Troublantes caresses
Transcription
Troublantes caresses
1. A son habitude de journaliste, Nick Hudson détailla la salle de l’aérogare de Good Riddance, Alaska, s’imprégnant de l’atmosphère du lieu. Dans cette région, il faisait plus froid que dans un congélateur, et le soleil avait déjà terminé sa brève apparition quotidienne. Mais s’il neigeait dehors, la grande salle était chaude et accueillante. L’air y embaumait le café frais passé, la cannelle et le feu de bois. Un assortiment de photographies habillait les murs en rondins. Il y avait des rideaux de flanelle ourlée de dentelle à toutes les fenêtres. Installés de part et d’autre d’un échiquier près d’un poêle en fonte, deux vieillards se chamaillaient. Elvis roucoulait Noël blanc sur l’écran de télévision placé dans un angle… De prime abord, l’endroit lui plaisait. La ville correspondait tout à fait à ses attentes, et il savait déjà que les lecteurs de son blog en raffoleraient. Elle avait un côté biscornu. Différent. Où avaient‑ils bien pu dénicher un élan en peluche grandeur nature ? se demanda-t‑il en contemplant l’élan coiffé d’un bonnet de Père Noël qui trônait près du sapin également décoré de petits élans. — Je suis à vous, monsieur Hudson. — Je vous en prie, appelez-moi Nick, répondit‑il en 7 se tournant vers la femme d’une soixantaine d’années assise derrière le bureau de l’aérogare. — D’accord. Et vous, appelez-moi Merrilee. Avant d’interrompre leur conversation pour répondre à un appel téléphonique, celle-ci s’était présentée comme Merrilee Danville, propriétaire de l’aérodrome et du bed & breakfast, également fondatrice de la ville, et son maire actuel. Elle devait vivre en Alaska depuis au moins vingt‑cinq ans, estima-t‑il. Pourtant, elle avait gardé un fort accent du Sud. — Finissons-en avec les formalités d’enregistrement afin que je puisse vous montrer votre chambre, poursuivit‑elle avec un sourire plein de charme. Nous sommes ravis que vous ayez décidé de vous joindre à nous pour notre festival d’hiver Chriscaribou. — C’est moi qui suis ravi d’être là. — Connaissez-vous l’histoire de Chriscaribou ? demanda-t‑elle, manifestement désireuse de la lui narrer. — Pas vraiment. Il en avait entendu parler par l’ami d’un ami, raison pour laquelle il avait décidé de venir couvrir l’événement. Juliette, la pilote de l’avion-taxi qui l’avait amené d’Anchorage, lui avait donné quelques renseignements, mais il ne connaissait pas tout, largement pas. — Ça n’a rien de compliqué, mais ça fait une belle histoire à raconter, reprit Merrilee avec un autre sourire. Chris était un ermite qui vivait loin de tout. Tous les trois ou quatre mois, il venait se ravitailler en ville. Il ne parlait à personne. Il apparaissait, prenait ce dont il avait besoin et s’en allait. Il y a une quinzaine d’années, au moment où notre petite ville commençait à prendre de l’ampleur, Chris est arrivé un jour en ville monté sur un caribou, nous laissant tous ahuris. C’était l’avant‑veille de Noël. 8 — Il était à cheval sur un caribou ? — Je ne l’aurais jamais cru moi-même si je ne l’avais pas vu de mes propres yeux. Il l’avait trouvé tout petit près de sa mère morte et l’avait élevé comme un animal de compagnie. Bref, le voilà qui arrive en ville en costume de Père Noël, à cheval sur ce caribou, avec un sac sur le dos. — Quel spectacle cela a dû être ! Sans rien dire, Merrilee l’emmena vers le mur. Là, au milieu de toutes les photos encadrées, il y avait effectivement un cliché en couleurs d’un Père Noël à cheval sur un caribou. C’était bien une des choses les plus dingues qu’il ait jamais vues ! — Oui, monsieur, c’était un spectacle. Et dans ce sac qu’il avait sur le dos, il y avait des jouets de bois qu’il avait fabriqués pour les enfants de la ville, afin d’être sûr que tous les enfants aient un Noël. « Parce que, disait‑il, le Père Noël n’arrive pas toujours à nous trouver. » — Comme c’est touchant ! — Il est revenu chaque année, et il n’y avait pas que les enfants qui l’attendaient avec impatience. Et puis, une année, le jour de Chriscaribou est arrivé, s’est terminé, et pas plus de Chris que de caribou. Nous avions une vague idée de l’endroit où il vivait, alors quelques hommes sont allés voir. Il était mort. D’après ce qu’on m’a dit, il avait dû mourir un ou deux mois auparavant. Au printemps, à la fonte des neiges, on a retrouvé le caribou, mort également. Chris l’avait nourri toute sa vie, son maître disparu, il n’avait pas pu survivre seul. Nous n’avons jamais su qui était vraiment Chris ni s’il avait de la famille quelque part. Alors, après l’avoir enterré dignement, nous nous sommes tous dit qu’une aussi merveilleuse tradition ne devrait pas disparaître avec 9 lui, et c’est ainsi qu’est né notre festival Chriscaribou. Avec le temps, c’est devenu un véritable festival d’hiver. — C’est une belle histoire, admit Nick. — N’est‑ce pas ? répondit Merrilee, visiblement ravie par sa réaction. Ces temps-ci, nous attirons pas mal de monde à cette période de l’année. Quand vous ferez un tour en ville, vous verrez tous les camping-cars et autres mobil-homes garés tout autour de la ville. Il en vient de huit cents kilomètres à la ronde. — Impressionnant. — Dans votre chambre, vous trouverez un programme des événements, et toutes les boutiques de la ville l’ont placardé sur leurs vitrines. Malheureusement, la saison des grippes est en avance, et ça nous pose quelques problèmes. Je passe mon temps à conseiller aux gens de se laver les mains le plus souvent possible… Mais, assez avec cela. Quelle distance avez-vous parcourue pour vous joindre à nous ? Nous aimons bien garder une trace de ce genre de choses. Il allait répondre quand une porte surmontée de l’écriteau « Bienvenue chez Gus » s’ouvrit à la volée. Une jeune femme blonde entra en trombe, avant de s’immobiliser net, en fixant sur lui des yeux ronds comme des soucoupes. — Oh ! mon Dieu. Oh ! mon Dieu, s’écria-t‑elle en cillant, apparemment incapable d’en croire ses yeux. Vous êtes bien Nick Hudson ? Il se mit à rire. Les gens le reconnaissaient parfois, mais surtout à New York. Il n’aurait jamais pensé être reconnu dans une petite ville d’Alaska. — En chair et en os, répondit‑il en lui tendant la main. Ravi de faire votre connaissance. — Teddy. Teddy Monroe, dit‑elle en lui serrant la 10 main. Je n’arrive pas à croire que vous soyez ici. C’est trop top ! Il récupéra gentiment sa main, qu’elle n’avait pas lâchée. — Eh bien, je crois avoir loupé un épisode, intervint Merrilee. J’ignorais que vous étiez aussi connu, monsieur Hudson. — Nick, s’il vous plaît. Croyez-moi, je n’ai rien de fameux. — Oh ! mais si, il l’est ! s’écria Teddy. C’est l’écrivain itinérant le plus populaire du New York Times. Il voyage partout dans le monde, et il s’est spécialisé dans un blog qui parle d’endroits sortant des chemins balisés. C’est de nous que vous allez parler dans votre blog ? Trop cool ! Un tel enthousiasme le fit sourire. — Je suis effectivement venu pour le festival Chriscaribou. Je me suis dit que cela pourrait donner matière à quelques articles intéressants. — Vraiment ? dit Merrilee. S’il n’avait pas eu autant l’habitude d’étudier les gens, il n’aurait sans doute pas remarqué l’éclair d’inquiétude qui venait de traverser son regard. — Le New York Times, hein ? Eh bien ! reprit‑elle. — Ça paye les factures, éluda-t‑il. — Il fait le modeste, dit Teddy. Il a commencé à y travailler tout de suite après l’université. Enfin, c’est ce qui est écrit sur votre page de bio. — J’ai eu de la chance, dit‑il. Mes parents avaient un petit restaurant où le rédacteur en chef de la rubrique voyage du Times aimait bien venir. Il m’a pris sous son aile quand j’étais encore étudiant, et la suite est facile à deviner. — Ne me prenez surtout pas pour une cinglée ni rien, reprit Teddy. C’est juste que j’adore New York. 11 J’aimerais bien aller m’y installer l’année prochaine pour y suivre des cours de comédie. — Teddy est notre apprentie comédienne, et elle est complètement dingue de New York, précisa Merrilee. — Eh, ma patronne vivait à New York, avant. Vous avez peut‑être entendu parler d’elle — elle y était chef, avant de venir ici s’occuper du restaurant, s’écria Teddy en désignant la porte qu’elle venait de passer. Gus Tippens. Il considéra la jeune femme avec amusement. Il fallait vraiment que Teddy soit issue d’un bourg pourvu d’une seule rue sans aucun feu de signalisation pour penser qu’il puisse connaître une personne précise dans une mégapole telle que New York ! C’était à la fois charmant et complètement naïf. — C’est si grand, New York, intervint Merrilee avec un sourire pincé. Ça m’étonnerait que Nick ait jamais entendu parler de Gus. — Elle ? Gus ? — C’est le diminutif d’Augustina, tout comme mon nom est celui de Theodora, précisa Teddy avant de rouler des yeux. Quelle idée ont eue mes parents de me donner le prénom de ma grand-mère ! ajouta-t‑elle en secouant la tête. Comment peut‑on affubler un bébé d’un prénom tel que Theodora ? Ça me dépasse. — J’ai le regret de vous dire que je n’ai jamais entendu parler de Gus. Mais je suis impatient de manger dans son restaurant, répondit Nick, sa curiosité piquée. En fait, cela me paraît même une excellente histoire. Ce n’est pas souvent qu’un chef de la Grosse Pomme va s’installer dans les étendues sauvages de l’Alaska pour y ouvrir un restaurant. Ce serait même d’un grand intérêt sur le plan humain, puisqu’il était prêt à parier que certains de ses lecteurs reconnaîtraient le nom de Gus, ou du moins celui des restaurants de New York ou elle avait travaillé. 12 — En plus, elle a fait ses classes à Paris, insista Teddy, comme pour s’assurer qu’il était convenablement impressionné. Eh bien, il l’était. — Etais-tu venue pour quelque chose en particulier, Teddy ? s’enquit Merrilee. Depuis le début, Nick avait l’impression que cette conversation la mettait mal à l’aise. — Oh ! oui, répondit Teddy, la mine piteuse. Gus m’a demandé de venir voir si sa boîte de truffes était arrivée. — Elle est arrivée, dit Merrilee en attrapant une boîte sur le coin de son bureau pour la lui donner. Je pensais la lui apporter dès que j’aurais montré sa chambre à Nick. Les bras chargés, Teddy recula vers la porte de communication. — Bon, d’accord. Je crois qu’on se reverra à l’heure du dîner. Enfin… C’est juste que vous allez dîner là-bas, et c’est là que je travaille, vous savez, au restaurant. Il fit ce qu’il pouvait pour ne pas rire, car il ne voulait pas offenser la jeune femme. — Bien sûr. On se revoit à ce moment‑là, donc. Teddy lui fit un petit signe de la main et poussa la porte de communication. L’espace d’une brève seconde, il eut un aperçu d’une femme brune avec une mèche blanche au-dessus du front, et il en eut comme un choc. Si la jeune blonde s’était montrée sympathique, il ne l’avait pas trouvée particulièrement attirante. En revanche, cette femme — dont il présumait qu’il s’agissait de Gus —, c’était autre chose. Il allait attendre avec impatience l’heure du dîner. * * * 13 Merrilee faisait les cent pas devant le comptoir de la quincaillerie de Bull Swenson pendant que celui-ci finissait de charger la dernière commande de moulures pour le nouveau centre communautaire. L’odeur de la sciure et du bois avait d’habitude un effet apaisant sur elle, mais il n’en était rien à présent. Elle était malade d’inquiétude. — Il va falloir qu’on trouve quelque chose, et qu’on le trouve vite, dit‑t‑elle, s’efforçant de ne pas paniquer. Bull caressa sa barbe blanche, signe qu’il réfléchissait. Elle était tombée follement amoureuse de ce géant débonnaire dès l’instant où elle l’avait vu, vingt‑cinq ans plus tôt. Leur relation datait de là. Bull lui avait maintes fois demandé sa main, et elle la lui avait maintes fois refusée. Même si elle s’était bien juré de ne jamais se remarier — une fois suffisait —, elle n’aurait pas pu le faire, car son mari avait toujours refusé de lui accorder le divorce. Quand elle l’avait quitté, elle avait été si pressée d’échapper aux pressions de ce fourbe qu’elle avait empaqueté ses affaires, les avait chargées dans leur camping-car et était partie le plus loin possible de la Géorgie. Puis elle avait atterri ici, avait compris que cet endroit était spécial et y avait trouvé sa place. Elle s’était prétendue divorcée, naïvement persuadée que Tad finirait par lui accorder ce divorce. Ce n’était qu’une question de mois, avait‑elle pensé alors. Mais les mois avaient passé, puis les années, et il lui était devenu presque impossible d’avouer son mensonge. Le mois précédent, Tad était venu à Good Riddance et avait fini par signer ces fameux papiers, mais, depuis que Bull avait appris la vérité, rien n’était plus pareil entre elle et lui. Il avait déclaré qu’il ne lui demanderait plus jamais de l’épouser. 14 Il attendait d’elle qu’elle le fasse, elle le savait, mais elle ne se sentait toujours pas prête… Toutefois, l’arrivée de Nick Hudson était bien plus préoccupante que sa relation avec Bull, vu ses relations à New York et son blog. — Donc, il veut faire un article à propos de Gus ? dit finalement Bull. — Oui. Après tout ce temps, elle se sent enfin en sécurité, elle peut recommencer sa vie, mais il pourrait tout gâcher, répondit Merrilee en se massant les tempes. Qu’allons-nous faire ? Si jamais il découvre la vérité… Elle ne put réprimer un tressaillement. Bull connaissait son opinion sur les reporters. Pour elle, ils étaient des serpents auxquels il ne fallait jamais se fier. — Où est‑il, en ce moment, ce Nick Hudson ? — Comme Dalton est cloué au sol en attendant la pièce pour son avion, il lui fait faire un tour de la ville, dit Merrilee en faisant demi-tour. Elle savait que ses allées et venues agaçaient Bull, mais elle était trop anxieuse pour rester immobile. Dalton Saunders était le pilote principal qui assurait les navettes entre Good Riddance et Anchorage, et Juliette Watson lui venait en renfort en cas de trop forte charge de travail, de congé ou de pépin, ce qui était le cas en ce moment. — Dalton est venu faire un tour à l’aérodrome, et je lui ai demandé de faire visiter la ville à M. Hudson. Ils avaient l’air de déjà s’entendre comme larrons en foire quand ils sont partis. C’était ce dernier point qui la dérangeait : elle n’aimait pas Nick Hudson. A vrai dire, ce n’était pas tant l’homme en lui-même qui lui déplaisait, mais la menace qu’il faisait peser sur Gus. En plus, il avait fallu que Teddy se conduise en 15 idiote et que Dalton fasse assauts d’amabilités avec le visiteur, comme toujours… Si cela n’avait tenu qu’à elle, elle aurait rembarqué ce gratte-papier à coups de pied dans le derrière dans le prochain vol pour Anchorage. Malheureusement, c’était impossible. Elle se massa le front du bout des doigts dans l’espoir d’atténuer son mal de tête. — Je lui avais garanti qu’elle serait en sécurité ici, Bull. On ne peut pas la laisser tomber ! Elle s’en souvenait comme si c’était hier… Quand Gus était arrivée à Good Riddance, c’était une véritable épave. Elle sortait de fiançailles avec Troy Wenham, fils d’un politicien éminent de New York et issu d’une longue lignée de politiciens éminents auxquels pouvoir et richesse servaient de sceptre. A l’en croire, la famille Wenham l’avait méprisée dès le départ, la considérant comme une aventurière. Puis Troy s’était montré de plus en plus autoritaire, et elle avait rompu ses fiançailles. Fou de rage, Troy avait juré qu’il ne la laisserait jamais tranquille. Il s’était mis à la harceler. Porter plainte s’avérant inutile face au pouvoir et à l’influence de sa famille, Gus avait changé de travail, déménagé. Mais Troy la retrouvait toujours en retraçant les mouvements de sa carte bancaire. Finalement, cela avait demandé du temps et de la patience, mais Lauren Augustina Matthews avait fini par disparaître de la surface de la terre aux yeux de Troy Wenham et, pour tout le monde à Good Riddance, elle était la nièce de Merrilee. En fait, la mère de Gus, Jennie, était l’amie de Merrilee depuis les bancs de l’école primaire. Et Jennie était morte avant que Troy ne fasse la connaissance de Gus. Celui-ci n’avait donc jamais entendu parler d’elle. Elle avait ressenti comme un honneur le fait que la 16 fille de Jennie lui demande son aide. Elle avait promis à Gus qu’à Good Riddance tous veilleraient à sa sécurité et l’aideraient à prendre un nouveau départ. Mais si jamais Nick Hudson parlait d’elle et de son restaurant dans le Times, Troy Wenham et ses détectives ne mettraient pas longtemps à comprendre, et il recommencerait sa campagne de terreur ! — Merrilee, à la façon dont je vois les choses, il y a trois options. Quand Bull prenait la parole, elle l’écoutait avec grande attention. Il avait passé deux ans dans une prison viêt‑cong pendant la guerre du Vietnam et, si elle ignorait ce qu’il avait été avant cela, elle savait qu’à présent il mesurait chacune de ses paroles et ne s’exprimait qu’après avoir considéré le problème sous tous les angles possibles. — Un : lui dire la vérité. Mais comme on ne le connaît pas, ce serait extrêmement risqué. En effet, Bull et elle étaient les deux seuls à connaître la véritable histoire de Gus. — Deux : le tuer. Mais c’est de plus en plus dur d’échapper à la justice de nos jours. Et puis, en plus, il est venu ici par hasard, pas méchamment. Bull était sérieux comme un pape. C’était une des choses qu’elle aimait en lui : il soupesait absolument toutes les éventualités. — Ce qui nous laisse une troisième option, la seule possible même si elle n’est pas excellente : lui demander de ne pas parler d’elle ou de son restaurant dans ses articles. — Il est journaliste, Bull. Si elle lui demande ça, il aura forcément envie de creuser plus profond ! Bull inclina la tête de côté et prit de nouveau le temps de réfléchir en se caressant la barbe. — Il comprendra probablement très vite qu’elle ne 17 vit pas sous son véritable nom. Et il n’aura pas besoin de creuser bien loin pour découvrir que c’est moi qui suis propriétaire du restaurant et du bar, et non elle — il lui suffira de demander un extrait du registre du commerce. A part cela, je ne pense pas qu’il puisse trouver grand-chose. — Mais pourquoi a-t‑il fallu qu’il vienne ? s’écriat‑elle, si frustrée qu’elle aurait hurlé. Tout se passait si bien pour Gus ! — Allons, Merrilee, dit Bull en secouant la tête. C’était juste une question de temps. Tôt ou tard, tout finit par se savoir, tu le sais bien. Elle comprit qu’il parlait des récents événements avec son ex-mari. — Lui as-tu parlé ? — Non. Je suis venue dès qu’il a passé la porte. Je me disais qu’il faudrait d’abord qu’on élabore une stratégie tous les deux, et ensuite qu’on aille ensemble en parler à Gus. Toutefois, je suppose qu’elle est déjà au courant, vu le foin qu’a fait Teddy. Teddy était le prototype de la gamine ayant des rêves plein la tête, mais elle ne l’avait encore jamais vue s’enthousiasmer à ce point. — Je vais accrocher un écriteau sur la porte, et on va aller tenir conseil avec Gus, dit Bull en se levant. — Es tu sûre que ça va, chérie ? s’enquit Merrilee. Gus hocha la tête, les yeux soudain pleins de larmes. Elle allait aussi bien qu’au cours des quatre dernières années. — Je vais bien, dit‑elle en poussant Bull et Merrilee vers la porte de son appartement. Merci d’être passés. Tous les deux, vous m’avez sauvé la vie. Good Riddance m’a sauvé la vie. J’espère que vous savez à quel point 18 vous comptez pour moi, poursuivit‑elle en les regardant tour à tour. Merrilee et Bull étaient devenus ses parents de substitution, la seule famille proche qu’elle possédait à présent que sa mère était morte, puisque son père avait disparu de sa vie quand elle était encore enfant. Merrilee l’étreignit un instant. — On le sait. Et tu sais l’importance que tu as à nos yeux. Tout va bien se passer, tu verras, dit‑elle en la lâchant et en lui tapotant l’épaule. — Crie très fort si tu as besoin de nous, enchaîna Bull à sa façon pataude, mais les yeux débordant de tendresse. — Promis. Quand Gus eut refermé la porte sur eux, elle appuya la tête contre le chambranle, la sensation d’être la proie de Troy menaçant encore une fois de la submerger. A la vérité, cette impression n’avait jamais disparu, elle avait juste réussi à la mettre de côté la plupart du temps. Le pire, c’était quand elle allait se coucher le soir, quand elle n’avait plus l’esprit occupé par son travail, quand les cauchemars venaient la tourmenter dans son sommeil. L’expérience l’avait rendue plus forte, aucun doute sur ce point. Cependant, Troy Wenham l’avait terrorisée, la marquant à jamais au plus profond d’elle-même. Elle n’avait pas tout dit à Merrilee et Bull. Elle n’avait jamais été capable de leur raconter ses retours chez elle le soir, quand elle retrouvait ses draps lacérés et barbouillés de peinture rouge sang. Et la police qui ne faisait toujours rien ! Car les Wenham étaient à New York ce que les Kennedy étaient dans le Massachusetts. Elle inspira profondément par le nez, usant de la technique de yoga apprise bien des années plus tôt — yoga qu’elle enseignait maintenant tous les dimanches après-midi 19 à un petit groupe de citoyens de Good Riddance. Elle se concentra sur sa respiration et finit par se recentrer. A présent plus maîtresse d’elle-même, elle tourna ses pensées vers Nick Hudson. Elle savait qui était Nick Hudson, car Troy et elle adoraient lire ses chroniques de voyage. Ils avaient même envisagé comme destinations potentielles de lune de miel quelques endroits vantés par lui. Nick Hudson avait la plume alerte. Naguère, pendant sa vie new-yorkaise, elle s’était même imaginée un peu amoureuse de lui, tant il écrivait bien. Elle se berçait de l’illusion quelque peu fantasque que les écrits d’une personne offraient un aperçu de son âme, et elle aimait ce qu’elle en avait aperçu. De plus, à en juger par les photos qui traînaient sur le net, il était beau comme un dieu. Elle n’avait plus rien lu de lui depuis qu’elle s’était installée ici. A quoi bon ? Cette vie-là était morte pour elle. Son passeport, son permis de conduire ne lui servaient à rien puisqu’ils étaient à son véritable nom. Ça aurait été trop douloureux de lire ses colonnes ou quoi que ce soit ayant trait à New York. Elle avait préféré s’immerger dans son nouvel univers, ce refuge où elle avait l’opportunité d’exercer son art. Oh oui, elle savait exactement qui était Nick Hudson ! Et, bêtement, sa réaction première avait été non pas l’instinct de conservation devant le danger qu’il pouvait représenter pour elle, mais un frisson d’excitation. Elle était une femme seule depuis quatre ans. Certes, des hommes l’avaient courtisée depuis qu’elle s’était installée ici, mais cela ne l’avait tout bonnement pas intéressée. Pourtant, il suffisait d’une mention de Nick Hudson pour que ce ridicule béguin qu’elle avait bercé des années plus tôt pointe de nouveau son nez ! Atterrée, elle secoua la tête. Le meilleur plan d’action serait de voler aussi bas que 20 possible afin que son radar ne puisse pas la détecter. Avec l’afflux de visiteurs pour le festival Chriscaribou, elle allait être débordée de travail, ce ne serait donc pas trop difficile. Elle carra les épaules et descendit au rez-de-chaussée. Elle avait un restaurant à faire tourner. 21