Troublantes caresses

Transcription

Troublantes caresses
1.
A son habitude de journaliste, Nick Hudson détailla
la salle de l’aérogare de Good Riddance, Alaska, s’imprégnant de l’atmosphère du lieu.
Dans cette région, il faisait plus froid que dans un
congélateur, et le soleil avait déjà terminé sa brève apparition quotidienne. Mais s’il neigeait dehors, la grande
salle était chaude et accueillante. L’air y embaumait le
café frais passé, la cannelle et le feu de bois. Un assortiment de photographies habillait les murs en rondins.
Il y avait des rideaux de flanelle ourlée de dentelle
à toutes les fenêtres. Installés de part et d’autre d’un
échiquier près d’un poêle en fonte, deux vieillards se
chamaillaient. Elvis roucoulait Noël blanc sur l’écran
de télévision placé dans un angle…
De prime abord, l’endroit lui plaisait. La ville correspondait tout à fait à ses attentes, et il savait déjà que les
lecteurs de son blog en raffoleraient. Elle avait un côté
biscornu. Différent.
Où avaient‑ils bien pu dénicher un élan en peluche
grandeur nature ? se demanda-t‑il en contemplant l’élan
coiffé d’un bonnet de Père Noël qui trônait près du sapin
également décoré de petits élans.
— Je suis à vous, monsieur Hudson.
— Je vous en prie, appelez-moi Nick, répondit‑il en
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se tournant vers la femme d’une soixantaine d’années
assise derrière le bureau de l’aérogare.
— D’accord. Et vous, appelez-moi Merrilee.
Avant d’interrompre leur conversation pour répondre
à un appel téléphonique, celle-ci s’était présentée comme
Merrilee Danville, propriétaire de l’aérodrome et du
bed & breakfast, également fondatrice de la ville, et
son maire actuel.
Elle devait vivre en Alaska depuis au moins vingt‑cinq
ans, estima-t‑il. Pourtant, elle avait gardé un fort accent
du Sud.
— Finissons-en avec les formalités d’enregistrement afin que je puisse vous montrer votre chambre,
poursuivit‑elle avec un sourire plein de charme. Nous
sommes ravis que vous ayez décidé de vous joindre à
nous pour notre festival d’hiver Chriscaribou.
— C’est moi qui suis ravi d’être là.
— Connaissez-vous l’histoire de Chriscaribou ?
demanda-t‑elle, manifestement désireuse de la lui narrer.
— Pas vraiment.
Il en avait entendu parler par l’ami d’un ami, raison
pour laquelle il avait décidé de venir couvrir l’événement. Juliette, la pilote de l’avion-taxi qui l’avait amené
d’Anchorage, lui avait donné quelques renseignements,
mais il ne connaissait pas tout, largement pas.
— Ça n’a rien de compliqué, mais ça fait une belle
histoire à raconter, reprit Merrilee avec un autre sourire.
Chris était un ermite qui vivait loin de tout. Tous les
trois ou quatre mois, il venait se ravitailler en ville. Il
ne parlait à personne. Il apparaissait, prenait ce dont
il avait besoin et s’en allait. Il y a une quinzaine d’années, au moment où notre petite ville commençait à
prendre de l’ampleur, Chris est arrivé un jour en ville
monté sur un caribou, nous laissant tous ahuris. C’était
l’avant‑veille de Noël.
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— Il était à cheval sur un caribou ?
— Je ne l’aurais jamais cru moi-même si je ne
l’avais pas vu de mes propres yeux. Il l’avait trouvé tout
petit près de sa mère morte et l’avait élevé comme un
animal de compagnie. Bref, le voilà qui arrive en ville
en costume de Père Noël, à cheval sur ce caribou, avec
un sac sur le dos.
— Quel spectacle cela a dû être !
Sans rien dire, Merrilee l’emmena vers le mur.
Là, au milieu de toutes les photos encadrées, il y avait
effectivement un cliché en couleurs d’un Père Noël à
cheval sur un caribou.
C’était bien une des choses les plus dingues qu’il ait
jamais vues !
— Oui, monsieur, c’était un spectacle. Et dans ce
sac qu’il avait sur le dos, il y avait des jouets de bois
qu’il avait fabriqués pour les enfants de la ville, afin
d’être sûr que tous les enfants aient un Noël. « Parce
que, disait‑il, le Père Noël n’arrive pas toujours à nous
trouver. »
— Comme c’est touchant !
— Il est revenu chaque année, et il n’y avait pas
que les enfants qui l’attendaient avec impatience. Et
puis, une année, le jour de Chriscaribou est arrivé, s’est
terminé, et pas plus de Chris que de caribou. Nous avions
une vague idée de l’endroit où il vivait, alors quelques
hommes sont allés voir. Il était mort. D’après ce qu’on
m’a dit, il avait dû mourir un ou deux mois auparavant.
Au printemps, à la fonte des neiges, on a retrouvé le
caribou, mort également. Chris l’avait nourri toute sa vie,
son maître disparu, il n’avait pas pu survivre seul. Nous
n’avons jamais su qui était vraiment Chris ni s’il avait
de la famille quelque part. Alors, après l’avoir enterré
dignement, nous nous sommes tous dit qu’une aussi
merveilleuse tradition ne devrait pas disparaître avec
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lui, et c’est ainsi qu’est né notre festival Chriscaribou.
Avec le temps, c’est devenu un véritable festival d’hiver.
— C’est une belle histoire, admit Nick.
— N’est‑ce pas ? répondit Merrilee, visiblement
ravie par sa réaction. Ces temps-ci, nous attirons pas
mal de monde à cette période de l’année. Quand vous
ferez un tour en ville, vous verrez tous les camping-cars
et autres mobil-homes garés tout autour de la ville. Il
en vient de huit cents kilomètres à la ronde.
— Impressionnant.
— Dans votre chambre, vous trouverez un programme
des événements, et toutes les boutiques de la ville l’ont
placardé sur leurs vitrines. Malheureusement, la saison
des grippes est en avance, et ça nous pose quelques
problèmes. Je passe mon temps à conseiller aux gens
de se laver les mains le plus souvent possible… Mais,
assez avec cela. Quelle distance avez-vous parcourue
pour vous joindre à nous ? Nous aimons bien garder
une trace de ce genre de choses.
Il allait répondre quand une porte surmontée de
l’écriteau « Bienvenue chez Gus » s’ouvrit à la volée.
Une jeune femme blonde entra en trombe, avant de
s’immobiliser net, en fixant sur lui des yeux ronds
comme des soucoupes.
— Oh ! mon Dieu. Oh ! mon Dieu, s’écria-t‑elle en
cillant, apparemment incapable d’en croire ses yeux.
Vous êtes bien Nick Hudson ?
Il se mit à rire.
Les gens le reconnaissaient parfois, mais surtout à
New York. Il n’aurait jamais pensé être reconnu dans
une petite ville d’Alaska.
— En chair et en os, répondit‑il en lui tendant la
main. Ravi de faire votre connaissance.
— Teddy. Teddy Monroe, dit‑elle en lui serrant la
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main. Je n’arrive pas à croire que vous soyez ici. C’est
trop top !
Il récupéra gentiment sa main, qu’elle n’avait pas
lâchée.
— Eh bien, je crois avoir loupé un épisode, intervint Merrilee. J’ignorais que vous étiez aussi connu,
monsieur Hudson.
— Nick, s’il vous plaît. Croyez-moi, je n’ai rien de
fameux.
— Oh ! mais si, il l’est ! s’écria Teddy. C’est l’écrivain itinérant le plus populaire du New York Times.
Il voyage partout dans le monde, et il s’est spécialisé
dans un blog qui parle d’endroits sortant des chemins
balisés. C’est de nous que vous allez parler dans votre
blog ? Trop cool !
Un tel enthousiasme le fit sourire.
— Je suis effectivement venu pour le festival
Chriscaribou. Je me suis dit que cela pourrait donner
matière à quelques articles intéressants.
— Vraiment ? dit Merrilee.
S’il n’avait pas eu autant l’habitude d’étudier les gens,
il n’aurait sans doute pas remarqué l’éclair d’inquiétude
qui venait de traverser son regard.
— Le New York Times, hein ? Eh bien ! reprit‑elle.
— Ça paye les factures, éluda-t‑il.
— Il fait le modeste, dit Teddy. Il a commencé à y
travailler tout de suite après l’université. Enfin, c’est ce
qui est écrit sur votre page de bio.
— J’ai eu de la chance, dit‑il. Mes parents avaient un
petit restaurant où le rédacteur en chef de la rubrique
voyage du Times aimait bien venir. Il m’a pris sous son
aile quand j’étais encore étudiant, et la suite est facile
à deviner.
— Ne me prenez surtout pas pour une cinglée ni
rien, reprit Teddy. C’est juste que j’adore New York.
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J’aimerais bien aller m’y installer l’année prochaine
pour y suivre des cours de comédie.
— Teddy est notre apprentie comédienne, et elle est
complètement dingue de New York, précisa Merrilee.
— Eh, ma patronne vivait à New York, avant. Vous
avez peut‑être entendu parler d’elle — elle y était chef,
avant de venir ici s’occuper du restaurant, s’écria Teddy en
désignant la porte qu’elle venait de passer. Gus Tippens.
Il considéra la jeune femme avec amusement.
Il fallait vraiment que Teddy soit issue d’un bourg
pourvu d’une seule rue sans aucun feu de signalisation
pour penser qu’il puisse connaître une personne précise
dans une mégapole telle que New York ! C’était à la
fois charmant et complètement naïf.
— C’est si grand, New York, intervint Merrilee avec
un sourire pincé. Ça m’étonnerait que Nick ait jamais
entendu parler de Gus.
— Elle ? Gus ?
— C’est le diminutif d’Augustina, tout comme mon
nom est celui de Theodora, précisa Teddy avant de rouler
des yeux. Quelle idée ont eue mes parents de me donner
le prénom de ma grand-mère ! ajouta-t‑elle en secouant
la tête. Comment peut‑on affubler un bébé d’un prénom
tel que Theodora ? Ça me dépasse.
— J’ai le regret de vous dire que je n’ai jamais entendu
parler de Gus. Mais je suis impatient de manger dans
son restaurant, répondit Nick, sa curiosité piquée. En
fait, cela me paraît même une excellente histoire. Ce
n’est pas souvent qu’un chef de la Grosse Pomme va
s’installer dans les étendues sauvages de l’Alaska pour
y ouvrir un restaurant.
Ce serait même d’un grand intérêt sur le plan humain,
puisqu’il était prêt à parier que certains de ses lecteurs
reconnaîtraient le nom de Gus, ou du moins celui des
restaurants de New York ou elle avait travaillé.
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— En plus, elle a fait ses classes à Paris, insista
Teddy, comme pour s’assurer qu’il était convenablement
impressionné.
Eh bien, il l’était.
— Etais-tu venue pour quelque chose en particulier,
Teddy ? s’enquit Merrilee.
Depuis le début, Nick avait l’impression que cette
conversation la mettait mal à l’aise.
— Oh ! oui, répondit Teddy, la mine piteuse. Gus m’a
demandé de venir voir si sa boîte de truffes était arrivée.
— Elle est arrivée, dit Merrilee en attrapant une boîte
sur le coin de son bureau pour la lui donner. Je pensais la
lui apporter dès que j’aurais montré sa chambre à Nick.
Les bras chargés, Teddy recula vers la porte de
communication.
— Bon, d’accord. Je crois qu’on se reverra à l’heure
du dîner. Enfin… C’est juste que vous allez dîner là-bas,
et c’est là que je travaille, vous savez, au restaurant.
Il fit ce qu’il pouvait pour ne pas rire, car il ne voulait
pas offenser la jeune femme.
— Bien sûr. On se revoit à ce moment‑là, donc.
Teddy lui fit un petit signe de la main et poussa la
porte de communication.
L’espace d’une brève seconde, il eut un aperçu d’une
femme brune avec une mèche blanche au-dessus du
front, et il en eut comme un choc.
Si la jeune blonde s’était montrée sympathique, il
ne l’avait pas trouvée particulièrement attirante. En
revanche, cette femme — dont il présumait qu’il s’agissait
de Gus —, c’était autre chose.
Il allait attendre avec impatience l’heure du dîner.
*
* *
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Merrilee faisait les cent pas devant le comptoir de
la quincaillerie de Bull Swenson pendant que celui-ci
finissait de charger la dernière commande de moulures
pour le nouveau centre communautaire. L’odeur de la
sciure et du bois avait d’habitude un effet apaisant sur
elle, mais il n’en était rien à présent. Elle était malade
d’inquiétude.
— Il va falloir qu’on trouve quelque chose, et qu’on
le trouve vite, dit‑t‑elle, s’efforçant de ne pas paniquer.
Bull caressa sa barbe blanche, signe qu’il réfléchissait.
Elle était tombée follement amoureuse de ce géant
débonnaire dès l’instant où elle l’avait vu, vingt‑cinq
ans plus tôt. Leur relation datait de là. Bull lui avait
maintes fois demandé sa main, et elle la lui avait maintes
fois refusée.
Même si elle s’était bien juré de ne jamais se remarier — une fois suffisait —, elle n’aurait pas pu le
faire, car son mari avait toujours refusé de lui accorder
le divorce. Quand elle l’avait quitté, elle avait été si
pressée d’échapper aux pressions de ce fourbe qu’elle
avait empaqueté ses affaires, les avait chargées dans
leur camping-car et était partie le plus loin possible
de la Géorgie. Puis elle avait atterri ici, avait compris
que cet endroit était spécial et y avait trouvé sa place.
Elle s’était prétendue divorcée, naïvement persuadée
que Tad finirait par lui accorder ce divorce. Ce n’était
qu’une question de mois, avait‑elle pensé alors. Mais
les mois avaient passé, puis les années, et il lui était
devenu presque impossible d’avouer son mensonge.
Le mois précédent, Tad était venu à Good Riddance et
avait fini par signer ces fameux papiers, mais, depuis
que Bull avait appris la vérité, rien n’était plus pareil
entre elle et lui. Il avait déclaré qu’il ne lui demanderait
plus jamais de l’épouser.
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Il attendait d’elle qu’elle le fasse, elle le savait, mais
elle ne se sentait toujours pas prête…
Toutefois, l’arrivée de Nick Hudson était bien plus
préoccupante que sa relation avec Bull, vu ses relations
à New York et son blog.
— Donc, il veut faire un article à propos de Gus ?
dit finalement Bull.
— Oui. Après tout ce temps, elle se sent enfin en
sécurité, elle peut recommencer sa vie, mais il pourrait
tout gâcher, répondit Merrilee en se massant les tempes.
Qu’allons-nous faire ? Si jamais il découvre la vérité…
Elle ne put réprimer un tressaillement.
Bull connaissait son opinion sur les reporters. Pour
elle, ils étaient des serpents auxquels il ne fallait jamais
se fier.
— Où est‑il, en ce moment, ce Nick Hudson ?
— Comme Dalton est cloué au sol en attendant la
pièce pour son avion, il lui fait faire un tour de la ville,
dit Merrilee en faisant demi-tour.
Elle savait que ses allées et venues agaçaient Bull,
mais elle était trop anxieuse pour rester immobile.
Dalton Saunders était le pilote principal qui assurait
les navettes entre Good Riddance et Anchorage, et
Juliette Watson lui venait en renfort en cas de trop forte
charge de travail, de congé ou de pépin, ce qui était le
cas en ce moment.
— Dalton est venu faire un tour à l’aérodrome, et je
lui ai demandé de faire visiter la ville à M. Hudson. Ils
avaient l’air de déjà s’entendre comme larrons en foire
quand ils sont partis.
C’était ce dernier point qui la dérangeait : elle n’aimait
pas Nick Hudson.
A vrai dire, ce n’était pas tant l’homme en lui-même
qui lui déplaisait, mais la menace qu’il faisait peser sur
Gus. En plus, il avait fallu que Teddy se conduise en
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idiote et que Dalton fasse assauts d’amabilités avec le
visiteur, comme toujours…
Si cela n’avait tenu qu’à elle, elle aurait rembarqué
ce gratte-papier à coups de pied dans le derrière dans
le prochain vol pour Anchorage. Malheureusement,
c’était impossible.
Elle se massa le front du bout des doigts dans l’espoir
d’atténuer son mal de tête.
— Je lui avais garanti qu’elle serait en sécurité ici,
Bull. On ne peut pas la laisser tomber !
Elle s’en souvenait comme si c’était hier…
Quand Gus était arrivée à Good Riddance, c’était
une véritable épave. Elle sortait de fiançailles avec Troy
Wenham, fils d’un politicien éminent de New York et
issu d’une longue lignée de politiciens éminents auxquels
pouvoir et richesse servaient de sceptre.
A l’en croire, la famille Wenham l’avait méprisée dès
le départ, la considérant comme une aventurière. Puis
Troy s’était montré de plus en plus autoritaire, et elle
avait rompu ses fiançailles. Fou de rage, Troy avait juré
qu’il ne la laisserait jamais tranquille. Il s’était mis à la
harceler. Porter plainte s’avérant inutile face au pouvoir
et à l’influence de sa famille, Gus avait changé de travail,
déménagé. Mais Troy la retrouvait toujours en retraçant
les mouvements de sa carte bancaire.
Finalement, cela avait demandé du temps et de la
patience, mais Lauren Augustina Matthews avait fini
par disparaître de la surface de la terre aux yeux de Troy
Wenham et, pour tout le monde à Good Riddance, elle
était la nièce de Merrilee.
En fait, la mère de Gus, Jennie, était l’amie de
Merrilee depuis les bancs de l’école primaire. Et Jennie
était morte avant que Troy ne fasse la connaissance de
Gus. Celui-ci n’avait donc jamais entendu parler d’elle.
Elle avait ressenti comme un honneur le fait que la
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fille de Jennie lui demande son aide. Elle avait promis à
Gus qu’à Good Riddance tous veilleraient à sa sécurité et
l’aideraient à prendre un nouveau départ. Mais si jamais
Nick Hudson parlait d’elle et de son restaurant dans le
Times, Troy Wenham et ses détectives ne mettraient
pas longtemps à comprendre, et il recommencerait sa
campagne de terreur !
— Merrilee, à la façon dont je vois les choses, il y
a trois options.
Quand Bull prenait la parole, elle l’écoutait avec
grande attention. Il avait passé deux ans dans une
prison viêt‑cong pendant la guerre du Vietnam et, si
elle ignorait ce qu’il avait été avant cela, elle savait
qu’à présent il mesurait chacune de ses paroles et ne
s’exprimait qu’après avoir considéré le problème sous
tous les angles possibles.
— Un : lui dire la vérité. Mais comme on ne le
connaît pas, ce serait extrêmement risqué.
En effet, Bull et elle étaient les deux seuls à connaître
la véritable histoire de Gus.
— Deux : le tuer. Mais c’est de plus en plus dur
d’échapper à la justice de nos jours. Et puis, en plus, il
est venu ici par hasard, pas méchamment.
Bull était sérieux comme un pape. C’était une des
choses qu’elle aimait en lui : il soupesait absolument
toutes les éventualités.
— Ce qui nous laisse une troisième option, la seule
possible même si elle n’est pas excellente : lui demander
de ne pas parler d’elle ou de son restaurant dans ses
articles.
— Il est journaliste, Bull. Si elle lui demande ça, il
aura forcément envie de creuser plus profond !
Bull inclina la tête de côté et prit de nouveau le temps
de réfléchir en se caressant la barbe.
— Il comprendra probablement très vite qu’elle ne
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vit pas sous son véritable nom. Et il n’aura pas besoin
de creuser bien loin pour découvrir que c’est moi
qui suis propriétaire du restaurant et du bar, et non
elle — il lui suffira de demander un extrait du registre
du commerce. A part cela, je ne pense pas qu’il puisse
trouver grand-chose.
— Mais pourquoi a-t‑il fallu qu’il vienne ? s’écriat‑elle, si frustrée qu’elle aurait hurlé. Tout se passait si
bien pour Gus !
— Allons, Merrilee, dit Bull en secouant la tête.
C’était juste une question de temps. Tôt ou tard, tout
finit par se savoir, tu le sais bien.
Elle comprit qu’il parlait des récents événements
avec son ex-mari.
— Lui as-tu parlé ?
— Non. Je suis venue dès qu’il a passé la porte.
Je me disais qu’il faudrait d’abord qu’on élabore une
stratégie tous les deux, et ensuite qu’on aille ensemble
en parler à Gus. Toutefois, je suppose qu’elle est déjà
au courant, vu le foin qu’a fait Teddy.
Teddy était le prototype de la gamine ayant des
rêves plein la tête, mais elle ne l’avait encore jamais
vue s’enthousiasmer à ce point.
— Je vais accrocher un écriteau sur la porte, et on
va aller tenir conseil avec Gus, dit Bull en se levant.
— Es tu sûre que ça va, chérie ? s’enquit Merrilee.
Gus hocha la tête, les yeux soudain pleins de larmes.
Elle allait aussi bien qu’au cours des quatre dernières
années.
— Je vais bien, dit‑elle en poussant Bull et Merrilee
vers la porte de son appartement. Merci d’être passés.
Tous les deux, vous m’avez sauvé la vie. Good Riddance
m’a sauvé la vie. J’espère que vous savez à quel point
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vous comptez pour moi, poursuivit‑elle en les regardant
tour à tour.
Merrilee et Bull étaient devenus ses parents de
substitution, la seule famille proche qu’elle possédait à
présent que sa mère était morte, puisque son père avait
disparu de sa vie quand elle était encore enfant.
Merrilee l’étreignit un instant.
— On le sait. Et tu sais l’importance que tu as à
nos yeux. Tout va bien se passer, tu verras, dit‑elle en
la lâchant et en lui tapotant l’épaule.
— Crie très fort si tu as besoin de nous, enchaîna
Bull à sa façon pataude, mais les yeux débordant de
tendresse.
— Promis.
Quand Gus eut refermé la porte sur eux, elle appuya
la tête contre le chambranle, la sensation d’être la proie
de Troy menaçant encore une fois de la submerger.
A la vérité, cette impression n’avait jamais disparu,
elle avait juste réussi à la mettre de côté la plupart du
temps. Le pire, c’était quand elle allait se coucher le
soir, quand elle n’avait plus l’esprit occupé par son
travail, quand les cauchemars venaient la tourmenter
dans son sommeil. L’expérience l’avait rendue plus forte,
aucun doute sur ce point. Cependant, Troy Wenham
l’avait terrorisée, la marquant à jamais au plus profond
d’elle-même.
Elle n’avait pas tout dit à Merrilee et Bull. Elle n’avait
jamais été capable de leur raconter ses retours chez
elle le soir, quand elle retrouvait ses draps lacérés et
barbouillés de peinture rouge sang. Et la police qui ne
faisait toujours rien ! Car les Wenham étaient à New
York ce que les Kennedy étaient dans le Massachusetts.
Elle inspira profondément par le nez, usant de la technique
de yoga apprise bien des années plus tôt — yoga qu’elle
enseignait maintenant tous les dimanches après-midi
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à un petit groupe de citoyens de Good Riddance. Elle
se concentra sur sa respiration et finit par se recentrer.
A présent plus maîtresse d’elle-même, elle tourna
ses pensées vers Nick Hudson.
Elle savait qui était Nick Hudson, car Troy et elle
adoraient lire ses chroniques de voyage. Ils avaient
même envisagé comme destinations potentielles de lune
de miel quelques endroits vantés par lui.
Nick Hudson avait la plume alerte. Naguère, pendant
sa vie new-yorkaise, elle s’était même imaginée un peu
amoureuse de lui, tant il écrivait bien. Elle se berçait
de l’illusion quelque peu fantasque que les écrits d’une
personne offraient un aperçu de son âme, et elle aimait ce
qu’elle en avait aperçu. De plus, à en juger par les photos
qui traînaient sur le net, il était beau comme un dieu.
Elle n’avait plus rien lu de lui depuis qu’elle s’était
installée ici. A quoi bon ? Cette vie-là était morte pour
elle. Son passeport, son permis de conduire ne lui
servaient à rien puisqu’ils étaient à son véritable nom.
Ça aurait été trop douloureux de lire ses colonnes ou
quoi que ce soit ayant trait à New York. Elle avait préféré
s’immerger dans son nouvel univers, ce refuge où elle
avait l’opportunité d’exercer son art.
Oh oui, elle savait exactement qui était Nick Hudson !
Et, bêtement, sa réaction première avait été non pas
l’instinct de conservation devant le danger qu’il pouvait
représenter pour elle, mais un frisson d’excitation.
Elle était une femme seule depuis quatre ans. Certes,
des hommes l’avaient courtisée depuis qu’elle s’était
installée ici, mais cela ne l’avait tout bonnement pas
intéressée. Pourtant, il suffisait d’une mention de Nick
Hudson pour que ce ridicule béguin qu’elle avait bercé
des années plus tôt pointe de nouveau son nez !
Atterrée, elle secoua la tête.
Le meilleur plan d’action serait de voler aussi bas que
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possible afin que son radar ne puisse pas la détecter.
Avec l’afflux de visiteurs pour le festival Chriscaribou,
elle allait être débordée de travail, ce ne serait donc pas
trop difficile.
Elle carra les épaules et descendit au rez-de-chaussée.
Elle avait un restaurant à faire tourner.
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