiantes au Mexique est l’un des plus complexes et dramatiques. El
Grito (Le cri, 1970) de Leobardo López Arretche a une genèse exemplaire. C’est le premier longmétrage mexicain réalisé par des étudiants en cinéma, non seulement laboratoire - le lieu d’un
apprentissage technique - mais aussi symbole d’un processus de prise de conscience politique de
toute une génération. Après la réquisition du matériel pédagogique, filmer l’ensemble du
mouvement contestataire constitue pour les apprentis-cinéastes un choix éthique et politique face au
silence des médias officiels. Confrontée à l’imminence de l’inauguration des Jeux Olympiques de
Mexico dont ces manifestations peuvent ternir l’image, l’armée mexicaine ouvre le feu sur les
manifestants le 2 octobre. Après le massacre se pose la question du devenir de ces plus de huit
heures de matériel filmé. Leobardo Lopez est désigné pour diriger le projet et devient ainsi le
signataire du montage final d’El Grito. Un cri désormais unanime, mutilé, fait par des étudiants de
cinéma en l’honneur de leurs camarades assassinés, afin de garder une mémoire objective de
l’ignominie, et marquant ainsi le début tragique du cinéma universitaire mexicain, un genre
alternatif qui cherchera à se démarquer de l’industrie.
Parmi les événements qui ont bouleversé l’Argentine en cette période, le Cordobazo (1969)
est peut-être le plus important par sa virulence insurrectionnelle et la violence de sa répression par
les forces armées. Point culminant de la résistance populaire au régime militaire en place, il
cristallise la politisation de nouveaux secteurs jusqu'ici peu engagés, comme les jeunes. Le film
d’Enrique Juárez Ya es tiempo de violencia (C’est l’heure de la violence), est la matrice
iconographique du cinéma militant argentin (représenté par les collectifs Cine-Liberación et Cine de
la Base), puisqu’il est conçu comme un pamphlet de contre-information montrant l’ampleur des
protestations et de la répression qui s’est abattue sur les manifestants de la ville de Córdoba. L’image
emblématique du Cordobazo et du recul des forces de l’ordre, reste le véritable symbole, pour le
Nouveau Cinéma latino-américain, des élans émancipateurs qui animaient ces luttes populaires.
En tant que symptômes du malaise social, ces mouvements contestataires ont pu déstabiliser
les pouvoirs en place. On comprend que leur mise en échec ait relevé de la politique d'éradication
du communisme en Amérique latine, orchestrée notamment par les Etats-Unis. Devenus des enjeux
de la Guerre Froide au même titre que les organisations militantes, plusieurs mouvements
artistiques et étudiants sont alors violemment persécutés et réprimés. En écho plutôt que
directement influencées par le 68 français, les diverses figures de la révolte artistique en Amérique
latine deviennent, au cours de la décennie suivante, des emblèmes de la résistance aux régimes
totalitaires qui se sont abattus (ou maintenus) sur la région. L’artiste révolté devient dès lors le
dissident, le disparu, le prisonnier politique et l’exilé.
Gabriela Trujillo est doctorante en cinéma à l’Université de Paris I. Elle travaille sur les figures de
l’avant-garde latino-américaine.
<[email protected]>
54
Le matérialisme sémantique telquelien : écriture/superstructure/sublime
Olivier Quintyn
Publication d'une somme critique et témoignage d'un activisme intellectuel amorcé bien
avant les événements de Mai 68, la sortie du manifeste Théorie d'ensemble98 en octobre 1968 par le
groupe Tel Quel est stratégique à plus d'un titre : elle permet, dans le sillage de Mai, d'unifier
théoriquement et politiquement un ensemble d'écrivains aux visées révolutionnaires en même temps
qu'elle donne à suggérer rétrospectivement que le travail de théorisation telquelien a anticipé et
rendu possible ce tremblement décisif de l'Histoire. Ce volume propose l'élaboration d'une poétique
textuelle matérialiste (appelée aussi matérialisme sémantique), articulée autour d'une relecture
sémiotique de Marx que mènent conjointement Julia Kristeva, Jean-Joseph Goux et Philippe
Sollers, dans la proximité de la redéfinition post-générique de la notion de Texte amorcée par
Roland Barthes.
L'écriture est conçue comme une pratique signifiante révolutionnaire : elle lie les catégories
de la poiesis littéraire et de la praxis socio-politique parce qu'elle se comprend comme un travail de
production, au sens marxien du terme, c'est-à-dire comme une transformation sur la matière
première signifiante du langage. C'est le concept clé de production qui permet d'apparier l'analyse
marxienne du travail comme création de valeur (par le surtravail du prolétaire) dans Le Capital et le
travail de l'écriture. A ceci près que le travail au sens marxien du terme est un travail aliéné, le
surtravail ne profitant pas au prolétaire, mais constituant l'objet même d'une exploitation rationnelle
par la classe dominante. C'est là où la théorie telquelienne opère un premier renversement
axiologique : le travail du texte, quant à lui, produit une transformation d'une matière première (le
Signifiant), mais la valeur ajoutée qui en résulte n'est pas aliénable ou articulable dans les termes
d'une domination économique ou symbolique : au contraire, l'écriture comme travail producteur est
directement, dans sa texture signifiante même, le lieu d'une lutte, d'un procès révolutionnaire. Elle
produit un texte, qui se veut au-delà de toute identification dans un système prédéterminé de genres
hérité de la poétique aristotélicienne, et qui à la fois incarne et doit faire advenir la révolution à
venir : « Écriture et révolution font cause commune, l'une donnant à l'autre sa recharge signifiante et
élaborant un mythe nouveau99 », avance Sollers.
Le texte telquelien présente un fonctionnement homologue à celui de la société décrite par
Marx dans sa Critique de l'économie politique : les superstructures apparentes du monde social sont
déterminées en dernière instance par les fondements économiques du rapport de production. Dans la
conception telquelienne, le texte a lui aussi une superstructure de surface (les mots, les lettres,
l'espacement), déterminée également par des infrastructures (le niveau du signifiant, de la couche
profonde de l'écriture). Cette homologie fonctionnelle se double d'une complémentarité entre la
critique de l'idéologie chez Marx (montrer la réalité des infrastructures économiques derrière ou
sous les superstructures symboliques et idéologiques du monde social) et la construction d'une
théorie telquelienne de l'écriture et de la lecture. L'écriture se « génère » de la profondeur
matricielle (ce que Kristeva nomme le Génotexte100) jusqu'à la surface d'inscription (le Phénotexte)
dans un mouvement d'accrétion permanent. La lecture se pense avant tout comme un déchiffrement
de ce mouvement de génération infini qui s'ancre dans l'Histoire et l'Inconscient d'un Sujet scripteur
; elle se donne pour tâche de le reparcourir en sens contraire, renversé, comme dans une camera
obscura, en remontant à la base des déterminations infrastructurelles du texte à partir d'une saisie
superstructurelle de sa surface. Mais là où la critique de l'idéologie marxienne faisait apparaître un
réel inacceptable sous-jacent aux structures sociales, le travail du texte est doté d'un pouvoir
révélateur.
Écrire, c'est en effet tracer le mouvement infini du signifiant et la révolution permanente du
génotexte dans le phénotexte de surface, surface textuelle qui doit garder les marques ou les
98
99
100
Tel Quel, Théorie d'ensemble, Le Seuil, Coll. « Tel Quel »1968.
Philippe Sollers, « Niveaux sémantiques d'un texte moderne », in Théorie d'ensemble, op.cit.
Julia Kristeva, La Révolution du langage poétique, Le Seuil, Coll. « Tel Quel », 1974.
55
architraces génésiques de sa production, sans que le réflexe de refoulement propre à la littérature
bourgeoise ne vienne en forclore le sens. Le texte est conçu comme une matrice transformationnelle
de production à plusieurs niveaux à partir d'une couche scripturale mouvante profonde — jusqu'à sa
stabilisation de surface. Le travail scriptural vient ici compléter, de façon ad hoc, les théories
marxiennes, et leur donner une pertinence neuve. Le scripteur est alors conçu comme un producteur
(position qui rappelle celle de Walter Benjamin période productiviste dans sa conférence « L'Auteur
comme producteur101 » de 1934) : il révèle l'économie souterraine et infinie du signifiant, et sa
pratique constitue un modèle de praxis révolutionnaire et de reconquête d'une subjectivité libre pour
la classe ouvrière. Cette mise au jour produit une « subversion généralisée102 » de la chaîne
signifiante, et permet de dépasser la notion close de genre au profit de celle de Texte ; elle s'appuie
sur une nouvelle répartition des savoirs, sur une mathésis conjoignant science et littérature : tout
comme Marx instaure le socialisme scientifique, la pensée telquelienne prétend construire une
approche scientifique de l'écriture, avec pour sciences pilotes, la psychanalyse, la linguistique et la
sémiologie comme « science critique et/ou critique de la science.103 »
Que faire de ce modèle théorique, et à quoi peut-on le rattacher pour mieux en cerner la
spécificité épistémologique ? Tout d'abord à une pensée de l'indice au sens sémiotique de Peirce104.
Le texte serait le produit d'un processus qui garderait des traces indicielles du mouvement qui l'a
porté au jour (l'indice se caractérisant par la connexion physique matérielle avec le référent). La
surface du texte serait ainsi bousculée ou démultipliée par un travail de dissémination physique du
signifiant. Toutefois, lorsqu'on ouvre un texte comme Nombres105, de Philippe Sollers, qui date
justement de l'année 1968, et malgré les efforts des commentateurs de l'époque pour analyser la
dissémination des paragrammes106, on remarque que la révolution de la chaîne signifiante est plus
thématisée qu'autre chose : la révolution est certes le sujet du texte, mais ses « indices » se
rattachent à des effets textuels qui relèvent de la fonction poétique du langage définie par Jakobson :
échos, allitérations, paronomases, jeux sur la signification. Le livre ne propose pas de réelle pensée
de son impactualité critique et politique réelle en dehors de l'édifice théorique qui le légitime et en
dehors d'une conception somme toute traditionnelle de la poésie. En outre, cette poétique textuelle,
qui s'adosse à des traces supposées indicielles d'un mouvement infini qui dépasse le sujet et dont le
texte n'est qu'une stabilisation de surface, est porteuse d'un lourd héritage philosophique impensé : il
s'agit des esthétiques du Sublime, du Pseudo-Longin jusqu'à Burke et Kant107. La pensée de l'action
littéraire telquelienne apparaît ainsi, plus qu'une anticipation sémiologique et mythique de la
révolution prolétarienne, une poétique textuellement indiciaire du Sublime.
Olivier Quintyn a publié Dispositifs/dislocations, Al Dante, 2007.
<[email protected]>
101
Walter Benjamin, « L'auteur comme producteur », in Essais sur Brecht, trad. P. Ivernel, La Fabrique, 2003.
Philippe Sollers, « Préface », in Théorie d'ensemble, op. cit., p.7.
103
Julia Kristeva, « La Sémiologie : science critique et /ou critique de la science », in Théorie d'ensemble, op. cit.,
pp. 83-96.
104
Charles Sanders Peirce, Ecrits sur le signe, textes réunis et traduits par G. Deledalle, Le Seuil, 1975.
105
Philippe Sollers, Nombres, Le Seuil, Coll. « Tel Quel », 1968.
106
Julia Kristeva, Séméiotiké, recherches pour une sémanalyse, Le Seuil, Coll. « Tel Quel », 1969 ; voir aussi
Jacques Derrida, La Dissémination, Le Seuil, Coll. « Tel Quel », 1972.
107
Jean-François Lyotard, Leçons sur l'analytique du sublime, Galilée, 1991.
102
56
L'art conceptuel est-il politique?
Auriane Bel
Les arts plastiques ont accompli, au cours du XXème siècle, une véritable révolution. Le
milieu du siècle est marqué par l'« expanded art »: l’emploi de n’importe quel moyen formel n’est
plus discriminant en termes d'appartenance à l'art. Aux États-Unis, on peut estimer que l'acmé de ce
mouvement est représentée par l'Art conceptuel, dans les années 1966-1972. Si l'on parle de
révolution, au sens d'un bouleversement profond des pratiques et des conceptions de l'art, peut-on la
lier à celle, politique, à laquelle appellent les mouvements contestataires contemporains? La
réputation de l'art conceptuel est plutôt celle d'un mouvement artistique apolitique, voire
particulièrement non-engagé ; ces préjugés sont pour une part fondés. L’art conceptuel offre l’image
d’un art hermétique : il se place sur le terrain de la philosophie, prétend interroger des concepts 108, et
revendique un désintérêt pour les formes, la beauté, au profit des idées et du sens. Une forme
matérielle demeure nécessaire; mais les couleurs (gris, noir, blanc) et la typographie sont
volontairement neutres, le langage est volontiers bureaucratique. Tout est mis à contribution pour
interdire le plaisir esthétique, ce qui de fait produit une difficulté de réception. En outre il s'attache
presque exclusivement au concept d'art, donnant ainsi l'impression d'un art retourné sur lui-même,
centripète. En 1972, la Documenta V de Kassel marque à la fois l'apogée et la fin de l'art conceptuel
en tant que mouvement spécifique, paradoxalement parce qu’il finira par apparaître comme
formaliste.
Pourtant, issu de ce courant (dont ils revendiquent la filiation et auquel ils sont souvent
associés), un groupe d'artistes109 a développé dans les années 80 des travaux dont le discours
politique, la vocation contestataire sont explicites. On les nomme néo-conceptuels, néo-avantgardes ; on parle de « revolutionary art ». Certes, traiter de politique ou se présenter comme engagé
ne confère pas automatiquement une portée politique effective. Cet art revendique avant tout
l’ambition de maintenir les consciences éveillées, d’exercer une veille critique, mais encourt
néanmoins le risque que l’ironie ou au contraire l’univocité de son message, parce qu'il emprunte
les canaux de la communication de masse, ne soient pas perçues. Il risque inversement de ne pas
être identifié comme de l'art, mais comme de l’activisme politique. On peut se demander d’une part
si, cet échec politique avéré, il constituerait une preuve de l'apolitisme de l'art conceptuel ; et
d’autre part, si l’art conceptuel, a priori si désengagé, a pu donner naissance à un art si revendicatif.
Les années 80 semblent incarner l’antithèse de l'art conceptuel : retour en force de la peinture,
revendications décoratives. La politique est a priori exclue des nombreuses formes d'art qui
fleurissent alors. Or les seuls artistes « politiques » des années 80 sont ceux qui se réclament de
l'art conceptuel. Conformément à ses présupposés, chez eux l'idée prévaut sur la forme. Mais il
s’agit ici d’une idée politique. Cet art prétendant répondre aux exigences des conceptuels, ses
œuvres sont-elles des « définitions de l'art », des tautologies110? Le concept d'art serait alors
éminemment politique, voire recouvrirait celui de politique?
L'impulsion première des conceptuels a trait à un rejet du modernisme, selon lequel l'essence
de l'art tient à la pureté de son medium, et la valeur d’un tableau, à la conscience que le peintre
manifeste de la planéité de la toile, du geste de peindre. Un « art pour l'art » se dégage de cette
108
« L'art de concept est avant tout un art dont le matériau est le concept […]. Puisque le concept est étroitement
lié au langage, l'art conceptuel est un art dont le matériau est le langage. » Henry Flynt, in La Monte Young (éd.), An
Anthology, 1963.
109
Hans Haacke appartient au mouvement de l'art conceptuel historique; il sera ensuite souvent rattaché à
Barbara Krüger et Jenny Holzer, qui exposent leurs premiers travaux en 1978.
110
« L'idée de l'art et l'art sont la même chose [...]. L'art est une tautologie. L'art est la définition de l'art. » Joseph
Kosuth, Art after philosophy, 1969.
57
définition greenbergienne de l'essence de l'art, que rejettent les conceptuels. Le formalisme qui leur
sera reproché est à mettre sur le compte d'une dérive (la neutralité formelle va pâtir de leur succès,
devenir une mode) et ne doit pas occulter la posture critique qui fonde l'art conceptuel. De plus la
théorie moderniste entretient une vision essentialiste de l'art. On pourrait reprocher à l'art
conceptuel de chercher lui aussi une essence de l'art. Cependant l'exploration à laquelle il se livre du
concept d'art, en se constituant lui-même comme une pratique plus philosophique que plastique,
rend compte de l'explosion de l'art comme concept pertinent pour décrire les pratiques
contemporaines, et d’une conception historiciste de l'art. Si ce rejet d'un art pour l'art se traduit par
un art replié sur lui-même, autoréflexif, c'est qu'il s'attache à comprendre la nature de l'art comme
phénomène culturellement émergent. Il manifeste l’intuition que l'art a à voir avec un processus
intellectuel dont la forme n’est que le résultat, procède d’une volonté d'engager une réflexion sur le
sens que revêt l'activité artistique dans la société, le rapport qu'elle entretient avec la vie, et qui n'est
pas plus de l'ordre de la représentation (le modernisme déjà avait formulé cela) que de la
concurrence (l’abstraction picturale étant décrite par Greenberg comme une forme de réalité valide
en elle-même, concurrençant le réel).
La réalité se traduit alors par un contexte de luttes politiques convergentes. En particulier, il
s’agit de dénoncer les mésusages du langage par les politiques et les publicitaires ; les conceptuels
vont adopter leurs techniques et leurs canaux, mais en y faisant circuler des travaux qui n'ont rien à
voir avec la publicité ou la propagande politique – dispositif non explicitement engagé, mais qui
pour autant produit du politique. En se définissant comme une sorte de philosophie de l'art, du
moins en s'attachant à explorer le concept d'art, l'art conceptuel va s'interroger sur la notion de
concept, qui se forge dans et par le langage. C'est donc avec le langage à la fois comme medium et
objet de questionnement, soumis lui aussi à la critique, que les conceptuels vont poursuivre leur
investigation. C’est le langage, capacité que nous avons en partage et qui fonde notre être-ensemble,
notre être politique, qui est au cœur de leurs travaux.
ARM à l’Université Paris Diderot, Auriane Bel prépare une thèse sous la direction de Jean
Delabroy sur les usages du langage dans la sphère d’influence de l’art conceptuel. A paraître :
« Joseph Kosuth : Du langage, à la vie », Actes du colloque international FOTEO « Faire œuvre:
Transparence et opacité », École des arts visuels, université Laval, Québec, Canada.
<[email protected]>
58
Les romans de l’été :
après les pavés, la plage…
Sylvain Dreyer
« L’exigence de révolution coïncide, à mes yeux, avec l’exigence d’une littérature nouvelle,
qui permettrait pratiquement d’abattre la cloison idéaliste qui sépare l’art de la vie », écrivait Alain
Jouffroy en 1968111. Quelques décennies plus tard, force est de constater que Mai n’a pas entraîné le
bouleversement littéraire escompté. Les « romans de mai » publiés à partir de 1970 et 1971
s’approchent de l’autofiction et intègrent des documents originaux qui minent leur statut fictionnel,
mais ils restent décevants sur le plan formel, à de rares exceptions près112. Paradoxalement, la
majorité des écrivains tiennent l’événement à distance. Trois romans parus en 1971113 semblent
emblématiques de cette prudence : ils ont pour cadre la Province pendant l’été 68 et sont centrés sur
des histoires d’amour. Ils peuvent nous éclairer sur une lecture possible, peut-être aujourd’hui
dominante, de 68.
Dans ces romans, les récents événements parisiens forment une toile de fond sans
conséquence sur l’intrigue, même si les aspirations des héros peuvent momentanément s’y rallier.
Dans La perte et le fracas de Maurice Clavel, une bande d’étudiants passe l’été 68 sur une plage de
la Côte d’Azur, se livrant à l’amour libre et à quelques troubles à l’ordre public. Ils finissent par
attaquer une villa, transformant une réception mondaine en partouze et dressant une barricade de
voitures contre les gendarmes. Le roman réduit Mai à certains thèmes traités sur le mode farcesque :
révolte antiautoritaire, refus des préjugés sociaux et de la société marchande, révolution sexuelle.
L’événement semble intéresse Clavel surtout pour sa capacité à moderniser l’intrigue et les
dialogues amoureux.
Sans être des romans à thèse, ces trois textes proposent une lecture idéologique de Mai, à
travers la mise en avant des déterminations sociales et psychiques de la génération en révolte.
L’action révolutionnaire est réduite à un conflit œdipien ou à une tentative de sublimer une
frustration sexuelle. Le personnel romanesque est composé pour l’essentiel d’intellectuels pris dans
un psychodrame bourgeois. Dans Le vent dans les arbres, Jean-Claude Andro met en scène un trio
évoluant en huis clos : Hervé, catholique pratiquant retiré en Ariège, reçoit son ami Vincent, un
riche écrivain, et Reine, sa fiancée. Vincent est favorable aux événements, auxquels Hervé oppose
l’éternité de Dieu et de la nature : « Pourquoi se battre quand il fait bon ? ». Il réussit à détacher
Reine de Vincent, celui-ci déclenche alors un incendie dans lequel il périt. Le roman semble ainsi
allégoriser la menace de guerre civile que les enragés font courir à la France. La calanque de
Maldormé d’André Remacle pourrait se lire comme une allégorie inverse. Les cortèges de Mai sont
pour l’héroïne l’occasion de concrétiser son rêve de fusion collective. Elle participe à la révolte des
employées de son mari, qu’elle finit par quitter pour un jeune militant syndical.
Dans La perte et le fracas, Maurice Clavel propose une lecture plus originale de Mai, sur le
mode épiphanique. La révolte est célébrée pour sa portée spirituelle, avec des accents bernanosiens.
Le livre est traversé de références chrétiennes : figure de l’Ange, métaphores bibliques (baptême et
crucifixion des révolutionnaires), personnages portant des noms d’apôtres. La révolution politique
est ainsi réinvestie en révolution spirituelle : en révélation.
Ces romans laissent cependant penser que la révolte a pu agir en profondeur, entraînant une
modification des procédures littéraires. Si Clavel revendique une écriture blanche : « Les romans
modernes ont l’ambition admirable de nous livrer des petites perceptions du dessous des êtres. (…)
111
Les lettres françaises du 2-8 mai 1968.
Robert Merle, Derrière la vitre, Gallimard, 1970, ou Jean Thibaudeau, Mai 68 en France, Seuil, 1970.
113
Jean-Claude Andro, Le vent dans les arbres, Flammarion ; André Remacle, La calanque de Maldormé,
Editeurs français réunis ; Maurice Clavel, La perte et le fracas, ou les murailles du monde, Flammarion.
112
59
Ne fallait-il pas une écriture plutôt ancienne pour faire savoir à tous qu’il est arrivé du nouveau ? »,
certaines séquences rappellent la description des tropismes chez Sarraute, en particulier la
métaphore filée du fracas qui est annoncée dans le titre, et qui renvoie au sentiment d’un
effondrement intérieur collectif. Le « style 68 » tel qu’il apparaît dans les slogans et les affiches de
l’époque, est restitué avec un plaisir évident dans la description des happenings organisés par les
jeunes révolutionnaires et dans l’idiolecte étudiant truffé de références marxistes et de « blagues de
normaliens ». Dans La calanque de Maldormé, André Remacle développe quant à lui une tentative
de narration éclatée : le narrateur omniscient partage la parole avec ses trois personnages faisant
varier les points de vue sur un même événement, jusqu’à l’obsession.
Dans d’autres « romans de 68 », la mise à distance spatio-temporelle ne correspond pas à
une prise de distance : elle permet d’insérer la révolte dans son contexte historique et politique.
Dans Les deux printemps (Seuil, 1971), Raymond Jean rapporte un voyage à Prague en 1969 au
cours duquel survient une réminiscence du Mai français. Ce texte de montage convoque plusieurs
documents restituant l’ambiance intellectuelle de ces deux années (journal intime, tracts, discours,
articles, théorie politique, poèmes, critique littéraire), mais il est aussi troué de blancs qui
matérialisent l’occultation du Printemps de Prague par la presse par la presse occidentale et par les
autorités soviétiques114, jusqu’à ce que le récit se délite et aboutisse à une forme de poésie spatiale.
Edgar Morin déclare en 1976 : « Mai a été vécu si poétiquement, si mythologiquement et si
réellement en même temps, qu’il y a eu une consumation totale des forces imaginaires et qu’il n’en
est pas sorti cette fumée qu’on appelle littérature115. » En effet, la libération de la parole et
l’inventivité verbale n’ont guère eu de traduction en fiction, à la différence de la poésie, des arts
plastiques, du cinéma ou du théâtre qui eux réactivent l’idée d’avant-garde116. Sarraute, dans Vous
les entendez ? et Robbe-Grillet, dans Projet pour une révolution à New York, marquent leur intérêt
pour la révolte étudiante, mais dans une forme littéraire déjà élaborée. Faut-il en conclure avec
Barthes que la « parole sauvage » de Mai serait irréductible aux « plis inoffensifs de la
littérature117 » ? Blanchot affirmait déjà dans l’unique numéro de Comité : « Écrire sur l’événement
qui est précisément destiné à ne plus permettre qu’on écrive jamais sur, c’est par avance le fausser
et l’avoir toujours déjà manqué. (…) Mai, révolution d’idées, de désir et d’imagination, risque de
devenir un pur événement idéal et imaginaire118. »
Sylvain Dreyer est assistant de littérature au Collège français de Moscou. Il a enseigné le cinéma à
Paris 7, où il a soutenu une thèse sur « l’engagement critique » (dir. Claude Murcia). Il a écrit
plusieurs articles sur Genet, Gatti, Godard, Marker et l’art vidéo.
<[email protected]>
114
En particulier, le roman est conçu comme une réponse à un ouvrage intitulé Les événements de
Tchécoslovaquie : faits, documents, presse et témoignage, édité à Moscou et falsifiant systématiquement les actions et
les discours des animateurs du Printemps de Prague.
115
Edgar Morin, « Une transmutation culturelle », propos recueillis par Jean-Jacques Brochier, Magazine
littéraire, hors série n°13, « Les idées de Mai 68 », 2008.
116
Voir par exemple l’exposition « Armand Gatti Mai 68 », Maison de l’arbre, Montreuil, jusqu’à mai 2009.
117
« L’écriture de l’événement », Communications n°12, Seuil, 1968.
118
Écrits politiques 1958-1993, Léo Scheer, 2003
60
Mai 68 en mémoire : « Mourir à 30 ans » de Romain Goupil (1982)
Sébastien Layerle
Dans Mourir à 30 ans, le cinéaste Romain Goupil évoque sa jeunesse, sa passion du cinéma
et son passé de militant d’extrême gauche en un ensemble de saynètes et d’archives filmées qu’il
n’aurait sans doute pas montées ni montrées si son ami Michel Récanati, leader du mouvement
lycéen de Mai 68 et membre du bureau politique de la LCR, n’avait pas mis fin à ses jours. Le film
rencontre un franc succès public et critique dès sa sortie en salles en juin 1982, non sans
malentendu : « Très vite, les gens vont se le réapproprier. Il devient à ma grande surprise dans de
nombreux commentaires le film d’une génération et même un instrument pédagogique pour
« expliquer Mai 68 aux enfants »… Ce n’était pas du tout mon objectif. De Mai, je parle à peine…
Beaucoup de spectateurs verront et me demanderont de parler d’un film que je n’ai pas fait… 119.
Mourir à trente ans se veut une déclaration d’amour conjointe à la révolution et au cinéma.
Dans les années 1960, Romain Goupil rencontre sa « bande de copains pour la vie », goûte à la
contestation politique au sein de la Jeunesse Communiste Révolutionnaire et des comités lycéens
avant que Mai 68 ne le jette pour de vrai dans l’action. Au même moment, il découvre le cinéma. Il
en fera bientôt profession, en tant qu’assistant puis que réalisateur grâce au producteur Marin
Karmitz. Cette double inclination est aussi un héritage familial. Opérateur, militant communiste et
membre énergique du Syndicat des techniciens, Pierre Goupil sera une des figures hautes en
couleurs des États Généraux du Cinéma en Mai 68. En 1962, il a offert à son fils sa première
caméra : ce dernier lui consacrera en retour un court métrage (Le Père Goupil, 1980).
L’origine de Mourir à 30 ans est antérieure aux années 1980. Le film ne fait pas l’impasse
sur ses ébauches. Pour Romain Goupil, raconter son parcours de militant c’est aussi évoquer la
tentative obstinée de le mettre en images. Dans un premier scénario, « De la révolte à la
révolution » (1965-1968), il entendait montrer « l’ambiance incroyable qui régnait dans les lycées et
les facultés dans les dernières années du gaullisme ». Dans une autre version, « Oui, Mai » (1969),
il confrontait l’expérience des journées de mai à la « reprise en main » par le pouvoir. Un tiers
seulement du projet sera tourné mais ses partis pris annoncent déjà ceux de Mourir à 30 ans :
fiction autobiographique tournée en famille dans laquelle le cinéaste s’invente un double, Blaise
Chartier. C’est l’annonce du suicide de Michel Recanati en 1981 qui le pousse à reconsidérer ses
années militantes.
Sur le plan formel, Mourir à 30 ans est un film étonnamment composite. Entre prises de
vues réelles et scènes reconstituées, les décalages sont nombreux. Beaucoup passent inaperçus,
confondant les époques de réalisation par la magie du noir et blanc. Sa matière, Goupil la puise dans
ses films amateurs (Ibizarre, cité in extenso) et dans des images produites par des professionnels
engagés ou des reporters de télévision sur ses activités de militant lycéen. Au générique, d’autres
sources sont mentionnées : vestiges d’un film de l’IDHEC en grève sur les CAL et pour la période
postérieure à Mai 68, séquences du Charme discret de la démocratie bourgeoise (1973) du groupe
trotskiste Cinéma Rouge.
Le cinéaste envisagera longtemps son premier long métrage comme le volet inaugural d’une
trilogie à travers laquelle il continuerait à explorer, sur le mode de la fiction, l’univers nostalgique et
amer de l’après 1968 : suicide politique dans le terrorisme (La Java des ombres, 1983), suicide
social dans la drogue (L'Héroïne, jamais tourné). Mourir à 30 ans se rapproche pourtant davantage
de Lettre pour L… (1992), journal filmé croisant le Paris des années 1960 et le Sarajevo des années
1990. Tous deux sont hantés par la mort et par l’urgence vitale d’y faire face.
119
Romain Goupil, Entretiens avec Bernard Lefort, Punctum, « Pour d’autres raisons », 2005, p. 20.
61
Mourir à 30 ans témoigne, à sa manière, d’une « réappropriation de l’expérience par
l’individu »120. Romain Goupil retrace une histoire du militantisme d’extrême gauche circonscrite
dans l’espace et le temps, à la fois distanciée et vécue de l’intérieur : distanciée, parce qu’il filme
après coup les témoignages de proches de Michel Recanati ; de l’intérieur, parce que cette histoire
est aussi la sienne. Pour le cinéaste, le film vise à ranimer le souvenir d’un camarade disparu en
« part(ant) de la seule chose qui reste de leur amitié : les images »121. La valeur mémorielle du
portrait filmé se double ici d’un glissement constant vers l’autoportrait, entre histoire de double
(Recanati, dirigeant né à l’assurance feinte ; Goupil, jeune « chien fou » et cinéaste en herbe) et
histoire de filiation (désordre affectif et identité problématique pour l’un ; amitié transcendée par le
plaisir du jeu et du cinéma pour l’autre).
« C’est un film étrange, écrit Serge Daney. La liste de toutes les choses qu’il n’est pas est
impressionnante. En vrac : ni une évocation nostalgique de la jeunesse militante, fanfaronne et
sérieuse à la fois. Ni l’amère méditation sur le temps qui passe, les croyances qui cassent, les
complicités qui lassent. Ni un bilan globalement quelque chose sur l’époque, la ligue et sa ligne. Pas
de coulpe politique battue, pas d’hagiographie bête de l’ami disparu. »
Le film doit-il être tenu pour l’aboutissement d’un certain cinéma contestataire ? Il ne peut
l’être au seul motif qu’on y montre des images de Mai 68. Contrairement aux productions
militantes, l’acceptation du spectacle y est manifeste. Le cinéma « s’éclate » dans tous les sens du
terme. Le coq-à-l’âne et le télescopage sont des figures de style qui produisent leur effet tout
comme l’emploi tantôt lyrique tantôt décalé du répertoire musical classique. La sortie en salles
intervient elle-même dans un contexte de transition politique et cinématographique. Christian
Zimmer identifie alors un « retour de la fiction » qui « coïncide avec un reflux, un effacement
progressif, celui précisément du film militant né dans les années qui précédèrent Mai 68 et qui
connut, approximativement, son apogée et son déclin dans la décennie qui suivit »122.
Mourir à 30 ans est-il le film sur Mai 68 que l’on attendait ? Il ne peut l’être tout à fait en
offrant une vision partielle de l’événement. Conçu entre deux dates anniversaires, il est
contemporain de ce que l’historien Jean-Pierre Rioux a nommé « l’effet génération », dont la portée
médiatique va s’intensifier tout au long des années 1980123. À cet égard, il apparaît plutôt comme
un « film de formation » marquant le difficile passage du collectif à l’individuel. Le destin tragique
de Michel Recanati est emblématique du parcours de militants qui ne supportèrent pas
l’éloignement progressif des utopies révolutionnaires, le retour à l’ordre et à la vie civile.
Le film de Romain Goupil livre une réflexion sur ce qu’ont été ces années militantes et sur
ce qu’il en est advenu : la fin d’une illusion politique, d’une époque, d’une jeunesse. De manière
isolée, il se charge seul du travail de deuil d’une génération à laquelle ce retour sur soi-même aura
si souvent, parfois dramatiquement, manqué124.
Sébastien Layerle, docteur en études cinématographiques et audiovisuelles, auteur de Caméra en
lutte en Mai 68, Nouveau Monde éditions, 2008.
<[email protected]>
120
121
122
123
124
Laurent Roth, « La mémoire interdite », La Revue documentaire n°16, 2000, p. 53.
Serge Daney, « Pourquoi Recanati et pas Goupil ? », Libération, 15 juin 1982.
Le retour de la fiction, Paris, CERF 7e Art, 1984, p. 12.
« À propos des célébrations décennales du Mai français », Vingtième siècle n°23, juillet-sept. 1989, p. 49.
Hervé Guibert, « Enquête sur un espoir manipulé », Le Monde, 17 juin 1982.
62
Themroc, de Claude Faraldo : du refus de la parole au film-grotte
Jean-Albert Bron
Claude Faraldo, venu au cinéma en autodidacte, revendique une maîtrise de l’écriture
scénaristique parente et héritière de ses essais d’écriture dramatique, et un sens du placement de la
caméra anticipant sur un désir de montage, avide de jouer sur l’assemblage des fragments obtenus
au tournage. Themroc est son deuxième film125. La violence provocatrice d’un propos politique
hérité de 1968 ne doit pas masquer l’inventivité, le relief et la cohérence des formes et des
dispositifs filmiques.
Cette force tient d’abord au parti pris affirmé dès l’écriture du scénario126 : le refus de la
parole lexicalement sémantisée débouche dans le film sur une profonde hétérogénéité de l’univers
sonore. La disparition de la parole peut en effet s’appuyer sur un effet classique de masquage et de
brouillage sonore : scènes de rues, de transport en commun, scènes de foules où ne subsiste qu’un
brouhaha inaudible, usage du mégaphone à piles. Elle peut s’affirmer aussi comme choix de mise
en scène à valeur signifiante et dénonciatrice : la disparition de la parole dans le trio familial
désigne un non-dit, répressif chez la mère, protestataire chez le fils (la toux), transgressif chez la
sœur dont le silence est invitation érotique. Elle construit une description du prolétariat privé de
parole, dans le métro comme au travail, ce que confirme l’usage des mentions écrites sur les
pancartes-mots d’ordre, qui renvoient autant aux fléchages utilisés ailleurs par Jacques Tati 127 qu’à
l’univers de la Bande Dessinée. Le pari osé d’une improvisation orale des comédiens en
« gromeleu » marque quant à lui les difficultés de communication nées des cloisonnements
sociaux : ouvriers divisés, patrons parlant une langue incompréhensibles sauf pour les délégués
syndicaux…
Mais le retrait de la parole sémantisée ouvre aussi l’espace sonore aux manifestations de la
présence physique des objets et des corps : les bruits du corps, souffle, toux, rire, cri, grognement,
caresse, et ceux des objets manipulés, jetés, détruits, s’affirment comme substitut de la parole,
espace de contestation, de révolte et de libération vitale. Ainsi la parole, d’abord étranglée, puis
désignée comme élément de division et d’incompréhension, se voit défaite par le chaos sonore des
corps en révolte. Ce triomphe de la pulsion autorise alors la résurgence d’une animalité primitive et
l’émergence du mot phare, mot de passe et cri de résistance : Themroc ! inversé en Rocthèm !,
« Sésame ouvre toi » du chaos libérateur. En l’absence d’une élucidation par son auteur, on peut
construire l’hypothèse que cet étrange vocable éponyme se forme au croisement du Rock’n roll,
initialement voué à tenir une place décisive dans la bande son128, de l’anarchisme populaire de
Brassens chantant « Corne d’Auroch », et du verbe aimer brandi par la génération Peace and Love.
L’effacement de la parole intelligible dans le film amène alors à interroger la complexité du
rapport, interne à l’espace sonore, entre matière sensible et matière intelligible. Dans quelle mesure
le film contredit-il l’usage courant, dans lequel selon Michel Chion « le son n’est jamais visé pour
lui-même, mais comme véhicule qui nous mène vers la compréhension, le sens (le son comme
signe…) ou vers la reconnaissance d’une source ou d’une anecdote causale (le son comme
indice…)129 » ? Le retrait du sémantisme linguistique dans Themroc propose certes au spectateur
une activité ludique d’interprétation, de reconstruction de sens à partir d’un jeu de traduction. Mais
il dévie de façon originale son travail de reconnaissance : les sons se relient aux objets et aux corps
125
126
127
128
129
En 1972, un an après Bof, anatomie d’un livreur en 1971.
Scénario, avec un préambule consultable à la Cinémathèque Française, archives, Collection des scénarios.
En particulier dans Mon Oncle (1958).
Préambule du scénario, archives la Cinémathèque Française.
Le son au cinéma, Ed de l’Etoile/Cahiers du cinéma, Paris, 1985, p.78.
63
dans une profondeur nouvelle, une relation causale inédite ayant valeur de révélation, de rupture des
clichés qui fondent la reconnaissance. Le spectateur doit assumer une identification nouvelle des
bruits : la toux sèche de Michel Piccoli opposée au chant injonctif du coucou, le rire transgressif de
la « Gentille Secrétaire Calmée », tant d’autres chocs auditifs contribuent à une efficacité poétique
de connaissance, imposant la force des instincts vitaux comme fondement de notre vérité humaine
et de nos rapports à l’autre. Cette rupture tient à une réévaluation et une autonomisation de
« l’appréciation « gustative » des qualités sensibles de l’objet sonore130 ». Le brouillage de l’espace
auditif offre au spectateur l’aventure d’une dissolution poétique des représentations sonores qui
organisent son expérience tant du spectacle filmique que du monde, aventure convergente avec celle
de la fusion-confusion des corps, morcelés et mêlés, au delà du clivage des sexes et des fonctions.
Cependant, subsiste pour le spectateur l’ambiguïté qui tient à la toujours possible récupération de ce
travail souterrain sur le terrain du signe ou de l’indice. Comme le note M. Chion à propos du
contrepoint audiovisuel, le refuge sémantique peut venir masquer l’aventure poétique : « quand se
produit un déclic de sens, il y a moins collision poétique qu’effet rhétorique131. »
Themroc trouve dans son procès même de réalisation la force de résister à une réception
privilégiant l’intelligibilité de la fable politique. Film sans budget faisant appel aux participations
bénévoles, à la débrouillardise, il propose un espace de jouissance et de participation propre aux
films de séries B ou Z et aux genres populaires qui les valorisent. C’est là que s’affirme le mieux la
revendication d’anti-intellectualisme de Claude Faraldo. On relèvera la réception enthousiaste du
film au Festival du film fantastique d’Avoriaz132, et la participation, aux côtés de Michel Piccoli, de
l’actrice italienne Marilu Tolo133, icône naïvement sexuelle du cinéma italien de série Z à la fin des
années soixante : péplums, thrillers, polars. La troupe du Café de la gare 134, engagée bénévolement
dans la réalisation de Themroc, incarne après 1968 un autre espace de contre-culture. L’économie
du bricolage - opportunité des destructions liées à la rénovation de Paris, images volées dans le
métro - est relayée par le recours aux dispositifs inspirés du cinéma « direct » : plans longs,
tournage à deux caméras, et par l’inventivité du montage au service d’un espace spectaculaire que
ne pouvaient prendre en charge ni figuration, ni construction de décors ou recours à la machinerie.
Faraldo mise alors sur la force transgressive du bricolage pour épanouir la poésie des films de séries
Z. Il propose ainsi un cinéma de la farce, du grotesque et de la cruauté, où le corps se trouve exposé,
dans sa laideur comme dans sa beauté, dans sa souffrance et sa jouissance réunies. Il réussit à créer
l’espace du clan, à entrer, comme les publics-clans des cinémas gore ou fantastique, en dissidence
contre le bon goût dominant. Espace de rupture avec les codes sociaux consensuels, le film se
propose comme une grotte où renouer avec la confusion primitive pour préserver la force libératrice
du chaos135. Il aura donné naissance à un hybride, un cinéma du Docteur Moreau, exhibant le
dépeçage et les cicatrices de l’ordre moral, et libérant sa créature monstrueuse dans l’espace du cri.
Jean-Albert BRON est PRAG à Paris Ouest Nanterre et doctorant à Paris 7 : « Exploration
théorique et modernité filmique : l’image à contresens » (dir. Claude Murcia).
<[email protected]>
130
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133
134
135
Ibid, p.78.
Ibid, p.87.
Prix spécial du jury, et prix d’interprétation à Michel Piccoli, lors de la première édition du Festival en 1973.
La « gentille secrétaire », qui rejoindra plus tard le méchoui nocturne dans la grotte.
En particulier Romain Bouteille, Coluche, Miou-Miou, Patrick Dewaere.
..que Faraldo attendait toujours avec espoir en 2005, Entretien avec Jean Roy, l’Humanité 19 novembre 2005.
64
Journée Maurice Blanchot 2009 organisée par Christophe Bident et Jérémie
Majorel
Blanchot noir rouge, l’amitié et le communisme
Pierre Sauvêtre
La question du communisme
Au mythe d’un Blanchot « fantôme invisible » (C. Bident, Partenaire invisible, p. 7), il y a
bien des choses à opposer ; sur ce qui fait « l’extrême contemporanéité » (cf. L. Hill) de cette figure
prétendument désincarnée, bien des choses à déplier. Du moins le tentons-nous pour ce qui touche à
la politique, et à l’usage réinvesti du mot « communisme » dans la philosophie contemporaine.
Un récent colloque sur « l’Idée du Communisme » (Université de Birkbeck, Londres, 13-15
mars 2009) réunissant – entre autres – Alain Badiou, Slavoj Zizek, Jacques Rancière, Antonio
Negri, Jean-Luc Nancy, Terry Eagleton est le signe de cet usage. Selon les termes de présentation
du colloque, celui-ci
« ne traitera pas des questions politico-pratiques de savoir comment traiter des derniers problèmes
économiques, politiques et militaires ou de comment organiser un nouveau mouvement politique. On a besoin
d’un questionnement plus radical aujourd’hui – c’est une rencontre de philosophes qui traiteront du
Communisme comme concept philosophique, préconisant une thèse précise et forte : depuis Platon, le
Communisme est la seule Idée politique valable pour un philosophe ».
Texte qui se déconstruit si l’on songe à ce qu’il opère une captation philosophique de ce que Marx,
sous le nom même de radicalité, exigeait au contraire en tant que « réalisation de la philosophie »
(Introduction à une critique du droit hégélien) dans le réel politique. Captation philosophique qui,
si elle s’autorise de Badiou, qui a en effet parlé dernièrement du communisme comme
« hypothèse », « Idée régulatrice », « Idée pure de l’égalité », semble néanmoins peu cohérente avec
sa pensée qui ne sépare jamais cette hypothèse de son « mode d’existence », de son « état
pratique », de sa « mise en place », de sa « réalisation », de sa « présence dans les figures de
l’action », de sa « réinstallation dans le champ idéologique et militant »(De quoi Sarkozy est-il le
nom ?, p. 129-155). Nancy, quant à lui, aborde en revanche la question du communisme sous
l’angle du « découplage de la politique et de l’être-en-commun » (La Communauté affrontée, p. 34),
et par conséquent en tant que donnée ontologique.
La pratique politique de Blanchot
Badiou ajoute lui qu’il faut à l’installation d’un nouveau mode d’existence de l’Idée
communiste un « nouvel usage du mot "Vertu" ». Nous proposons ici l’hypothèse que Blanchot ne
fait pas seulement usage du mot « communisme » au sens du « communisme d’écriture » (La
Communauté inavouable) mais qu’il tente aussi de le présenter dans les figures de l’action,
spécialement lorsqu’il pense le comité d’action qu’il a animé en 68 (avec notamment D. Mascolo,
M. et R. Antelme, M. Duras, J. Schuster) et dont le premier et unique numéro de la revue Comité
rend compte. Et il y faut en effet une vertu, qui est l’amitié. Blanchot est celui qui noue le « passage
direct au communisme », pour reprendre une expression de Guattari (La Révolution moléculaire, p.
27) à la pratique de la vertu d’amitié dans le comité d’action :
« Difficulté d’être des comités d’action sans action, ou des cercles d’amis qui désavouaient leur amitié
antérieure pour en appeler à l’amitié (la camaraderie sans préalable) que véhiculait l’exigence d’être là, non
comme personne ou sujet, mais comme les manifestants du mouvement fraternellement anonyme et
impersonnel » (La communauté inavouable, p. 55).
65
L’amitié n’est pas de l’ordre des affinités électives ou des liens personnels, mais elle est l’exigence
subjective de celui qui cherche une trouée dans l’espace des rapports d’ustensilité. Blanchot
reproche au marxisme comme mouvement d’appropriation des besoins, de valorisation de l’homme
de besoin, la prolongation des rapports de chosification propres « au monde libéral-capitaliste » (cf.
« sur une approche du communisme », L’Amitié, p. 109-114). Or, à rebours du marxisme, il ne faut
pas penser le communisme comme la vérité immanente des contradictions du capitalisme ; le
communisme exige une rupture, un « désastre » ou « changement d’astre » vis-à-vis du capitalisme
(« le communisme sans héritage », Ecrits politiques, p. 115). L’amitié est cette rupture, elle est la
pratique de subjectivation qui institue une « manière encore jamais vécue de communisme » dans
l’espace du comité d’action et destitue l’intérêt comme mode de « gouvernementalité » (pour parler
comme Foucault, manière dont le sujet se gouverne lui-même) propre à la société capitaliste et
libérale. Il s’agit d’un type d’interprétation subjectif et non objectif (la dictature du prolétariat) de la
thèse marxiste du dépérissement de l’Etat (L’Idéologie allemande), ce qui ne remet pas en cause la
nécessité du type objectif mais le complète, conformément à l’idée selon laquelle « nous sommes
adossés au marxisme […] fût-ce pour la contester » (Ecrits politiques, p. 54).
Régimes de pensée, régimes d’amitié
Ce régime de l’amitié chez Blanchot comme forme subjective de la mise en commun est à
mettre au compte de la pensée politique qui ressortit à d’autres critères que le régime de pensée
propre aux « romans », aux « récits » et à la « critique » que l’on peut identifier avec Foucault sous
le nom de « pensée du dehors ». Ainsi que l’avance Foucault, la pensée du dehors dissout la
possibilité de toute objectivité du discours, de toute intériorité de l’expression et de toute certitude
conceptuelle, retirant à la subjectivité ses garanties de maîtrise. Elle confronte les possibilités du
sujet à l’impossibilité des choses. La pensée politique en revanche (attestée par les Ecrits politiques)
témoigne d’une capacité de prise de décision du sujet en situation par laquelle il engage sa
responsabilité dans l’action suivant l’énonciation d’un principe. Elle risque la possibilité de la
rupture et de l’affirmation subjective contre l’impossibilité des choses. La dialectique contenue dans
le slogan « nommer le possible, répondre à l’impossible » organise la circulation entre la pensée du
dehors (où se dit aussi une modalité de la politique mais au sens du pouvoir et de la loi) et la pensée
politique (où la modalité politique est cette fois-ci de l’ordre de l’émancipation). Nous faisons
l’hypothèse que Derrida a identifié dans le « Ô mes amis, il n’y a nul ami » (Politiques de l’amitié)
où se dit l’impossibilité que la mort objecte à la possibilité de l’amitié le régime de l’amitié propre à
la pensée du dehors, mais que se tisse dialectiquement dans la pensée politique de Blanchot un autre
régime de l’amitié, dicible par une autre maxime héritée de la tradition : « entre amis tout est
commun ».
Allocataire-moniteur à Sciences-Po Paris. Publications : La lutte pour l’amitié, éd. Aleph
« Antigone », à paraître ; « L’amour comme subversion de la subversion des genres », Genres en
mouvements, Paris, éd. Du Nouveau Monde, avril 2009 ; « Mai 68, la passion du symbolique », Mai
68, un événement de paroles, Montpellier, Presses de la Méditerranée, à paraître ; « Foucault,
débordement et transformation des institutions », Tracés, n°17, à paraître ; « Les étrangers de
l’Etat », Le Journal politique, mars 2009 ; « Fidélité à la subjectivité politique de 68 », Le Journal
politique, juin 2008 ; « Entretien avec Bernard Stiegler », Tracés, n°13, décembre 2007.
[email protected]
66
Le Passage de Pessoa et le Neutre de Blanchot
Marco Alexandre Rebelo
à Silvina Rodrigues Lopes, celle qui à ouvert ce rapport
Je vais faire une communication sur le rapport : Neutre de Blanchot, Passage de Pessoa.
Mais ce rapport ne commence ni par Pessoa ni par Blanchot, il commence par un autre qui,
curieusement, s’est donné la mort ici à Paris le 26 avril 1916, à 25 ans – citant sans citer un autre
poète, on pourrait dire qu’il a « avalé une fameuse gorgée de poison », après avoir écrit un billet
d’adieu à son ami Pessoa. Après ce suicide, Pessoa a dit : « il n’eut pas de biographie, il n’eut que
du génie ». Le « il » est Mário de Sá-Carneiro. Le rapport commence finalement par le poème
intitulé « 7 » :
«Eu não sou eu nem sou o outro
Sou qualquer coisa de intermédio:
Pilar da ponte de tédio.
Que vai de mim para o Outro.»136
Je cite en portugais, à cause du rythme propre de celui qui n’eut que du génie et, surtout, à cause de
l’absence du « Eu » dans le second vers — absence qu’on peut traduire, par exemple, en espagnol
mais qui ne peut qu’être oubliée en anglais ou en français :
« Je ne suis ni je ni l’autre
Je suis quelque chose d'intermédiaire :
Pilier du pont d'ennui
Qui va de moi à l'Autre. »
On peut saisir ici le pouvoir d’être un être qui n’est situé ni dans le « Je » ni dans l’« autre », qui est
entre eux, dans un point d’intervalle : le pilier du pont, non de fer ni de bois, mais d’ennui. Nous
avons tous passé sur les ponts de fer et de bois. Mais qui a passé sur un pont d’ennui ? Qu’est-ce
qu’un pont d’ennui ? Un pont est, génériquement, ce qui relie deux points déterminés dans l’espace.
Il n’y a pas une définition générique d’ennui, on peut seulement penser sur l’indéfinissable qui est
contenu dans le sentiment nommé par le mot ennui. On peut le penser comme l’arrêt et l’oubli des
lois du temps et de l’espace. Donc, l’ennui neutralise l’idée de pont. Et il faut la neutraliser : c’est
un pont qui va du moi à l’autre et ni le moi, ni l’autre sont des points qu’ont peut déterminer dans
l’espace. Peut-être parce que ce n’est pas ni fer ni bois, l’ennui est le seul matériel de construction
d’un pont qui peut lier sans liaison les points entre le je et l’autre : le passage est là, mais à cause de
la construction d’ennui, la traversée ne peut jamais être conclue. Passage « toujours-déjà » traversé
et « toujours-déjà » pour traverser en arrêt-mouvement infini qui rendra aussi infinie l’indéfinition
du je, de l’autre et de l’intervalle entre eux. Le pont d’ennui c’est aussi une interruption d’être un ou
un autre. Donc, le « 7 » est déjà un passage qui va du « Je est un autre » de Rimbaud au Neutre,
qu’on peut saisir en tout son pouvoir dans l’arrêt et le point indéfini qui est le pilier du pont entre Je
et l’Autre. À cause de sa construction, en plus de l’impossibilité de fixer, dans l’espace, les points
« je » et l’« autre », pilier d’un passage où on ne peut pas voir le « je » et l’« autre » comme points
de départ et d’arrivée. Mais « ils », « je » et l’« autre », sont « toujours-déjà » points de passage
sans arrêt, donc points de départ-arrivée permanents.
Sá-Carneiro, dans une lettre à Pessoa137, mentionne un texte à créer par Pessoa pour remplir 15
pages du nº 3 de la Revue Orpheu. Il s’agît de « A Passagem das Horas », qui restera inédit jusqu’à
136
137
Mário de Sá-Carneiro, Poesias, Lisbonne, Ática, 1991, p. 94.
Datée: « Paris, août 1915, Dernier Jour ».
67
la mort de Pessoa138. Aujourd’hui on peut lire « Passagem das Horas »139 où Pessoa réplique le vers
« eu não sou eu nem sou o outro » :
« (Eu próprio fui, não um nem o outro no vício,
Mas o próprio vício-pessoa praticado entre eles,
E dessas são as horas mais arco-de-triunfo da minha vida.) »140
J’ai dit « Pessoa réplique », mais, à bien dire, ce n’est pas lui qui réplique, car c’est Álvaro de
Campos qui écrit sans écrire « Passagem das Horas ». Ou, le contraire : c’est Pessoa qui écrit sans
écrire, car il écrit sous la garde d’un « je » qui n’est pas un personnage ni non plus le simple couvert
d’un pseudonyme. Le texte, sous la garde de l’heteronyme ingénieur naval et poète sensationniste,
va devenir un poème inachevé, jamais écrit et tissé sous la sensation de poème : selon Teresa Rita
Lopes, il a été conçu comme le titre d’un poème à venir ou de quelque chose d’intermédiaire entre
les Odes et les poèmes de Campos141, qui sera écrit sous la sensation du fragmentaire et d’une sorte
de désœuvrement d’un poème ou quelque autre chose de littéraire. Mais, « sans respecter la
discontinuité et même l’autonomie de chaque fragment »142, les éditeurs posthumes ont fait une
espèce de remix et ont construit divers poèmes sous le titre « Passagem das Horas », qui non sans
ironie est un texte toujours en passage et indéfini. Au-delà de la question d’édition, pensons à
l’expression « Passage des Heures ». À l’égard de l’ennui, les heures sont une interruption des lois
du temps et de l’espace. Mais autant l’ennui veut désorganiser, arrêter et oublier, autant le propos
des heures est bien le contraire, c’est-à-dire, organiser, créer et enregistrer des lois pour le temps et
l’espace. Les heures donnent au temps un cercle achevé avec un centre. Cercle et centre toujours en
effacement et en déplacement dans un temps perméable à l’ennui.
Passage… Rappelons la définition immédiate et utilitaire qu’on trouve dans le dictionnaire :
« action ou fait de passer; lieu par où l’on passe ; fragment d’une œuvre littéraire ; accès, allée,
avenue, brèche, canal, chemin, citation, conduit, étape, extrait, morceau, mouvement, transition,
traversée. » Passage : quelque chose qui peut être beaucoup de choses différentes. Et, dans une
écriture où l'œuvre est essentiellement la recherche incessante de l'œuvre, le mot passage, en tant
que symbole de cette recherche, se rend lui-même la construction d'un lieu qui, néanmoins, est
l’absence de lieu, ou de ce que sa définition contient de fixité, arrêt, demeure. Affirmation d'un vide
infiniment mouvant, le Passage de Pessoa efface et redéfinit le sens et le contenu sémantique
attribués génériquement au mot « lieu ». En se mouvant hors de ses prescriptions linguistiques, le
mot lieu se rend chose-mouvement impossible à fixer, tel que le mouvement des « portes ondulées
qui descendent en haut »143. Passage devient un de ces mots qu’on ne peut pas penser au-delà de
l’indéfinissable. Donc, autant que dans « pont d’ennui » où c’était le mot ennui qui neutralisait
l’idée de pont, dans « Passage des Heures » ce sont les heures qui sont neutralisées par le mot et
l’idée de passage, qui se présente comme un lieu lié au neutre. « Entrons dans ce rapport », le neutre
et le passage. Passage qui est déjà lieu-mouvement neutre, trace qui trace et efface, et lieumouvement du Neutre. Neutre qu’on peut penser comme ce qui reste ni l'un, ni l'autre, après le
passage du « je » au « il », qui s'affirme comme transgression et disparition vidées de la « loi du
genre littéraire » et des lois du temps et de l’espace. Transgression qui potentialise le désir de
138
L’espace prévu de ce texte sera occupé, à Orpheu nº 3 (qui restera aussi inédit), par un autre texte attribué à
Pessoa, sous la signature de C. Pacheco : « Para Além do Oceano » (« Au-delà de L’Océan »). Sur cette attribution, v.
Manuela Parreira da Silva, « Pacheco, José Coelho » in Dicionário de Fernando Pessoa e do Modernismo Português
(coord. Fernando Cabral Martins), Lisbonne, Caminho, 2008, pp. 585-586.
139
Pessoa a effacé l’article « A » du titre.
140
Fernando Pessoa, Álvaro de Campos, Poesia (ed. Teresa Rita Lopes), Lisbonne, Assírio & Alvim, 2002, p.
198. « (Moi-même j’ai été, non l’un ou l’autre dans le vice, / Mais le vice-personne lui-même pratiqué entre eux, / Et
telles sont les heures les plus arc-du-triomphe de ma vie.) ». Traducion de Patrick Quillier in Fernando Pessoa, Œuvres
Poétiques, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 2001.
141
Teresa Rita Lopes, « Campos e a Tradição » in Fernando Pessoa, Álvaro de Campos, Poesia, Lisbonne,
Assírio & Alvim, 2002, pp. 617-650.
142
Ibid., p. 623.
143
Fernando Pessoa, Bernardo Soares, Livro do Desassossego (ed. Richard Zenith), Lisbonne, Assírio & Alvim,
2005, p. 113.
68
neutraliser tout ce qu’il y a d’utilitaire et d’immédiat et qui est la redéfinition vidée des lieux de
l'Espace Littéraire, entendu comme lieu de lieux où nuit, temps, douleur, le hasard et la mort se
suspendent et se redéfinissent en ressassement éternel.
Une voix qu’on peut écouter jusqu’« aux confins de l’espace littéraire »144 va remplir cet espace
avec quelques fragments qui circulent publiquement sous le titre « Passagem das Horas », qui est
« l’œuvre unique, celle qui n’est complète que s’il manque quelque chose, manque qui est son
rapport infini avec elle-même, plénitude sur le mode du défaut »145 :
« Donc je reste, je reste… Je suis celui qui toujours veut partir, / Et reste toujours, reste toujours,
reste toujours. / Jusqu’à la mort il reste, même en partant, reste, reste, reste… […] J'apporte, au fond
de mon cœur, / Comme dans un coffre trop rempli impossible à fermer / Tous les lieux où je suis
allé, […] Et tout cela devrait être quelque autre chose ressemblant plus à ce que je pense, / À ce que
je pense ou ressens, et dont je ne sais même pas ce que c’est, ô vie. […] Rends-moi humain, ô nuit,
rends-moi fraternel, rends-moi prévenant. […] Viens, ô nuit, m'effacer, viens et m’étouffer en toi.
[…] Je ne sais pas sentir, ni être humain, ni vivre de concert […] Je ne sais pas me rendre utile
même en sentant, être pratique, être quotidien, clair et net, / Avoir un lieu dans cette vie, et une
destiné parmi les hommes, / Avoir une œuvre, une force, une volonté, un jardin, […] Mon cœur
club, salon, [Mon cœur…] / Pont, barrière, excursion, marche, voyage, vente aux enchères, foire,
fête champêtre, […] Moi, qui ressens plus la douleur supposée de la mer qui vient battre la plage /
Que la douleur réelle des enfants que l’on bat […] Moi, le poète sensationniste, envoyé du Hasard
[…] Ah, ne pas être à l’arrêt ni en mouvement, / N’être pas couché ni debout, / Ni réveillé ni
endormi, / Ni ici ni dans un autre point quelconque. »146
Ni là, ni dans un autre point quelconque d’un passage qui se rapproche du neutre « toujours-déjà »
au lointain. « Et le lointain est le lieu de la communication sans le désir de communiquer »147.
Doctorant de Théorie Littéraire, en thèse sur Pessoa et Blanchot, à l’Université Nova de
Lisbonne. Auteur de Nietzsche, Pessoa, Borges : Por trás das máscaras (in)voluntárias do acaso,
Lisbonne, & etc., 2004 ; OEspaço sem Volta – do spleen de Baudelaire aos passos de Herberto
Helder, Lisbonne, Vendaval, 2008.
[email protected]
144
Maurice Blanchot, « Le Pont de bois », in De Kafka à Kafka, Paris, Gallimard, 1981, p.190.
Ibid..
146
Traduction de Patrick Quillier in Fernando Pessoa, Œuvres Poétiques.
147
Silvina Rodrigues Lopes, « Deslocação e Apagamento em: — Livro do Desassossego de Fernando
Pessoa/Bernardo Soares — Le Pas au-delà de Maurice Blanchot » in Aprendizagem do Incerto, Lisbonne, Litoral,
1990, p. 160. Ce texte a été publié en français sous le titre « Déplacement et effacement dans Livro do Desassossego, de
Fernando Pessoa et Le Pas au-delà, de Maurice Blanchot » in Revue Ariane nº 3, Lisbonne, GUELF, 1984.
145
69
Rêve et écriture fragmentaire148
Thibaut Chaix-Bryan
« Dans son rêve, rien, rien que le désir de rêver »149
Maurice Blanchot s’interroge dans ses écrits théoriques sur les relations entre rêve et écriture
fragmentaire notamment dans un article de L’Amitié150 où Blanchot regroupe sous le titre « Rêver,
écrire » plusieurs commentaires sur l’ouvrage de Michel Leiris Nuits sans nuit et quelques jours
sans jour. Cette réflexion théorique sur le rêve apparaît également dans un chapitre en annexe de
L’Espace littéraire151 intitulé « Le sommeil, la nuit ». Le rêve occupe aussi une place majeure dans
plusieurs fictions de Blanchot et particulièrement dans Aminadab152, Le Très-Haut153, Au moment
voulu154 que nous analyserons plus précisément. Cette importance du rêve, antérieure donc aux
textes complètement fragmentaires de l’écrivain, nous semble étroitement liée à la poétique
fragmentaire de Blanchot. L’expérience du rêve est certes celle de l’expérience de l’écriture mais
d’une écriture par essence fragmentaire comme nous souhaiterions le démontrer dans cet exposé en
prouvant en ce sens que l’écriture de Blanchot, dès l’origine, est toujours déjà fragmentaire. Pour
étudier cette « expérience-limite » et montrer dans quelle mesure les récits et personnages des
fictions blanchotiennes sont dans leur rapport au rêve autant de figurations de l’écriture
fragmentaire, nous procéderons en trois étapes : la première nous amènera à étudier de près
l’indétermination identitaire propre au rêve, ensuite, nous verrons l’enjeu de la situation d’exilé du
rêveur, la dernière étape portera sur la fascination d’absence de lieu et de temps caractéristique au
rêve.
I.Le miroir de Faust
Blanchot utilise la comparaison du « miroir de Faust » pour souligner un des premiers
paradoxes de l’expérience du rêve. Il s’agit de cette expérience que chacun d’entre nous a faite un
jour, cette sensation de reconnaître un individu dans un rêve, de ressentir clairement une présence
tout en s’interrogeant au réveil sur l’identité de cet être. Cette confusion de l’identité se retrouve
dans Aminadab où Thomas est confronté à une sorte de double nommé Dom puisque son nom peut
être l’équivalent diminutif de Thomas, résultant d’un simple jeu de consonnes, sourde et explosive.
Cette confusion identitaire, cette remise en question de la ressemblance sur laquelle Blanchot finit
son article de L’Espace littéraire, est accentuée dans Aminadab car Dom ne représente pas la
simple réflexion de l’image de Thomas. Il est lui-même porteur de son propre double car il a les
traces d’un autre visage, dessiné par un tatoueur. On assiste à un questionnement continu sur
l’identité conduisant à une dépersonnalisation, impersonnalisation ou en d’autres termes
fragmentation de l’identité. Le rêve donne la possibilité d’être autre, sans nom, anonyme, de porter
en soi les traces d’un autre visage : « […] rêver, c’est accepter cette invitation à exister presque
anonymement »155. L’écriture fragmentaire est écriture de cette parole anonyme et le rêve est en ce
sens l'expérience-limite de dépersonnalisation. Blanchot exprime cette expérience d’une
présence/absence en soulignant cette impression troublante d’être étranger dans le rêve : « Le fait
que nous sommes en situation d’étrangers dans le rêve, voilà ce qui d’abord le rend étrange et
148
Ce travail est une première ébauche d’un développement plus important prévu dans le cadre de ma thèse sur
« Kafka, Celan et l’écriture fragmentaire chez Maurice Blanchot ».
149
L’Ecriture du désastre, Gallimard, 1980, p. 75.
150
L’Amitié, Gallimard, 1971, p. 162-171.
151
L’Espace littéraire, Gallimard, 1955, p. 356-362.
152
Aminadab, Gallimard, 1942.
153
Le Très-Haut, Gallimard, 1948.
154
Au moment voulu, Gallimard, 1951.
155
in « Rêver, écrire », p. 169
70
étrangers, nous le sommes, parce que le moi du rêveur n’a pas le sens d’un vrai moi »156. La
confusion identitaire amenant à cette disparition du « je» propre au rêve est donc la même
expérience que l’anonymat de l’écriture fragmentaire. « Etre étranger dans le rêve » suggère
également que rêve et écriture fragmentaire sont liés à un certain exil.
II.L’exil
« Etranger dans un rêve » : les personnages des fictions font autant physiquement que
psychiquement l’expérience de cette aliénation, de cette errance ou déambulation à travers des
espaces souvent labyrinthiques comme Thomas dans Aminadab ou le narrateur d’Au moment voulu.
Cette perte de racines est clairement évoquée par Blanchot à la fin de « Rêver, écrire » sur la
capacité du rêve à nous faire « parler en une parole inconnue, diverse, multiple, obscure en sa
transparence »157. A travers ses personnages, Blanchot nous montre l’importance qu’il donne à un
« langage tout autre », de la pluralité et de l’interruption, interruption présente même dans certains
motifs des récits de Blanchot comme le plan d’Animadab. Cette interruption, discontinuité est
largement développée par Blanchot à propos de l’écriture fragmentaire dans plusieurs fragments du
Pas au-delà et de L’Ecriture du désastre mais ce motif du plan montre surtout qu’un texte en
apparence organisé, cohérent et continu peut cacher une œuvre profondément fragmentaire, en
germe dans les récits et romans de Blanchot. Cet exil fait des personnages de Blanchot des figures
errantes dans des espaces complètement indéterminés et dans une sorte de « fascination d’absence
de temps » rendant impossible tout rapport entre mémoire et oubli.
III. Hétérotopies et « temps de l’absence de temps »
Les personnages des fictions de Blanchot sont confrontés à une errance dans une sorte
d’uchronie et d’utopie ou plus précisément d’hétérotopie pour reprendre la notion développée par
Michel Foucault. Dans Aminadab, on assiste à une forte instabilité des repères spatiaux et temporels
car il devient difficile de savoir à quel moment de la journée ou de la nuit nous nous trouvons,
comme si le temps s’était arrêté ou plutôt comme s'il n’y avait pas de temps. L’espace ne se définit
ni dans le préalablement, ni dans l’après coup, on pourrait le qualifier d’espace neutre et
d’hétérotopie car, comme l’explique Foucault dans Dits et écrits158, ce sont des lieux qui « ont la
curieuse propriété d’être en rapport avec tous les autres emplacements mais sur un mode tel qu’ils
suspendent, neutralisent ou inversent l’ensemble des rapports qui se trouvent par eux désignés,
reflétés ou réfléchis » .Cette absence de lieu est doublée d’une absence de temps particulièrement
observable dans Au moment voulu. Cette conception du temps propre à l’écriture fragmentaire est
clairement mentionnée par Blanchot dans son article « Rêver, écrire ».Ce temps est un présent sans
présence, un passé plus présent que le présent lui-même, un futur mais alors sans avenir,
appartenant déjà au passé empêchant ainsi toute mémoire ou condamné à l’oubli exactement
comme ses rêves dont il est bien souvent difficile de se remémorer ou sinon dans une confusion
identique à celle à laquelle les personnages des récits de Blanchot sont confrontés. L’écriture
fragmentaire, tout comme le rêve, est donc cet espace de l’interruption, un espace où coïncide ainsi
oubli et mémoire, cette « oublieuse mémoire » comme Blanchot le dit lui-même sur le rêve :
[….] Dans la promptitude avec la quel ils [les rêves] s’effacent, ne laissant qu’une trace de lumière, est
peut-être cachée la seule vérité qu’ils voudraient nous faire entendre : comme si en eux le souvenir et
l’oubli enfin coïncidaient.159
156
157
158
159
« Rêver, écrire », p. 166.
« Rêver, écrire », p ; 171.
M. Foucault : »Folie, littérature et société » in Dits, écrits, tome 2, p. 124.
« Rêver, écrire » in L’Amitié, p. 168.
71
Agrégé d’allemand, titulaire d’un master d’études interculturelles franco-allemandes, doctorant
en littérature comparée à Paris III (Sorbonne Nouvelle), il s’intéresse aux transferts culturels francoallemands et travaille pour son doctorat sur l’écriture fragmentaire chez Kafka, Celan et Blanchot
(sous la direction de Stéphane Michaud). Auteur de plusieurs recensions d’ouvrages, traducteur de
poèmes de Theodor Kramer dans différentes revues, participation à différents colloques :
récemment en octobre 2008 sur les arts et la mémoire à la Sorbonne nouvelle (publication prévue
d’une communication sur la filiation de Celan et Blanchot) et en février 2009 à Boston pour le 40ème
anniversaire de la NeMLA (Northeast Mondern Language Association) sur la Shoah et la littérature
contemporaine européenne.
[email protected]
72
Le rire, le sourire, le trait d’esprit du récit
Ayelet Lilti
Dans le Cours préparatoire d’esthétique160, Jean Paul Richter définit le trait d’esprit, « Witz »
en allemand, comme créateur de ressemblances qui met en rapport deux représentations, rapport
duquel naît une troisième qui est « le rejeton miraculeux de notre moi-créateur, fruit d’autant de
liberté […] que de nécessité, car sans cela le créateur aurait vu sa créature avant de la faire, ou, ce
qui revient ici au même, avant de la voir. »161
Le Witz, ce gai savoir, est aussi celui qui pousse Freud à chercher le rapport entre le rêve et la
blague dans Le mot d’esprit et sa relation à l’inconscient (Der Witz und seine Beziehung zum
Unbewussten ), publié en 1905162. Le Witz est esprit-créateur à la fois poétique et comique. C’est
cet esprit-là que j’essayerai de reconnaître à travers quelques extraits de Celui qui ne
m’accompagnait pas. Scènes sur lesquelles la ressemblance apparaît et à son tour fait apparaître le
rire et le sourire. Pour l’instant, et dans le contexte de ce récit, je propose de considérer le comique
simplement comme « le manque de sérieux » ; c’est cela qui est exigé du narrateur par le
compagnon, au début du récit :
« Que nous nous entendions, j’en avais beaucoup de preuves, mais celle-ci surtout me fit réfléchir :
lorsque je cessais d’être seul, la solitude devenait intense, infinie. Cette vérité n’avait rien d’étrange, elle
rendait seulement prodigieusement vrai l’endroit où je demeurais et que je découvrais en tous points
semblable à lui-même, à la description qui se faisait de lui à ce même endroit ou parfois ailleurs – de lui, de
tout ce qui s’y passait et s’y affirmait. Cette ressemblance était prodigieuse, elle n’avait pas le tranchant,
l’autorité de l’évidence, elle était plutôt un prodige, elle semblait gratuite, non justifiée, incontestable, mais
non pas sûre, d’une réalité plus intérieure et cependant toute en apparence, toute rassemblée dans la
splendeur visible, et aller et venir là était un ravissement auquel je pouvais d’autant moins me soustraire que
j’avais le bonheur de voir les choses dans la gaieté de leur solitude qui ne tenait pas compte de ma présence,
qui jouait avec mon absence et, il est vrai, le mot entente avait aussi l’allégresse d’un jeu sur lequel nous
nous entendions. La solitude était, je le crois, le mieux exprimée par cette gaieté : un léger rire de l’espace,
un fond d’extraordinaire enjouement qui supprimait toute réserve, toute alternative et qui résonnait comme le
163
vide de l’écho, le renoncement au mystère, l’ultime insignifiance de la légèreté. »
Le narrateur décrit une vision extatique qui s’intensifie et se transforme graduellement, pas à pas.
Un moment de solitude essentielle. Solitude qui, lorsque le narrateur essaie d’en saisir l’essence, ne
se disperse dans l’absolu que pour faire apparaître sa propre essence. Cette apparition n’est pas la
preuve de sa solitude, ce qui serait d’ordre réel ; mais, magique, détachée de lui, libre et gaie, la
solitude s’affirme dans l’espace tout entier. Cette apparition de la solitude est la ressemblance qui
lui dévoile, comme pour la première fois, l’espace dans lequel il écrivait, il vivait, elle lui donne un
point d’ancrage dans ce désert d’errance, une chambre, comme celle de Thomas, dans laquelle,
aussi, il vit, lit et écrit. Devenue prodige, la ressemblance témoigne pour lui de l’unité perdue de la
parole écrite et de son objet. A la manière d’un satyre dithyrambique, dionysien, ensorcelé,
spectateur et acteur à la fois, la ressemblance permet au narrateur, dans cet oubli, de voir, de se
souvenir. Mais entend-il ce rire léger de tout l’espace ? Et qui rit ? Il avoue qu’il ne se serait pas
aperçu de ce spectacle si le compagnon ne lui avait pas posé la question : « Pourquoi riez-vous ? »
question à laquelle il répond : « car je ne suis pas seul. »164
160
Jean Paul (Frédéric Richter), Cours préparatoire d’esthétique, traduction et annotation d’Anne-Marie Lang et
Jean-Luc Nancy, Editions l’Age d’Homme, Lausanne, 1979
161
Ibid., p. 170
162
Sigmund Freud, Le mot d’esprit et sa relation à l’inconscient, Editions Gallimard, coll. « folio /essais », 1992
163
Maurice Blanchot, Celui qui ne m’accompagnait pas, Editions Gallimard, coll. « L’imaginaire », 1953, p. 8283
164
Ibid., p. 83
73
La ressemblance est un instant rare de vérité. Elle permet au narrateur de s’entendre, peut-être
de s’entendre dire « entente », et de voir dans ce mot qu’il écrivait et qu’il lisait et qui maintenant
prend des dimensions incommensurables, des réminiscences de lui-même, libre et joyeux. Elle lui
permet de rire, de s’abîmer dans ce rire, et de la profondeur du vide, d’entendre la voix lointaine de
l’écho.
Plus loin dans le récit, le narrateur rencontre de nouveau ce rire de l’insignifiant, rire qui, comme
une risée, le distrait, l’empêche d’être sérieux, d’achever son œuvre.
Vers la fin du récit, le compagnon demande au narrateur de se décrire : « Ne pourriez-vous me
décrire comment vous êtes ? »165 Le narrateur lui offre une image mais craint que son compagnon,
avide de faits, n’en prenne possession et ne l’entraîne hors de sa portée. Il essaie de l’attirer vers lui
en lui proposant un trait qui lui parait essentiel :
« Vous savez, il y a un sourire sur cette figure. » Cela lui plut aussitôt extraordinairement ; il demanda
fébrilement : « Où cela ? Dans les yeux ? – Dans les yeux aussi, je pense. – Même quand vous dormez ? » Je
réfléchis : oui, même quand je dormais. »166
Face à cette agitation du compagnon, à ses questions pénétrantes, le narrateur, pris de doute, se
rend compte de son insomnie et s’enfonce davantage dans l’oubli ou peut-être encore plus dans le
rêve. Et au sein de cette songerie il dit :
« […] je m’aperçus que mes yeux étaient ouverts sur quelque chose que je ne saisis pas d’abord, un
point, non pas un point, mais un épanouissement, un sourire de l’espace tout entier […] où je reconnus alors
ce que j’avais précisément désiré lui décrire, un sourire libre, sans entrave, sans visage […] »167
C’est ce trait du visage que le narrateur s’efforçait de décrire jusque-là. Un trait libre, détaché, qui
donnait au visage absent une semblance, il l’illumine. Ce n’est pas le même visage que « des gens »
voyaient autrefois. C’en est un autre. Le sourire donne au narrateur l’espoir de saisir la figure, de
l’avoir saisie, la joie de la retrouvaille. Mais à ce moment unique, le sourire se déforme, se
transforme en une convulsion de l’espace, une contorsion, un rictus. Il se perd dans la ressemblance
toujours plus débordante et elle à travers lui, s’égare et ne devient qu’une fissure infime.
Il se peut que le sourire, ce trait ineffable, dans Celui qui ne m’accompagnait pas, soit la vérité du
Witz blanchotien. Il se peut aussi que ce sourire, comme celui du Dernier Homme, ne soit que sa
manière de regarder168.
Doctorante à Paris 7 sous la direction d’Evelyne Grossman, Ayelet Lilti poursuit sa recherche
sur les théories de ressemblances et celles de l’humour, essentiellement à travers Maurice Blanchot
et Franz Kafka. Elle a publié un article intitulé L’image du mort-vivant chez Blanchot et Kafka,
dans la revue Europe, août-septembre, 2007.
[email protected]
165
Ibid., p. 163
Ibid., p. 165
167
Ibid., p. 167
168
Echange entre la femme et le narrateur dans Le Dernier Homme: « son sourire est merveilleux. » - « Il
sourit ? » Oui, il souriait, mais il fallait être très près de lui pour s’en apercevoir, « un sourire léger, qui ne s’adresse
sûrement pas à moi : c’est peut-être sa manière de regarder. » ; Maurice Blanchot, Gallimard, coll. « L’imaginaire »,
1957, p. 72.
166
74
Je pense, donc je ne suis pas dans l’endroit du temps !
(à propos de deux niveaux d’inversions temporelles chez Blanchot)
Paul-Emmanuel Odin
La recherche théorique sur l’inversion temporelle comme figure du défilement
cinématographique est quasi inexistante ; à part les longs et magnifiques textes de Jean Epstein.
D’où le sujet de ma thèse que j’ai élargi ainsi avec ce titre provisoire : « L’ENVERS DU TEMPS (
à propos de l’inversion de la marche du temps, de ses effets, de ses implications, de ses
conséquences remarquables, artistiques, pratiques, théoriques ou philosophiques, du mythe du
Politique de Platon au cinéma selon Jean Epstein en passant par les Pink Floyd, Bach, Godard, et
quelques autres) ». Les textes de Blanchot sont doublement riches pour notre sujet en ce qu’ils
s’ajoutent à notre corpus tout en fournissant une nouvelle grille analytique. Nous ne faisons ici
qu’esquisser les lignes de recherche.
Des régressions temporelles dans Thomas L’obscur
Il a été souvent remarqué que Thomas l’Obscur est bouleversé par des mouvements
contradictoires du temps (par exemple, Evelyne Grossman, in Europe n° 940-941). Il s’agit pour
moi de montrer comment les régressions temporelles travaillent ce récit d’une façon spécifiquement
référencée à Platon, et de dégager sinon leur sens, du moins leurs fonctions.
Le chapitre XIV est celui qui vient après la mort d’Anne. «La montre qu’on lui avait laissée au
poignet se remontait sur cette morte par un mécanisme plus sûr que sur une vivante» (p. 292). Il
affleure au-dessus ou en-deçà du sens littéral un sens figuré: c’est que la montre déjà semble
s’autonomiser, et plus que d’un simple regain du ressort de la montre, c’est aussi d’un temps qui
remonte qu’il peut s’agir. Et puisqu’une étrangeté s’invagine ainsi au creux de l’événement de la
mort, c’est le sens de la mort elle-même qui se dédouble dans son annulation pure et simple. «La
mort brilla perfidement comme la mort de la mort» (p. 293). N’est-ce pas le signe d’un
renversement du temps ? La mort, n’est-elle pas, comme le temps d’ailleurs, le seul «indice
anthropométrique» (p. 295)? Il faut dire ici que la représentation téléologique du temps est sans
cesse défaite, et qu’elle constitue à proprement parler non pas une analepse narrative mais un
renversement du temps de la diégèse qui n’atteint jamais le temps du récit. Et, dans cette
superposition, le rajeunissement figural inouï frappe parce qu’il participe d’un terrible ordre
régressif (ou récessif, l’inverse du progrès). C’est là qu’il semble que Blanchot fait une allusion très
précise au mythe du Politique de Platon, dans ces quelques lignes:
« Puis à la longue les vivants s’assimilaient complètement les disparus. Penser les morts en se
pensant devenait la formule de l’apaisement. On les voyait rentrer triomphalement dans l’existence.
Les cimetières se vidaient. L’absence sépulcrale redevenait invisible. Les étranges contradictions
s’évanouissaient. C’est dans un monde harmonieux que chacun continuait de vivre immortel
jusqu’à la fin. » (p. 300)
L’image de ces cimetières qui se vident, la référence à un monde harmonieux, font planer presque
une certitude sur l’allusion au mythe platonicien (chez Platon, le temps inversé, c’est l’idéal : c’est à
la fois le paradis originel à venir dans la Bible, et le savoir absolu à venir dans La phénoménologie
de l’Esprit). Et d’ailleurs, je me contente de constater que Platon est le premier auteur cité, deux
pages après, quand il est question de la mort comme de « l’accident qui change Platon en la
suprême banalité ». Mais entre les deux, comment ne pas être frappé par le fait que Thomas trouve
sa « preuve dans ce mouvement vers l’inexistant », et qu’aussitôt après :
« Je fis un suprême effort, grenouille voulant devenir non pas bœuf mais têtard, pour me tenir en
deçà de moi-même, le plus près possible du lieu des germes. Or au lieu d’en arriver, homme fait,
adolescent, protoplasme, à l’état de possible, je m’acheminai vers quelque chose d’accompli. Je
trouvais dans ce creux non pas la matrice ironique de l’écho, mais la pleine, la complète musique. »
75
(p. 302)
Aussi, bien que le processus rétrograde soit littéralement donné comme antinomique avec
l’accomplissement, comme un processus qui débouche sur un possible seulement, il se trouve bel et
bien lié au surgissement d’une musique complète et pleine. Lorsque Thomas plus loin conduit le
troupeau des constellations, ou « la marée des hommes-étoiles vers la première nuit », n’y a-t-il pas
très littéralement encore un rebroussement du temps? Mais cela ne va pas sans une impression
certaine de contrariété:
« Nul ne pouvait concevoir ce qu’ils étaient devenus et ils allaient sous une forme qui était la
négation de toute forme et contre laquelle la pensée se heurtait avec irritation. » (p. 321)
Ces citations suggèrent que le temps est parfois « négatif » (selon l’expression de J. Epstein), et non
plus positif. Cette négation se reflète ici au niveau figural ou diégétique, le temps historique
s’oppose au temps narratif sous sa forme la plus contradictoirement insidieuse, en le pervertissant
faussement de l’intérieur. L’un des événements majeurs du récit ou de l’écriture blanchotienne me
paraît résider dans ce court-circuit (là où, dans les romans de science-fiction, le dispositif narratif
récupère à son compte le temps inversé, en le justifiant scientifiquement, par exemple dans À
Rebrousse-temps, de Philippe K. Dick).
Du retour de la pensée comme retrait dans la rétroaction ou l’exigence du temps
irréductiblement inversé
Il y a un autre aspect de l’inversion temporelle qui concerne le temps de la pensée en tant
qu’elle est un tour, un détour et un retour (on pourrait préciser cela avec Hegel et Heidegger, Lacan
et Juranville). Nous partirons d’une analyse de L’Entretien infini par Fries, pour pousser ce qu’il dit
du « détour du détour » vers un retour plus radical :
« Du côté de la dialectique, tour connote le subterfuge (tour de passe-passe, mauvais tour…), et le détour
désigne un mouvement de fuite, ou bien une négligence ostentatoire. Du côté de la pensée non-dialectique, le
tour devient retour, à la fois annulation et répétition du tour: effaçant et redoublant le tour dialectique, la
pensée non-dialectique se tient entre la dialectique et l’anti-dialectique, le détour se redouble en détour du
détour et se désunit en dé-tour: le dé-tour inscrit la nature du tour, le détour du détour inscrit la rature du
détour… » Philippe Fries, La théorie fictive de Maurice Blanchot, L’Harmattan, 1999, p.93
Et nous relevons aussi quelques fragments de L’Ecriture du désastre, où Blanchot affirme
brutalement : « Retirement et non pas développement », et « Le désastre : contretemps » (p.27).
L’exigence du fragmentaire nous paraît ainsi l’autre nom d’une exigence de la pensée comme
renversement du temps. Et concernant le désastre (p.30), il écrit : « le temps a radicalement changé
de sens » (p. 30), même si, plus loin, il parle d’un « temps sans présent où futur et passé sont voués
à l’indifférence » (p. 40).
Il nous semble que l’insistance que met Blanchot sur le retrait est si forte (dans le « se donner se
retirer » qu’il reprend plusieurs fois) qu’elle nous permet d’évoquer un envers du temps plus
profond, en deçà du temps réversible, par exemple lorsqu’il évoque un retour irréductible : il parle
de ce qui « nous oblige à nous dégager du temps comme irréversible sans que le Retour en assure la
réversibilité » (p. 125). Avec Blanchot nous croyons ainsi percer une inversion temporelle « plus
désœuvrante qu’une machine à remonter le temps » (Julien Gracq).
Paul-Emmanuel Odin est en doctorat à l’Université de Paris III sous la direction de Philippe
Dubois à l’IRCAV (Institut de Recherches Cinématographiques et Audiovisuelles). Il a publié
L’absence de livre (Gary Hill et Maurice Blanchot, écriture, vidéo), éd. la compagnie, et divers
articles en France et à l’étranger. Il est aussi artiste, et enseignant de culture générale à l’École d’art
d’Aix-en-Provence.
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76
LA TUNIQUE D’ANNE
THOMAS L’OBSCUR : PREMIERE VERSION, 1941 ET NOUVELLE VERSION, 1950
Jérémie Majorel
Après s’être baigné dans la mer (chapitre premier), puis être descendu dans une cave au
milieu d’un bois (chapitre deuxième), Thomas revient à son hôtel pour dîner (chapitre troisième).
Parmi les nombreux clients déjà attablés dans la salle, son attention est soudain requise en un point
précis : « [Il] regarda avec une force qui allait bien au-delà de ce qu’il voyait une jeune fille dont la
tunique brillait comme si le soleil l’avait touchée. »169 Mais la jeune fille dédaigne son regard et
quitte la salle : « C’était la lumière baignant son visage, le reflet éclairant sa tunique qui tout à
l’heure avait rendu sa présence si réconfortante, et maintenant cet éclat s’évanouissait. »170 Cette
fascination de Thomas pour une tunique évanescente, nous en tirerons ici toutes les conséquences.
La lecture à laquelle Thomas s’adonne dans sa chambre fait l’objet du chapitre quatrième. La
transition avec le chapitre suivant ouvre un espace et un temps si différents qu’il est impossible de
faire quelque lien que ce soit avec l’ensemble de ce qui a précédé : un homme, défini par rien
d’autre que son anonymat, entre dans l’auberge d’un village et est accueilli par l’hôtelier. On ne sait
si il s’agit toujours de Thomas, de même que la jeune fille de l’hôtel à la tunique brillante on ne
savait si c’était déjà Anne. L’hôtelier demande à une « jeune fille »171 de s’occuper du nouveau
venu. Elle emmène l’étranger avec elle. L’hôtelier est ensuite surpris par une autre apparition :
« C’était une jeune fille habitant l’auberge, du nom d’Anne. »172 Voici la première manifestation
nominale du personnage d’Anne. Elle arrive donc au bout de cinq chapitres. Anne s’engage dans un
couloir, monte un escalier et ressent un profond malaise dû au « bruit lourd, élémentaire, d’une
horloge »173. Parvenue en haut, elle rencontre la servante qui s’était occupée de l’étranger. La
servante a l’impression d’avoir perdu l’étranger derrière la cloison de sa chambre. Elle assiste à une
véritable métamorphose de cette cloison qui se met à se distendre comme une seconde peau que
l’étranger sécrèterait. Au chapitre suivant, l’aubergiste sort se promener dans les champs voisins et
s’étend sur l’herbe. Anne est à côté de lui. Il ne sera plus jamais question de l’hôtelier, de la
servante, de l’étranger ni de l’auberge dans toute la suite du roman. Anne, réveillée par un chien,
aperçoit un homme venant à sa rencontre. C’est la fin du chapitre. Le chapitre septième révèle qu’il
s’agit de la réapparition de Thomas. C’est donc seulement Anne qui a le privilège de connaître des
mondes narratifs hétérogènes et qui assure la fragile unité du roman, ce qui sera renforcé dans la
nouvelle version.
Thomas regarde Anne mais rencontre un point de résistance qu’il localise très précisément : « Ce
qui le repoussait c’était ce calme qui la dérobait à lui, tunique sans couture qu’il ne pouvait ouvrir
qu’en la déchirant. »174 La jeune fille de l’hôtel dont la tunique brillante avait accroché le regard de
Thomas, c’était donc Anne. On le sait seulement au bout du septième chapitre. Il aura fallu une
écoute flottante, attentive à la dérive du détail, évitant la confusion précipitée de figures distinctes.
La tunique est donc une particularité essentielle au personnage d’Anne, plus que son prénom même.
L’expérience de lecture qui s’était ouverte avec la jeune fille de l’hôtel se referme donc ici et elle
est propre à la première version du roman. La nouvelle version est un autre livre : dans le passage
169
170
171
172
173
174
Maurice Blanchot, Thomas l’obscur première version, 1941, Gallimard, 2005, p. 37.
Maurice Blanchot, ibid., p. 39.
Maurice Blanchot, ibid., p. 50.
Maurice Blanchot, ibid., p. 51.
Maurice Blanchot, ibid., p. 52.
Maurice Blanchot, ibid., p. 66.
77
où la jeune fille de l’hôtel apparaît à Thomas, une simple « robe » supplée la tunique et,
simultanément, le prénom d’« Anne » sort en italique de la bouche d’un des clients…175
Revenons donc à la première version et au chapitre septième : « Ce qui le repoussait c’était ce
calme qui la dérobait à lui, tunique sans couture qu’il ne pouvait ouvrir qu’en la déchirant. » Un
trajet de lecture vient de se clore mais nous voudrions en faire éclore un autre : le fantasme, jusque
dans le signifiant « dérobait » (enlever la robe), d’une virginité violée, d’un hymen déchiré. C’est le
deuxième sens de « tunique », relevé par tous les dictionnaires : membrane formant enveloppe ou
tissu de protection (d’où « tunique de l’œil », « tunique d’un bulbe » mais également « tunique
vaginale »). La tunique participe donc aussi de la logique de l’hymen telle que Derrida l’a déployée
chez Mallarmé dans « La double séance »176. Au chapitre huitième, Thomas touche les genoux
d’Anne avec sa main et part. Ce premier contact la bouleverse. Sous l’influence dépersonnalisante
de Thomas, Anne se met à changer radicalement. Parmi les diverses étapes de ce changement, une
d’elles retient plus particulièrement notre attention : « D’elle tomberaient les derniers contes, Peau
d’Âne, dernière tunique de jeune fille. »177 La « dernière tunique de jeune fille », c’est bien plus
encore que l’hymen ici : c’était littéralement la peau d’Anne. La tunique, c’est ce qui d’Anne était
unique. Anne y laisse sa peau. Nous assistons déjà à l’agonie d’Anne qui aura lieu vers la fin du
roman. Tous les symptômes relatifs à une défaillance du « moi-peau », tels que Didier Anzieu les a
analysés178, sont éprouvés par Anne avec une précision telle qu’elle semble parfois anticiper sur la
clinique : « Elle se sentait prise par le regard, par la main, collée par la peau au-dedans lugubre des
choses »179, « Elle n’était à l’intérieur et à l’extérieur que plaies cherchant à se cicatriser, que chair
en voie de greffe »180, elle devient « la poreuse Anne »181... Au chapitre dixième, dans sa chambre,
« immobile contre la cloison », « elle digérait le corps qu’elle embrassait. »182 On a déjà rencontré
une telle expérience à la fin du chapitre cinquième, mais la servante et l’étranger en étaient l’objet.
Là encore, cette métamorphose d’une cloison en membrane s’appuie sur les ressources de la langue,
comme lorsqu’on parle, par exemple, de « cloison nasale ». La tunique et la cloison participent donc
d’une « hyménographie » (Derrida) commune.
Toute la suite du roman peut être considérée comme l’exposition des différentes tentatives
manquées d’Anne pour retrouver une peau, réintroduire un tiers dans le corps à corps écorchant
avec les choses, mais aussi et surtout avec Thomas. Anne craint « une rupture dont elle n’avait pas
plus idée qu’elle ne savait quelque chose de sa prétendue union avec Thomas »183. Comment établir
un rapport avec l’être aimé dont le modèle ne soit ni l’union ni la séparation ? Comment vivre
jusqu’au bout de l’hymen (au double sens de mariage et de membrane séparatrice) ? Cette question
vaut aussi pour le deuil, l’avant-dernier chapitre et la nouvelle version en témoigne assez. Comment
faire le deuil d’un proche sans le trahir en l’oubliant ni être dévoré par le souvenir de sa mort ? Le
roman cherche à donner corps au personnage qui en soit capable. Si la tunique disparaît, la nécessité
de sa fonction n’en est donc que plus accrue. La tunique la plus élaborée que va susciter Anne, c’est
Irène. Mais Irène retrouve la situation intenable d’Anne à un degré d’intensité accru et finit par se
suicider. Cet échec ne pouvait qu’en engendrer un ultime : Anne agonise en se laissant mourir
volontairement elle aussi.
Il faudra attendre les récits d’Eze (Au moment voulu, L’Arrêt de mort, Celui qui ne
m’accompagnait pas) pour que l’hymen soit tenu jusqu’au bout par des figures féminines
souveraines. Ils partiront de la fin de Thomas l’obscur : Irène et Anne mortes. Autrement dit, les
175
176
177
178
179
180
181
182
183
Maurice Blanchot, Thomas l’obscur, nouvelle version, Gallimard, 1950, p. 22-24.
Jacques Derrida, « La double séance », in La Dissémination, Seuil, 1972.
Maurice Blanchot, ibid., p. 85.
Didier Anzieu, Le Moi-peau, Bordas, 1985
Maurice Blanchot, Thomas l’obscur. Première version, 1941, op. cit., p. 153.
Maurice Blanchot, ibid., p. 91.
Maurice Blanchot, ibid., p. 164.
Maurice Blanchot, ibid., p. 138.
Maurice Blanchot, ibid., p. 166.
78
femmes seront des spectres, des revenantes, des hallucinations, des ressuscitées, des survivantes. Et
la tunique qui manifestera la splendeur de leur apparaître, ce sera les grandes baies vitrées d’un
appartement habité par la lumière d’été et la solitude de l’écriture.
Agrégé de lettres modernes, AMN à l’université Paris 7-Denis Diderot, en deuxième année
de thèse sur Maurice Blanchot sous la direction de Christophe Bident. Il travaille au dépassement de
l’opposition entre herméneutique et déconstruction, tant au niveau critique que narratif, à l’œuvre
chez Maurice Blanchot. Membre du comité de direction du site Espace Maurice Blanchot
(www.blanchot.fr). Membre du comité de lecture de la revue Tracés. Dernières publications :
« Maurice Blanchot et l’herméneutique : une rencontre accidentelle », in Tracés, n° 4,
« L’interprétation », ENS éditions, automne 2003, p. 43-52 ; « Starobinski et Derrida, “critiques” de
Blanchot ? », in Tracés, n° 13, « Où en est la critique ? », ENS éditions, deuxième semestre 2007, p.
143-163 ; « Le chiasme critique de Blanchot : ambiguïté herméneutique et virtualité
déconstructrice », in Blanchot dans son siècle, Actes du colloque de Cerisy, Christophe Bident
(sous la direction de), Parangon, 2009.
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Modification et modulation de la voix dans les récits de Blanchot
Laura Marin
Le point de départ de mon questionnement a été un étonnement : celui du lecteur qui, prêtant
l’oreille à l’univers sonore des récits de Blanchot, se trouve confronté à l’ « accord discordant »
(Jean-Luc Nancy) d’une voix abstraite des qualités sonores, détimbrée, sourde, taciturne qui habite
d’une manière fantomatique l’espace des récits.
Entre les « bruits inouïs » (Adrien Gür), insensés, illocalisables, et le parler silencieux, les bords de
cette voix qui se pose dans le texte d’abord comme écho d’une voix de chair se désarticulent et se
convertissent en un « bruissement de la langue ».
De L’Arrêt de mort à L’Attente l’oubli, une voix « basse »184, blanche, faible, affaiblie, voilée,
sourde, murmurante, chuchotante, en train de s’éteindre, pas moins étrange et inquiétante,
« silanxieuse », aurait dit Ghérasim Luca, se fait entendre dans chacun de ces récits. Et cette voix
« basse », qui est toujours la voix d’un autre que celui qui prend en charge l’acte de raconter, voix
autre et voix altérée, qui tire sa force du retentissement de l’altérité même, m’a déterminé de parler
ici de modification de la voix.
Pourtant, cette voix basse, grave, de poitrine qui descend chercher ses résonances au plus profond
du corps, ne disparaît pas réellement, elle se retranche derrière la garantie de l’écrit, comme ultime
résistance à l’extinction. Elle ne s’éteint pas définitivement, mais se maintient comme toujours
évanescente.
Puisque c’est la voix que les récits confient, comme il est dit à plusieurs reprises dans L’Attente
l’oubli, il convient de chercher les composantes de cette voix introuvable, les modes de sa
résistance à l’évanouissement ultime. Tenter de cerner les contours immatériels de la matière-voix,
le « grain » (Barthes) de cette voix. Et cela, peut-être moins dans la part visible du texte que dans
les sourdines de la phrase, dans ce qui se rend audible dans le phrasé de la phrase écrite, le
bourdonnement de fond qui se fait entendre dans la lecture silencieuse. Sorte de tremblement,
d’incertitude, de vacillation, de vertige tels que – voici mon hypothèse – inspire la phrase sifflante
chez Blanchot. Capter donc dans la phrase de Blanchot, le flux des sifflantes qui accompagne la
parole.
Il y a dans ces récits deux voix basses entre lesquelles il faut dissocier pour mieux les associer. Une
qui relève de la régie narrative, l’autre de la scénographie du texte.
La première se présente plutôt comme effet d’une écoute, et moins comme qualité des voix qui
parlent dans les récits. Effet de lointain du corps, du souffle, mais qui n’inscrit pas l’histoire, les
événements, car le « je » narrateur, même avec son oreille « aux aguets », comme Claudia dans Au
moment voulu, n’arrive pas à se situer ni à situer ce qu’il entend : des voix qui viennent d’un passé
184
Pour citer quelques exemples, voir L’Arrêt de mort, (Gallimard, Paris, 1948) coll. « L’imaginaire », 1977, p.
51. Au moment voulu (Gallimard, Paris, 1951), coll. « L’imaginaire », 1993, p. 68. Celui qui ne m’accompagnait pas
(Gallimard, Paris, 1953) coll. « L’imaginaire », 1993, pp. 34, 161. Le Dernier Homme (Gallimard, Paris, 1957), coll.
« L’imaginaire », 1992, p. 8. L’Attente l’oubli (Gallimard, Paris, 1962), coll. « L’imaginaire », 2000, pp. 11, 72, 117,
119.
80
éloigné se mêlent à la voix d’un présent incertain, et dans ce brouillage il est impossible de
discerner. Plus l’écoute s’intensifie plus la voix basse que le narrateur entend venir d’ailleurs
s’affaiblit et se déforme sous la pression d’une volonté d’identification. Au grave de la voix
correspond la gravité de l’élocution, grave et gravité étant ici le poids des mots, la pesanteur de
cette tache d’encre et de cette « tâche » d’écrire dont se chargent le plus souvent les narrateurs
blanchotiens.
L’autre voix basse, celle qui relève de la scénographie du texte, s’indique comme voix sous la voix,
une voix qui traverse silanxieusement le texte, sans se confondre avec celui-ci, et se fait rencontre
entre un univers particulier et une volonté de mise en forme artistique. Détachée du corps, elle
atteint une flexibilité inimaginable. Et seule l’écriture permet cette flexibilité. Sorte de voix en
puissance, virtualité de voix, que Mallarmé reconnaît dans le souffle, « l’air ou le chant sous le
texte », et Blanchot dans la « voix narrative ». Tonalité avant toute émission différentielle, ni chant
ni parole, ni vive voix ni transcription de voix, mais « voix absente de toutes les bouches de chair »
(Julien Gracq), série de modulations, « ton », pour employer le mot fétiche de Pinget. Activité du
corps dans l’écriture, « rythme » au sens de Henri Meschonnic, scandé par les allitérations des
consonnes sourdes et sifflantes.
La réalité de cette voix sous la voix, voix de corps aussi, mais de corps des mots, n’est pas moins
physique. Elle a des effets concrets et perceptibles. Le peu de voix, quand la voix basse, « plus
basse que toute voix » (L’Attente l’oubli) se fait écoute du tréfonds des mots, de cette consonne
sourde et sifflante [s] sur laquelle se ferme l’adjectif « basse », c’est en effet le travail de Blanchot
sur la lettre, travail qui vise à donner corps à la voix inaudible. On sait, d’ailleurs, combien
Blanchot a insisté sur la matérialité du langage et sur la puissance obscure des mots qui rendent la
chose réellement présente, mais comme si elle était hors d’elle-même.
Le ton de celui qui écrit à mi-voix (dans) Celui qui ne m’accompagnait pas, ne saurait être peut-être
que le secret d’une diction, un geste imperceptible, une accentuation légère, une « signifiance », au
sens de Roland Barthes, oblique.
Tout se passe dans les récits de Blanchot comme si l’écriture se décompose, s’émiette en séries
disparates de fragments syllabiques ou phoniques par où la voix basse surgit du tissu verbal et
phrastique. Les consonnes sifflantes se répètent et se reprennent sans fin185. Les syllabes récurrentes
qui se détachent abondent et semblent creuser partout les mots, les dissocier d’eux-mêmes, ouvrant
la lecture à un espace souterrain, zone des rumeurs, du trouble et des voix minuscules, d’abord
inaperçue. L’allitération joue le rôle de modulation, continuité sourde de l’unité consonantique qui
se fait entendre comme un murmure au cœur de l’itération, impossible à apprivoiser, ni à gagner,
mais silencieuse.
Au-delà des réverbérations phonétiques du signifiant, le jeu des allitérations désigne aussi ce qui ne
se dit pas du discours. Le bruit des sifflantes fonctionne comme un mot de passe, comme une
ouverture à la langue secrète de l’écriture ; comme trace d’un non-dit, comme lacune dans le
dicible. Voix, oui, mais non-vocale, littéraire. Ni blanche, ni douce, mais entrentendue et neutre,
justement.
Laura Marin prépare actuellement une thèse de doctorat en cotutelle à l’Université de
Bucarest et à l’Université Paris 7. Le sujet de sa recherche s’intitule « La manière et les effets du
neutre. Lire Blanchot dans les traces de Levinas et Derrida ».
[email protected]
185
Plusieurs exemples seront analysés dans la version intégrale de cet essai.
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Terreur et révolution : l’éternel retour
Parham Shahrjerdi
« Tout écrivain qui, par le fait même d’écrire, n’est pas conduit à penser : je suis
la révolution, en réalité n’écrit pas. » Maurice Blanchot
Longtemps on a voulu diviser Blanchot en deux : le représentant du bien et le représentant
du mal, le bon et le mauvais, l’infréquentable et le fréquentable, à ne pas lire et à lire, à ne pas
évoquer et à évoquer sans modération. Il est peut-être temps de sortir de cette dualité, d’aller vers
une compréhension plus vaste, ou plus ouverte : comprendre le contexte et comprendre l’œuvre
dans son contexte, tracer une continuité, parfois apparente, parfois invisible, qui change de face, de
présentation, mais dont les trames restent les mêmes. En effet, il n’y a qu’un seul Blanchot, celui
qui n’a cherché que la Révolution.
Toute sa vie comme dans toute son œuvre, Maurice Blanchot n'a cessé d'être un révolutionnaire,
appelant à la révolution, à l'insoumission et au refus. A commencer par les articles politiques des
années 30 (Le Rempart, Aux écoutes, La Revue du vingtième siècle, L'Insurgé, Combat…): nous
sommes en présence d'une rhétorique semblable à celle de Robespierre. A cette époque, nous
sommes en présence d’une Terreur lisible ou visible.
Vient ensuite la Déclaration des 121 sur le Droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie, puis la
révolte de Mai 68. Avec, à chaque fois, une forte participation de Blanchot, par l’écriture et en
descendant dans la rue. « Hop Hop Hop », c’est ce que criait Blanchot en Mai 68, Blanchot,
l’homme discret, solitaire, ayant une vie vouée à la littérature et au silence qui lui est propre,
capable aussi bien de forger son propre silence.
Et il y a des sorties : sortir de tout système, politique, littéraire, social. Et il y a des livres, avec une
écriture de plus en plus personnelle (écriture fragmentaire), surgie par nécessité parce qu’il faut
faire quelque chose.
Ayant débuté par une Révolution terrorisante, il cherche plus tard une révolution multiple. Ainsi
une révolution centralisée et impatiente s’est transformée en des révolutions décentralisées, latentes
et patientes.
Cette communication est le début d’une réflexion que l’auteur se propose : comment Blanchot est-il
possible, ici et maintenant ? En effet, l’urgence (sociale, politique, intellectuelle) et la dimension
intempestive de l’œuvre de Maurice Blanchot nous permettraient de revoir notre position à l’égard
de cette œuvre, et cela en insistant sur le côté politique (politique, d’abord).
Ainsi, nous tentons de montrer la perpétuelle exigence de Maurice Blanchot vis-à-vis du monde, et
dans son rapport à la littérature comme au politique, ce qui l’emmène vers des exigences absolues,
vers des exigences révolutionnaires : si bien que c'est tout le langage dorénavant qui a peur.
Cette étude est une introduction à la pensée révolutionnaire de Blanchot. Nous verrons ainsi les
surgissements, les évolutions, les changements et les modifications de sa rhétorique, de son
discours, et de son engagement.
Fondateur du site Espace Maurice Blanchot et de la revue multilingue Poetrymag. Auteur
d'un récit Passé composé de ma mort, d'un essai biographique L'Odyssée de Bâmdâd (sur Ahmad
Shamlou, poète iranien contemporain), d’un essai trilingue Risquer la poésie / Risk of poetry
(français, anglais, persan), traducteur de Maurice Blanchot en persan (La Folie du jour, L'Attente
82
l'oubli). Editeur d'œuvres importantes de la nouvelle littérature iranienne (interdites par la censure),
et, en persan, d'œuvres de J. Baudrillard, J. Butler, G. Deleuze et G. Bataille. Photographe par
intermittence, il travaille sur La photo à venir.
[email protected] - Site WEB : www.obliterature.org
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Table des matières
Journée doctorale sur Maurice Blanchot organisée le 19 mars 2008 par Christophe
Bident, Jonathan Degenève et Jérémie Majorel :
Hannes Opelz
« L’expérience, cet écart (Blanchot, Bataille) »……………………………………….................. p. 2
Jérémie Majorel
« Lire à la lisière de l’herméneutique : la critique blanchotienne des années 1940 »………......... p. 3
Paul-Emmanuel Odin
« Après Gary Hill, pour un retour à Blanchot et vers l’image de mot »……………………......... p. 5
Rogerio de Souza Confortin
« Du corps excrit : petit essai après-coup sur deux fragments de textes de Clarice Lispector et de
Maurice Blanchot »……………………………………………………………………………..... p. 7
Roman Schmidt
« “Ce qui ne réussit pas reste nécessaire” : La Revue Internationale / Gulliver (1961-63) »…..... p. 9
Romain Mathieu
« Michel Parmentier lecteur de Maurice Blanchot. La rupture a-t-elle des sources ? »……….... p. 10
Parham Shahrjerdi
« Une insomnie insoumise »……………………………………………….................................. p. 12
Journée doctorale sur Samuel Beckett organisée le 10 avril 2008 par Evelyne Grossman,
Sarah Clément et Gabriela García Hubard :
Eri Miyawaki
« Fonction de l’Auditeur dans Pas moi de Samuel Beckett »....................................................... p. 15
Katerina Kanelli
« Actes sans parole I et II : Pièces pour la danse ? ».................................................................... p. 17
Gabriela García Hubard
« Le Chaos : Comment c’est »...................................................................................................... p. 19
Lea Sinoimeri
« Comment c’est/How it is, ou de l’image-événement »............................................................... p. 21
Guillaume Gesvret
« Corps à l'épreuve : le dispositif saturé d'Imagination morte imaginez ».................................... p. 23
Marie-Christine Laurent
« Samuel Beckett/Francis Bacon : la question de l’arrachement »............................................... p. 25
Julia Siboni
« Beckett et Giacometti : La vision à l’œuvre, ou l’impossible épuisement ».............................. p. 27
Journée doctorale « Poésie et genèse » organisée le 30 mai 2008 par Claude Millet, Paule
Petitier et Claire Montanari :
Maxime Pierre
« La poésie des origines dans l’Epître à Auguste d’Horace »…………………………………... p. 29
Claire Hennequet
« Genèse poétique de la nation américaine dans l’œuvre de W. Whitman »………………….... p. 32
Claire Montanari
« La double genèse ou le rôle du temps dans la composition poétique chez Victor Hugo »….... p. 34
Bertrand Renaud
« Genèse d’une précession de la parole chez Char : autour de Sous ma casquette amarante »... p. 36
84
Eric Mallet
« Au-delà des sciences et du dogme : Eureka d’Edgar Allan Poe, essai d’un syncrétisme poétique
ou recherche de la pure création et de la création pure »………………………………….......... p. 38
M.E. Lenoble
« Réflexion sur un usage poétique des cosmogonies à travers Fable des origines d’Henri Michaux,
La fable du nom de Jules Supervielle et Liberté sur parole d’Octavio Paz »………………....... p. 40
Claudine Hunault
« L’écrit poétique ou la sortie du récit de l’origine »………………………………………........ p. 42
Gaëlle Théval
« Poèmes ready-mades : poèmes sans genèse ? »…………………..…....................................... p. 46
Journée doctorale « Après Mai. La création après la révolte » organisée le 15 novembre
2008 par Sylvain Dreyer (Groupe CLAM ECLAT) :
Gabriela Trujillo
« Sillages : l’Amérique latine en feu (1968-69) »......................................................................... p. 50
Olivier Quintyn
« Le matérialisme sémantique telquelien : écriture / superstructure / sublime ».......................... p. 52
Auriane Bel
« L’art conceptuel est-il politique ? »............................................................................................ p. 54
Sylvain Dreyer
« Les romans de l’été : après les pavés, la plage... »..................................................................... p. 56
Sébastien Layerle
« Mai 68 en mémoire : “Mourir à trente ans” de Romain Goupil (1982) ».................................. p. 58
Jean-Albert Bron
« Themroc, de Claude Faraldo : du refus de la parole au film-grotte »......................................... p. 60
Journée doctorale sur Maurice Blanchot organisée le 9 mars 2009 par Christophe Bident
et Jérémie Majorel :
Pierre Sauvêtre
« Blanchot noir rouge, l’amitié et le communisme »………………………………………….... p. 62
Marco Alexandre Rebelo
« Le Passage de Pessoa et le Neutre de Blanchot »……………………………………….......... p. 64
Thibaut Chaix Bryan
« Rêve et écriture fragmentaire »……………………….............................................................. p. 67
Ayelet Lilti
« Le rire, le sourire, le trait d’esprit du récit »………………………………………………....... p. 70
Paul-Emmanuel Odin
« Je pense, donc je ne suis pas dans l’endroit du temps ! (à propos de deux niveaux d’inversions
temporelles chez Blanchot) »………………………………………………………………….... p. 72
Jérémie Majorel
« La tunique d’Anne : Thomas l’obscur première version, 1941 et nouvelle version, 1950 »…. p. 74
Laura Marin
« Modification et modulation de la voix dans les récits de Blanchot »………………………… p. 77
Parham Sharhjerdi
« Terreur et révolution : l’éternel retour »……………………………………………………… p. 79
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