Catalogue-Tableaux pour un cabinet
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Catalogue-Tableaux pour un cabinet
Tableaux pour un cabinet Bertrand Dumas GALERIE MENDES ous avons recherché, par le choix délibérément ambitieux des œuvres dévoilées dans ce catalogue, à saluer et, nous l’espérons, à stimuler l’esprit et le goût de la collection. La sélection, volontairement restreinte afin de concentrer toute l’attention sur la qualité et la singularité de chaque œuvre, révèle un aspect pictural étonnant qui par sa rareté ou sa curiosité se cantonne à l’orée des genres académiques. « Curieux » ou « connaisseurs » sont inspirés par le noble sentiment de collectionner et de jouir du fruit de leur récolte dans le secret des cabinets où ils aiment se retirer seuls ou avec un entourage privilégié qui partage leur contemplation. C’est en considérant l’amateur, immuablement électrisé par la quête lyrique et exaltée de l’objet idéal, que nous avons pensé et organisé cette exposition. Nous savons que c’est une passion dévorante qui le pousse à « dénicher », étudier, désirer et ultimo s’approprier l’œuvre convoitée. Qu’en vue de compléter, d’enrichir ou d’affiner sa collection particulière, voire confidentielle, le collectionneur, souvent érudit, toujours connaisseur et enthousiaste, se laisse irrésistiblement tenter. Conscients et respectueux de cet état d’esprit nous proposons huit tableaux et quelques dessins qui sauront répondre aux exigences de l’amateur éclairé qui, nous aimons le penser, saura s’en délecter. Tel l’Amateur dans les ruines, dessiné par Hubert Robert, qui cherche inlassablement dans les trésors du passé l’objet de sa satisfaction, le collectionneur d’aujourd’hui ne pourra pas rester indifférent à l’intérêt historique de la Vue intérieure de l’église Sainte-Geneviève dessiné en 1758 par Pierre-Antoine Demachy ou à la prouesse technique de Jacques Barraband qui nous offre avec cette Etude de perroquet Grand Lori « un monument de l’histoire de l’édition scientifique ». La puissance de la portée méditative et la force plastique qui se dégagent de ce crâne du XVIIe siècle rendu avec une rare économie de moyens, sauront surprendre le plus avisé des connaisseurs qui se laissera aussi intriguer par le regard interrogateur et romantique de l’Autoportrait en captif de Gabriel Christophe Guérin. Il nous est aisé d’imaginer notre petite étude de singe chapardeur peinte par Jan Weenix prendre sa place dans l’intérieur raffiné et intime d’un cabinet d’amateur. Lieux privés, et par coutume jalousement gardés, ces cabinets abritent d’intéressantes et somptueuses collections d’œuvres d’art ou d’objets de curiosité. Ils sont le reflet du goût et de la personnalité de celui qui les a savamment et amoureusement façonnés. Apanage des princes de la Renaissance, à l’image du studiolo d’Isabella d’Este à Mantoue ou de celui de Francois Ier à Fontainebleau, le cabinet d’amateur se répand au sein de toute la société cultivée à partir du XVIIe siècle. Nous vous invitons à ouvrir les pages d’un éphémère cabinet d’amateur et à vous laisser guider dans une visite que nous espérons agréable et qui saura susciter l’envie de compléter ou de rêver votre collection. N À Bruxelles Léopold Guillaume de Habsbourg est un des plus grands collectionneurs de tableaux de son époque. Il achète frénétiquement les maîtres de la Renaissance et les plus grands peintres de son temps. Ses tableaux étaient accumulés dans des pièces intégralement recouvertes de chefs-d’œuvre. C’est dans l’un de ses cabinets que figurait très certainement la Marie Madeleine pénitente peinte par David Teniers que nous présentons dans ce catalogue. Philippe Esteves Mendes 3 Camillo PROCACCINI 6 Jésus et Pierre marchant sur les eaux, vers 1610-1620 8 Tête de moine franciscain Lodovico CARDI, dit Il Cigoli Anonyme du XVIIe siècle 10 Vanité Luigi MIRADORI, dit Il Genovesino 14 Memento mori David TENIERS, le Jeune 16 La Madeleine pénitente Domenico PIOLA 20 L’ombre de Samuel apparaissant à la pythonisse d’Endor Rome, vers 1700 22 Saint Jérôme au désert Jan WEENIX 26 Etude de singe Squirrel Pierre-Antoine DEMACHY 28 Vue intérieure de l’église Sainte-Geneviève, état de 1757-1758 Hubert ROBERT 32 Amateur dans les ruines, après 1761 Jacques BARRABAND 36 Perroquet Grand Lori (Eclectus roratus) Gabriel Christophe GUÉRIN 38 Autoportrait en captif Théophile LYBAERT 42 Le Soir de la vie 5 Camillo PROCACCINI (Bologne, c. 1555 – Milan, 1629) Jésus et Pierre marchant sur les eaux, vers 1610-1620 Sanguine, H. 8 x L. 6,3 cm Montage et numéro de la collection « Sagredo Borghese ». Au verso, à la plume : M.F. n°18. Provenance : Collection particulière. D ans la cité prospère des Borromée, le clergé milanais lança la construction de nouvelles églises avec leurs couvents, multipliant ainsi les chantiers décoratifs. Dans ce contexte florissant, le peintre bolonais Camillo Procaccini, fils d’Ercole, l’Ancien, s’installa à son compte dans la capitale lombarde, en 1587. Il y tiendra, avec celui des frères Della Rovere, l’atelier le plus actif de Milan, jusqu’à sa mort en 1629. Peintre encore maniériste, Camillo Procaccini n’en fut pas moins l’artisan des réformes tridentines qui encouragèrent le renouvellement des images vers une plus grande lisibilité. Le dessin que nous présentons, petit par ses dimensions, monumental par sa composition, illustre parfaitement cette nouvelle aspiration. 6 Il représente un épisode miraculeux de la vie de Jésus, rapporté dans les Évangiles de Mathieu, de Marc et de Jean : « Pendant la nuit, le Christ marchant sur les eaux s’avance vers la barque des apôtres qui, effrayés, le prennent pour un fantôme. Il les rassure et propose à Pierre de le rejoindre. L’apôtre va à sa rencontre, mais peu confiant, s’enfonce dans l’eau et s’écrie : « Seigneur sauve-moi ». Le dessin saisit l’instant où Jésus lui tend la main et dit : « Homme de peu de foi, pourquoi as-tu douté ? ». Par sa situation dans le dessin, au premier plan de la composition, le dialogue, en lui-même édifiant, répondait idéalement aux attentes du Concile de Trente. À l’occasion de la canonisation de Charles Borromée en 1610 vingt-huit peintures a tempera sont commandées à Cerano, Giulio Cesare, Duchino et d’autres pour la cathédrale de Milan sur le thème des miracles posthumes de l’évêque de Milan. Camillo Procaccini, qui n’est pas directement concerné par cette commande, pour le Duomo, illustra sans doute à la même époque, l’épisode du Miracle de saint Charles à la rivière Ticino, peint pour l’autel latéral de la chapelle Pisani de l’église San Nicolò da Tolentino, à Venise (fig. 1). Le thème est pour la première fois décrit dans le récit hagiographique que publie Giussano en mai 1604, un terminus post quem pour la datation de l’œuvre1. La légende milanaise rapporte que Charles Borromée aurait sauvé de la noyade un enfant de cinq ans sous les yeux de sa mère affolée2 (fig. 2). Le dessin à la sanguine préparatoire à cette composition, a été pour la première fois publié par Bertha H. Wiles, puis par Nancy Ward Neilson, dans son Catalogue Raisonné des Peintures et Dessins de Camillo Procaccini3 (fig. 3). Les parentés de style et de composition avec notre dessin nous ont permis d’écarter définitivement son ancienne attribution à Giulio Cesare Procaccini. La facture preste et désordonnée néglige les extrémités des corps, joue des accents colorés de sanguine, pour marquer les plis et les orbites des visages à peine esquissés, selon un procédé identique dans les deux dessins. Malgré le respect de la perspective aérienne, observé dans les deux feuilles, Bertha H. Wiles remarque que les contrastes et la précision du trait diminuent dans les lointains. C’est l’empreinte du « naturalisme atmosphérique », déjà suggérée dans les œuvres émiliennes de Camillo Procaccini4. L’héritage maniériste est manifeste dans la distorsion et l’agitation des figures principales. L’influence du Parmigianino est la plus souvent citée pour décrire cette écriture nerveuse et déformée. Du chaos dans le dessin naît la dimension tragique d’une égale intensité dans les deux feuilles commentées. Leurs mises en page suivent également la même ordonnance : des figures au premier plan calant la composition sur le côté gauche, une scène secondaire à droite, servant de plan intermédiaire au paysage esquissé dans le lointain. Ce procédé où les figures repoussoirs conduisent le regard au fond de la scène rappelle, selon Bertha H. Wiles, les paysages des flamands Paul Bril et Jan Brueghel. Cette filiation justifierait, d’après elle, une datation précoce dans le XVIIe siècle. Notre dessin, fut sans doute composé vers 1610, au moment même où l’iconographie borroméenne était à son plus haut niveau de popularité. En revanche, la ressemblance de notre Christ avec celui apparaissant à Sainte Catherine5 (même draperie nouée dans le dos et retenue à la taille par le bras droit) résulterait d’un canon mis en place, dès la fin de la décennie 15906 (fig. 4). Figurant parmi les compositions les plus dramatiques et dynamiques qu’ait composées Camillo Procaccini à Milan, Le Christ et saint Pierre marchant sur les eaux, résume les tendances contraires de la peinture milanaise du début du XVIIe siècle, respectueuse de la tradition maniériste et tentée par les innovations de l’art baroque. Sur ce point voir Wiles, B. H., An unpublished Design by Camillo Procaccini, in Master Drawings, 1964, n°4, vol. II, p. 402. Giovanni Pietro Giussano, Vita di San Carlo Borromeo, Rome, 1610, pp. 663-664. 3 Le dessin à la sanguine, H. 16,2 x L. 12,6 cm, a été publié, pour la première fois, par Bertha H. Wiles, op.cit., pp. 401-407, repr., fig. 31, puis par Nancy Ward Neilson, Paintings and Drawings by Camillo Procaccini, New York, Londres, 1979, cat. 258. En 1964, le dessin appartenait à la collection du Dr. Edward A. Maser, Chicago. 4 Neilson, N., W., 1979, p. xi. 5 Camillo Procaccini, Le Christ apparaissant à Sainte Catherine, Celui-ci la couronnant de deux couronnes, plume et encre brune, mis au carreau à la sanguine, H. 24,3 x L. 11,9 cm, vente Sotheby’s, Florence, 27 mars 1985, lot 7. Localisation actuelle inconnue. Repr. dans Neilson, N., W., Three drawings by Camillo Procaccini, in “Arte, Collezionismo, Conservazione : Scritti in onore di Marco Chiarini”, Florence-Milan, 2004, fig. 3, p. 248. 6 Sur ce point, voir Neilson, N., W., 2004, p. 247. 1 2 7 Fig. 1 - Le Miracle de saint Charles à la rivière Ticino, San Nicolo dei Tolentini, Venise. Fig. 2 - Détail du précédent. Fig. 3 - C. Procaccini, Le Miracle de saint Charles à la rivière Ticino, collection particulière, USA. Fig. 4 - C. Procaccini, Le christ apparaissant à sainte Catherine. Localisation inconnue. Lodovico CARDI, dit Il Cigoli (San Miniato, 1559 – Rome, 1613) Tête de moine franciscain Huile sur papier : H. 42 x L. 28 cm Bibliographie : inédit Fig. 6 - D. Fetti, Double étude de têtes de saints franciscains, collection privée, Londres. L a Tête de moine que nous présentons fait partie d’une série de trois études (fig. 1, 2 et 3) rassemblées par Franco Moro sous le nom de Ludovico Cardi, dit Il Cigoli1. Nous reproduisons une cinquième tête2 (fig. 4) en tout point comparable. Peintes sur papier et de dimensions similaires, elles forment, réunies, une galerie de portraits de moines franciscains étonnement expressifs. Bien qu’esquissées, ces études se conçoivent comme autant de « têtes d’expression ». Les fonds et les habits monochromes sont volontairement ébauchés pour concentrer l’attention sur l’étude psychologique des figures. Toujours avec la même acuité, Cigoli brosse une palette de sentiments allant du doute à la compassion. Notre portrait, au visage tourné vers le bas et aux sourcils froncés, est l’un des plus poignants de la série. Il partage, avec ses circonvoisins, une profondeur d’âme et de réflexion qui rejoint les préoccupations intellectuelles et spirituelles des franciscains. 8 La grande unité de style entre les études atteste d’une exécution rapide et spontanée. La matière vivement brossée, sur et autour des visages, confère aux portraits une intense animation. Notre étude est peinte avec la technique utilisée dans les quatre autres exemplaires. On retrouve les hachures obliques dessinées à l’encre noire pour les sourcils, les légers coups de brosse sous les yeux pour éclairer les regards, les touches blanches ou noires disposées en bâtonnets parallèles dans les barbes plus ou moins fournies, ou encore la manière de placer les empâtements sur les parties saillantes des figures de manière à accrocher la lumière ; celleci, jouant du clair-obscur, modèle fortement les figures représentées avec les marques naturelles de leurs âges et de leurs expressions. Fig. 1 - Il Cigoli, Tête de moine, collection privée. Fig. 2 - Il Cigoli, Tête de moine, collection privée, Florence. Fig. 5 - Il Cigoli, Sainte Madeleine, Caisse d’Epargne, San Miniato. Ces notes réalistes inscrivent la Tête de moine franciscain dans la quête de vraisemblance qui souffle sur Rome depuis que les élèves des Carrache participent aux grands décors de la Ville Éternelle. Cette œuvre illustre l’adhésion totale de Cigoli à la nouvelle tendance réaliste, qu’il perfectionne après son arrivée à Rome, en 1604. Franco Moro date la série des Têtes de moines de la maturité de l’artiste, c'est-à-dire autour de 1610, en les comparant à la richesse d’expression du visage de la Madeleine repentante de la collection de la Caisse d’Épargne de San Miniato (fig. 4) soulignant la modernité de la série à laquelle il faut désormais ajouter notre étude. Ensemble, elles font figure de « cas d’école »,comme on en concevait à l’accademia degli incamminati où l’on dessinait d’après l’antique, mais aussi d’après le modèle vivant. Notre type d’étude dal vero servira de modèle aux générations futures. La Double étude de têtes de saints franciscains3 (fig. 5) peinte par Domenico Fetti à la suite de son maître Il Cigoli, illustre magnifiquement cette directe descendance. Fig. 3 - Il Cigoli, Tête de moine, collection privée, Paris. Fig. 4 - Il Cigoli, Tête de moine, collection particulière. Franco Moro, Viaggio nel Seicento Toscano, Dipinti e disegni inediti, Montova, 2006, pp. 43-45, fig. 29, 30 et 31. Dans l’ordre de citation, les notes de bas de page donnent la description et la provenance des œuvres reproduites : Note 42 – Huile sur papier marouflé sur toile, H. 42,8 x L. 27,7 cm ; Londres, collection particulière. Note 43 - Huile sur papier marouflé sur toile, H. 44 x L. 28 cm ; Massimo Vezzosi à Florence. Note 44 - Huile sur papier marouflé sur panneau de bois, H. 42 x L. 27,5 cm ; collection particulière, Paris. 2 Ludovico Cardi, dit Il Cigoli, Tête de moine, huile sur papier, H. 42,6 x L. 28,3 cm, collection particulière. 3 Domenicho Fetti, Doppio studio di volti di santi francescani, huile sur toile, H. 148 x L. 72 cm ; collection privée, Londres. 1 9 Anonyme du XVIIe siècle Vanité Huile sur bois H. 26,2 x L. 34,1 cm Bibliographie : Tapié, Alain, cat. exp., Vanité : Mort que me veux-tu ?, Fondation Pierre Bergé Yves Saint-Laurent, 23 Juin – 19 Septembre 2010, éd. de la Martinière, Paris, 2010, p. 30, ill. p. 8. Provenance : Collection particulière, Paris. U 10 n crâne posé sur une pierre. L’image illustre de façon radicale, et avec une rare économie de moyens, le thème de la vanité. Son pouvoir mélancolique nous renvoie à la précarité de notre existence, sur le mode de l’Allégorie de la vie humaine attribuée à Philippe de Champaigne (fig. 1), et décrit par Alain Tapié comme un memento mori admirable, dans lequel la sévérité de la représentation offre un objet de médiation exceptionnel. À la fois, « instrument et gage du Salut », notre tableau, support de méditation, était destiné au recueillement privé dans la cellule d’un couvent1. « Tout à la fois miroir de la mort, portrait de l’homme, en même temps que portrait de la mort et miroir de l’homme, la fonction de l’image », rappelle Alain Tapié, « n’est pas d’effrayer, mais d’accoutumer les fidèles à ce passage nécessaire de la Vie à la Mort ». Il ajoute qu’ici, « l’effigie, d’une incroyable puissance visuelle par la simple partition entre l’ombre et la lumière, met en exergue la fluidité et la sobriété conceptuelles et septentrionales sous lesquelles couve une forte et organique expressivité gestuelle. Cet absolu chef-d’œuvre », « conclut-il, révèle que l’audace d’une telle image n’est pas réservée au milieu de la dévotion exacerbée, animée par les Jésuites autour de 1640. Sa puissante portée méditative n’en scelle, pas moins, son entière appartenance au renouveau spirituel qui toucha la pensée catholique après le Concile de Trente ». Le caractère international de la vanité au XVIIe siècle explique l’anonymat dans lequel est conservée notre Vanité. Assurément, elle appartient à la famille des « vanités austères », celles des années 1620 – 1630, à fond vide, à tendance monochrome et mise en page frontale; un genre pratiqué aux quatre coins de l’Europe, en Hollande par P. Claesz, en Alsace par S. Stosskopf, en France par J. Linard, en Espagne par Zurbaran. Ces peintres, tous d’horizons variés, assimilèrent, tout en conservant leurs particularités régionales, le réalisme et le clair-obscur du Caravage, pionnier dans le genre de la nature morte indépendante. Le peintre de notre Vanité a lui-même emprunté au maître lombard l’un des principaux attraits de sa mise en scène : le traitement spécifique de la lumière qui tombe d’en haut et de la gauche sur le sommet du crâne, Fig. 1 - Ph. de Champaigne, att., Allégorie de la Vanité humaine, musée de Tessé, Le Mans. lequel émerge progressivement de l’obscurité. Cette solution décorative toute spécifique, même inventée par Le Caravage, ne suffit malheureusement pas à déterminer l’origine du foyer pictural, ou même l’identité de son auteur. Des considérations de style permettent, cependant, d’ébaucher quelques pistes d’attribution confortées, en cela, par les études xylologiques et dendrochronologiques pratiquées sur le panneau2, et la numérisation multispectrale de la couche picturale, effectuée par Lumière Technologie3. Les clichés obtenus montrent, mieux qu’à l’œil nu, la technique utilisée par le peintre qui utilisa très peu de matière. Celle-ci, diluée dans un jus brun et doré, fut appliquée, sans apprêt, de manière uniforme sur toutes les parties du tableau. Il en résulta un délicat jeu de transparences animé par des contrastes lumineux et des rehauts dorés, placés, avec justesse, sur les zones saillantes du crâne : le cercle orbital et l’épine nasale. La technique était savante. Le peintre, en plaçant, par exemple, une goutte d’or sur la dent du maxillaire supérieur gauche, mit en volume toute la composition. La face latérale du crâne exposée, entre ombres et lumières, fut parcourue par la suture coronale. Ce goût du détail réaliste se retrouva dans la panoplie des crânes d’Antonio de Pereda (c. Valladolid, 1611 - Madrid, 1678), le spécialiste du genre. Le peintre madrilène affectionnait les vues di sotto in su, qui offraient au regard du spectateur le dessous du crâne. Cette mise en perspective audacieuse permettait, parmi d’autres effets spectaculaires, de faire saillir le « pont » (processus zygomatique) qui s’éloignait de l’os temporal. Un crâne similaire au nôtre a été placé par de Pereda, en bas à droite, de son Saint Jérôme de l’église Santa-Paula, à Séville (fig. 2). La matière vibrante, la couleur du jaune, fondue au noir, et l’impressionnante densité plastique du « crâne de Santa-Paula », comme d’ailleurs tous ceux d’Antonio de Pereda, sont des traits distinctifs que l’on retrouve dans notre Vanité. Celle-ci, comme les œuvres espagnoles de même fonction, combine « un naturalisme et une affectation qui parlent directement à la sensibilité »4, une double dimension, moins prégnante, dans les vanités nordiques et dans la sphère de la Réforme. Cette attribution à Pereda se Fig. 2 - Pereda, Saint Jérôme, détail, Séville. Tapié, A., cat.expo.,Vanité : mort, que me veux-tu ?, Fondation Pierre Bergé Yves Saint-Laurent, Éditions La Martinière, p. 30. Locatelli C., Pousset D., Étude xylologique et dendrochronologique d’un panneau peint représentant la Vanité, Galerie Mendes - Paris (75), Mai 2010, Laboratoire d’expertise du Bois et de la Datation par Dendrochronologie (LEB2d) - CIPRES, Besançon, 2010-06, 10p. 3 Lumière Technologie, LT2 SAS, 25 bis boulevard Saint-Germain, 75007, Paris. 4 Tapié, A., Vanité : mort, que me veux-tu ?, Éditions La Martinière, 6 Mai 2010, p. 29. 1 2 11 trouve confortée par la présence d’un monogramme dessiné à l’encre, au revers du panneau (fig. 3). Nous le rapprochons de celui qui figure habituellement en bout de ligne des signatures de l’artiste (fig. 4). Leur parenté est pour le moins convaincante. De son côté, les études xylologiques et dendrochronologiques ont certifié une provenance allemande pour le panneau de chêne, abattu entre 1590 et 1610. Le laboratoire évalue à une vingtaine d’années en moyenne la date d’utilisation d’un panneau après sa coupe, repoussant, au plus tard, la datation de la peinture à la décennie de 1630. Le laboratoire précise également que, en raison de sa finesse (entre 2,5 et 4,5 mm), la planche pouvait parvenir à l’état dit sec à l’air (H% 1317°), en moins de six mois, plus tôt, le bois n’était pas utilisable pour la peinture. Notre tableau a par conséquent été peint entre 1590 et 1630 environ. L’utilisation d’un panneau allemand par un peintre espagnol pour représenter une vanité est sans précédent pour le XVIIe siècle. La raison de cette exception se trouverait, peut-être, dans l’extrême qualité du support, qui pouvait justifier son importation. Toutefois, Leticia Ruiz, conservatrice du département des peintres espagnoles de la Renaissance au musée du Prado, souligne la singularité du support en bois dans le contexte espagnol de la première moitié du XVIIe siècle, envisageant aussi la possibilité d’une œuvre d’origine nordique. Si tel est le cas, seul un peintre allemand de cette époque aurait pu réaliser une vanité dans l’esprit de la nôtre. L’exemple le plus proche que nous ayons localisé est l’étonnante Vanité à la chouette, du musée des Beaux-Arts de Dijon, attribuée à l’école allemande ou hollandaise5 (fig. 5). L’origine rhénane a été proposée par Jacques Foucart, en 1975, qui attribuait alors le tableau à un peintre allemand du début du XVIIe siècle, influencé par Georg Flegel6. Notre tableau comporte, en effet, des similitudes de facture et de mise en page qui pourraient laisser la porte ouverte à cette hypothèse. Peut-on envisager la possibilité que notre Vanité soit associée à un autre sujet en pendant ? Un portrait de commanditaire ou un portrait de moine, comme l’a suggéré Alain Tapié, dans le cas d’une origine espagnole ? Trois trous sur le bord gauche du panneau indiqueraient les points de fixation d’une charnière ou d’un montage laissant supposer la forme primitive d’un diptyque. Cependant, cette hypothèse engageante ne justifie pas que les trous de pointe aient été comblés par des chevilles du même bois et recouverts par la peinture d’origine. Cet indice, révélé par les examens dendrochronologiques et Lumière Technologie, plaide davantage en faveur d’une composition autonome et construite comme telle autour de l’image édifiante du memento mori. 12 Fig. 3 - Monogramme au revers du panneau. Fig. 5 - Ecole Allemande, Vanité à la Chouette, début XVIIe, musée des Beaux-Arts, Dijon. Fig. 5 - Détail du précédent. Fig. 4 - Signature d’Antonio de Pereda. École allemande ou hollandaise, Vanité à la Chouette, H. 52,4 x L. 40,5 cm, musée de Beaux-Arts, Dijon. En rapport avec une gravure de Hans Wechtlin (Strasbourg, c.1480 - actif en 1526). Repr. in Tapié, 2010, p. 15. Indication rapportée en 2008 par Claire Steimer dans sa notice d’inventaire publiée dans la base Joconde du ministère de la Culture. 5 6 13 Luigi MIRADORI, dit Il Genovesino (att.) (Gênes, 1600/10 – Crémone, 1657) Memento mori Huile sur toile : H. 95 x L. 71 cm Bibliographie : inédit Provenance : Collection particulière, France. U n enfant, peint dans une veine « néo-caravagesque », aux accents ténébristes, campe, méditatif, au centre de la toile. Dans un mouvement engourdi, il cherche à se redresser, son élan est modéré par sa pensée mélancolique. Une légère fumée s’échappe d’un somptueux vase en argent attirant son regard triste et songeur. Il semble se reposer à l’intérieur d’une grotte s’ouvrant sur un paysage peint dans des tonalités sublimes et inquiétantes. Une lumière crue et violente émane de l’intérieur, irréelle, comme surgissant des ténèbres. Elle renforce l’effet dramatique de la scène, accentué par le crâne sépulcral et ricanant posé aux pieds de l’enfant pour symboliser le caractère inéluctable du destin de l’Homme. Nous sommes en présence d’un Memento mori. Le regard songeur, l’enfant médite sur la fatuité des plaisirs du monde face à la Mort qui guette. Dans sa main, un livre, portant l’inscription « Omnia Vanitas » vient nous éclairer sur la présence du sceptre et de la couronne, symboles du pouvoir et des richesses terrestres. Ce genre de représentations allégoriques de la vanité était coutumier dans l’Italie du XVIIe siècle et revêtait un caractère moral invitant implicitement le spectateur à se préoccuper davantage de son salut éternel que de l’accumulation de biens terrestres. Vers 1640-1650, Luigi Miradori peint à plusieurs reprises ce sujet associant un enfant méditatif à un crâne d’une esthétique inquiétante1. 14 Probablement né vers le début du XVIIe siècle, Luigi Miradori était d’origine génoise mais c’est à Crémone qu’il exercera la plus grande partie de son activité entre 1640 et 1654. De sa Ligurie natale il avait certainement gardé une inclination pour l’emploi d’une palette riche et savoureuse, héritée de Bernardo Strozzi ou de Gioacchino Assereto. Mais Miradori semble avoir quitté Gênes encore jeune après un voyage à Piacenza et à Rome où il fut vraisemblablement confronté aux œuvres du Caravage et il s’installa définitivement à Crémone. Il y connaîtra un grand succès jouissant ainsi de nombreuses commandes qui émanent aussi bien de l’aristocratie locale que de l’église pour laquelle il peint un grand nombre de maîtres-autels. Le mode d’expression naturaliste, typique de la peinture lombarde, est assurément l’aspect le plus caractéristique de l’œuvre de « Genovesino ». Crémone garde en mémoire en ces années l’exemple du riche naturalisme de la fin du XVIe siecle lombard hérité des peintres comme Giulio ou Vicenzo Campi qui vont, sans aucun doute, marquer la formation du jeune génois. Il affectionne les détails véristes, parfois pittoresques, souvent d’inspiration populaire, propres à la peinture lombarde. Fig. 2 - L. Miradori, Enfant endormi sur une tête de mort, musée, Nancy. La peinture religieuse constitua la plus grande partie de l’œuvre de Miradori qui fut également un excellent portraitiste et peintre de scènes de genre. Tableaux de chevalet, à caractère plus intimiste et servant de support à la méditation morale, les vanités lui procurèrent un vif succès. Ce genre pictural se développa au début du XVIIe siècle, et fut lié au sentiment de précarité qui frappa l’Europe, suite à la guerre de Trente Ans, et aux épidémies de peste qui menacèrent tous les pays. « Vanitas vanitatum, omnia vanitas »2. Les premiers mots de l’Ecclésiaste furent la source de ce thème iconographique que de nombreux peintres traitèrent. Que ce soit implicitement et avec réserve comme Miradori ou Evaristo Baschanis à Crémone, ou alors de façon plus explicite et directe comme Antonio de Pereda à Madrid. Souvent traitées comme des allégories, les vanités étaient destinées, par l’intermédiaire d’un vocabulaire parfois complexe et érudit, à amener celui qui les contemplait à se souvenir qu’il était un simple mortel et que son existence était soumise au cours inexorable du temps. Dans notre tableau, le rappel de la fatalité de la mort est d’autant plus incisif qu’il est exprimé par le contraste inattendu de la présence charnelle et innocente d’un enfant et de l’immobilité froide et menaçante d’un crâne. Ce dernier est traité avec un sens aigu de l’observation du détail, rendu avec un réalisme cru que l’on retrouve dans certaines vanités peintes par « Genovesino » (fig. 1). Acuité également perceptible dans le traitement du magnifique vase en argent et or admiré, avec mélancolie, par l’enfant. Il s’agit, plus vraisemblablement, d’une urne d’où s’échappe une fine fumée évoquant le caractère transitoire de la vie et du temps qui passe. À propos du célèbre Memento mori du musée de Crémone (fig. 2), Alain Tapié écrit : « Dans un contraste délibéré le message symbolique s’enrichit de la mélancolie contemplative des enfants de Saturne qui méditent tristement sur le secret de la Sagesse ».3 À leur image, notre enfant mélancolique est enveloppé dans l’atmosphère léthargique de l’antre d’une grotte. À ses pieds, les attributs du pouvoir, couronne et sceptre, sont placés à côté d’un effroyable crâne exprimant la mort. Luigi Miradori nous invite ici à une réflexion philosophique sur l’exercice du Pouvoir. L’Homme doit se montrer vigilant sur sa responsabilité, se remettre en cause, et se laisser guider par la raison et la foi. Pour cela il doit retrouver la lumière pour ne pas voir, fatalement, ses illusions partir en fumée. Ph. M. Son habilité à traduire la réalité du quotidien, son traitement de la lumière, son goût pour les effets dramatiques de clair-obscur soutenus et l’affirmation d’une peinture aux accents réalistes, témoignent d’une connaissance profonde de la leçon caravagesque,ainsi que de la peinture espagnole. À cet égard, certaines œuvres de Luigi Miradori ont été, parfois, attribuées à des peintres espagnols du siècle d’Or. Dans notre tableau, la facture ténébriste du corps de l’enfant est très proche du réalisme cru et incisif de Giuseppe Ribera. Miradori était proche du milieu espagnol de Crémone puisqu’il avait comme protecteur le gouverneur d’Espagne Don Alvaro de Quinones. Ce dernier lui commanda plusieurs œuvres, dont certaines furent envoyées à Madrid au roi Philippe IV. Musées de Crémone, Caen, Arras, Nancy. Bible, Ecclésiaste, I, 1. Traduction du latin : « vanité des vanités, tout n’est que vanité » 3 Cat. Expo., Les Vanités dans la peinture au XVIIe siècle, Petit Palais, 1990, Paris. 1 2 Fig. 2 - L. Miradori, Memento mori, Cremone. 15 David TENIERS, le Jeune (Anvers, 1610 - Bruxelles, 1690) La Madeleine pénitente Huile sur panneau de chêne, H. 60 x L. 40,5 cm Bibliographie : Stéphane Loire, Peintures italiennes du XVIIe siècle du musée du Louvre, Paris, 2006.1 Provenance : - Probablement à Bruxelles, puis à Vienne, collection de Léopold-Guillaume de Habsbourg (Wiener Neustadt, 1614 Vienne, 1662), gouverneur général des Pays-Bas espagnols. - Probablement légué à Léopold Ier de Habsbourg (Vienne, 1640 – Vienne, 1705), archiduc d'Autriche et empereur germanique. - Dominik Andreas Graf Von Kaunitz (Brünn, 1654 – Vienne, 1705), du troisième Comte de Kaunitz, conseiller de Léopold Ier de Habsbourg et ambassadeur impérial à la cour de Bavière, ses armoiries sont apposées au revers du panneau. - Paris, vente 16 février 1798, lot. 11. Commissaire-priseur, Baudoin. Notice par l’expert Jean-Baptiste-Pierre Le Brun : « La Mélancolie, par Teniers, d’après le fety pour le cabinet de l’archiduc Léopold. Beau tableau, peint avec légèreté & franchise. – Hauteur 18 pouces, Largeur 13 pouces. B. ». Lugt 5708. - Paris, vente du 25 janvier 1802, n° 175, étiquette de la vente collée au revers du panneau. Notice de Paillet & Delaroche (experts) : « David Teniers. Peint sur bois ; haut de 18 p., large de 14 p. Le sujet de la Mélancolie, pastiche de cet habile peintre, dans la manière de Fety. Tableau bien touché et d’une excellente couleur ». Acheté par Nicolas Demidoff. Lugt 6352. - Collection de Nicolaï Nikitich Demidoff (Saint-Petersbourg, 1773, - Florence, 1828), comte de San Donato. - Paris, vente de la collection Demidoff, 3 avril 1812, Une Madeleine en prière, experts : André Coquille, commissairepriseur, Rouget. Lugt 8140. 16 L a paternité de la Sainte Madeleine pénitente était connue depuis le XVIIIe siècle sous le nom de David Teniers le Jeune et c’est comme tel que le célèbre expert parisien, Jean-Baptiste-Pierre Le Brun vendit le tableau aux enchères le 18 février 1798. Il repassera quatre ans plus tard, le 25 janvier 1802, sous le marteau de Paillet et Delaroche dont la vente comprenait, parmi d’autres lots, quarante-quatre tableaux des plus grands Maîtres des Écoles de Flandres et de Hollande, issus du célèbre cabinet de M. Van Helsleuter, d’Amsterdam2. Le tableau fut acheté par un jeune diplomate russe, Nicolas Demidoff, qui deviendra l’un des plus grands mécènes et collectionneurs de son temps. Installé à Paris avec son épouse, la baronne Elisabeth Alexandrovna Stroganoff, le jeune ménage logeait dans l’hôtel de Brancas-Lauragais qu’ils durent quitter à la hâte, en 1812, avec la montée des tensions entre la France et la Russie. Bien avisé, le diplomate vendit meubles, tableaux et objets d’art que contenait sa résidence parisienne en trois jours de vacations, du 3 au 5 avril 1812, soit moins de deux mois avant la déclaration de guerre de Napoléon Ier à la Russie. Le premier jour l’on vendit les tableaux attribués à N. Poussin, J. Stella, H. Robert, J. Steen et, parmi ces toiles de maîtres, le David Teniers. L’histoire ancienne de La Madeleine s’arrêterait là sans l’identification des armoiries estampées sur le sceau de cire rouge apposé au revers du panneau (fig. 1). Le blason « écartelé de gueule à deux feuilles de nénuphar d’argent les tiges recourbées les racines et roses de six feuilles d’azur boutonnées d’or », est celui de la famille des princes Von Kaunitz, ancienne maison comtale du Saint-Empire germanique, dont la souche est la seigneurie de Kaunitz, en Moravie. Nous retrouvons les armoiries à l’identique sur le cartouche entourant le portrait gravé du comte Dominik Andreas Graf von Kaunitz3 (fig. 2), reçu dans l’ordre de la Toison d’Or par Charles VII d’Espagne, en 16874. Ce n’est qu’après cette distinction que le comte rentra en possession de La Madeleine de Teniers, frappée du sceau familial, dorénavant entourée du prestigieux collier de l’ordre des chevaliers de la Toison d’Or. Dans son château de Slavkov5, le comte de Kaunitz possédait une importante galerie de tableaux anciens et contemporains, bâtie sur le modèle de la prestigieuse collection de feu Léopold Guillaume de Habsbourg, dont les pièces maîtresses avaient été acquises par Teniers, nommé « conservateur » de la collection du gouverneur, dès son arrivée à Bruxelles, en 1647. À la demande de Léopold Guillaume, le peintre flamand réalisa un inventaire de la collection sous la forme de copies en réduction qu’il destinait à la gravure. Cette vaste entreprise fut interrompue par le transfert du gouvernement et de la collection princière de Bruxelles à Vienne en 1656. Les estampes réalisées d’après les modelli de Teniers peints sur bois, furent consignées dans un recueil intitulé Theatrum Pictorium Davidis Teniers Antwerpeinsis, publié à Anvers en 1658. L’inventaire gravé reproduisit huit peintures de Domenico Fetti sur les dix-sept autres, copiées par Teniers, mais non Cité dans les copies de la Mélancolie de Domenico Fetti, localisation alors inconnue. La notice de la vente de 1802 de la Madeleine de Teniers, collée au dos, corrobore cette provenance parisienne (fig. 1). 3 Il existe également un portrait du comte par le peintre français Hyacinthe Rigaud, daté de 1692. Le tableau est reproduit dans Lossky, Boris, Portraits in the Slavic countries, in Gazette des Beaux-Arts, juillet-décembre 1946, pp. 30-40, repr. fig. 1, p. 31. 4 Au brevet n° 547. 5 Le château de Slavkov est plus connu sous son appellation allemande Austerlitz où Napoléon Ier signa avec l’Autriche l’armistice du 6 décembre 1805. 1 2 17 gravées par ses assistants6. Ce chiffre important témoignait de l’engouement de Léopold Guillaume pour l’œuvre de Fetti, un goût partagé par Teniers qui, rappelons-le, procédait lui-même aux acquisitions. Derrière le conservateur avisé ressurgit le peintre qui avait une connaissance intime de l’œuvre de son confrère italien pour l’avoir tant de fois copié. La Madeleine pénitente qui procède non pas de la copie mais de la libre interprétation de son auteur a des dimensions plus grandes que la commande des petits-formats passée pour le Theatrum Pictorium. En revanche, leur facture similaire permet de situer notre tableau pendant la réalisation du projet éditorial qui prit fin avec le départ de la collection pour Vienne et le remplacement de Teniers dans sa fonction de « ayuda de camera » par le prêtre flamand Van den Baren en 1756. Dans les copies d’après Fetti, comme dans La Madeleine de l’époque bruxelloise, la fine couche picturale laisse apparaître le support de bois dont Teniers utilisa habilement la teinte naturelle pour brosser les murs ruinés de l’arrière-plan et la chevelure brune de la Madeleine, de la même manière que les cheveux et la barbe de L’Homme à la lettre, d’après Giovanni Pietro Silvia7. 18 À l’époque de Teniers, le plus grand collectionneur d’œuvres de Domenico Fetti était son mécène, le prince Léopold Guillaume. En dehors de l’inventaire incomplet du Theatrum Pictorium et des œuvres constituant le noyau de la collection de peintures du Kunsthistorisches Museum de Vienne, le contenu de la galerie de Léopold Guillaume n’est pas précisément connu. Certaines œuvres ont été reliées à cette provenance parce qu’elles figurent, par chance, dans une des vues de la galerie peintes par Teniers (fig. 3). Ce n’est pas le cas du tableau de Fetti, mais nous formulons l’hypothèse audacieuse que La Mélancolie du Louvre ait pu appartenir à Léopold Guillaume. Teniers, avant de s’en inspirer, aurait donc lui-même procédé à son acquisition. D’après Stéphane Loire, le tableau de Fetti aurait gagné très tôt l’Europe du Nord : il cite le cas de L’Union de la couleur et du dessin (Paris, musée du Fig.1 - Cachet de cire aux armes de D.A. von Kaunitz. Revers du panneau. Fig. 2 - D. A. Kaunitz, Portrait gravé avec armoiries. Louvre) de Guido Reni, localisée à Amsterdam dès 1626 chez des négociants hollandais8. Teniers qui parcourrait les salles de ventes était bien placé pour procéder à de semblables acquisitions. Sa Madeleine pénitente, parce qu’elle n’est précisément pas une copie, aurait pu trouver légitiment sa place dans la galerie du gouverneur, transmise à sa mort à son neveu Léopold Ier de Habsbourg. Cette provenance est effectivement mentionnée par l’expert Jean-BaptistePierre Le Brun dans le catalogue de la vente de 17989. Les intérêts de Léopold Ier étaient servis à l’étranger par son conseiller et ambassadeur, le comte Dominik Andreas Graf von Kaunitz qui termina sa carrière de diplomate à Bruxelles, puis à Vienne, directement auprès de son souverain. Celui-ci intervient en sa faveur pour qu’il obtienne le collier de la Toison d’Or pour services rendus à la nation néerlandaise. Peut-être est-ce à cette occasion que La Madeleine de David Teniers entra dans la collection du comte par acquisition ou en guise de récompense. Suivant cette hypothèse, notre tableau aurait donc rejoint les maîtres vénitiens du XVIe siècle et les œuvres flamandes qui composaient l’essentiel de la collection comtale. L’œuvre a peut-être quitté plus tôt la collection Kaunitz dès le milieu du XVIIIe siècle. De 1750 à 1753 le petit-fils du troisième comte von Kaunitz, Wenzel Anton, comte de Rietberg séjourna à Versailles à titre d’Ambassadeur. Il est permis de penser que La Madeleine penitente suivit le diplomate en France avant de tomber dans l’escarcelle du marchand Le Brun. Les experts parisiens ne s’y étaient pas trompés en décrivant le tableau de Teniers comme exécuté d’après le fety10. Le flamand avait, en effet, pastiché11 habilement la célèbre composition de Domenico Fetti, intitulée La Mélancolie. Il existe deux versions autographes de La Mélancolie de Fetti. La plus célèbre est le tableau du Louvre (fig. 4), considéré depuis Safarik (1990) comme une « réplique de celui de Venise » (fig. 5) daté vers 1618, c’est- Fig. 3 - D.Teniers, Cabinet Leopold Guillaume, Musée du Prado, Madrid. Safarik, Eduard, Fetti, Milano, 1990. David II Teniers, L’Homme à la lettre, d’après Giovanni Pietro Silvia, bois (H. 17,2 x L. 12,2 cm), National Gallery of Ireland, Dublin. 8 Cité dans Loire, 1996, p. 148. 9 Notice de Le Brun (1798), n°11 : « La Mélancolie, par Teniers, d’après le Fety pour le cabinet de l’archiduc Léopold. Beau tableau, peint avec légèreté & franchise. – Hauteur 18 pouces, largeur 13 pouces. B. » 10 Le Brun, 1798, cf. note 6 et Paillet & Delaroche, 1802, lot 175 : « Le sujet de la Mélancolie, pastiche de cet habile peintre, dans la manière de Fety. Tableau bien touché et d’une excellente couleur ». 11 Op. cit. 6 7 à-dire avant l’arrivée de Fetti à Venise où il n’est documenté qu’à partir de 1622. Cette dernière ne quitta jamais la Sérénissime où Teniers n’eut jamais l’occasion de l’admirer. Il n’en est pas de même, en revanche, pour la version du Louvre, achetée dans les Flandres en 1685, par le peintre Louis-Gabriel Blanchard, chargé par le surintendant Louvois d’acquérir des tableaux pour Louis XIV. Nous avons proposé de voir dans ce tableau celui acheté par Teniers pour le compte de Léopold Guillaume, hypothèse à confirmer mais qui expliquerait la genèse de notre tableau en même temps qu’elle éclairerait l’historique indéterminé du tableau du Louvre avant son entrée dans les collections royales. La Madeleine de Teniers et La Mélancolie du Louvre se distinguent du modèle de Venise dans la géométrie de leur arrière-plan composée de pans de murets en ruines. Le carré de ciel nuageux a remplacé l’esquisse d’un paysage rapidement brossé dans le tableau de Venise, tout comme le « merveilleux fragment de vigne »12, placé au-dessus de la tête de la Madeleine, se retrouve réduit sur le bord droit du tableau du Louvre pour totalement disparaître dans le nôtre. La plupart des accessoires que Fetti a modifiés ou supprimés dans la deuxième version, ont quasiment tous disparu dans le tableau de Teniers. Plus de compas, de règle, de lunette astronomique, de sphère armillaire, de statue, de palette ou de pinceaux qui, regroupés autour de la figure de La Madeleine pénitente, composaient une galerie d’attributs suggérant le message suivant : « Toute activité humaine pratique, aussi bien que théorique, théorique aussi bien qu’artistique, est vaine en raison de la vanité de tout ce qui est terrestre »13. En dépouillant sa composition des objets profanes qu’avait introduits Fetti à la suite de Dürer, Teniers dissipe l’ambiguïté du sujet philosophique (La Mélancolie) pour ne retenir que la ferveur du thème religieux (La Madeleine pénitente). Ce changement s’opère en reléguant au second plan le crâne qu’elle tenait dans sa main dans le tableau de Fetti. Madeleine tient à la place un crucifix qu’elle regarde intensément. Le changement de sens est irrévocable. L’amour du Christ a remplacé la mélancolie qu’engendrait la méditation angoissante sur la brièveté de la vie. Ce renversement est le signe de l’évolution de la pensée chrétienne au cours du XVIIe siècle. La Madeleine pénitente s’inscrit en cela parfaitement dans le renouvellement des images de dévotion au programme des réformes issues du Concile de Trente. L’œuvre dépasse de loin les répliques conçues pour le Theatrum Pictorium dont la qualité première, il est vrai, était d’être fidèles à l’originale. Même dans ce cas précis Teniers « resta bien lui-même », comme le fit remarquer Françoise Debaisieux. De plus, « l’on sait bien que les copies des grands peintres sont toujours des aveux… Et celles de Teniers, ce peintre conservateur de musée (déjà !), restent parmi les plus belles de l’histoire de la peinture ; aucun maître ne peignit avec plus de plaisir ses confrères du passé : Teniers, ou le premier peintre pour historien d’art ! »14. 19 Fig. 4 - D. Fetti, La Mélancolie, musée du Louvre, Paris. Fig. 5 - D. Fetti, Mélancolie, Galerie de l'Accademia,Venise. Loire S., 1996, p. 148. Kilbansky, Raymond, Panosfky, Erwin, et Saxl, Frits, Saturne et la Mélancolie, Paris, 1989 (1ère éd. Londres, 1964, p. 627), cité dans Tapié, Alain, Les Vanités dans la peinture au XVIIe siècle, cat. exp., Caen, 1990-1991, p. 208. 14 Debaisieux F., Caen musée des Beaux-Arts, Peintures des écoles étrangères, inventaires des collections publiques françaises, Paris, 1994, p. 305-307. 12 13 Domenico PIOLA (Gênes, 1627 – id., 1704) L’ombre de Samuel apparaissant à la pythonisse d’Endor Plume, encre brune, avec indications de crayon gris, sur papier beige : H. 29,6 x L.43,2 cm Bibliographie : Sanguineti, Daniele, Domenico Piola e pittori della sua casa, 2 vol., Soncino, 2004. 20 a personnalité de Domenico Piola domina tout l’art génois de la seconde moitié du XVIIe siècle. Le succès appelant les commandes, Piola structura son activité au sein d’un atelier familial performant - la casa Piola - où exerçaient ses trois fils, Paolo Girolamo, Anton Maria et Giovanni Battista Piola. À Gênes, ses successeurs perpétuèrent le véritable esprit baroque jusqu’en plein XVIIIe siècle. L L’effroi est puissamment rendu par le ballet des bras tendus et l’instabilité des figures qui composent le groupe de soldats, prêts à prendre la fuite. Les draperies accompagnent le mouvement des corps, qui répètent des lignes obliques. La fuite en avant est à peine contrebalancée par la posture hiératique de Samuel, renforcée par le massif de colonnes dressées derrière lui. Piola, peintre sédentaire, ne s’éloigna jamais durablement de Gênes mais expédia ses œuvres à une clientèle privée bien au-delà de sa Ligurie natale. Pour celle-ci, il peignit des portraits et des tableaux d’Histoire, d’inspiration religieuse ou mythologique, dont on retrouva la genèse dans ses dessins préparatoires. Tiré du premier livre de Samuel, dans l’Ancien Testament, L’ombre de Samuel apparaissant à la pythonisse d’Endor, se démarque ici par l’originalité de son sujet. Une agitation semblable caractérise un autre épisode de la succession houleuse des rois d’Israël : Saül tentant d’assassiner David, tableau peint par Piola après 1690, aujourd’hui conservé au musée Sant’Agostino de Gênes3 (fig. 1). La succession logique des épisodes ainsi que leurs évidentes affinités formelles plaident pour deux compositions formant un pendant. Inquiet sur l’issue du combat qu’il s’apprêtait à livrer aux Philistins, Saül, le roi d’Israël, fit chercher une magicienne pour lui dévoiler l’avenir. Il apprit que dans le village d’Endor, au sud-ouest du lac Tibériade, une pythonisse détenait le pouvoir de faire parler les morts. Avec quatre de ses hommes il partit de nuit à la rencontre de la nécromancienne. « Invoque-moi Samuel », lui demanda Saül. Aussitôt, du filtre infernal versé par la pythonisse dans la vasque, surgit l’ombre de Samuel, drapé dans un long manteau. Dans le récit biblique, seule la magicienne vit le spectre de Samuel mais Piola, comme Salvator Rosa, en 1668, montra Saül effrayé par l’apparition, comme s’il l’eût vu aussi1. Dans notre dessin, l’ancien roi d’Israël désigne, d’un geste interrogateur, son successeur : « Pourquoi me consulter, quand Yahvé s’est détourné de toi et qu’il est devenu ton adversaire ? Yahvé a arraché de ta main la royauté et l’a donnée à ton prochain David. Yahvé livrera, en même temps que toi, ton peuple Israël aux mains des Philistins »2. À ces mots, Saül et ses gardes reculent d’épouvante. C’est l’instant précis que Piola choisit de représenter avec toute l’agitation qui convient à la découverte de l’issue tragique. Fig. 1 - D. Piola - Saül tentant d'assassiner David, 16901695, église San Agostino, Gênes. 1 2 3 Notre dessin conserve le souvenir d’une composition perdue ou non localisée dont les dimensions sont connues par l’exemplaire du musée de Gênes. Les proportions monumentales paraissaient déjà dans le canon sculptural des figures du dessin qui ont l’élan et le panache des marbres de Gian Lorenzo Bernini, dont les modèles furent apportés à Gênes par Puget, Daniello Solaro et Filippo Parodi. L’abondance de lavis bruns creuse les draperies en plis profonds en même temps qu’elle distribue les ombres et la lumière, ce qui contribue généreusement à cet effet sculptural et tourbillonnant. Le schéma de composition en frise se répète à la fois dans l’œuvre peinte et dans celle dessinée. Ces deux versions partagent un point de vue da sotto in su. Celui-ci est mis en place par une ligne d’horizon placée juste au-dessus de la ligne médiane matérialisée, dans les deux cas, par la liaison efficace des bras tendus, accompagnée par le jeu de regards et de gestes. Ce principe d’agencement narratif des figures rappelle le schéma classique des meilleures compositions de Nicolas Poussin, telle La peste d’Asdod (1630-1631). Fig. 2 - D. Piola, L'Athénée des arts. Fig. 3 - D. Piola, Alexandre auprès de la famille de Darius. Salvator Rosa, L’ombre de Samuel apparaissant à la pythonisse d’Endor, 1668 (H. 27,3 x L. 19,3 cm), musée du Louvre. Samuel (28, 6-14) Domenico Piola, Saül tentant d’assassiner David (H. 22,4 x L. 32,45 cm), museo di Sant’Agostino, Gênes. 21 D’autres détails unissent le tableau et le dessin, comme le jeu des lignes obliques formées par les lances et les épées ou comme la correspondance des costumes et accessoires dessinés à la mode antique pour donner au pendant son unité de temps et de lieux : celui de l’antiquité biblique. Dans les deux œuvres, l’éclairage provient du haut et de la droite. Il souligne les diagonales maîtresses qui, du bout de la baguette de la pythonisse à la lance meurtrière de Saül, forment les côtés d’un triangle équilatéral. Grâce au lavis d’encre, Piola multiplie les contrastes violents d’ombres et de lumière pour traduire la panique, générale et foudroyante que provoque le revenant sur l’assistance. Daniele Sanguineti, auteur du catalogue raisonné de l’artiste, date le Saül tentant d’assassiner David dans les années 1690-1695, en le comparant aux deux œuvres réalisées à la même période par le marquis génois Niccolò Maria Pallavicini pour orner sa résidence romaine4 (fig. 2 et fig. 3). Le spécialiste décèle dans ces trois tableaux un langage raffiné, une gamme chromatique et des effets de drapés identiques. L’ombre de Samuel, qu’il faut rattacher chronologiquement à ce groupe d’œuvres peintes, condense les influences éclectiques du peintredessinateur. L’unique dessin5 que nous ayons pu relier avec cette commande de Pallavicini, en tout point comparable à notre dessin, confirme une exécution contemporaine (fig. 4). L’ombre de Samuel apparaissant à la pythonisse d’Endor est à classer parmi les grands formats de l’artiste, brille par l’originalité de sa composition et par la rareté de son sujet, autant fantastique que religieux. Les intellectuels génois, comme leurs homologues florentins ou napolitains, ne cachaient pas leur intérêt pour l’occulte. En réaction au développement des sciences modernes, « ce courrant permettait d’exalter le génie inventif tout en suggérant, paradoxalement, de saisir la beauté dans la vision de l’horreur »6. Fig. 4 - D. Piola, Alexandre auprès de la famille de Darius, plume et lavis brun, collection privée. 4 Le marquis Niccolò Maria Pallavicini commanda, en avril 1690, deux tableaux à Piola qu’il fit expédier à Rome. Le premier, Alexandre auprès de la famille de Darius (H. 28,9 x L. 39,6 cm - collection privée), est connu par deux répliques autographes. Sanguineti, I. 188 a, b, c, ill. 289-290-291, page 585. Le second, L’Athénée des arts, est connu d’une seule version réduite (H. 15,8 x L. 22 cm). Il est exposé à la Galleria di Palazzo Bianco, à Gênes, inv. 1850. Sanguineti I.188, d, ill. 292, p. 586. 5 Domenico Piola, La Clémence d’Alexandre, plumes et lavis brun (H. 26 x L. 39,5 cm), Paris, vente Tajan, 21 Novembre 1997, lot n°137, reproduit p. 37 dans le catalogue de la vente. 6 Loire, Stéphane, Peintures italiennes du XVIIe siècle du Musée du Louvre, Paris, 2006, p. 318. Rome, vers 1700 Saint Jérôme au désert Cuivre. H. 30,4 x L. 21,8 cm Bibliographie : Inédit Fig. 1 - Henrick Goltzius, Saint Jérôme, d'après Palma, 1596. L e cuivre fut un temps le support recherché d’œuvres religieuses de petites dimensions à l’usage de la dévotion privée. Le Saint Jérôme au désert rentre dans cette catégorie d’ouvrages. Son auteur prit pour modèle un tableau perdu du peintre vénitien Palma il Giovane dont le souvenir est conservé par la gravure qu’Hendrick Goltzius exécuta en 15961 (fig. 1). L’estampe reproduite est dédicacée au sculpteur Alessandro Vittoria dont le célèbre Saint Jérôme (c. 1567) de l’église Santa Maria dei Frari à Venise (fig. 2) reprenait un type de personnage michelangelesque qui inspira celui de Palma, copié par Goltzius peu de temps après sa conception. Le peintre-graveur néerlandais sur la route de son retour d’Italie est signalé à Venise en septembre 1591. La gravure de Goltzius n’a vraisemblablement pas pu servir de modèle au peintre de notre tableau. Cette conviction est renforcée par l’identification d’une autre copie de faible qualité repérée en vente publique à Paris en juin 2010. Il est tentant de voir dans cette « École Italienne » du XVIIe siècle »2, une toile se rapprochant du tableau original perdu ou non localisé depuis une date inconnue. Son existence démontre la popularité tardive de la composition de Palma en dehors de la Vénétie. 22 Après 1590, Palma ne composa pas moins d’une dizaine de toiles sur le thème du pénitent retiré au désert. Parmi elles, nous retiendrons pour leurs similitudes avec la gravure de Goltzius, les versions contemporaines de la collection Brass à Venise (fig. 3), vers 1590-15953, et du musée Pouchkine à Moscou, vers 15964 (fig. 4). En 1602 Palma peint le Saint Jean-Baptiste dans le désert (fig. 5), légué en 1655 à l’église Fig. 2 - A. Vittoria, Saint Jérôme, marbre, Venise, église des Frari. San Giovanni Battista à Bagno5. La mise en page est similaire : le Précurseur qui prend appui sur un rocher désigne de la main droite la direction des Cieux. Le geste est identique à celui du traducteur de la Bible qui, de l’index, pointe le Crucifix, révélant ainsi la source de son inspiration divine. L’arbre et les lointaines montagnes sont censés évoquer le désert où l’anachorète se retira. L’espace fermé du studiolo où le saint-savant était confiné systématiquement jusqu’au XIVe siècle est peu à peu remplacé par « un espace ouvert à la pénétration du soleil, autrement dit, de la grâce »6. Cette formule trouva au XVIe siècle un large écho dans la peinture vénitienne. En témoigne l’ampleur sans précédent du paysage qui sert de décor à la retraite de saint Jérôme dans la sublime gravure de Cornelis Cort, d’après Titien, datée de 1565 (fig. 6). Comme dans la composition attribuée à Titien, Palma a recréé l’harmonie qu’entretiennent le paysage, la figure et le monde des objets qui l’entourent. La panoplie des attributs qui permettait aux fidèles de distinguer Jérôme des autres ermites est rassemblée dans la gravure : les objets sont disposés à l’identique dans notre version sur cuivre. À côté du crâne, « intermédiaire obligatoire de la méditation sur les fins dernières »7, gît la pierre, instrument de la pénitence. Jérôme est penché sur un livre ouvert, celui des Saintes Écritures. À celui-ci répond le livre fermé posé sur le sol. Il est, chez le Traducteur de la Vulgata, le symbole de la vanité littéraire. Dans l’angle opposé, le lion, fermant de son côté la composition, est le fidèle compagnon de l’ermite depuis que celui-ci lui avait retiré de la patte l’épine qui le faisait souffrir. Fig. 3 - Palma il Giovane, Saint Jérôme, Venise, coll. Brass. Fig. 4 - Palma il Giovane, Saint Jérôme, Moscou, musée Puskin. Gravure connue par quatre états dont le second avec l’adresse suivante Alexandro Victorio Insigni / Statuario & Architecto / amicitiae ergo / D. D. / Jacobus Palma Jnuent. HGoltzius sculp. / Cum privil. Su. C. M. Anno 1596. Elle est répertoriée et reproduite dans The illustrated Bartsh, vol. 3 (Part I), B. 266 (81), p. 298 et dans Hollstein, vol. III, H.311, p. 105. 2 Tableau expertisé par le Cabinet Éric Turquin, dans la vente du 25 juin 2010, lot 14 T. (H. 74 x L. 51,5 cm). 3 Reproduit dans Mason Rinaldi, Stefania, Palma il Giovane, L’opera completa, Milan, 1984, cat. 502, p. 135, fig. 187, p. 261. 4 Reproduit dans Mason Rinaldi, op. cit., cat. 174, p. 96, fig. 242, p. 286. 5 Reproduit dans Mason Rinaldi, 1984, cat. 12, p. 74, fig. 336, p. 323. 6 Tapié, Alain, Les vanités dans la peinture du XVIIe siècle, cat. exp., Caen, musée des Beaux-Arts, 27 juillet – 15 novembre 1990, p. 46. 7 Op. cit., p. 46. 8 Idem, p. 47. 1 23 La liste des symboles associés à saint Jérôme ne serait pas complète sans le chapeau de cardinal. Palma ceint l’ermite d’un drapé rouge évoquant le pourpre cardinalice à moins qu’elle n’évoque à la fois « le sang des martyrs et le feu de la charité »8. La gravure de Goltzius ne laissait rien deviner du rouge violacé qui habille le saint dans les différentes versions du thème par Palma. Le rouge sonore et franc du tableau sur cuivre ne renvoie plus à la tradition vénitienne ni aux teintes recherchées du maniérisme, d’ailleurs, mais bien aux couleurs vives et parlantes de la palette baroque du siècle suivant. L’interprétation personnelle de notre peintre du modèle original a éliminé les apparences maniéristes du prototype vénitien. Celles-ci semblent avoir été tempérées par le classicisme bolonais des Carrache, en particulier, celui d’Annibal. Son Saint Jean-Baptiste9, vers 1610, peinture sur cuivre, permet d’étayer clairement cette filiation (fig. 7). Le naturalisme d’Annibal passe par l’emploi d’un modelé tendre et d’un dessin souple, éloigné de la tension musculaire du corps émacié du Saint Jérôme de Palma. Cette « détente » s’observe aussi dans la répartition harmonieuse des tons et des contrastes lumineux, conforme au climat apaisé qui règne dans notre tableau. L’expression du saint est, elle-même, moins tourmentée que celle caractérisée sur la gravure de Goltzius. Par mimétisme, la tête du lion apparaît, elle aussi, moins féroce que sur l’orignal. Malgré ces similitudes, nous ne pensons pas notre version du Saint Jérôme au désert contemporaine du Saint Jean-Baptiste d’Annibal Carrache. La fraîcheur de tons et la légèreté de la touche, en particulier à hauteur du visage barbu de saint Jérôme, plaident, selon nous, pour une création tardive, de la seconde moitié du XVIIe siècle, voir du début du XVIIIe siècle. 24 Fig. 5 - Palma il Giovane, saint Jean-Baptiste dans le désert, Bagno, église San Giovanni Battista. Fig. 6 - Cornelis Cort, Saint Jérôme, d'après Titien, 1565. À cheval sur ces deux périodes, Carlo Maratti est le gardien d’un héritage pictural dont notre peinture sur cuivre peut se prévaloir. Le peintre romain était considéré « comme celui qui avait recueilli la tradition d’Annibal ; le peintre bolonais forma l’Albane, qui forma à son tour Sacchi ; Maratti était donc le dépositaire en ligne directe de l’enseignement d’Annibal »10. On peut s’interroger sur l’attirance d’un artiste de la génération de Carlo Maratti pour un modèle du XVIe siècle, passablement démodé dans la Rome baroque des Barberini. La cause en est précisément dans les liens qu’entretenait la peinture d’Annibal avec celle de son aîné, Palma il Giovane. Mason Renaldi, auteur du catalogue raisonné de Palma soutient que « les peintures du jeune Annibal comme le Baptême du Christ de 1585 révèlent une corrélation avec l’œuvre de Palma dans son approche de la réalité quotidienne, de manière à impliquer directement le spectateur »11, suivant, en cela, les recommandations du Concile de Trente. La rhétorique et le renfort d’attributs dans la scène du Saint Jérôme au désert sont tout à fait conformes à ce nouvel idéal esthétique et spirituel. La piste marattesque nous ouvre logiquement les portes de sa descendance. À la mort de Maratti en 1713, son atelier est le plus florissant de Rome. Il est fréquenté par les meilleurs artistes, comme Giuseppe Passeri, Agostino Masucci, Andrea Procaccini ou Giuseppe Bartolomeo Chiari, qui demeurèrent longtemps sous son influence. Chiari et Procaccini participèrent aussi à la rénovation de l’intérieur de la basilique romaine de Saint-Jean-de-Latran, à partir de 1718. La série des modelli qu’ils composèrent à cette occasion illustre bien la tendance néo-baroque qu’avait prise la peinture romaine après 1700 (fig. 8). Notre peinture sur cuivre pourrait revenir à l’un d’eux au moment de son entrée dans l’atelier de Maratti. Fig. 7 - Annibal Carrache, Saint Jean-Baptiste montrant le Christ, vers 1610, coll. part. Fig. 8 - Giuseppe Bartolomeo Chiari, Le prophète Abdias, Rome, collection Lemme. Annibal Carrache, Saint Jean-Baptiste dans le désert, vers 1610, huile sur cuivre, H. 54,3 ; L. 43,5 cm, Vente Sotheby’s, Londres, 7 juillet 2005. Kühnmunch, Jacques, in Seicento : le siècle de Caravage dans les collections françaises, Paris, Milan, 1988-1989, p. 271. 11 Mason Rinaldi, 1984, p. 23. Citation traduite de l’italien : « A questo riguardo si pensi ai dipinti del giovane Annibale Carracci come il Battesimo di Cristo che rivelano una concordanza con l’opera palmesca per l’attenzione rivolta da entrambi gli artisti agli aspetti della realtà quotidiana, così da coinvolgere direttamente lo spettatore ». 9 10 25 Jan WEENIX (Amsterdam, 1642 - id., 1719) Etude de singe Squirrel Huile sur toile H. 32 x L. 26,5 cm Bibliographie : inédit. Provenance : Collection particulière, France. Fig. 1 - Melchior de Hondecoeter, Rijksmusem, Amsterdam. É lève de son père, Jan Baptist Weenix, Jan Weenix reprit à son compte la spécialité familiale des tableaux de gibiers, dits « retour de chasse », genre qu’il porta à son plus haut degré de perfection dans la Hollande opulente du XVIIe siècle. À Amsterdam, où il s’installa dans les années 1670, Jan Weenix rentra en concurrence avec son cousin Melchior de Hondecoeter, brillant peintre de natures mortes aux oiseaux. Si ce dernier introduisait régulièrement des animaux exotiques dans ses compositions (fig. 1), il n’en était pas de même pour son cousin Jan Weenix qui préférait composer avec le gibier autochtone du plat pays. Au milieu des trophées de chasse, le singe fait figure d’exception. Sa présence exotique surprend aux côtés des lièvres, perdrix ou faisans tués à la chasse. L’animal arboricole revient pourtant à plusieurs reprises dans les « retours de chasse » de Jan Weenix. L’exemplaire du Rijksmuseum (fig. 2), par exemple, fige l’animal dans l’attitude du singe chapardeur assis sur une margelle de pierre. Le tableau du Petit Palais (Paris), Gibier mort, singe et fruits devant un paysage, remploie le motif de notre singe, en tout point identique à celui d’Amsterdam. 26 Dans le tableau parisien, le singe serre entre ses doigts un grain de raisin qu’il vient de prélever d’une grappe. Les babines retroussées, il « manifeste bruyamment cette appropriation intempestive du butin1 ». Olivier le Bihan, dans l’étude iconographique qu’il consacra au tableau rapporta que le singe, dans cette attitude, « incarne ouvertement l’emprise que les sens peuvent exercer sur la raison ». Il ajouta même que le singe « demeure par excellence l’animal ravisseur qui sème le désordre dans la perfection d’un arrangement de table, ou de trophée, et menace d’en entamer l’intégrité. Il se heurte ainsi à la pugnacité résolue du chien veillant sur le gibier dans la magistrale composition du musée de Philadelphie (1700) ou celle, plus modeste, du Rijksmuseum (1704). Ce chien vigilant et zélé, ainsi que le protecteur de l’harmonieux agencement du trophée, incarne, à la perfection, dans cette situation plus « pastorale » que cynégétique, l’image du Christ préservant les fidèles de l’emprise du mal »2. Dans le tableau de fleurs et de fruits de la Wallace Collection (fig. 3), le singe montre ses dents acérées à l’oiseau dans le ciel qui convoite, lui aussi, le grain de raisin qu’il vient de subtiliser. La tête tournée vers le haut est celle retenue dans l’esquisse. L’intensité du regard, comme le naturel de la pose, indique une étude de l’animal réalisée « d’après nature ». Sur les pas de Pieter Boel, « premier observateur “naturaliste” d’animaux vivants »3, Jan Weenix alla sans doute à la rencontre de son motif dans une ménagerie princière bâtie sur le modèle de celle de Louis XIV à Versailles. Cette opportunité se présenta à partir de 1702, date à laquelle Jan Weenix fut nommé peintre à la cour de l’électeur palatin Johan Wilhem von der Pfalz qui se dota d’une ménagerie, nouvelle Fig. 2 - J. Weenix, Rijksmuseum, Amsterdam. distraction de l’aristocratie européenne4. Sur place, Jan Weenix dut suivre la méthode de Pieter Boel qui dessinait à Versailles sur le vif les animaux sauvages qui servaient alors de motifs aux tentures des Maisons royales tissées aux Gobelins. Certains dessins se retrouvent à l’identique sur des esquisses peintes sur fond rose ou rouge. Comme Boel, Weenix « cerne son motif d’une sorte d’auréole, rapidement brossée, qui permet de mieux mettre en valeur le contour de l’animal »5. Ainsi il concentre toute l’attention sur l’expression de l’animal faisant ressortir avec justesse son caractère nerveux. Notre singe chapardeur est le cousin germain des spécimens de Pieter Boel, il est identifié comme un singe Squirrel (Saimiri Sciureus), originaire d’Amérique du Sud (fig. 4). Notre tableau est à ce jour le seul travail préparatoire que l’on connaisse dans l’œuvre de Jan Weenix et l’on retrouve exactement notre Squirrel malicieux au milieu de natures mortes plus baroques peintes par Weenix. Aucun détail naturaliste n’échappe à l’attention du peintre. L’impression de vie qui habite l’animal est renforcée par le rendu tactile du pelage et le passage oblique de la lumière dans ses poils, ainsi que sur les griffes scintillantes de l’animal rétif. Des rehauts de blanc dans les prunelles de ses yeux donnent au regard une intensité si forte qu’elle rivalise avec l’expression humaine. Rien d’étonnant d’après Claude Perrault, puisque « le regard était considéré comme le miroir de l’âme au XVIIe siècle »7. Jan Weenix excelle à ce jeu de détails réalistes qui le place parmi les plus merveilleux observateurs de la nature de son temps. Son exemple précoce annonce la liberté dont feront preuve les peintres animaliers tels que Jean-Baptiste Oudr, ou encore Jean-Pierre Louis Laurent Houël au XVIIIe siècle. Fig. 3 - J. Weenix, Wallace Collection. Fig. 4 - P. Boel, Etude de singes. Le Bihan, Olivier, Trophées de Chasse, notices de Bernadette de Boysson, musée des Beaux-Arts, Bordeaux, W. Blake & co, 1991 idem. 3 Pieter Boel (1622-1674), Peintre des animaux de Louis XIV, cat. Expo., 2001, musée du Louvre, Paris, p. 57. 4 Baratay, Eric et Hardouin-Fugier, Elisbeth, Zoos : Histoire des jardins zoologiques en Occident (XVIe-XXe siècle). Éditions La Découverte, Paris, 1998, pp. 51-53. 5 Pieter Boel (1622-1674), Peintre des animaux de Louis XIV, cat. Expo., 2001, musée du Louvre, Paris, p. 55. 6 Nous remercions Madame Anke A. van Wagenberg pour ces informations. Notre tableau sera inclus dans le catalogue raisonné de Weenix actuellement en préparation. 7 Perrault, Claude, Mémoire pour servir l’histoire naturelle des animaux, vol. III, 2e partie, Paris, 1733, pp. 128-129. 1 2 27 Pierre-Antoine DEMACHY (Paris, 1723 – id., 1807) Vue intérieure de l’église Sainte-Geneviève, état de 1757-1758 Plume, encre brune, lavis gris et aquarelle. H. 49 x L. 64 cm Bibliographie : inédit Provenance : Collection particulière. P ierre-Antoine Demachy, peintre de ruines et brillant décorateur qui passa à la postérité comme le « chroniqueur de la vie architecturale et urbanistique de Paris »1, fut actif dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. Ses vues de la capitale, conservées en nombre au musée Carnavalet, fixèrent les aspects changeants de la cité, au rythme de ses constructions et de ses démolitions. Né en 1723, à l’aube du règne de Louis XV, Demachy, passionné d’architecture, se fit l’illustrateur de tous les chantiers parisiens lancés par le monarque. L’église Sainte-Geneviève, aujourd’hui le Panthéon, était incontestablement l’un des fleurons de la couronne, illustré, dans ce dessin, par une vue intérieure de l’édifice restituant un stade temporaire de sa construction. Celle-ci, décidée en 1754, concrétisait un vœu formulé dix ans plus tôt par le roi qui attribuait à sainte Geneviève la guérison de la grave maladie qui l’avait frappé à Metz. Le monarque, reconnaissant, fit bâtir un nouveau sanctuaire à la gloire de la sainte patronne de Paris. Louis XV, à la demande de Marigny, directeur des Bâtiments du roi, désigna, en 1755, l’architecte Jacques-Germain Soufflot à la place de Jacques-Ange Gabriel, pourtant Premier architecte du roi. Soufflot couronna la Montagne Sainte-Geneviève de son chefd’œuvre : le plus grand chantier religieux du XVIIIe siècle en France. 28 Louis XV approuva les plans de l’architecte le 2 mars 1757. Ceux-ci nous sont connus par deux séries d’estampes, l’une gravée par l’inspecteur des travaux Bellicard, l’autre, de meilleure qualité, par Charpentier2 (fig. 1 et 2). Coupes et plans au sol servirent à PierreAntoine Demachy, agréé par l’Académie « peintre d’architecture » en 1755, pour représenter l’intérieur de l’église avant sa construction. L’artiste put aussi avoir recours à un modèle en stuc3 analogue à celui exposé aux abords du chantier contemporain de l’église de la Madeleine Fig. 1 - Charpentier, Sainte-Geneviève, Plan de 1756-1757, BN, Cabinet des estampes. (fig. 3), qui inspira au peintre le tableau du musée Carnavalet4 (fig. 4), plus tardif mais d’esprit et de conception identiques au dessin inédit que nous présentons5. Le projet de Soufflot de 1757 se voulait en rupture avec les principes de l’architecture des églises construites à la suite du Concile de Trente. Tout d’abord, il substitua aux grandes arcades à piliers massifs des colonnes corinthiennes sous entablement. « À la croisée, était prévue une tourlanterne à deux coupoles : la première éclairée par des fenêtres rectangulaires qui débouchaient à l’intérieur en oculi ovales sous lunettes ; la seconde, en extrados en couverture, recevait la lumière d’oculi ronds. »6. L’oculus ovale de la première coupole que l’on voit sur le dessin de Demachy correspond bien à ce premier état du projet décrit, en ces termes techniques, par Jean-Marie Pérouse de Montclos. Le dessin du tambour sera par la suite remanié par Soufflot qui lui préféra la colonnade que l’on voit dans l’état de 1775, gravée par Claude-René-Gabriel Poulleau (fig. 5). Ces modifications successives portaient sur la tour-lanterne, la partie la plus importante de l’édifice, car source de lumière pour la croisée qui devait recevoir la châsse de sainte Geneviève. Comme dans les grandes églises de pèlerinage, explique Pérouse de Montclos, la châsse a plus d’importance que le maître-autel, reporté au fond du chœur7. Au point de convergence des lignes de fuite, où se concentre le regard, Demachy représente le reliquaire porté par quatre cariatides en bois, longtemps attribuées à l’atelier du sculpteur Germain Pilon. Dans la gravure de Poulleau, vers 1775, on accède à la châsse par une volée de marches qui n’existaient pas dans le projet de 1757, tel qu’il est représenté dans le dessin de Demachy. Dans ce dernier, des pèlerins agenouillés prient devant la sainte relique. Fig. 2 - Charpentier, Sainte-Geneviève, coupe longitudinale, Projet de 1757, BNF Cabinet des estampes. Fig. 3 - Frontispice de la Madeleine, modèle en plâtre par Mérault, Paris, musée Carnavalet. Petkowska-Le Roux, Marie-Pierre, « Demachy peintre de ruines et védutiste parisien », in L’Objet d’Art, n° 374, novembre 2002, p.81. Reproduit dans Pérouse de Montclos, Jean-Germain Soufflot, Paris, 2004, ill. 126-127, pp. 94 – 95. 3 Maquette en stuc réalisée en 1780 par le Sieur Mérault (ou Méraud), modeleur, d’après les plans de Constant d’Ivry pour l’église de la Madeleine. Repr. dans Gallet, M., « Un modèle pour la Madeleine d’après le projet de Constant d’Ivry », in Bulletin du musée Carnavalet, 18e année, juin 1965, n° 1, pp. 14-19. 4 P. –A. Demachy, Vue intérieure de la Madeleine d’après les plans de Constant d’Ivry, toile (H. 54 x L. 65,5 cm). 5 Notre dessin sera inclus dans le Catalogue Raisonné de Pierre-Antoine Demachy par Marie-Pierre Petkowska-Le Roux, à paraître. 6 Pérouse de Montclos, 2004, p. 121. 7 Op.cit. p. 104. 1 2 29 Fig. 4 - P.-A. Demachy, vue intérieure de l'église de la Madeleine, musée Carnavalet, Paris. Le plan centré en « croix-grecque », ne fit pas l’unanimité, les génovéfains eux-mêmes, inquiets de l’usage personnel qu’ils allaient faire de l’édifice, critiquèrent violemment cette disposition inhabituelle. Soufflot, cédant sous la pression, modifia, vers 1758, son projet initial en allongeant d’une travée la nef, du côté de l’entrée et d’une autre, le chœur des religieux. La Vue intérieure de l’église, signée Glomy (fig. 6), se réfère au projet modifié, puisqu’elle montre la première travée à arcade, comme le fit remarquer Pérouse de Montclos8. Notre dessin semble, quant à lui, s’en tenir au projet de 1757. 30 Demachy peuple l’intérieur de l’église de personnages dont il diminue la taille afin de magnifier la grandeur de l’architecture. Des mendiants et des pèlerins croisent des couples devisant sur les mérites de la nouvelle église, une animation reprise dans un dessin de Charles de Wailly, qui ajoute, au premier plan, le motif d’un chien bondissant en direction de son maître9 (fig. 7). Nous les retrouvons, sur le devant d’un intérieur d’église, peints par Demachy vers 176010. Le peintre possédait ses poncifs qu’il transposait d’un tableau à l’autre, selon un procédé habituel chez les védutistes. Fig. 5 - Vue intérieure de Sainte Geneviève, par Poulleau, vers 1775. La hauteur de l’église Sainte-Geneviève n’excédait pas le niveau du sol, lors de la cérémonie de la pose de la première pierre, le 6 septembre 1762. Ce jour-là, Demachy, aidé par Callet, avait peint en trompe-l’œil le modèle grandeur nature de la façade qu’il tendit sur une charpente comme une toile sur un châssis. Louis XV, le Dauphin, Marigny et l’abbé de Sainte-Geneviève paradèrent devant le décor de Soufflot avant de se rendre à la bibliothèque de l’abbaye pour inspecter les plans de l’architecte. La scène donna le sujet d’un des plus célèbres tableaux de Demachy, dont il fut à la fois le peintre et l’acteur11. Le succès de cette entreprise éphémère n’est pas étranger à sa nomination au titre de « Peintre d’architecture des décors de théâtres aux Menus Plaisirs du Roi », en 1764. Sa brillante carrière de cour reçut une reconnaissance ultime le jour de son élection au poste de professeur de perspective à l’Académie royale, à la suite de Sébastien Leclerc, mort en 1786. Il n’était alors que conseiller de l’Institution, depuis 1775. La Vue de l’intérieur de Sainte-Geneviève montre toute la science du peintre dans son domaine d’excellence qui fut la perspective au service de l’illusion. Notre Vue intérieure de Saint-Geneviève, selon l’état de 1757, se place tôt dans la carrière de Demachy reçu, le 30 septembre 1758, à l’Académie royale sur présentation d’un Temple en ruines. Le plan initial de Soufflot coïncide avec la première participation de Demachy au Salon du Louvre. Le peintre, élève de Giovanni Niccolò Servandoni, lui-même disciple de Panini, se spécialise dans les vues de ruines, les ruderi, qu’il transpose de Rome à Paris, bien avant qu’Hubert Robert (Paris, 1733 – id., 1808), son concurrent parisien, ne s’y adonne à son tour. Fig. 6 - Glomy, Vue intérieure de l’église Sainte-Geneviève, Bibliothèque d’art et d’archéologie, collection Jacques Doucet, Paris. Fig. 7 - C. de Wailly, Vue intérieure de l’église Sainte-Geneviève, état vers 1757-1758, musée Carnavalet, Paris. 8 Vue intérieure de l’église Sainte-Geneviève, signée Glomy, 1767, Bibliothèque d’art et d’archéologie, collection Jacques Doucet (Paris), OA 84. Repr. in Pérouse de Montclos, 2004, ill. 32, p. 29. 9 Charles de Wailly, Vue intérieure de l’église Sainte-Geneviève, état vers 1757-1758, musée Carnavalet, Paris. Repr. in Pérouse de Montclos, 2004, ill. 21, p. 28. 10 P.-A. Demachy, Vue intérieure d’une cathédrale, vers 1760, toile (H. 16,7 x L. 12,2 cm), coll. part. Repr. avec son pendant, Architectes travaillant dans l’abside d’une cathédrale, in Petkowska, 2002, p. 79. 11 P.-A Demachy, Cérémonie de la pose de la première pierre de la nouvelle église de Sainte-Geneviève, le 6 Septembre 1764, (H. 81 x L. 12,9 cm), musée Carnavalet, Paris. Hubert ROBERT (Paris, 1733 – id., 1808) Amateur dans les ruines, après 1761 Plume, encre grise et lavis beige sur traits de pierre noire. H. 22 x L. 12 cm Marque de collection : AS, inscription à l’encre noire, en bas à droite, non identifiée. Bibliographie : inédit Provenance : Collection particulière, France. Q 32 uand Hubert Robert arriva à Rome en 1754 il avait tout juste vingt ans. C’est à peine s’il savait peindre et même dessiner. L’ardeur qu’il employa à ses études, sitôt qu’il rejoignit l’Académie de France, eut vite raison de son retard sur les autres pensionnaires1, prouesse d’autant plus considérable que Charles Natoire venait de réintroduire la pratique rigoureuse du dessin d’après le nu masculin et celle de la figure drapée. Le jeune Robert s’y plia, non sans lassitude parfois, sentiment qu’il partageait avec ses amis pensionnaires, le peintre Jean-Honoré Fragonard ou le sculpteur Augustin Pajou. Ensemble ils arpentèrent sans relâche Rome et ses environs à la recherche des motifs qui captivaient alors le plus leur curiosité : les vestiges de l’antiquité romaine exhumés quotidiennement du sous-sol de la Ville Éternelle. Ces escapades archéologiques décidèrent de l’orientation définitive d’Hubert Robert pour la peinture de paysage qu’il pratiquait depuis ses débuts dans « le genre de Giovanni Paolo Panini »2, son professeur de perspective à l’Académie. À son exemple, il apprit à mêler « ruines antiques, architectures contemporaines et scènes de la vie quotidienne du peuple de Rome »3. Ces « collages » de motifs, réels aussi bien qu’imaginaires, trouvèrent leur harmonieuse compilation dans la pratique assidue du dessin. Le médium rapide et léger convenait parfaitement à la curiosité vagabonde d’Hubert Robert. Il est tentant d’interpréter comme un autoportrait le thème, récurrent chez l’artiste, du dessinateur devant le motif. On le découvre copiant un bas-relief ou penché sur une inscription latine qu’il s’applique à déchiffrer. Ces exercices sont le « hobby » quotidien d’une génération d’artistes-archéologues qui associaient le plaisir pur du dessin à la rigueur de la reconstitution archéologique. Le thème et la manière de la feuille, inédite, que nous exposons, nous semblent idéalement résumer cette double aspiration. L’âge avancé du personnage et la concentration qu’exprime son attitude renvoient à l’idée que se faisaient les artistes du sage ou du philosophe de l’Antiquité. En appui sur un bâton, il se penche pour déchiffrer une inscription dont le sens ne nous est pas révélé. Néanmoins, les mots n’ont pas besoin d’être lisibles pour en deviner la portée. Pour Régis Michel, « l’épigraphie chez Robert, répond à une double fonction, qui suffit à résumer le sens des ruines : archéologiques – pour accréditer la réalité de monuments dont la réunion est imaginaire, morales – pour suggérer de leurs inscriptions latines les fastes révolus de leur grandeur »4. Sage drapé à l’antique et inscription latine renforcent l’hypothèse d’une allégorie de la connaissance et de la redécouverte des secrets de l’Antiquité ; ceux-ci devenaient de moins en moins obscurs au fur et à mesure des exhumations et des relevés archéologiques minutieux qu’effectuaient les « peintres de ruines » comme Hubert Robert. Celuici nous livre un échantillon de ces trouvailles agencées dans un désordre calculé qui révèle un souci de composition piranésien. L’équilibre instable des vestiges, pour certains encore à demi enterrés, évoque l’état d’abandon dans lequel était laissée la plupart des collections romaines d’Antiques. Entre les blocs de pierre sculptés, la nature envahissante restitue merveilleusement la poésie des ruines, si chère à l’artiste et à son entourage. La minutie avec laquelle Hubert Robert décrit ces fragments de ruines nous permet, à défaut de les identifier, de les mettre en relation avec des vestiges copiés par des artistes de sa sphère d’influence. C’est le cas, par exemple, du trépied calé sur la colonne dont on retrouve un modèle voisin dans une aquarelle signée Jean-Charles Clérisseau (fig. 1). Cet exemplaire est celui de la villa Adriana, qui se trouve aujourd’hui au Louvre. Ce type d’objet était prisé des artistes, comme l’atteste le dessin attribué à Jean-Jacques Lequeu, conservé à l’École Nationale Supérieure des Beaux-Arts de Paris. Fig. 1 - C.-L. Clérisseau, Fantaisie architecturale, musée de l'Hermitage. Avant son départ pour Rome, Hubert Robert serait passé dans l’atelier du sculpteur parisien Michel-Ange Slodtz, où il n’aurait pas reçu les bases du dessin ni de la peinture enseignées dans les Académies que fréquentèrent ses amis pensionnaires. 2 Charles Natoire, à propos d’Hubert Robert, dans une lettre du 28 février 1759, adressée au marquis de Marigny, directeur général des Bâtiment du roi, cité dans Méjanès, 2010, cat. exp. Hubert Robert, promenades au XVIIIe siècle, Avignon, musée Angladon, 20 mars – 20 juin 2010, p. 10. 3 Méjanès, 2010, p. 10. 4 Michel, Régis, Les mots dans le dessin, 87e exposition du cabinet des dessins, musée du Louvre, 20 juin – 29 sept. 1986, Paris, 1986, cat. 57, p. 55. 1 33 Fig. 2 - H. Robert, Sarcophage devant une pyramide, musée du Louvre. David, à son tour, copia le motif dans un croquis contenu dans l’un de ses albums d’Antiques, compilés pendant son séjour à la Villa Médicis. 34 Selon un procédé habituel, Hubert Robert regroupe des fragments découverts sur différents sites. Dans une aquarelle intitulée Sarcophage devant une pyramide (fig. 2), il réunit sur une même image deux monuments antiques de Rome séparés de plusieurs kilomètres : la pyramide de Caïus Cestius, sise à la porte Saint-Paul, et le tombeau dit de Néron, sur la via Cassia. Ce procédé trahit la vision d’une antiquité rêvée plus qu’une véritable méthode de relevé scientifique. Cette distance par rapport à la réalité topographique trouve un écho direct dans les œuvres de Giovanni Battista Piranesi, adepte de ces compilations archéologiques et des reconstitutions surdimensionnées. En 1797, Hubert Robert imitait encore Piranèse dans Les Dessinateurs (fig. 3), en réduisant volontairement la taille des personnages pour amplifier le cadre architectural de ses paysages. Notre dessin échappe à cette règle. Le vieillard, parmi les ruines, est à taille humaine. Le personnage, drapé à l’antique, s’impose, au contraire, par sa monumentalité, une dimension inhabituelle dans l’œuvre, peinte ou dessinée, d’Hubert Robert. Le dessin est d’abord exécuté à la pierre noire et le réseau de ses lignes virevoltantes en impose le dynamisme, surtout dans les branches débordant de l’admirable chapiteau corinthien. La pierre qui sert d’indication est recouverte par le trait de plume qui détaille les ornements d’architecture. Enfin viennent le pinceau et le lavis beige, teinté de gris, qui suggèrent le relief et la profondeur des sculptures ou des plis du drapé du personnage. L’effet pictural produit par cette association de techniques, activé par les contrastes d’ombre et de lumière, se retrouve dans les œuvres du séjour italien de Fragonard, l’ami d’Hubert Robert au palais Mancini. Les deux compagnons répondirent à l’invitation au voyage lancée par l’abbé Richard de SaintNon pendant l’été 1760. À Naples, en 1761, ils copièrent les œuvres baroques de Giuseppe de Ribera, de Massimo Stanzione et de Luca Giordano. Hubert Robert, sur le thème des Marchands chassés du temple, Fig. 4 - H. Robert, Les dessinateurs, coll. part. réinterpréta la composition de Giordano, peinte sur la façade interne de l’église napolitaine des Gerolami (fig. 4). Ce dessin, remarquable à la fois pour son panache et sa vigueur d’exécution est, du point de vue du style, l’un des plus proches du nôtre. Le type même du Amateur dans les ruines n’est d’ailleurs pas sans évoquer les vieillards barbus qui peuplent les tableaux de Ribera ou de Giordano. Notre dessin se place ainsi en témoin sensible de son inépuisable source d’inspiration, revivifiée au contact des grands-maîtres du passé. Fig. 5 - H. Robert, Jésus chassant les Marchands du Temple, musée du Louvre. 35 Jacques BARRABAND (Aubusson, 1768 - Lyon, 1809) Perroquet Grand Lori (Eclectus roratus) Dessin, aquarelle, gouache, crayon et rehauts de gomme arabique sur papier H. 32 x L. 20 cm Signé : Barraband fecit. Annotation : Première étude pour l’histoire naturelle des Perroquets par f. Levaillant. Au revers, une étiquette en lettres manuscrites : Jacques Barraband a exécuté plusieurs études d’oiseaux et dessins préparatoires pour l’histoire naturelle des perroquets 1805, l’historie naturelle des oiseaux de paradis et rolliers 1806, l’histoire naturelle des pomperops et des guêpiers 1806. Tous les ouvrages ont été faits par Levaillant, et illustrés par Barraband et Barbiers. Bibliographie : Levaillant, François, Histoire Naturelle des perroquets, 1805, Paris, Vol. II, planche 126, étude à l’aquarelle préparatoire. Provenance : Collection particulière, Paris. A u bas de cette superbe aquarelle gouachée on peut lire : Première étude pour l’histoire naturelle des Perroquets par F. Levaillant. Cette annotation, rarissime de la main du dessinateur Jacques Barraband, renvoie à la genèse de l’une des plus belles contributions artistiques à l’illustration ornithologique. Notre Perroquet Grand Lori est l’un des 145 spécimens, minutieusement décrits et représentés par François Levaillant, dans L’Histoire naturelle des perroquets, publiée en deux volumes à Paris en 1801 et en 1805. 36 Les deux premiers livres, édités en in-4 par Levrault frères, libraires quai Malaquais, sont complétés d’un troisième publié en 1837-1838 par Alexandre Bourjot Saint-Hilaire. Le Perroquet Grand Lori figure au volume II, planche 126, de l’édition de 1805. L’aquarelle existe en deux formats : le grand (H. 53 x L. 39 cm), celui de l’édition in-folio, figure dans la vente de la bibliothèque de Marcel Jeanson (deuxième partie, Sotheby’s, Monaco, 16 juin 1988, cat. 176) ; le petit (H. 32 x L. 20 cm), celui que nous exposons, est le modèle préparatoire à la gravure de la première édition, en in-4, la toute première version, comme le confirme l’annotation manuscrite. L’Histoire naturelle des perroquets, monument de l’histoire de l’édition scientifique, scelle l’une des plus belles rencontres de l’art et de la science au tout début du XIXe siècle. Elle résulte de l’amitié, sincère et profonde, entre deux hommes d’exception : le voyageur et naturaliste François Levaillant et le dessinateur Jacques Barraband, protégé de Napoléon Ier et véritable artisan du style Empire. François Levaillant n’est pas là à son premier coup d’essai. Déjà en 1796 il publiait les premiers tomes de son Histoire naturelle des oiseaux d’Afrique. Sa passion précoce pour les oiseaux fut telle qu’elle « joua des tours » aux scientifiques. « Levaillant, très inventif, n’hésita pas à créer de nouvelles espèces en réunissant les caractéristiques de plusieurs oiseaux. Les subterfuges ne furent découverts qu’au début du XXe siècle ! », rappelle Robert Guinot, auteur d’une monographie sur Barraband publiée en 2002. Malgré cette licence coupable, les auteurs Pasquier et Ferrand, dans leur indispensable Peintres et illustrateurs d’oiseaux de l’Antiquité à nos jours, voient en Levaillant « un personnage haut en couleurs de l’histoire de l’art ornithologique, car ses nombreux livres ont constitué une source de travail pour des artistes dont les compétences ont fortement contribué à révéler le niveau des illustrations d’oiseaux ». La plus féconde et remarquable de ces collaborations fut celle avec Jacques Barraband. Ce natif d’Aubusson découvrit, très jeune, l’art animalier dans l’atelier de tissage familial où il put admirer inlassablement « le bestiaire fantastique des œuvres du XVIe siècle, les animaux des scènes de chasse, ceux des fables de La Fontaine peints par Oudry, ou encore ceux des tentures exotiques… »1. Ses premières peintures connues représentaient déjà des oiseaux et en particulier des perroquets, son volatile fétiche. Comme ses confrères, Barraband peignait rarement des oiseaux qu’il avait vus, sauf peut-être les perroquets, seule espèce exotique qui supportait sans dommage les voyages jusqu’en Europe. « La vie et l’œuvre de Barraband furent indissociables de l’époque napoléonienne »2. L’artiste ne cessa de servir le style Empire. Il travailla non seulement pour les manufactures impériales des Gobelins, de Beauvais, de la Savonnerie et d’Aubusson mais il collabora aussi avec la manufacture de Sèvres ainsi qu’avec l’atelier Dihl et Guérhard. Napoléon Ier remarqua très tôt son talent et acheta ses plus beaux livres pour les offrir aux souverains, aux savants et aux académies. Le 6 décembre 1809, Frédéric-Auguste Ier, roi de Saxe, reçut de l’Empereur L’Histoire naturelle des perroquets gravée par Langlois sous la direction de Louis Bouquet, professeur de dessin au Prytanée de Paris. « Napoléon voyait dans la production des traités ornithologiques superbement illustrés un symbole de la grandeur de son empire »3. À deux siècles de distance, les illustrations de Barraband constituent encore le sommet du genre. Ses perroquets sont les ambassadeurs de son style inimitable. La sûreté de la main ne peut pas seule expliquer la perfection de ses dessins. Elle est doublée d’un sens aigu de l’observation et de l’imitation à partir d’animaux naturalisés et, pour certains, vivants. Les collections du Muséum et les volières de Joséphine de Beauharnais à la Malmaison ont été pour Barraband des lieux d’études privilégiés. Seule la contemplation de ses modèles favoris peut expliquer que « ses illustrations ornithologiques soient les plus vivantes et les plus fidèles qui aient jamais paru jusque-là. Ses oiseaux ont les couleurs authentiques et même la texture des plumes est rendue avec réalisme. Beaucoup de ses oiseaux ont des attitudes qui indiquent le mouvement et les yeux semblent fixer un point précis. Ils ne sont entourés que de la branche qui leur sert de perchoir, mais ils remplissent la page d’une énergie certaine, de leur personnalité même »4. La justesse de l’analyse de Farrand et Pasquier s’applique tout aussi bien à notre perroquet. La légère rotation de la tête, donnant toute sa dimension au formidable œil-loupe de l’animal, est d’une force de vie incontestable. W. Graham Arader (Londres), de la galerie éponyme, assure qu’« aucun artiste n’a égalé sa maîtrise dans le rendu des plumes, de leur fragilité, de leur raideur ou de leur incroyable légèreté ». Cette prouesse est le résultat d’une technique parfaite des glacis, obtenus par la superposition des couches de gouache et d’aquarelle. L’opacité de l’une et la transparence de l’autre permettent au dessinateur d’infinies nuances d’épaisseurs et de textures. Les passages du bleu au rouge dans le plumage du perroquet exposé sont, à ce titre, uniques et exemplaires. Conscient que le génie de Barraband pouvait servir son prestige, Napoléon Ier lui confia, en 1807, la prestigieuse charge de professeur de fleurs à l’Ecole des Beaux-Arts de Lyon, fonction essentielle pour le renouvellement des soieries produites dans cette ville. Joseph Chinard, professeur de sculpture à l’École spéciale de dessin de Lyon, lui rendit un vibrant hommage dans son discours de rentrée du 7 novembre 1809, année de sa mort prématurée : « Cet artiste nous a prouvé qu’il y a toujours des découvertes à faire dans l’étude de la nature, et la grande perfection où il a porté l’imitation des oiseaux, recule ses prédécesseurs, et le place au premier rang dans cet art sublime de rendre la couleur, la légèreté, et pour ainsi dire la vie et le ramage de ces habitants de l’air »5. 37 Robert Guinot, Jacques Barraband, Le peintre des oiseaux de Napoléon Ier, Paris, 2002, p. 59. Opus cit, p. 9. 3 Roger F. Pasquier et J. Farrand Jr., Peintres et illustrateurs d’oiseaux de l’Antiquité à nous jours, éd. Abbeville Press, 1991, cité dans Guinot, 2002, p. 63. 4 Roger F. Pasquier et J. Farrand Jr., 1991, cité dans Guinot, 2002, p. 115. 5 Cité dans Guinot, 2002, p. 116. 1 2 Gabriel Christophe GUÉRIN (Kehl, 1790 – Hornbach, 1846) Autoportrait en captif Huile sur toile : H. 80 x L. 64,7 cm Signé et daté sur le socle de pierre : G. Guérin, 1810. Bibliographie : inédit Fig. 1 - G.C. Guérin, Etude de nu, musée de Strasbourg. “ 38 Quand on essaie de trouver les plus beaux portraits de l’école alsacienne contemporains du romantisme, un nom s’impose : celui des Guérin, et de la plupart des représentants de la famille »1. Spécialiste de cette dynastie de peintres strasbourgeois, Catherine Jordy évoquait, en premier chef, l’art de Gabriel Christophe Guérin, fils de Christophe, brillant portraitiste en miniature et conservateur du nouveau musée des Beaux-Arts de la ville. Le biographe Etienne Charavay attribuait à son oncle, le peintre Jean-Urbain Guérin, « alors dans la toute puissance de son talent et de sa réputation »2, le placement de son neveu, Gabriel-Christophe, à l’école des Beaux-Arts de Paris dans l’atelier du peintre néoclassique Jean-Baptiste Regnault. Entré à l’Académie parisienne en 1810, le jeune Alsacien perfectionne son métier par l’étude d’après le modèle vivant comme l’atteste une série d’esquisses peintes conservées au musée de Strasbourg3 (fig. 1). Elles illustrent les compliments paternels envoyés de Strasbourg dans une lettre du 20 janvier 1812 : « Tu as fait un pas dans la perfection du dessin… tes études peintes me satisfont aussi… le dos des tes académies a des tons délicats et bien fondus »4. Ces qualités précoces se retrouvent dans notre académie datée de 1810. La pose est d’usage mais l’ambition est supérieure. Le modèle regardant avec insistance dans la direction du spectateur est une formule inhabituelle, pour tout dire exceptionnelle. Seul un autoportrait justifierait une telle caractérisation du sujet prenant à parti le spectateur. Cette hypothèse est confirmée par le rapprochement des autoportraits connus de Gabriel Christophe Guérin avec la figure de notre académie. Le visage, fin et allongé, est celui que l’on retrouve à l’identique dans un dessin au crayon, signé et daté de 18115 (fig. 2). Deux autres autoportraits du musée de Strasbourg, à un âge plus avancé, ne contredisent pas cette identification, bien au contraire. Le Portrait au chevalet6 (fig. 3) et l’Autoportrait à la palette7, « dénué de toute complaisance sociale ou personnelle »8, conservent la fragilité juvénile qui caractérise notre portrait (fig. 4). Le peintre, changé en modèle académique, se représente de manière encore plus inattendue. Enchaîné, il est emprisonné dans une geôle qui sert de cadre austère à la composition. La restauration de l’œuvre a révélé que la mise en scène est le résultat d’un travestissement effectué dans un second temps. Les interventions successives se repèrent dans la superposition des teintes visibles, en particulier, sur le détail de la main posée sur le genou du peintre. À cet endroit, les doigts apparaissent plus foncés car peints sur un fond plus sombre que les couleurs de chair qui les composent. Les changements principaux résident dans la transformation du fond, donc de l’espace, et dans l’ajout d’accessoires modifiant radicalement l’aspect et surtout le sens de cet autoportrait de jeunesse. L’espace, à l’origine suggéré par un simple fond uni, se changea en prison par le dessin sur le mur des lignes des joints de maçonnerie et par l’ouverture symbolique d’une lucarne obstruée par des barreaux. Au centre, le bloc de pierre qui servait à l’origine d’appui au modèle, sert désormais de point d’attache à la chaîne qui enlace le pied droit du prisonnier. La draperie brune et la jarre sur le côté sont aussi des éléments rapportés. Dans sa nouvelle configuration, le regard et la pose méditative du peintre-captif ont une toute autre portée. Dans l’isolement de la goêle, les pensées s’affolent. Le peintre, au regard sans détour, nous interroge et nous invite à partager ses doutes et ses inquiétudes. L’énigme prend alors un tour romantique dont nous aimerions connaître la source. Que signifie cet enfermement à l’heure où l’artiste s’ouvre à la vie parisienne et reçoit ses premiers enseignements académiques ? Souffre-t-il du poids et des règles de l’Institution ? Les commentaires élogieux du Baron Gérard sur sa conduite exemplaire et ses « heureuses dispositions »9 n’abondent pas dans ce sens. D’ailleurs, rien ne prouve que le changement 1 Analyse de Catherine Jordy, in La peinture romantique en Alsace (1770-1870), thèse de Doctorat sous la direction de Catherine Peltre, Université Marc Bloch, Strasbourg, 2002, p. 396. 2 Etienne Charavay, Une famille de peintres alsaciens, les Guérin (1734-1846), Paris, chez Charavay, 1880, p. 24. Jean Urbain Guérin, fils du peintre Jean Guérin et grand ami de Jacques-Louis David, fut avec Isabey le portraitiste en miniature de la famille royale, en particulier de MarieAntoinette. Son portrait le plus célèbre est celui du général Kléber, maintes fois copié par la suite. 3 Série de quatre esquisses inédites et non inventoriées par le musée, qui les attribue à Gabriel Christophe Guérin. Peintes à l’huile, sur papier contrecollées sur carton, elles mesurent chacune environ H. 60,2 x L. 43 cm. 4 Extrait de la correspondance de Christophe Guérin à son fils Gabriel, Charavay, 1880, p. 24. 5 Gabriel Christophe Guérin, Autoportrait, signé et daté G.C. Guérin, 1811, fusain (H. 17 x L. 13 cm), musée des Beaux-Arts, Strasbourg. 6 Gabriel Christophe Guérin, att., Autoportrait de l’artiste à son chevalet, musée des Beaux-Arts, Strasbourg. 7 Gabriel Christophe Guérin, Autoportrait à la palette, musée des Beaux-Arts, Strasbourg. 8 Strasbourg, 1988, cat. exp. « A qui ressemblons-nous ? Le portrait dans les musée de Strasbourg », dir. Roland Recht et Marie-Jeanne Gever, musée des Beaux-Arts, Strasbourg, 22 avril-31 juillet 1988, cat. 220, p. 206. 39 Fig. 2 - G.C. Guérin, Autoportrait, 1811, musée des Beaux-Arts, Strasbourg. Fig. 3 - G.C. Guérin (att.), Autoportrait de l’artiste à son chevalet, musée des Beaux-Arts, Strasbourg. de décor soit intervenu en 1810, conformément à la date indiquée sur le bloc de pierre. Pourtant un fait d’actualité pourrait corroborer cette datation. Le 5 février 1810, un décret napoléonien rétablit officiellement la censure en France, remettant ainsi en cause un des acquis fondamentaux de la Révolution : la liberté d’expression, promulguée dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, le 26 août 1789. Les peintres, au même titre que les écrivains, penseurs et journalistes, avaient tout lieu de s’inquiéter de ce durcissement du régime. Une des premières victimes du musellement des voix contestataires fut Mme de Staël dont Napoléon fit saisir les épreuves de De l’Allemagne en septembre 1810 et contraignit l’écrivain à l’exil jusqu’en 1814. 40 En 1820, le peintre belge Henri Decaisne se représenta de même, en captif, alors qu’il étudiait à Paris dans l’atelier de Girodet (fig. 5). Notons qu’en février de la même année, la démission du cabinet du ministre Élie Decazes au profit des constitutionnels de centre-droite, soutenus par les ultras, entraîna le rétablissement de la censure marquant la fin de la période libérale de la Restauration. Dans un contexte analogue de restrictions des libertés individuelles, Decaisne, au même âge que Guérin en 1810, affichait son opposition dans un autoportrait au regard dénonciateur10 (fig. 5). L’œuvre en question est datée de 1820, année du retour définitif de Guérin en Alsace. Dans ce chassé-croisé, il est permis d’imaginer que le Belge ait eu connaissance de l’Autoportrait en captif de l’Alsacien ou d’un modèle commun d’inspiration romantique. Notre académie, modelée par un puissant clair-obscur, se détache sur un fond assombri lors de la seconde intervention. Elle devait se détacher à l’origine sur fond uni traité en camaïeu de gris ou de bruns, suivant les portraits ou les académies des élèves de David. Le dessin néoclassique transmis par son maître Regnault, lui-même élève de David, est accusé par un trait de contour brun jouant avec la couleur et la densité des joints ajoutés sur le mur. La subtilité du coloris se retrouve dans les plis du corps rehaussés de rose orangé qui tempère l’aspect sculptural de la figure. Le peintre conserve le corps athlétique du modèle sur lequel il place sa propre tête. Le léger décalage d’échelle entre les deux trahit le montage pictural. La frontalité du regard devait être également perçue comme une entorse au canon académique. Avant toute autre considération, elle mettait sur la voie d’un autoportrait. L’expression interrogative du visage sème un trouble analogue à celui des peintures les plus romantiques de la décennie 1830. Catherine Jordy remarque que les artistes régionaux sont « romantiques avant et après la période historique, située autour de 1830. » Vingt ans plus tôt, Guérin composait avec son Autoportrait en captif une des œuvres les plus pures Fig. 4 - G.C. Guérin, Autoportrait à la palette, musée des Beaux-Arts, Strasbourg. du romantisme. Peintre de la « nouvelle vague » alsacienne, Guérin transmit la leçon, tout à la fois néoclassique et romantique, aux nombreux peintres locaux passés par l’atelier familial, le plus actif de Strasbourg. Nommé en 1822 professeur de dessin au lycée et à l’École industrielle de la ville, Gabriel Christophe Guérin hérita parallèlement de la fonction de Conservateur du musée des Beaux-Arts qu’occupait son père. Le peintre alsacien ne devait assurer sa présence à Paris que par des envois irréguliers au Salon jusqu’en 1844. Sa renommée localement établie en tant que portraitiste raffiné, il s’illustra également dans le genre de la peinture d’Histoire, d’inspiration religieuse, dont témoignent encore les nombreuses œuvres égrainées dans les églises alsaciennes. À Paris, Gabriel Christophe Guérin composa pour l’église Saint-Denisdu-Saint-Sacrement un imposant Baptême du Christ, exposé au Salon de 1819. Accroché dans la chapelle des fonts baptismaux, il est rejoint, en 1844, par l’émouvante Piéta d’Eugène Delacroix qui puise aux sources du maniérisme bellifontain son romantisme débridé. En comparaison, le Baptême de Guérin apparaîtrait presque conventionnel si la redécouverte de son Autoportrait en captif ne présentait pas l’artiste sous un nouveau jour. En posant ainsi en trouble-fête, il donne une image piquante et, par conséquent, plus romantique de sa personne comme de sa peinture. Une dimension que son œuvre postérieure et identifiée ne laissait qu’entrevoir timidement jusqu’à présent. Fig. 5 - H. Descaine, Autoportrait en captif, Coll. particuliere, Paris. François Gérard dit le Baron Gérard, dans une note du 30 octobre 1813 : « M. Guerin, élève de M. Regnault, se fait également remarquer par la meilleure conduite et par les plus heureuses dispositions et qu’une étude suivie doit nécessairement lui assurer une place distinguée dans les arts », Charavay, 1880, p. 25. 10 Henri Decaisne, Autoportrait, signé et daté Decaisne,1820, huile sur toile (H. 55,2 x L. 45,4 cm), reproduit in Nineteenth century european paintings, drawings and sculpure, cat. exp. Shepherd & Derom galleries, summer exhibition, New York, 2004, cat. n°2. 9 41 Théophile LYBAERT (Gand, 1848- id., 1927) Le Soir de la vie Huile sur toile : H. 50 x L. 23 cm Tableau signé, en bas à droite et au dos : Théophile Lybaert, avec le cachet de cire rouge du peintre lui-même. Annotation au revers : Étude achevée du tableau Le Soir de la vie qui appartient au comte de Carysfort à Londres. Bibliographie : Le tableau, dont nous publions pour la première fois l’étude préparatoire, est reproduit ou cité, dans les ouvrages suivants : Buet, Charles, Un moderne gothique : Théophile Lybaert, Paris (éd. L. Baschet), 1902. (Reproduit). Tonskomsky, A., T. Lybaert, in « Modern Artists », n.l., n.d. Le soir de la vie est longuement décrit pages 8 et 9. (Texte en anglais traduit du Russe). De Smet, Frédéric, Théophile Lybaert, in Gand Artistique, n°8, 6e année, août 1927, pp.141-1159. Notre tableau, the Evening of Life est commenté pages 152 et 156. Provenance : Collection particulière. N é en Belgique, située au carrefour des tendances artistiques les plus diverses, où le réalisme côtoyait le symbolisme, Théophile Lybaert se distingua à la fin du XIXe siècle en renouant avec la tradition des peintres gothiques des anciens Pays-Bas. Ses œuvres, peintes avec une infinie précision, fascinèrent autant qu’elles agacèrent la critique contemporaine. Vu, parfois, comme un « imitateur servile »1, mais le plus souvent comme un « continuateur génial des primitifs flamands »2, Lybaert rallia les camps opposés par sa maestria étourdissante qui ressuscitait à la fois Memling et Dürer. 42 À l’étranger, le peintre enchaîna les succès. Ses œuvres furent primées aux Salons de Paris, de Montpellier, de Hambourg, jusqu’à celui de Caracas, où il se vit décerner, pour sa première participation en 1884, l’ordre du Libérateur. La critique internationale classa le peintre comme un artiste « hors siècle » dont le faire minutieux et le charme archaïsant de ses peintures religieuses lui valurent le pseudonyme de « Memling du XIXe siècle ». La redécouverte de l’étude préparatoire Le Soir de la vie3, éclaire la genèse d’un des chefs-d’œuvre de Théophile Lybaert, alors au sommet de sa carrière internationale, quand il expose le tableau à la Royal Academy de Londres, en 1901 (fig. 1). L’un des visiteurs, A. Tonskomsky, est subjugué par l’œuvre, que tous considèrent comme le « clou »4 de l’exposition. De retour chez lui, ce citoyen russe publia un compte rendu de sa visite dans lequel Le Soir de la vie atteint « le plus haut degré de la perfection humaine » (traduit de l’anglais)5. Cette filiation brugeoise, non sans fondement esthétique, trouva en réalité ses racines les plus profondes à Gand même, ville où naquit le peintre, le 16 juin 1848. Sa passion du gothique s’est forgée au contact des monuments anciens de la cité. Doté de dispositions précoces, il fut placé très jeune dans l’atelier de Paul et Félix de Vigne, qui versaient alors dans le style troubadour7. L’apprenti quitta l’atelier pour l’Académie de la ville, en 1862. Sous le directorat de Théodore-Joseph Canneel, il obtint simultanément en 1871 et en 1872, les médailles aux cours de dessin d’après nature, cours d’histoire de l’art et anatomie. Ses premiers tableaux furent exposés au Salon Triennal de Gand, en 1868. En 1902, Charles Buet reproduisit le tableau dans son article, comme appartenant au comte de Carysfort ; celui-ci, le prêta à la mémorable exposition des « Cent chefs-d’œuvre du siècle » qui se tint la même année au Guild-Hall de Londres. En choisissant le Soir de la vie, la commission anglaise avait désigné le belge Théophile Lybaert pour représenter son pays. Deux ans plus tard, le gouvernement britannique répéta cet honneur en conviant l’artiste à participer à la même exposition, transportée, en raison de son succès, à Glasgow. Cette foisci, le peintre exposa une de ses Vierge à l’Enfant, dont il avait maintes fois éprouvé la formule depuis sa première version, acquise par le musée de Bruges en 1883 (fig. 2). La « Vierge de Glasgow » fut « mentionnée au catalogue en lettres capitales sur un seul feuillet ; honneur que seul partageait avec lui Jean-François Millet exposant Les dénicheurs »6. Dès son arrivée à Paris en 1878, Théophile Lybaert céda aux « fantaisies orientales » de son maître Jean-Léon Gérôme. De retour à Gand, il poursuivit l’aventure orientaliste avec d’ambitieux tableaux d’histoire. À leur sujet, Charles Buet témoigna : « Si excellentes que fussent, par l’exactitude et l’habilité du faire, ces toiles partout remarquées, elles n’amenèrent pas à Lybaert le succès qu’il espérait ». En revanche, le retentissement de la Vierge de Gand (fig. 2), parue au Salon de 1883, décida de l’orientation définitive du peintre pour l’art religieux dans lequel il trouva des ressources jusque-là inexplorées. Dans ses écrits, Lybaert « reconnaît loyalement que son aspiration tend à s’élever, plus haut, vers un art lié directement à sa foi chrétienne »8. Le Soir de la vie, précédé de son Étude, terminée au plus tard en 1897, sont empreints de cette nouvelle exigence spirituelle9. Buet, Charles, Un moderne gothique, éd. L. Baschet, Paris, 1902, p. 14. De Smet, Frédéric, Théophile Lybaert, in Gand Artistique, n°8, 6e année, août 1927, p. 150. 3 En 1911 dans la collection du Comte de Carysfort à Londres. 4 En français dans le texte, voir le compte rendu de la visite de A. Tonskomsky, in Tonskomsky, A., Théophile Lybaert, collection « Modern Artists », n.d. Publication non datée mais l’exemplaire de la bibliothèque d’art et d’archéologie Jacques Doucet (Paris) est annoté Saint-Pétersbourg 1903. 5 « In 1901, I had the pleasure to meet him (Lybaert) in London at the Royal Academy with a painting which was, to say the least the clou of the exhibition. It produced such sensation, that I had the greatest trouble to find my way on it. Realizing its beauty in all details, I understood the general enthusiasm. Impossible to form an idea of its degree of finish. I considered it as having attained the highest standard of human perfection. », in Tonskomsky, A., p. 8. 6 De Smet, F., p. 156. 7 C’est, sans doute, dans l’atelier de Paul de Vigne que Lybaert s’essaya, pour la première fois, à la sculpture. On connaît de lui un plâtre patiné, La Résignation (1931), conservé au musée des Beaux-Arts de Gand. 1 2 43 Le portrait de cette béguine penchée sur un livre de prière invite à la méditation, à la manière des vanités ou des memento mori du XVIIe siècle. La métaphore du Soir de la vie est ici illustrée par une femme au visage et aux mains ridés, stigmates universels de la vieillesse. D’autres avant lui, comme Albert Besnard en 1887, ont représenté le dernier âge de la vie mais le peintre français illustra le thème avec deux vieux époux assis sur les marches de leur logis10 (fig. 3). Dans les deux cas, cependant, un paysage de feuilles mortes à l’arrière-plan symbolise l’hiver, comme le printemps évoque le matin de la vie. Le goût pour l’art gothique de Lybaert le poussa, quant à lui, à introduire davantage de détails allégoriques, comme le corbeau, une branche et le sablier qui ne contient plus que quelques grains de sable, preuve que le temps a passé. À la tombée du jour, paraissent dans le ciel les premières étoiles ; celles qui scintillent dans le Soir de la vie illustrent le poème éponyme et exactement contemporain d’André Theuriet qui rappelle que « tous les crépuscules sont imprégnés de tristesse »11. Cette pensée mélancolique trouve son écho dans le tableau de Lybaert avec la ronce menaçante du chardon qui rampe sur le sol. Ses piquants trahissent avec force et vérité l’austérité de la vieillesse. Dans la version du comte de Carysfort, la mise en page et les symboles sont identiques, à l’exception du corbeau qui s’est envolé. Notons également que le sablier et la tenture ont changé respectivement de forme et de motif. prend pour modèle principal une œuvre gantoise et familière aux yeux de Lybaert : le célèbre retable de L’Agneau mystique de Jan van Eyck. Lybaert fit asseoir la béguine devant une tenture aux motifs orientaux, à la manière du Christ, de la Vierge et du saint Jean-Baptiste trônant au sommet du retable de la cathédrale Saint-Bavon. L’étoffe, délimitant la largeur étroite du panneau, s’expose comme un véritable morceau de bravoure. Avec une infinie patience, le peintre détailla chaque point de broderies et sut rendre les ondulations des plis avec une inimitable perfection. Ce miracle d’exactitude créait « une originalité de faire qu’on ne peut lui contester »16. Le Soir de la vie, comme tant d’autres créations de Théophile Lybaert, prouvent qu’il a pu, « sans imitation servile et sans plagiat ridicule, transplanter l’art d’autrefois dans notre siècle (le XXe)».17 Cette périlleuse ambition, qui fut aussi, à la fin de sa carrière, la cause de son isolement, s’éclaira sous la formule de Charles Buet, qui qualifiait le peintre de « moderne gothique ». Malgré une large diffusion, son œuvre peinte, avec les débuts de l’héliotypie et de la photogravure18, tomba rapidement dans l’oubli après sa mort en 1927. Qui s’en étonnerait après la déferlante des Fauves et des Cubistes sur la scène européenne ? La redécouverte actuelle des tendances multiples du symbolisme, dont la Belgique et la France furent des nations fondatrices, ouvre la voie à une reconnaissance certaine de son véritable talent. Théophile Lybaert n’ayant plus recours aux « fictions mythologiques » ou aux « abstractions intemporelles », chères aux formules académiques, le Soir de la vie se rattache pleinement au courant symboliste de son temps. La recherche de spiritualité qui caractérise notre Étude « est symptomatique d’une orientation intellectuelle donnée, de manière générale et sous diverses formes, à la peinture après l’impressionnisme »12. 44 La quête de sens s’accompagne chez Lybaert d’une rigueur formelle extrême. « Sa minutie, elle-même, est le respect de son art, et ce respect deviendra si grand, qu’il n’osera plus se permettre le plus petit écart de vérité »13. Son biographe, Frédéric de Smet, illustra cette « obsession » à travers un exemple éloquent : « Dans le Soir de la vie, (Lybaert) voulut y placer le symbole de la vie. C’est paraît-il une plante qui ne pousse qu’aux Indes. À la demande de l’artiste, la graine de la plante fut envoyée en Belgique, puis cultivée par M. Rodrigas, directeur de l’École d’Horticulture… Lybaert ne termina son tableau que lorsque le basilic fleurit chez lui, en son atelier »14. L’absence de la plante exotique dans notre étude préparatoire confirme cette anecdote. Le tableau achevé montre, en effet, que le basilic fleuri a remplacé le chardon épineux, décalé dans l’angle opposé. L’audace technique de la peinture de Théophile Lybaert se justifie à travers la rivalité qu’il entretint avec les maîtres du passé. Pour Charles Buet, « il empruntait aux primitifs leur naïveté, aux quattrocentistes leur dessin élégant, ferme, un peu gracile, aux « miniaturistes » du XVe siècle leur couleur éclatante et d’un réalisme raffiné, aux maîtres de la Renaissance l’ampleur de la composition »15. Englobant toutes ces qualités, « unies dans des proportions très définies », le Soir de la vie Fig. 2 - La Vierge de Gand, musée des Beaux-Arts, Bruges. Fig. 1 - T. Lybaert, Le Soir de la vie, localisation inconnue. Fig. 3 - A. Besnard, Esquisse pour l’hiver ou Le Soir de la vie, musée du Petit Palais, Paris. Ibid., p. 150. Le Soir de la Vie est daté de 1897 dans De Smet, F., p. 152. Albert Besnard, esquisse pour l’Hiver ou Le soir de la vie, huile sur toile (H. 65 x L. 85 cm), Petit-Palais. L’Hiver, exposé au Salon de 1887 (n°218), a été réalisé en même temps que deux autres compositions Le Printemps ou le Matin de la vie, et L’Été ou le Milieu de la vie, en vue d’être placés à la corniche de la salle des mariages de la mairie du Ier Arrondissement de Paris où ils se trouvent encore. Les tableaux et les esquisses pour le cycle sont reproduits dans le catalogue de l’exposition Le triomphe des mairies : grands décors républicains à Paris, 1870-1914, Musée du Petit-Palais, Paris, 1986-1987, cat. 66, 67 et 68, pp.176-178. 11 Theuriet, André, Le Soir de la vie, in « Les Contes de la Primevère », Fasquelle (édition originale), Paris, 1897. 12 Paris, 1986-1987, cat. exp., Le triomphe des mairies : grands décors républicains à Paris, 1870-1914, musée du Petit-Palais, p. 179. 13 De Smet, F., p. 150. 14 Op. cit., p.152. 15 Buet, Charles, p. 16. 16 Op. cit., p.16. 17 Ibid., p. 20. 18 La Vierge de Gand, Le divin Enfant, et l’Adoration des Mages, par exemple, ont été reproduits à des milliers d’exemplaires par la maison Hirmer de Munich. 8 9 10 45 46 « Cette peinture jette sa pensée à distance. » Charles Baudelaire