Catalogue-Tableaux pour un cabinet

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Catalogue-Tableaux pour un cabinet
Tableaux pour un cabinet
Bertrand Dumas
GALERIE MENDES
ous avons recherché,
par le choix délibérément ambitieux des
œuvres dévoilées dans ce catalogue, à saluer et, nous l’espérons, à stimuler l’esprit et le
goût de la collection.
La sélection, volontairement
restreinte afin de concentrer
toute l’attention sur la qualité et
la singularité de chaque œuvre,
révèle un aspect pictural étonnant qui par sa rareté ou sa curiosité
se cantonne à l’orée des genres académiques.
« Curieux » ou « connaisseurs » sont inspirés par le noble sentiment de collectionner et de jouir du fruit de leur récolte dans le
secret des cabinets où ils aiment se retirer seuls ou avec un entourage privilégié qui partage leur contemplation.
C’est en considérant l’amateur, immuablement électrisé par la
quête lyrique et exaltée de l’objet idéal, que nous avons pensé et
organisé cette exposition.
Nous savons que c’est une passion dévorante qui le pousse à
« dénicher », étudier, désirer et ultimo s’approprier l’œuvre
convoitée.
Qu’en vue de compléter, d’enrichir ou d’affiner sa collection particulière, voire confidentielle, le collectionneur, souvent érudit,
toujours connaisseur et enthousiaste, se laisse irrésistiblement
tenter. Conscients et respectueux de cet état d’esprit nous proposons huit tableaux et quelques dessins qui sauront répondre aux
exigences de l’amateur éclairé qui, nous aimons le penser, saura
s’en délecter.
Tel l’Amateur dans les ruines, dessiné par Hubert Robert, qui
cherche inlassablement dans les trésors du passé l’objet de sa satisfaction, le collectionneur d’aujourd’hui ne pourra pas rester indifférent à l’intérêt historique de la Vue intérieure de l’église
Sainte-Geneviève dessiné en 1758 par Pierre-Antoine Demachy
ou à la prouesse technique de Jacques Barraband qui nous offre
avec cette Etude de perroquet Grand Lori « un monument de l’histoire de l’édition scientifique ».
La puissance de la portée méditative et la force plastique qui se
dégagent de ce crâne du XVIIe siècle rendu avec une rare économie de moyens, sauront surprendre le plus avisé des connaisseurs
qui se laissera aussi intriguer par le regard interrogateur et romantique de l’Autoportrait en captif de Gabriel Christophe Guérin.
Il nous est aisé d’imaginer notre petite étude de singe chapardeur
peinte par Jan Weenix prendre sa place dans l’intérieur raffiné et
intime d’un cabinet d’amateur.
Lieux privés, et par coutume jalousement gardés, ces cabinets
abritent d’intéressantes et somptueuses collections d’œuvres d’art
ou d’objets de curiosité.
Ils sont le reflet du goût et de la personnalité de celui qui les a
savamment et amoureusement façonnés.
Apanage des princes de la Renaissance, à l’image du studiolo
d’Isabella d’Este à Mantoue ou de celui de Francois Ier à
Fontainebleau, le cabinet d’amateur se répand au sein de toute la
société cultivée à partir du XVIIe siècle.
Nous vous invitons à ouvrir les pages d’un éphémère cabinet
d’amateur et à vous laisser guider dans une visite que nous espérons agréable et qui saura susciter l’envie de compléter ou de rêver
votre collection.
N
À Bruxelles Léopold Guillaume de Habsbourg est un des plus
grands collectionneurs de tableaux de son époque. Il achète frénétiquement les maîtres de la Renaissance et les plus grands
peintres de son temps. Ses tableaux étaient accumulés dans des
pièces intégralement recouvertes de chefs-d’œuvre. C’est dans
l’un de ses cabinets que figurait très certainement la Marie
Madeleine pénitente peinte par David Teniers que nous présentons
dans ce catalogue.
Philippe Esteves Mendes
3
Camillo PROCACCINI
6
Jésus et Pierre marchant sur les eaux, vers 1610-1620
8
Tête de moine franciscain
Lodovico CARDI, dit Il Cigoli
Anonyme du XVIIe siècle
10 Vanité
Luigi MIRADORI, dit Il Genovesino
14 Memento mori
David TENIERS, le Jeune
16 La Madeleine pénitente
Domenico PIOLA
20 L’ombre de Samuel apparaissant à la pythonisse d’Endor
Rome, vers 1700
22 Saint Jérôme au désert
Jan WEENIX
26 Etude de singe Squirrel
Pierre-Antoine DEMACHY
28 Vue intérieure de l’église Sainte-Geneviève, état de 1757-1758
Hubert ROBERT
32 Amateur dans les ruines, après 1761
Jacques BARRABAND
36 Perroquet Grand Lori (Eclectus roratus)
Gabriel Christophe GUÉRIN
38 Autoportrait en captif
Théophile LYBAERT
42 Le Soir de la vie
5
Camillo PROCACCINI
(Bologne, c. 1555 – Milan, 1629)
Jésus et Pierre marchant sur les eaux, vers 1610-1620
Sanguine, H. 8 x L. 6,3 cm
Montage et numéro de la collection « Sagredo Borghese ». Au verso, à la plume : M.F. n°18.
Provenance : Collection particulière.
D
ans la cité prospère des Borromée, le clergé milanais lança la
construction de nouvelles églises avec leurs couvents,
multipliant ainsi les chantiers décoratifs. Dans ce contexte
florissant, le peintre bolonais Camillo Procaccini, fils d’Ercole, l’Ancien,
s’installa à son compte dans la capitale lombarde, en 1587. Il y tiendra,
avec celui des frères Della Rovere, l’atelier le plus actif de Milan, jusqu’à
sa mort en 1629. Peintre encore maniériste, Camillo Procaccini n’en fut
pas moins l’artisan des réformes tridentines qui encouragèrent le
renouvellement des images vers une plus grande lisibilité. Le dessin que
nous présentons, petit par ses dimensions, monumental par sa
composition, illustre parfaitement cette nouvelle aspiration.
6
Il représente un épisode miraculeux de la vie de Jésus, rapporté dans les
Évangiles de Mathieu, de Marc et de Jean : « Pendant la nuit, le Christ
marchant sur les eaux s’avance vers la barque des apôtres qui, effrayés,
le prennent pour un fantôme. Il les rassure et propose à Pierre de le
rejoindre. L’apôtre va à sa rencontre, mais peu confiant, s’enfonce dans
l’eau et s’écrie : « Seigneur sauve-moi ». Le dessin saisit l’instant où Jésus
lui tend la main et dit : « Homme de peu de foi, pourquoi as-tu
douté ? ». Par sa situation dans le dessin, au premier plan de la
composition, le dialogue, en lui-même édifiant, répondait idéalement
aux attentes du Concile de Trente.
À l’occasion de la canonisation de Charles Borromée en 1610 vingt-huit
peintures a tempera sont commandées à Cerano, Giulio Cesare,
Duchino et d’autres pour la cathédrale de Milan sur le thème des
miracles posthumes de l’évêque de Milan. Camillo Procaccini, qui n’est
pas directement concerné par cette commande, pour le Duomo, illustra
sans doute à la même époque, l’épisode du Miracle de saint Charles à la
rivière Ticino, peint pour l’autel latéral de la chapelle Pisani de l’église
San Nicolò da Tolentino, à Venise (fig. 1). Le thème est pour la première
fois décrit dans le récit hagiographique que publie Giussano en mai
1604, un terminus post quem pour la datation de l’œuvre1. La légende
milanaise rapporte que Charles Borromée aurait sauvé de la noyade un
enfant de cinq ans sous les yeux de sa mère affolée2 (fig. 2).
Le dessin à la sanguine préparatoire à cette composition, a été pour la
première fois publié par Bertha H. Wiles, puis par Nancy Ward
Neilson, dans son Catalogue Raisonné des Peintures et Dessins de
Camillo Procaccini3 (fig. 3). Les parentés de style et de composition
avec notre dessin nous ont permis d’écarter définitivement son ancienne
attribution à Giulio Cesare Procaccini.
La facture preste et désordonnée néglige les extrémités des corps, joue
des accents colorés de sanguine, pour marquer les plis et les orbites des
visages à peine esquissés, selon un procédé identique dans les deux
dessins. Malgré le respect de la perspective aérienne, observé dans les
deux feuilles, Bertha H. Wiles remarque que les contrastes et la
précision du trait diminuent dans les lointains. C’est l’empreinte du
« naturalisme atmosphérique », déjà suggérée dans les œuvres
émiliennes de Camillo Procaccini4.
L’héritage maniériste est manifeste dans la distorsion et l’agitation des
figures principales. L’influence du Parmigianino est la plus souvent citée
pour décrire cette écriture nerveuse et déformée. Du chaos dans le
dessin naît la dimension tragique d’une égale intensité dans les deux
feuilles commentées. Leurs mises en page suivent également la même
ordonnance : des figures au premier plan calant la composition sur le
côté gauche, une scène secondaire à droite, servant de plan
intermédiaire au paysage esquissé dans le lointain. Ce procédé où les
figures repoussoirs conduisent le regard au fond de la scène rappelle,
selon Bertha H. Wiles, les paysages des flamands Paul Bril et Jan
Brueghel. Cette filiation justifierait, d’après elle, une datation précoce
dans le XVIIe siècle. Notre dessin, fut sans doute composé vers 1610, au
moment même où l’iconographie borroméenne était à son plus haut
niveau de popularité. En revanche, la ressemblance de notre Christ avec
celui apparaissant à Sainte Catherine5 (même draperie nouée dans le dos
et retenue à la taille par le bras droit) résulterait d’un canon mis en
place, dès la fin de la décennie 15906 (fig. 4).
Figurant parmi les compositions les plus dramatiques et dynamiques
qu’ait composées Camillo Procaccini à Milan, Le Christ et saint Pierre
marchant sur les eaux, résume les tendances contraires de la peinture
milanaise du début du XVIIe siècle, respectueuse de la tradition
maniériste et tentée par les innovations de l’art baroque.
Sur ce point voir Wiles, B. H., An unpublished Design by Camillo Procaccini, in Master Drawings, 1964, n°4, vol. II, p. 402.
Giovanni Pietro Giussano, Vita di San Carlo Borromeo, Rome, 1610, pp. 663-664.
3
Le dessin à la sanguine, H. 16,2 x L. 12,6 cm, a été publié, pour la première fois, par Bertha H. Wiles, op.cit., pp. 401-407, repr., fig. 31, puis par
Nancy Ward Neilson, Paintings and Drawings by Camillo Procaccini, New York, Londres, 1979, cat. 258. En 1964, le dessin appartenait à la
collection du Dr. Edward A. Maser, Chicago.
4
Neilson, N., W., 1979, p. xi.
5
Camillo Procaccini, Le Christ apparaissant à Sainte Catherine, Celui-ci la couronnant de deux couronnes, plume et encre brune, mis au carreau à la
sanguine, H. 24,3 x L. 11,9 cm, vente Sotheby’s, Florence, 27 mars 1985, lot 7. Localisation actuelle inconnue. Repr. dans Neilson, N., W., Three
drawings by Camillo Procaccini, in “Arte, Collezionismo, Conservazione : Scritti in onore di Marco Chiarini”, Florence-Milan, 2004, fig. 3, p. 248.
6
Sur ce point, voir Neilson, N., W., 2004, p. 247.
1
2
7
Fig. 1 - Le Miracle de saint
Charles à la rivière Ticino, San
Nicolo dei Tolentini, Venise.
Fig. 2 - Détail du précédent.
Fig. 3 - C. Procaccini, Le Miracle de
saint Charles à la rivière Ticino, collection
particulière, USA.
Fig. 4 - C. Procaccini, Le christ
apparaissant à sainte Catherine.
Localisation inconnue.
Lodovico CARDI, dit Il Cigoli
(San Miniato, 1559 – Rome, 1613)
Tête de moine franciscain
Huile sur papier : H. 42 x L. 28 cm
Bibliographie : inédit
Fig. 6 - D. Fetti, Double étude de têtes de saints
franciscains, collection privée, Londres.
L
a Tête de moine que nous présentons fait partie d’une série de trois
études (fig. 1, 2 et 3) rassemblées par Franco Moro sous le nom de
Ludovico Cardi, dit Il Cigoli1. Nous reproduisons une cinquième
tête2 (fig. 4) en tout point comparable. Peintes sur papier et de
dimensions similaires, elles forment, réunies, une galerie de portraits de
moines franciscains étonnement expressifs. Bien qu’esquissées, ces
études se conçoivent comme autant de « têtes d’expression ». Les fonds
et les habits monochromes sont volontairement ébauchés pour
concentrer l’attention sur l’étude psychologique des figures. Toujours
avec la même acuité, Cigoli brosse une palette de sentiments allant du
doute à la compassion. Notre portrait, au visage tourné vers le bas et aux
sourcils froncés, est l’un des plus poignants de la série. Il partage, avec
ses circonvoisins, une profondeur d’âme et de réflexion qui rejoint les
préoccupations intellectuelles et spirituelles des franciscains.
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La grande unité de style entre les études atteste d’une exécution rapide
et spontanée. La matière vivement brossée, sur et autour des visages,
confère aux portraits une intense animation. Notre étude est peinte avec
la technique utilisée dans les quatre autres exemplaires. On retrouve les
hachures obliques dessinées à l’encre noire pour les sourcils, les légers
coups de brosse sous les yeux pour éclairer les regards, les touches
blanches ou noires disposées en bâtonnets parallèles dans les barbes plus
ou moins fournies, ou encore la manière de placer les empâtements sur
les parties saillantes des figures de manière à accrocher la lumière ; celleci, jouant du clair-obscur, modèle fortement les figures représentées
avec les marques naturelles de leurs âges et de leurs expressions.
Fig. 1 - Il Cigoli, Tête de moine,
collection privée.
Fig. 2 - Il Cigoli, Tête de moine,
collection privée, Florence.
Fig. 5 - Il Cigoli, Sainte Madeleine,
Caisse d’Epargne, San Miniato.
Ces notes réalistes inscrivent la Tête de moine franciscain dans la quête
de vraisemblance qui souffle sur Rome depuis que les élèves des
Carrache participent aux grands décors de la Ville Éternelle. Cette
œuvre illustre l’adhésion totale de Cigoli à la nouvelle tendance réaliste,
qu’il perfectionne après son arrivée à Rome, en 1604. Franco Moro date
la série des Têtes de moines de la maturité de l’artiste, c'est-à-dire autour
de 1610, en les comparant à la richesse d’expression du visage de la
Madeleine repentante de la collection de la Caisse d’Épargne de San
Miniato (fig. 4) soulignant la modernité de la série à laquelle il faut
désormais ajouter notre étude. Ensemble, elles font figure de « cas
d’école »,comme on en concevait à l’accademia degli incamminati où
l’on dessinait d’après l’antique, mais aussi d’après le modèle vivant.
Notre type d’étude dal vero servira de modèle aux générations futures.
La Double étude de têtes de saints franciscains3 (fig. 5) peinte par
Domenico Fetti à la suite de son maître Il Cigoli, illustre
magnifiquement cette directe descendance.
Fig. 3 - Il Cigoli, Tête de moine,
collection privée, Paris.
Fig. 4 - Il Cigoli, Tête de moine,
collection particulière.
Franco Moro, Viaggio nel Seicento Toscano, Dipinti e disegni inediti, Montova, 2006, pp. 43-45, fig. 29, 30 et 31. Dans l’ordre de citation, les notes
de bas de page donnent la description et la provenance des œuvres reproduites : Note 42 – Huile sur papier marouflé sur toile, H. 42,8 x
L. 27,7 cm ; Londres, collection particulière. Note 43 - Huile sur papier marouflé sur toile, H. 44 x L. 28 cm ; Massimo Vezzosi à Florence. Note
44 - Huile sur papier marouflé sur panneau de bois, H. 42 x L. 27,5 cm ; collection particulière, Paris.
2
Ludovico Cardi, dit Il Cigoli, Tête de moine, huile sur papier, H. 42,6 x L. 28,3 cm, collection particulière.
3
Domenicho Fetti, Doppio studio di volti di santi francescani, huile sur toile, H. 148 x L. 72 cm ; collection privée, Londres.
1
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Anonyme du XVIIe siècle
Vanité
Huile sur bois
H. 26,2 x L. 34,1 cm
Bibliographie : Tapié, Alain, cat. exp., Vanité : Mort que me veux-tu ?, Fondation Pierre Bergé Yves Saint-Laurent, 23 Juin –
19 Septembre 2010, éd. de la Martinière, Paris, 2010, p. 30, ill. p. 8.
Provenance : Collection particulière, Paris.
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10
n crâne posé sur une pierre. L’image illustre de façon radicale, et
avec une rare économie de moyens, le thème de la vanité. Son
pouvoir mélancolique nous renvoie à la précarité de notre
existence, sur le mode de l’Allégorie de la vie humaine attribuée à
Philippe de Champaigne (fig. 1), et décrit par Alain Tapié comme un
memento mori admirable, dans lequel la sévérité de la représentation
offre un objet de médiation exceptionnel. À la fois, « instrument et gage
du Salut », notre tableau, support de méditation, était destiné au
recueillement privé dans la cellule d’un couvent1. « Tout à la fois miroir
de la mort, portrait de l’homme, en même temps que portrait de la
mort et miroir de l’homme, la fonction de l’image », rappelle Alain
Tapié, « n’est pas d’effrayer, mais d’accoutumer les fidèles à ce passage
nécessaire de la Vie à la Mort ». Il ajoute qu’ici, « l’effigie, d’une
incroyable puissance visuelle par la simple partition entre l’ombre et la
lumière, met en exergue la fluidité et la sobriété conceptuelles et
septentrionales sous lesquelles couve une forte et organique expressivité
gestuelle. Cet absolu chef-d’œuvre », « conclut-il, révèle que l’audace
d’une telle image n’est pas réservée au milieu de la dévotion exacerbée,
animée par les Jésuites autour de 1640. Sa puissante portée méditative
n’en scelle, pas moins, son entière appartenance au renouveau spirituel
qui toucha la pensée catholique après le Concile de Trente ».
Le caractère international de la vanité au XVIIe siècle explique
l’anonymat dans lequel est conservée notre Vanité. Assurément, elle
appartient à la famille des « vanités austères », celles des années 1620 –
1630, à fond vide, à tendance monochrome et mise en page frontale; un
genre pratiqué aux quatre coins de l’Europe, en Hollande par P. Claesz,
en Alsace par S. Stosskopf, en France par J. Linard, en Espagne par
Zurbaran. Ces peintres, tous d’horizons variés, assimilèrent, tout en
conservant leurs particularités régionales, le réalisme et le clair-obscur
du Caravage, pionnier dans le genre de la nature morte indépendante.
Le peintre de notre Vanité a lui-même emprunté au maître lombard l’un
des principaux attraits de sa mise en scène : le traitement spécifique de
la lumière qui tombe d’en haut et de la gauche sur le sommet du crâne,
Fig. 1 - Ph. de Champaigne, att., Allégorie de la
Vanité humaine, musée de Tessé, Le Mans.
lequel émerge progressivement de l’obscurité. Cette solution décorative
toute spécifique, même inventée par Le Caravage, ne suffit
malheureusement pas à déterminer l’origine du foyer pictural, ou même
l’identité de son auteur. Des considérations de style permettent,
cependant, d’ébaucher quelques pistes d’attribution confortées, en cela,
par les études xylologiques et dendrochronologiques pratiquées sur le
panneau2, et la numérisation multispectrale de la couche picturale,
effectuée par Lumière Technologie3.
Les clichés obtenus montrent, mieux qu’à l’œil nu, la technique utilisée
par le peintre qui utilisa très peu de matière. Celle-ci, diluée dans un jus
brun et doré, fut appliquée, sans apprêt, de manière uniforme sur toutes
les parties du tableau. Il en résulta un délicat jeu de transparences animé
par des contrastes lumineux et des rehauts dorés, placés, avec justesse,
sur les zones saillantes du crâne : le cercle orbital et l’épine nasale. La
technique était savante. Le peintre, en plaçant, par exemple, une goutte
d’or sur la dent du maxillaire supérieur gauche, mit en volume toute la
composition. La face latérale du crâne exposée, entre ombres et
lumières, fut parcourue par la suture coronale. Ce goût du détail réaliste
se retrouva dans la panoplie des crânes d’Antonio de Pereda
(c. Valladolid, 1611 - Madrid, 1678), le spécialiste du genre. Le peintre
madrilène affectionnait les vues di sotto in su, qui offraient au regard du
spectateur le dessous du crâne. Cette mise en perspective audacieuse
permettait, parmi d’autres effets spectaculaires, de faire saillir le « pont »
(processus zygomatique) qui s’éloignait de l’os temporal. Un crâne
similaire au nôtre a été placé par de Pereda, en bas à droite, de son Saint
Jérôme de l’église Santa-Paula, à Séville (fig. 2). La matière vibrante, la
couleur du jaune, fondue au noir, et l’impressionnante densité plastique
du « crâne de Santa-Paula », comme d’ailleurs tous ceux d’Antonio de
Pereda, sont des traits distinctifs que l’on retrouve dans notre Vanité.
Celle-ci, comme les œuvres espagnoles de même fonction, combine
« un naturalisme et une affectation qui parlent directement à la
sensibilité »4, une double dimension, moins prégnante, dans les vanités
nordiques et dans la sphère de la Réforme. Cette attribution à Pereda se
Fig. 2 - Pereda, Saint Jérôme, détail, Séville.
Tapié, A., cat.expo.,Vanité : mort, que me veux-tu ?, Fondation Pierre Bergé Yves Saint-Laurent, Éditions La Martinière, p. 30.
Locatelli C., Pousset D., Étude xylologique et dendrochronologique d’un panneau peint représentant la Vanité, Galerie Mendes - Paris (75), Mai
2010, Laboratoire d’expertise du Bois et de la Datation par Dendrochronologie (LEB2d) - CIPRES, Besançon, 2010-06, 10p.
3
Lumière Technologie, LT2 SAS, 25 bis boulevard Saint-Germain, 75007, Paris.
4
Tapié, A., Vanité : mort, que me veux-tu ?, Éditions La Martinière, 6 Mai 2010, p. 29.
1
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trouve confortée par la présence d’un monogramme dessiné à l’encre, au
revers du panneau (fig. 3). Nous le rapprochons de celui qui figure
habituellement en bout de ligne des signatures de l’artiste (fig. 4). Leur
parenté est pour le moins convaincante.
De son côté, les études xylologiques et dendrochronologiques ont
certifié une provenance allemande pour le panneau de chêne, abattu
entre 1590 et 1610. Le laboratoire évalue à une vingtaine d’années en
moyenne la date d’utilisation d’un panneau après sa coupe, repoussant,
au plus tard, la datation de la peinture à la décennie de 1630. Le
laboratoire précise également que, en raison de sa finesse (entre 2,5 et
4,5 mm), la planche pouvait parvenir à l’état dit sec à l’air (H% 1317°), en moins de six mois, plus tôt, le bois n’était pas utilisable pour la
peinture. Notre tableau a par conséquent été peint entre 1590 et 1630
environ.
L’utilisation d’un panneau allemand par un peintre espagnol pour
représenter une vanité est sans précédent pour le XVIIe siècle. La raison
de cette exception se trouverait, peut-être, dans l’extrême qualité du
support, qui pouvait justifier son importation. Toutefois, Leticia Ruiz,
conservatrice du département des peintres espagnoles de la Renaissance
au musée du Prado, souligne la singularité du support en bois dans le
contexte espagnol de la première moitié du XVIIe siècle, envisageant
aussi la possibilité d’une œuvre d’origine nordique. Si tel est le cas, seul
un peintre allemand de cette époque aurait pu réaliser une vanité dans
l’esprit de la nôtre. L’exemple le plus proche que nous ayons localisé est
l’étonnante Vanité à la chouette, du musée des Beaux-Arts de Dijon,
attribuée à l’école allemande ou hollandaise5 (fig. 5). L’origine rhénane
a été proposée par Jacques Foucart, en 1975, qui attribuait alors le
tableau à un peintre allemand du début du XVIIe siècle, influencé par
Georg Flegel6. Notre tableau comporte, en effet, des similitudes de
facture et de mise en page qui pourraient laisser la porte ouverte à cette
hypothèse.
Peut-on envisager la possibilité que notre Vanité soit associée à un autre
sujet en pendant ? Un portrait de commanditaire ou un portrait de
moine, comme l’a suggéré Alain Tapié, dans le cas d’une origine
espagnole ? Trois trous sur le bord gauche du panneau indiqueraient les
points de fixation d’une charnière ou d’un montage laissant supposer la
forme primitive d’un diptyque. Cependant, cette hypothèse engageante
ne justifie pas que les trous de pointe aient été comblés par des chevilles
du même bois et recouverts par la peinture d’origine. Cet indice, révélé
par les examens dendrochronologiques et Lumière Technologie, plaide
davantage en faveur d’une composition autonome et construite comme
telle autour de l’image édifiante du memento mori.
12
Fig. 3 - Monogramme au revers du panneau.
Fig. 5 - Ecole Allemande, Vanité à la Chouette,
début XVIIe, musée des Beaux-Arts, Dijon.
Fig. 5 - Détail du précédent.
Fig. 4 - Signature d’Antonio de Pereda.
École allemande ou hollandaise, Vanité à la Chouette, H. 52,4 x L. 40,5 cm, musée de Beaux-Arts, Dijon. En rapport avec une gravure de Hans
Wechtlin (Strasbourg, c.1480 - actif en 1526). Repr. in Tapié, 2010, p. 15.
Indication rapportée en 2008 par Claire Steimer dans sa notice d’inventaire publiée dans la base Joconde du ministère de la Culture.
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Luigi MIRADORI, dit Il Genovesino (att.)
(Gênes, 1600/10 – Crémone, 1657)
Memento mori
Huile sur toile : H. 95 x L. 71 cm
Bibliographie : inédit
Provenance : Collection particulière, France.
U
n enfant, peint dans une veine « néo-caravagesque », aux accents
ténébristes, campe, méditatif, au centre de la toile. Dans un
mouvement engourdi, il cherche à se redresser, son élan est
modéré par sa pensée mélancolique. Une légère fumée s’échappe d’un
somptueux vase en argent attirant son regard triste et songeur.
Il semble se reposer à l’intérieur d’une grotte s’ouvrant sur un paysage
peint dans des tonalités sublimes et inquiétantes. Une lumière crue et
violente émane de l’intérieur, irréelle, comme surgissant des ténèbres.
Elle renforce l’effet dramatique de la scène, accentué par le crâne
sépulcral et ricanant posé aux pieds de l’enfant pour symboliser le
caractère inéluctable du destin de l’Homme.
Nous sommes en présence d’un Memento mori.
Le regard songeur, l’enfant médite sur la fatuité des plaisirs du monde
face à la Mort qui guette. Dans sa main, un livre, portant l’inscription
« Omnia Vanitas » vient nous éclairer sur la présence du sceptre et de la
couronne, symboles du pouvoir et des richesses terrestres.
Ce genre de représentations allégoriques de la vanité était coutumier
dans l’Italie du XVIIe siècle et revêtait un caractère moral invitant
implicitement le spectateur à se préoccuper davantage de son salut
éternel que de l’accumulation de biens terrestres. Vers 1640-1650, Luigi
Miradori peint à plusieurs reprises ce sujet associant un enfant méditatif
à un crâne d’une esthétique inquiétante1.
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Probablement né vers le début du XVIIe siècle, Luigi Miradori était
d’origine génoise mais c’est à Crémone qu’il exercera la plus grande
partie de son activité entre 1640 et 1654. De sa Ligurie natale il avait
certainement gardé une inclination pour l’emploi d’une palette riche et
savoureuse, héritée de Bernardo Strozzi ou de Gioacchino Assereto.
Mais Miradori semble avoir quitté Gênes encore jeune après un voyage
à Piacenza et à Rome où il fut vraisemblablement confronté aux œuvres
du Caravage et il s’installa définitivement à Crémone. Il y connaîtra un
grand succès jouissant ainsi de nombreuses commandes qui émanent
aussi bien de l’aristocratie locale que de l’église pour laquelle il peint un
grand nombre de maîtres-autels.
Le mode d’expression naturaliste, typique de la peinture lombarde, est
assurément l’aspect le plus caractéristique de l’œuvre de « Genovesino ».
Crémone garde en mémoire en ces années l’exemple du riche naturalisme
de la fin du XVIe siecle lombard hérité des peintres comme Giulio ou
Vicenzo Campi qui vont, sans aucun doute, marquer la formation du
jeune génois. Il affectionne les détails véristes, parfois pittoresques,
souvent d’inspiration populaire, propres à la peinture lombarde.
Fig. 2 - L. Miradori, Enfant endormi sur une tête
de mort, musée, Nancy.
La peinture religieuse constitua la plus grande partie de l’œuvre de Miradori
qui fut également un excellent portraitiste et peintre de scènes de genre.
Tableaux de chevalet, à caractère plus intimiste et servant de support à
la méditation morale, les vanités lui procurèrent un vif succès.
Ce genre pictural se développa au début du XVIIe siècle, et fut lié au
sentiment de précarité qui frappa l’Europe, suite à la guerre de Trente
Ans, et aux épidémies de peste qui menacèrent tous les pays.
« Vanitas vanitatum, omnia vanitas »2. Les premiers mots de l’Ecclésiaste
furent la source de ce thème iconographique que de nombreux peintres
traitèrent. Que ce soit implicitement et avec réserve comme Miradori
ou Evaristo Baschanis à Crémone, ou alors de façon plus explicite et
directe comme Antonio de Pereda à Madrid. Souvent traitées comme
des allégories, les vanités étaient destinées, par l’intermédiaire d’un
vocabulaire parfois complexe et érudit, à amener celui qui les
contemplait à se souvenir qu’il était un simple mortel et que son
existence était soumise au cours inexorable du temps.
Dans notre tableau, le rappel de la fatalité de la mort est d’autant plus
incisif qu’il est exprimé par le contraste inattendu de la présence charnelle
et innocente d’un enfant et de l’immobilité froide et menaçante d’un
crâne. Ce dernier est traité avec un sens aigu de l’observation du détail,
rendu avec un réalisme cru que l’on retrouve dans certaines vanités peintes
par « Genovesino » (fig. 1). Acuité également perceptible dans le
traitement du magnifique vase en argent et or admiré, avec mélancolie, par
l’enfant. Il s’agit, plus vraisemblablement, d’une urne d’où s’échappe une
fine fumée évoquant le caractère transitoire de la vie et du temps qui passe.
À propos du célèbre Memento mori du musée de Crémone (fig. 2), Alain
Tapié écrit : « Dans un contraste délibéré le message symbolique s’enrichit de
la mélancolie contemplative des enfants de Saturne qui méditent tristement
sur le secret de la Sagesse ».3 À leur image, notre enfant mélancolique est
enveloppé dans l’atmosphère léthargique de l’antre d’une grotte. À ses
pieds, les attributs du pouvoir, couronne et sceptre, sont placés à côté d’un
effroyable crâne exprimant la mort. Luigi Miradori nous invite ici à une
réflexion philosophique sur l’exercice du Pouvoir. L’Homme doit se
montrer vigilant sur sa responsabilité, se remettre en cause, et se laisser
guider par la raison et la foi. Pour cela il doit retrouver la lumière pour ne
pas voir, fatalement, ses illusions partir en fumée.
Ph. M.
Son habilité à traduire la réalité du quotidien, son traitement de la
lumière, son goût pour les effets dramatiques de clair-obscur soutenus
et l’affirmation d’une peinture aux accents réalistes, témoignent d’une
connaissance profonde de la leçon caravagesque,ainsi que de la peinture
espagnole. À cet égard, certaines œuvres de Luigi Miradori ont été,
parfois, attribuées à des peintres espagnols du siècle d’Or.
Dans notre tableau, la facture ténébriste du corps de l’enfant est très
proche du réalisme cru et incisif de Giuseppe Ribera. Miradori était
proche du milieu espagnol de Crémone puisqu’il avait comme
protecteur le gouverneur d’Espagne Don Alvaro de Quinones. Ce
dernier lui commanda plusieurs œuvres, dont certaines furent envoyées
à Madrid au roi Philippe IV.
Musées de Crémone, Caen, Arras, Nancy.
Bible, Ecclésiaste, I, 1. Traduction du latin : « vanité des vanités, tout n’est que vanité »
3
Cat. Expo., Les Vanités dans la peinture au XVIIe siècle, Petit Palais, 1990, Paris.
1
2
Fig. 2 - L. Miradori, Memento mori, Cremone.
15
David TENIERS, le Jeune
(Anvers, 1610 - Bruxelles, 1690)
La Madeleine pénitente
Huile sur panneau de chêne, H. 60 x L. 40,5 cm
Bibliographie : Stéphane Loire, Peintures italiennes du XVIIe siècle du musée du Louvre, Paris, 2006.1
Provenance : - Probablement à Bruxelles, puis à Vienne, collection de Léopold-Guillaume de Habsbourg (Wiener Neustadt, 1614
Vienne, 1662), gouverneur général des Pays-Bas espagnols.
- Probablement légué à Léopold Ier de Habsbourg (Vienne, 1640 – Vienne, 1705), archiduc d'Autriche et empereur
germanique.
- Dominik Andreas Graf Von Kaunitz (Brünn, 1654 – Vienne, 1705), du troisième Comte de Kaunitz, conseiller de
Léopold Ier de Habsbourg et ambassadeur impérial à la cour de Bavière, ses armoiries sont apposées au revers du
panneau.
- Paris, vente 16 février 1798, lot. 11. Commissaire-priseur, Baudoin. Notice par l’expert Jean-Baptiste-Pierre Le Brun :
« La Mélancolie, par Teniers, d’après le fety pour le cabinet de l’archiduc Léopold. Beau tableau, peint avec légèreté & franchise. –
Hauteur 18 pouces, Largeur 13 pouces. B. ». Lugt 5708.
- Paris, vente du 25 janvier 1802, n° 175, étiquette de la vente collée au revers du panneau. Notice de Paillet &
Delaroche (experts) : « David Teniers. Peint sur bois ; haut de 18 p., large de 14 p. Le sujet de la Mélancolie, pastiche de cet
habile peintre, dans la manière de Fety. Tableau bien touché et d’une excellente couleur ». Acheté par Nicolas Demidoff. Lugt
6352.
- Collection de Nicolaï Nikitich Demidoff (Saint-Petersbourg, 1773, - Florence, 1828), comte de San Donato.
- Paris, vente de la collection Demidoff, 3 avril 1812, Une Madeleine en prière, experts : André Coquille, commissairepriseur, Rouget. Lugt 8140.
16
L
a paternité de la Sainte Madeleine pénitente était connue depuis le
XVIIIe siècle sous le nom de David Teniers le Jeune et c’est comme
tel que le célèbre expert parisien, Jean-Baptiste-Pierre Le Brun
vendit le tableau aux enchères le 18 février 1798. Il repassera quatre ans
plus tard, le 25 janvier 1802, sous le marteau de Paillet et Delaroche
dont la vente comprenait, parmi d’autres lots, quarante-quatre tableaux
des plus grands Maîtres des Écoles de Flandres et de Hollande, issus du
célèbre cabinet de M. Van Helsleuter, d’Amsterdam2. Le tableau fut acheté
par un jeune diplomate russe, Nicolas Demidoff, qui deviendra l’un des
plus grands mécènes et collectionneurs de son temps. Installé à Paris
avec son épouse, la baronne Elisabeth Alexandrovna Stroganoff, le jeune
ménage logeait dans l’hôtel de Brancas-Lauragais qu’ils durent quitter à
la hâte, en 1812, avec la montée des tensions entre la France et la Russie.
Bien avisé, le diplomate vendit meubles, tableaux et objets d’art que
contenait sa résidence parisienne en trois jours de vacations, du 3 au 5
avril 1812, soit moins de deux mois avant la déclaration de guerre de
Napoléon Ier à la Russie. Le premier jour l’on vendit les tableaux
attribués à N. Poussin, J. Stella, H. Robert, J. Steen et, parmi ces toiles
de maîtres, le David Teniers.
L’histoire ancienne de La Madeleine s’arrêterait là sans l’identification
des armoiries estampées sur le sceau de cire rouge apposé au revers du
panneau (fig. 1). Le blason « écartelé de gueule à deux feuilles de
nénuphar d’argent les tiges recourbées les racines et roses de six feuilles
d’azur boutonnées d’or », est celui de la famille des princes Von Kaunitz,
ancienne maison comtale du Saint-Empire germanique, dont la souche
est la seigneurie de Kaunitz, en Moravie. Nous retrouvons les armoiries
à l’identique sur le cartouche entourant le portrait gravé du comte
Dominik Andreas Graf von Kaunitz3 (fig. 2), reçu dans l’ordre de la
Toison d’Or par Charles VII d’Espagne, en 16874. Ce n’est qu’après
cette distinction que le comte rentra en possession de La Madeleine de
Teniers, frappée du sceau familial, dorénavant entourée du prestigieux
collier de l’ordre des chevaliers de la Toison d’Or.
Dans son château de Slavkov5, le comte de Kaunitz possédait une
importante galerie de tableaux anciens et contemporains, bâtie sur le
modèle de la prestigieuse collection de feu Léopold Guillaume de
Habsbourg, dont les pièces maîtresses avaient été acquises par Teniers,
nommé « conservateur » de la collection du gouverneur, dès son arrivée
à Bruxelles, en 1647. À la demande de Léopold Guillaume, le peintre
flamand réalisa un inventaire de la collection sous la forme de copies en
réduction qu’il destinait à la gravure. Cette vaste entreprise fut
interrompue par le transfert du gouvernement et de la collection
princière de Bruxelles à Vienne en 1656. Les estampes réalisées d’après
les modelli de Teniers peints sur bois, furent consignées dans un recueil
intitulé Theatrum Pictorium Davidis Teniers Antwerpeinsis, publié à
Anvers en 1658. L’inventaire gravé reproduisit huit peintures de
Domenico Fetti sur les dix-sept autres, copiées par Teniers, mais non
Cité dans les copies de la Mélancolie de Domenico Fetti, localisation alors inconnue.
La notice de la vente de 1802 de la Madeleine de Teniers, collée au dos, corrobore cette provenance parisienne (fig. 1).
3
Il existe également un portrait du comte par le peintre français Hyacinthe Rigaud, daté de 1692. Le tableau est reproduit dans Lossky, Boris,
Portraits in the Slavic countries, in Gazette des Beaux-Arts, juillet-décembre 1946, pp. 30-40, repr. fig. 1, p. 31.
4
Au brevet n° 547.
5
Le château de Slavkov est plus connu sous son appellation allemande Austerlitz où Napoléon Ier signa avec l’Autriche l’armistice du 6 décembre 1805.
1
2
17
gravées par ses assistants6. Ce chiffre important témoignait de
l’engouement de Léopold Guillaume pour l’œuvre de Fetti, un goût
partagé par Teniers qui, rappelons-le, procédait lui-même aux
acquisitions. Derrière le conservateur avisé ressurgit le peintre qui avait
une connaissance intime de l’œuvre de son confrère italien pour l’avoir
tant de fois copié.
La Madeleine pénitente qui procède non pas de la copie mais de la libre
interprétation de son auteur a des dimensions plus grandes que la
commande des petits-formats passée pour le Theatrum Pictorium. En
revanche, leur facture similaire permet de situer notre tableau pendant
la réalisation du projet éditorial qui prit fin avec le départ de la
collection pour Vienne et le remplacement de Teniers dans sa fonction
de « ayuda de camera » par le prêtre flamand Van den Baren en 1756.
Dans les copies d’après Fetti, comme dans La Madeleine de l’époque
bruxelloise, la fine couche picturale laisse apparaître le support de bois
dont Teniers utilisa habilement la teinte naturelle pour brosser les murs
ruinés de l’arrière-plan et la chevelure brune de la Madeleine, de la
même manière que les cheveux et la barbe de L’Homme à la lettre,
d’après Giovanni Pietro Silvia7.
18
À l’époque de Teniers, le plus grand collectionneur d’œuvres de
Domenico Fetti était son mécène, le prince Léopold Guillaume. En
dehors de l’inventaire incomplet du Theatrum Pictorium et des œuvres
constituant le noyau de la collection de peintures du Kunsthistorisches
Museum de Vienne, le contenu de la galerie de Léopold Guillaume n’est
pas précisément connu. Certaines œuvres ont été reliées à cette
provenance parce qu’elles figurent, par chance, dans une des vues de la
galerie peintes par Teniers (fig. 3). Ce n’est pas le cas du tableau de Fetti,
mais nous formulons l’hypothèse audacieuse que La Mélancolie du
Louvre ait pu appartenir à Léopold Guillaume. Teniers, avant de s’en
inspirer, aurait donc lui-même procédé à son acquisition. D’après
Stéphane Loire, le tableau de Fetti aurait gagné très tôt l’Europe du
Nord : il cite le cas de L’Union de la couleur et du dessin (Paris, musée du
Fig.1 - Cachet de cire aux armes de D.A.
von Kaunitz. Revers du panneau.
Fig. 2 - D. A. Kaunitz, Portrait gravé
avec armoiries.
Louvre) de Guido Reni, localisée à Amsterdam dès 1626 chez des
négociants hollandais8. Teniers qui parcourrait les salles de ventes était
bien placé pour procéder à de semblables acquisitions.
Sa Madeleine pénitente, parce qu’elle n’est précisément pas une copie,
aurait pu trouver légitiment sa place dans la galerie du gouverneur,
transmise à sa mort à son neveu Léopold Ier de Habsbourg. Cette
provenance est effectivement mentionnée par l’expert Jean-BaptistePierre Le Brun dans le catalogue de la vente de 17989.
Les intérêts de Léopold Ier étaient servis à l’étranger par son conseiller et
ambassadeur, le comte Dominik Andreas Graf von Kaunitz qui termina
sa carrière de diplomate à Bruxelles, puis à Vienne, directement auprès
de son souverain. Celui-ci intervient en sa faveur pour qu’il obtienne le
collier de la Toison d’Or pour services rendus à la nation néerlandaise.
Peut-être est-ce à cette occasion que La Madeleine de David Teniers
entra dans la collection du comte par acquisition ou en guise de
récompense. Suivant cette hypothèse, notre tableau aurait donc rejoint
les maîtres vénitiens du XVIe siècle et les œuvres flamandes qui
composaient l’essentiel de la collection comtale. L’œuvre a peut-être
quitté plus tôt la collection Kaunitz dès le milieu du XVIIIe siècle. De
1750 à 1753 le petit-fils du troisième comte von Kaunitz, Wenzel
Anton, comte de Rietberg séjourna à Versailles à titre d’Ambassadeur. Il
est permis de penser que La Madeleine penitente suivit le diplomate en
France avant de tomber dans l’escarcelle du marchand Le Brun.
Les experts parisiens ne s’y étaient pas trompés en décrivant le tableau
de Teniers comme exécuté d’après le fety10. Le flamand avait, en effet,
pastiché11 habilement la célèbre composition de Domenico Fetti,
intitulée La Mélancolie.
Il existe deux versions autographes de La Mélancolie de Fetti. La plus
célèbre est le tableau du Louvre (fig. 4), considéré depuis Safarik (1990)
comme une « réplique de celui de Venise » (fig. 5) daté vers 1618, c’est-
Fig. 3 - D.Teniers, Cabinet Leopold Guillaume, Musée du Prado,
Madrid.
Safarik, Eduard, Fetti, Milano, 1990.
David II Teniers, L’Homme à la lettre, d’après Giovanni Pietro Silvia, bois (H. 17,2 x L. 12,2 cm), National Gallery of Ireland, Dublin.
8
Cité dans Loire, 1996, p. 148.
9
Notice de Le Brun (1798), n°11 : « La Mélancolie, par Teniers, d’après le Fety pour le cabinet de l’archiduc Léopold. Beau tableau, peint avec
légèreté & franchise. – Hauteur 18 pouces, largeur 13 pouces. B. »
10
Le Brun, 1798, cf. note 6 et Paillet & Delaroche, 1802, lot 175 : « Le sujet de la Mélancolie, pastiche de cet habile peintre, dans la manière de
Fety. Tableau bien touché et d’une excellente couleur ».
11
Op. cit.
6
7
à-dire avant l’arrivée de Fetti à Venise où il n’est documenté qu’à partir
de 1622. Cette dernière ne quitta jamais la Sérénissime où Teniers n’eut
jamais l’occasion de l’admirer. Il n’en est pas de même, en revanche,
pour la version du Louvre, achetée dans les Flandres en 1685, par le
peintre Louis-Gabriel Blanchard, chargé par le surintendant Louvois
d’acquérir des tableaux pour Louis XIV. Nous avons proposé de voir
dans ce tableau celui acheté par Teniers pour le compte de Léopold
Guillaume, hypothèse à confirmer mais qui expliquerait la genèse de
notre tableau en même temps qu’elle éclairerait l’historique indéterminé
du tableau du Louvre avant son entrée dans les collections royales.
La Madeleine de Teniers et La Mélancolie du Louvre se distinguent du
modèle de Venise dans la géométrie de leur arrière-plan composée de
pans de murets en ruines. Le carré de ciel nuageux a remplacé l’esquisse
d’un paysage rapidement brossé dans le tableau de Venise, tout comme
le « merveilleux fragment de vigne »12, placé au-dessus de la tête de la
Madeleine, se retrouve réduit sur le bord droit du tableau du Louvre
pour totalement disparaître dans le nôtre.
La plupart des accessoires que Fetti a modifiés ou supprimés dans la
deuxième version, ont quasiment tous disparu dans le tableau de
Teniers. Plus de compas, de règle, de lunette astronomique, de sphère
armillaire, de statue, de palette ou de pinceaux qui, regroupés autour de
la figure de La Madeleine pénitente, composaient une galerie d’attributs
suggérant le message suivant : « Toute activité humaine pratique, aussi
bien que théorique, théorique aussi bien qu’artistique, est vaine en
raison de la vanité de tout ce qui est terrestre »13.
En dépouillant sa composition des objets profanes qu’avait introduits
Fetti à la suite de Dürer, Teniers dissipe l’ambiguïté du sujet
philosophique (La Mélancolie) pour ne retenir que la ferveur du thème
religieux (La Madeleine pénitente). Ce changement s’opère en reléguant
au second plan le crâne qu’elle tenait dans sa main dans le tableau de
Fetti. Madeleine tient à la place un crucifix qu’elle regarde intensément.
Le changement de sens est irrévocable. L’amour du Christ a remplacé la
mélancolie qu’engendrait la méditation angoissante sur la brièveté de la
vie. Ce renversement est le signe de l’évolution de la pensée chrétienne
au cours du XVIIe siècle. La Madeleine pénitente s’inscrit en cela
parfaitement dans le renouvellement des images de dévotion au
programme des réformes issues du Concile de Trente. L’œuvre dépasse
de loin les répliques conçues pour le Theatrum Pictorium dont la qualité
première, il est vrai, était d’être fidèles à l’originale. Même dans ce cas
précis Teniers « resta bien lui-même », comme le fit remarquer Françoise
Debaisieux. De plus, « l’on sait bien que les copies des grands peintres
sont toujours des aveux… Et celles de Teniers, ce peintre conservateur
de musée (déjà !), restent parmi les plus belles de l’histoire de la
peinture ; aucun maître ne peignit avec plus de plaisir ses confrères du
passé : Teniers, ou le premier peintre pour historien d’art ! »14.
19
Fig. 4 - D. Fetti, La Mélancolie, musée du Louvre,
Paris.
Fig. 5 - D. Fetti, Mélancolie, Galerie de
l'Accademia,Venise.
Loire S., 1996, p. 148.
Kilbansky, Raymond, Panosfky, Erwin, et Saxl, Frits, Saturne et la Mélancolie, Paris, 1989 (1ère éd. Londres, 1964, p. 627), cité dans Tapié, Alain,
Les Vanités dans la peinture au XVIIe siècle, cat. exp., Caen, 1990-1991, p. 208.
14
Debaisieux F., Caen musée des Beaux-Arts, Peintures des écoles étrangères, inventaires des collections publiques françaises, Paris, 1994, p. 305-307.
12
13
Domenico PIOLA
(Gênes, 1627 – id., 1704)
L’ombre de Samuel apparaissant à la pythonisse d’Endor
Plume, encre brune, avec indications de crayon gris, sur papier beige : H. 29,6 x L.43,2 cm
Bibliographie : Sanguineti, Daniele, Domenico Piola e pittori della sua casa, 2 vol., Soncino, 2004.
20
a personnalité de Domenico Piola domina tout l’art génois de la
seconde moitié du XVIIe siècle. Le succès appelant les commandes,
Piola structura son activité au sein d’un atelier familial performant
- la casa Piola - où exerçaient ses trois fils, Paolo Girolamo, Anton Maria
et Giovanni Battista Piola. À Gênes, ses successeurs perpétuèrent le
véritable esprit baroque jusqu’en plein XVIIIe siècle.
L
L’effroi est puissamment rendu par le ballet des bras tendus et
l’instabilité des figures qui composent le groupe de soldats, prêts à
prendre la fuite. Les draperies accompagnent le mouvement des corps,
qui répètent des lignes obliques. La fuite en avant est à peine
contrebalancée par la posture hiératique de Samuel, renforcée par le
massif de colonnes dressées derrière lui.
Piola, peintre sédentaire, ne s’éloigna jamais durablement de Gênes
mais expédia ses œuvres à une clientèle privée bien au-delà de sa Ligurie
natale. Pour celle-ci, il peignit des portraits et des tableaux d’Histoire,
d’inspiration religieuse ou mythologique, dont on retrouva la genèse
dans ses dessins préparatoires. Tiré du premier livre de Samuel, dans
l’Ancien Testament, L’ombre de Samuel apparaissant à la pythonisse
d’Endor, se démarque ici par l’originalité de son sujet.
Une agitation semblable caractérise un autre épisode de la succession
houleuse des rois d’Israël : Saül tentant d’assassiner David, tableau peint
par Piola après 1690, aujourd’hui conservé au musée Sant’Agostino de
Gênes3 (fig. 1). La succession logique des épisodes ainsi que leurs
évidentes affinités formelles plaident pour deux compositions formant
un pendant.
Inquiet sur l’issue du combat qu’il s’apprêtait à livrer aux Philistins,
Saül, le roi d’Israël, fit chercher une magicienne pour lui dévoiler
l’avenir. Il apprit que dans le village d’Endor, au sud-ouest du lac
Tibériade, une pythonisse détenait le pouvoir de faire parler les morts.
Avec quatre de ses hommes il partit de nuit à la rencontre de la
nécromancienne. « Invoque-moi Samuel », lui demanda Saül. Aussitôt,
du filtre infernal versé par la pythonisse dans la vasque, surgit l’ombre
de Samuel, drapé dans un long manteau. Dans le récit biblique, seule la
magicienne vit le spectre de Samuel mais Piola, comme Salvator Rosa,
en 1668, montra Saül effrayé par l’apparition, comme s’il l’eût vu aussi1.
Dans notre dessin, l’ancien roi d’Israël désigne, d’un geste interrogateur,
son successeur : « Pourquoi me consulter, quand Yahvé s’est détourné de toi
et qu’il est devenu ton adversaire ? Yahvé a arraché de ta main la royauté et
l’a donnée à ton prochain David. Yahvé livrera, en même temps que toi, ton
peuple Israël aux mains des Philistins »2. À ces mots, Saül et ses gardes
reculent d’épouvante. C’est l’instant précis que Piola choisit de
représenter avec toute l’agitation qui convient à la découverte de l’issue
tragique.
Fig. 1 - D. Piola - Saül tentant d'assassiner David, 16901695, église San Agostino, Gênes.
1
2
3
Notre dessin conserve le souvenir d’une composition perdue ou non
localisée dont les dimensions sont connues par l’exemplaire du musée
de Gênes. Les proportions monumentales paraissaient déjà dans le
canon sculptural des figures du dessin qui ont l’élan et le panache des
marbres de Gian Lorenzo Bernini, dont les modèles furent apportés à
Gênes par Puget, Daniello Solaro et Filippo Parodi. L’abondance de
lavis bruns creuse les draperies en plis profonds en même temps qu’elle
distribue les ombres et la lumière, ce qui contribue généreusement à cet
effet sculptural et tourbillonnant.
Le schéma de composition en frise se répète à la fois dans l’œuvre peinte
et dans celle dessinée. Ces deux versions partagent un point de vue da
sotto in su. Celui-ci est mis en place par une ligne d’horizon placée juste
au-dessus de la ligne médiane matérialisée, dans les deux cas, par la
liaison efficace des bras tendus, accompagnée par le jeu de regards et de
gestes. Ce principe d’agencement narratif des figures rappelle le schéma
classique des meilleures compositions de Nicolas Poussin, telle La peste
d’Asdod (1630-1631).
Fig. 2 - D. Piola, L'Athénée des arts.
Fig. 3 - D. Piola, Alexandre auprès de la famille de
Darius.
Salvator Rosa, L’ombre de Samuel apparaissant à la pythonisse d’Endor, 1668 (H. 27,3 x L. 19,3 cm), musée du Louvre.
Samuel (28, 6-14)
Domenico Piola, Saül tentant d’assassiner David (H. 22,4 x L. 32,45 cm), museo di Sant’Agostino, Gênes.
21
D’autres détails unissent le tableau et le dessin, comme le jeu des lignes
obliques formées par les lances et les épées ou comme la correspondance
des costumes et accessoires dessinés à la mode antique pour donner au
pendant son unité de temps et de lieux : celui de l’antiquité biblique.
Dans les deux œuvres, l’éclairage provient du haut et de la droite. Il
souligne les diagonales maîtresses qui, du bout de la baguette de la
pythonisse à la lance meurtrière de Saül, forment les côtés d’un triangle
équilatéral. Grâce au lavis d’encre, Piola multiplie les contrastes violents
d’ombres et de lumière pour traduire la panique, générale et
foudroyante que provoque le revenant sur l’assistance.
Daniele Sanguineti, auteur du catalogue raisonné de l’artiste, date le
Saül tentant d’assassiner David dans les années 1690-1695, en le
comparant aux deux œuvres réalisées à la même période par le marquis
génois Niccolò Maria Pallavicini pour orner sa résidence romaine4
(fig. 2 et fig. 3). Le spécialiste décèle dans ces trois tableaux un langage
raffiné, une gamme chromatique et des effets de drapés identiques.
L’ombre de Samuel, qu’il faut rattacher chronologiquement à ce groupe
d’œuvres peintes, condense les influences éclectiques du peintredessinateur. L’unique dessin5 que nous ayons pu relier avec cette
commande de Pallavicini, en tout point comparable à notre dessin,
confirme une exécution contemporaine (fig. 4).
L’ombre de Samuel apparaissant à la pythonisse d’Endor est à classer parmi
les grands formats de l’artiste, brille par l’originalité de sa composition
et par la rareté de son sujet, autant fantastique que religieux. Les
intellectuels génois, comme leurs homologues florentins ou napolitains,
ne cachaient pas leur intérêt pour l’occulte. En réaction au
développement des sciences modernes, « ce courrant permettait
d’exalter le génie inventif tout en suggérant, paradoxalement, de saisir
la beauté dans la vision de l’horreur »6.
Fig. 4 - D. Piola, Alexandre auprès de la famille de
Darius, plume et lavis brun, collection privée.
4
Le marquis Niccolò Maria Pallavicini commanda, en avril 1690, deux tableaux à Piola qu’il fit expédier à Rome.
Le premier, Alexandre auprès de la famille de Darius (H. 28,9 x L. 39,6 cm - collection privée), est connu par deux répliques autographes.
Sanguineti, I. 188 a, b, c, ill. 289-290-291, page 585. Le second, L’Athénée des arts, est connu d’une seule version réduite (H. 15,8 x L. 22 cm). Il
est exposé à la Galleria di Palazzo Bianco, à Gênes, inv. 1850. Sanguineti I.188, d, ill. 292, p. 586.
5
Domenico Piola, La Clémence d’Alexandre, plumes et lavis brun (H. 26 x L. 39,5 cm), Paris, vente Tajan, 21 Novembre 1997, lot n°137, reproduit
p. 37 dans le catalogue de la vente.
6
Loire, Stéphane, Peintures italiennes du XVIIe siècle du Musée du Louvre, Paris, 2006, p. 318.
Rome, vers 1700
Saint Jérôme au désert
Cuivre. H. 30,4 x L. 21,8 cm
Bibliographie : Inédit
Fig. 1 - Henrick Goltzius,
Saint Jérôme, d'après Palma, 1596.
L
e cuivre fut un temps le support recherché d’œuvres religieuses de
petites dimensions à l’usage de la dévotion privée. Le Saint Jérôme
au désert rentre dans cette catégorie d’ouvrages. Son auteur prit
pour modèle un tableau perdu du peintre vénitien Palma il Giovane
dont le souvenir est conservé par la gravure qu’Hendrick Goltzius
exécuta en 15961 (fig. 1). L’estampe reproduite est dédicacée au
sculpteur Alessandro Vittoria dont le célèbre Saint Jérôme (c. 1567) de
l’église Santa Maria dei Frari à Venise (fig. 2) reprenait un type de
personnage michelangelesque qui inspira celui de Palma, copié par
Goltzius peu de temps après sa conception. Le peintre-graveur
néerlandais sur la route de son retour d’Italie est signalé à Venise en
septembre 1591.
La gravure de Goltzius n’a vraisemblablement pas pu servir de modèle
au peintre de notre tableau. Cette conviction est renforcée par
l’identification d’une autre copie de faible qualité repérée en vente
publique à Paris en juin 2010. Il est tentant de voir dans cette « École
Italienne » du XVIIe siècle »2, une toile se rapprochant du tableau
original perdu ou non localisé depuis une date inconnue. Son existence
démontre la popularité tardive de la composition de Palma en dehors de
la Vénétie.
22
Après 1590, Palma ne composa pas moins d’une dizaine de toiles sur le
thème du pénitent retiré au désert. Parmi elles, nous retiendrons pour
leurs similitudes avec la gravure de Goltzius, les versions
contemporaines de la collection Brass à Venise (fig. 3), vers 1590-15953,
et du musée Pouchkine à Moscou, vers 15964 (fig. 4). En 1602 Palma
peint le Saint Jean-Baptiste dans le désert (fig. 5), légué en 1655 à l’église
Fig. 2 - A. Vittoria, Saint Jérôme,
marbre, Venise, église des Frari.
San Giovanni Battista à Bagno5. La mise en page est similaire : le
Précurseur qui prend appui sur un rocher désigne de la main droite la
direction des Cieux. Le geste est identique à celui du traducteur de la
Bible qui, de l’index, pointe le Crucifix, révélant ainsi la source de son
inspiration divine.
L’arbre et les lointaines montagnes sont censés évoquer le désert où
l’anachorète se retira. L’espace fermé du studiolo où le saint-savant était
confiné systématiquement jusqu’au XIVe siècle est peu à peu remplacé
par « un espace ouvert à la pénétration du soleil, autrement dit, de la
grâce »6. Cette formule trouva au XVIe siècle un large écho dans la
peinture vénitienne. En témoigne l’ampleur sans précédent du paysage
qui sert de décor à la retraite de saint Jérôme dans la sublime gravure de
Cornelis Cort, d’après Titien, datée de 1565 (fig. 6).
Comme dans la composition attribuée à Titien, Palma a recréé
l’harmonie qu’entretiennent le paysage, la figure et le monde des objets
qui l’entourent. La panoplie des attributs qui permettait aux fidèles de
distinguer Jérôme des autres ermites est rassemblée dans la gravure : les
objets sont disposés à l’identique dans notre version sur cuivre. À côté
du crâne, « intermédiaire obligatoire de la méditation sur les fins
dernières »7, gît la pierre, instrument de la pénitence. Jérôme est penché
sur un livre ouvert, celui des Saintes Écritures. À celui-ci répond le livre
fermé posé sur le sol. Il est, chez le Traducteur de la Vulgata, le symbole
de la vanité littéraire. Dans l’angle opposé, le lion, fermant de son côté
la composition, est le fidèle compagnon de l’ermite depuis que celui-ci
lui avait retiré de la patte l’épine qui le faisait souffrir.
Fig. 3 - Palma il Giovane, Saint Jérôme,
Venise, coll. Brass.
Fig. 4 - Palma il Giovane, Saint Jérôme,
Moscou, musée Puskin.
Gravure connue par quatre états dont le second avec l’adresse suivante Alexandro Victorio Insigni / Statuario & Architecto / amicitiae ergo / D. D. /
Jacobus Palma Jnuent. HGoltzius sculp. / Cum privil. Su. C. M. Anno 1596. Elle est répertoriée et reproduite dans The illustrated Bartsh, vol. 3
(Part I), B. 266 (81), p. 298 et dans Hollstein, vol. III, H.311, p. 105.
2
Tableau expertisé par le Cabinet Éric Turquin, dans la vente du 25 juin 2010, lot 14 T. (H. 74 x L. 51,5 cm).
3
Reproduit dans Mason Rinaldi, Stefania, Palma il Giovane, L’opera completa, Milan, 1984, cat. 502, p. 135, fig. 187, p. 261.
4
Reproduit dans Mason Rinaldi, op. cit., cat. 174, p. 96, fig. 242, p. 286.
5
Reproduit dans Mason Rinaldi, 1984, cat. 12, p. 74, fig. 336, p. 323.
6
Tapié, Alain, Les vanités dans la peinture du XVIIe siècle, cat. exp., Caen, musée des Beaux-Arts, 27 juillet – 15 novembre 1990, p. 46.
7
Op. cit., p. 46.
8
Idem, p. 47.
1
23
La liste des symboles associés à saint Jérôme ne serait pas complète sans
le chapeau de cardinal. Palma ceint l’ermite d’un drapé rouge évoquant
le pourpre cardinalice à moins qu’elle n’évoque à la fois « le sang des
martyrs et le feu de la charité »8. La gravure de Goltzius ne laissait rien
deviner du rouge violacé qui habille le saint dans les différentes versions
du thème par Palma. Le rouge sonore et franc du tableau sur cuivre ne
renvoie plus à la tradition vénitienne ni aux teintes recherchées du
maniérisme, d’ailleurs, mais bien aux couleurs vives et parlantes de la
palette baroque du siècle suivant.
L’interprétation personnelle de notre peintre du modèle original a
éliminé les apparences maniéristes du prototype vénitien. Celles-ci
semblent avoir été tempérées par le classicisme bolonais des Carrache,
en particulier, celui d’Annibal. Son Saint Jean-Baptiste9, vers 1610,
peinture sur cuivre, permet d’étayer clairement cette filiation (fig. 7). Le
naturalisme d’Annibal passe par l’emploi d’un modelé tendre et d’un
dessin souple, éloigné de la tension musculaire du corps émacié du
Saint Jérôme de Palma. Cette « détente » s’observe aussi dans la
répartition harmonieuse des tons et des contrastes lumineux, conforme
au climat apaisé qui règne dans notre tableau. L’expression du saint est,
elle-même, moins tourmentée que celle caractérisée sur la gravure de
Goltzius. Par mimétisme, la tête du lion apparaît, elle aussi, moins
féroce que sur l’orignal.
Malgré ces similitudes, nous ne pensons pas notre version du Saint
Jérôme au désert contemporaine du Saint Jean-Baptiste d’Annibal
Carrache. La fraîcheur de tons et la légèreté de la touche, en particulier
à hauteur du visage barbu de saint Jérôme, plaident, selon nous, pour
une création tardive, de la seconde moitié du XVIIe siècle, voir du début
du XVIIIe siècle.
24
Fig. 5 - Palma il Giovane, saint Jean-Baptiste dans
le désert, Bagno, église San Giovanni Battista.
Fig. 6 - Cornelis Cort, Saint Jérôme,
d'après Titien, 1565.
À cheval sur ces deux périodes, Carlo Maratti est le gardien d’un
héritage pictural dont notre peinture sur cuivre peut se prévaloir. Le
peintre romain était considéré « comme celui qui avait recueilli la
tradition d’Annibal ; le peintre bolonais forma l’Albane, qui forma à son
tour Sacchi ; Maratti était donc le dépositaire en ligne directe de
l’enseignement d’Annibal »10.
On peut s’interroger sur l’attirance d’un artiste de la génération de
Carlo Maratti pour un modèle du XVIe siècle, passablement démodé
dans la Rome baroque des Barberini. La cause en est précisément dans
les liens qu’entretenait la peinture d’Annibal avec celle de son aîné,
Palma il Giovane. Mason Renaldi, auteur du catalogue raisonné de
Palma soutient que « les peintures du jeune Annibal comme le Baptême du
Christ de 1585 révèlent une corrélation avec l’œuvre de Palma dans son
approche de la réalité quotidienne, de manière à impliquer directement le
spectateur »11, suivant, en cela, les recommandations du Concile de
Trente. La rhétorique et le renfort d’attributs dans la scène du Saint
Jérôme au désert sont tout à fait conformes à ce nouvel idéal esthétique
et spirituel.
La piste marattesque nous ouvre logiquement les portes de sa
descendance. À la mort de Maratti en 1713, son atelier est le plus
florissant de Rome. Il est fréquenté par les meilleurs artistes, comme
Giuseppe Passeri, Agostino Masucci, Andrea Procaccini ou Giuseppe
Bartolomeo Chiari, qui demeurèrent longtemps sous son influence.
Chiari et Procaccini participèrent aussi à la rénovation de l’intérieur de
la basilique romaine de Saint-Jean-de-Latran, à partir de 1718. La série
des modelli qu’ils composèrent à cette occasion illustre bien la tendance
néo-baroque qu’avait prise la peinture romaine après 1700 (fig. 8).
Notre peinture sur cuivre pourrait revenir à l’un d’eux au moment de
son entrée dans l’atelier de Maratti.
Fig. 7 - Annibal Carrache, Saint Jean-Baptiste
montrant le Christ, vers 1610, coll. part.
Fig. 8 - Giuseppe Bartolomeo Chiari,
Le prophète Abdias, Rome, collection Lemme.
Annibal Carrache, Saint Jean-Baptiste dans le désert, vers 1610, huile sur cuivre, H. 54,3 ; L. 43,5 cm, Vente Sotheby’s, Londres, 7 juillet 2005.
Kühnmunch, Jacques, in Seicento : le siècle de Caravage dans les collections françaises, Paris, Milan, 1988-1989, p. 271.
11
Mason Rinaldi, 1984, p. 23. Citation traduite de l’italien : « A questo riguardo si pensi ai dipinti del giovane Annibale Carracci come il Battesimo di
Cristo che rivelano una concordanza con l’opera palmesca per l’attenzione rivolta da entrambi gli artisti agli aspetti della realtà quotidiana, così da
coinvolgere direttamente lo spettatore ».
9
10
25
Jan WEENIX
(Amsterdam, 1642 - id., 1719)
Etude de singe Squirrel
Huile sur toile H. 32 x L. 26,5 cm
Bibliographie : inédit.
Provenance : Collection particulière, France.
Fig. 1 - Melchior de Hondecoeter,
Rijksmusem, Amsterdam.
É
lève de son père, Jan Baptist Weenix, Jan Weenix reprit à son
compte la spécialité familiale des tableaux de gibiers, dits « retour
de chasse », genre qu’il porta à son plus haut degré de perfection
dans la Hollande opulente du XVIIe siècle. À Amsterdam, où il s’installa
dans les années 1670, Jan Weenix rentra en concurrence avec son cousin
Melchior de Hondecoeter, brillant peintre de natures mortes aux
oiseaux. Si ce dernier introduisait régulièrement des animaux exotiques
dans ses compositions (fig. 1), il n’en était pas de même pour son cousin
Jan Weenix qui préférait composer avec le gibier autochtone du plat
pays.
Au milieu des trophées de chasse, le singe fait figure d’exception. Sa
présence exotique surprend aux côtés des lièvres, perdrix ou faisans tués
à la chasse. L’animal arboricole revient pourtant à plusieurs reprises dans
les « retours de chasse » de Jan Weenix.
L’exemplaire du Rijksmuseum (fig. 2), par exemple, fige l’animal dans
l’attitude du singe chapardeur assis sur une margelle de pierre. Le
tableau du Petit Palais (Paris), Gibier mort, singe et fruits devant un
paysage, remploie le motif de notre singe, en tout point identique à celui
d’Amsterdam.
26
Dans le tableau parisien, le singe serre entre ses doigts un grain de raisin
qu’il vient de prélever d’une grappe. Les babines retroussées, il
« manifeste bruyamment cette appropriation intempestive du butin1 ».
Olivier le Bihan, dans l’étude iconographique qu’il consacra au tableau
rapporta que le singe, dans cette attitude, « incarne ouvertement l’emprise
que les sens peuvent exercer sur la raison ». Il ajouta même que le singe
« demeure par excellence l’animal ravisseur qui sème le désordre dans la
perfection d’un arrangement de table, ou de trophée, et menace d’en
entamer l’intégrité. Il se heurte ainsi à la pugnacité résolue du chien veillant
sur le gibier dans la magistrale composition du musée de Philadelphie
(1700) ou celle, plus modeste, du Rijksmuseum (1704). Ce chien vigilant
et zélé, ainsi que le protecteur de l’harmonieux agencement du trophée,
incarne, à la perfection, dans cette situation plus « pastorale » que
cynégétique, l’image du Christ préservant les fidèles de l’emprise du mal »2.
Dans le tableau de fleurs et de fruits de la Wallace Collection (fig. 3), le
singe montre ses dents acérées à l’oiseau dans le ciel qui convoite, lui
aussi, le grain de raisin qu’il vient de subtiliser. La tête tournée vers le
haut est celle retenue dans l’esquisse. L’intensité du regard, comme le
naturel de la pose, indique une étude de l’animal réalisée « d’après
nature ». Sur les pas de Pieter Boel, « premier observateur “naturaliste”
d’animaux vivants »3, Jan Weenix alla sans doute à la rencontre de son
motif dans une ménagerie princière bâtie sur le modèle de celle de Louis
XIV à Versailles. Cette opportunité se présenta à partir de 1702, date à
laquelle Jan Weenix fut nommé peintre à la cour de l’électeur palatin
Johan Wilhem von der Pfalz qui se dota d’une ménagerie, nouvelle
Fig. 2 - J. Weenix, Rijksmuseum,
Amsterdam.
distraction de l’aristocratie européenne4. Sur place, Jan Weenix dut
suivre la méthode de Pieter Boel qui dessinait à Versailles sur le vif les
animaux sauvages qui servaient alors de motifs aux tentures des Maisons
royales tissées aux Gobelins. Certains dessins se retrouvent à l’identique
sur des esquisses peintes sur fond rose ou rouge. Comme Boel, Weenix
« cerne son motif d’une sorte d’auréole, rapidement brossée, qui permet
de mieux mettre en valeur le contour de l’animal »5. Ainsi il concentre
toute l’attention sur l’expression de l’animal faisant ressortir avec
justesse son caractère nerveux.
Notre singe chapardeur est le cousin germain des spécimens de Pieter
Boel, il est identifié comme un singe Squirrel (Saimiri Sciureus),
originaire d’Amérique du Sud (fig. 4). Notre tableau est à ce jour le seul
travail préparatoire que l’on connaisse dans l’œuvre de Jan Weenix et
l’on retrouve exactement notre Squirrel malicieux au milieu de natures
mortes plus baroques peintes par Weenix.
Aucun détail naturaliste n’échappe à l’attention du peintre. L’impression
de vie qui habite l’animal est renforcée par le rendu tactile du pelage et
le passage oblique de la lumière dans ses poils, ainsi que sur les griffes
scintillantes de l’animal rétif. Des rehauts de blanc dans les prunelles de
ses yeux donnent au regard une intensité si forte qu’elle rivalise avec
l’expression humaine. Rien d’étonnant d’après Claude Perrault, puisque
« le regard était considéré comme le miroir de l’âme au XVIIe siècle »7.
Jan Weenix excelle à ce jeu de détails réalistes qui le place parmi les plus
merveilleux observateurs de la nature de son temps.
Son exemple précoce annonce la liberté dont feront preuve les peintres
animaliers tels que Jean-Baptiste Oudr, ou encore Jean-Pierre Louis
Laurent Houël au XVIIIe siècle.
Fig. 3 - J. Weenix, Wallace Collection.
Fig. 4 - P. Boel, Etude de singes.
Le Bihan, Olivier, Trophées de Chasse, notices de Bernadette de Boysson, musée des Beaux-Arts, Bordeaux, W. Blake & co, 1991
idem.
3
Pieter Boel (1622-1674), Peintre des animaux de Louis XIV, cat. Expo., 2001, musée du Louvre, Paris, p. 57.
4
Baratay, Eric et Hardouin-Fugier, Elisbeth, Zoos : Histoire des jardins zoologiques en Occident (XVIe-XXe siècle). Éditions La Découverte, Paris, 1998,
pp. 51-53.
5
Pieter Boel (1622-1674), Peintre des animaux de Louis XIV, cat. Expo., 2001, musée du Louvre, Paris, p. 55.
6
Nous remercions Madame Anke A. van Wagenberg pour ces informations. Notre tableau sera inclus dans le catalogue raisonné de Weenix
actuellement en préparation.
7
Perrault, Claude, Mémoire pour servir l’histoire naturelle des animaux, vol. III, 2e partie, Paris, 1733, pp. 128-129.
1
2
27
Pierre-Antoine DEMACHY
(Paris, 1723 – id., 1807)
Vue intérieure de l’église Sainte-Geneviève, état de 1757-1758
Plume, encre brune, lavis gris et aquarelle.
H. 49 x L. 64 cm
Bibliographie : inédit
Provenance : Collection particulière.
P
ierre-Antoine Demachy, peintre de ruines et brillant décorateur
qui passa à la postérité comme le « chroniqueur de la vie
architecturale et urbanistique de Paris »1, fut actif dans la seconde
moitié du XVIIIe siècle. Ses vues de la capitale, conservées en nombre
au musée Carnavalet, fixèrent les aspects changeants de la cité, au
rythme de ses constructions et de ses démolitions. Né en 1723, à l’aube
du règne de Louis XV, Demachy, passionné d’architecture, se fit
l’illustrateur de tous les chantiers parisiens lancés par le monarque.
L’église Sainte-Geneviève, aujourd’hui le Panthéon, était
incontestablement l’un des fleurons de la couronne, illustré, dans ce
dessin, par une vue intérieure de l’édifice restituant un stade temporaire
de sa construction. Celle-ci, décidée en 1754, concrétisait un vœu
formulé dix ans plus tôt par le roi qui attribuait à sainte Geneviève la
guérison de la grave maladie qui l’avait frappé à Metz. Le monarque,
reconnaissant, fit bâtir un nouveau sanctuaire à la gloire de la sainte
patronne de Paris. Louis XV, à la demande de Marigny, directeur des
Bâtiments du roi, désigna, en 1755, l’architecte Jacques-Germain
Soufflot à la place de Jacques-Ange Gabriel, pourtant Premier architecte
du roi. Soufflot couronna la Montagne Sainte-Geneviève de son chefd’œuvre : le plus grand chantier religieux du XVIIIe siècle en France.
28
Louis XV approuva les plans de l’architecte le 2 mars 1757. Ceux-ci
nous sont connus par deux séries d’estampes, l’une gravée par
l’inspecteur des travaux Bellicard, l’autre, de meilleure qualité, par
Charpentier2 (fig. 1 et 2). Coupes et plans au sol servirent à PierreAntoine Demachy, agréé par l’Académie « peintre d’architecture » en
1755, pour représenter l’intérieur de l’église avant sa construction.
L’artiste put aussi avoir recours à un modèle en stuc3 analogue à celui
exposé aux abords du chantier contemporain de l’église de la Madeleine
Fig. 1 - Charpentier, Sainte-Geneviève, Plan de
1756-1757, BN, Cabinet des estampes.
(fig. 3), qui inspira au peintre le tableau du musée Carnavalet4 (fig. 4),
plus tardif mais d’esprit et de conception identiques au dessin inédit que
nous présentons5.
Le projet de Soufflot de 1757 se voulait en rupture avec les principes de
l’architecture des églises construites à la suite du Concile de Trente. Tout
d’abord, il substitua aux grandes arcades à piliers massifs des colonnes
corinthiennes sous entablement. « À la croisée, était prévue une tourlanterne à deux coupoles : la première éclairée par des fenêtres
rectangulaires qui débouchaient à l’intérieur en oculi ovales sous
lunettes ; la seconde, en extrados en couverture, recevait la lumière
d’oculi ronds. »6. L’oculus ovale de la première coupole que l’on voit sur
le dessin de Demachy correspond bien à ce premier état du projet
décrit, en ces termes techniques, par Jean-Marie Pérouse de Montclos.
Le dessin du tambour sera par la suite remanié par Soufflot qui lui
préféra la colonnade que l’on voit dans l’état de 1775, gravée par
Claude-René-Gabriel Poulleau (fig. 5). Ces modifications successives
portaient sur la tour-lanterne, la partie la plus importante de l’édifice,
car source de lumière pour la croisée qui devait recevoir la châsse de
sainte Geneviève. Comme dans les grandes églises de pèlerinage,
explique Pérouse de Montclos, la châsse a plus d’importance que le
maître-autel, reporté au fond du chœur7. Au point de convergence des
lignes de fuite, où se concentre le regard, Demachy représente le
reliquaire porté par quatre cariatides en bois, longtemps attribuées à
l’atelier du sculpteur Germain Pilon. Dans la gravure de Poulleau, vers
1775, on accède à la châsse par une volée de marches qui n’existaient
pas dans le projet de 1757, tel qu’il est représenté dans le dessin de
Demachy. Dans ce dernier, des pèlerins agenouillés prient devant la
sainte relique.
Fig. 2 - Charpentier, Sainte-Geneviève, coupe longitudinale, Projet
de 1757, BNF Cabinet des estampes.
Fig. 3 - Frontispice de la Madeleine, modèle en plâtre par
Mérault, Paris, musée Carnavalet.
Petkowska-Le Roux, Marie-Pierre, « Demachy peintre de ruines et védutiste parisien », in L’Objet d’Art, n° 374, novembre 2002, p.81.
Reproduit dans Pérouse de Montclos, Jean-Germain Soufflot, Paris, 2004, ill. 126-127, pp. 94 – 95.
3
Maquette en stuc réalisée en 1780 par le Sieur Mérault (ou Méraud), modeleur, d’après les plans de Constant d’Ivry pour l’église de la Madeleine.
Repr. dans Gallet, M., « Un modèle pour la Madeleine d’après le projet de Constant d’Ivry », in Bulletin du musée Carnavalet, 18e année, juin
1965, n° 1, pp. 14-19.
4
P. –A. Demachy, Vue intérieure de la Madeleine d’après les plans de Constant d’Ivry, toile (H. 54 x L. 65,5 cm).
5
Notre dessin sera inclus dans le Catalogue Raisonné de Pierre-Antoine Demachy par Marie-Pierre Petkowska-Le Roux, à paraître.
6
Pérouse de Montclos, 2004, p. 121.
7
Op.cit. p. 104.
1
2
29
Fig. 4 - P.-A. Demachy, vue intérieure de l'église de la
Madeleine, musée Carnavalet, Paris.
Le plan centré en « croix-grecque », ne fit pas l’unanimité, les
génovéfains eux-mêmes, inquiets de l’usage personnel qu’ils allaient
faire de l’édifice, critiquèrent violemment cette disposition inhabituelle.
Soufflot, cédant sous la pression, modifia, vers 1758, son projet initial
en allongeant d’une travée la nef, du côté de l’entrée et d’une autre, le
chœur des religieux. La Vue intérieure de l’église, signée Glomy (fig. 6), se
réfère au projet modifié, puisqu’elle montre la première travée à arcade,
comme le fit remarquer Pérouse de Montclos8. Notre dessin semble,
quant à lui, s’en tenir au projet de 1757.
30
Demachy peuple l’intérieur de l’église de personnages dont il diminue
la taille afin de magnifier la grandeur de l’architecture. Des mendiants
et des pèlerins croisent des couples devisant sur les mérites de la
nouvelle église, une animation reprise dans un dessin de Charles de
Wailly, qui ajoute, au premier plan, le motif d’un chien bondissant en
direction de son maître9 (fig. 7). Nous les retrouvons, sur le devant d’un
intérieur d’église, peints par Demachy vers 176010. Le peintre possédait
ses poncifs qu’il transposait d’un tableau à l’autre, selon un procédé
habituel chez les védutistes.
Fig. 5 - Vue intérieure de Sainte Geneviève, par Poulleau, vers 1775.
La hauteur de l’église Sainte-Geneviève n’excédait pas le niveau du sol,
lors de la cérémonie de la pose de la première pierre, le 6 septembre
1762. Ce jour-là, Demachy, aidé par Callet, avait peint en trompe-l’œil
le modèle grandeur nature de la façade qu’il tendit sur une charpente
comme une toile sur un châssis. Louis XV, le Dauphin, Marigny et
l’abbé de Sainte-Geneviève paradèrent devant le décor de Soufflot avant
de se rendre à la bibliothèque de l’abbaye pour inspecter les plans de
l’architecte. La scène donna le sujet d’un des plus célèbres tableaux de
Demachy, dont il fut à la fois le peintre et l’acteur11. Le succès de cette
entreprise éphémère n’est pas étranger à sa nomination au titre de
« Peintre d’architecture des décors de théâtres aux Menus Plaisirs du
Roi », en 1764. Sa brillante carrière de cour reçut une reconnaissance
ultime le jour de son élection au poste de professeur de perspective à
l’Académie royale, à la suite de Sébastien Leclerc, mort en 1786. Il
n’était alors que conseiller de l’Institution, depuis 1775. La Vue de
l’intérieur de Sainte-Geneviève montre toute la science du peintre dans
son domaine d’excellence qui fut la perspective au service de l’illusion.
Notre Vue intérieure de Saint-Geneviève, selon l’état de 1757, se place tôt
dans la carrière de Demachy reçu, le 30 septembre 1758, à l’Académie
royale sur présentation d’un Temple en ruines. Le plan initial de Soufflot
coïncide avec la première participation de Demachy au Salon du
Louvre. Le peintre, élève de Giovanni Niccolò Servandoni, lui-même
disciple de Panini, se spécialise dans les vues de ruines, les ruderi, qu’il
transpose de Rome à Paris, bien avant qu’Hubert Robert (Paris, 1733 –
id., 1808), son concurrent parisien, ne s’y adonne à son tour.
Fig. 6 - Glomy, Vue intérieure de l’église Sainte-Geneviève, Bibliothèque
d’art et d’archéologie, collection Jacques Doucet, Paris.
Fig. 7 - C. de Wailly, Vue intérieure de l’église Sainte-Geneviève,
état vers 1757-1758, musée Carnavalet, Paris.
8
Vue intérieure de l’église Sainte-Geneviève, signée Glomy, 1767, Bibliothèque d’art et d’archéologie, collection Jacques Doucet (Paris), OA 84. Repr.
in Pérouse de Montclos, 2004, ill. 32, p. 29.
9
Charles de Wailly, Vue intérieure de l’église Sainte-Geneviève, état vers 1757-1758, musée Carnavalet, Paris. Repr. in Pérouse de Montclos, 2004,
ill. 21, p. 28.
10
P.-A. Demachy, Vue intérieure d’une cathédrale, vers 1760, toile (H. 16,7 x L. 12,2 cm), coll. part. Repr. avec son pendant, Architectes travaillant
dans l’abside d’une cathédrale, in Petkowska, 2002, p. 79.
11
P.-A Demachy, Cérémonie de la pose de la première pierre de la nouvelle église de Sainte-Geneviève, le 6 Septembre 1764, (H. 81 x L. 12,9 cm), musée
Carnavalet, Paris.
Hubert ROBERT
(Paris, 1733 – id., 1808)
Amateur dans les ruines, après 1761
Plume, encre grise et lavis beige sur traits de pierre noire.
H. 22 x L. 12 cm
Marque de collection : AS, inscription à l’encre noire, en bas à droite, non identifiée.
Bibliographie : inédit
Provenance : Collection particulière, France.
Q
32
uand Hubert Robert arriva à Rome en 1754 il avait tout juste
vingt ans. C’est à peine s’il savait peindre et même dessiner.
L’ardeur qu’il employa à ses études, sitôt qu’il rejoignit
l’Académie de France, eut vite raison de son retard sur les autres
pensionnaires1, prouesse d’autant plus considérable que Charles Natoire
venait de réintroduire la pratique rigoureuse du dessin d’après le nu
masculin et celle de la figure drapée. Le jeune Robert s’y plia, non sans
lassitude parfois, sentiment qu’il partageait avec ses amis pensionnaires,
le peintre Jean-Honoré Fragonard ou le sculpteur Augustin Pajou.
Ensemble ils arpentèrent sans relâche Rome et ses environs à la
recherche des motifs qui captivaient alors le plus leur curiosité : les
vestiges de l’antiquité romaine exhumés quotidiennement du sous-sol
de la Ville Éternelle. Ces escapades archéologiques décidèrent de
l’orientation définitive d’Hubert Robert pour la peinture de paysage
qu’il pratiquait depuis ses débuts dans « le genre de Giovanni Paolo
Panini »2, son professeur de perspective à l’Académie. À son exemple, il
apprit à mêler « ruines antiques, architectures contemporaines et scènes
de la vie quotidienne du peuple de Rome »3. Ces « collages » de motifs,
réels aussi bien qu’imaginaires, trouvèrent leur harmonieuse
compilation dans la pratique assidue du dessin. Le médium rapide et
léger convenait parfaitement à la curiosité vagabonde d’Hubert Robert.
Il est tentant d’interpréter comme un autoportrait le thème, récurrent
chez l’artiste, du dessinateur devant le motif. On le découvre copiant un
bas-relief ou penché sur une inscription latine qu’il s’applique à
déchiffrer. Ces exercices sont le « hobby » quotidien d’une génération
d’artistes-archéologues qui associaient le plaisir pur du dessin à la
rigueur de la reconstitution archéologique. Le thème et la manière de la
feuille, inédite, que nous exposons, nous semblent idéalement résumer
cette double aspiration.
L’âge avancé du personnage et la concentration qu’exprime son attitude
renvoient à l’idée que se faisaient les artistes du sage ou du philosophe
de l’Antiquité. En appui sur un bâton, il se penche pour déchiffrer une
inscription dont le sens ne nous est pas révélé. Néanmoins, les mots
n’ont pas besoin d’être lisibles pour en deviner la portée. Pour Régis
Michel, « l’épigraphie chez Robert, répond à une double fonction, qui
suffit à résumer le sens des ruines : archéologiques – pour accréditer la
réalité de monuments dont la réunion est imaginaire, morales – pour
suggérer de leurs inscriptions latines les fastes révolus de leur
grandeur »4. Sage drapé à l’antique et inscription latine renforcent
l’hypothèse d’une allégorie de la connaissance et de la redécouverte des
secrets de l’Antiquité ; ceux-ci devenaient de moins en moins obscurs au
fur et à mesure des exhumations et des relevés archéologiques minutieux
qu’effectuaient les « peintres de ruines » comme Hubert Robert. Celuici nous livre un échantillon de ces trouvailles agencées dans un désordre
calculé qui révèle un souci de composition piranésien. L’équilibre
instable des vestiges, pour certains encore à demi enterrés, évoque l’état
d’abandon dans lequel était laissée la plupart des collections romaines
d’Antiques. Entre les blocs de pierre sculptés, la nature envahissante
restitue merveilleusement la poésie des ruines, si chère à l’artiste et à son
entourage.
La minutie avec laquelle Hubert Robert décrit ces fragments de ruines
nous permet, à défaut de les identifier, de les mettre en relation avec des
vestiges copiés par des artistes de sa sphère d’influence. C’est le cas, par
exemple, du trépied calé sur la colonne dont on retrouve un modèle
voisin dans une aquarelle signée Jean-Charles Clérisseau (fig. 1). Cet
exemplaire est celui de la villa Adriana, qui se trouve aujourd’hui au
Louvre. Ce type d’objet était prisé des artistes, comme l’atteste le dessin
attribué à Jean-Jacques Lequeu, conservé à l’École Nationale Supérieure
des Beaux-Arts de Paris.
Fig. 1 - C.-L. Clérisseau, Fantaisie architecturale,
musée de l'Hermitage.
Avant son départ pour Rome, Hubert Robert serait passé dans l’atelier du sculpteur parisien Michel-Ange Slodtz, où il n’aurait pas reçu les bases
du dessin ni de la peinture enseignées dans les Académies que fréquentèrent ses amis pensionnaires.
2
Charles Natoire, à propos d’Hubert Robert, dans une lettre du 28 février 1759, adressée au marquis de Marigny, directeur général des Bâtiment du
roi, cité dans Méjanès, 2010, cat. exp. Hubert Robert, promenades au XVIIIe siècle, Avignon, musée Angladon, 20 mars – 20 juin 2010, p. 10.
3
Méjanès, 2010, p. 10.
4
Michel, Régis, Les mots dans le dessin, 87e exposition du cabinet des dessins, musée du Louvre, 20 juin – 29 sept. 1986, Paris, 1986, cat. 57, p. 55.
1
33
Fig. 2 - H. Robert, Sarcophage devant une pyramide,
musée du Louvre.
David, à son tour, copia le motif dans un croquis contenu dans l’un de
ses albums d’Antiques, compilés pendant son séjour à la Villa Médicis.
34
Selon un procédé habituel, Hubert Robert regroupe des fragments
découverts sur différents sites. Dans une aquarelle intitulée Sarcophage
devant une pyramide (fig. 2), il réunit sur une même image deux
monuments antiques de Rome séparés de plusieurs kilomètres : la
pyramide de Caïus Cestius, sise à la porte Saint-Paul, et le tombeau dit
de Néron, sur la via Cassia. Ce procédé trahit la vision d’une antiquité
rêvée plus qu’une véritable méthode de relevé scientifique. Cette
distance par rapport à la réalité topographique trouve un écho direct
dans les œuvres de Giovanni Battista Piranesi, adepte de ces
compilations archéologiques et des reconstitutions surdimensionnées.
En 1797, Hubert Robert imitait encore Piranèse dans Les Dessinateurs
(fig. 3), en réduisant volontairement la taille des personnages pour
amplifier le cadre architectural de ses paysages. Notre dessin échappe à
cette règle. Le vieillard, parmi les ruines, est à taille humaine. Le
personnage, drapé à l’antique, s’impose, au contraire, par sa
monumentalité, une dimension inhabituelle dans l’œuvre, peinte ou
dessinée, d’Hubert Robert.
Le dessin est d’abord exécuté à la pierre noire et le réseau de ses lignes
virevoltantes en impose le dynamisme, surtout dans les branches
débordant de l’admirable chapiteau corinthien. La pierre qui sert
d’indication est recouverte par le trait de plume qui détaille les
ornements d’architecture. Enfin viennent le pinceau et le lavis beige,
teinté de gris, qui suggèrent le relief et la profondeur des sculptures ou
des plis du drapé du personnage. L’effet pictural produit par cette
association de techniques, activé par les contrastes d’ombre et de
lumière, se retrouve dans les œuvres du séjour italien de Fragonard,
l’ami d’Hubert Robert au palais Mancini. Les deux compagnons
répondirent à l’invitation au voyage lancée par l’abbé Richard de SaintNon pendant l’été 1760. À Naples, en 1761, ils copièrent les œuvres
baroques de Giuseppe de Ribera, de Massimo Stanzione et de Luca
Giordano. Hubert Robert, sur le thème des Marchands chassés du temple,
Fig. 4 - H. Robert, Les dessinateurs, coll. part.
réinterpréta la composition de Giordano, peinte sur la façade interne de
l’église napolitaine des Gerolami (fig. 4). Ce dessin, remarquable à la fois
pour son panache et sa vigueur d’exécution est, du point de vue du
style, l’un des plus proches du nôtre. Le type même du Amateur dans les
ruines n’est d’ailleurs pas sans évoquer les vieillards barbus qui peuplent
les tableaux de Ribera ou de Giordano. Notre dessin se place ainsi en
témoin sensible de son inépuisable source d’inspiration, revivifiée au
contact des grands-maîtres du passé.
Fig. 5 - H. Robert, Jésus chassant les Marchands du Temple,
musée du Louvre.
35
Jacques BARRABAND
(Aubusson, 1768 - Lyon, 1809)
Perroquet Grand Lori (Eclectus roratus)
Dessin, aquarelle, gouache, crayon et rehauts de gomme arabique sur papier
H. 32 x L. 20 cm
Signé : Barraband fecit.
Annotation : Première étude pour l’histoire naturelle des Perroquets par f. Levaillant.
Au revers, une étiquette en lettres manuscrites : Jacques Barraband a exécuté plusieurs études d’oiseaux et dessins préparatoires pour l’histoire
naturelle des perroquets 1805, l’historie naturelle des oiseaux de paradis et rolliers 1806, l’histoire naturelle des pomperops et des guêpiers 1806. Tous
les ouvrages ont été faits par Levaillant, et illustrés par Barraband et Barbiers.
Bibliographie : Levaillant, François, Histoire Naturelle des perroquets, 1805, Paris,
Vol. II, planche 126, étude à l’aquarelle préparatoire.
Provenance : Collection particulière, Paris.
A
u bas de cette superbe aquarelle gouachée on peut lire : Première
étude pour l’histoire naturelle des Perroquets par F. Levaillant. Cette
annotation, rarissime de la main du dessinateur Jacques
Barraband, renvoie à la genèse de l’une des plus belles contributions
artistiques à l’illustration ornithologique.
Notre Perroquet Grand Lori est l’un des 145 spécimens, minutieusement
décrits et représentés par François Levaillant, dans L’Histoire naturelle des
perroquets, publiée en deux volumes à Paris en 1801 et en 1805.
36
Les deux premiers livres, édités en in-4 par Levrault frères, libraires quai
Malaquais, sont complétés d’un troisième publié en 1837-1838 par
Alexandre Bourjot Saint-Hilaire. Le Perroquet Grand Lori figure au
volume II, planche 126, de l’édition de 1805. L’aquarelle existe en deux
formats : le grand (H. 53 x L. 39 cm), celui de l’édition in-folio, figure
dans la vente de la bibliothèque de Marcel Jeanson (deuxième partie,
Sotheby’s, Monaco, 16 juin 1988, cat. 176) ; le petit (H. 32 x
L. 20 cm), celui que nous exposons, est le modèle préparatoire à la
gravure de la première édition, en in-4, la toute première version,
comme le confirme l’annotation manuscrite.
L’Histoire naturelle des perroquets, monument de l’histoire de l’édition
scientifique, scelle l’une des plus belles rencontres de l’art et de la
science au tout début du XIXe siècle. Elle résulte de l’amitié, sincère et
profonde, entre deux hommes d’exception : le voyageur et naturaliste
François Levaillant et le dessinateur Jacques Barraband, protégé de
Napoléon Ier et véritable artisan du style Empire.
François Levaillant n’est pas là à son premier coup d’essai. Déjà en 1796
il publiait les premiers tomes de son Histoire naturelle des oiseaux
d’Afrique. Sa passion précoce pour les oiseaux fut telle qu’elle « joua des
tours » aux scientifiques. « Levaillant, très inventif, n’hésita pas à créer de
nouvelles espèces en réunissant les caractéristiques de plusieurs oiseaux.
Les subterfuges ne furent découverts qu’au début du XXe siècle ! »,
rappelle Robert Guinot, auteur d’une monographie sur Barraband
publiée en 2002. Malgré cette licence coupable, les auteurs Pasquier et
Ferrand, dans leur indispensable Peintres et illustrateurs d’oiseaux de
l’Antiquité à nos jours, voient en Levaillant « un personnage haut en
couleurs de l’histoire de l’art ornithologique, car ses nombreux livres ont
constitué une source de travail pour des artistes dont les compétences ont
fortement contribué à révéler le niveau des illustrations d’oiseaux ».
La plus féconde et remarquable de ces collaborations fut celle avec Jacques
Barraband. Ce natif d’Aubusson découvrit, très jeune, l’art animalier dans
l’atelier de tissage familial où il put admirer inlassablement « le bestiaire
fantastique des œuvres du XVIe siècle, les animaux des scènes de chasse,
ceux des fables de La Fontaine peints par Oudry, ou encore ceux des
tentures exotiques… »1. Ses premières peintures connues représentaient
déjà des oiseaux et en particulier des perroquets, son volatile fétiche.
Comme ses confrères, Barraband peignait rarement des oiseaux qu’il avait
vus, sauf peut-être les perroquets, seule espèce exotique qui supportait
sans dommage les voyages jusqu’en Europe.
« La vie et l’œuvre de Barraband furent indissociables de l’époque
napoléonienne »2. L’artiste ne cessa de servir le style Empire. Il travailla
non seulement pour les manufactures impériales des Gobelins, de
Beauvais, de la Savonnerie et d’Aubusson mais il collabora aussi avec la
manufacture de Sèvres ainsi qu’avec l’atelier Dihl et Guérhard.
Napoléon Ier remarqua très tôt son talent et acheta ses plus beaux livres
pour les offrir aux souverains, aux savants et aux académies. Le
6 décembre 1809, Frédéric-Auguste Ier, roi de Saxe, reçut de l’Empereur
L’Histoire naturelle des perroquets gravée par Langlois sous la direction de
Louis Bouquet, professeur de dessin au Prytanée de Paris. « Napoléon
voyait dans la production des traités ornithologiques superbement
illustrés un symbole de la grandeur de son empire »3.
À deux siècles de distance, les illustrations de Barraband constituent
encore le sommet du genre. Ses perroquets sont les ambassadeurs de son
style inimitable.
La sûreté de la main ne peut pas seule expliquer la perfection de ses
dessins. Elle est doublée d’un sens aigu de l’observation et de l’imitation
à partir d’animaux naturalisés et, pour certains, vivants. Les collections
du Muséum et les volières de Joséphine de Beauharnais à la Malmaison
ont été pour Barraband des lieux d’études privilégiés. Seule la
contemplation de ses modèles favoris peut expliquer que « ses
illustrations ornithologiques soient les plus vivantes et les plus fidèles
qui aient jamais paru jusque-là. Ses oiseaux ont les couleurs
authentiques et même la texture des plumes est rendue avec réalisme.
Beaucoup de ses oiseaux ont des attitudes qui indiquent le mouvement
et les yeux semblent fixer un point précis. Ils ne sont entourés que de la
branche qui leur sert de perchoir, mais ils remplissent la page d’une
énergie certaine, de leur personnalité même »4.
La justesse de l’analyse de Farrand et Pasquier s’applique tout aussi bien
à notre perroquet. La légère rotation de la tête, donnant toute sa
dimension au formidable œil-loupe de l’animal, est d’une force de vie
incontestable. W. Graham Arader (Londres), de la galerie éponyme,
assure qu’« aucun artiste n’a égalé sa maîtrise dans le rendu des plumes,
de leur fragilité, de leur raideur ou de leur incroyable légèreté ». Cette
prouesse est le résultat d’une technique parfaite des glacis, obtenus par
la superposition des couches de gouache et d’aquarelle. L’opacité de
l’une et la transparence de l’autre permettent au dessinateur d’infinies
nuances d’épaisseurs et de textures. Les passages du bleu au rouge dans
le plumage du perroquet exposé sont, à ce titre, uniques et exemplaires.
Conscient que le génie de Barraband pouvait servir son prestige,
Napoléon Ier lui confia, en 1807, la prestigieuse charge de professeur de
fleurs à l’Ecole des Beaux-Arts de Lyon, fonction essentielle pour le
renouvellement des soieries produites dans cette ville. Joseph Chinard,
professeur de sculpture à l’École spéciale de dessin de Lyon, lui rendit
un vibrant hommage dans son discours de rentrée du 7 novembre 1809,
année de sa mort prématurée : « Cet artiste nous a prouvé qu’il y a
toujours des découvertes à faire dans l’étude de la nature, et la grande
perfection où il a porté l’imitation des oiseaux, recule ses prédécesseurs,
et le place au premier rang dans cet art sublime de rendre la couleur, la
légèreté, et pour ainsi dire la vie et le ramage de ces habitants de l’air »5.
37
Robert Guinot, Jacques Barraband, Le peintre des oiseaux de Napoléon Ier, Paris, 2002, p. 59.
Opus cit, p. 9.
3
Roger F. Pasquier et J. Farrand Jr., Peintres et illustrateurs d’oiseaux de l’Antiquité à nous jours, éd. Abbeville Press, 1991, cité dans Guinot, 2002, p. 63.
4
Roger F. Pasquier et J. Farrand Jr., 1991, cité dans Guinot, 2002, p. 115.
5
Cité dans Guinot, 2002, p. 116.
1
2
Gabriel Christophe GUÉRIN
(Kehl, 1790 – Hornbach, 1846)
Autoportrait en captif
Huile sur toile : H. 80 x L. 64,7 cm
Signé et daté sur le socle de pierre : G. Guérin, 1810.
Bibliographie : inédit
Fig. 1 - G.C. Guérin, Etude de nu,
musée de Strasbourg.
“
38
Quand on essaie de trouver les plus beaux portraits de l’école
alsacienne contemporains du romantisme, un nom s’impose : celui
des Guérin, et de la plupart des représentants de la famille »1.
Spécialiste de cette dynastie de peintres strasbourgeois, Catherine Jordy
évoquait, en premier chef, l’art de Gabriel Christophe Guérin, fils de
Christophe, brillant portraitiste en miniature et conservateur du
nouveau musée des Beaux-Arts de la ville. Le biographe Etienne
Charavay attribuait à son oncle, le peintre Jean-Urbain Guérin, « alors
dans la toute puissance de son talent et de sa réputation »2, le placement
de son neveu, Gabriel-Christophe, à l’école des Beaux-Arts de Paris dans
l’atelier du peintre néoclassique Jean-Baptiste Regnault. Entré à
l’Académie parisienne en 1810, le jeune Alsacien perfectionne son
métier par l’étude d’après le modèle vivant comme l’atteste une série
d’esquisses peintes conservées au musée de Strasbourg3 (fig. 1). Elles
illustrent les compliments paternels envoyés de Strasbourg dans une
lettre du 20 janvier 1812 : « Tu as fait un pas dans la perfection du
dessin… tes études peintes me satisfont aussi… le dos des tes académies a des
tons délicats et bien fondus »4.
Ces qualités précoces se retrouvent dans notre académie datée de 1810.
La pose est d’usage mais l’ambition est supérieure. Le modèle regardant
avec insistance dans la direction du spectateur est une formule
inhabituelle, pour tout dire exceptionnelle. Seul un autoportrait
justifierait une telle caractérisation du sujet prenant à parti le spectateur.
Cette hypothèse est confirmée par le rapprochement des autoportraits
connus de Gabriel Christophe Guérin avec la figure de notre académie.
Le visage, fin et allongé, est celui que l’on retrouve à l’identique dans un
dessin au crayon, signé et daté de 18115 (fig. 2). Deux autres
autoportraits du musée de Strasbourg, à un âge plus avancé, ne
contredisent pas cette identification, bien au contraire. Le Portrait au
chevalet6 (fig. 3) et l’Autoportrait à la palette7, « dénué de toute
complaisance sociale ou personnelle »8, conservent la fragilité juvénile
qui caractérise notre portrait (fig. 4).
Le peintre, changé en modèle académique, se représente de manière
encore plus inattendue. Enchaîné, il est emprisonné dans une geôle qui
sert de cadre austère à la composition. La restauration de l’œuvre a
révélé que la mise en scène est le résultat d’un travestissement effectué
dans un second temps. Les interventions successives se repèrent dans la
superposition des teintes visibles, en particulier, sur le détail de la main
posée sur le genou du peintre. À cet endroit, les doigts apparaissent plus
foncés car peints sur un fond plus sombre que les couleurs de chair qui
les composent.
Les changements principaux résident dans la transformation du fond,
donc de l’espace, et dans l’ajout d’accessoires modifiant radicalement
l’aspect et surtout le sens de cet autoportrait de jeunesse.
L’espace, à l’origine suggéré par un simple fond uni, se changea en
prison par le dessin sur le mur des lignes des joints de maçonnerie et par
l’ouverture symbolique d’une lucarne obstruée par des barreaux.
Au centre, le bloc de pierre qui servait à l’origine d’appui au modèle,
sert désormais de point d’attache à la chaîne qui enlace le pied droit du
prisonnier. La draperie brune et la jarre sur le côté sont aussi des
éléments rapportés.
Dans sa nouvelle configuration, le regard et la pose méditative du
peintre-captif ont une toute autre portée. Dans l’isolement de la goêle,
les pensées s’affolent. Le peintre, au regard sans détour, nous interroge
et nous invite à partager ses doutes et ses inquiétudes. L’énigme prend
alors un tour romantique dont nous aimerions connaître la source.
Que signifie cet enfermement à l’heure où l’artiste s’ouvre à la vie
parisienne et reçoit ses premiers enseignements académiques ? Souffre-t-il
du poids et des règles de l’Institution ? Les commentaires élogieux du
Baron Gérard sur sa conduite exemplaire et ses « heureuses dispositions »9
n’abondent pas dans ce sens. D’ailleurs, rien ne prouve que le changement
1
Analyse de Catherine Jordy, in La peinture romantique en Alsace (1770-1870), thèse de Doctorat sous la direction de Catherine Peltre, Université
Marc Bloch, Strasbourg, 2002, p. 396.
2
Etienne Charavay, Une famille de peintres alsaciens, les Guérin (1734-1846), Paris, chez Charavay, 1880, p. 24. Jean Urbain Guérin, fils du peintre
Jean Guérin et grand ami de Jacques-Louis David, fut avec Isabey le portraitiste en miniature de la famille royale, en particulier de MarieAntoinette. Son portrait le plus célèbre est celui du général Kléber, maintes fois copié par la suite.
3
Série de quatre esquisses inédites et non inventoriées par le musée, qui les attribue à Gabriel Christophe Guérin. Peintes à l’huile, sur papier
contrecollées sur carton, elles mesurent chacune environ H. 60,2 x L. 43 cm.
4
Extrait de la correspondance de Christophe Guérin à son fils Gabriel, Charavay, 1880, p. 24.
5
Gabriel Christophe Guérin, Autoportrait, signé et daté G.C. Guérin, 1811, fusain (H. 17 x L. 13 cm), musée des Beaux-Arts, Strasbourg.
6
Gabriel Christophe Guérin, att., Autoportrait de l’artiste à son chevalet, musée des Beaux-Arts, Strasbourg.
7
Gabriel Christophe Guérin, Autoportrait à la palette, musée des Beaux-Arts, Strasbourg.
8
Strasbourg, 1988, cat. exp. « A qui ressemblons-nous ? Le portrait dans les musée de Strasbourg », dir. Roland Recht et Marie-Jeanne Gever, musée des
Beaux-Arts, Strasbourg, 22 avril-31 juillet 1988, cat. 220, p. 206.
39
Fig. 2 - G.C. Guérin, Autoportrait, 1811, musée
des Beaux-Arts, Strasbourg.
Fig. 3 - G.C. Guérin (att.), Autoportrait de l’artiste
à son chevalet, musée des Beaux-Arts, Strasbourg.
de décor soit intervenu en 1810, conformément à la date indiquée sur le
bloc de pierre. Pourtant un fait d’actualité pourrait corroborer cette
datation. Le 5 février 1810, un décret napoléonien rétablit officiellement
la censure en France, remettant ainsi en cause un des acquis
fondamentaux de la Révolution : la liberté d’expression, promulguée dans
la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, le 26 août 1789. Les
peintres, au même titre que les écrivains, penseurs et journalistes, avaient
tout lieu de s’inquiéter de ce durcissement du régime. Une des premières
victimes du musellement des voix contestataires fut Mme de Staël dont
Napoléon fit saisir les épreuves de De l’Allemagne en septembre 1810 et
contraignit l’écrivain à l’exil jusqu’en 1814.
40
En 1820, le peintre belge Henri Decaisne se représenta de même, en
captif, alors qu’il étudiait à Paris dans l’atelier de Girodet (fig. 5).
Notons qu’en février de la même année, la démission du cabinet du
ministre Élie Decazes au profit des constitutionnels de centre-droite,
soutenus par les ultras, entraîna le rétablissement de la censure
marquant la fin de la période libérale de la Restauration. Dans un
contexte analogue de restrictions des libertés individuelles, Decaisne, au
même âge que Guérin en 1810, affichait son opposition dans un
autoportrait au regard dénonciateur10 (fig. 5). L’œuvre en question est
datée de 1820, année du retour définitif de Guérin en Alsace. Dans ce
chassé-croisé, il est permis d’imaginer que le Belge ait eu connaissance
de l’Autoportrait en captif de l’Alsacien ou d’un modèle commun
d’inspiration romantique.
Notre académie, modelée par un puissant clair-obscur, se détache sur un
fond assombri lors de la seconde intervention. Elle devait se détacher à
l’origine sur fond uni traité en camaïeu de gris ou de bruns, suivant les
portraits ou les académies des élèves de David. Le dessin néoclassique
transmis par son maître Regnault, lui-même élève de David, est accusé
par un trait de contour brun jouant avec la couleur et la densité des
joints ajoutés sur le mur. La subtilité du coloris se retrouve dans les plis
du corps rehaussés de rose orangé qui tempère l’aspect sculptural de la
figure. Le peintre conserve le corps athlétique du modèle sur lequel il
place sa propre tête. Le léger décalage d’échelle entre les deux trahit le
montage pictural. La frontalité du regard devait être également perçue
comme une entorse au canon académique. Avant toute autre
considération, elle mettait sur la voie d’un autoportrait.
L’expression interrogative du visage sème un trouble analogue à celui
des peintures les plus romantiques de la décennie 1830. Catherine Jordy
remarque que les artistes régionaux sont « romantiques avant et après la
période historique, située autour de 1830. » Vingt ans plus tôt, Guérin
composait avec son Autoportrait en captif une des œuvres les plus pures
Fig. 4 - G.C. Guérin, Autoportrait à la palette,
musée des Beaux-Arts, Strasbourg.
du romantisme. Peintre de la « nouvelle vague » alsacienne, Guérin
transmit la leçon, tout à la fois néoclassique et romantique, aux
nombreux peintres locaux passés par l’atelier familial, le plus actif de
Strasbourg.
Nommé en 1822 professeur de dessin au lycée et à l’École industrielle
de la ville, Gabriel Christophe Guérin hérita parallèlement de la
fonction de Conservateur du musée des Beaux-Arts qu’occupait son
père. Le peintre alsacien ne devait assurer sa présence à Paris que par des
envois irréguliers au Salon jusqu’en 1844. Sa renommée localement
établie en tant que portraitiste raffiné, il s’illustra également dans le
genre de la peinture d’Histoire, d’inspiration religieuse, dont
témoignent encore les nombreuses œuvres égrainées dans les églises
alsaciennes.
À Paris, Gabriel Christophe Guérin composa pour l’église Saint-Denisdu-Saint-Sacrement un imposant Baptême du Christ, exposé au Salon de
1819. Accroché dans la chapelle des fonts baptismaux, il est rejoint, en
1844, par l’émouvante Piéta d’Eugène Delacroix qui puise aux sources
du maniérisme bellifontain son romantisme débridé. En comparaison,
le Baptême de Guérin apparaîtrait presque conventionnel si la
redécouverte de son Autoportrait en captif ne présentait pas l’artiste sous
un nouveau jour. En posant ainsi en trouble-fête, il donne une image
piquante et, par conséquent, plus romantique de sa personne comme de
sa peinture. Une dimension que son œuvre postérieure et identifiée ne
laissait qu’entrevoir timidement jusqu’à présent.
Fig. 5 - H. Descaine, Autoportrait en captif,
Coll. particuliere, Paris.
François Gérard dit le Baron Gérard, dans une note du 30 octobre 1813 : « M. Guerin, élève de M. Regnault, se fait également remarquer par la
meilleure conduite et par les plus heureuses dispositions et qu’une étude suivie doit nécessairement lui assurer une place distinguée dans les arts »,
Charavay, 1880, p. 25.
10
Henri Decaisne, Autoportrait, signé et daté Decaisne,1820, huile sur toile (H. 55,2 x L. 45,4 cm), reproduit in Nineteenth century european
paintings, drawings and sculpure, cat. exp. Shepherd & Derom galleries, summer exhibition, New York, 2004, cat. n°2.
9
41
Théophile LYBAERT
(Gand, 1848- id., 1927)
Le Soir de la vie
Huile sur toile : H. 50 x L. 23 cm
Tableau signé, en bas à droite et au dos : Théophile Lybaert, avec le cachet de cire rouge du peintre lui-même.
Annotation au revers : Étude achevée du tableau Le Soir de la vie qui appartient au comte de Carysfort à Londres.
Bibliographie : Le tableau, dont nous publions pour la première fois l’étude préparatoire, est reproduit ou cité, dans les ouvrages
suivants :
Buet, Charles, Un moderne gothique : Théophile Lybaert, Paris (éd. L. Baschet), 1902. (Reproduit).
Tonskomsky, A., T. Lybaert, in « Modern Artists », n.l., n.d. Le soir de la vie est longuement décrit pages 8 et 9. (Texte en
anglais traduit du Russe).
De Smet, Frédéric, Théophile Lybaert, in Gand Artistique, n°8, 6e année, août 1927, pp.141-1159. Notre tableau, the Evening
of Life est commenté pages 152 et 156.
Provenance : Collection particulière.
N
é en Belgique, située au carrefour des tendances artistiques les plus
diverses, où le réalisme côtoyait le symbolisme, Théophile Lybaert
se distingua à la fin du XIXe siècle en renouant avec la tradition
des peintres gothiques des anciens Pays-Bas. Ses œuvres, peintes avec une
infinie précision, fascinèrent autant qu’elles agacèrent la critique
contemporaine. Vu, parfois, comme un « imitateur servile »1, mais le plus
souvent comme un « continuateur génial des primitifs flamands »2,
Lybaert rallia les camps opposés par sa maestria étourdissante qui
ressuscitait à la fois Memling et Dürer.
42
À l’étranger, le peintre enchaîna les succès. Ses œuvres furent primées
aux Salons de Paris, de Montpellier, de Hambourg, jusqu’à celui de
Caracas, où il se vit décerner, pour sa première participation en 1884,
l’ordre du Libérateur. La critique internationale classa le peintre comme
un artiste « hors siècle » dont le faire minutieux et le charme archaïsant
de ses peintures religieuses lui valurent le pseudonyme de « Memling du
XIXe siècle ».
La redécouverte de l’étude préparatoire Le Soir de la vie3, éclaire la
genèse d’un des chefs-d’œuvre de Théophile Lybaert, alors au sommet
de sa carrière internationale, quand il expose le tableau à la Royal
Academy de Londres, en 1901 (fig. 1). L’un des visiteurs,
A. Tonskomsky, est subjugué par l’œuvre, que tous considèrent comme
le « clou »4 de l’exposition. De retour chez lui, ce citoyen russe publia
un compte rendu de sa visite dans lequel Le Soir de la vie atteint « le plus
haut degré de la perfection humaine » (traduit de l’anglais)5.
Cette filiation brugeoise, non sans fondement esthétique, trouva en
réalité ses racines les plus profondes à Gand même, ville où naquit le
peintre, le 16 juin 1848. Sa passion du gothique s’est forgée au contact
des monuments anciens de la cité. Doté de dispositions précoces, il fut
placé très jeune dans l’atelier de Paul et Félix de Vigne, qui versaient
alors dans le style troubadour7. L’apprenti quitta l’atelier pour
l’Académie de la ville, en 1862. Sous le directorat de Théodore-Joseph
Canneel, il obtint simultanément en 1871 et en 1872, les médailles aux
cours de dessin d’après nature, cours d’histoire de l’art et anatomie. Ses
premiers tableaux furent exposés au Salon Triennal de Gand, en 1868.
En 1902, Charles Buet reproduisit le tableau dans son article, comme
appartenant au comte de Carysfort ; celui-ci, le prêta à la mémorable
exposition des « Cent chefs-d’œuvre du siècle » qui se tint la même
année au Guild-Hall de Londres. En choisissant le Soir de la vie, la
commission anglaise avait désigné le belge Théophile Lybaert pour
représenter son pays. Deux ans plus tard, le gouvernement britannique
répéta cet honneur en conviant l’artiste à participer à la même
exposition, transportée, en raison de son succès, à Glasgow. Cette foisci, le peintre exposa une de ses Vierge à l’Enfant, dont il avait maintes
fois éprouvé la formule depuis sa première version, acquise par le musée
de Bruges en 1883 (fig. 2). La « Vierge de Glasgow » fut « mentionnée
au catalogue en lettres capitales sur un seul feuillet ; honneur que seul
partageait avec lui Jean-François Millet exposant Les dénicheurs »6.
Dès son arrivée à Paris en 1878, Théophile Lybaert céda aux « fantaisies
orientales » de son maître Jean-Léon Gérôme. De retour à Gand, il
poursuivit l’aventure orientaliste avec d’ambitieux tableaux d’histoire. À
leur sujet, Charles Buet témoigna : « Si excellentes que fussent, par
l’exactitude et l’habilité du faire, ces toiles partout remarquées, elles
n’amenèrent pas à Lybaert le succès qu’il espérait ». En revanche, le
retentissement de la Vierge de Gand (fig. 2), parue au Salon de 1883,
décida de l’orientation définitive du peintre pour l’art religieux dans
lequel il trouva des ressources jusque-là inexplorées. Dans ses écrits,
Lybaert « reconnaît loyalement que son aspiration tend à s’élever, plus
haut, vers un art lié directement à sa foi chrétienne »8. Le Soir de la vie,
précédé de son Étude, terminée au plus tard en 1897, sont empreints de
cette nouvelle exigence spirituelle9.
Buet, Charles, Un moderne gothique, éd. L. Baschet, Paris, 1902, p. 14.
De Smet, Frédéric, Théophile Lybaert, in Gand Artistique, n°8, 6e année, août 1927, p. 150.
3
En 1911 dans la collection du Comte de Carysfort à Londres.
4
En français dans le texte, voir le compte rendu de la visite de A. Tonskomsky, in Tonskomsky, A., Théophile Lybaert, collection « Modern Artists »,
n.d. Publication non datée mais l’exemplaire de la bibliothèque d’art et d’archéologie Jacques Doucet (Paris) est annoté Saint-Pétersbourg 1903.
5
« In 1901, I had the pleasure to meet him (Lybaert) in London at the Royal Academy with a painting which was, to say the least the clou of the
exhibition. It produced such sensation, that I had the greatest trouble to find my way on it. Realizing its beauty in all details, I understood the general
enthusiasm. Impossible to form an idea of its degree of finish. I considered it as having attained the highest standard of human perfection. », in
Tonskomsky, A., p. 8.
6
De Smet, F., p. 156.
7
C’est, sans doute, dans l’atelier de Paul de Vigne que Lybaert s’essaya, pour la première fois, à la sculpture. On connaît de lui un plâtre patiné, La
Résignation (1931), conservé au musée des Beaux-Arts de Gand.
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Le portrait de cette béguine penchée sur un livre de prière invite à la
méditation, à la manière des vanités ou des memento mori du
XVIIe siècle. La métaphore du Soir de la vie est ici illustrée par une
femme au visage et aux mains ridés, stigmates universels de la vieillesse.
D’autres avant lui, comme Albert Besnard en 1887, ont représenté le
dernier âge de la vie mais le peintre français illustra le thème avec deux
vieux époux assis sur les marches de leur logis10 (fig. 3). Dans les deux
cas, cependant, un paysage de feuilles mortes à l’arrière-plan symbolise
l’hiver, comme le printemps évoque le matin de la vie. Le goût pour l’art
gothique de Lybaert le poussa, quant à lui, à introduire davantage de
détails allégoriques, comme le corbeau, une branche et le sablier qui ne
contient plus que quelques grains de sable, preuve que le temps a passé.
À la tombée du jour, paraissent dans le ciel les premières étoiles ; celles
qui scintillent dans le Soir de la vie illustrent le poème éponyme et
exactement contemporain d’André Theuriet qui rappelle que « tous les
crépuscules sont imprégnés de tristesse »11. Cette pensée mélancolique
trouve son écho dans le tableau de Lybaert avec la ronce menaçante du
chardon qui rampe sur le sol. Ses piquants trahissent avec force et vérité
l’austérité de la vieillesse.
Dans la version du comte de Carysfort, la mise en page et les symboles
sont identiques, à l’exception du corbeau qui s’est envolé. Notons
également que le sablier et la tenture ont changé respectivement de
forme et de motif.
prend pour modèle principal une œuvre gantoise et familière aux yeux
de Lybaert : le célèbre retable de L’Agneau mystique de Jan van Eyck.
Lybaert fit asseoir la béguine devant une tenture aux motifs orientaux,
à la manière du Christ, de la Vierge et du saint Jean-Baptiste trônant au
sommet du retable de la cathédrale Saint-Bavon. L’étoffe, délimitant la
largeur étroite du panneau, s’expose comme un véritable morceau de
bravoure. Avec une infinie patience, le peintre détailla chaque point de
broderies et sut rendre les ondulations des plis avec une inimitable
perfection.
Ce miracle d’exactitude créait « une originalité de faire qu’on ne peut
lui contester »16. Le Soir de la vie, comme tant d’autres créations de
Théophile Lybaert, prouvent qu’il a pu, « sans imitation servile et sans
plagiat ridicule, transplanter l’art d’autrefois dans notre siècle
(le XXe)».17 Cette périlleuse ambition, qui fut aussi, à la fin de sa
carrière, la cause de son isolement, s’éclaira sous la formule de Charles
Buet, qui qualifiait le peintre de « moderne gothique ». Malgré une large
diffusion, son œuvre peinte, avec les débuts de l’héliotypie et de la
photogravure18, tomba rapidement dans l’oubli après sa mort en 1927.
Qui s’en étonnerait après la déferlante des Fauves et des Cubistes sur la
scène européenne ? La redécouverte actuelle des tendances multiples du
symbolisme, dont la Belgique et la France furent des nations
fondatrices, ouvre la voie à une reconnaissance certaine de son véritable
talent.
Théophile Lybaert n’ayant plus recours aux « fictions mythologiques » ou
aux « abstractions intemporelles », chères aux formules académiques, le
Soir de la vie se rattache pleinement au courant symboliste de son temps.
La recherche de spiritualité qui caractérise notre Étude « est
symptomatique d’une orientation intellectuelle donnée, de manière
générale et sous diverses formes, à la peinture après l’impressionnisme »12.
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La quête de sens s’accompagne chez Lybaert d’une rigueur formelle
extrême. « Sa minutie, elle-même, est le respect de son art, et ce respect
deviendra si grand, qu’il n’osera plus se permettre le plus petit écart de
vérité »13. Son biographe, Frédéric de Smet, illustra cette « obsession » à
travers un exemple éloquent : « Dans le Soir de la vie, (Lybaert) voulut
y placer le symbole de la vie. C’est paraît-il une plante qui ne pousse
qu’aux Indes. À la demande de l’artiste, la graine de la plante fut
envoyée en Belgique, puis cultivée par M. Rodrigas, directeur de l’École
d’Horticulture… Lybaert ne termina son tableau que lorsque le basilic
fleurit chez lui, en son atelier »14. L’absence de la plante exotique dans
notre étude préparatoire confirme cette anecdote. Le tableau achevé
montre, en effet, que le basilic fleuri a remplacé le chardon épineux,
décalé dans l’angle opposé.
L’audace technique de la peinture de Théophile Lybaert se justifie à
travers la rivalité qu’il entretint avec les maîtres du passé. Pour Charles
Buet, « il empruntait aux primitifs leur naïveté, aux quattrocentistes leur
dessin élégant, ferme, un peu gracile, aux « miniaturistes » du XVe siècle
leur couleur éclatante et d’un réalisme raffiné, aux maîtres de la
Renaissance l’ampleur de la composition »15. Englobant toutes ces
qualités, « unies dans des proportions très définies », le Soir de la vie
Fig. 2 - La Vierge de Gand, musée
des Beaux-Arts, Bruges.
Fig. 1 - T. Lybaert, Le Soir de la vie,
localisation inconnue.
Fig. 3 - A. Besnard, Esquisse pour
l’hiver ou Le Soir de la vie, musée
du Petit Palais, Paris.
Ibid., p. 150.
Le Soir de la Vie est daté de 1897 dans De Smet, F., p. 152.
Albert Besnard, esquisse pour l’Hiver ou Le soir de la vie, huile sur toile (H. 65 x L. 85 cm), Petit-Palais. L’Hiver, exposé au Salon de 1887
(n°218), a été réalisé en même temps que deux autres compositions Le Printemps ou le Matin de la vie, et L’Été ou le Milieu de la vie, en vue d’être
placés à la corniche de la salle des mariages de la mairie du Ier Arrondissement de Paris où ils se trouvent encore. Les tableaux et les esquisses pour le
cycle sont reproduits dans le catalogue de l’exposition Le triomphe des mairies : grands décors républicains à Paris, 1870-1914, Musée du Petit-Palais,
Paris, 1986-1987, cat. 66, 67 et 68, pp.176-178.
11
Theuriet, André, Le Soir de la vie, in « Les Contes de la Primevère », Fasquelle (édition originale), Paris, 1897.
12
Paris, 1986-1987, cat. exp., Le triomphe des mairies : grands décors républicains à Paris, 1870-1914, musée du Petit-Palais, p. 179.
13
De Smet, F., p. 150.
14
Op. cit., p.152.
15
Buet, Charles, p. 16.
16
Op. cit., p.16.
17
Ibid., p. 20.
18
La Vierge de Gand, Le divin Enfant, et l’Adoration des Mages, par exemple, ont été reproduits à des milliers d’exemplaires par la maison Hirmer de Munich.
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« Cette peinture jette
sa pensée à distance. »
Charles Baudelaire