Nietzsche, Valéry, Cioran
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Nietzsche, Valéry, Cioran
Nietzsche, Valéry, Cioran mes métaphores et les vôtres PHI À ma mère, qui m'a donné l'envie d'un ailleurs. À mon frère d'âme et en esprit, héros, poète et penseur, qui m'a soufflé où cet ailleurs pourrait être. À ma compagne, qui, dans le sacrifice à cet ailleurs, a lu la fidélité à ici et maintenant. Table des Matières Sur l'auteur Préface Nietzsche Modernité Être et Devenir Solitude Nihilisme Vérité Doute Hauteur Politique Vie Intensité Musique Religion Souffrance Valéry Langue Savoir Doute Fond et Forme Soi Arbre Question Intelligence Élan Action Commencement Être et Devenir Modernité III XVII 1 5 13 20 27 33 39 46 53 59 64 69 74 80 Surhomme Retour éternel Bien Axe Regard Puissance Langue Arbre Aristocratisme Contrainte Fond et Forme Espérance Acquiescement 85 90 96 101 105 110 115 120 123 128 132 136 139 Poésie Solitude Vérité Ouvert Philosophie Maxime Grandeur Ruines Ironie Hauteur Politique Puissance 216 221 224 228 232 237 242 246 250 253 258 262 143 147 155 160 166 171 180 186 190 195 199 203 207 212 Cioran Fond et Forme Souffrance Mystère Doute Langue Défaite Religion Musique Solitude 267 271 275 283 288 296 302 309 315 320 Postface 375 Index des noms 379 Table des matières 385 Caresse Regard Contrainte Vie Vérité Action Bien Voix Axe 327 334 339 343 347 353 359 366 370 - Auteur - Sur l'auteur Les noms évoqués, les thèmes abordés, les visées plausibles d'un livre au titre aussi ronflant feraient penser à un auteur, habitué des colloques académiques, dans des abbayes abandonnées, répertoriées aux Relais et Châteaux. En publiant ce pavé, l'auteur profiterait d'une occasion de réimprimer ses articles, ce qui justifierait son statut universitaire. Bien que le lecteur, tout seul, s'apercevrait très vite de sa méprise, je vais tout de même effacer toute ambigüité quant à mon état d'esprit et à mes ambitions. Né sur la longitude de Calcutta et la latitude d’Édimbourg, au centre géographique de l'Asie, exactement à mi-chemin entre l'océan Indien et l'Arctique, le Pacifique et l'Atlantique, avec l'île de Pâques aux antipodes, je ne fréquentai donc pas la rue d'Ulm. Un vaste bagne et une forêt profonde constituaient le fond de mon enfance. Un poêle de moujik, dans mon isba natale, me servait de berceau et de lit. L'ours me disputait mes premières fraises des bois, le lynx se tapissait au fond de notre basse cour. J'apprenais les skis et les patins de glace, en même temps que j'apprenais à marcher. Par -50°, je voyais les moineaux, raides morts, tomber du ciel ; j'enlevais la peau noirâtre de mes doigts ou orteils gelés. La débâcle printanière était la plus grande fête ; je sautais d'un bloc de glace à l'autre, sur la rivière réveillée de son hibernation ; un jour, je reverrai l'image de mes chutes dans les malheureux chevaliers teutoniques d'Eisenstein. Ensuite, cette rivière inondait la forêt sur des kilomètres aux alentours, et j'allais cueillir des perce-neiges, dans la barque de mon grand-père, au prénom splendide de Platon, en ramassant, au passage, des lièvres, réfugiés sur des îlots secs, aux pieds des arbres - III - - Auteur - submergés. Je pouvais encore observer in vivo deux empires se toucher : le premier, où mes ancêtres s'appelaient Platon, Procope, Nicéphore, Eudoxie, et le second – Paul, Victor, Valéry ; on dirait la Grèce passant le relais à Rome, toutefois sans amphores ni aqueducs à l'appui, hélas. Des traces de balles restaient encore sur la cheminée, au toit de mon isba. Au printemps, des ossements de ceux qui avaient été égorgés au sabre, trente ans plus tôt, par les Rouges ou par les Blancs, réapparaissaient sur les berges de ma rivière, vers laquelle descendait la traverse du Théâtre (dans le bourg, nul ne devinait le sens de ce vocable exotique), dans laquelle je suis né. La neige fut ma patrie (je souris en lisant : voici la neige, malheur à celui qui n'a pas de patrie - Nietzsche - bald wird es schnein, weh dem, der keine Heimat hat). Ensuite, j'occupai ma vie à inventer des patries, pour donner corps à la sensation d'exil, qui ne me quitte jamais. Je m'exilais en mathématique, pour chérir la poésie, ma première patrie. Et j'inventais des églises ou des tribunaux, où ma honte trouvait un confessionnal ou un banc des accusés. J'aime la triade, qui manqua à l'enfance de Sartre : sans hériter ni l'ombre ni le regard, presque sans nom - en effet, ce sont les premières choses à inventer pour avoir droit au soi. Orphelin de nom, ignorant la première lumière et livré aux choses - telle fut mon enfance, d'avant le premier conte de fées, qui me débarrassa et de choses et de noms et me voua à leur réinvention : Une chose perdue cherche un nom perdu - Shakespeare - A lost thing looks for a lost name. J'évoque ces détails pittoresques parce que c'est bien dans ce cadre qu'est né mon regard intempestif sur la vie, et qui est à l'origine de mon intérêt pour les personnages, éponymes de cet essai. Ils respirent la hauteur, la dimension, qui me resta longtemps inaccessible, si vastes et énigmatiques - IV - - Auteur - qu'étaient mes horizons sibériens. Le Russe ne voit pas les astres ; son regard s'arrête à l'horizon - O.Spengler - Der Russe sieht die Sterne gar nicht ; er sieht nur den Horizont. Je commençai par des vues et hurlements d'un loup solidaire et je fus propulsé, par un enchaînement de chutes et presque malgré moi, vers la hauteur des requêtes solitaires, puisque, dans les platitudes terrestres, personne ne sollicita ni ma voix de lycanthrope ni mon regard. Depuis, je compris, qu'on ne monte pas vers la hauteur, on y tombe (Hölderlin). Depuis l'âge de trois ans, ma mère (mon père inconnu aurait été un bagnard comme les autres, d'origine, sans doute, soit germanique soit juive), ma mère me gavait de contes de fées – Perrault, Pouchkine, Andersen, les Grimm. Et, petit à petit, une ferme conviction, ou plutôt un état d'esprit définitif, se forma dans ma conscience émerveillée – la vraie vie est ailleurs ! Il doit exister un monde, où les gestes, les mots, les images, les réflexions auraient tout un autre sens que ne me communiquent mes copains, voisins, parents. Et ce sens ne dépendrait que de ma propre imagination, de ma capacité de croire, de créer, de crier. Les contes de fées dans la tête et le bagne sous les yeux, ces deux influences, conjointes et capitales, me laissèrent, pour le reste de ma vie, le même message – la vraie vie est ailleurs. Plus tard, je compris, que cette vision fut aussi l'un des matériaux possibles d'une bonne poésie ou l'un des buts d'une bonne philosophie. La philosophie authentique est celle du bagne - Chestov - Настоящая философия есть философия каторги. Par la suite, aucune étude ou lecture, aucune expérience ou révision, ne me détournèrent de cette pose d'illusionné volontaire, négligeant les postures matérielles ou les positions spirituelles. Je me laissais berner, je me laissais bercer. -V- - Auteur - Comme il y a des esclaves de l'amour, j'étais, et je reste, esclave de l'éphémère et de fugitif. Les fugues, d'ailleurs, marquaient l'approche de mon adolescence : la première, à pied, 2 km le long d'une rivière ; la deuxième, en car, 100 km, en pleine tempête de neige ; la troisième, en train, 400 km, chez ma tante mongoloïde ; la quatrième, en auto-stop, 5000 km, chez mon oncle caucasien. Et avec les enfants de déportés j'apprenais, dans la rue, le polonais et l'allemand. La croix orthodoxe battait mon cou ; le sang de mes ancêtres, orpailleurs et chasseurs d'ours, affleurait dans mes actes. Parmi les trophées, que l'Armée Rouge ramenait d'Allemagne terrassée, il y avait beaucoup de livres. Non pas à cause d'un intérêt pour les romantiques de Weimar, mais à cause des dorures sur le tranchant, qui rendait tout admiratif le moujik, habitué à l'austérité des brochures de propagande. Je tombais sur mon premier Nietzsche, qui, étrangement, cherchait à découvrir une autre Sibérie, pour y expédier l'initiateur de réévaluations de valeurs - ein Sibirien zu erfinden, um den Urheber der Wert-Tentative dorthin zu senden - et qui m'apprenait que ceux qui me lisent et m'entendent, tout naturellement, ce sont les Russes - meine natürlichen Leser und Hörer sind die Russen. Assez curieusement, Valéry et Cioran, que je découvrirai un quart de siècle plus tard, ne trouvèrent aucun écho significatif en Russie. Autour de moi, je voyais des ivrognes, des coupe-gorges, des suicidaires, des mouchards, des gardiens de camp, je ne voyais pas de grands lecteurs. Enfin, quelques arrivages de survivants de la Russie d'antan, dans mon bagne natal, me rendaient compréhensibles ces lignes de Nietzsche : L'intelligence fuit la Russie ; ce qui contribue à faire de sa patrie, abandonnée par l'esprit, un dragon avancé de l'Asie - In Russland gibt es eine Auswanderung der Intelligenz : so wirkt man dahin, das vom - VI - - Auteur - Geiste verlassene Vaterland zum vorgestreckten Drachen Asiens zu machen. Voir dans la débâcle une source d'enthousiasme, je ne l'apprends qu'à l'école russe. Dans cette école, le mot le plus entendu fut amour : amour du paysage ou de la langue, de la musique ou de la mathématique, du Tsar ou du Parti Communiste. Donc, une école de l'échec, puisque tout amour est une défaite. J'apprendrai plus tard, qu'à l'école du monde évolué, le mot omniprésent, envahissant, ravageant est réussite, où l'acharnement et la routine ne laissent pas beaucoup de place à la pâme, ni la lutte - à la pitié. Comparez ces deux écoles dans le tableau de Chesterton : Nietzsche : on s'engage non pas pour aimer, mais pour lutter. Tolstoï : on s'engage non pas pour lutter, mais pour aimer Nietzsche : we should go in for fighting instead of loving. Tolstoy : we should go in for loving instead of fighting. La mesure du gouffre creusé entre l'Europe et la Russie par le règne du goujat : je n'ai aucune peine à tracer un chemin, qui mène de Byron à Lermontov, sans ruptures ; de la conscience historique de Soljénitsyne je n'arrive pas à atteindre même les Valaco-Bohémiens Conrad, Kundera ou Cioran, quoique sa conscience tout court en fasse un Dante homérique, toujours dans l'infernal ou dans l'épique. Des métèques-clochards, comme Celan ou Cioran, sont de rares promoteurs des poètes et philosophes russes ; le marketing triomphal de leurs homologues américains est assuré par des hordes de professeurs des Business Schools. Entre un message dionysiaque transmis par un messager hideux et barbare et un message sobre d'un souriant adorateur de Mercure, l'hésitation aura été brève : L'Europe sera républicaine ou cosaque Napoléon. L’Europe sera républicaine, c'est-à-dire américaine. Exit la - VII - - Auteur - Russie, et voilà que nous sommes tous Américains ! - R.Debray. Qui écoute encore Nietzsche : Il faut absolument, que nous allions main dans la main avec la Russie. Pas d'avenir avec l'Amérique - Wir brauchen ein unbedingtes Zusammengehen mit Rußland. Keine amerikanische Zukunft. Les plus grandes actions russes viennent des plus grands rêves et non pas des calculs : le processus fascine le Russe plus que le but. Les Russes usent de plusieurs sortes de balances pour peser leurs résultats. Celle qu'applique Custine - La Russie : c'est un pays, où l'on peut faire les plus grandes choses pour le plus mince résultat - est bonne pour les ingénieurs, les marchands ou les économistes, mais elle n'est pas la plus consultée dans ce pays de démesure. Ici, je chante ce que je peux faire, comme d'autres dansent ce qu'ils veulent dire (Nietzsche) - à vous le récit et le devoir. Nietzsche, cet étrange Teuton cacochyme, insistait sur le rôle formateur de la douleur avec des intonations, qui ressemblaient trop nettement aux réquisitoires de Dostoïevsky. Tous les deux y voyaient des traces musicales, remontant à la nostalgie russe, contrairement à certains sourds : L'âme slave et la musique russe : une tristesse sans douleur Claudel. Je tire plus facilement des larmes en pratiquant la douleur sans tristesse ; la douleur pince la peau, la tristesse - le cœur. Dans un monde sans mélancolie, les rossignols se mettraient à roter - Cioran - et à voter ! Regardez-les, hilares, en volées administratives ! C'est à Saint-Pétersbourg que je devins nihiliste et adorateur du soleil, et c'est dans le Midi que je m'adonnai aux jeux des ombres et à l'acquiescement au monde. Nietzsche serait, à trois quarts, d'accord avec cette géographie spirituelle : À Pétersbourg je serais nihiliste ; ici je crois en soleil - In Petersburg wäre ich Nihilist. Hier glaube ich an die Sonne. - VIII - - Auteur - Nonobstant le froid, la vermine et la famine, je vivais ailleurs, hors de mes propres tracas et songeant plus aux béatitudes qu'aux géhennes. Je connus sur ma peau toutes les formes de souffrance, qui se prêtent à la grandiloquence des plumes sensibles, et je dis qu'elles ne comptèrent presque pour rien au fond de mes souvenirs et de mes écrits. C'est à ce que je n'ai jamais vécu, par exemple à mes rêves, que je dois mon essence. Et, émerveillé, je tombe sur un accord avec cet intrus de mes congères : Notre caractère est déterminé plutôt par l'absence de certaines expériences que par des expériences réelles - Nietzsche - Unser Charakter wird noch mehr durch den Mangel gewisser Erlebnisse als durch das, was man erlebt, bestimmt. Ce qui me rapproche des gouffres russes d'humilité, de servilité ou de fatalisme, c'est l'ennui ou l'inertie de la lutte. Ce qui condamne à la précarité des bords d'abîme : Le fatalisme russe se révéla chez moi, en me faisant accrocher, des années durant, aux situations intenables ; ce fut mieux que d'en envisager l'évolution, que de m'appuyer la-dessus. Non, me prendre comme un destin - Nietzsche - Der russische Fatalismus trat darin bei mir hervor, dass ich unerträgliche Lagen, Jahre lang zäh festhielt, - es war besser, als sie veränderbar zu fühlen, - als sich gegen sie aufzulehnen. Sich selbst wie ein Fatum nehmen. Ni en Allemagne ni en France il n'y eut un seul vrai nietzschéen ; ils sont nombreux en Russie, et sans la moindre imitation ni surprise : Nietzsche est le plus russe de tous les philosophes occidentaux ; les épigones académiques fouillent dans ses idées (qui sont bien pauvres), les épigones littéraires - dans ses métaphores (qui sont fort belles), tandis que les vrais nietzschéens se reconnaissent eux-mêmes - dans son ton (qui est, avant tout, noble). - IX - - Auteur - Berdiaev, Chestov, Rozanov sont nietzschéens innés, sans aucune influence directe. Ils sortent tout droit de Dostoïevsky, comme d'ailleurs Nietzsche lui-même, qui est mi-français mi-russe ; il méprisa et la lourdeur et les thèmes de Kant, Hegel, Schopenhauer, en prenant Voltaire et Stendhal pour modèles de l'esprit ; il puisa ses images centrales - la pureté s'empiégeant dans le péché, le surhomme, l'au-delà du bien et du mal - dans Dostoïevsky. Tous leurs emprunts, les Russes veulent les porter à l'extrême. Par rapport à l'Occident, tout en Russie se hausse d'un degré : le scepticisme y devient nihilisme, l'hypothèse dogme, l'idée icône - Cioran. N'as-tu pas remarqué, que les baisses furent pratiquées par les Russes, avec la même hantise ? Que de dogmes piétinés et d'icônes profanées par le mot ! Comportement de nomades ou d'insulaires : Nos savants ressemblent à ces sauvages, qui se jettent sur les objets, provenant des naufrages Tiouttchev - Наши учёные похожи на дикарей, кои бросаются на вещи, выброшенные им кораблекрушением. Les Russes ne parviennent pas à emprunter d'abord une civilisation banale ; il leur faut tout de suite une culture raffinée : La Russie, naïve, mystique, sensuelle, a reçu pour premiers enseignements ceux des écrivains français, immunisés et rompus aux contradictions, et ceux des philosophes allemands, les plus extrêmes dans leurs déductions - Valéry. Les élèves comprirent tout de travers : des leçons de la philosophie allemande sont sortis les nihilistes mystiques (Dostoïevsky, Berdiaev, Chestov) et des images de la littérature française - les anarchistes naïfs (Kropotkine, Bakounine, Tolstoï). Seul, le poète, tendre, sensuel, déchaîné, est resté en accord avec ses notes nationales, mais l'acoustique du russe l'isole de l'Europe. -X- - Auteur - Grâce aux lectures mélancoliques, je finissais par rebâtir ma demeure principale ; ce n'était plus ni une tour d'ivoire, ni un igloo, ni un souterrain, mais les ruines, c'est à dire des réminiscences d'un passé inexistant, que je recréais à chaque coup de mes rimes. Mes rêves ne s'y sont jamais tenus debout, et mes ruines ne sont pas les ruines des idéaux (dans lesquelles se vautrait le jeune Cioran), elles sont le seul écrin à l'abri des appétits du chaland mesquin - de moi-même, fat ou calculateur. Je préfère l'habitude de mes ruines à : Ils vivent dans des ruines de leurs habitudes - Cocteau. Finis, mes frissons silencieux devant la sévérité de la taïga sibérienne ou de la pensée germanique ; je suis parmi les Méditerranéens bavards et souriants. De mes trois patries adoptives - unheimliche Heimaten (Freud) – je garde trois exils émus, trois nostalgies sans partage : la poésie allemande, l'âme russe, l'esprit français. Mal du pays sans pays Nietzsche - Heimweh ohne Heim. Il m'arrive de regretter de ne pas être Juif, comme Celan ou G.Steiner, pour me recroqueviller douillettement dans une neutralité distante. L'exil est l'état d'esprit le plus propice à l'écriture fébrile mais libre. Les Psaumes de David, Pétrarque, Dante, G.Bruno, Rilke, Nabokov, Cioran. La même distance me sépare des Russes, des Allemands, des Français. Et non pas à cause de leurs servilité, discipline ou mesquinerie, mais à cause de mon incapacité de m'enivrer comme un Russe, de pleurer comme un Allemand, de sourire comme un Français. Le goût d'exil entretient ces saines distances. Ma France… Je pense à une récente journée, qui résuma si bien mes liens viscéraux avec ce beau pays, une journée de rare intensité : le matin dans les collines, au-dessus du toit tranquille de Valéry ; l'après-midi traduire du Mandelstam se fraternisant, en français, avec Homère ; le soir - XI - - Auteur - - serrer la main fraternelle de R.Debray ; la nuit - suivre l'agonie de J.Ferrat. Dans ma jeunesse moscovite, seul et aux abois, j'écoutais la belle voix de J.Ferrat me chanter la France, celle qui m'attendait. Celle qui vint à ma rencontre, porta le nom de R.Debray, mon frère. Je ne fus jamais moins orphelin, avec ma mère adoptive, la France, en compagnie de ses deux plus belles voix. La paix d'âme étant devenue marâtre correcte du Français moderne, la perspective d'un exil intérieur n'attire plus que des persécutés virtuels, comme l'étaient jadis les persécutés réels, tels Descartes ou Hugo. Je n'éprouve aucune parenté avec la France des sédentaires - Molière, Marivaux, Guitry, Sollers ; j'ai des sentiments filiaux et presque tribaux pour la France, noble, grave ou ironique, ou les deux à la fois, de Montaigne, Voltaire, Valéry, R.Debray. Je sais que c'est la première France qui domine, et a toujours dominé, dans les … cœurs des Français, et la seconde - seulement dans leurs têtes. En songeant aux conditions les meilleures pour une écriture, au ton et à la pénétration, dont je rêve, je jalouse les destins antithétiques de ceux qu'enviaient Tolstoï ou Cioran - ceux des bagnards ou des persécutés - et pour un objectif inverse au leur - plus d'authenticité et d'humilité. Je jalouse J.Joubert ou H.-F.Amiel, leurs salons parisiens et leurs chaires helvètes, où la bile et la peine attestent une totale et orgueilleuse invention. Mon enfance – famine et vermine ; mon adolescence – tangage et vagabondage ; ma jeunesse – étude et solitude. Et contes de fées, poèmes, mathèmes – en ornement et cadre. Il doit exister une énigmatique relation de cause à effet entre l'exotisme du lieu géographique et la tonalité de l'écriture, qui s'y éploie : quand je - XII - - Auteur - compare mon environnement avec celui de Byron, Leopardi et Nietzsche, je trouve d'amusants parallèles – hors de la Grande Bleue – point de grandeur ni élégance. Ce livre fut écrit parmi les ruines du pays du gai saber (ou de la gaya scienza de Nietzsche), ce berceau de l'Europe poétique, où jadis s'entrefécondaient le chantre, le chevalier et le libre esprit, une rencontre impensable aujourd'hui, et que j'essayai de reconstituer. À quelle hauteur l'apocalypse peut-elle être gaie (fröhliche Apokalypse de H.Broch) ? À quelle hauteur la poésie n'a plus besoin de science ? - c'en est le vrai enjeu et non pas : à quelle profondeur la science devint gaie - Nietzsche aus welcher Tiefe heraus die Wissenschaft fröhlich geworden ist. La métaphore troubadouresque serait le fameux masque musical, qu'aiment aussi bien la profondeur que la hauteur. Au même lieu méditerranéen, où j'inventais et l'astre et la chose et l'ombre, Nietzsche chercha la lumière et Valéry trouva l'illumination - pour mieux peindre leurs ténèbres, cérébraux ou mentaux. Entre la hauteur du premier et la profondeur du second (entre Sète, Nice et Gênes), je m'y sens à l'aise, en oubliant les astres et les choses et en vivant des ombres. Pourtant, la pensée de Midi (Camus) m'est étrangère, je suis un homme du Nord. Le Midi, c'est la faconde en continu ; le Nord, c'est le rêve en pointillé. Avec des transfuges : Leopardi, Valéry ou Borgès, s'il le faut. En reniant, à contrecœur, les congénères : Donne, Hölderlin ou Pouchkine. Quand on est porteur des ardeurs autonomes, le Borée capricieux et froid les accompagne mieux que le Zéphyr constant et douceâtre. Suivre son Étoile du Nord et porter sa Croix du Sud. Inondé de mystère, cette lumière boréale de l'âme - S.Zweig - Überlichtet von Geheimnis, Nordlicht der Seele - c'est sous cette lumière discrète de l'âme que naissent les meilleurs jeux d'ombres de l'esprit. J'ai porté, à travers la vie, le même volume de lumière enthousiaste, avec deux sources ou ressources : dans mon enfance, l'homme restait dans - XIII - - Auteur - l'obscurité problématique et les hommes brillaient par leurs solutions. Avec l'âge, cette proportion s'inversa : l'homme rayonne dans l'âme mystérieuse et les hommes s'éteignirent dans les ténèbres sans mystère. L'homme est un mystère, et toute l'humanité repose sur la vénération du mystère de l'homme - Th.Mann - Der Mensch ist ein Geheimnis, und alle Humanität beruht auf der Ehrfurcht vor dem Geheimnis des Menschen. La langue française n'est pas ma terre, mais mon ciel d'accueil : sans savoir où y mettre mes pieds, je cherche à y déployer mes ailes. Je ne peux vivre dans la langue française, je ne peux que m'y pétrifier, m'y graver. Je lui survis, comme les ruines survivent au Château en Espagne, que personne n'aurait jamais habité. Ma cohabitation, en fantôme visitant sa maîtresse, veut se réduire aux furtives caresses, loin des cuisines et des garde-robes, près d'un toit ouvert sur les étoiles. Je n'habite pas la maison du français, je la hante. Y avoir croisé beaucoup de fantômes contribua à ma vision de mon soi inconnu, que j'y convoque, aux heures astrales. Il n'y est jamais ni propriétaire ni locataire, mais sursitaire, que le premier rayon auroral chasse. Je ne sais pas qui, la langue ou le soi inconnu, détermine ou seulement colorie le style architectural de l'autre – forteresse ou ruines ? Chez les autochtones, ils se confondent : Plus je me hante, moins je m'entends - Montaigne. Le français ne sera jamais, hélas, mon complice. Nous sommes tels sages conspirateurs, qui ignorons tout l'un de l'autre, de sorte que toute trahison, sous la torture, ne serait qu'un faux témoignage. J'use de mon français, comme j'use de mon algèbre ; des Bourbaki littéraires relèveront des bizarreries dans la notation de mes opérandes, mais ils devront s'incliner devant mes opérateurs aux singularités mieux dessinées que les leurs. Étant exilé des terres et des cieux, je ne peux ni dresser un ciel russe (son - XIV - - Auteur - âme) sur une terre française (sa douceur), ni amener sur la terre russe (sa souffrance) un peu de ciel français (son esprit). Ces sanglots ne furent entendus que par ma taïga natale. Orphelin désormais complet. Comme si la dernière source de la bonté venait à tarir. Comme si tous les contes de fées, déposés au fond de moi-même par ma mère, que je viens d'enterrer en Sibérie, perdaient toute leur invariable magie et se figeaient dans un cortège funèbre. Des remords qui coupent le souffle, dessèchent les yeux et font hurler comme un fauve, sevré trop tôt, pour survivre. J'ai beau me débarrasser de la lourdeur des choses, sentir l'essor musical, pictural ou intellectuel, - c'est la lourdeur des mots qui me clouera au pilori, des mots, pour lesquels je ne suis qu'un intrus, lourdaud et balbutiant. - XV - - XVI - - Préface - Préface Si Nietzsche m'accompagne depuis mon adolescence sibérienne, où il aurait pu être chez lui, Valéry et Cioran font partie de mes paysages français, avec leurs tempéraments qui démentent leurs origines : un Méridional converti à la gravité nordique et un Nordique (Cioran est plus Allemand que Roumain, plus Saint-Simon que Montaigne) se découvrant une verve gesticulante. Leur trouver des points communs, à part leur goût de l'aphorisme, n'est pas facile. Je me contenterai de dire, qu'ils m'inspirent une admiration exceptionnelle, à aucune autre pareille. De mes nombreuses incursions en pays de poésie et de philosophie je retiens ces trois noms, qu'aucun autre ne s'y ajouterait sans créer de néfastes déséquilibres. La philosophie sera le terrain commun, où je les planterai. Mais d'abord un coup d’œil sur ce terrain. De la philosophie antique on devrait ne garder que les illuminations d'Héraclite, les mythes platoniciens, la rhétorique de Cicéron et de Sénèque. Les autres sont démunis de cordes poétiques ou/et d'originalité. Des crépuscules de la civilisation gréco-latine jaillit la belle voix de St Augustin. Ensuite, les ténèbres. Montaigne tente de renouer avec l'Antiquité somptueuse, mais la sécheresse médiévale est trop épaisse, et de son inertie naissent les lourdauds de Descartes ou Spinoza, malgré quelques gémissements bien cadencés de Pascal. Et quel bonheur que les Lumières ! Voltaire l'espiègle et Rousseau le honteux libèrent les esprits et les âmes. Leibniz, le seul véritable encyclopédiste, cherche l'harmonie entre le scientifique, le philosophique - XVII - - Préface - et le divin. Mais leur enthousiasme fut de courte durée. Surgirent les rats de bibliothèques prussiens, pour enterrer l'âme dansante et décortiquer l'esprit calculateur. Nietzsche fut le premier – et le dernier ! - qui échafauda un équilibre monumental entre la puissance de l'esprit et la créativité de l'âme. Toute l'Histoire de la philosophie s'écrit selon le lieu de ses exercices : la hauteur du Bien, du Beau ou du Vrai (d'Héraclite à Montaigne) ; la platitude du méthodique ou du naturel (de Descartes à Leibniz) ; la profondeur des limites humaines (de Kant à Marx) ; la hauteur de notre regard et de notre souffle (Nietzsche). Sachant que toute profondeur finit par affleurer à la platitude, il faut saluer tout retour à la hauteur, même au prix du trépas de son Habitant d'antan. Donc, vous n'entendrez pas beaucoup de louanges pour Aristote, St Thomas, Descartes, Spinoza, Kant, Hegel. Je pousserai mon arrogance jusqu'à leur interdire l'entrée de la maison de la philosophie que je me suis édifiée. J'allongerai ma liste jusqu'aux philosophes français, très appréciés outre-Atlantique, mais insignifiants sur l'échelle de l'invariant. Pour justifier ces partis-pris flagrants, il faut que nous nous entendions sur la fonction même de la philosophie. Au-delà du connu, du vrai, du maîtrisé, cohabitent le pas-encore-connu, l'inconnu, l'inconnaissable, qu'essaient de déblayer ou d'étayer ma sobriété performante ou ma griserie compétente, la prose ou la poésie. Et ceci touche aussi bien l'art que la philosophie ou la science. Et la prose et la poésie, ce sont des traductions de ce que dicte mon esprit et/ou chante mon âme : c'est la part d'adéquation ou de musique qui en déterminera le genre. - XVIII - - Préface - L'élégance, l'harmonie, telles sont les qualités, que je découvre, immanquablement, dans toutes les sciences. La richesse de langages, l'expressivité sont propres aux maîtres de l'art. Le style, le tempérament sont plus significatifs en philosophie que le savoir ou la rigueur. Ce besoin simultané du fond et de la forme, besoin propre à toutes les activités intellectuelles, peut être dénommé d'un terme générique commun – la poésie. La poésie, c'est une rencontre inattendue entre le langage, l'esprit, l'âme et le corps. Le moyen naturel du succès de cette coopération peut être appelé – métaphore, c'est à dire un attouchement, une caresse, une délicate projection de la réalité sur ma conscience et de ma conscience – vers celle du lecteur. Non seulement aucune création, mais aucune écriture ne sont possibles sans métaphores. Leurs contraires – les statistiques, les imitations routinières, l'inertie d'un mouvement initié par les autres, les empreintes mécaniques, l'accès familier et automatique aux objets consensuels. Si les moyens poétiques sont assez clairs, les finalités en sont obscures : émouvoir, plonger dans un monde imaginaire, dont les objets sont artificiels et échappent aux règles de la seule raison. Et tant de nonpoètes visent, et y réussissent, les mêmes cibles. L'essentiel de la poésie est contenu dans ses premières impulsions, dans ses commencements, dans ses droits d'entrée inflexibles. Et j'en retiendrai trois : la noblesse, l'intelligence, le style. Cette triade devrait être présente dans toutes les branches de l'arbre poétique, y compris la branche philosophique. Toute philosophie, qui voudrait se détacher de cet arbre ne peut être que charlatanesque ou stérile. Les exigences de ces trois qualités sont si drastiques, que, tout de suite, elles se répercutent sur les genres éligibles. La noblesse ne peut être que - XIX - - Préface - laconique ; le verbiage des romanciers ou des essayistes les en exclut, immédiatement. L'intelligence se manifeste surtout dans les définitions et formules, ce qui exclut les philosophes des logorrhées pseudo-logiques, autour des concepts indéfinis. Enfin, le style le plus séduisant doit être local, au courant de l'instantané, des mots, et non pas des discours panoramiques ou analytiques, ce qui met hors compétition les spécialistes étroits, sans l'esthétique, née d'une culture générale. Le seul genre, vérifiant ces contraintes, est le genre aphoristique. Seule une maxime peut irradier, à la fois, une noble hauteur, une profonde pénétration et une vaste maîtrise. Le développement discursif de thèses est une tâche prosaïque ; en matières poétiques, l'enveloppement par le mot, par la caresse verbale, est, de loin, plus adéquat. Les liaisons, les colliers, sont rarement poétiques ; ne le sont vraiment que les perles isolées. Tout bon esprit est capable de reconstruire le parcours, si les vecteurs, les impulsions initiales et les contraintes ont été bien peints. Et les meilleurs de ces esprits se contenteront d'admirer la tension de la corde et le regard de l'archer, sans poursuivre le vol de la flèche ou examiner l'état de la cible. Pour mieux cerner ces trois rayonnements, il serait judicieux de sélectionner les maîtres, qui seraient arrivés à l'un de ces trois sommets respectifs. C'est ainsi que les noms de Nietzsche, Valéry et Cioran me viennent tout naturellement à l'esprit. Leur supériorité sur les autres est si manifeste, qu'élargir cette liste me paraît être tout à fait inutile et superflu. La stature d'un homme est définie surtout par la nature de sa pose de créateur (à ne pas confondre avec la posture de combattant ou la position de citoyen). Chez mes trois confrères, cette pose provient de trois sources différentes : pour Nietzsche, elle est éthique – la pitié ; pour Valéry – esthétique – l'aporie ; pour Cioran – mystique – la pureté. - XX - - Préface - La pitié, car la généalogie de la morale est la plus inachevée, et, dans le conflit entre l'homme et l'artiste, l'axe mal – bien (ainsi que les axes parallèles faiblesse – puissance, négation – acquiescement) est le plus déchirant : l'homme le voit sur une échelle ascendante (vers plus de valeur positive – le progrès !), et l'artiste le couvre avec la même intensité (d'où la métaphore de l'éternel retour). L'aporie esthétique, car tout savoir ne me vient que de la représentation, et celle-ci reste toujours un écho incomplet, asymptotique, de la réalité, de cette pure perfection. Et entre la réalité et la représentation s'engouffre le langage, pour multiplier mes perplexités et pour découvrir la jouissance, provenant non pas des objets mêmes, mais du chemin délicat qui mène vers ces objets, ce que j'appelle métaphore. La pureté mystique, enfin, car l'ange ne veut pas quitter sa sphère du parfait inarticulé, suspendu, et toute rencontre avec l'imparfait fixe le blesse. La grâce artificielle de volatile, se brisant sur la pesanteur naturelle de reptile. Et, comble d'horreur, quand l'ange et la bête, dans deux mouvements réciproques, un descendant et un ascendant, se rencontrent dans la platitude ! Où l'on vivra des souvenirs d'abîmes et de chutes. Voilà le résumé le plus court de ces trois approches. Quels sont leurs points commun ? Ils sont esthètes (une raison de plus de reconnaître en Valéry – le plus intelligent des trois). Et un esthète a une manie de la forme laconique, de la perle, de la métaphore. Il se reconnaît dans la verticalité, il a peur de se perdre dans l'horizontalité. Il veut envelopper ses objets de ses caresses d'artiste ; puisque le développement est rarement ascensionnel et me menace de platitudes finales. L'esthète préfère la caresse à la justesse, l'élan à la maîtrise, la - XXI - - Préface - corde tendue à la cible touchée. Seul un maître peut se permettre cette pose, intenable pour les autres, car trop inscrits dans l'échange. Par conséquent, ils ont horreur du genre descriptif ou apologétique. L'aphorisme, comme la forme la plus achevée, pour exprimer la noblesse, l'intelligence ou l'angoisse, ces trois domaines de prédilection des esthètes du mot. Ils sondent l'être profond (le réel) au moyen du haut devenir (la création). Ils ne veulent ni du temps dans l'être (où ils s'intéressent surtout aux invariants) ni de l'espace dans le devenir (où ils évitent la routine, l'enchaînement, et cultivent le Grand Ouvert). Seule l'intelligence donne une stature à l'être ; seul le talent en munit le devenir. L'heureuse rencontre et l'équilibre entre l'intelligence et le talent me gratifient d'une beauté supplémentaire – une force égale dans la création et dans le créé. Donc, trois aphoristes : Nietzsche et son ton hautain, Valéry et sa profonde vision du mental, Cioran, avec la préciosité de son français du XVIII-ème siècle. Inimitables dans la grandeur, la subtilité ou la passion. Un philologue, un poète, un philosophe – par le métier. Un grognon cacochyme, un charmeur insouciant, un clochard bouseux – par le mode de vie. Ils dominent si outrageusement leur confrérie, que la présence, à leurs côtés, même des noms tels que Pascal, Lichtenberg ou J.Joubert ne ferait qu'abaisser le niveau de mon exposé. Même si un seul des trois est reconnu en tant que philosophe, je n'hésiterais pas à les classer, tous les trois, dans cette honorable guilde. Arrêtons-nous un instant sur ce terme même de philosophie. Je constate, que depuis l'Antiquité, deux clans revendiquent le titre de philosophe. En gros, ce sont les prosateurs ou les poètes. - XXII - - Préface - Les premiers définissent leur champ d'interrogations par les critères de ce genre : type de réflexion, profondeur et rigueur des concepts, vision de la vérité, part des connaissances, limites de mon savoir, art de vivre ou de mourir, recherche du bonheur, fonctionnement du cerveau, sujets et objets, catégories du sensible et de l'intelligible, réalité et ses attributs, interprétations logiques, certitudes et doutes - cette liste est interminable et … fastidieuse et banale. Toutes ces définitions, je les exclus catégoriquement du champ proprement philosophique, qui ne devrait contenir que des thèmes poétiques et faire usage, surtout, de moyens poétiques. Le bon sens d'Aristote, le more geometrico de Spinoza, la fumeuse transcendance de Kant (trente définitions, les unes plus creuses que les autres), la Science de la Logique de Hegel (où je ne trouve ni logique ni science), l'intentionnalité phénoménologique, source de logorrhées gratuites des jargonautes et des graphomanes, le tournant linguistique des rats de bibliothèques anglo-saxons – ces mornes litanies en l'honneur du savoir absolu, de la vérité, de la déconstruction, du non-être appartiennent à un genre, autre que philosophique, il ne s'attache nullement à l'arbre poétique. Seule l'inertie universitaire le maintient en vie. Et je ne vois que deux domaines, où le philosophe, le vrai, est irremplaçable : primo, la consolation, que la philosophie devrait aborder, comme jadis l'abordait la religion, et, secundo, avec la science et l'art, - la réflexion sur le langage, comme intermédiaire entre la réalité et la représentation. D'après ce charcutage radical, les raseurs précités ne présentent aucun intérêt pour cette philosophie. Mes trois lurons, en revanche, ont tout, pour y figurer en maîtres. Ils s'y trouveraient en compagnie d'Héraclite, St Augustin, Montaigne, Pascal, Chamfort, J.Joubert, Hölderlin, Rilke, Wittgenstein, Chestov, Heidegger. Cioran écrit pour le salon (d'où l'importance du style) ; Valéry réfléchit - XXIII - - Préface - devant Dieu (cet inexistant, indispensable pour une belle intelligence) ; Nietzsche s'extasie devant lui-même (dans une solitude du mot et de l'idée, nous bouleversant par leur musique). Je tente de réunir ces trois milieux, en un lieu que j'appelle mon soi inconnu. Mes trois confrères ont leur voix propre, puisqu'ils n'ont pas de collègues à rassurer ou à flatter ; pourtant, c'est ce que cherche la gent professoresque, en écrivant dans un jargon, vétuste, lourd et farfelu. Nietzsche, Valéry, Cioran – mon confrère, mon collègue, mon convive. À chacun de vous – une formule johannique : au Commencement était l'Intensité, au Commencement était l'Étrange, au Commencement était la Débâcle. Et je voudrais ouvrir et clore mes exercices d'admiration, en proclamant, à mon tour, - au Commencement était la Caresse. PHI, avril 2015, Paris, www.philiae.eu - XXIV - Nietzsche -1- -2- Chez toi, il n'y a pas de pensées, il n'y a que des métaphores. Une pensée est une proposition, portant soit sur le savoir : ses pourquoi et comment, son organisation, ses sources et limites, son état à une époque, - soit sur la vie : ses mystères, le bien et le beau, l'individualité, la créativité. Tu es au-delà des valeurs vitales (même si les professeurs te traitent de vitaliste), tu es dans les vecteurs de l'art, vecteurs comme axes de valeurs. Les prosateurs commencent par exhiber leurs pensées, qu'ils chercheront à habiller de métaphores (sous la forme de maladroites définitions), le plus souvent fades, décevantes. Lisez Aristote, Descartes, Spinoza, Kant, Hegel, Husserl. Le more geometrico n'a réussi à aucun philosophe. De même, toutes les références des philosophes cathédralesques à la logique, à la rigueur, aux connaissances, à la profondeur sont gratuites. La philosophie, comme toute autre branche de l'arbre poétique, devrait ne se vouer qu'à la hauteur, aux sujets qui excluent le consensus et favorisent l'élaboration de langages différents et donc – la présence permanente d'apparentes contradictions. Les poètes font irruption avec leurs métaphores nues, au milieu desquelles, miraculeusement, naissent des pensées, le plus souvent imprévues par l'auteur lui-même. Ouvrez plutôt Héraclite, Platon, Montaigne, Pascal, Schopenhauer, Heidegger. Et toi - au-dessus de tous ! La proximité des genres aidant, je te trouve aussi des confrères chez les moralistes talentueux, tels que Sénèque, St Augustin, La Bruyère, Chamfort, J.Joubert, Lichtenberg. La vraie herméneutique d'une œuvre consisterait à inventer des pensées à partir des métaphores de l'original. C'est pour cela, que commenter un Spinoza ou un Hegel m'écrase d'ennui, à moins que je sois un raseur moimême, répétant à l'infini leurs mornes pensées, dénuées de tout élan esthétique. Et maintenant comparez avec la splendeur, philosophique ou -3- poétique, de tes meilleurs herméneutes – Heidegger et S.Zweig ! J'avoue que l'existence de ces deux chefs-d'œuvre me gêne un peu et m'intimide. Mais la joie de me retrouver en compagnie de ta noblesse fait taire toutes mes sages réticences. La profondeur, c'est dans le chapitre dédié au poète Valéry que je l'aborderai. Chez toi, je ne vais ni creuser, ni percer, ni forer les profondeurs illusoires, que te découvrent tes acolytes officiels ; je te suivrai dans tes hautes envolées lyriques. -4- - Nietzsche - Modernité - Modernité La maîtrise du passé rend sensible au sacré ou au fraternel ; le penchant pour l'avenir guide les fanatiques ou les charlatans ; enfin, le présent est cible des sarcasmes des sages ou de l'avidité des sots. Ces trois facettes polissent ma sensibilité et contribuent à la formation de mon goût pour l'intemporel. Si ce faisceau est incomplet, je deviens pédant (fouillant le passé), idéologue (obsédé par l'avenir) ou consommateur (englué dans le présent). Mais le pire des cas est l'absence de toutes ces facettes sensibles, ce qui est à l'origine de l'espèce que je qualifierais de rats de bibliothèques. Et c'est une écrasante majorité des philosophes de métier. Je veux commencer par te distancier de cette engeance : tous les termes ronflants de la philosophie académique, tels transcendantal, se traitent, chez toi, que absolu, éternel, exclusivement en tant que métaphores. Éternel est une métaphore, pour désigner la source ou le fond de nos enchantements par le beau ou de nos béatitudes dans le bon, et qu'aucune agitation rationnelle ne puisse troubler. D'après toi, l'une des formes de l'éternité serait l'aphorisme. Ce qui résiste le plus à la métaphorisation, c'est le présent ; c'est pourquoi j'ouvre nos entretiens avec toi par une sobre descente vers l'actuel pénible, donc dans le visible, en laissant l'intelligible et même le sensible attendre leur tour. Le philosophe n'est jamais de son temps ; non pas parce que celui-ci serait pire que les autres, mais il est trop étroit pour accueillir le grandiose. Mais en m'en désintéressant, je ne dois pas compter sur un avenir mieux pourvu en intelligence ou en noblesse. -5- - Nietzsche - Modernité - Par précaution, je commencerai, donc, par reconnaître, que la niaiserie du être résolument moderne n'a d'égale que celle du s'adresser à l'homme du futur. On me lira en 1939 - Stendhal, on me lira en 1969 - Suarès, il ne faut me lire qu'en 1979 - Breton. Hélas, toi non plus, tu n'as pas échappé à cette mesquinerie : Il faut me lire autour de l'an 2000 - man wird mich etwa gegen das Jahr 2000 lesen dürfen. Celui qui vint en 1939, 1969, 1979 ou 2000 est sot, et celui qui viendra le sera davantage. Tous ceux qui se livrent aux mots, rêvent du legor, legar - on me lit, on me lira ; mais tu te trompas avec le non legor, non legar ; les pires subissant le legor, non legar (ce que redoutent aussi les humbles : Après ma mort, je serai lu pendant sept ans et ensuite - oublié - Tchékhov После смерти меня будут читать семь лет, а потом забудут) ; les meilleurs s'illusionnant sur le non legor, legar ; je travaille pour celui qui viendra après - Valéry. Le plus bête est Proust : Le monde entier me lira. Au lieu de songer aux résurrections improbables dans l'outre-tombe ou de rédiger mes épitaphes, il vaut mieux déployer mes meilleures espérances à l'ombre de mes ruines en fleurs, à l'écart des touristes. Je t'ai rencontré à Moscou. J'apprenais, que, avec la dernière étincelle de ton cerveau, le jour même, où la folie t'éteignit définitivement à Turin, tu balbutias, en t'apitoyant sur un cheval fouetté : Moscou, comme Rome, c'est du grandiose - Moskau sowohl wie Rom sind grandiose Sachen. Cette même image, qui t'enténébra, illumina Raskolnikov. Je me souviendrai, que la douceur chrétienne ruina Rome, la générosité communiste abattit la Russie. Désormais, l'humanité ne demandera à ses apprentis-sauveurs que le taux d'intérêt ou la marge de profit – en absence des âmes, le salut des esprits passe par la prédominance mesquine du lucre. La force monétaire comme amorce planétaire. Le combat entre le fort et le faible – ce thème central, que tu partages avec Marx ; mais pour Marx, il se déroule entièrement en dehors de -6- - Nietzsche - Modernité - l'homme, au milieu des hommes, sous forme d'une lutte des classes ; chez toi, il est entièrement intérieur à l'homme, où le sous-homme fait toujours son travail de sape ; tous les deux, vous êtes pour la victoire du fort : Marx - en rendant fort le faible actuel, toi - en surmontant l'homme banal, en soi-même. Aujourd'hui, les hommes triomphèrent à l'extérieur, et le sous-homme - à l'intérieur ; l'homme est remplacé par le robot, et le surhomme - par le mouton le plus habile ou chanceux. Tes virulences commencent avec ta solitude, et la solitude, parmi les sensations vrillées au temps, est celle qui assaille le plus l'homme, bouillant d'une force brute et livré à une faiblesse secrète. Aujourd'hui, les philosophes attitrés repus placent leur solitude quelque part entre deux dîners en ville, mais la redoutent plus que les autres, tout en devisant sur ses bienfaits. Pourtant, le plaisir de la solitude est une chose incompréhensible - Pascal - puisqu'il est une chose trop basse. Dans la vraie solitude naît la plus noire des souffrances et la plus pure des métaphores. Tu trouves à ces souffrances de pacotille une juste place : Le pessimisme du déjeuner, qui ne passe pas - Pessimismus als zurückgetretenes Mittagessen. Même en musique, on peut devenir grégaire. Tu donnais ta préférence au tambour ou au marteau, donc, au solo tout de même ! De nos jours, tes indignes successeurs réunissent aisément des orchestres, avec baguettes de la Bourse, violons des gazetiers, fifres du peuple, flûtes des intellos, fanfares du barreau – tous, pour répandre la panique, l'apocalypse, l'incurie sociale. Et leur auditoire, c'est le monde entier. Parmi la canaille conformiste, vivre dangereusement – dans des restaurants, hôtels, casinos - est l'une des devises le plus en vogue. Mes dangers, comme mes actes, sont de la gymnastique ; je ne m'incarne -7- - Nietzsche - Modernité - que dans mes mots. Il faut faire des dangers – des contraintes. Elles pourraient être de toute première noblesse, comme le prouve ton mot magnifique : Où te guettent les pires dangers ? - dans la pitié - Wo liegen deine größten Gefahren ? – Im Mitleiden - pitié, qui te rejetterait vers les derniers hommes, tandis que tu veux rester en tête-à-tête avec l'art premier. La même place des mêmes critères (plutôt des mots), chez les personnages de la vie banale ou de l'art intégral, illustre le gouffre qui les sépare. Qu'est-ce qu'un robot humain ? - celui qui oublia l'ironie et la pitié. Dans la vie ! Toi, tu dédaignes les mêmes – dans l'art ! La plus mécanique et la plus organique des attitudes ! La pitié, en me tournant vers l'autre, m'annonçait une fraternité perdue, m'ouvrait à la noble résignation, m'invitait à une sainte simplicité. Mais le souci des hommes de paraître originaux et rebelles devint si commun, qu'ils en sont maintenant parfaitement interchangeables et inoffensifs. Tu l'as bien vu : L'homme s'épanouit : toujours plus intelligent, douillet, médiocre, indifférent - Es geht ins Klügere, Behaglichere, Mittelmäßigere, Gleichgültigere - der Mensch wird immer „besser“. Il sait où loge son soi et ignore la demeure de son âme. Je me sens de plus en plus seul à penser comme tout le monde et à sentir comme un ahuri ! Dieu plaça en moi un ver du remords et de la honte. Toute la modernité s'efforça de m'en débarrasser, en envahissant mes oreilles de bruits rassurants et endormants. Mais la bonne conscience est une invention du Démon - Schweitzer. Toute la philosophie de l'Antiquité fut au service du Malin, tandis que pour toi, le philosophe doit être la mauvaise conscience de son temps - der Philosoph hat das schlechte Gewissen seiner Zeit zu sein. Tant que le bon droit n'est qu'écrit, son encre se substitue au sang. Le sang ne charrie que le remords. La bonne conscience est une question de circulation. Dans cette société sans honte, l'estime de soi, la volonté indéfectible de sa suffisance, ces vertus le plus en vogue, suivirent ton mauvais conseil : -8- - Nietzsche - Modernité - Épargner à quelqu'un une honte - le plus humain des gestes - Das Menschlichste : jemandem Scham ersparen. À défaut d'âmes, exerçant sur nous, jadis, une tyrannie aristocratique, restent les esprits, fonctionnant comme des libres entreprises. Où sont passés les rêveurs, esclaves de leurs âmes ? Je ne vois que des ruminants libres, négociant avec leurs esprits. Au milieu d'eux, quelle révulsion ressentirais-tu ! Rien ne m'est plus étranger que toute cette engeance, européenne et américaine, de libres penseurs - Nichts ist mir unverwandter als die ganze europäische und amerikanische Species von libres penseurs. Va pour les pensées, mais regarde du côté des métaphores : Même les métaphores, chez les Américains, sont mécaniques - Rimbaud. La mécanique des rapports humains évinça partout le chaos originel, ce chaud milieu, où je puisse encore respirer. Là, tu as tout vu de travers : La civilisation n'est qu'une mince pellicule au-dessus d'un chaos brûlant Kultur ist nur ein dünnes Apfelhäutchen über einem glühenden Chaos puisque l'épiderme, ce réceptacle de caresses, perdit sa sensibilité, tout en gagnant en étanchéité de pachyderme ; derrière l'épiderme – aucune fièvre, que du sang conditionné. Mais la mécanique des idées alla encore plus loin. La pensée méditante a fini par se confondre avec la pensée calculante. On n'écouta pas ton avertissement : L'interprétation du monde, qui n'admet que calculs mécaniques, est une ânerie - Die Welt-Interpretation, die mechanistisch Rechnen und nichts weiter zuläßt, ist eine Plumpheit. Ton interprétation s'opposait au fait, la leur s'y identifie. C'est ce qui valait pour l'homme, prenant ses distances avec la machine qui, elle, est impuissante sans les faits. Mais l'herméneutique a d'autant moins de chances de s'opposer aux boutiques, que l'interprétation est de plus en plus câblée, devenant ainsi un fait de plus. -9- - Nietzsche - Modernité - Ce que les hommes font, est de plus en plus inattaquable. Ce qu'ils pensent et ce qu'ils sentent est de plus en plus morbide. Mécanique des gestes, mécanique des cœurs. La synthèse : le vivant plaqué sur du mécanique (l'analyse de Bergson voyait le contraire). Et c'est précisément ce caractère mécanique qui accorde les actes et les pensées et qui est à l'origine du fléau de ce siècle - le pullulement des consciences tranquilles. Tourné vers mon fond ardent et imprévisible, l'esprit perplexe devrait être en ébullition ; il devrait être de glace, face au monde calculateur et froid, mais tu constates, que votre esprit est emprisonné dans votre bonne conscience - Ihr Geist ist eingefangen in ihr gutes Gewissen. La recta ratio et la recta conscientia vont rarement de pair, contrairement à ce qu'en pense Cicéron. Ils se livrent au jeu : L'homme est homo ludens, le danseur nietzschéen à l'orée du rien. Pour les maîtres contemporains du vide, les enjeux sont d'ordre ludique - G.Steiner – et ces enjeux relèvent désormais de l'avoir matériel et non pas, comme jadis, de l'être immatériel : L'homme n'est tout à fait homme que là où il joue - Schiller - Der Mensch ist nur da ganz Mensch, wo er spielt. Ce n'est plus la danse, le jeu, mais le calcul, la rédaction de règles du jeu, qui mènent l'homo faber le plus loin dans la mécanique moderne, puisque le jeu est vu désormais comme un cas particulier du paradigme de scénario empirique. Le maître du vide, l'homo ludens ou l'homo pictor, est évincé vers le désert. Remplissant de musique son vide, redécouvrant la plénitude ailée, il devient homo altus. La volonté guidée exclusivement par la raison, telle est la conséquence mentale de la robotisation cérébrale des hommes ; la volonté de vie (Schopenhauer) ou la volonté de puissance (toi-même), ces deux formes d'un soi inconnu, unique, voué à une défaite glorieuse, disparurent au profit de la volonté de réussir, cette forme d'un soi connu, transparent et - 10 - - Nietzsche - Modernité - grégaire. Le romantisme, c'est l'élégance d'acceptation de la défaite ; le contraire du romantique n'est pas le classique (qui est un romantique apaisé), mais le robot, programmé pour la réussite du cerveau et la perte de l'âme. Les tendances de notre époque : les désirs inexprimables se grégarisent, et le devoir verbalisé se personnalise. C'est pourquoi il vaut mieux passer du je veux des buts banals au je dois des contraintes secrètes, à l'opposé de ce qu'on cherchait à ton époque. Le contraire d'organique s'appelle mécanique, le contraire de naturel s'appelle robotique. C'est ainsi qu'il faut comprendre les appels au retour à la nature (que tu as repris à Rousseau). Le robot, c'est la fusion des hommes avec le sous-homme (l'homme de la nature s'identifiant avec l'homme des hommes), l'oubli de l'homme (côté divin) et le désintérêt pour le surhomme (côté créateur). Reconnaissons, que l'idéal antique ne fut guère plus noble que la réalité d'aujourd'hui. Si je prends à la lettre la vision de Platon et d'Aristote, l'homme le plus heureux aujourd'hui serait un beau cadre homo, toujours en compagnie des copains ou haranguant des garagistes. Et pour toi, Socrate, c'était de la plèbe, et Platon n'était que Cagliostro. D'autre part, toi, en axiologue anti-dialecticien, tu voyais en Socrate et en Jésus des consolateurs contre la médiocrité, donc - des philosophes. Et dire que l'homme, qui aujourd'hui se vautre dans une paisible platitude et ne vise que l'étendue, fut un ange de hauteur, défiant toute chute. Heureusement, il reste la femme, qui lorgne toujours, instinctivement, vers la profondeur, naissant des caresses les plus superficielles. Tu l'as bien démasquée : La femme doit trouver la profondeur menant à sa surface - Das Weib muß eine Tiefe finden zu seiner Oberfläche. - 11 - - Nietzsche - Modernité - Tu pensais, que tout philosophe, depuis Platon, se doit d'être en exil et de conspirer contre sa patrie - seit Plato ist er im Exil und conspirirt gegen sein Vaterland ; celui d'aujourd'hui s'exile en colloques et conspire contre un groupe de recherches rival. Il reste le peuple, la nation, un appel de fraternité, venant de la langue, de l'histoire, de la sensibilité partagée. S'opposant à la foule : Car le peuple est en haut, mais la foule est en bas - Hugo. Le peuple devient foule, quand il croit aux proclamations bruyantes, disant qu'il est, tout entier, en haut. Dans notre société, éthiquement silencieuse et esthétiquement horizontale, tu jugeais, toi, que la populace est en haut, la populace est en bas - Pöbel oben, Pöbel unten. La liberté crée le peuple qui parle, la fraternité crée le peuple qui chante, mais l'inégalité en refait la foule qui bavarde. De tous temps, l'oppression portait le nom, avait un visage, affichait un but. Aujourd'hui, aucun oppresseur en vue - et je suis opprimé ; aucun gardien à ma porte - et je suis dans une cage ; aucun bâillon sur ma bouche - et ma voix n'atteint aucune oreille. Humiliation, que tu connus bien : Ce qui nous brise et torture le plus douloureusement, ce sont des mains invisibles - Wir werden am schlimmsten von unsichtbaren Händen gebogen und gequält. Tyrannie anonyme. Néron et Staline tenaient à leurs noms pour propager l'adulation ou la terreur, mais la machine… - 12 - - Nietzsche – Être et Devenir - Être et Devenir Difficile, m'acoquinant avec la démarche philosophique, d'échapper à l'attouchement cérémonial à ses vaches sacrées, tel le biscornu Être. Depuis que l'irresponsable gazouillement poétique de Parménide intrigua les philosophes, en manque de thèmes inépuisables, des torrents d'inepties déferlèrent sur les pages des logorrhéens de métier. Évidemment, tout logicien, tout anthropologue, tout cogniticien, s'en moque ; jamais ces philosophes, handicapés de logique, n'apprirent ce que sont la vérité, la négation, la preuve ; le hasard purement verbal y règne ; le contraire de toutes leurs affirmations a toujours autant de droits à être envisageable. Et finalement, tout ce malentendu est dû, en grande partie, aux fonctions protéiformes du verbe indo-européen être, ainsi qu'à la proximité phonétique de ce mot, en grec (et en allemand !), avec le numéral un (d'où une autre logorrhée philosophale autour de l'Un). N'empêche, que le poète, flairant tout ce qui est éphémère, a parfaitement raison de s'en servir, comme, après Parménide, le fit Heidegger. C'est Heidegger qui sentit mieux que quiconque la nature triadique de notre regard sur le monde : le mystère poétique de l'être, le problème philosophique de l'étant, la solution temporelle et technique de l'être-là. Évidemment, à la place de ce mot trop galvaudé d'être il faudrait mettre un autre, de la famille de réel ou parfait. La nullité rationnelle de la logorrhée prosaïque sur l'être, chez Hegel, Sartre, Levinas, s'établit facilement, en soumettant leurs discours à l'épreuve par la négation : systématiquement le contraire de leurs formules a autant de (non-)sens que l'affirmative. Avec les poètes, ce test - 13 - - Nietzsche – Être et Devenir - ne marche pas : aucun sens sérieux ne se dégage de la négation de toimême ou de Heidegger, et dont la valeur irrationnelle réside dans le langage, le ton et le talent. Le seul intérêt philosophique d'être réside dans son opposition à devenir : l'immuable spatial, face au fluide temporel. Ce ne sont ni la durée-étendue de Rousseau ni ton intensité-profondeur des grands sentiments qui font les grands hommes, mais l'intensité de la durée, du devenir, - la hauteur. Je suis ce que je deviens, se dit l'homme d'élan ou de plume, tel fut le sens de ta vie, que tu déformes toi-même dans le paradoxal : Comment on devient ce qu'on est - Wie man wird was man ist - à moins que tu y mettes simplement le comment au dessus du quoi, ce qui aurait dû donner : comment on est ce qu'on devient. L'être ou le fond se subliment en métaphores ; le devenir ou la forme – en métamorphoses. L'ivresse créatrice fait s'arrêter le temps ; atteindre cette ivresse-intensité fut ton but suprême : Imprimer au Devenir le caractère de l'Être - Dem Werden den Charakter des Seins aufzuprägen. Ce qui persiste dans le devenir (das Bleibende im Werden - Heidegger) est ce qui n'existe pas ; je peux donc le nommer, à bon droit, Dieu ou Être. Mais l'Être n'est que le Devenir de l'esprit en exil, et le Temps est peut-être l'Être du Dieu déchu. L’Être - la puissance de la volonté ; le Devenir - la volonté de puissance. Allant à leur rencontre, l'un vers l'autre, ils se muent, respectivement, en l'étant et le devenu, ces synonymes. Le devenir, ayant atteint le caractère de l'être, s'appelle création ; l'intensité expressive en fait une œuvre d'art. Quand je comprends, que l'intensité maîtrisée est le point final des pérégrinations du savoir et de l'intelligence, je vis l'éternel retour du même (je renonce au changement, à la négation, je suis dans l'acquiescement cosmique). Tant de lectures possibles de tes tableaux la-dessus : la poésie peint le - 14 - - Nietzsche – Être et Devenir - devenir fugitif, tandis que la philosophie scrute l'être immuable. Comment rapprocher ces deux mondes ? - en donnant au premier la stature du second et en munissant le second de l'intensité du premier. Rencontre entre la volonté d'artiste et la puissance de penseur, les deux mondes devenant le même : le devenir héberge le retour, l'être s'incarne dans l'éternité. Pour celui, pour qui le devenir (et non pas l'être) est son élément, la méthode est plus chère que le système, l'inépuisable esthétique du paradoxe - plus chère que l'éthique épuisée de la doxa. Enivré par un flux de la création, toi, le créateur ébloui, tu dis :Aucun être à trouver endessous de l'action, de l'effet, du devenir - Es gibt kein Sein hinter dem Tun, Wirken, Werden. En effet, ce qui émane de l'être n'est que le commencement : L'être pur constitue le commencement - Hegel - Das reine Sein macht den Anfang, et c'est aussi lui, l'être, qui conduit le pas dernier, au seuil du sens ; le reste, le parcours, la durée, est palabre humaine et silence divin. Sur les chemins des passions, comme sur ceux de la connaissance, à tout tournant, il y a deux types d'attitudes : le sacrifice ou la fidélité. Pour les ancrer à la réalité, j'imagine les lieux de la fidélité et les instants du sacrifice. Ce que sous-tend la fidélité s'appellera - sur ce parcours - l'être immuable, et ce qui a la malchance de passer par le sacrifice sera voué provisoirement - au néant fluide. Tu fus plus concis que moi : Ce qui est n'évolue pas; ce qui évolue n'est pas - Was ist, wird nicht ; was wird, ist nicht. Dans un langage moins hypocrite on les appelait jadis Dieu ou Satan. Quand je vois, avec quelle facilité on réduit à l'état de ruines tout édifice de l'être, j'accepte, modestement, de ne parler que d'obscure maison ou d'anonyme demeure. Dans la maison de l'être, quels sont les obstacles ? - 15 - - Nietzsche – Être et Devenir - Le plancher - pour ma stabilité, la porte - pour mon mouvement, les murs - pour ma solitude, le souterrain - pour ma honte, le toit - pour mon rêve. Mais, en tout cas, les obstacles franchis, il ne me resteront que des ruines, bien à moi, et où l'être et le devenir se voient à la hauteur de mon étoile, dont la lumière, nommé langage, se reconnaît aux ombres du Verbe, sans domicile fixe. Le propre des ruines est d'être toujours les mêmes, d'accueillir les ombres du langage, d'être, comme tu le vis bien, la véritable maison de l'être : Éternellement se bâtit la même maison de l'être - Ewig baut sich das gleiche Haus des Seins. Les philosophes et les poètes d'origine possèdent la Maison, mais restent des errants sans atelier ni maison - R.Char - ruines, le nom que prend la Maison ainsi possédée et qui cesse d'être habitable. Ce qui réside légalement dans le langage porte un nom beaucoup moins ectoplasmique - la vérité cadavérique, réceptacle du désoubli de l'Être. Les ruines, cette vénérable demeure, hantée par le rêve et la caresse, où l'on héberge les invariants de tout mouvement (Goethe, n'y voyant aucune tour debout, ne reconnut pas les ruines discrètes). L'être n'habite que la réalité, il est la chose, qui est source des objets de la représentation et cible des mots du langage. Pour toi, l'Être est une interprétation (métaphysique, donc méprisable), pour Heidegger – une représentation (ontologique, donc vénérable), pour moi - une réalité (prosaïque, mais incontournable, pour valider nos représentations et donner un sens à nos interprétations). Quand la maison est perçue comme une étable, surgit le problème du pâtre : L'homme est le berger de l'Être - Heidegger - Der Mensch ist der Hüter des Seins. Toute brebis galeuse étant écartée des pâturages, cet homme, ce vagabond devenu sentinelle du néant (Pascal) ou surveillant du devenir (Marx), est condamné à n'avoir sous ses yeux et dans ses rêves que le troupeau. De gardien de son frère, l'homme devint citoyen de la termitière. Tu le vois, déjà fondu dans la multitude : Pas de berger, - 16 - - Nietzsche – Être et Devenir - qu'un troupeau ! - Kein Hirt und eine Herde !. Pourtant, il aurait pu être vigile du mystère, être poète. Le poète a toujours besoin de quelques soupirs ou gémissements ; pour lui, le devenir serait souffrance, et l'être - délivrance par la volonté (Heidegger n'y fait que te suivre) ; mais je vois dans la volonté surtout une algorithmique indolore et dans l'être - un rythme douloureux. L'objet à peindre, pour le poète, c'est le rêve. Même plongé en philosophie, le poète ne peut y renoncer, d'où les trois clans philosophiques, en fonction du modèle prévu pour l'être : la réflexion pour Heidegger, l'action pour Sartre, le rêve pour toi-même. Le poète est le dernier à faire encore appel à l'âme, tous les autres se contentent de l'esprit. Mon âme s'émeut, donc mon esprit devient - c'est ainsi que toi et Pascal, vous répliqueriez au cogito, et où les verbes seraient aussi diserts que les noms, les pronoms et les conjonctions, plus éloquents que penser et être. L'esprit ambitionne le se connaître mécanique, le poète se moule dans le devenir organique. Se moquer des oracles delphiques, de ton Deviens ce que tu es - Werde was du bist, comme, bien avant toi, le réclamaient Pythagore et Pindare - s'inventer en toute occasion (entwerden), se piper soi-même (Pascal). La ligne de partage intellectuelle la plus marquée est celle qui oppose la hauteur à la profondeur, Héraclite à Parménide, le devenir à l'être, toimême à Heidegger, l'arbre qui fleurit, à l'arbre qui se ramifie, l'intensité à la densité. Les meilleurs des héraclitéens maîtrisent tout ce que Parménide a à dire ; l'inverse est rarement vrai. Toute phrase peut être interprétée soit comme une requête (de l'être) soit comme une assertion (du devenir) – avènement ou événement, pensée en continu ou pensée de rupture. La science est dans le premier mouvement, et l'art – dans le second. Pour toi, l'art suprême de la représentation - 17 - - Nietzsche – Être et Devenir - ramène toute pensée au devenir - Die vollendete Kunst der Darstellung weist alles Denken an das Werden ab. Soulevé par le devenir, le créateur ignore le désespérant néant des creux et puise de l'espérance dans le vide à acoustique prometteuse. Ce sont bien des attributs du néant - mystère, hauteur, résignation - qui remplissent le mieux mon vide exigeant. Ce néant est un mauvais pendant à l'être ; le premier est ensembliste, le second – combinatoire. L'intuition gréco-latine, tout en ignorant le nombre zéro, nous a composé quelques hosannas lyriques à ce néant. Semblablement, l'imagerie allemande du devenir doit beaucoup à l'emploi auxiliaire de ce verbe. Dieu est dans l'opération algébrique et non pas dans les opérandes analytiques, et donc son devenir est son être - et ton retour éternel est le devenir, avec la même ambition. D'après toi, le néant serait l'aboutissement de toute résolution, de tout dénouement. Ce qui devrait me rendre méfiant, dans mes arrêts trop prolongés dans les nœuds, et dans ma croyance en continuité de ces nœuds, pour me réfugier enfin, discrètement, dans le pointillé décousu de l'être. Dans le devenir, je tente de ne mettre que de moi-même, ce qui l'ennoblit. Dans l'être, des résidus d'autrui sont inévitables, ce qui est perçu comme une faute. L'être débute avec la honte de cette faute originelle (Au fond de l'être de l'étant se trouve la faute - Jaspers - Seiendes ist im Grund seines Seins schuldig) ; versé dans le devenir, il se mute en destin (Le destin est la vocation du vivant pour la faute - Benjamin - Schicksal ist der Schuldzusammenhang des Lebendigen) ; ce qui m'attire dans le devenir, sans me convaincre, c'est, comme tu le dis : son innocence Unschuld des Werdens. Est-ce que cette innocence est dans le renoncement d'être un but et dans l'acceptation de n'être qu'un moyen ? - 18 - - Nietzsche – Être et Devenir - Devant les flèches du désir vers l'autre rive - Pfeile der Sehnsucht nach dem andern Ufer, te voir un pont et non un but - eine Brücke und kein Zweck - c'est toujours de la voirie aménageant l'accès d'étables. À moins que le pont soit l'origine, et non pas un but, des rives. Je préfère un débordement de l'âme me mettant au pied d'un arbre, où je puis bander mon arc, sans décocher de flèches. Le talent et la noblesse sont des voix de l'éternité ; dès qu'ils réveillent l'esprit ou le devenir, ceux-ci se transforment en l'âme et en la création, et leur porteurs deviennent, à tes yeux, hommes à l'âme éternelle et l'éternel devenir - Menschen mit ewigen Seelen und ewigem Werden sans attouchement par l'éternité, tout est bassement et médiocrement mécanique. Trois extrémités, ou trois facettes de mon être – le calcul, l'action, la caresse - se déploient dans la déduction (Aristote), dans la production (Marx), dans la séduction (toi-même), dévoilant la part du robot (que devint l'homme calculateur), du mouton (que devinrent les hommes serviles), du surhomme (que devint le sous-homme surmonté). Cultiver l'âtre, au milieu des ruines, mon défi phonétique à l'être (comme le Paraître le fut pour Pyrrhon, le Non-Autre pour le Cusain, le Naître après Sein und Schein - pour toi-même, l'Outre pour Bakounine, l'Autre pour Levinas ou le Neutre pour Blanchot). Les contraires logique (le Urteil de Hölderlin), spatial (le néant de Sartre) ou temporel (la Zeit de Heidegger) sont moins chauds et plus ternes. - 19 - - Nietzsche – Solitude - Solitude Ceux qui prétendent être atteints par cette larmoyante singularité, se divisent en deux clans : les repus, prenant leur mauvaise digestion pour une rébellion contre l'humanité insensible, et les affamés, mourant de soif, en plein acquiescement, près d'une belle fontaine. Les premiers, les orgueilleux, disent chercher la solitude, sans succès, la foule hilare les absorbant ; les seconds, les humbles, la fuient, sans succès, la foule haineuse les évitant. La solitude des forts et la solitude des faibles – la satiété d'indigestion ou la soif inassouvissable. Un homme fort et sociable, prônant ta morale, ne peut être qu'un salopard ; elle n'est noble que chez ceux qui, comme toi-même, sont et se sentent infiniment seuls et faibles. L'essentiel, dans l'affrontement de nos forces et de nos faiblesses, n'est ni dans la promesse du sensible (comme tu le penses), ni dans le souci de l'effable (Heidegger), ni dans le geste du faisable (Sartre) - ce sont trois types d'homme fort, trois types d'audace anticipante, qui finiront tous dans le troupeau - l'essentiel est dans la vénération résignée de l'indicible, tâche du philosophe de la faiblesse radicale et de la puissance séminale. Avec la solitude comme avec la gloire ou avec la femme : c'est en la négligeant que j'ai les meilleures chances de l'attraper. Ta guigne ne prouve rien : Le philosophe se reconnaît à ce qu'il évite trois choses éclatantes et bruyantes : la gloire, les princes et les femmes - Man erkennt einen Philosophen daran, daß er drei glänzenden und lauten - 20 - - Nietzsche – Solitude - Dingen aus dem Wege geht : dem Ruhme, den Fürsten und den Frauen il les évite à la lumière des lampes et dans le bruit des sens et s'y baigne à l'abri des regards et dans le silence du sens. La solitude du créateur est bénéfique – moins je vois de femmes, plus pure est ma vision de la féminité ; la solitude de la création est pénible – sans frère, à mes côtés, je perds le sens de la proximité et du lointain. Mon visage, c'est mon soi inconnu, le créateur ; mon soi connu, le producteur, ne peut exhiber que des masques. Les masques, que produit l'homme de la multitude, sont reproductions des visions communes, tandis que le regard du solitaire invente ces masques, est obligé de les inventer, pour se tourner vers le monde. Porter un masque n'a de sens qu'en présence de spectateurs ; c'est pourquoi le solitaire, une fois face à luimême, n'a que son visage et, éventuellement, un lac réfléchissant. Les visages, devenus copies d'un modèle, ne sont que des masques, dont tu te moques : Vous, hommes du présent, votre propre visage est le meilleur masque ! Qui vous reconnaîtrait ! - Ihr könntet gar keine bessere Maske tragen, ihr Gegenwärtigen, als euer eignes Gesicht ist ! Wer könnte euch – erkennen !. Même chez les meilleurs, la mascarade peut devenir fanfaronnade. Ce que tu dis de Spinoza : O combien de sa propre vulnérabilité trahit cette mascarade d'un malade solitaire ! - Wie viel eigne Angreifbarkeit verräth diese Maskerade eines einsiedlerischen Kranken ! - s'applique parfaitement à toi-même. Et si Sartre avait raison, et l'enfer, c'est les Autres ? Qui se cachent dans ma propre voix et que je démasque, confus, désarçonné, écœuré. Surtout, s'il n'est permis à personne de dire : je suis moi ! D'où l'intérêt du purgatoire de l'ironie. Qui dit, que je ne suis pas meilleur que les Autres. L'enfer d'aujourd'hui, c'est l'enfer du Même (Baudrillard). L'enfer homérique, au-delà du Peuple des Songes, ce circuit astral, conduisant à - 21 - - Nietzsche – Solitude - la vraie vie, traite les autres de - génération, à travers laquelle passe l'errance de l'âme, pour nourrir mes songes. Tu es plus humaniste que Sartre : Qu'aimes-tu dans les autres ? Mes espérances - Was liebst du an Anderen ? Meine Hoffnungen. Les autres, pris comme moyen, font l'enfer de mon existence ; pris comme but, ils me diluent dans un paradis artificiel de la même substance ; pris comme contrainte, ils me laissent au purgatoire de ma pureté essentielle. Le vrai paradis est celui où brille mon étoile, dans mon ciel à moi ; ce que je dois demander aux autres, c'est que, surtout, ils n'obstruent pas mon étoile et ne vident pas mon ciel. La hauteur du ciel s'offre à tous, mais son appel est perçu de deux manières : soit il fait chercher des chemins et met en marche nos pieds et nos calculs, soit il se transforme en élan et réveille nos ailes et nos âmes. Et Goethe : Du ciel, en passant par le monde, vers l'enfer - Vom Himmel durch die Welt zur Hölle - parle d'un enfer collectif. Tu vois un ciel et un enfer personnels : Le sentier vers mon propre ciel passe toujours par la volupté de mon propre enfer - Der Pfad zum eigenen Himmel geht immer durch die Wollust der eigenen Hölle, tandis que le ciel, ou Dieu, est toujours commun pour les hommes fraternels. N'est personnel que l'élan, mais il exclut tout chemin. Mais chercher l'autre peut avoir des motifs opposés, y compris le renoncement à la connaissance de soi-même. Tu le dis bien : Les uns vont vers le Prochain, parce qu'ils se cherchent. D'autres - parce qu'ils veulent se perdre - Der Eine geht zum Nächsten, weil er sich sucht, und der Andre, weil er sich verlieren möchte. Dans les deux cas ils tombent sur eux-mêmes, attendu que se perdre, c'est revenir à soi et je ne me trouve pas où je me cherche : et me trouve plus par rencontre que par l'inquisition de mon jugement - Montaigne. Je peux être seul dans la forêt et au désert ; entre les deux, je choisirais le désert, parce que je crois davantage en appât des clairières que des - 22 - - Nietzsche – Solitude - oasis, l'oiseau me séduit plus sûrement que le prophète, mais je veux être seul, si je veux rester moi. Penses-tu vraiment, que le désert croît ? (die Wüste wächst ?) - tous les prophètes se réfugièrent dans des bureaux ; personne n'étant plus dupe des mirages, tout ermitage doit à la cité son éclairage et son chauffage. L'ère de lucidité ; aucun parvenu, tyran ou poète ne peut plus compter sur : Le monde veut être dupe, qu'il le soit proverbe latin - Mundus vult decipi, ergo decipiatur. Le monde me menace de vides collectifs, mais mon vide individuel se crée tout aussi simplement. Mes plénitudes suivent les mêmes trajectoires. Je me découvre une véritable vocation de solitude, quand je comprends (comme Marie Stuart : mon pis et mon mieux sont les plus déserts lieux), que mes meilleures joies et peines sont aussi sans partage. Je sais que tu fis cette amère découverte : Je n'ai personne qui partage mon non et mon oui - Ich habe Niemanden, der mit mir mein Nein und mein Ja gemein hätte. Mais si le oui est grand par ce, à quoi il acquiesce, le non l'est par la non-noblesse et la petitesse de ce qu'il nie. Et je finis par ne plus vivre que du oui. L'originalité n'est plus dans la négation, elle est désormais dans l'acquiescement exceptionnel. Tu savais que toute communion rend commun - jede Gemeinschaft macht gemein. L'un des avantages de la solitude est que je ne remplisse pas de vétilles trop visibles mes vides communs : Quand nous sommes seuls longtemps, nous peuplons le vide de fantômes - Maupassant – voilà ce que m'apporte le désert, contrairement à la forêt. Ce vide n'est pas moins béant dans la multitude, mais je n'y fourre que des choses ou des valeurs. Le vide du solitaire est conçu pour être peuplé de voix de Dieu ou d'autres spectres, en musique ou en mystique, non en mécanique ou en axiologie. Privé de la compagnie des hommes, le solitaire finit par se dire, avec toi, que l'amour des fantômes a plus de hauteur que celui des hommes höher als die Liebe zu Menschen ist die Liebe zu Gespenstern, mais ce - 23 - - Nietzsche – Solitude - fantôme ne sera que la quintessence de l'homme réel - le surhomme imaginaire. Bien que toute mesure, dans le désert, est illusoire, tu y apprécies l'intensité des mirages : À l'opposé du sentiment de désert, il y a l'ivresse - Als Gegenteil des Gefühls der Leere steht die Trunkenheit - quoique l'ivresse ne soit pas à l'opposé, mais bien au-delà du désert. Et si, à force de regarder trop souvent le désert, je devenais un désert moi-même ? Autour de toi, d'Héraclite, de St Augustin – un vide ; aucune voix comparable, faussement solidaire, ne brouille le contact direct, sans intermédiaires, avec votre poésie, vos passions, votre langue. Mais les Platon, Descartes, Hegel ont tant d'imitateurs, d'acolytes, de plagiaires, reproduisant le même contenu, les mêmes schémas, le même ton, sans leur musique. La stature d'un grand se devine d'après la virginité d'accès à sa musique ; tu as vu, comme, facilement, le brouhaha des minables (lärmendes Gezwirge) se filtre et se réduit au silence. Le don de communication avec fantômes est réservé aux dieux et aux anachorètes, et L'homme solitaire est ou un dieu ou une bête - Aristote. L'inspiration de celui-ci, comme son acte, peuvent être ou divins ou diaboliques. Celui qui est ravi d'être seul est une bête sauvage ou un dieu - F.Bacon - Whosoever is delighted in solitude is either a wild beast, or a god. C'est le seul à imaginer sa tanière sur Olympe. Toi, tu pensais, qu'être les deux, à la fois, c'est être philosophe. Le savoir-vivre est peutêtre dans l'escamotage en moi de la bête. Celui qui sait vivre seul ne ressemble en rien à une bête sauvage, en beaucoup - au sage et en tout à Dieu - Gracián - Aquel que puede vivir solo, no se parece en nada a la bestia bruta, se parece mucho al sabio y se parece en todo a un dios. Le fait que je suis deux : le soi connu et le soi inconnu, l'inspiré et - 24 - - Nietzsche – Solitude - l'inspiration, l'esprit et l'âme, se découvre le mieux dans la solitude. Toi, tu dirais, que le cœur n'est pas au courant de cette ubiquité : Mon cœur ne supporte pas le frisson de la plus solitaire des solitudes et m'oblige à parler, comme si j'étais deux - Mein Herz erträgt den Schauder der einsamsten Einsamkeit nicht und zwingt mich zu reden, als ob ich Zwei wäre. D'où la tentation d'appeler ce soliloque - dialogue. Le connu, s'adressant à l'inconnu et s'en contaminant, - l'essor de l'art, à l'opposé de l'effort de la science. Le bienfait de la solitude, c'est son frisson profond, qui me sauve de la chute vers la platitude et me prépare à la rencontre avec la hauteur. La saine dualité est bien ressentie dans l'état d'exil. Tu connus un bel exemple d'un exil porté en tout lieu - L.Salomé, Russe exotique pour toi et Rilke, Allemande bien rangée pour Tourgueniev et Tolstoï. Pourquoi ne t'a-t-elle pas amené en Russie, comme elle le fit avec Rilke ! Quel Livre de Retours y a-t-on manqué ! L'unique harmonie entre les meilleurs artistes français et le goût du Français moyen ! À comparer avec l'incompatibilité de ton génie, comme de celui de Byron, Pouchkine, Leopardi, avec vos compatriotes. La solitude me prive de cette fameuse triple reconnaissance, à laquelle aspire, d'après Hegel, tout homme. Même toi, tu ressentais dans le silence autour de ton œuvre – une blessure incurable (die tödliche Wunde keine Antwort zu haben) ; aucune onde de sympathie ou de fraternité n'a dévié le courant de ta plume ; toutes tes incurabilités proviennent de toimême. La fraternité est affaire des solitaires ; c'est la rencontre, au fond d'eux-mêmes, d'une nature et d'une culture qui dessine les frontières du sacré fédérateur. Tout le contraire d'un troupeau : imitation de l'extérieur, solidarité intéressée, nature tribale et culture provinciale. Je lis tant d'humanité universelle dans le regard d'un narcissique doué ; tandis que les yeux d'un grégaire, cherchant - 25 - à embrasser, emphatiquement, - Nietzsche – Solitude - l'universel, ne reflètent que son auge. Les bêtes s'inscrivent dans le clan ingrat d'incompris, et les ironiques – dans celui des trop bien compris : Je sais trop que nous vivons dans un siècle, où l'on ne prend au sérieux que les imbéciles, et je vis dans la terreur de ne pas être incompris - Byron - I know pretty well that we live in an epoch, when only fools are taken seriously, and I live in terror of not being misunderstood. Le but de mon existence est de me sacrifier à la vénération passive du bien (qui, par un étrange caprice divin, est intraduisible en actes) et de rester fidèle au beau, quelle que soit sa proximité avec le terrible : Le beau n'est qu'un seuil du terrible - Rilke - Denn das Schöne ist nichts als des Schrecklichen Anfang. Car, immanquablement, je m'apercevrai, que le beau ne se réduit à rien, ne s'appuie sur rien et je découvrirai la terreur de ma vraie solitude : l'absence d'oreille pour mon message. En domestiquant cette terreur, je deviens artiste. Leopardi inverse les rôles : L'épouvante est le propre de l'impression produite par la beauté. Heidegger inverse commencement - la chronologie : geheime terreur Furchtbarkeit secrète vor der devant tout Gestalt alles Anfänglichen, ce que notre époque semble justifier : il n'y a plus de beauté que dans le regard, qui va à l'horrible - Adorno - es ist keine Schönheit mehr außer in dem Blick, der aufs Grauen geht. Mais c'est toi qui mets tout à sa place : pas de belles surfaces sans horrible profondeur - es gibt keine schöne Fläche ohne schreckliche Tiefe. C'est à Macduff (Horror, horror, horror, tongue cannot name thee) que répond Hamlet (words, words, words) ; et cette mise au même niveau ne date pas d'hier : Hadès est le même que Dionysos - Héraclite. Pégase est né du sang de Méduse. - 26 - - Nietzsche – Nihilisme - Nihilisme Comme beaucoup d'autres, tu commenças ta carrière, en grommelant contre le danger du nihilisme en Europe marxisante. Mais, comme c'est toujours le cas avec tes réévaluations de valeurs, tu incarneras, en fin du parcours, un excellent nihiliste. Dionysos fêté élégamment rejoint Apollon ; la primauté de la vie, enveloppée de belles métaphores, est indiscernable de l'idéalisme ; la volonté de puissance, auréolée d'humiliantes défaites, égalise le ressentiment et l'acquiescement ; l'Antéchrist, à l'âme haute, tend la main au Christ, à la tête basse, - quel nihiliste parfait tu es ! Et toi-même, dans des moments de lucidité, ne reconnaissais-tu pas, que le nihilisme était un mode de pensée divin (eine göttliche Denkweise) ? Autant le mot néant n'intrigue que les creux, le mot nihilisme a la chance d'attirer surtout les têtes bien faites, soit pour le saluer soit pour le stigmatiser. La puissance de ce terme est due à son élasticité dans l'application à toutes les étapes d'une aventure intellectuelle. Dans ses commencements, le nihiliste n'aime pas les épaules des géants ; il préconise la recherche de points zéro de l'écriture, de la réflexion et de la tonalité. Dans ses parcours, le nihiliste veut se débarrasser de l'inertie du passage du stade courant au stade suivant ; il prône les ruptures, la discontinuité, le pointillé. Dans les finalités, le nihiliste tente de réduire leur rôle au profit des contraintes bien formulées par le goût électif ou le regard sélectif, contraintes qui se substituent, efficacement et élégamment, au cap commun, fixé par le calcul collectif et les yeux captifs. - 27 - - Nietzsche – Nihilisme - C'est d'après la place que j'accorde au nihil qu'on reconnaît le genre de nihilisme que je pratique. Dans le meilleur des cas, c'est le point de départ qui est visé, l'origine ou le point zéro de mon regard sur le monde, et que j'aurais débarrassé de la présence d'autrui. Les autres placent ailleurs leurs foyers : les démons de Dostoïevsky se concentrent dans les finalités, et tes aigles et serpents tournoient ou rampent autour du parcours. Le nihilisme des commencements - ne pas se hisser sur les épaules des autres ; le nihilisme des contraintes - en être le seul auteur ; le nihilisme des moyens - savoir se servir de ses faiblesses ; le nihilisme du parcours tenir davantage au regard qu'aux pieds ; le nihilisme des finalités - en reconnaître l'insignifiance. Je pense en être très proche. Les plus coriaces de toutes les valeurs, résistant à la volonté de les juger par-delà d'elles, sont celles qui viennent des buts. Tu leur accordes trop d'importance : Que veut dire le nihilisme ? - que les valeurs suprêmes se dévalorisent. Que le but fait défaut ; la réponse au 'pourquoi ?' - Was bedeutet Nihilismus ? Daß die obersten Werte sich entwerten. Es fehlt das Ziel ; es fehlt die Antwort auf das 'Warum ?'. Dès que le comment et le qui du talent et de la noblesse sont organiquement là, le pourquoi de l'intelligence se manifeste presque mécaniquement. L'absence de sens dans ce qui est grandiose – n'importe quel absurdiste péremptoire peut le clamer. Mais seul un nihiliste est capable de le créer ex nihilo ; tu l'as bien vu : Introduire un sens, admis qu'il n'y réside aucun sens - Einen Sinn hineinlegen, gesetzt daß kein Sinn darinliegt. Sur l'axe du nihilisme, tes paradoxes allèrent plus loin que sur les axes : bien – mal, force – faiblesse, art – vie, profondeur – hauteur, négation – acquiescement. Au début, tu voyais dans le nihilisme une maladie de la volonté, mais tu finis par y reconnaître une santé du rêve. Le rêve est une volonté spiritualisée de me supporter tout seul ; la volonté est un rêve - 28 - - Nietzsche – Nihilisme - incarné de me mêler aux autres. Tu vois trois niveaux de nihilisme : l'ontologique - nier l'être des choses réelles ; croire, que tout créateur doit partir de ses propres modèles de la réalité ; exclure tout lien entre le réel et le représenté ; tu condamnes le premier et le troisième, mais tu es, toi-même, nihiliste, dans le deuxième sens. Le plus accompli des nihilistes, tu parlais de celui qui a vécu le nihilisme au fond de soi-même jusqu'au bout et le garde derrière soi, en-dessous de soi, en dehors de soi - hat den Nihilismus in sich zu Ende gelebt, – der ihn hinter sich, unter sich, außer sich hat. Mais il gardera la hauteur, c'est à dire il saura prendre de haut même les plus nobles de ses propres emportements. La grandeur se mêle du débat sur le nihilisme ; la mesquinerie ravage ses adversaires. Les goûts du médiocre viennent des habitudes aléatoires, et ses partis pris - des actions imposées. Mais le parti pris dans le goût et l'habitude dans le geste sont peut-être moins blâmables. La philosophie que tu préconises, ne devait-elle pas anticiper les possibilités du nihilisme de parti pris - die Möglichkeiten des grundsätzlichen Nihilismus vorwegnehmen ? L'homme est si prompt à se fabriquer des scénarios, de raisonnement ou de conduite, que l'hypothèse darwinienne qu'au Commencement divin était l'Habitude a l'air assez plausible. La généalogie du nihilisme, évidemment, me conduit en Russie, mais aussi en France. En énumérant les symptômes du pessimisme, tu mettais, jadis, avant Dostoïevsky et Tolstoï, les dîners chez Magny. Les dîners en ville (comme jadis les dîners chez Agathon) continuent à avoir, en France, une place d'honneur, même à l'époque d'un optimisme général. Les Russes, étant anarcho-nihilistes, ne sont faits ni pour la liberté ni pour la tyrannie : ne pas croire en ce qui est - croire, fanatiquement, en l'incroyable. Tu as tôt compris ce qu'ils manigançaient : Le nihilisme selon - 29 - - Nietzsche – Nihilisme - la mode de Saint-Pétersbourg : croire en incroyance, jusqu'au martyre Nihilismus nach Petersburger Muster, Glauben an den Unglauben, bis zum Martyrium. Ce n'est pas le dit nihiliste qui t'inquiétait, mais le fait : Un nouvel explosif, une dynamite de l'esprit - la «nihilite» russe, un pessimisme de bonne volonté, dont le non n'est pas seulement dit ni voulu, mais - fait Ein neuer Sprengstoff, ein Dynamit des Geistes - ein Russisches Nihilin, ein Pessimismus bonae voluntatis, der nicht bloß Nein sagt, Nein will, sondern - Nein thut. L'injection de néant à l'âme - la «nihilite» européenne, pratique plus radicale pour stopper net, sans explosion, l'épidémie de la justice, qui se propageait dans les âmes, lorsqu'il y avait des âmes. Tout se désamorce et se désarme par le chosisme, cet héritier cérébral imposteur du nihilisme spirituel déclinant. Décidément, le nihilisme russe envahissait toutes les sphères, tu le résumes bien : Principaux symptômes du pessimisme : le pessimisme russe ; le pessimisme esthétique ; l'art pour l'art ; le pessimisme anarchique : «la religion de la pitié» , le pessimisme éthique - Die Hauptsymptome des Pessimismus : der russische Pessimismus ; der ästhetische Pessimismus ; l'art pour l'art ; der anarchische Pessimismus ; «die Religion des Mitleides», der äthische Pessimismus. Ces symptômes sont à égale distance du pessimisme et de l'optimisme. Je suis pessimiste dans le secondaire : les faits, les yeux, la raison, et optimiste dans l'essentiel : la vision, le regard, le rêve. Et toute parole riche peut s'écrire à la lumière des chiffres ou à l'ombre du verbe. Pessimisme de la force brute, optimisme de la fine faiblesse. Toi, chantre de la tragédie antique et de la tuerie nihiliste, ou le décadent Socrate, tueur de la tragédie. Tu méprises les piètres opposants à la grandeur nihiliste russe : Je vois plus de propension à la grandeur dans les sentiments des nihilistes russes que dans ceux des utilitaristes anglais - Ich sehe mehr Hang zur Größe in den Gefühlen der russischen Nihilisten als in denen der englischen - 30 - - Nietzsche – Nihilisme - Utilitarier. L'Anglais tient au primat de la liberté extérieure ; pour lui, l'intérêt dicte le degré de fraternité et fixe la frontière de l'égalité. Le Russe est fanatique de la liberté intérieure ; pour lui, le sacrifice crée le frère et indique la voie vers l'égalité. Le Russe a la manie de négations faciles, grandioses et gratuites. Presque toute la culture russe est de nature nihiliste ; Pouchkine fut le seul diseurdu-oui ironique, léger et gracieux. Toi, tu n'en faisais pas de différence : La volonté, en Russie, est suspendue, et l'on ne sait pas si elle sera pour le non ou pour le oui - In Russland wartet der Wille, ungewiß, ob als Wille der Verneinung oder der Bejahung. Pouchkine étant resté sans héritier, la réponse, hélas, est évidente. Le nihilisme est précieux pour le choix du style architectural de mes demeures : dans l'édifice de mon âme, seuls les soubassements doivent garder leurs attaches spatiales, que je refuserai aux fenêtres et aux toits ; ainsi je me retrouverai dans les ruines nihilistes - privées d'attaches temporelles ; débarrassé de l'irréversible devenir, j'y vivrai un éternel retour de l'être atemporel, à opposé du toi-même simple, pour qui, c'est la réminiscence du devenir qui rend éternel le retour (mais c'est l'un de ces opposés que le toi-même complexe aime épouser avec tant d'égalisante intensité – retour du même !). Zarathoustra, à midi sans ombres, la lumière étant portée par l'aigle et le serpent - comment s'imaginer le retour de cette aveuglante foi ? - à minuit, où tout n'est qu'ombre dévoilante, un chien hurlant à la lune, - une conversion, grâce au même vecteur, plutôt qu'inversion ou réévaluation des valeurs, le nihilisme extérieur (derrière moi, en-dessous de moi, hors de moi - hinter sich, unter sich, außer sich) se convertissant en nihilisme intérieur (mon meilleur soi m'est inconnu). Je suis séduit par ce pathos universel de l'illusoire réminiscence - Jankelevitch. Et moins je vois les attaches banales, mieux je m'attache à la grande distance. Avec mes dégagements - 31 - - Nietzsche – Nihilisme - de toute succession, je deviens, dans votre vocabulaire, adversaire de Dieu ou des hommes ; dans mon acception, à moi, cet adversaire n'est autre que mon soi inconnu, apparenté à Dieu et résumant ou surmontant les hommes, ce que tu appellerais surhomme. Tout bon nihiliste est aristocrate ; sa force est dans la disponibilité (à la Hamlet), dans la compétence, méprisant la performance. Comme tu le disais : ce n'est pas parce que la cible lui fait défaut que le nihiliste néglige de lâcher ses cordes, mais la vulgarité des flèches lui fait mépriser le métier d'archer. Comme d'ailleurs les métiers de vivre ou d'écrire : Avoir écrit te laisse comme un fusil, une fois le coup parti - Pavese - Aver scritto ti lascia come fucile sparato. Le nihilisme est la liberté du sens à donner aux motifs de l'action. À tort, tu voyais dans l'absence de sens le danger des dangers et tu me tendais un marteau pour abattre le nihilisme négateur (tandis qu'il était en suspension de jugement), celui même qui n'est pas du tout l'absence de sens, mais l'appel à le recréer à partir du point zéro de l'imagination et de la sensibilité, au lieu de vivre d'une répétition quelconque, fût-elle appelée éternel retour. commencements ! Que - mes interrogations Anfänglicher Fragen ! soient plus (Heidegger). près des Aujourd'hui, autour de moi, tout n'est mû que par le sens commun, tempéré par la sensation et abandonné du sentiment. Racines phonétiques du nihilisme : Henri Heine ou Nietzsche, prononcés Un Rien et Nichtssche (Nichts - rien), Nétchaev, prototype chez Dostoïevsky, - Нечаев (de Nitchego - ничего - rien). De même, les jeux phonétiques de Kojève, avec nitchto et netchto (un néant et un quelque chose), pour se moquer du bon Dieu, le même thème traité assez platement par Leibniz, Hegel ou Sartre. - 32 - - Nietzsche – Vérité - Vérité Si la chimère de l'être peut s'animer, sous le souffle d'un talent vivant, la vérité cadavérique a beaucoup moins d'espoir de se voir ressuscitée. Ce sujet, qui aurait dû être réservé aux scientifiques, surtout aux logiciens, gagna en renommée, auprès des ignares, puisque les barbus archaïques, les sophistes surtout, devaient justifier leurs salaires et les flots de leurs paroles ronflantes. Parmi les balbutiements sur l'art de vivre, la paix d'âme et la raison efficiente, ils plaçaient l'hymne à leurs grandes découvertes, cachées à l'homme de la rue et révélées à leur perspicacité. Le naïf errerait et se tromperait ; le sage veillerait et fixerait ce qui est éternel. Ce qui, aux yeux des badauds, donnait du prestige au prêtre attitré et au vagabond instruit. Pour les philosophes bavards ou analphabètes, le contraire de la vérité sera l'erreur, le mensonge ou l'inadéquation. Depuis St Thomas d'Aquin, on mêle la réalité de ce qui ne la regarde pas : La vérité, c'est l'accord entre les choses et la raison - Veritas est adaequatio intellectus et rei. Et depuis St Augustin, on cherche à nous contenter de cette veritas optima, une merveille hors la raison, tandis que veritas vera, la seule vérité, ne quitte jamais la raison et ignore les choses. La pensée veut exprimer les choses, en s'imprimant dans les mots : l'arbre intelligible, s'unifiant avec l'arbre sensible, en se servant de l'arbre logique – trois univers qui ne se touchent guère. L'objet est dans le modèle conceptuel, l'affirmation - dans le modèle linguistique, la vérité dans le modèle logique. Et cet accord, ces va-et-vient entre ces modèles, est proprement ce que j'appelle le sens. D'après toi, dans le meilleur des cas, ce sens est adaequatio iubilationis et intellectus ! - 33 - - Nietzsche – Vérité - Autant les philosophes sont prolixes à décortiquer le non-être, autant ils s'avèrent timides à interpréter la fausseté, syntaxique, sémantique ou pragmatique, en tant qu'empêchement que l'aléthéia, le dévoilement, ait lieu. Aucun philosophe n'a jamais su manipuler la négation, et de très rares comprirent que la demeure de la vérité est le langage, avec sa sousjacente représentation (et, donc, - le sujet), et non pas la réalité (et, donc, - l'objectivité). Tout ce qui s'exprime et s'évalue à vrai dans un langage concerne la représentation et seulement par un ricochet – la réalité. La vérité du réel est indicible, au sens propre du mot ; tout ce qui se verbalise ne touche pas au réel, en est un écart. La vérité n'est jamais autre chose qu'une apparence qui parvient à dominer, donc une erreur - Heidegger Wahrheit ist immer nur zur Herrschaft gekommene Scheinbarkeit, d.h. Irrtum - la vérité dominante s'appelle doxa. Mais l'erreur, contrairement à ce que vous pensez tous les deux, n'existe que dans les représentations et non pas dans le monde. Tu ne te livres ni aux incantations gratuites ni aux démonstrations puériles. Ta vérité est une pure métaphore, se reflétant tantôt contre la foi, tantôt dans la modalité, tantôt sur l'axiomatique, tantôt avec la fuite vers l'éphémère. Tu acceptes, avec les bavards, la nécessité de chercher la vérité (tandis que, en fonction des acceptions du terme, cette recherche aurait dû être réservée au scientifique, à l'inspecteur de police ou des finances, à l'espion) : Quand on a la foi, on peut se passer de la vérité Wenn man den Glauben hat, kann man der Wahrheit entbehren. La foi, c'est ce qui me pousse à chercher, en vain peut-être, la vérité. Sans la foi l'homme est tellement sûr de la posséder, qu'il ne se donne même pas la peine de la chercher. Des convulsions, des crampes, des séismes, c'est ce que promettent les chercheurs et porteurs de vérités nouvelles, ces ennemis du mensonge - 34 - - Nietzsche – Vérité - (toi y compris), bien calés devant leurs bureaux, tandis que cette agitation de bocal n'aboutit, dans le meilleur des cas, qu'à un aplatissement de plus de quelques aspérités de l'existence de salon. Le bon créateur se désintéresse de la vérité, car celle-ci n'est jamais dans la création ouverte (quoi que tu en dises : La vérité n'est que dans la création - Nur im Schaffen gibt es Wahrheit), mais toujours dans le créé figé. Dans le cadre de ce créé, je formule des requêtes, et accède à la vérité de ces propositions. Celle-ci s'attache donc non pas au créé, mais à la requête. Et tu frôles le juste, en disant : La vérité n'est pas une chose à découvrir, mais une chose à créer - Die Wahrheit ist nicht etwas, das zu entdecken wäre, - sondern etwas, das zu schaffen ist. Les deux sont possibles, mais la première préexiste, elle est tautologique dans un modèle figé, la seconde naît d'une révision du modèle ou du langage. Pourquoi le sage aime-t-il défier les vérités, en songeant aux nouveaux langages ? Serait-il plus sceptique que le sot, face aux preuves ? Non, le sage fait davantage confiance à l'Horloger du vrai, mais il sait, par expérience, que plus on soumet la vérité aux épreuves du paradoxe, plus majestueux est le nouveau langage, dans lequel elle se réincarne et se renomme, dans une espèce de tautologie de rupture. La-dessus, tu te places à la hauteur d'un Valéry : La législation langagière engendre aussi les premières lois de la vérité - Die Gesetzgebung der Sprache giebt auch die ersten Gesetze der Wahrheit. Le vrai est toujours logé dans un univers clos, et la création est une modification de l'univers, donc – un défi explicite au vrai ancien et la naissance implicite du vrai nouveau. Le vrai, contrairement au beau, ne demande ni volonté ni intelligence internes ; il est produit collatéral et secondaire d'une volonté de la création externe. Dans tes moments de lucidité, tu reconnaissais : Volonté du vrai - c'est l'impuissance dans la - 35 - - Nietzsche – Vérité - volonté de créer - Wille zur Wahrheit - die Ohnmacht im Willen zur Schaffung. Le créateur produit des images, qui forment un arbre requêteur, et que l'observateur unifie avec son propre monde, l'unification devenue possible grâce à l'adaptation au nouveau langage et à la vérité établie, fugitivement et mécaniquement, de la proposition. La création est dans les contraintes esthétiques ; elle se substitue à la liberté éthique. Dans une écriture honnête, il faut accepter une fusion entre le sous-homme du souterrain dostoïevskien et le surhomme de ta montagne, entre une canaille au fond et un ange de la forme. Chez l'homme réel, je constate toujours une fusion inextricable de la bête et de l'ange pascaliens ; Dostoïevsky et toi-même, vous essayez de les séparer : les héros de Dostoïevsky sont exclusivement des bêtes ou des anges, et chez toi, l'ange, le surhomme, est appelé à triompher de la bête, du sous-homme. Mais les hommes firent pire : ils abaissèrent l'ange et apaisèrent la bête, le produit ressembla dangereusement au mouton, avant de tourner en robot. Tu as vu cet aplatissement sous un angle thérapeutique : Personne ne meurt plus de vérités mortelles : il y a trop de contrepoisons - Niemand stirbt jetzt an tödlichen Wahrheiten : es gibt zu viele Gegengifte. En mourir, ne plus pouvoir la falsifier par des incantations du langage. La meilleure guérison est une résurrection. Je manque de seringues ou d'ironie, quand je dis : L'esprit philosophique consiste à préférer aux mensonges, qui font vivre, les vérités, qui font mourir - G.Thibon. La vérité est l'une de mes intonations, la plus neutre et plate. Mais ma voix aspire à l'unicité symphonique : Rendre la voix polyphonique de notre conscience par une seule voix - G.Steiner - Dramatizing through a single voice the many-tongued chaos of human consciousness - ce sera la voix de l'une des deux autres de mes hypostases : celle de l'homme ou celle des hommes. Le surhomme crée les langages, ces prérequis de la - 36 - - Nietzsche – Vérité - vérité, les hommes formulent les requêtes, l'homme les démontre, accède à la vérité provisoire et exprime le besoin de nouveaux langages, le soushomme les applique – c'est un cycle. Dans tes élucubrations sur le surhomme et sur la volonté de puissance, tu commets une méprise : tu prends la recherche de la vérité effectivement, une manie des sots ! - pour la morale (qui suppose le respect du faible et le sacrifice par le fort). Heidegger, en n'y voyant que la machine, fut plus lucide : La vérité de l'être revendique le sacrifice de l'homme - Die Wahrheit des Seins nimmt das Opfer des Menschen in Anspruch - de deux concepts cadavériques résulte ou, plutôt, surgit le geste vital, le sacrifice, ce concept vital appelant, en général, au renoncement du geste ou même au suicide en musique : La mort est la hauteur insurpassable de la vérité de l'être dans le chant du monde Heidegger - Der Tod ist das höchste Gebirg der Wahrheit des Seyns im Gedicht der Welt. La mort me révèle le mystère de l'être, qui donc est bien représenté dans le temps (Heidegger), mais je ne peux l'interpréter que dans l'espace : en le ravalant dans l'étendue de mes idées (Platon), en le dévoilant dans la profondeur de ma vérité (Aristote), en m'envolant vers la hauteur de ma valeur (toi-même). Ta production de vrai (das Wahre hervorbringen) serait à l'origine de la volonté de puissance ; mais produire peut signifier aussi bien créer (la représentation) que prouver/comprendre (l'interprétation et le sens), mais tu ne vois que le second procédé. La reconnaissance du beau serait la seule véritable prérogative de la volonté de puissance, qui n'est pas une idée vitale, mais artistique. L'image ou la réalité de l'impuissance te poursuivirent et dans la vie et dans l'art : L'impuissance pour le mensonge est loin d'être l'amour pour la vérité - Ohnmacht zur Lüge ist lange noch nicht Liebe zur Wahrheit. La puissance, même en fabrication de contre-vérités, peut ramener à l'amour - 37 - - Nietzsche – Vérité - de la sagesse, qui consiste en sagesse de l'amour. Ce n'est pas la vérité qu'il faut aimer, ni son impossible création, mais la création elle-même, à partir de laquelle naissent, successivement – un langage, une interrogation, une interprétation, un sens. Tout créateur commence par créer un nouveau langage ; et celui-ci, sortant des habitudes des autres langages, se présente, au début, comme une contre-vérité. Seul un créateur comme toi peut témoigner que : L'homme du vrai finit par comprendre qu'il ment toujours - Der Wahrhaftige endet damit, zu begreifen, daß er immer lügt. Le regard et le langage - deux outils qu'entretient un bel esprit ; le médiocre, le mal instrumenté ou le mal inspiré, s'occupe de matières premières, des vérités. La Caresse ou le Verbe, c'est à dire la poésie personnelle, se concentrent aux Commencements ; des vérités traînent auprès des finalités aléatoires et communes. Ceux qui manquent d'audace et de personnalité, se plient aux jugements universels, absolus : Ce qui vient de moi-même, dans ma philosophie, est faux - Hegel - Was in meiner Philosophie von mir ist, ist falsch. Le créateur audacieux dit : C'est le regard qui exprime la vérité - Die Wahrheit spricht der Blick aus. Heureusement, tu fus protégé de l'ennui des pseudo-logiciens par ton genre même : L'aphorisme n'est pas congruent avec la vérité ; il en est une moitié ou une vérité et demie - K.Kraus - Der Aphorismus deckt sich nicht mit der Wahrheit ; er ist entweder eine halbe Wahrheit oder anderthalb. Il n'est ni amortisseur ni amplificateur ; il est le poids et le mesureur, la balance et l'unité de mesure. La vérité se moque de métaphores, l'aphorisme ne vit que d'elles. Toi, tu confonds vérité et pensée : tu vois dans la vérité un ost de métaphores, métonymies et anthropomorphismes en mouvement - ein bewegliches Metaphern, Metonymien und Anthropomorphismen. - 38 - Heer von - Nietzsche – Doute - Doute Trop souvent j'accorde au doute des vertus qu'il n'eut jamais. J'exagère jusqu'à proclamer la découverte du doute, à une date donnée, par un auteur donné. Le doute n'a jamais quitté les têtes des hommes, qu'ils soient illuminés ou bouseux. Ces titres immérités, le doute les doit surtout au lent et pénible dégagement de la pensée de l'emprise ecclésiastique, à la Renaissance. C'est, d'ailleurs, le seul mérite que je vois aux adulés découvreurs du doute comme Descartes ou Spinoza. Une fois la liberté de pensée acquise, la postérité reconnaissante aurait dû ne garder de ces courageux libres penseurs que leur salutaire obstination et oublier leurs fumeuses méthodes, théodicées et corollaires. Le doute s'incarne dans les sceptiques, et les certitudes – dans les dogmatiques. Or, tout homme intéressant est une union d'un sophiste, pour exercer son intelligence, et d'un dogmatique, pour affirmer son goût. C'est le médiocre qui est toujours sophiste ou toujours dogmatique. La foi, même vide de contenu mais puissante de forme, peut être précieuse en tant que récipient de ce qui est au-dessus de la véracité coulante. Par exemple - du scepticisme aristocratique, que tu aimas : On peut se payer le beau luxe du scepticisme, quand on a une foi forte - Hat man einen starken Glauben, so darf man sich den schönen Luxus der Skepsis gestatten. Le doute s'associe avec les ombres, et la certitude – avec la lumière. Mais le doute, exhibé sans indice des sources de lumière, qui le mettent en relief, est misérable, comme l'est la lumière commune, dont vous ne jetez pas la moindre ombre personnelle. - 39 - - Nietzsche – Doute - La demeure pragmatique) ; des la certitudes est la croyance s'ancre représentation dans la (scientifique réalité (physique ou ou métaphysique). Ne croire en rien est donc une pose dogmatique, à l'opposé du nihilisme, bien que toi-même, tu en fasses le mode de penser de l'homme créateur. Pourtant, philosopher, c'est réduire toute espérance et tout savoir - au croire. Le grand peut-être rabelaisien est pire que les petites certitudes des grenouilles de bénitier ; le néant absolu, qui t'attend, ne doit pas être entaché de relativisme. Vu en grand, même les certitudes apportent de la saine anxiété à l'allergique du sédentarisme. Toi-même, n'as-tu pas succombé à un afflux de lumières trop aveuglantes : Ce n'est pas le doute qui rend fou, c'est la certitude - Nicht der Zweifel, die Gewissheit ist das, was wahnsinnig macht. C'est le hasard matérialiste (le fors de Lucrèce) qui ne promet que la certitude d'ennui et d'horreur. La lumière personnelle étant une chose rarissime, et pour ainsi dire inanimée, tout sculpteur de son soi s'attache, naturellement, à ses ombres. Si, en plus, je suis poète, je projetterai mes ombres sur l'axe vertical, toute lumière se concentrant dans l'horizontalité, humaine et non astronomique. Je n'apprécie pas la verticalité de la lumière de midi, qui t'est si chère, je tiens à la verticalité des ombres, que réussissent le mieux les matinaux, ceux qui vivent des commencements. L'école romantique qualifiait de penseurs matinaux - les pré-socratiques, ce qui est un beau compliment. Rien que de belles ombres, même dans l'oubli des choses nécessaires, même d'une méchante lumière, - ma réplique à ta visée trop basse : rien que de la lumière, même par-dessus de méchantes choses - Licht, nur Licht auch über schlimme Dinge. Je suis inondé de cette lumière, qui existe avant tout langage et ne vaut que par sa source mystérieuse, refusant toute reproduction verbale fidèle. - 40 - - Nietzsche – Doute - Je vis de la lumière de mes hauts frissons, que la pensée transforme en ombres profondes. Tu l'as bien vu : Les pensées sont les ombres de nos sentiments - Die Gedanken sind die Schatten unserer Empfindungen. Quand je tiens à l'intensité, tout reflet par le mot prend inexorablement la consistance ombrageuse. C'est leur beauté ou leur délicatesse qui désignent aux doutes et certitudes leur place à l'échelle verticale. La pesanteur ou la platitude les éloignent de la hauteur. Il s'agit de me débarrasser de doutes et certitudes aptères, il s'agit de les munir d'ailes. Tu ne regardes pas dans la bonne direction : Il faut douter plus profondément - Es muß gründlicher gezweifelt werden, mais c'est toujours mieux que de ne pas douter de la plus grande des incertitudes - de mon soi (Descartes). Plus on va et mieux on comprend, que ce n'est ni la part du doute ni la part des certitudes qui déterminent la stature d'un homme, mais bien la qualité des métaphores qu'il met en jeu, pour faire jouer son désarroi ou son arrogance. La naissance de la pensée : choisir un bon langage, formuler une bonne négation, viser une bonne hauteur - une belle croyance émergera d'un beau doute. Dans la hauteur sévit le vaste acquiescement ; le doute se tapit surtout en profondeur, et l'attraper relève souvent plus d'un hasard que d'une maîtrise. Tu en fis des amères expériences : Le public confond facilement celui qui pêche en eau trouble avec celui qui puise en eau profonde - Das Publikum verwechselt leicht den, welcher im Trüben fischt, mit dem, welcher aus der Tiefe schöpft. L'essentiel est de surnager, en tenant la poésie hors de l'eau, tout en gardant le souffle, coupé par la hauteur. Les philosophes du soupçon dégradèrent un peu plus ce pauvre doute sans défense, en lui cherchant des séjours secrets jusque dans mon âme. - 41 - - Nietzsche – Doute - Qu'est-ce que je trouve dans mon âme ? - une musique silencieuse, une peinture des yeux fermés, une raison d'avant le Verbe, des attirances sans objets, et la tâche humaine d'introspection est tout de traduction ; je n'y vois aucune place pour la dissimulation, le refoulement, l'aliénation. Même ton école de suspicion - die Schule des Verdachts - lorsqu'elle s'écarte du mépris - der Verachtung, ne s'adresse pas à l'homme, mais au robot, qui s'imagine, que ses copies sont plus authentiques que ses dissimulations. L'apparence, en revanche, est suffisamment réelle et obscure, pour que je m'y attarde. Toutes les bonnes têtes finissent par admettre, que le cheminement : l'être, le paraître, l'apparence - est un progrès. L'être est une fiction vide - Héraclite ; et toi, tu fais un pas de plus dans la même direction : le monde des apparences est le seul, le monde «vrai» est une affabulation - die «scheinbare» Welt ist die einzige : die «wahre» Welt ist nur hinzugelogen. Mais, dans la plupart des cas, il est trop tard : une authenticité de robot ou de macchabée les empêche de se reconnaître dans l'invention. Par ailleurs, le fameux sens naît certainement davantage des apparences que de l'être. Le sens, c'est une passerelle extra-langagière et extraconceptuelle entre ce que nous concevons dans une représentation et ce que nous percevons dans la réalité correspondante, la validation de l'essence (le problème) par l'être (le mystère), face à l'étant (la solution). Même si le sens ne se réduit à aucun modèle théorique, tout homme sensé perçoit, sans concevoir, sa naissance tout à fait opératoire. Donc ne nous moquons pas de tout ce qui reste, par définition ou caprice divin, inarticulable : Celui qui croit au sens périra enseveli sous l'ironie des apparences - Baudrillard. Le sens est un bon refuge, en bonne hauteur, que j'apprécie surtout après le déclenchement des avalanches interprétatives, même ironiques. Toi, tu voyais dans l'apparence quelque chose de plus grandiose que refuge : La vie dans l'apparence comme but Das Leben im Schein als Ziel - y vivre porterait plus de sens que vivre - 42 - - Nietzsche – Doute - dans la vérité. Ce but inatteignable fut placé par Kant, le sédentaire de son île de la vérité, dans un vaste océan, demeure de l'apparence - einen weiten Ozean, Sitz des Scheins. Le sens s'éploie dans la hauteur de ma voile et se dépose, finalement, dans des bouteilles de détresse, coulant au fond de ma vie. L'illusion, elle aussi, peut être bonne alliée du doute. La hauteur de l'illusion peut en faire une divinité inaccessible, la profondeur - seulement une idole familière. La vérité, qui selon toi serait une illusion, peuplerait soit temples soit usines. Tu dis, qu'en matière d'illusions, l'agitation ou la drogue ont le même but que l'art : L'art au service de l'illusion, voilà tout notre culte - Die Kunst als die Pflege des Wahns - unser Kultus. L'abîme, cette image ambivalente, que j'associerais plutôt avec l'homme enchaîné dans ses certitudes, une invitation à faire du sur-place, tandis que pour toi, il est le fond même du doute, une invitation à danser : Un esprit libre abandonne tout désir de certitude, pour se tenir sur des cordes et même à danser jusque sur le bord des abîmes - Ein freier Geist gibt Abschied jedem Wunsch nach Gewissheit, geübt, wie er ist, auf leichten Seilen sich halten zu können und selbst an Abgründen noch zu tanzen. Le même exercice apprendra à un esprit d'esclave le métier d'équilibriste, tandis que c'est celui de prestidigitateur qui est mis en valeur ici. Malheureusement, si le cirque de la vie m'applaudit, c'est qu'on m'a pris pour clown. S'il se tait, c'est qu'il n'a vu ni abîme ni corde. Sans ce qui existe l'imagination serait sans poids ; sans ce qui n'existe pas la vie serait sans ailes. Une autre conséquence d'un doute systématique, et donc bête, est la manie de réfutation, pratiquée souvent par les parricides philosophiques. Aucune trace d'une vraie logique ne figurant chez les écolâtres, les réfuter - 43 - - Nietzsche – Doute - est un exercice d'une grande futilité. Il n'y a rien à réfuter chez un Spinoza - c'est du verbiage gratuit, prétentieux et creux ; mais que j'essaye de te réfuter, toi ! - c'est toujours passionnant et exige une grande rigueur ; pourtant, c'est toi qui te moquais le plus des rigoristes, comme Platon se moquait des poètes ; mais c'est bien chez vous, tous les deux, que je trouve de la rigueur et de la poésie. J'abuse de la clarté, dans laquelle je vois un produit du doute. La clarté n'est que de l'honnêteté, quand il s'agit d'un net objet de la science. Mais dans l'art, et donc en philosophie, l'objet est intrinsèquement vague, et le culte de la clarté ne peut être pratiqué que par les sots ou par les naïfs, dépourvus du don de peindre les ténèbres primordiales. Le sage voit, que de l'expliqué il arrive, par plus ou moins de chaînons, à l'inexplicable. Pour le sot, l'expliqué est toujours un dernier chaînon. Il ne faut pas généraliser jusqu'aux poètes ce que tu dis des tribuns : Qui se sait profond tend vers la clarté ; qui veut le paraître devant la foule - vers l'obscurité - Wer sich tief weiß, bemüht sich um Klarheit ; wer der Menge tief scheinen möchte, bemüht sich um Dunkelheit. Mais rien de plus obscur, pour le sot, que la clarté du sage. La musique est-elle claire ? Qui se sait hautain tend vers la musique. Mais la lumière doit être profonde, pour que les ombres soient hautes. Avec de plates lumières, je n'obtiens que de plates - et obscures – ombres. N'apprécier que des chemins inaboutis (des Holzwege de Heidegger), à travers une forêt obscure (la selva oscura de Dante), et m'abandonnant au pied de mon arbre, qui sera mon œuvre, la ruine des chemins et clartés. Le doute et le hasard se complètent : le doute, ayant épuisé ses armes de séduction auprès de la loi tranchante et fatale, finit par se rabattre sur la fade loi aléatoire. Et dire que hasard veut dire jeu de dés… On essaya de philosopher la-dessus : Le calcul vaincra le jeu (Napoléon), Le coup de - 44 - - Nietzsche – Doute - dés jamais n'abolira le hasard (Mallarmé). Le tirage de loterie n'exclut pas ma chance ou le coup d'œil préservant le regard - c'est aussi profond et inepte. Pour Einstein, Dieu répugne le jeu de dés probables et se consacre aux lois nécessaires ; tandis que toi - en extase devant les coups de dés divins, pour de nouvelles créations - zitternd von schöpferischen neuen Götter-Würfen, tu en fais l'initiateur du possible artistique. Le doute peut être, également, un discret écrin, pour les perles rares, trop éclatantes, pour être exhibées dans la transparence des valeurs prouvées. Ce qui est étincelant se réfugie, chaque jour davantage, dans les ombres. En charge des lumières ne reste plus que la grisaille. Les meilleurs, pour briller, cherchent l'obscurité. Mais tu as vu aussi les pires : Les hommes se pressent vers la lumière non pas pour mieux voir, mais pour mieux briller - Die Menschen drängen sich zum Lichte, nicht um besser zu sehen, sondern um besser zu glänzen. La lumière visible ne produit que de pâles reflets et de piètres ombres. À l'invisible s'applique la règle de Claudel : Deux manières de briller : rejeter la lumière ou la produire. - 45 - - Nietzsche – Hauteur - Hauteur Parmi les mots désespéramment galvaudés et profanés se terre l'innocente et presque immaculée hauteur. Pour l'homme de la rue, elle signifie surtout le mépris, qu'un imposteur crache sur ceux qu'il considère indignes ou incapables de voir en grand, comme lui, qui plane au-dessus des incultes et énonce des vérités éternelles, inaccessibles au simple mortel, empêchant son oracle à communiquer avec le Seigneur. Mais la bonne hauteur ignore la géométrie et les rapports de domination ; elle évite tout comparatif, pour se vouer, exclusivement, au superlatif. La hauteur est une attitude, qui sait égaliser toutes les positions de mes mains, pensées, sentiments, afin que, à la place des choses vues, naisse le regard. Tant que je suis dans le comparatif, je ne touche pas à la vraie hauteur, qui n'est atteinte que par le tu vaux, par l'unification du talent et de la noblesse. La philosophie de la valeur est au-dessus de la philosophie de l'être, dans laquelle, parfois, tu glisses : Au-dessus du «tu dois» - «tu veux ; au-dessus du «tu veux» - «je suis» - Höher als „du sollst“ steht „du willst“, höher als „du willst“ steht „ich bin“. Le soi existentiel est toujours en-dessous du soi essentiel. Ceux qui pensent le contraire : La philosophie de l'existence est un mode de pensée, grâce auquel l'homme peut devenir soi-même - Jaspers - Die Existenzphilosophie ist das Denken, durch das der Mensch er selbst werden möchte - ne comprennent pas, que ce soi, bien connu et commun, est un piètre but, à côté des contraintes monumentales du soi inconnu, se manifestant d'au-delà des valeurs mêmes. À l'origine de ton axiologie se trouve cette magnifique remarque de - 46 - - Nietzsche – Hauteur - L.Salomé : À bonne hauteur, ardeur et froideur sont ressenties comme presque identiques - Auf richtiger Höhe, Brand und Frost fühlen sich fast identisch an. Tenir à la hauteur, c'est vouer mon regard à l'altimètre, m'éloigner des choses, de leurs baromètres (ton erreur !) et thermomètres (dénoncé par Pétrarque). En hauteur, s'égalisent la beauté et la terreur, la loi et la liberté : En Italie, Goethe cherche la profondeur des liaisons, Nietzsche - la hauteur des libertés - S.Zweig - In Italien, Goethe sucht tiefere Zusammenhänge, Nietzsche - höhere Freiheiten. Dans le meilleur des cas, cette égalisation est due à ce que tu appelles pathos de la distance (Pathos der Distanz) - ignorer les mesures de la platitude, c'est tenir à la hauteur. La hauteur, qui ne laisse à ma portée que le lointain ; ce qui met au-delà des horizons toute proximité gagnée de haute lutte. La hauteur ne m'immunise pas contre la bassesse, elle rend celle-ci aussi invraisemblable qu'un bien réalisé (le bien est fait pour que j'en vive ou rêve, et non pas pour que je le fasse). Mes visions et mes actes sont en permanence exposés au danger de platitude, et une part importante y succombe, fatalement, puisque le bien m'égare, la liberté s'avère mesquine ou la grandeur fiche le camp. Acte (élément d'algorithme), action (déclenchement d'algorithme), activité (algorithme) – que peut-on opposer à ces attributs de la platitude ? - des attributs du rythme : périodes (ampleur), force (profondeur), tempérament (hauteur). Le rouge au front, je baisse les yeux, ou même je les ferme, les yeux dépassionnés passent le témoin au regard enflammé, les bras appellent les ailes, la marche se met à rêver de la danse, la prose du monde veut se muer en poésie. Dans le cas le plus invraisemblable, de cet état de honte innée surgit l'état de contes de fées, que j'appellerai hauteur. Autrui est absent de ce regard hautain, qui n'est qu'une honte avalée, surmontée, sanctifiée, pour ma propre âme, ouverte à la fierté et l'amour, éloignée de - 47 - - Nietzsche – Hauteur - l'orgueil et de l'amour-propre. L'orgueil vient de l'esprit, et la fierté – de l'âme. Je dois apprendre au premier à baisser ses yeux et à la seconde – à garder sa hauteur. La hauteur appartient au regard qui trouva et non pas au regard qui cherche. Et toi, tu t'adresses bien aux yeux de l'esprit et à l'altimètre de l'âme : Vous voulez vous élever et vous levez vos yeux ; moi, je baisse mes yeux, car je suis en hauteur - Ihr seht nach oben, wenn ihr nach Erhebung verlangt. Und ich sehe hinab, weil ich erhoben bin. La mutation des yeux en regard commence par la création d'un vide, par l'élimination du bruit, afin d'accueillir une musique. La hauteur : ne pas m'occuper des choses, mais des places qu'elles occupent, des topoi. C'est valable même pour les idoles ; pour les chasser, ou les dégonfler, je n'aurais plus besoin du marteau, qui de toute façon finira par tourner en encensoir (comme tu le présages, en compagnie de R.Char). Mes ruines virtuelles acceptent les débris ; leurs murailles écroulées servent de catacombes aux déchus des fausses hauteurs ; les piédestaux sans statues sont comme les étiquettes sans flacons, ils promettent l'ivresse aux regards et aux âmes, à défaut des yeux et des esprits. La profondeur est destinée au savoir, l'ampleur dessine la civilisation, la hauteur accueille la musique de la création. Le malentendu avec le ballast du savoir : on se trompe de moyen de transport(s) - ce qui devrait être une montgolfière est pris pour un sousmarin. Au lieu de s'en charger pour atteindre des profondeurs sans vie, on devrait s'en délester pour se laisser entraîner vers une hauteur sans poids. Le contenu d'une œuvre d'art est un ballast, dont se débarrasse le regard - Benjamin - Im Kunstwerk ist der Stoff ein Ballast, den die Betrachtung abwirft. Toute âme d'exception est dans un déséquilibre, étant expression d'une - 48 - - Nietzsche – Hauteur - seule des extrémités humaines - l'ampleur, la profondeur, la hauteur ; mais mon esprit a besoin d'équilibre, pour agir et créer ; c'est lui qui conquiert la hauteur, pour que l'âme s'y installe. Je ne connais pas de montées réussies vers la hauteur. En revanche, je l'atteins souvent, suite aux chutes. On peut chuter aussi bien en hauteur qu'en profondeur - Hölderlin - Man kann auch in die Höhe fallen, so wie in die Tiefe. L'anodine et monotone chute en profondeur ne promet pas d'azur, - que des bleus sans lendemain et le glissement vers une platitude finale. À moins que j'y cherche la hauteur, comme toi : Il me faut monter en profondeur - Ich muß in die Tiefe steigen. Les deux extrémités de la verticalité s’entraident, même si moi, contrairement à toi : C'est de la sublime profondeur que le haut sublime doit jaillir vers sa hauteur - Aus dem Tiefsten muß das Höchste zu seiner Höhe kommen - je ne connais pas de chemins entre le profond et le haut. Ton astronomie est belle, ta géographie est irrecevable : Personne avant moi ne connaissait le droit chemin, le chemin qui monte - Niemand wußte vor mir den rechten Weg, den Weg aufwärts. Au Sinaï et au Golgotha, d'autres spécialistes de voiries prétendirent à la même exclusive. Les chemins ne servent qu'à ceux qui marchent ; pour la danse que tu proposais conviendrait plutôt une scène, dans la hauteur d'un théâtre en ruines, mais sous les yeux d'un Spectateur, qui en commande la musique. Ailleurs, tu disais mieux : Les faibles suivent le droit chemin, les héros suivent les hauteurs - Die Schwächlinge gehen den geraden Weg, die Helden gehen über die Gipfel. Le vrai rapport entre mes dimensions est d'ordre musical : l'ample crée l'acoustique, le profond fabrique et accorde les instruments, le haut écrit la musique. La hauteur, c'est la fidélité à la profondeur des sources, c'est le sacrifice des bas bruits, à l'autel de la haute musique. Mais pour me sentir en hauteur, l'existence des ailes est nécessaire, - 49 - - Nietzsche – Hauteur - comme une corde tendue est nécessaire, pour tester mes qualités d'archer. Ce que les autres remarquent, ce sont justement les coups d'ailes. Ce sont elles qui m'éloignent des aptères, comme tu l'as bien vu : Plus tu t'élèves et plus petit tu parais aux yeux de ceux qui ne savent pas voler - Je höher wir uns erheben, um so kleiner erscheinen wir denen, welche nicht fliegen können. Et plus petit encore aux yeux de ceux qui le savent ! La capacité de compter les marches, de s'élever prouve ma foncière petitesse, l'absence d'un noyau immuable. Le vrai avantage de la hauteur est de devenir invisible aux yeux des rapaces, qui volent bas : Plus un grand homme s'élève, moins il est visible - Stendhal. La hauteur sert à accueillir mes douleurs, mais aucune douleur ne me propulse vers la hauteur. Cultiver une solitude ou une souffrance est une chimère des repus et des indifférents, à laquelle il t'arrive de succomber : Toute hauteur de l'homme est gagnée par la culture de la grande souffrance - Die Zucht des grossen Leidens hat alle Erhöhungen des Menschen geschaffen. Mais ce n'est pas la volonté de puissance, stoïque ou héroïque, qui rend possible cette culture, mais la résignation de ne pas prêter trop attention à la souffrance mesquine, facilitant la profondeur et la platitude. Et la création haute, non pas en tant qu'un anesthésiant (la grande délivrance de la souffrance - die große Befreiung vom Leid), mais en tant qu'un excitant. Au vaste ennui d'énoncer et à la profonde bêtise de dénoncer j'oppose la haute paix de renoncer. La hauteur est aussi fascinante, car elle n'est pas une valeur, mais un vecteur. Elle n'est pas, comme tu le vois, dans la capacité d'indiquer les directions (Schiller fut du même avis), mais dans celle de voir nettement les chemins à ne pas parcourir. Tous les chemins se dessinent dans l'horizontalité ; dans la verticalité, il n'y a ni tournants ni pentes, que des élans et des chutes : Le chemin vers la hauteur et le chemin vers la profondeur sont un - Héraclite - et il n'est ni spatial ni même bidimensionnel, mais réduit à un point, où demeurera mon regard. - 50 - - Nietzsche – Hauteur - Vu de la hauteur, mes omniprésentes ruines s'opposent à la caverne : je découvre ma caverne - je touche à la profondeur ; j'en fais des ruines - je deviens accessible à la hauteur. J'existe dans ma caverne, mais je suis mes ruines. Tu es d'accord avec moi : Ton essence vraie n'est pas cachée au fond de toi, elle est placée infiniment au-dessus de toi - Dein wahres Wesen liegt nicht tief verborgen in dir, sondern unermesslich hoch über dir. La hauteur fait prendre mon masque pour mon visage, mon haut jeu d'acteur – pour une dramaturgie profonde. Tu en devinais les ressorts : Tout ce qui est profond aime le masque - Alles was tief ist, liebt die Maske. Ce n'est pas un choix, mais une nécessité, les vrais visages demeurant toujours dans la hauteur. Dans la profondeur, je n'aime pas, je scrute ; j'aime ou je crée dans la hauteur. Tout ce qui est haut aime la musique, cette métaphore sans objet, elle est mon vrai visage, obscur et imprévisible, toujours recommencé. Aux mascarades de la vie plate, le parquet est envahi par les grimaces découvertes et prévisibles. La hauteur, en tant qu'état, suggère, plus nettement que la profondeur, l'état abyssal. Cette dernière aberration dimensionnelle est d'origine teutonne - l'image d'abîme (Abgrund), est associée, bêtement, à la recherche de causes premières (Grund). Kant et toi-même, vous y êtes passés par là, pour me détourner de la hauteur, cette vraie source, qui entretient les meilleures soifs. L'air, symbole de la verticalité, représenté, dans l'Antiquité, par une ligne verticale, les autres éléments étant réduits à la géométrie incertaine de carré, de zigzag et de spirale ; l'air de la hauteur, que tu appelais air tonique (eine Luft der Höhe, eine starke Luft). L'appel de la proximité, auquel je réponds par : me perdre dans l'ampleur (tout le monde), chanter la hauteur (toi-même) ou viser la profondeur (Schopenhauer). Cette magnifique indécision spatiale : Présente, je vous fuis, absente, je vous trouve - Racine - vous tenir, dans mes bras, - 51 - - Nietzsche – Hauteur - absente, - est plus belle que l'indécision temporelle du To be or not to be ! Constat désabusé : toute tentative de réduire la source d'enthousiasme au feu (le geste), à la terre (la mémoire), à l'eau (la vie) - échoue. Il ne reste, pour tout ce qui se veut ailé, que son élément naturel - l'air (le rêve), pour être porté non pas comme la lumière, mais comme le son. L'élément de la parole est l'air, le médium vital le plus spirituel et le plus universel - Feuerbach - Das Element des Wortes ist die Luft, das spirituellste und allgemeinste Lebensmedium. Je ne suis qu'intensité, mais il faudrait que cette intensité maîtrisât la terre - pour marquer l'époque : l'air - pour être respirable, le feu - pour laisser des empreintes et l'eau - pour que l'encre la couche sur papier. De ce besoin d'intensité tu fais naître toutes mes métaphores vitales : Ce n'est pas l'éternité que tu demanderas à la vie, mais l'intensité - Auf die ewige Lebendigkeit kommt es an, nicht auf das ewige Leben. Le nom d'intensité est équivalent du verbe être. Et le vrai tourment, ce n'est pas de ne plus être, mais de ne pas savoir être sans avoir, cet éteignoir de toute intensité. - 52 - - Nietzsche – Politique - Politique La politique est peut-être la seule facette de l'Histoire, qui en rend instructive l'étude, puisque tout le reste n'est qu'un fatras de hasards et d'absurdités imprévisibles. Je n'apprends strictement rien de l'Histoire, pour mieux guider mes pas dans le présent et encore moins pour me prémunir contre un mauvais avenir. Ce constat gênant rapproche l'Histoire de la poésie et, en particulier, de la philosophie, mais l'éloigne de la science, malgré tout le prestige de l'oxymoron – sciences politiques. Athènes et Descartes doivent être remerciés pour avoir introduit deux grands principes : la liberté dans la cité et le système dans la philosophie, - leurs valeurs sont indubitables. Ensuite, les héritiers épigones les mettent en pratique : les politiciens fondent tout sur le commerce et les impôts, et les philosophes – sur le savoir et la vérité. Et puisque le parcours est rarement d'accord avec la source, ne gardent un contact avec les commencements que les adeptes de la grandeur ou de la poésie, de Gaulle ou toi-même. Le goût pour la poésie est des plus anti-démocratiques et antihumanistes. Toutes les grandes idées sont tyranniques ; je ne peux pas imaginer un chantre philosophique de la démocratie. Mais Hegel, tout naturellement, s'entiche de Napoléon, toi-même - de César Borgia, Sartre - de Staline, Heidegger - de Hitler. L'absence de toute honte pour vos privilèges, implicitement ressentis comme mérités, chez Chateaubriand, Lamartine ou toi-même, disqualifie l'homme, mais n'atteint nullement le poète. La honte sociale, chez Hugo, Marx ou Tolstoï, honore l'homme, mais engrisaille le poète. - 53 - - Nietzsche – Politique - Puisque toute réalité est double, historique par la représentation et musicale par interprétation, la confusion entre ces deux visions rend souvent un mauvais service aux musiciens, pris pour prophètes. Toi, tu en est l'une des victimes les plus flagrantes. Tes images musicales, ou tes danses, mettant en scène la force et la faiblesse, le surhomme, cet homme nouveau, et le dernier homme, la puissance et la maladie, le serpent et l'aigle, la belle éternité et la vilaine temporalité – tout fut pris pour un programme politique réactionnaire, visant l'écrasement du faible par le fort. Et il ne sert à rien de rappeler, que toutes les luttes que tu décris se déroulent à l'intérieur d'un seul homme, et en plus – d'un homme seul. Et qu'aucun souci du troupeau ne t'effleurait, toi, tourné exclusivement vers le berger solitaire, réfugié à une altitude, où les hommes et les bêtes sont rares, les rencontres improbables et les cieux accueillants. N'empêche que le nihilisme de l'homme ou de l'ordre nouveaux doit beaucoup à la rhétorique belliqueuse de tes nouvelles valeurs. Le funeste projet, né dans vos têtes exaltées, la tienne et celle de Marx, celui d'éduquer un homme nouveau, fut mis en chantier par les bolcheviques et les nazis, mais toute tentative de créer un homme nouveau, intérieur et céleste - St Thomas - homo novus interior et celestis échoue à cause de l'homme archaïque, tout à l'extérieur et si terre-à-terre. Le communisme est enfant des Lumières, comme le nazisme est celui de la Renaissance ou du Moyen Âge. Parmi les commissaires du Peuple, l'Agitprop trouvait de nouveaux Voltaire et Rousseau et érigeait des statues à Marat et Robespierre. La Propagande de Goebbels s'inspirait de la propaganda fide de la Curie romaine, comme le modèle de la SS de Himmler, ce Loyola de Hitler, fut l'Ordre des Jésuites, qui est le modèle originel de tout totalitarisme. - 54 - - Nietzsche – Politique - Tu serais horrifié par le nazi, ce plébéien, ce dernier homme, qui te porta aux nues, toi, t'ennuyant dans la lourdeur germanique : La «profonde» réflexion allemande n'est souvent qu'une pénible digestion - Das «tiefe» deutsche Überlegen ist oft nichts anderes als ein schmerzliches Verdauen. Vu d'une époque, où, surtout, on mâche et remâche, en n'avalant que pour remplir des cases d'une mémoire mécanique, - digérer ne me paraît pas si ennuyeux. Bien que je reste partisan inconditionnel de goûter. Mais la barbarie politique russe ne t'inspirait pas de meilleurs sentiments : La menace croissante russe contraindra l'Europe à se forger sa propre volonté - Eine solche Zunahme der Bedrohlichkeit Rußlands, daß Europa sich entschließen müßte, einen Willen zu bekommen. La prophétie se réalisa. Mais pour redonner de la consistance à la volonté russe en bouillie (de ces admirables barbares de l'avenir » - bewunderungswürdigen Barbaren der Zukunft), il faudrait désormais non pas un forgeron mais un réanimateur. Le nazisme se soucie du surhomme, le communisme - du sous-homme, la démocratie - des hommes. Selon Dostoïevsky et toi-même, à cette triade manque le quatrième élément - l'homme, jadis au centre de l'humanisme, aujourd'hui évincé au profit du robot, qui prit sa place (comme le mouton s'était substitué jadis aux surhommes et sous-hommes). Mais tu prophétisas bien le poids des idéologies : La lutte pour la domination du monde se déroulera sous le signe des principes philosophiques - Der Kampf um die Erdherrschaft wird im Namen philosophischer Grundlehren geführt werden. C'est ainsi que fut pressentie la dernière guerre européenne : le bolchevisme contre le nazisme, où, mécaniquement, le premier aurait dû succomber au second. Mais le conflit dévia et, au lieu d'être une lutte de classes, devint une guerre de races, où l'âme slave s'avéra supérieure à la raison germanique. Après les holocaustes du XX-ème siècle, tant de lamentations sur le mal - 55 - - Nietzsche – Politique - radical, qui ferait partie de la nature humaine, et sur la scélératesse des idées, tandis que la leçon principale aurait dû être la séparation définitive entre les idées et les actes et le retour des plus belles des idées dans leur milieu naturel - le rêve. Le socialisme cherche à arracher les crocs aux loups ; le capitalisme - à insérer ceux-ci parmi les moutons et à anesthésier la saignée. Mais le principe du troupeau est le même, bien que tu t'y montres trop partisan : Le socialisme est l'aboutissement de la morale du mouton - Sozialismus ist zu Ende gedachte Herdentiermoral. Appartenir au grand ou bien petit nombre est la même chose ; et le bonheur du plus grand nombre, comme idéal d'une société, ne me gêne en rien ; pour en avoir la nausée, toi, bêtement, tu dois avoir mis le nez dans l'étable. Mon bonheur ne devrait pas dépendre du nombre ; le malheur, commun, me rattrapera partout. Le triomphe du capitalisme prouve, que moins d'exigences morales forme une croyance, face à l'individu, plus vaste est le troupeau qui l'applaudit S.Zweig - je geringere moralische Anforderungen ein Glauben an das Individuum stellt, um so weiteren Kreisen wird es willkommen sein. On n'a pas écouté Marx, si sobre dans la reconnaissance, que la compétition impitoyable des forts sera toujours plus performante que la pitié inefficace pour les faibles, d'où la débâcle économique de la tentative soviétique. Quand je ne vis, comme toi, que dans une seule dimension, dans la verticalité, toute idée d'égalité apparaît comme profanation de la hauteur ; mais la politique, c'est la pratique de l'horizontalité, et la recherche d'une supériorité dans la platitude devient saugrenue, tandis que celle de l'égalité est signe d'une vraie supériorité éthique et même esthétique. Le culte de l'inégalité, dans nos sociétés repues, découle directement de la - 56 - - Nietzsche – Politique - sensation de force, qu'éprouvent même ceux qui se trouvent en bas de l'échelle sociale. Pour rendre l'homme – fraternel, il faudrait lui rappeler qu'il est faible. Et la liberté se vit mieux en tant qu'un songe qu'une veille. Tu as bien décrit l'avènement de la liberté : L'épuisement est le chemin le plus court vers l'égalité, vers la fraternité, et c'est le sommeil qui y ajouterait la liberté - Die Ermüdung ist der kürzeste Weg zur Gleichheit und Brüderlichkeit – und die Freiheit wird endlich durch den Schlaf hinzugegeben. Il n'existe pas de rêves, nés dans l'abondance ; l'utopie est affaire de la misère, réelle ou imaginaire ; la satiété fruste tue la société juste. Tant d'hommes libres restent indifférents au scandale de l'inégalité matérielle ; tant d'esclaves misérables vomissent leur haine face au monde libre ; c'est la rencontre future entre la honte et la noblesse qui réconciliera un jour la liberté et l'égalité ; cette rencontre s'appellera peutêtre fraternité. Impossible de vénérer la liberté dans les plates affaires des hommes. Aucune profondeur casuistique ne l'héberge pas non plus. La liberté ne brille que par les sacrifices, fraternels ou héroïques, qu'exige la fidélité à la hauteur, comme tu le vis si bien : Selon quel critère juge-t-on la liberté ? - d'après l'effort pour préserver la hauteur - Wonach misst sich die Freiheit ? Nach der Mühe oben zu bleiben. La grande chance de la démocratie, en France et en Angleterre, fut le positivisme philosophique, qui régnait dans la plupart des têtes pensantes ; toute démocratie, qui veut survivre, devrait se donner pour tâche prioritaire la détection à temps d'un nouveau Nietzsche, B.Croce, Ortega y Gasset, Berdiaev, pour le mettre à son service ; la place d'un lyrisme philosophique est dans un salon, un sous-sol ou une ruine, jamais - sur une place publique. Les sociétés fermées se projettent sur le firmament voûté ; les sociétés ouvertes - sur les platitudes de l'histoire. Dans les premières on redresse - 57 - - Nietzsche – Politique - les têtes récalcitrantes - par le bâton ou par la boue sous les pieds. Dans les secondes on les rabaisse - par la carotte et par le vide des cieux. Cette opposition entre le clos et l'ouvert, si banale dans un contexte social (Bergson s'y appliqua), devient passionnante, si l'on l'applique à l'homme seul, et où les dimensions s'inversent : l'homme fermé se vautre dans la platitude, et l'homme ouvert se voue au ciel. Le niveau politique d'une civilisation est défini par la lucidité de la compréhension de ce que la liberté est et de ce que je peux faire grâce à elle. Toi, voulant passer pour un homme d'action, tu n'apprécies qu'une seule facette : Je ne te demande pas de quoi, mais à quoi tu es libre - Ich frage dich nicht wovon du frei bist, ich frage dich wozu du frei bist. Chez l'homme, dit libre, je constate, que plus vaste est son de quoi (wovon), plus étriqué est son à quoi (wozu). Chez l'esclave, ce sont des synonymes ; la différence n'est de taille que chez le créateur : il est libre aux images virtuelles, il est libre des choses réelles. L'hypocrisie est le ciment tout à fait désirable de la solidarité sociale, même si toute force centrifuge des hommes est mensonge. Toute force, qui libère chaque particule d'une multitude, est vérité - Tolstoï - Сила сцепления людей есть ложь, обман. Сила, освобождающая каждую частицу людского сцепления, есть истина. Et ce qui libère pour unir ? Ou ce qui unit pour libérer ? Des vétilles ! N'est vrai que le premier pas, dans n'importe quelle direction, mais découlant de mes propres contraintes ; la grandeur, contrairement à tes vues, n'est pas dans le vecteur, dans la direction, mais dans le commencement, poétique ou héroïque. La direction, c'est déjà tout pas second, expression de la force mécanique, de l'inertie. - 58 - - Nietzsche – Vie - Vie Un malentendu a toujours opposé les artistes aux vitalistes, les esthètes aux ascètes, créer à sentir. Pourtant, toutes les manifestations de mon esprit, de mon âme, de mon cœur, ont le même droit à leur marque de fabrique – à mon humanité. Que je calcule ou que je rêve, que j'invente ou que je suive une inertie, que je m'oublie ou que je me cherche, c'est toujours ma nature qui parle. Opposer la vie à l'art, la physiologie à la psychologie a quelque chose de dogmatique et borné. Cette fausse querelle est soulevée, le plus souvent, par des soi-disant vitalistes, dépourvus de talent artistique et jaloux de la dextérité des maîtres de plume. La vraie querelle oppose les goûts et non pas les motifs ou les contenus. Ou bien je prône la rigueur, la précision, l'ordre, ou bien je suis les méandres de mes états d'âme, de mes caprices et rêves. Ou bien je laisse le dernier mot au savoir, à la responsabilité, à l'objectivité, ou bien je fais confiance à la musique, à l'intensité mentale ou à la noblesse tonale. La part de la vie est exactement la même, dans tous les écrits relevant de l'art ; ce sont les mélodies et les couleurs qui en déterminent la valeur ajoutée. La valeur pragmatique, c'est à dire des répercussions éventuelles d'une œuvre dans la vie pratique, ne devrait même pas m'interpeller. Toi, tu eus la bonne idée de proclamer l'identité entre l'art et la vie. Curieusement, pour maintenir cette équivalence, la maîtrise langagière s'avère être décisive ; au moins, elle pèse beaucoup plus qu'une vie bien réglée. Voici le cycle vital d'un artiste complet : l'écoute stoïque de tout courant - 59 - - Nietzsche – Vie - de la vie (libido sciendi), le désir de puissance artistique (libido dominandi), l'aristocratique regard, baignant dans la pitié et la honte (libido sentiendi). Toi, tu n'accomplis que la moitié du parcours, prenant trop à la lettre les substantifs, te trompant systématiquement d'adjectif et oubliant le verbe ! La sagesse de la vie peut se formuler sur trois niveaux : en tant que solution - en évaluer le prix ; en tant que problème - réfléchir sur sa valeur ; en tant que mystère - vibrer du vertige de sa hauteur, de son intensité (ta lubie conceptuelle) ou de ses vecteurs (R.Debray). La plupart des sages s'arrêtent à mi-chemin : Si tu veux, que la vie te sourie, tu dois la doter d'un bon prix - Goethe à Schopenhauer - Willst du dich des Lebens freuen, so musst der Welt du Werth verleihen. L'axe originel art – vie fait pendant à l'axe bien – mal ; tous les deux se projettent sur tous les autres axes. Ces axes te servent de terrain d'application de ta métaphore du retour éternel du même. L'axe art – vie me permettra de comprendre que vivre, c'est vivre en artiste, ce qui munit les deux extrémités, ou tout point intermédiaire, d'une même intensité. Donc, ce qu'on appelle communément vital peut être qualifié, au même titre, - d'artistique. C'est surtout palpable aujourd'hui, où la vie est sans art et l'art - sans vie. Toi, tu associes vouloir, pouvoir, devoir, ces sources et outils de l'art, directement avec la vie ; les autres les lient à l'intelligence ou à l'éthique. Il serait plus précis de parler de vouloir un type de pensée (Valéry), de pouvoir révoquer ma suffisance (Cioran), de devoir faire danser la vie (toi-même). C'est en surmontant la fatigue vitale (Lebensmüdigkeit) que tu espères descendre jusqu'au problème vital (Lebensaufgabe). Oh combien plus - 60 - - Nietzsche – Vie - prometteur est de céder à la puissance vitale pour monter vers le mystère vital ! L'art devrait faire admettre la présence, permanente et enthousiasmante, de mystères dans la vie, pour l'anoblir ainsi. Tu saluais même un beau pessimisme, faisant aimer la vie : Toutes les bonnes choses sont des excitants de la vie. Même tout bon livre écrit contre la vie - Alle guten Dinge sind Reizmittel zum Leben, selbst jedes gute Buch, das gegen das Leben geschrieben ist. Et dans la souffrance, non plus, tu ne vois pas une raison, pour s'insurger contre la vie : La douleur ne peut pas servir d'argument contre la vie - Das Leiden ist kein Argument gegen das Leben. La vie s'évalue surtout d'après le type d'opérateurs passionnels composés, plutôt que d'opérandes événementiels imposés. Et le sens est donné à la valeur de vérité par un acquiescement religieux. L'utilitaire au détriment de l'imaginaire, cette dérive peut frapper même les artistes eux-mêmes. Les mêmes sentiments troubles furent à l'origine des boutades platoniciennes contre Homère ou des grognes tolstoïennes contre Shakespeare (Goethe et toi-même, deux autres frères de Tolstoï, vous avez subi les mêmes foudres – qui aime bien punit bien) : Une paire de bottes vaut mieux que tout Shakespeare - Tolstoï - Пара сапогов ценней всего Шекспира. Soit on y voit l'ennoblissement du bottier, soit l'un des plausibles ressorts de la plume shakespearienne, la honte. Les besoins des pieds seraient-ils plus vitaux que ceux des narines : J'ai essayé de lire Shakespeare, et je l'ai trouvé si niais, que j'en ai eu la nausée - Darwin - I tried to read Shakespeare, and found it so dull that it nauseated me - et Wittgenstein fut aussi intraitable, face à l'immoralisme shakespearien. La pensée s'inscrit, en Allemagne, dans une philosophie, en France - dans une littérature, en Angleterre - dans une politique, en Russie - dans la vie, - 61 - - Nietzsche – Vie - ce réseau de riens. En Allemagne on veut la pensée pour la méditer, en France - pour l'exprimer, en Angleterre - pour l'appliquer, en Russie pour rien - Tchaadaev. L'absence d'œuvres serait la définition même de la folie (Foucault, et l'œuvre de Pouchkine n'était pas encore venue consoler ce pauvre Tchaadaev, comme Montaigne vint à la rencontre du Tasse), folie dont un oukase te stigmatisa, pour que tu y rejoignisses, malgré toimême, Swift, Nietzsche, Van Gogh, Artaud. L’Orient apporte la réponse à : Comment bien vivre ?. L’Occident pose la question : Qu'est-ce que vivre ?. La Russie balbutie : Pourquoi vivre ?. L'ironiste montre où et quand vivre. Le pourquoi étant le premier souci du philosophe, tu penses que l'artiste ne peut retrouver son souffle vital qu'en Russie - in Rußland wieder aufleben kann. L'indignation semble, aujourd'hui, être la pose commune du chômeur, du footballeur, du député, du poète. Les diseurs-du-oui se font rares, la résignation est honnie, l'alacrité d'appelés d'ici-bas évinça la fraternité d'élus de là-haut. Nous sommes ou trop près ou trop loin les uns des autres ; comment retrouver le lointain enthousiasmant ou l'émouvante proximité ? C'est le talent et le frisson, maîtres de la proximité, qui rendent équidistants le pour et le contre, l'extase et l'abattement. Mon unique espérance est dans mon désespoir - Racine. L'horreur, dite admirablement, amène un espoir indicible. Le nez-à-nez avec la vie, s'appelle action endormante ; son plus beau panorama - hauteur excitante. À cette immobile hauteur se confie même le gémissement, à la hauteur qui est ce séjour, d'où rien ne tombe à terre, et que je reconnais chez le plus germanique des poètes italiens : Nulle chose ne mérite ton élan, ni de tes soupirs n'est digne la terre - Leopardi - Non val cosa nessuna i moti tuoi, nè di sospiri è degna la terra. Une fois constatée l'indignité terrestre, les refuges possibles sont : la vie (le corps), l'art (l'âme), la beauté - 62 - - Nietzsche – Vie - (l'esprit). Les Italiens et les Russes en appellent à la vie (les premiers acceptant tout, du vulgaire au sublime, et les seconds refusant tout, sauf de vagues projections dans l'avenir), les Allemands veulent ne respirer que la pureté des hauteurs poétiques, et les Français emménagent dans des châteaux raffinés ou dans d'élégants salons littéraires. Seuls les Français appliquèrent ton équation : la vie et l'art, c'est la même chose ! Le mirage est ma destination ; le désert - le milieu qui le promet ; l'oasis l'arrêt, où boire n'est qu'alimentaire et élémentaire et où ne doivent pas s'échanger les cargaisons ou fardeaux sans prix. Tu te trompes de lieu et d'instant - et de gravité des profanations : La vie est une source de volupté, mais où la canaille vient boire, toutes les fontaines sont empoisonnées - Das Leben ist ein Born der Lust, aber wo das Gesindel mittrinkt, sind alle Brunnen vergiftet. La vie devrait être vue comme une impossible féerie, un mensonge mélodieux, mais les hommes la réduisent à une vérité sans éclat ni musique. La musique, mieux que tout, m'égare, me laisse hors des vérités battues, me rend sédentaire nostalgique d'une patrie inconnue, c'est ce que tu veux dire : Sans la musique la vie serait une errance - Ohne Musik wäre das Leben ein Irrtum (et non pas une erreur ; c'est la musique qui est l'erreur salutaire). Ils veulent débarrasser l'homme réel de ses défigurations par le travail (Marx), le sexe (Freud), la volonté (toi-même) ; mais ce sont exactement les dimensions centrales de sa réalité, l'autre face, l'homme idéel, ne contenant que le rêve, qui est l'homme même, son style vital. - 63 - - Nietzsche – Intensité - Intensité Si la noblesse est ton commencement, l'axiologie (de l'axe et non pas des valeurs !) – ton moyen, l'intensité est ta finalité. Et puisque te mettre par-dessus (ce qui est mieux qu'au-delà) tout axe, transformer la valeur en vecteur, est ton souci permanent, - partant de l'intensité, tu déboucheras sur ton image centrale – l'éternel retour (dénonciation de la linéarité, du progrès, de la confusion entre l'éthique et l'esthétique, le culte d'un art émancipé, souverain). L'art s'arrête, quand la fidélité à la vie courante atteint une telle efficacité, qu'elle fait oublier le goût du sacrifice. L'art commence par le sacrifice de la fidélité à l'efficacité - Valéry. Dans la vie comme dans l'art, l'intensité l'emporte sur la véracité, cette chimère des impuissants. L'authenticité, dans l'art, est dans l'écoute de son soi inconnu. Sur les axes des valeurs, Aristote cherche des commencements, Kant des frontières, les épigones - leurs points préférés respectifs. Mais toi, tu ennoblis l'axe tout entier, en le munissant d'une même intensité, qui est le fond de mon soi ; cette axiologie s'appellera l'éternel retour du même ; ce qui change en moi n'est pas moi. Hegel assigne à la philosophie la tâche d'interpréter le monde, Marx - de le changer, Aristote - de le représenter : le sens, le devenir, l'être. Le relatif de l'absolu, l'absolu du relatif, l'absolu. Mais, en tout cas, c'est la musique et l'intensité du langage, c'est à dire le regard, qui feront, que ce monde est bien à moi. Par ailleurs, ton intensité n'est pas la force, comme on le croit bêtement, mais exactement - la musique ! Comme ta force consiste à savoir t'appuyer sur ta noble faiblesse. - 64 - - Nietzsche – Intensité - La fidélité à l'intensité ne peut être qu'une pose, et en tant que telle elle s'oppose à la (prise de) position, à une préférence extra-artistique et trop plausible, dictée par le bon sens et qu'un bon goût refuse. Le médiocre est trop mou, dans la peinture du mignon, et trop ronflant, dans celle de l'abject. Le maître de l'intensité peut se permettre la même virtuosité, en affrontant le bien ou le mal, la force ou la faiblesse, la révolte ou l'acquiescement. Il laisse la tâche ingrate du désaveu de l'extrémité moins sympathique de ces axes – aux artisans, à ceux qui veulent subordonner l'art aux normes de bienséance sociale. Le beau se trouve plus naturellement dans le voisinage de l'horrible que dans celui du joli. Et ce n'est pas un cynisme inhumain qui y conduit l'artiste, mais une fidélité à l'intensité de sa plume. L'écoute d'une âme palpitante plutôt que d'un esprit égalisateur. L'excellence musicale, même dans l'injuste, plutôt que l'obéissance mécanique à l'inertie du juste. Tous les sages étalent des apologies élogieuses de la raison ou de sa face articulée ou figée, l'esprit. De très rares poètes, comme toi, se tournent vers sa face à articuler, l'âme, et en chantent l'envol ou la vitesse (l'intensité). Mais c'est son accélération (le vertige) qu'il faudrait mettre en musique, en premier. Les dérivées de la raison, plutôt que la raison ellemême. À la raison panoramique opposer le regard vertical. Quand je sais, que la hauteur n'est pas un lieu, mais un état d'âme, je comprends sa parenté avec l'intensité. Ma hauteur atopique est assez proche de ton intensité physique, mais je crois, que le seul point d'arrivée non dérisoire d'une intensité est bien la hauteur, ce qui entretient la stridence, initiale ou finale. De l'état de glace à l'état de grâce, tout en tenant à l'état de race. Tracer les frontières entre les clans ou écoles philosophiques est une tâche - 65 - - Nietzsche – Intensité - sans trop d'intérêt. Mais je peux commencer par le regard, que les philosophes eux-mêmes portent sur leurs exercices, et alors la première ligne de démarcation séparerait les scientistes des artistes. Chez les premiers, il y a deux groupes : discours léger et prétention à la sagesse (Platon, Sénèque), ou discours lourd et prétention à la rigueur scientifique (Spinoza, Hegel, Husserl). Chez les seconds, il y a aussi deux groupes : le verbalisme rhétorique de Heidegger ou ton intensité poétique, mais chez tous les deux, je sens l'appel du lointain, l'appel qui m'ouvre aux plus belles des proximités ou fraternités. La nostalgie est la douleur, que nous cause la proximité du lointain - Schopenhauer - Die Sehnsucht ist der Schmerz, den uns die Nähe der Ferne verursacht. Cette nostalgie-langueur est proche de ton intensité, née d'une fusion entre la douleur et la beauté, d'une noblesse créatrice, noblesse du regard, créateur de distances, l'oubli souverain d'une proximité impossible et dégradante, mais l'attouchement par le lointain. Me retournant vers la vie, je comprends, que même la faiblesse, même le désespoir, même le vide peuvent être vécus avec intensité - ta leçon centrale (déjà amorcée par Platon : Le plus beau des liens est celui qui rend au plus haut degré un soi-même et les termes liés) ; la volonté de puissance vise surtout l'intensité d'une vie à créer. L'intensité de l'inconscience - source de toute poésie ; l'intensité de la conscience critère de la liberté (Bergson). Vie, volonté de puissance, art - comme trois hypostases d'une même substance tragique ! Il est beau, ton projet : faire parler le désir et non pas la pensée. Il se trouve, que celui-là débouche, malgré toute injonction de celle-ci, sur la solitude, imitation (Nachfolge ou Nachahmung), vindicte ou ressentiment (Rach- ou Nachgefühl). Et la pensée préconçue n'y est pour rien. Apollon n'a qu'à suivre Dionysos ; mais main dans la main, ils ne se retrouvent que dans la tragédie. - 66 - - Nietzsche – Intensité - Ce qui est grand dans ton combat, c'est qu'on ne voit jamais ni tes ennemis ni tes alliés ni l'origine du conflit ni les trophées escomptés ni la direction de tes flèches non-décochées. Je sens une corde bandée, j'oublie les carquois. L'intensité. Tes cibles, ce ne sont ni le Christ, ni la morale, ni le nihilisme, mais les extrémités des cordes tendues, sur lesquelles s'exerce ton intensité musicale ; tu n'es ni négateur (comme les sots) ni dialecticien (comme les pédants), tu es musicien. Je dois avoir un thème musical unique, qui traverserait ma vie, rhapsodique ou symphonique, de part en part, tel un retour éternel, fusion du continu et du discret. Pour toi, l'éternité est une question, bannie de la vie et tournée vers l'art : Il y va de l'intensité et non pas de la vie éternelle - Auf die ewige Lebendigkeit kommt es an, nicht auf das ewige Leben. Mais si la vraie vie est dans l'art, le sens de mon existence l'intensité de mon regard, c'est à dire de mon rapport avec la vie, et qui s'atteint surtout grâce aux contraintes que je m'impose : mettre le désir au-dessus de la force (la volonté de puissance), ne pas m'attarder sur les choses, qui changent, entretenir l'excellence du regard (l'éternel retour du même), me mettre au-delà des valeurs, pour être moi-même leur vecteur (la réévaluation de toutes les valeurs) - trois synonymes de ton plan. À part le talent, qu'est-ce qui entretient l'intensité ? - la volonté. La volonté de ne pas subir la règle criarde de mon soi connu et de suivre la loi, opaque et oblique, de mon soi inconnu, de mon inspirateur. Et, inévitablement, ce sera un combat, où s'affronteront la puissance d'esprit et la puissance d'âme. Volonté de puissance : accéder à la hauteur audessus de son soi - Heidegger - Wille zur Macht heißt : die Ermächtigung in der Überhöhung seiner selbst. Cette volonté ressemble beaucoup à mes contraintes, et que tu appelles volonté d'un ordre (Wille ist Befehl) : l'action extérieure en est exclue, seule est visée l'intensité intérieure, - 67 - - Nietzsche – Intensité - intensité qui est fusion de la volonté et de la puissance, du sentiment et de la raison. Et le soi inconnu serait la hauteur même. L'intensité a les mêmes rapports avec la correction de la raison que les ombres d'artiste - avec la lumière commune. L'ardeur face à la fadeur. La volonté est ardente, et l'intellect - lumineux - Schopenhauer - Der Wille ist die Wärme, der Intellekt - das Licht. Tu tentas de renverser cette banalité, en faisant de la volonté un guide et de la vie intellectuelle - une intensité. À l'époque romantique, la volonté fut chargée de rythmes ; à notre époque robotique, elle n'exprime que des algorithmes. Jadis, l'âme se servait de la lumière intellectuelle, pour répandre de belles ombres ; aujourd'hui, les âmes sont paralysées par la grisaille des intellects calculateurs. Avec un bon auteur : autant de lectures que de lecteurs. C'est toujours toi, une fois de plus, qui t'y fais remarquer ; le surhomme et l'éternel retour en sont les plus beaux exemples ; même Heidegger y fait appel, grossièrement, à l'histoire, à l'évolution des hommes ou à la métagéométrie (retour à soi-même, la mêmeté comme l'être idéel, contrôlant le tout-étant), au lieu d'y voir l'intensité entretenue comme la seule justification de mon intérêt pour les choses. Dans tous les hommes, tu vois des ruminants : les bons (ceux qui réussissent à digérer, les dionysiaques) et les mauvais (ceux qui y échouent, les hommes du ressentiment). Mais tu ne comprends pas, que le filtrage - ne pas mettre à la bouche ce qui répugne au bon goût - est le meilleur remède contre l'indigestion. Dionysos est le philosophe de l'éternel retour, c'est à dire de l'intensité en tant que dénominateur commun de mes expériences ; or, sur le minable - aucune intensité acquiescente n'est possible. - 68 - - Nietzsche – Musique - Musique Parmi tous les langages, la musique est certainement celui qui est le plus proche du dessein divin. Tous les autres supposent l'existence d'un interprète intermédiaire, traduisant les signes en concepts ou en affects. La musique pénètre dans l'âme, sans avoir subi la moindre transformation par l'intellect. Cette immédiateté est aussi miraculeuse que la persistance du bien dans mon cœur endurci. Que le chant, la danse, le poème, ces branches de l'arbre musical, soient présents chez toutes les peuplades de la Terre prouve, que cette corde humaine est primordiale et universelle. Je ne sais pas si Dieu créa l'accord musical ou seulement le bruit désaccordé. Dans mes oreilles, je dois avoir un équivalent de la dyade oculaire, les yeux – le regard ; les premiers capteraient le bruit, le second le transformerait en musique. Le philosophe, par définition, est celui qui devrait maîtriser ces deux outils de connaissance (comme processus et comme résultat). Il tente d'imiter Dieu, ou au moins de se substituer à Lui, pendant Ses absences. Mais si Dieu ne fait, sans doute, que concevoir Sa musique, le philosophe, en plus, doit interpréter le bruit du monde comme tout quidam. Et sa fonction première consisterait à en extraire la musique, ce qui, Dieu merci, est toujours possible. Tes marteaux pianistiques seraient un outil philosophique. Mais avant d'avoir produit de la musique, il est utile d'y être conduit. De la cuisine – au salon, en salle de concert, et ensuite – dans l'atelier d'artiste. D'auditeur et d'interprète – au compositeur, en sacrifiant le médiocre au grandiose. C'est la profondeur de mes sacrifices qui déterminera la hauteur de ma fidélité. Deux exemples éclatants : toi et Pasternak, renonçant à la musique, pour tendre vers les sommets de la philosophie et - 69 - - Nietzsche – Musique - de la poésie. Dans un vrai livre de philosophie, on doit faire appel à une haute musique de poète, à un vaste style d'écrivain, à un profond regard de penseur. Tu fus le seul à atteindre à cette harmonie. Mais dès que les hommes imaginèrent, que seule la dernière dimension justifiât le titre de sage, ils proclamèrent, paradoxalement, la préséance du langage, et leur profondeur universitaire, sans nulle forme musicale, se mua aussitôt en platitude. La démarche la mieux réussie vers la musicalité d'une œuvre, c'est ta démarche bien calculée : la sélection d'axes intéressants, la création d'une tension entre les extrémités, entre deux langages respectifs également défendables, le refus de faire son choix sur cet axe et donc la confiance aux langages, le maintien de cette intensité comme ressource, contrainte et but de l'art. La prépondérance de la vision musicale de la vie crée tant de malentendus entre l'artiste, l'homme de rêve, et l'activiste, l'homme d'action. Il y a deux réalités : le fond de l'une est l'Histoire, de l'autre - la Musique A.Blok - Есть две реальности : одна историческая, другая музыкальная. Dans la première - des chiffres, dans la seconde - des rythmes. Des gestes et des messages. Des faits et des mots. Le sérieux et l'ironie. La première est toujours désaccordée et clonable, la seconde toujours arbitraire et irréproductible. L'art est plus proche de l'oreille que des yeux ; et ce que ceux-ci entendent est souvent du galimatias pour celle-là. À comparer : l'historicité cartésienne et la musicalité pascalienne. A.Blok entendit la musique de Lénine exactement comme Heidegger - le pathos d'Hitler, dans une de ces trois ek-stases de la temporalité (drei Extasen der Zeitlichkeit), que toi, tu qualifiais de monumentale, antiquaire ou critique (monumental oder antiquarisch oder kritisch) : privée de musique - 70 - - Nietzsche – Musique - organique, la réalité est dédaignée de Muses et vouée à la poussière des musées ou à la mécanique musique dans la glace (музыка во льду – Pasternak). En philosophie, là où je n'entends pas de musique (toujours ton marteau auriculaire), il n'y a rien à chercher ; l'âme est l'esprit sachant réduire à l'ouïe tous mes sens, et la philosophie est exactement la fonction, qui réalise cette transformation. Le cœur réduit le même esprit au toucher, à la caresse. La musique, le regard, la caresse semblent être des synonymes, ou des traductions d'un même mot dans des langages divins différents. Que mon existence soit tragique, la meilleure preuve en est apportée par la musique, qui est toujours mélancolique ou nostalgique. Elle me rappelle, mieux que tout discours, pris de panique, que la vraie vie est ailleurs. Et que même la caresse peut s'ouvrir sur les ténèbres. Tu entendais un chant, si lumineux, si doux, qu'il inviterait la noirceur même à y mêler sa voix - ein Lied, so sonnig, so leicht, daß es die Grillen einlädt, mitzusingen. La musique doit être lumière, pour que la danse des ombres en soit un reflet fidèle, une voix, un visage. Tout commence par le corps, la-dessus même Platon est d'accord avec toi. Mais que ce soit une déchirure, une volupté ou un contact mécanique, la première tâche de la philosophie consiste à le transformer en caresse. Et la caresse, c'est d'abord, l'immobilité. La musique en mouvement ne peut conduire qu'en caserne ou en cimetière ; c'est la musique de l'immobilité, n'ayant besoin d'aucun chemin, qui m'approche de ce qui m'est infiniment cher et lointain. Aucun silence ne peut la remplacer, bien que tu penses le contraire : Le chemin vers tout ce qui est grand passe par le silence - Der Weg zu allem Großen geht durch die Stille. Il y a tant de penseurs, qui louent les vertus d'un silence révélateur, et qui abusent de mes oreilles avec leur interminable bavardage. Dans un - 71 - - Nietzsche – Musique - domaine, où compte avant tout la musique, faite de violences et d'arrêts de souffle. Toi aussi, tu tombes dans ce travers : L'essentiel de ta vie se déroule non pas aux plus bruyantes, mais aux plus silencieuses de tes heures - Die größten Ereignisse, das sind nicht unsere lautesten, sondern unsere stillsten Stunden - l'essentiel n'est pas dans la force du son, mais dans son amplitude-intensité, dans la ligne musicale de crête ou de faîte. Il faut faire comme Beethoven et se dire, en permanence, que le vrai sourd, c'est le monde, et ne pas chercher des oreilles adéquates. Chant accueillant un beau rêve et parole rébarbative ; danse, où vibre une belle âme, et marche disgracieuse ; musique touchant mes meilleures fibres et rugissements qui glacent ; intelligence atteignant de hautaines cimes et bêtise à me terrer de honte - tel est mon pays natal, le plus déséquilibré et le plus déconcertant du monde. Le petit bourgeois, offensé, ricane de ces chants, le saint visionnaire a les yeux pleins de larmes - H.Hesse - Über diese Lieder lacht der Bürger beleidigt, der Heilige und Seher hört sie mit Tränen. Pour toi - une triple énigme : Les méchants n'ont pas de chants. - Mais d'où vient le chant des Russes ? Böse Menschen haben keine Lieder. - Wie kommt es, daß die Russen Lieder haben ?. La musique la plus pure fut écrite par deux sales personnages, Mozart et Tchaïkovsky ; la musique la plus optimiste et fraternelle - par ce sinistre misanthrope de Beethoven ; la musique la plus noble et divine - par ce petit-bourgeois et grenouille de bénitier, Bach. Et l'accord entre le personnage et son œuvre annonce, si souvent, une médiocrité. À comparer avec toi en tant qu'homme : un minable petit-bourgeois, respectueux des titres, grades et fortunes, guettant des signes de reconnaissance ou d'admiration de la part de n'importe quelle canaille c'est parmi les petits-bourgeois, hélas, que se recrutent les adorateurs du surhomme. - 72 - - Nietzsche – Musique - De l'homme à l'artiste il n'y pas de passerelles continues ; des mots à la musique – le chemin est toujours plein de ruptures. Je me sens porteur d'une musique, mais je dois la confier aux mots. On peut avoir une idée du désastre en tombant sur d'effarants livrets, accompagnant les meilleurs morceaux de Mozart ou Tchaïkovsky. Les arpèges des mots sont souvent souillure d'une partition vitale. Mais la pensée est contre-indiquée à la musique, comme à la poésie ; écoutez du Nietzsche, du Marx ou du Platon, mis en musique par Mahler, Prokofiev ou Satie. En morale, comme en intelligence, les plus belles poses ou idées, surgissent des représentations et non pas des interprétations ; toi, qui ne vois que des interprétations, tu es un mauvais juge et de l'une et de l'autre ; tu restas au-delà et du bien et de l'intelligence ; il ne te resta que la musique, mais qui est au-dessus de tout. Aimer la musique, c'est redécouvrir ma jeunesse, c'est à dire chercher à me mettre sur les épaules des géants, pour mieux voir et avancer vers les fins. La vieillesse : chercher des points zéro, pour, immobile, mieux rêver des commencements. C'est la place de la musique qui distingue le jeune du vieux : elle est le commencement du jeune ; pour les vieux, elle n'en est qu'un dernier écho (le terme est à toi). - 73 - - Nietzsche – Religion - Religion Ayant christianisé Platon, Aristote, Sénèque et épuisé toutes les arguties des Pères de l'Église et des scolastiques, avant de les railler au siècle des Lumières, l'Européen, aux siècles précédents, se rabattit sur Confucius, le Bouddha, Krishna, pour se faire de nouveaux muscles. Aujourd'hui, il y ajouta Mahomet et revint sur Moïse. L'ennui, plus que la curiosité et l'ouverture d'esprit, orienta ses recherches. La notion de Dieu surgit devant tout créateur, qui a l'intelligence de se demander - devant qui il doit écrire. Ceux qui ne se posent pas cette question écrivent pour leurs contemporains, collègues, maîtresses, éditeurs. Le maître écrit devant un lecteur impossible, Dieu ou un personnage divin. Ton Zarathoustra hyperbolique est un clair clin d’œil au Socrate elliptique et au Crucifié parabolique. Accordant à tous les dieux officiels le même stade d'inexistence, je ne les envisage que sous deux angles, l'historique et le culturel. Nos ancêtres parlaient d'humilité, de souffrance, d'expiation, de repentance plus souvent que d'orgueil, de bonheur, de joie, d'innocence. Ce qui fait de nous – peuple chrétien, quelle que soient la confiance que nous accordons aux événements, censés se dérouler en Judée, à Damas, à Athènes et Rome, il y a deux mille ans. La compassion me fut léguée par le Rédempteur. Ni toi, avec ton culte de la force impitoyable, ni Aristote - Le but du poète est de nous guérir de la pitié, source de tous les maux - ne m'en détournent. Cette vue vous vient d'un mauvais culte de la tragédie ; la pureté ou l'intensité seraient incompatibles avec la faiblesse ; heureusement, le christianisme reste le dernier à prôner la compassion pour le vaincu. Les cœurs en bronze, - 74 - - Nietzsche – Religion - hélas, évincèrent les cœurs brisés. Je peux admirer la rhétorique abstraite hébraïque ou compatir aux épreuves, subies par certains marchands de tapis saoudiens, je ne peux pas leur porter la même proximité sentimentale qu'au message du Nazaréen, où la poésie frôle si étroitement la pensée et la tragédie. Le christianisme est la religion d'une Vérité crucifiée - Berdiaev Христианство есть религия распятой Правды. Pour qui connut la solitude et la souffrance, comme toi, par exemple, le Christ crucifié est le plus sublime de tous les symboles - Christus am Kreuz - das erhabenste Symbol. La vérité persécutée et le mensonge triomphant disparurent, la vérité mesquine triomphe et le mensonge rêveur périclite. Depuis Jésus, on sait que Dieu est Amour (Éros), mais Marx lui oppose Polémos, toi-même – Dionysos, Freud – Thanatos. Le soupçon tue l'amour. Le Christ, dans la perception européenne, est une figure fondamentalement apollinienne ; chez les Russes, il est hautement dionysiaque. Inquisiteur, Le ou Christ le russe, Christ, pitoyable, assisté de en compagnie Torquemada, frère du Grand d'Hercule (Hölderlin), ou prêtant son âme à César, comme le fait ton surhomme. La chance unique du christianisme - la fusion entre un Dieu juif et un Dieu grec, entre un étant, qui chante et résonne, et un être, qui alimente et raisonne, entre celui qui hésite, dans la douleur du bien, et celui qui crée, dans la certitude du beau. C'est Dionysos qui souffla au Christ sa plus belle leçon, me dis-tu : L'œuvre essentielle du Christianisme, c'est d'avoir révélé, que la vie la plus misérable peut, par la chaleur de son intensité, acquérir une inestimable richesse - Wenn das Christentum etwas Wesentliches getan hat, es war die Entdeckung, daß das elendeste Leben reich und unschätzbar werden kann durch eine Temperatur-Erhöhung. - 75 - - Nietzsche – Religion - Les trois hypostases chrétiennes sont étrangement peu solidaires entre elles et semblent même s'ignorer complètement. Je peux dire la même chose de la trinité humaine : l'intelligence, la création, la noblesse, qui vivent en toute indépendance les unes des autres. En imaginer l'unité est un exploit des théologiens ou des poètes, comme toi : Celui qui connaît, celui qui crée, celui qui aime, c'est tout Un - Der Erkennende, der Schaffende, der Liebende sind Eins. Qu'est-ce qu'un homme ? - sa foi ! Le surhomme est l'homme trinitaire. La foi joue le même rôle dans ma psychologie que la croyance – en mathématique. Incontournable, mais inanalysable. Dieu est visiblement sensible à la beauté, au bien et à l'intelligence ; en revanche, je ne vois aucune trace de son intérêt pour la puissance (ni pour l'éternité ni pour l'infini) qui, pourtant, sauterait aux yeux de tous les théodicéens. Aucune religion ne favorisa l'art autant que le Christianisme. Il semblerait même, que chez nous le seul domaine, où le divin soit visible, est l'art Malraux. Il veut dire lisible. Le divin est surtout visible dans ce qui n'est pas artificiel. Hélas, l'art divinement artificiel (le tien – die göttlich künstliche Kunst) est risible. La superstition est l'une des formes du manque de talent qui pousse à placer Dieu au milieu des vétilles. L'activisme actuel du diable étouffe toute présence de Dieu. Et dire que c'était de l'oisiveté de Dieu que naissait, d'après toi, le diable lui-même. De la fainéantise, à l'inexistence et à la mort, il n'y a qu'un pas. La liberté joua son rôle sinistre : entre le rêve et le calcul, l'homme choisit le calcul, scellant la mort du seul Dieu crédible, celui du rêve incalculable (et non pas celui des valeurs, même transvaluables, que tu proclamas mort). Si Dieu, lui, est mort, le monde, livré au calcul, demeure et inclut - 76 - - Nietzsche – Religion - partout dans ses calculs - l'homme - Heidegger - Wenn Gott tot ist, die gerechnete Welt bleibt noch und stellt den Menschen überall in ihre Rechnung. Les autres dieux sont pires que l'homme : Le monde se faisait, tandis que Dieu calculait - Leibniz - Cum Deus calculat, mundus fit. Les signes, symboles et mythes s'évaluent désormais dans des genèses et non plus dans des exégèses. Dieu est mort, puisque l'homme apprit la sage parole et désapprit le chant fou. Tu L'identifiais avec la folie même : Dieu serait l'excitation et la terreur de la folie humaine - der Gott wäre der entzückte und entsetzte Wahn der Menschen. La poésie, la musique, le rêve ne sont que des folies me sauvant de la solitude ; Dieu, c'est l'impossibilité de la solitude du chant ; tandis que ni la parole, ni même le cri, ne m'ouvrent plus à l'écoute divine. Non, Dieu du chant, de l'intensité, qui n'est pas la force, ce Dieu n'est pas mort ; s'Il l'était, je serais condamné au soliloque ; une sensation impossible pour tout créateur de mélodies. De la vie, qui est un autel, l'homo faber fait un atelier ; l'homo sacer fait de son atelier - un autel. On ne jugerait les hommes qu'après leur mort ; et si la même chose valait pour les dieux ? On comprendrait alors ton annonce calculée de la mort de Dieu : Pour les dieux, la mort n'est jamais qu'un pré-jugement (préjugé) - Den Göttern ist der Tod immer nur ein Vor-Urteil. Je comprends l'avantage (Vor-Teil) d'être prescrit, qui, sans solidité des pièces à conviction, n'est qu'une partie (Teil) d'un bref sursis. Mais peut-être, Dieu ni ne se retire (Heidegger), ni ne se meurt (toimême) ni ne s'éclipse (Buber), puisqu'Il se cache soit dans l'inétendu soit dans l'intemporel. Dieu mérite de n'exister que dans le vide sacré de l'innommé. Je ne connais Dieu qu'à travers le non-advenu - Tsvétaeva Бога познаю только через не свершившееся. - 77 - - Nietzsche – Religion - Devant l'échiquier de la vie, mon Dieu est une belle combinaison à sacrifices. Le tien - une bévue, une bourde, une gaffe. Les grosses têtes (Einstein) refusent à Dieu un intérêt pour les jeux de hasard. La féerie du monde est trop cohérente ; peu importe quel nom je donne à son auteur Dieu ou le hasard. Mais le caractère ludique de la partie, qui m'oppose au monde est indéniable ; tu en fus conscient : quelqu'un joue avec nous cher hasard ! - Einer spielt mit uns - der liebe Zufall !. Une légende bien naïve, que tu entretenais : jadis, il aurait existé des valeurs suprêmes, témoignant de la présence divine dans les affaires des hommes, et qui auraient sombré, suite aux réévaluations nihilistes, et le vide ainsi créé justifierait le constat de mort de Dieu. Ces valeurs n'existèrent jamais. Ce qui est beaucoup plus dramatique, c'est que les vecteurs disparurent, ces porteurs d'élans et d'enthousiasmes, de tours d'ivoire, de temples et de ruines. L'artiste peut se permettre des mensonges iconoclastes à peindre ; le peuple aurait besoin de mensonges idolâtriques, transmis par des fripons ; quand je vois les résultats minables des prêches antichrétiens, contre la dévotion ou contre la morale, de Voltaire ou de toi-même, j'ai envie de remobiliser l'Inquisition et de rehausser les bûchers, puisque tout feu est désormais éteint, et y règne un terre-à-terre asphyxiant. Même de faux dieux entretiennent ma soif de mystères. Ces dieux sont pour la perplexité et l'admiration, que la connaissance ne réfute pas et que la foi, peut-être provisoire, bénit. De mon regard sur la vie, il faudrait bannir la religion et garder la foi et le mystère. Pourtant, toi-même et Tolstoï, vous formulez une religion sans foi ni mystères. L'aigle et la colombe manquent de dons de la chouette. Mais à la religion de la tête ou à la religion du cœur il faut préférer, au moins, la religion de l'âme, la - 78 - - Nietzsche – Religion - poésie. Mais, suite à ta grande annonce, le débat autour de Dieu ne cesse de se dégrader. Après de grands constructeurs (Kant, Hegel), après de grands déconstructeurs (toi avec Heidegger), voilà de petits instructeurs (Foucault, Deleuze). Les premiers s'intéressaient aux premiers pas de Dieu, imaginant l'homme, les deuxièmes - aux derniers pas de l'homme, abandonné de Dieu, les troisièmes - aux pas intermédiaires du mouton, imitant le robot. Comme tu l'as prévu, ils finissent par mettre mon Dieu silencieux dans les arcanes phonétiques et grammaticales : J'ai peur qu'on n'arrive pas à se débarrasser de Dieu parce qu'on continue à croire en grammaire - Ich fürchte, daß wir Gott nicht loswerden, solange wir noch an die Grammatik glauben. Pourtant, c'est l'existence même des excellents analyseurs sémantiques de la langue qui témoigne de la présence d'un excellent synthétiseur mystique du Verbe. Dieu est encore moins incarné qu'Amour, Verbe, Action ou Mystère ; il est Opération, opération presque algébrique. La vie est un résultat donné, que l'homme cherche à reconstituer à partir des opérations binaires, ternaires etc. - jusqu'à l'infini. Et un jour il se rend compte de l'insignifiance grandissante des opérandes et de l'admirable majesté de l'Opérateur. - 79 - - Nietzsche – Souffrance - Souffrance Il faudrait exclure de ce chapitre ce qui ne mérite pas le noble titre de souffrance et relève de mes tracas physiologiques ou sociologiques : les déficiences du corps, les piqûres de l'amour-propre, les blessures à ma bêtise. Tout cela devrait, au contraire, me faire redresser la tête. Par exemple : Même la misère rend fier, quand elle n'est pas méritée - Goethe - Armut selbst macht stolz, die unverdiente. Dès que je pèse les mérites, je suis dans l'aigre ressentiment ou dans l'insipide bonne conscience. La fierté est presque toujours dans l'acquiescement, même si le sel ou la bile s'y mêlent. L'acquiescement transforme malheur en bonheur - H.Hesse Unglück wird zu Glück, indem man es bejaht. Il serait utile de me souvenir de ta grande leçon sur la libération du ressentiment (Erlösung von der Rache) de l'homme qui souffre. La mélancolie et le ressentiment ont la même origine : un manque de caresses ; mais, pour le ressentiment, c'est l'amour-propre qui en éprouve l'aigreur, tandis que, avec la mélancolie, c'est l'âme ou l'épiderme qui en souffrent ; le ressentiment fait haïr le monde, et la mélancolie - l'aimer. Pâtir pour de bon veut dire toucher au fond tragique de mes meilleurs sentiments et pensées. Et ce drame n'est nullement associé à une délicatesse excessive, exceptionnelle, défiante de mes aspirations, m'inondant de bile, mais, au contraire, à une banalité flagrante, au double constat : premièrement, le gouffre infranchissable entre la troublante voix du bien, au fond de mon cœur, et le désespérant mutisme de mes actes, censés traduire ce bien ; deuxièmement, l'évanescence, le tarissement, le lent désamorçage de mes plus belles pulsions – l'amour, l'ardeur du talent, les palettes de l'enthousiasme, les arsenaux de ma noblesse. Je - 80 - - Nietzsche – Souffrance - commence par chercher à assouvir mes soifs, ensuite je me délecte de mourir près de la fontaine et je finis par être abonné à l'eau courante et à la vie coulante. Je serai maintenu en vie ; finies les promesses tenues par l'esprit ou les soifs entretenues pour l'âme. La raison froide pénétrera tous mes pores ; une mélancolie, impuissante, ne jaillira plus comme jadis, une coulée, pas une avalanche. Cette condamnation épargne les petits sentiments, sur lesquels je finirai par me rabattre. L'avantage des souffrances est de m'intéresser à mes limites. La douleur ne rend ni meilleur ni plus profond, mais elle me laisse un libre choix entre une extrême hauteur et une extrême bassesse. Tu t'égares souvent dans cette bassesse, qui, il faut l'avouer, ressemble si fort à de la profondeur : Seule la grande douleur nous contraint à descendre dans notre extrême profondeur - Erst der grosse Schmerz zwingt uns in unsre letzte Tiefe. Que l'autre refuge, à l'opposé, m'est plus cher : Souffrons, mais souffrons sur les cimes ! - Hugo. Dans la douleur, toi, tu lis une profonde noblesse, Maître Eckhart - une étendue de la perfection : L'animal le plus rapide, qui vous porte à la perfection, c'est la souffrance - Das schnellste Tier, das euch zur Vollkommenheit trägt, ist Leiden et Beethoven – une hauteur sacrificielle : La croix, dans la vie comme dans la musique, signifie la hauteur - Kreuze im Leben des Menschen sind wie Kreuze in der Musik : sie erhöhen. Ta hauteur rejoint la haute intelligence, que Dostoïevsky attachait à la douleur. Comme toute lutte avec le réel, au lieu de l'imaginaire, la douleur, elle aussi, affleure au quotidien et me plonge dans la platitude. Je ne compte accéder, par la souffrance, ni à la hauteur ni à la profondeur, comme tu me le promets : Je doute que la douleur nous rende meilleurs, mais elle nous rend plus profonds - Ich zweifle, ob ein solcher Schmerz verbessert, - 81 - - Nietzsche – Souffrance - aber ich weiß, daß er uns vertieft - elle ne fait que renforcer les positions acquises sans combat. Toute lutte finit par dévitaliser un peu davantage mon esprit ; la résignation schopenhauerienne et ta vitalité ne s'opposent guère et, souvent, l'une aboutit à l'autre, pour donner naissance à une tragédie. Difficile d'imaginer une haute souffrance ; difficile de placer la joie ailleurs que dans la hauteur, des joies profondes n'existent pas. Et tu te trompes de signe : La volupté est plus profonde que la peine de cœur - Lust ist tiefer noch als Herzeleid. Ailleurs, tu es plus précis : on peut classer les hommes d'après la profondeur, que peut atteindre leur souffrance - die Rangordnung, wie tief Menschen leiden können, mais la hauteur de leurs joies discrimine plus nettement. L'Ecclésiaste exagère le rôle du savoir dans la multiplication de mes misères ; la souffrance et la connaissance appartiennent aux arbres différents : Le savoir est dans la douleur, mais son arbre n'est pas celui de la vie - Byron - Sorrow is Knowledge… The tree of Knowledge is not that of Life. Eschyle est plus souple, comme s'il était au courant des substitutions d'arbres : Par la souffrance - la connaissance, telle est la loi souveraine, tandis que Prométhée aurait inversé l'effet et la cause, tout comme l'Ecclésiaste et G.Bruno : Qui accroît le savoir, accroît la douleur Chi accresce il sapere aumenta il dolore. Et toi, tu dénonças la sotte espérance socratique de pouvoir guérir par la connaissance l'éternelle blessure de l'existence - durch das Erkennen die ewige Wunde des Daseins heilen zu können. Seuls les plus obtus des philosophes, les spinozistes, promettent de la joie, qui consisterait en connaissances. Face à la douleur, les philosophes de la connaissance ou bien tentent de me persuader, que je ne souffre point, ou bien me tendent une thérapie de choc ou d'anesthésie. Les philosophes de la souffrance m'invitent à la - 82 - - Nietzsche – Souffrance - vivre pleinement, en musique, qu'elle soit funèbre ou joviale. Nous ne sommes point médecins ; nous sommes douleur - Herzen - Мы не врачи, мы боль - je comprends pourquoi toi, ayant perdu la tête, tu te prenais pour A.Herzen. Dans l'insipide jungle moderne, l'Ecclésiaste bureautisé déracina toute libido sciendi, toujours solitaire, tandis que le nom même d'Ecclésiaste désigne celui qui prêche à la foule. J'ai beau placer mon Golgotha au milieu du jardin d'Éden, - la croix ou le pommier - c'est la rencontre des crânes et le divorce des désirs. Dans l'arbre du rêve, le savoir est ce qui en soude les branches ; la douleur - ce qui amène la sève et colorie les fleurs. Tout ce qui n'est pas tenté par la hauteur d'arbre est teinté de platitude. Un même écrit est vraiment bon, s'il peut servir de baume, de poison ou d'antidote, en fonction de mes plaies du moment, lui-même n'étant qu'un adjuvant, et, selon toi-même, le poison du faible peut servir de nourriture au fort (tu aurais volé cette maxime à Alexandre le Grand : Ce qui ne me tue me rend plus fort et me nourrit). Et si, en plus, je pouvais me permettre d'alterner les attitudes de guérisseur, de cobaye ou d'immortel… Tu fus un bon apothicaire des incurables : Tous les idéaux sont des poisons, mais temporairement indispensables comme remèdes Alle Ideale sind Gifte, aber als zeitweilige Heilmittel unentbehrlich. Les idéaux sont des mystères vécus comme des problèmes, tandis que la maladie, c'est vivre dans l'asile des solutions. Le remède - tant soit peu de liberté surveillée. Creuser est un mauvais procédé, caresser en est un, plus profond ; le trou normand me ferait faire d'amères découvertes, comme tu l'as bien vu : Celui qui laisse toute coupe moitié vide ne veut pas admettre, que toute - 83 - - Nietzsche – Souffrance - chose a sa lie et son fiel - Personen, welche jedes Glas halbausgetrunken stehen lassen, wollen nicht zugeben, daß jedes Ding in der Welt seine Neige und Hefe habe. La vraie soif naît du goût de la lie ou du dégoût de la vie, surtout chez les turbulents du bocal. La meilleure - de son avantgoût dès les premières gorgées, dans un verre trop plein. Chez les philosophes, les mélancoliques furent, jadis, majoritaires ; aujourd'hui, domine le jovial, le juste, le réussi. Spinoza et Leibniz se rangent du côté du bonheur et de la joie, Schopenhauer et Kierkegaard – du côté de la souffrance et du désespoir, mais toi, tu es le seul à parvenir à joindre ces deux bouts, que couronne l'intensité de la vie et de l'art, l'éthique cédant place à l'esthétique. Le fond de la vie est bien animé par le bien, mais c'est le beau qui en crée la forme - l'art. Pourquoi le beau caresse l'œil et l'âme ? Comment le regard et l'esprit doivent combattre l'horreur ? – ces questions sont les sources premières de mes étonnements de créateur. Peu y importe la chronologie, même si toi, tu veux l'imposer : La philosophie devrait commencer non pas par l'étonnement, mais par l'effroi - Philosophie muß nicht mit dem Erstaunen, sondern mit dem Erschrecken beginnen - c'est la topologie qui compte. L'exclusive y est toutefois injuste : l'effroi doit venir de moi, et l'étonnement, surtout, - du monde. Pourquoi l'homme Nietzsche est si mesquin et malheureux ? - parce qu'il te manque l'ironie, ce contraire du sérieux et du grave (dans la vie et dans l'art), et la pitié, ce compagnon du Bien (dans la vie). Ignorant ces deux élans, tu les opposais ; pour toi, l'ironie de Voltaire et la pitié de Rousseau furent incompatibles. - 84 - - Nietzsche – Surhomme - Surhomme Aux yeux de tes lecteurs naïfs, le surhomme serait une espèce de superman, terrassant le chétif, inspirant l'admiration, édictant des lois nouvelles et éternelles. Un millionnaire sophistiqué, abusant de la sueur des faibles, - c'est ainsi que le goujat se représente le surhomme, tandis que pour toi, celui-ci, solitaire, serait avec son peu de besoins, plus pauvre et plus simple que l'ouvrier, mais imbu de puissance - durch Bedürfnislosigkeit, ärmer und einfacher als der Arbeiter, doch im Besitz der Macht. Le surhomme se moque de ses muscles, de ses pensées, de son avoir et même de son être, il est dans un devenir artistique, dans une beauté naissante et non pas dans une vérité déclinante ; il est, donc, un grand consolateur de l'homme solitaire et désespéré. Et son langage vaut par sa musique haute plus que par son message profond. L'art et le langage forment la vie et ont pour dénominateur commun – l'intensité. Ainsi, tu mérites le titre de seul philosophe complet de l'histoire. Heureusement, je peux t'interpréter aussi librement que lire Héraclite, pour échafauder ta statue sur mon propre socle de partis pris et de préjugés. Je vois ton énergumène au sein d'un quadripartis, en compagnie de trois autres personnages, présents dans chacun de nous : l'homme biologique, les hommes sociologiques, le sous-homme mécanique ; le surhomme, lui, est organique. Mon héritage charnel, tribal, machinal, viscéral. En effet, je porte en moi quatre acteurs : un homme secret, un condensé des hommes, un sur-homme potentiel et un sous-homme actuel (les - 85 - - Nietzsche – Surhomme - quatre masques antiques portés par tout humain). Le surhomme serait-il ce dieu intérieur, sur lequel doit veiller le philosophe (Marc-Aurèle) ? Et surmonter l'homme mystérieux - quel beau programme pour celui qui vit du rêve ! Avoir surmonté tous les quatre, c'est être poète ; c'est ce que fit Rilke, en te surmontant ! Tout homme porte en lui ces quatre parties égales en puissance : un soushomme (l'homme du souterrain de Dostoïevsky), un surhomme (le soi inconnu, ton homme d'acquiescement), un homme (le soi connu) et le reflet des hommes (l'Autre en moi de Sartre). Le dernier quart devint l'homme effectif, au détriment de l'homme électif, qui résumait les trois premiers. Le sous-homme devrait être pris au sérieux, c'est sur le surhomme qu'il faut concentrer mes sarcasmes. Pour ne pas devenir porte-voix des hommes, il faut ne parler qu'à l'homme. Chaque face ne se polit qu'au contact avec l'interlocuteur de la même race ; c'est pourquoi : Chaque fois que je me suis trouvé parmi les hommes, je suis revenu moins homme - Sénèque - Quoties inter homines fui, minor homo redii. On t'imagine en surhomme, tandis que tu es, si nettement, le dernier homme, tel que tu le décris toi-même, en train de poser les meilleures des questions : Qu'est-ce que l'amour ? Qu'est-ce que la création ? Qu'est-ce que le désir ? Qu'est-ce que l'étoile ? - Was ist Liebe ? Was ist Schöpfung ? Was ist Sehnsucht ? Was ist Stern ?. Avec ses réponses, le surhomme, succédant au Dieu mort, est aussi peu crédible que son prédécesseur. Dans le genre discursif, les seuls archétypes, qu'on aurait dû peindre, seraient l'ange et la bête, ou les deux à la fois, au sein d'un même personnage. Les seuls à l'avoir tenté sont Dostoïevsky et toi-même ; chez les autres, il y a tellement d'impuretés ou de puretés mesquines, débouchant sur la grisaille réaliste. - 86 - - Nietzsche – Surhomme - C'est le même homme que vous voyez, tous les deux, mais vous le jugez soit de la profondeur d'un sous-sol, soit de la hauteur d'une montagne ; la pitié s'adresse à l'esclave, et l'ironie - au maître, mais c'est le même personnage, perdant sa face et cherchant à gagner sa vie ; la résignation extérieure et la révolte intérieure aboutissant au même surhomme ou à l'homme du souterrain, en butte au mouton ou au robot. Le sur-moi freudien est plutôt un sous-moi, puisque la psychologie des profondeurs est, en réalité, une psychologie de la bassesse ; la psychologie du souterrain fut créée par Dostoïevsky, avec son soushomme, et celle de la hauteur - par toi-même, avec ton surhomme. C'est, d'ailleurs, encore une image russe incomprise : l'homme du souterrain, dans lequel l'Européen voit un outsider, einen unbehausten Menschen, un sans-abri (tu fus le seul à en comprendre le vrai sens), tandis qu'il n'est qu'un composant sur quatre (avec le surhomme, les hommes et l'homme tout court) de tout homme – le sous-homme. Ton surhomme aura laissé deux héritiers naturels, en Allemagne nazie et en Russie soviétique : ce qui aurait dû incarner des valeurs nouvelles (et le mépris des mots anciens, l'oubli de l'Histoire), dans un pessimisme hautain, donna l'Ordre Nouveau et l'Homme Nouveau, avec leurs plats optimismes, le chant solitaire et tragique devenu marches militaires ou folkloriques. Deux abstractions étonnamment semblables, ton surhomme et le prolétariat de Marx. Une utopie de solitaire et une utopie de solidaire. Une voix de l'esthétique, par-delà l'éthique, et une voix de l'éthique, par-delà la politique. Mais le même appel de la noblesse et du pathos. Frères sur papier et en rêve, ennemis en pratique et chez les acolytes. Ton écriture fait penser à l'esprit français et au ton russe. Le style de - 87 - - Nietzsche – Surhomme - Montaigne, Pascal ou Voltaire, le sujet y dominant le projet, et l'élégance de forme se moquant de la rigueur de fond. La véhémence et l'aristocratisme de Dostoïevsky, la pureté et la honte y étant inextricablement mêlées sur le même axe vertical. L'homme, ce soi connu, le soi haïssable, qui doit être surmonté par le surhomme, ce soi inconnu, le soi admirable. L'antihéros, l'homme n'élisant d'adversaires qu'au fond de soi-même. Ton surhomme en est un bel exemple, qu'un fâcheux malentendu classa parmi les héros (César Borgia, chez les blasés du pouvoir, a la même place que Hamlet, chez les blasés du devoir, Don Quichotte, chez les blasés du vouloir, et Faust, chez les blasés du savoir). Se moquer des concepts philosophiques, évincer de soi le sous-homme (le surmonter) et pratiquer le dithyrambe - pour ces trois audaces, questions de vocabulaire, de gymnastique et de genre, je peux te pardonner ton culte de l'âme et ton oubli du cœur. La lutte en elle-même, ne mérite pas d'être encensée. Et ce pugilat mythique, entre l'homme divin (le surhomme, ou l'homme surmonté) et l'homme vain (le sous-homme, ou la machine des hommes), qui cohabitent en moi, est plutôt légendaire que réel. Toi-même, tu n'en prônes qu'un combat sans noblesse : J'apporte la guerre : pas entre peuples, pas entre classes, une guerre entre l'homme et l'homme - Ich bringe den Krieg, nicht zwischen Volk und Volk, nicht zwischen Ständen, einen Krieg zwischen Mensch und Mensch. Ton surhomme et ta guerre appartiennent au monde intérieur d'un individu et n'apparaissent jamais sur la scène publique. Ta guerre n'oppose ni races ni classes, mais le sentiment acquiescent au ressentiment envieux. Le seul intérêt des indéfendables notions de caste et de domination, dans la société, consiste à examiner, sous le même angle, ma propre âme et d'y instaurer des hiérarchies aristocratiques. Aux états généraux tu préfères - 88 - - Nietzsche – Surhomme - les états d'âme particuliers : Ce désir des distances, toujours recommencées, toujours plus grandes, à l'intérieur de l'âme même, cette formation d'états d'âme, toujours plus hauts, plus rares, plus lointains, plus vastes - Jenes Verlangen nach immer neuer Distanz-Erweiterung innerhalb der Seele selbst, die Herausbildung immer höherer, seltnerer, fernerer, weitgespannterer Zustände. Pour l'avenir de l'homme, il n'y a pas de pire danger que l'intérêt que les hommes porteraient au surhomme, car ils le confondent avec le soushomme. Pour conjurer cette calamité, tu préconisais le retour des hommes au singe, mais, hélas, c'est le robot qui s'y substitua. Selon toi, ce retour serait l'homme même : L'homme est une corde tendue entre la bête et le surhomme - Der Mensch ist ein Seil, geknüpft zwischen Thier und Übermensch. Vue à l'horizontale, elle devient vite sentier battu ; mais vue à la verticale, elle n'est pas bonne : même pour se pendre, elle devient épiphane, réticente à tout effort et ne se livrant qu'au regard. - 89 - - Nietzsche – Retour - Retour éternel Si à partir de épochè, cogito, transcendance, savoir absolu, intentionnalité je ne peux pas faire plus de deux pas sans m'embourber ou tomber dans l'ennui des sentiers battus, retour éternel du même, avec ses trois mots à radiations multiples, engendra d'infinis réseaux herméneutiques. Aucun ne me séduit. Et heureusement, tu ne te donnas pas la peine d'en ébaucher une définition décente. L'exemple malheureux du Chinois de Königsberg a dû te mettre une puce à l'oreille. Et tel Évariste Galois, tu laissas ta merveilleuse découverte au stade d'une annonce triomphale et vaguement entamée. Dans l'éternel retour du même, le mot-clé est le même ; cette métaphore s'oppose aux idées de changement, changement comme moteur et objectif de nos parcours. Quelle attente mets-je dans les retrouvailles avec ce que j'avais déjà croisé ? Où se trouve l'essentiel de mon étonnement ou de mon enthousiasme ? En moi ou en chose même ? Qu'est-ce qui résume le lien avec le commencement, avec la première rencontre ? Ce ne serait ni un plus (la croissance des progressistes) ni un moins (le détachement des Orientaux), - en poids, en prix ou en valeur, mais la même intensité, ou la même hauteur, avec lesquelles je redécouvre cette chose. L'éternel retour n'est donc ni cycle ni instant, mais la domination de l'artiste sur le vitaliste. Ni devenir ni processus du second, mais résultat du premier. Dans la vie, Héraclite entre dans le fleuve ; dans l'art, le flux entre dans Nietzsche. L'artiste est un navigateur sur une planète aux horizons inexplorés, toujours recommencés ; cette planète est ronde, ce qui reste à prouver - 90 - - Nietzsche – Retour - par mon souffle et par mes voiles ; une fois en mer déchaînée, l'artiste fera le tour du monde et vivra le retour, l'éternel. Le vent se lève ! . . . il faut tenter de vivre ! - Valéry. Renoncer à la posture de Lucrèce, adopter la pose de naufragé, nouvellement embarqué. Dans le retour éternel du même, tu es avec le Crucifié contre Hegel. À la lutte, au Dire-Non, à la dialectique mécanique de la contradiction hégélienne tu opposes le Dire-Oui, d'une même intensité. Et dans le retour tu vois la même chose que le Nazaréen – une conversion (die Wieder-Kehre), se cachant derrière une réévaluation de valeurs éternelles. Réévaluées par la puissance, les valeurs courantes finissent par s'auréoler d'un même Oui. Tous ces termes n'ont de sens intéressant que pour l'artiste ; Hegel ne l'est pas. J'y retourne. Je procéderai par éliminations et axiomes. Ton bouquet concerne l'artiste, face à un thème, ou plutôt à un critère, à traiter. D'une extrémité de ce thème à l'autre, l'artiste complet doit maîtriser toute l'étendue, sans garder l'exclusivité d'une valeur, sur cet axe, valeur dictée par la morale ou une autre convention. Les médiocres envisagent la maîtrise comme un processus linéaire et voient dans le progrès le sens de la création, tandis que le maître met sa puissance maximale dans les commencements, tout point de parcours gardant donc la même intensité. Tout point du parcours peut, ainsi, servir de commencement, ce qui en constitue le retour. Et puisque le temps, dans ce processus de maîtrise, perd toute son importance, parler de progrès, de croissance, d'avancement n'a plus de sens, ce processus est donc atemporel ou, métaphoriquement parlant, éternel. L'absence fait du retour – antonyme de as(des-)cendance, fait d'éternel - synonyme d'omniprésent, égal en intensité ou ouvert et attribue au même – l'autorité suprême du sujet-maître. La volonté de l'éternel retour est une réaction au néant des finalités, proclamé par le mauvais nihilisme, mais elle se réalise dans le néant des - 91 - - Nietzsche – Retour - commencements, ce bon nihilisme, cette recherche de l'impulsion initiale et initiatique, puisque la vraie source détermine le rythme ou l'intensité du fleuve anti-héraclitéen, métaphore qui t'obsédait : Le fleuve se reverse toujours en lui-même ; et toujours vous entrez dans le même fleuve, vous, les mêmes - Der Fluß fließt immer wieder in sich zurück ; und immer wieder steigt ihr in den gleichen Fluß, als die Gleichen. Ce misérable schéma hégélien : le progrès de l'esprit, la dialectique comme moteur de ce progrès, la contradiction comme matière première de cette dialectique. Et que, à côté de cette grisaille, ton éternel retour est beau ! - m'attacher à l'invariant vital, qui est le seul à être noble, atteindre sa hauteur artistique, finir par un acquiescement majestueux à cette vie divine, revue, repensée, unifiée avec l'art ! Une ridicule et orgueilleuse prétention à la scientificité et une fière et humble identification avec l'art. Quand on a une vie intérieure suffisamment intense, tout événement extérieur se vit comme un insignifiant retour du même, puisqu'il ne modifie pas l'essentiel. Ce qu'un démon te hurla comme un incipit tragique et banal, un ange me chanta comme un sufficit ironique et musical. Mais ce retour est éternel, puisqu'il ne concerne que des démons ou des anges, ignorant le temps et s'entourant d'être. À moins que ce soit le même personnage, puisque le démon, qui étend son acquiescement jusqu'à sa propre chute fatale, redevient ange. Pour appuyer ta vision de l'éternel retour, tu vois un sablier, qu'on retournerait après chaque tour temporel. Moi, je prendrais un cadran solaire, méprisant la lumière, jouant de mes ombres, devenant altimètre. J'y effacerais les chiffres et éliminerais les aiguilles, pour lire la haute musique de mon espace intérieur, au lieu du bruit profond du temps extérieur. La musique n'a pas besoin de sable, elle s'éploie dans le temps, - 92 - - Nietzsche – Retour - tout en étant ambassadrice de l'éternité. Donc, ni sablier ni marteau, mais la lyre, comme tu le dis ailleurs toi-même. Je vis au milieu des changements permanents de modèles et de langages, mais le sens (donné par moi et non pas par Dieu) en résulte après une confrontation avec l'immuable réalité (ou l'être). J'ai beau tourner autour du passager, je retourne toujours à ton éternel : L'être, dénué de sens et de fins, sans aboutissement dans un néant, c'est l'éternel retour - Das Dasein, ohne Sinn und Ziel, ohne ein Finale ins Nichts : die ewige Wiederkehr. Pratiquer l'éternel retour : savoir prendre tout état de l'être permanent pictural pour un point zéro du devenir instantané musical. Retour au donné par détour de l'acquis. Festival, sans péché ni Dieu, se substituant au carnaval idolâtre de a vitio of recirculation (Joyce) ou de ton circulus vitiosus deus. Le thème de retour est joué par toi et par Heidegger : tu veux échapper à l'espace dans l'égale intensité du devenir vital, et Heidegger veut échapper au temps dans le déplacement du regard, de l'étant intelligible vers l'être suprasensible. La hauteur de regard semble être votre dénominateur commun ; en privilégiant la hauteur, je prône la musique, et en me concentrant sur le regard, je me condamne à la profondeur. L'être, par rapport au devenir, est ce que le soi inconnu est au soi connu, le regard - à la pensée. Dans une perspective horizontale, plus je me rapproche d'une chose, plus je m'éloigne d'une autre ; dans une perspective verticale, plus je m'élève, plus lointaines deviennent toutes les choses, qui finissent par devenir les mêmes, pour mon regard nouveau-né, - tout retour éternel du même est là – tout est question des ailes et de l'intensité du regard. L'indifférence aux choses, l'ironie aux idées et au-delà - la caresse de l'art et la musique - 93 - - Nietzsche – Retour - de la vie. Toute chose peut être vue sous un angle soit temporel : progrès ou décadence, soit intemporel : hauteur ou intensité ; la mort ou la vie, la puissance de la volonté ou la volonté de puissance, la force irréversible ou le réversible éternel retour, éternel soulignant l'insignifiance du temps et non pas une répétition quelconque. L'éternité surgit, quand le temps perd toute son importance, et s'impose l'intensité. L'éternel retour du même, c'est l'inépuisable intensité de la vie en tant que joie-douleur - Heidegger - Die ewige Wiederkunft des Gleichen - die unerschöpfliche Fülle des Freudig-schmerzlichen Lebens, c'est un équivalent de la hauteur, ton sommet du regard (Gipfel der Betrachtung). Tous les nietzschéens ont une vision mécaniste de l'éternel retour ; pourtant, le père de cette jolie métaphore (et de cette misérable pensée), se désavoue mathématique : lui-même, Tout avec processus cette infini flagrante doit être bêtise périodique pseudo- Ein unendlicher Prozess kann gar nicht anders gedacht werden als periodisch. Celui qui ignore la théorie des suites devrait être interdit de réévaluer les valeurs. Ton éternel retour est tragique puisque éphémère ; le einmal, nur einmal (une fois, qu'une fois) de Rilke ou le never more (plus jamais) de Poe sont comiques puisque réels. Le retour à chercher n'est pas celui du jour et de la nuit, du sommeil et de la veille, mais de la réalité et du rêve, ou de la réalité et de la mémoire, la réalité se définissant ensuite par l'intensité entretenue des songes ou des représentations. Ce retour éphémère, ce sacrifice du nouveau, entretient le bonheur éphémère, le seul digne de ma fidélité. Tu cherchas un contre-pied à la Bonne Nouvelle du Crucifié, et tu crus - 94 - - Nietzsche – Retour - l'avoir trouvé dans le retour éternel. Le Christ s'adressait aux cœurs ; tu voulus séduire les âmes : La pensée du retour doit devenir une religion des esprits les plus épris de liberté, d'extase et de hauteur - Der Wiederkunftsgedanke soll die Religion der freisten, heitersten und erhabensten Seelen sein. Et voilà qu'une permanence du devenir évince l'éternité de l'être, l'indifférence dans le temps l'emporte sur l'identité dans l'espace, un cercle vicieux du retour se substitue aux girons infernaux et captivants. Il est bête de faire d'un chant - un libelle ; encore plus bête est d'en faire un missel. Le retour du même s'oppose au voyage et prône l'exil. L'exil, c'est l'entretien de la sensation du voyage permanent, sans routes ni jalons ; et Descartes dit quelque part, qu'on ne réfléchit qu'en villégiature (Kant et Hegel se contentant d'une marche, et toi, tu prêches l'immobilité de l'éternel retour, ce contraire de toute bougeotte). Quel dommage que le Moi sédentaire du je suis ne soit connu des autres que par l'erratique nonmoi du je pense ! Même à l'écriture je peux appliquer ton inépuisable métaphore ; elle est, hélas, mouvement ; mais, heureusement, deux courants y sont possibles : une avancée vers la différe(a)nce (espace/temps) avec le passager ou bien un retour éternel de l'Identique (chaldéen ou nietzschéen). Enfin, pour en finir avec l'éternité trop galvaudée, je signalerais sa minable étymologie : éternité - Ewigkeit, faisant de l'âge (ævum) son ancêtre (вечный n'ajoute pas grand-chose : du siècle) ; pourquoi le retour nietzschéen est-il éternel ? - parce qu'il est retour du passé, qui s'avère le même, donc indépendant du temps. - 95 - - Nietzsche – Bien - Bien En absence d'objets et de logiques, et grâce aux caprices du Créateur, mon âme perçoit déjà le beau et mon esprit perçoit déjà le vrai ; les mêmes âme et esprit savent concevoir les mêmes valeurs métaphysiques – l'a priori dialogue avec l'a posteriori, l'a posteriori se justifie devant l'a priori. Rien de semblable avec le bien, ce locataire de mon cœur. Le bien n'a aucun langage ; impossible de le traduire en langage des actes et même des idées, d'où l'origine de mes pires inquiétudes. Pourtant, aucune relation rationnelle entre ma (non-)participation à l'œuvre du bien et l'intensité de l'angoisse, qui m'étreint. La gratuité du bien est absolue. L'être y est plus près de la source mystique que le devenir : être bon y est la seule solution du problématique faire le bien. Certains prêtent au Christ (à travers toi-même) cette belle parole : Pour être bon, il suffit d'être faible (Enthoven). Ce qui me rendit le bien sujet digne de curiosité, c'est l'unique cafouillage, chez les sages, pour le définir : la connaissance des choses - Sénèque ; ce qui est utile - Spinoza ; ce qui élève et valorise - Goethe. Mais je ne peux pas le voir comme toi : ombres furtives, accablements humides, nuages fugitifs - Zwischen-Schatten, feuchte Trübsale, Zieh-Wolken. L'approche apophatique, si efficace dans le rationnel, s'avère complètement inopératoire avec le bien, si singulier que le mal, la méchanceté ou la malice, visiblement, s'inscrivent dans les axes, fondamentalement étrangers au bien. Tous les prophètes, vétérotestamentaires ou nietzschéens, divisent les - 96 - - Nietzsche – Bien - hommes en bons et méchants. Mais le contraire du bon n'est pas le méchant, mais l'agissant. Est bon celui qui vénère la voix du bien, sans en connaître les voies. Est méchant celui qui les confond. Le bien n'est peut-être que sym-bolique, l'Un platonicien ; c'est dans le multiple, le dia-bolique, que s'incarne le mal. La parabole va au symbolique, l'obole sied au diabolique. C'est pourquoi l'inventeur de nouvelles variables, que tu appelles créateur d'inconnus, cherche dans l'unification un rachat ou un équilibre. L'harmonie est l'unification, la pensée commune de ce qui pense séparément - Pythagore, qui mérite vraiment son titre d'Apollon Hyperboréen ! Si toi, avec les sophistes, vous effacez la frontière entre le bien et le mal (die Grenze zwischen Gut und Böse verwischt sich), cela ne veut pas dire, que la vie en soit entachée au même point, mais que, au royaume des actes, cette frontière est impossible à tracer ; mais devant la conscience et devant les mots, cette frontière est chaque fois recréée et redessinée avec netteté, par la sensibilité ou par le talent. Platon et Aristote m'ennuient avec leurs valeurs ou prix fixes, tandis que ce sont des vecteurs à variables (des arbres !) qui décrivent mieux le monde. Ils voient la racine du mal dans le mensonge, dans le trucage, dans l'irrationnel. Tandis qu'il envahit le vrai, le translucide, le raisonnable. Le mal est vraiment radical (das radikal Böse de Kant, dont on ne voit aucune raison compréhensible - kein begreiflicher Grund ist da), et la racine s'appelle (tout) acte (et le poing nu y est aussi pernicieux que la technique, dans laquelle Heidegger place son mal radical à lui, semblable à Sartre ou aux Orthodoxes, avec leur manque d'être, en tant qu'origine du mal, à rapprocher de l'oubli de l'être). Et aucun péché originel n'en couvre la moindre parcelle ; le seul palliatif étant agir, les yeux et l'âme éteints. - 97 - - Nietzsche – Bien - L'opposition entre le bien et le mal (le ressentiment de Dostoïevsky, l'idée que tu lui empruntes) est bête, puisque le vrai mal naît de l'incompatibilité entre le muscle et le rêve. La vraie innocence est la vraie honte, puisque, pour atteindre à l'une ou l'autre, il faut aller au-delà du bien et du mal, dans une même direction. Donc, mes rapports avec le bien ne peuvent être qu'une lutte : contre ma bonne conscience, contre le prurit des actes, contre la justification morale du geste commis. Mais cloué au banc des accusés, je ne perçois cependant aucun juge ; ni le réquisitoire de Dostoïevsky ni ta plaidoirie qui a le droit de juger ? - ne me concernent ni ne m'intéressent. L'éthique se ressent, et l'ontologie se réfléchit ; le coupable en moi a la primauté sur le capable. L'ennui, avec la lutte, c'est que l'acceptation du combat avec le mal en contamine le bien - Tolstoï - добро заражается злом в борьбе. Tu le voyais sous le même angle : Qui combat le monstre devrait faire attention de ne pas en devenir un - Wer mit Ungeheuern kämpft, mag zusehn, daß er nicht dabei zum Ungeheur wird. Avec tous les contrepoisons qu'on inventa le risque s'amenuisa considérablement. Le mal changea de bannières et il les plante plus volontiers devant des vitrines que sur des lances. Le contenu des combats, comme leur forme, se réduit, de plus en plus, aux alignements de chiffres. Les redditions résultent des additions, les charges se rapportent au fisc, les retraites sont de plus en plus anticipées. La révolte du mal contre l'avoir avait engendré l'idylle socialiste ; celle du bien contre l'être - le souriant humanisme. De nos jours, les accointances du bien avec l'avoir et du mal avec l'être enfantèrent du monstre froid du libéralisme. M'estimer devant ma conscience est plus facile que devant autrui. Devant - 98 - - Nietzsche – Bien - une conscience somnolente, le respect de soi n'est qu'un somnifère de plus. Pour la réveiller, rien de plus efficace que le sentiment de honte. Plus tu as de hontes, plus tu vaux - Shaw - The more things a man is ashamed of, the more respectable he is. Être sans honte, c'est être sans liberté, puisque la liberté, c'est le pouvoir d'agir contre soi. Et toi, tu m'invites à la servitude : Le sommet de la liberté : ne plus avoir honte de soi-même Das Siegel der erreichten Freiheit : sich nicht mehr vor sich selber schämen. La vie veut me soumettre à la loi éthique, et l'art me conjure à suivre la liberté esthétique. Le choix est entre la honte et la noblesse, entre Tolstoï et toi-même, être fidèle à la vie, en l'élargissant à l'art, ou la sacrifier, en la rehaussant par l'art. Beaucoup de vices commencent par la vision des tortures qu'on infligerait aux autres ; peu se les destinent : La conscience que tu mérites le fouet est le commencement de la vertu - Dostoïevsky - Сознание, что тебя стоит высечь, - есть уже начало добродетели. Toi, pour te faire rosser, tu n'allais vers la femme qu'avec un fouet. Baudelaire fut encore plus indépendant : Je suis le soufflet et la joue. Pour être libre, rien de plus efficace que la honte : Je suis esclave par mes vices, et libre par mes remords - Rousseau. Le bien simplifie, le mal complexifie. C'est pourquoi il y a plus de diables que d'anges. Qu'est-ce qui est à l'origine de l'homme, la chute d'un ange ou la socialisation d'une bête ? La première version, la rousseauïste, est invraisemblable, le progrès global paraissant être une norme. Mais la seconde hypothèse voudrait dire, que tu as raison, et que la pitié mène à la décadence, à la chute. Seulement, il ne faut pas oublier, que sans la pitié, la société ne peut converger que vers deux modèles : le mouton et, en second lieu, - le robot, les deux espèces ignorant aussi bien la chute - 99 - - Nietzsche – Bien - que l'essor. Le faible, qui ne peut pas être assisté, et qui doit donc périr, est celui dont la palette est pauvre, et son pinceau - impuissant ; le fort, qui doit triompher, a la puissance au bout de sa plume. C'est ainsi que je dois lire le cas critique de la morale, que tu as exploré. Les poètes s'entendent péniblement avec le mystère du bien (ils sont plus à l'aise dans les problèmes du beau et les solutions du vrai). Le poète aime le printemps pour les chimères qui naissent et l'automne - pour celles qui se meurent. Les fleurs à peine nées et les fleurs à peine mortes. Chanter apparitions, pleurer disparitions - le contraire de toi-même : être sans pitié pour ce qui est faible ou mourant - unerbittlich sein gegen alles, was schwach und alt an uns ist. Aller au-delà du beau et du hideux (Baudelaire), au-delà du bien et du mal (toi-même), ne devient possible que grâce au regard, qui va au-delà du vrai et du faux : au-delà des valeurs je trouve leur rêve prévalent, moitié vrai moitié faux, j'y trouve leur fontaine, digne que je continue à mourir de soif à côté d'elle. L'appel ou la conscience de l'au-delà, ne seraient-ils pas la définition même de la poésie ? Si la prose est une physique de l'écriture, la poésie en est une métaphysique. Deux pitoyables artifices, fondés sur une négation mécanique : Baudelaire et toi-même, vous imaginant qu'en renonçant au beau ou au bon, vous puissiez les rejoindre, les réinventer ou les réévaluer au-delà du bien et du sublime, qui, eux, sont toujours en-deçà de mes épidermes, cervelles et âmes. - 100 - - Nietzsche – Axe - Axe L'art importe toutes les valeurs de la vie, mais, au lieu des échelles ascendantes, il en fait des axes, dont tout point peut être abordé par l'art, avec la même qualité de plume, d'âme et d'esprit, avec la même intensité et avec des hiérarchies nouvelles. Un axiologue ne réconcilie pas les extrémités des échelles de valeurs vitales ; il jubile, en réussissant à peindre toutes les valeurs de cet axe avec le même pathos, tout en se plaçant au-dessus des objets et en affermissant le sujet souverain en hauteur tonale. C'est l'art d'acrobatie mentale, et non pas la vie d'inertie sociale, qui y dicte les couleurs employées. Le contraire d'axiologue est imitateur ou dogmatique : copier dans l'idéel les hiérarchies de valeurs collectives ou personnelles, existant dans le réel. La philosophie la plus noble n'est ni métaphysique, ni transcendantale, ni ontologique, ni phénoménologique, mais - axiologique. Tu fus le seul à l'avoir mis en pratique (sans jamais l'avoir bien formulé) : ta réévaluation de toutes les valeurs signifie, en pratique, que, pour un axe donné (sélectionné par mon goût de noblesse), ce ne sont pas mes valeurs privilégiées qui comptent, mais l'intensité égale (éternel retour du même), dont mon talent et mon intelligence sont capables de munir les deux extrémités de cet axe. Le nihilisme, le bien et le mal, la volonté de puissance fournissent les exemples les plus frappants de cette noblesse insurpassable. L'axiologie est donc culte artistique de la puissance, confiance accordée au beau, censé ne pas froisser, au passage, le bon. La valeur étant matérialisée par un point sur l'axe, l'axe lui-même est défini par son point de départ, le commencement, la flèche liant celui-ci - 101 - - Nietzsche – Axe - aux finalités, la contrainte. Vu ainsi, l'axe peut être nommé vecteur. Si la liberté d'artiste existe, elle se traduit le plus nettement par la préférence, donnée aux vecteurs au détriment des valeurs. Dans la vie hors l'art cette préséance, le plus souvent, s'inverse. Retranché dans ma jouissance d'artiste, j'ai beau aller au-delà du beau et du moche (Baudelaire), ou du bien et du mal (toi-même), une fois replongé dans la vie réelle, je suis rattrapé, comme tout le monde, par la bonté et la beauté banales, inséparables de l'âme en paix. L'erreur courante des non-axiologues : faire les choix artistiques (et, par conséquence, - philosophiques), sans quitter le sol du réel, où ils s'accrochent à un paysage singulier, au lieu d'un climat universel. Les plus obtus, ou les plus rapides, ou les plus sourds, s'imaginent le trouver dans le vrai livide ou dans l'être insipide et se mettent à hurler soit à la résurrection, soit sur la mort de Dieu, tandis que, par cette fission, c'est leur propre vie d'artiste qui fiche le camp au profit de la seule cervelle d'imitateur. Un regard philosophique aide l'artiste à fixer conceptuellement cette pose. Avant la philosophie, ce fut la psychologie qui s'en chargeait. Par exemple, le mérite principal de Dostoïevsky est d'avoir compris, que ce n'est pas une valeur, singulière, univoque et indubitable, qui distingue un homme, mais tout un axe équivoque, dont cette valeur n'est qu'un cas particulier : de chute à salut, d'espérance à désespoir, d'ange à bête. Mais toi, tu es le seul à avoir compris et mis en images ce terrible et authentique constat. La perplexité et la honte de Dostoïevsky et ta noblesse et ton style, la conscience et le talent, mais, chez tous les deux, - la même place de la souffrance et de l'art. Ton plus grand mérite est de m'avoir convaincu, que le bonheur peut cohabiter avec le malheur : dans la nature, dans la vie, dans l'art, puisque l'homme entier est dans les axes et non pas dans les valeurs. - 102 - - Nietzsche – Axe - Pascal, déjà, était sur la bonne voie : On ne montre pas sa grandeur pour être à une extrémité, mais en touchant les deux à la fois et en remplissant tout l'entre-deux. La fidélité et le sacrifice, la pitié et l'ironie, la passion et le génie, l'humilité et l'outrecuidance, la foi et le doute, la justice et l'intimité, le héros ou l'ermite, le nihilisme et l'acquiescement. Je peux toucher aux oasis opposées et mirifiques des mots-mirages, sans remplir le désert de narration. Tout remplissage des bas-fonds rabaisse les sommets. Tu as accompli ce dont rêvait Pascal ! L'unification, au sein d'un même homme, de la pureté et de la honte, de l'ange et de la bête, est le mystère central de la morale et qui rendait Pascal - ironique, Dostoïevsky - perplexe, et toi-même – lucide. Dieu créa les axes (Dieu est jour/nuit, satiété/faim - Héraclite ; les oppositions héraclitéennes semblent être l'approche du divin la plus sensée de tous les temps), la liberté de l'homme y lit - plus qu'elle ne choisit ! - des valeurs (l'ombre, à laquelle je tiens, et la soif, que j'entretiens, désignent les plus libres). La terne dialectique hégélienne profana ce beau culte des axes, que tu repris, avec vie-art, bien-mal, nihilisme-acquiescement, chute-élan, puissance-résignation. Je commence par chanter la force, le bien, la beauté ; porté par ma plume et ma noblesse, je touche aux autres cordes, plus étonnantes et délicates – la faiblesse, le mal, l'horreur – et je comprends, que mon chant est plus important que la chose chantée, que l'élargissement de gammes est plus porteur que l'approfondissement de thèmes, que la hauteur de ma voix assure la même intensité de mes fibres au-dessus de tout axe de valeurs. Au pays de mes pensées païennes, je dois être missionnaire, pour les convertir à une foi des rêves ; c'est le retour à la pureté initiale (ton retour, die Wieder-Kehre, est une tentative de conversion !). Tout homme intelligent passe par la tentation du dogmatisme ou du - 103 - - Nietzsche – Axe - relativisme ; pour se débarrasser de celui-ci, suffit le talent ; pour maîtriser celui-là, suffit la noblesse ; les deux - armés d'ironie, c'est à dire d'une saine distance. Le fruit de cette fusion, c'est le culte de l'intensité égale sur l'axe des idées et des valeurs : me détacher de l'horizontalité du bruit, pour demeurer dans la verticalité de la musique, devenir vecteur de ce qui tend vers le beau ou le sublime. Cet axe, unifié par la dialectique (Hegel) ou par l'égale intensité (toi-même), peut s'arracher à son unique dimension et se généraliser en arbre à inconnues, ouvert à l'unification avec d'autres arbres. C'est sur les axes, sur lesquels je suis le plus vulnérable, que surgissent surtout mes extravagances et paradoxes, - écoutez ce faiblard de Nietzsche s'égosiller en faveur des forts ; mais tu ne commets pas de faute musicale : c'est bien sur l'axe de la force que se concentrent les gammes les plus vastes. L'axe contrainte - liberté reste assez insignifiant ; à contrainte il faut chercher un opposé, suivant le sens du toucher, et je le verrais dans caresse. Au commencement était peut-être le toucher : la caresse ou la contrainte (ta Zucht). Deux axes, sur lesquels je positionne la vérité : l'opposition stérile entre l'adéquation et l'erreur et l'opposition opératoire entre le succès et l'échec. Il est flagrant, que toi, tout en employant le vocabulaire de la première, tu suis partout les conséquences de la seconde vision. La revalorisation de l'échec en est une. Le choix de ton axe central fit de toi chantre du Mal. Le vrai mal, pour un créateur, est d'ordre esthétique ; ce n'est pas sur l'axe du bien et du mal (l'axe du fond) qu'il faut le chercher, mais sur celui du bon et du mauvais (l'axe de la forme). C'est l'une des explications de la généalogie de ta morale. - 104 - - Nietzsche – Regard - Regard L'image crue, ou matière première, envahit les consciences ; le mot, critique ou créateur, et ses productions – la pensée, la musique, les tableaux – disparaissent de l'intimité humaine. Les yeux, c'est à dire les choses vues, rendent le regard, c'est à dire la raison commune, munie d'une âme personnelle, - caduc, pour cette humanité mécaniste. Le contraire du regard n'est pas la croyance (il t'arrivait de les opposer : Schauen - Glauben), mais les choses vues (maîtrisées, stockées, pesées) ; la part de croyance est la même chez ceux qui possèdent leur propre regard et intensité que chez ceux qui se remettent à la vision et à la mesure communes. Le regard me rend humain au même point que le chant, la danse ou la poésie, à mes heures astrales, où j'interromps la routine de la palabre, de la marche ou de la prose. Quand le mot est poétique, il devient regard. Quand j'obéis à mes ailes, mes mouvements deviennent regard. Quand le rythme, la mélodie, l'harmonie d'un discours me font ressentir sa musique, je suis en présence d'un regard. Quand, dans un paysage de raison, je devine un climat d'âme, je sais que le peintre s'appelle regard. Le regard ne devrait pas servir de guide aux pieds, mais d'élan aux ailes ; il sied davantage au toit inexistant des ruines qu'aux fenêtres étanches des étables ou des salles-machine ; le regard deviendrait désir et non plus volonté. C'est la caresse, et non pas le regard, qui remplit le mieux l'horizontalité, le lointain se substituant à la proximité, le caressé se détachant du caressant. Quant au regard, son lieu de naissance n'est pas l'horizon, mais le firmament, l'enveloppant motivé par la hauteur, l'enveloppé tenant à la profondeur. - 105 - - Nietzsche – Regard - La plus heureuse aventure, dont rêve tout artiste, est la liaison d'un talent avec une intelligence. Or le regard est exactement cette intelligence intuitive. Enfanter de choses belles. Cloner des choses réelles est affaire de l'intelligence réflexive. Regard : contemplation se nourrissant d'ellemême. Dans le regard, il devrait y avoir de la grâce et de la pesanteur, de ce qui est charmant et de ce qui est charmeur, comme dans le regard de femme, qui prolonge ou complète ce que la bouche n'ose pas prononcer. Personne, mieux que toi, n'a perçu le mystère féminin : La femme enrichit la hauteur de la vie et en multiplie la profondeur - Durch Frauen werden die Höhepunkte des Lebens bereichert und die Tiefpunkte vermehrt. Elle voit plus de branches à variables que de constantes racines. Le regard est un interprète, et l'interprétariat, c'est le contraire de l'empreinte. Le regard est question d'un goût, qui n'est pas à justifier, et le goût, en présence d'une espèce, est une préférence gratuite, donnée à certains genres ; c'est l'esprit qui a besoin de justification de ses unifications d'arbres, qui est sa première fonction, et où il cherche surtout des similitudes des espèces. Vu sous cet angle, ton mot : Voir partout des similitudes et en faire des égalités sont le signe de mauvaise vue Ähnlichseherei und Gleichmacherei sind das Merkmal schwacher Augen juge l'esprit et non pas le regard. Dans les affaires de la cité, c'est une myopie voulue, puisque l'égalité à faire est en bas, mais la liberté à rêver est en haut. Mon regard doit être à moi, il est ce qui m'exprime mieux que mon action, qui, strictement parlant, ne m'appartient pas. Chacun ne peut voir qu'à sa lampe ; mais il peut marcher ou agir à la lumière d'autrui - J.Joubert. La profondeur de mon regard permet de toucher aux choses essentielles de l'être, son ampleur – d'interpeller les relations essentielles du devenir, - 106 - - Nietzsche – Regard - sa hauteur – de faire entendre ma propre voix, visant l'intensité et la noblesse. Le bouquet complet s'appelle grand regard (ton großer Blick). Les regards, dont je parle, ne sont pas seulement mes regards ; je me sens regardé, ce qui me métamorphose ; je deviens théâtral, bien que ce soit par une serrure et non point de la loge royale, que le Spectateur m'épie. La pantomime devient mon art. Ce n'est pas ton courage de l'aigle qu'aucun Dieu ne regarde - Adler-Mut, dem kein Gott mehr zusieht, mais l'angoisse de la chauve-souris, dans sa Caverne soudainement animée, où elle prendrait ses parois pour un bon miroir : Je me sens regardé, ce qui est le sens second et plus profond du narcissisme Merleau-Ponty. La pensée atteint le grade de regard, lorsque disparaît le spectre d'un destinataire existant, d'une oreille d'homme par exemple. Et je ne sais plus si je regarde ou si je suis regardé. Le regard, par lequel je Le connais, est le regard même, par lequel Il me connaît - Maître Eckhart Mein Erkennen ist Sein Erkennen - c'est ton abîme, qui finit par te regarder ! Les plus belles pensées ne seraient que des regards (Er-eignis - Er-äugnis – ta belle généalogie du regard !) et non pas des événements (qui, étrangement, me dévoient vers le de-venir ou vers l'être - со-бытие - le co-être - ou vers leur fusion dans le soi, qui serait un événement d'appropriation : Er-eignis der Er-eignung - Heidegger - un joli jeu de mots, en allemand, et un impossible charabia en français). Le regard, c'est une flèche visuelle décochée vers l'infini - Ortega y Gasset - Mirar es disparar la flecha visual al infinito - c'est l'absence des choses qui fait de l'infini une vraie cible. Dieu même, au moins le Dieu des Grecs, hésite entre le regard (theoro - je vois) et l'action (theo - je cours). - 107 - - Nietzsche – Regard - Le bien, la faiblesse, le nihilisme – tant de fausses cibles pour ton regard, tandis qu'il n'y fait qu'exercer la puissance de ses cordes et la rigueur de son arc, sans vraiment lâcher de flèches. L'ultime adversaire-frère – le Christ, ouvrant les bras à Dionysos et Socrate. Tout ce que voit un sot a déjà un nom ; le sot est privé de regard. La vue, c'est la connaissance, le regard, c'est la reconnaissance. Le regard est la vision des choses innommées. Tu as bien vu le prérequis de la poésie : Voir ce qui n'a pas encore de nom, bien qu'offert à tous les yeux - Etwas sehen, das noch keinen Namen trägt, ob es gleich vor Aller Augen liegt. La démarche des sots philosophiques n'est pas très différente de celle des sots tout court. Leur verbalisme puise les termes-notions dans le vocabulaire académique, notions aussi vagues et patraques que chez les fous. Tu voyais dans ces notions indéfinissables – des meurtriers du regard : La langue contribue à échafauder des concepts, cette tombe du regard - An dem Bau der Begriffe, der Begräbnisstätte der Anschauung, arbeitet die Sprache. Le regard ne doit que très peu au choix de concepts, choix, qui ne doit presque rien à la langue. C'est, d'ailleurs, l'une des définitions même du regard que d'être indépendant du libre arbitre du concepteur. La mise au tombeau du regard, c'est l'oubli du langage et l'auto-identification avec les concepts. Au-dessus des tombes, les larmes les plus belles se versent au sujet des mots non-dits, des regards non croisés et des actions non osées. La vérité, elle non plus, n'a pas grand-chose à voir avec le regard, qui la précède, sans l'accompagner. Le regard est au firmament, et la vérité est au fond de l'abîme - Démocrite. Elle descend, en effet, du haut (où naît le langage du désir), puis elle prend corps en bas (où j'accède aux choses). Il vaut mieux laisser mon regard en compagnie du langage, en haut ; sinon je risquerais de confondre eaux stagnantes, cloaques et abîmes. Tu - 108 - - Nietzsche – Regard - as bien vu le danger : Si tu persistes à vouer ton regard à l'abîme, l'abîme déposera son regard au fond de toi-même - Wenn du lange in einen Abgrund blickst, blickt der Abgrund auch in dich hinein - et je perdrai la hauteur de mon propre regard. En jugeant de l'immensité géographique à parcourir des yeux en Russie, tu te trompas de dimension : Le regard habitué à porter loin - et Zarathoustra voit plus loin que même le Tsar ! - ce regard se fait violence pour mieux saisir le proche, le temporel, l'immédiat - Das Auge, verwöhnt fern zu sehn - Zarathustra ist weitsichtiger noch als der Czar -, wird gezwungen, das Nächste, die Zeit, das Um-uns scharf zu fassen. Cette immensité ne joua pas un grand rôle dans la prise de hauteur par les meilleurs des Russes. C'est l'immensité verticale - la souffrance et la honte qui les en approcha. Dans le regard, tu aperçus une belle rencontre paradoxale : L'humilité et la fierté sont étroitement liées ; leur dénominateur commun : le regard froid, qui évalue - Bescheidenheit und Stolz gehören eng zueinander. Das Gemeinsame ist : der kalte Blick der Schätzung - j'ajouterais : le regard chaud, qui est la valeur même. L'action est une traduction libre, ce qui justifie cette cohérence : l'humilité devant ce qui est produit, ma face traduite, la fierté devant ce qui produit, ma face intraduisible. - 109 - - Nietzsche – Puissance - Puissance Dans la vie réelle, les aspects éthique, esthétique ou mystique s'entrecroisent en permanence, ce qui prive de critères objectifs les notions hétérogènes de vérité, de connaissance ou de force. En mystique, par exemple, la force, l'audace, sont toujours à saluer. En éthique, la force est vue plus souvent comme origine du mal qu'instrument du bien ; depuis le Christ, la faiblesse gagna beaucoup en titres de noblesse. Enfin, en esthétique, qui me préoccupe en premier chef, la force doit muer en volonté, la corde tendue – en bon choix de cibles. Les flèches virtuelles des souffrances réelles n'abattent que de mauvais archers ; elles garnissent le carquois d'un maître des bonnes cordes. Dans la tension de tes cordes, tu découvres la disponibilité, l'ouverture du puissant aux extases multiples : en état d'un arc bandé à l'extrême, tout affect est bienvenu - in einem Zustande eines bis zum Springen gespannten Bogens tut einem jeder Affekt wohl. La volonté de puissance (ou plutôt le désir de force) ne concerne ni les muscles ni, encore moins, la flèche décochée, mais exclusivement, la corde, sa tension, l'intensité entre elle, mes doigts et mon regard (c'est la dynamique aristotélicienne, face à son énergie). Mais les hommes n'en retinrent que la force de frappe et la cible frappée. L'homme vaut par les flèches, sans cible, de sa raison - Tennyson - the viewless arrows of his thoughts. Disons une fois pour toutes : les termes de puissance, domination, hégémonie, force s'appliquent exclusivement à mon monde intérieur, où mon surhomme affronte mon dernier homme. Le regard de haut en bas, et non pas des choses vues - de bas en haut. - 110 - - Nietzsche – Puissance - L'impuissance, c'est le ressentiment, la dialectique du Dire-Non ; la puissance, c'est la volonté arbitraire du Dire-Oui. Personne ne chanta mieux que toi l'ombrageuse fierté de la faiblesse, mais les hommes ne retinrent de ta métaphore ironique (spöttischer Ingrimm) de surhomme (über sich selbst hinaus) que des mots de puissance orgueilleuse. Ce qui est au-dessus de l'homme, c'est la volonté et non pas la puissance ; la puissance divine, salutaire et solidaire de la faiblesse humaine, s'appelle hauteur ou surhomme. La puissance artistique servira à me libérer de la pesanteur terrestre, pour me tourner vers la grâce céleste. Le bon sens, la raison diurne, les paysages de mes yeux, ne doivent pas être mes guides attitrés ; le regard de mon climat, mes fantaisies nocturnes, mes sens en pointillés ont leurs propres échelles de valeurs ; pour m'y reporter, j'ai besoin de sacrifier, ou plutôt d'oublier, provisoirement, la voix des premiers, et de rester fidèle aux voies, tracées par les seconds. Si l'exigence éthique répugne à la puissance, la violence est possible en esthétique et nécessaire – en mystique. À la justice des faibles, la reconnaissance et la représentation (Hegel), tu opposes une justice des forts, l'irresponsabilité et l'interprétation, - la consolation. Le rôle de la puissance n'est pas le même dans les deux tâches intellectuelles principales – la représentation et l'interprétation. La première exige de moi surtout un libre arbitre : je tranche, pour affirmer le définitif, l'irréfutable. La seconde est affaire de ma liberté : je sélectionne, je préfère, je trie, pour atteindre le sens, ouvert, suspendu entre le réel et l'imaginaire. Tout raisonnement n'est peut-être que des enchaînements de représentations : La pensée est une représentation - Heidegger - Der Gedanke ist eine Vorstellung. Ou, au contraire, toute représentation n'est que résultat des réinterprétations volontaristes (comme tu le penses, et que Schopenhauer oublie d'ajouter à volonté et représentation) ; la - 111 - - Nietzsche – Puissance - volonté arbitraire et la représentation fatale se courent derrière ; tu l'as senti sur ton parcours : Le destin fut impérieux avec moi, mais plus impérieuse encore fut ma volonté - Das Schicksal war herrisch zu mir, aber herrischer war mein Wille. Un trait subtil, représenter les mondes hypothétiques, où germent la volonté de renaissance et la représentation de commencements : Ne parle pas d'hypothèses, encore moins de théories, mais de mode de représentation - Lichtenberg - Nicht zu sagen Hypothese, noch weniger Theorie, sondern Vorstellungsart. L'abus de puissance peut me priver d'indispensable hauteur. La hauteur me fait mépriser la force, la profondeur me rend maladif - c'est dans l'étendue seule que je peux encore placer mon espérance dans la force et ne pas me savoir incurable. Tu voyais la puissance et la virilité – dans l'ampleur : Tout vivant ne peut devenir sain, fort et fécond qu'à l'intérieur d'un certain horizon - Jedes Lebendige kann nur innerhalb eines Horizontes gesund, stark und fruchtbar werden. La sensation de puissance vient soit de l'action (force matérielle), soit de la maîtrise des métaphores (force créatrice), soit, enfin, de la noblesse (force de l'âme). Tu es fort, dans le deuxième sens, ton Zarathoustra dans le troisième, mais tous les deux, vous êtes dérisoirement faibles, dans le premier sens. D'où toute l'ambigüité de la volonté de puissance. Toute mon action est résultat de ma faiblesse - H.Hesse - All mein Tun kommt aus Schwäche. Il faut avoir du cœur, pour admettre la valeur thérapeutique de nos faiblesses, pour avoir honte d'une force mécanique, pour ne pas avoir honte d'en appeler à la pitié et à la consolation. Je ne sais pas si Valéry avait du cœur : Rendre faible quelqu'un est un acte non noble. Oh combien moins noble est de faire oublier nos faiblesses divines ! Il faudrait parler de volonté en et non pas de puissance, puisque tu refuses à cette volonté le statut d'une faculté, devant déboucher sur une action ; chez toi, elle n'est qu'en puissance, puisqu'elle se réduit à une pulsion, à un affect, à une intensité, qui peuvent se passer de faits et de - 112 - - Nietzsche – Puissance - causes. La fidélité au désir ou son sacrifice, l'épicurien ou le stoïcien, auraient pu s'équivaloir si, au lieu de s'intéresser à la volonté, c'est à dire à l'inertie ou à la fuite en avant, ils se penchaient sur la puissance, c'est à dire sur l'intensité et son retour éternel ; c'est ainsi que tu interprétas la misérable idée spinoziste : la béatitude (le conatus) résiderait dans l'augmentation (le progrès, donc, – à l'opposé de l'éternel retour) de la puissance d'agir, tandis que, pour toi, il s'agit de la puissance de rêver. Comme quoi, les (pseudo-)parentés philosophiques se fondent sur les mots et non pas sur le sens. La théorie évolutionniste annonce la suprématie du fort ; tu dénonces celle du faible. Tous les cartésiens voient en l'esprit le sommet de mes facultés ; et toi, tu en fais la lie. Pourtant, la contradiction n'est pas du côté, où l'on la cherche ; elle n'est que psycho-langagière : tu appelles faible celui que tout le monde, moi y compris, appelle fort ; et ton esprit est vaste, tandis qu'il n'est respectable que profond, tout en s'opposant à la hauteur d'âme. Cette exclusion de l'esprit de la sphère de puissance est ton coup de génie : Celui qui a de la force, se défait de l'esprit ; j'entends par esprit la grande maîtrise de soi-même - Wer die Stärke hat, entschlägt sich des Geistes ; ich verstehe unter Geist die grosse Selbstbeherrschung - et je finis par me solidariser avec mon âme, le porte-voix de mon soi inconnu ! Des forces hétérogènes animent, respectivement, nos corps, esprits et âmes ; et tout homme, consciemment ou non, crée, pour chacun de ces organes, une hiérarchie de ces forces, - une tâche de pure psychologie et que tu appelles volonté de puissance. Un don d'artiste permet de munir ces hiérarchies d'une même intensité – c'est le retour éternel du même, l'équivalence de la vie et de l'art, l'intronisation du surhomme. Tant d'enthousiastes rêvaient du jour, où la vérité serait la force, où le - 113 - - Nietzsche – Puissance - savoir se traduirait immédiatement en pouvoir. Ce jour est venu. Je pourrais continuer à tenir à la beauté du mot, je serais sans doute horrifié de la complicité du savoir et du pouvoir. Tu en connaissais le prix : On paye cher l'accès au pouvoir : le pouvoir abêtit - Es zahlt sich teuer, zur Macht zu kommen : die Macht verdummt - mais encore davantage abêtit le savoir moderne. Quand la force était la vérité, quels beaux mensonges je chérissais ! Le terme, qui revint à la mode - le déploiement, pour parler d'une expansion commerciale ou des antennes captant le bruit du monde. Jadis, on l'associait aux voiles ou aux ailes. Tu y voyais le premier instinct de tout être vivant cherchant à déployer sa force (seine Kraft auslassen). Mais qu'est-ce que je peux déployer ? - mon savoir, mon tempérament, mon talent, mes faiblesses, ma solitude ? Et dans quelle direction ? - vers la platitude du vous, vers la profondeur du nous, vers la hauteur du soi ? Si toi, tu te limites à la tension de la corde, en Russie, en plus, tu vois tout arc pendu et la volonté – en berne : En Russie, la puissance de la volonté est réprimée et mise en réserve - In Russland ist die Kraft zu wollen zurückgelegt und aufgespeichert. Rester en puissance ou miser sur la puissance, farauder de ne pas faire ou être orgueilleux de son fait, s'enivrer du possible ou se dissoudre dans l'intelligible – les Russes penchèrent pour le premier choix. La volonté de puissance demeure dans l'âme ; la puissance de la volonté ne quitte pas l'esprit. Ni devoir ni action, mais bien la volonté, qui doit (veut ? peut ?) rester une pure volonté de puissance. Si, en plus, on se souvenait, que Nature voulait dire naissance ou commencement : rester fidèle commencement s'appelle rythme - la vertu serait donc de la musique ! - 114 - au - Nietzsche – Langue - Langue La position intermédiaire, entre la représentation et la réalité, fait du langage un sujet philosophique central. Mais comme la majorité de mathématiciens est incapable de définir la nature métaphysique de leurs objets, de même, la plupart de linguistes est incapable de voir la place de la représentation dans l'analyse langagière ou dans la synthèse du sens. Un immense malentendu s'est propagé jusque dans les têtes philosophiques : le langage serait le responsable principal de la tâche représentative, son analyse, indépendante de la représentation, serait autonome et pourrait donner le sens exhaustif. Deux clans d'ignares, les linguistes et les philosophes analytiques anglo-saxons, sont unis la-dessus dans ces aberrations insensées. Jadis, plus de connaissances des Lettres signifiait plus de noblesse. Aujourd'hui, on gère la littérature comme on gère un garage. Tout littérateur compte sur ses griffes et non plus sur ses plumes. En devenant reptile, il espère avoir une langue bien pendue. La majorité des philosophes pense, que ce qui caractérise tout savoir humain est qu'il est lié à la langue - F.Schlegel - das charakteristische Kennzeichen alles menschlichen Wissens, daß es an die Sprache gebunden ist. Ils se trompent de sens de cette liaison : ce n'est pas le savoir qui est lié à la langue, c'est la langue qui se colle, qui se met pardessus le savoir. Le savoir est assertif, la langue - interrogative. Tu ne dis pas autre chose : La langue, porteuse d'opinions et non pas de savoir Die Sprache will nur eine doxa, keine épistémé tragen. Chez les philosophes écolâtres - tant de bavardages sur leurs connaissances, tandis que celles-ci ne laissent aucune trace lisible dans - 115 - - Nietzsche – Langue - leurs systèmes échafaudés. Ni l'intelligence ni le savoir ni la conscience ni la rigueur ne sont pré-conditions d'un discours philosophique ; son unique élément est le langage, qui est à la fois contrainte et ressource ; tout s'y formule en termes d'un vocabulaire et non pas en concepts ; tu es parmi les rares à l'avoir compris, avec Héraclite et Heidegger. Les disputes philosophiques les plus passionnantes se déroulent autour des mots et non pas des concepts. Tu voues de belles véhémences au mot nihiliste, avant d'en forger le concept et de t'y reconnaître toimême. Tant de tes appels pathétiques à être impitoyable (dans les mots), avant que tu sois terrassé par la pitié (un concept) pour un cheval. Le mot devient littéraire, lorsqu'il ne s'identifie plus ni avec la chose ni avec le concept. Ce troisième univers, ce refuge des mots exilés, la Métaphorie Intérieure, a ses propres horizons et ses propres raisons. Le concept serait ta métaphore fixe (usuelle Metapher). Tous les termes philosophiques sont des métaphores, des analogies figées - H.Arendt Alle philosophischen Termini sind Metaphern, erstarrte Analogien - la philosophie ne peut donc être que poétique. Cependant, des prosateurs invétérés persistent dans leurs misérables mises en garde : Que le philosophe se méfie de métaphores - Berkeley - A metaphoris autem abstinendus philosophus. L'art commence par la création d'un langage, et donc, dans l'ancien, il est mensonge : L'art est de la magie, débarrassée du mensonge d'être vraie Adorno - Die Kunst ist Magie, befreit von der Lüge Wahrheit zu sein. Je bricole de la vérité dans l'authentique, je crée du beau dans l'inventé. La vérité aide à vivre, mais la beauté apprend à rêver, bien que tu penses le contraire. Mais pour celui qui s'identifie avec l'axe entier art - vie, ce n'est qu'un retour du même. La langue - une grâce de l'esprit ; l'amour - une grâce du cœur ; la foi une grâce de l'âme ; l'inspiration - une grâce de la poésie ; le visage de - 116 - - Nietzsche – Langue - femme - une grâce d'outre-formes. Désirer, c'est avoir une requête à soumettre. Le sot, qui imagine, que les mots représentent le monde, trouve son désir plein. Le désir du sage est vide, et il ne cherche qu'à être rempli par l'interprète le plus inspiré. Remplir, c'est substituer aux inconnues - des représentations d'au-delà des mots. Si l'on manque d'inconnues, si l'on ne cherche pas à s'unifier avec le monde, même imaginaire, on méritera le mot de Lermontov : L'homme le plus vide est celui qui n'est rempli que de soi - Тот самый пустой человек, кто наполнен собою, à moins que ce vide artificiel ne serve que pour y accueillir une musique ou une voix de Dieu. La compréhension des thèses d'un auteur se détermine par le choix de leurs négations (ou antonymes). Je découvrirai chez toi, par exemple, que le contraire de danser ou vibrer s'appelle maîtriser, de l'Éternel Retour - le gain en maîtrise, du surhomme - le maître de soi. N'oublions pas, que les sept péchés capitaux ne sont pas des négations des sept vertus. Et qu'en grec, la vérité (aléthéia) serait opposé à l'oubli et exister (ek-sister) - à rester en soi-même. Par ton goût, comme par celui de Marc-Aurèle, Valéry, Heidegger, S.Weil, par votre goût philologique, vous me donniez l'envie de devenir Grec ; mon échec est peut-être le plus grand regret linguistique de ma vie. Ton univers se moque du réel, il est habité de fantômes : Dieu, la Grèce, le nihilisme, la puissance, la vérité, la philosophie y sont des fantômes – (ré)inventés à chaque retour de l'intense devenir. Tant d'apparentes contradictions, tandis qu'il s'y agit chaque fois de changements de langage. Toute langue naturelle est une généralisation de la logique formelle. Sortie du paradigme purement logique (connecteurs, négation, quantificateurs, modalités du sujet), la langue offre des moyens lexicographiques et morphologiques pour accéder à deux types d'entités de la représentation - 117 - - Nietzsche – Langue - (et non pas de la réalité) – les objets et les relations. Et puisque tout discours s'analyse dans le temps, la langue dispose de moyens implicites d'affecter des priorités ou précédences de traitement de ces références. Ce schéma universel s'applique à toutes les langues et aurait dû servir de point de départ de toute étude grammaticale de langues particulières. Les grammaires s'adaptent aux représentations, et presque jamais l'inverse. Toi aussi, hélas, tu commets la même erreur : Le plus vieux fonds métaphysique s'est incorporé aux catégories grammaticales - Der älteste Bestand von Metaphysik verleibt sich in den grammatischen Kategorien. Ce fonds, quand il est profond, ne porte presque aucune trace des langues. Quand un philosophe devient attentif jusqu'à la phonétique, il s'approche encore plus du poète. Tes trois W, mères de l'être : Wahn, Wille, Wehe accès (crise), succès (volonté), excès (douleur). Trois s tournés vers l'âme en appellent le salut : son, soin, souci - musique, pathologie, intelligence. Même la morphologie s'en mêle. On a raison de traiter les adjectifs en valets de chambre ou écuyers, accompagnant leurs chevaliers jusque dans la bataille. D'où le secret de l'écriture chevaleresque de Hemingway et de Camus, où l'adjectif est presque invisible (à moins que ce soit le défaut de leur veine journalistique) ! Rares sont les adjectifs qui auraient du panache, justifiant un ralliement ou une poursuite. Et la bataille, c'est le verbe : Nabokov rêvait d'une littérature, où le verbe affronterait l'adjectif. C'est dans la folie que le bon goût lexical se manifeste le mieux : ton intensité part, presque exclusivement, des beaux noms, élancés vers la hauteur, tandis que chez un Artaud se démènent les adjectifs, m'entraînant dans des abîmes, ses fausses profondeurs. Le combat des verbes, chez Schopenhauer (le vouloir contre le savoir) ou chez toi-même (le pouvoir contre le devoir) ne fait que substituer des idoles. En revanche, le combat des noms (la représentation contre - 118 - - Nietzsche – Langue - l'interprétation ou la noblesse contre la faiblesse) produit des unifications fécondes. La polysémie est souvent déroutante : pourquoi ordre, en français, veut dire aussi bien un bon rangement, qu'une consigne ? Tant d'ordres furent donnés pour ne créer que du désordre chez l'adversaire ! Et qu'entend un Français dans ta volonté comme ordre ? Tu apportes l'exemple le plus convaincant de la domination du mot sur l'idée : quand tu maîtrises le mot, c'est à dire la métaphore, le ton, la mélodie, l'harmonie, le timbre, tu peux te permettre de tirer au sort n'importe quelle idée (et même l'appeler, le plus gravement du monde, la pensée la plus grande) et de l'habiller avec ce que la haute couture verbale daigne de t'offrir. N'empêche que certains visionnaires (tel Heidegger) pourront disserter même sur la beauté du corps, devinée derrière les plis du langage. Nos fraternités, elles aussi, naissent dans ces plis, même si la seule fraternité que j'entre-perçois serait fondée sur un aristocratisme, sur une élection donc. Mais j'égrène les aristocratismes du terroir, de l'histoire, des attitudes, des idées - et je reste sceptique, c'est trop mécanique. Le seul aristocratisme spontané et durable, créateur de fraternités, est celui des mots. - 119 - - Nietzsche – Arbre - Arbre L'image d'arbre, si chère aux botanistes, mathématiciens, cogniticiens, périclite chez les philosophes. Ils préfèrent le labyrinthe aporétique (quand ils sont perdus) ou la preuve théorique (quand ils s'imaginent porteurs de vérités solides). Tout le savoir s'attache à un arbre. Tout discours est un arbre. Tout interprète porte en lui un arbre, qu'il cherche à unifier avec l'arbre du locuteur. La métaphore d'arbre couvre le concept de réseau, avec ses arètes hétérogènes, avec ses implexes, avec ses hiérarchies horizontales et verticales. Cette métaphore permet de décortiquer tant de constructions autrement plus embrouillées : comment s'insèrent les nouvelles connaissances ? comment naît le désir pré-langagier ? comment s'articulent les syntagmes ? comment progresse l'analyse des propositions ? comment s'enrichissent les références d'objets et de relations ? comment résumer et présenter les résultats d'une interprétation du discours ? Ce qui est fascinant dans l'arbre abstrait, c'est que, après de subtiles substitutions, je puisse placer ses racines ou ses fleurs dans n'importe laquelle de ses parties, comme ses ombres ou ses fruits. Cette démarche abstraite d'esprit me fait courir le risque de sécheresse et doit s'accompagner d'un feu d'âme. L'âme sèche est excellente, avec son feu toujours vivant - Bhagavad-Gîtâ. Et je parierais, que les fruits à admirer y précèdent les fleurs à goûter. Comme mon étoile, que je vois dans une profondeur, et qui me permet de projeter mes ombres - vers le haut, que n'habitent que les rêves ; tout le contraire de ton étoile-pensée, répandant sa lumière sur chacun, - 120 - vers en-bas (zu jedermann - Nietzsche – Arbre - hinunterleuchten). En quelle saison je veux unifier mon arbre ? Est-ce que je veux privilégier la fleur, le fruit ou le bois de chauffage ? La lumière de sa cime, l'ombre de ses ramages, la ténèbre de ses racines ? Ce qui est visible, ce qui est lisible, ce qui est intelligible ? Les commencements, tu veux les laisser dans l'ombre : Les principes philosophiques sont les racines de notre pensée et de notre volonté ; c'est pourquoi ils ne doivent pas s'exposer à la vive lumière - Philosophische Grundanschauungen sind die Wurzeln unseres Denkens und Wollens : deshalb sollen sie nicht ans grelle Licht gezogen werden - cette préférence de la hauteur ne te rend pas moins profond, mais moins bavard. Je constate une miraculeuse solidarité entre la sobre profondeur et la hauteur enivrante. Tu la places, toi aussi, dans l'arbre : Avec l'homme c'est comme avec l'arbre : plus il aspire à la hauteur et à la lumière, plus fort est l'appel de ses racines vers la terre, vers le ténébreux et profond, vers le mal - Es ist mit dem Menschen wie mit dem Baume. Je mehr er hinauf in die Höhe und Helle will, umso stärker streben seine Wurzeln erdwärts, abwärts, ins Dunkle, Tiefe - ins Böse. Et comme avec l'arbre, la hauteur de l'homme se mesure par ses appétits : le fruit, la fleur ou le climat. Je ne crois pas à la légende d'un mal se tapissant dans des profondeurs ; le mal est dans la platitude ou l'étendue de l'action ; les racines, qui en seraient contaminées, ne sont que rhizomes surfaciques, parasitaires ou rapaces. Le déracinement fructueux vise un exil, que l'esprit entreprend, dans un nouveau climat, réclamé par l'âme. Où l'esprit ne déracine plus, mais replante et soigne, je nais - R.Char. L'esprit devrait savoir justifier toutes les saisons de l'arbre, de la graine au déracinement. L'arbre, lui aussi, symbolise le culte du commencement, comme tu l'as bien vu : Le dégustateur pense que l'arbre se dévoue aux fruits, tandis que celui-ci se voit en graine - Jeder Geniessende meint, dem Baume habe es an der - 121 - - Nietzsche – Arbre - Frucht gelegen ; aber ihm lag am Samen. Et même en saison morte les emplois de l'arbre sont respectables : ne plus être du feu, mais du bois. Toi, comme Heidegger, vous semez des inconnues à profusion, unifiables avec l'art ou avec la vie, – un vrai régal pour tout herméneute. Mais quel sens peut avoir un commentaire sur tous ces Foucault, Deleuze, Derrida, Ricœur, où il n'y a que des constantes ?! - écrits sur écrits sur écrits. Plus j'appuie sur la touche unique d'un système, plus je frappe à côté de la vie. Et l'arbre se trouve, justement, à mi-chemin entre un système artificiel et un chaos naturel, mais qui te suivra dans cette voie : L'homme du système ne veut plus avouer à son esprit qu'il vit comme un arbre, qu'il aspire à l'ampleur comme un arbre - Der Systematiker will seinem Geiste nicht mehr zugestehen, daß er lebt, daß er wie ein Baum, in Breite um sich greift ? Cette perte d'ampleur vivifiante est due au manque de hauteur palpitante. Il existe bien un parallèle profond entre l'interprétation de l'être du monde et l'interprétation d'un discours, intelligent et original : dans les deux cas, je peux, techniquement, faire abstraction du créateur et reconstruire mon propre arbre de connaissances ; mais les créateurs ont leur propre arbre, mystique ou artistique, présent derrière tout phénomène et tout mot, avec tant de belles inconnues, qui n'appellent qu'à être unifiées avec des branches interprétatives ; donc, pas de belles interprétations sans grandes représentations ; le monde ne peut pas se réduire à son interprétation, comme tu le veux. Le sage représente le monde, le poète l'interprète, le journalier le modifie ; Platon se moque de Marx, toi, tu ne le remarques guère ; tant d'invariants réels ou d'unifications imaginaires me laissent devant le même arbre. - 122 - - Nietzsche – Aristocratisme - Aristocratisme Menant une vie matérielle des smicards, je peux, impunément, porter aux nues l'âme aristocratique ; si j'avais eu accès aux aises des titulaires de chaires, de filiales commerciales ou industrielles, j'aurais été peut-être attiré par la jérémiade en faveur de l'esprit des bouseux. Dans les besoins et plaisirs matériels, nous sommes égaux ; nous sommes inégaux dans les affaires spirituelles. Donc, ta formule : Aux égaux – égalité, aux inégaux - inégalité - Den Gleichen Gleiches, den Ungleichen Ungleiches - s'applique aux mêmes hommes ; elle est une heureuse réconciliation entre un communisme fraternel et un aristocratisme élitiste. Les soifs, dont mourait notre âme, devinrent soifs, dont vit l'économie. Mais il est inepte de dénoncer le plaisir de la possession matérielle : L'exécrable soif de l'or - Virgile - auri sacra fames ou la misérable passion de richesses - Ovide - amor sceleratus habendi, sans comprendre, qu'avec l'égalité matérielle, ce désir est aussi dépassionné que la santé ou le bon appétit. Le péché du pauvre - l'envie et la révolte - s'absout dans l'égalité des goûts. Le péché du riche - le brigandage et la malice - s'estompe dans la liberté d'entreprendre. Et la tentation - vivre en fraternité - n'effleure plus ni les uns ni les autres. Satan, aujourd'hui, est plus percutant que jadis : il tente par la richesse et non plus par la pauvreté - A.Pope - Satan is wiser now than before, and tempts by making rich instead of poor. Deux troupeaux, les riches et les pauvres, partagent, aujourd'hui, les mêmes valeurs, même s'ils n'ont pas les mêmes moyens. Impossible aujourd'hui de classer les goûts en fonction de la richesse ; le seul déclassé, aujourd'hui, c'est l'exilé des forums. - 123 - - Nietzsche – Aristocratisme - Toi, comme Platon, vous voyez dans la société le milieu naturel, dans lequel doivent s'exercer les tâches les plus nobles d'une aristocratie. Ces tâches n'existèrent jamais. Ne sont aristocratiques que les contraintes. De plus, le milieu aristocratique, c'est la solitude, où mûrit la création, dans la rencontre de l'ironie avec la pitié (le sérieux et la justice s'y opposent). Tout vrai philanthrope est agoraphobe. Jadis, le degré de noblesse, dans un écrit, allait de pair avec la forme et la couleur de nos talons – regardez La Rochefoucauld et Molière. Aujourd'hui, les porteurs de particules embrassent plus volontiers la carrière et la grossièreté de banquiers, et je ne trouve un vrai aristocratisme de pose, de pensée ou de ton que chez les bouseux, les vagabonds ou les ratés. Un pasteur allemand, selon son prestige social, c'est à peu près comme un pâtissier français ; et ils constituaient les viviers respectifs inépuisables des romantiques ou des maréchaux. Le poète allemand, parmi la soldatesque, c'est comme le peintre français, parmi les assureurs. Le rejet d'uniformes ou de soutanes doit être plus radical que celui de complets ou de tabliers, puisqu'il y a plus de rêveurs en Allemagne qu'en France. Et toi, tu en es un, et des plus aristocratiques ! Je ne sais pas si, sans le coup de pouce de la part des égorgeurs et gazeurs nazis, ton infraction dans la sobre confrérie philosophique aurait eu un tel impact. Toute la philosophie allemande, qui te précède, préparait le chemin du robot, et paradoxalement ce sont les pires des robots allemands qui t'ont choisi pour symbole ! On reconnaît une noble pensée par les catastrophes, que déclencherait sa mise en application. Néron eût été un grand prince, s'il n'eut été gâté par le galimatias de Sénèque Ch.Fourier. Et pourtant, la seule philosophie, à laquelle j'adhérerais, est la philosophie de la noblesse, dont tu posas la première pierre. Celles de l'ironie, vers soi-même, et de la pitié, pour l'homme, - 124 - - ces deux pendants - Nietzsche – Aristocratisme - complémentaires - attendent leur architecte. Ta souffrance t'a fait découvrir l'aporie de la honte : L'homme noble s'impose la honte devant tout ce qui souffre - Scham gebeut sich der Edle vor allem Leidenden - il te resterait à apprendre l'identité de la honte et de la pitié. Les stoïciens, épicuriens, cyniques ou sceptiques s'occupent du soushomme, qui devrait tenir la tête haute ; l'aristocrate cultive l'homme à l'âme haute. Être aristocrate, c'est avoir découvert les délicats ressorts et ressources de la faiblesse. Cette attitude ne convient ni au bourgeois ni au prolétaire. Il t'arrive de trahir ta basse extraction : Dans toute morale aristocratique, la compassion passe pour une faiblesse - In jeder aristokratischen Moral wird das Mitleid als eine Schwäche wahrgenommen. Quand je sais, qu'un certain aristocratisme consiste à cultiver la faiblesse ou la défaite, je retourne facilement cette piqûre en éloge. Le goujat est connu pour n'apprécier que la force. Ou, plus précisément, il ne sait pas tirer profit de ses faiblesses. Les contraintes que je m'impose, préférées à la frénésie des moyens, - tel est un autre signe de noblesse. Détacher le regard des choses est une gymnastique, qui munit mon esprit de la noblesse de mon âme. Tu t'approchas de tant de fantômes, mais il y a si peu de choses visibles, sur lesquelles tu t'attardes : Qu'il est beau, le regard sur les choses ; qu'il est horrible de devenir choses - Es ist schön die Dinge zu betrachten, aber schrecklich sie zu sein. L' aristocratie d'abstention est parmi les plus subtiles. Le droit de ne pas choisir est un privilège - Blanchot. Cette aristocratie, auto-proclamée et discrète, est experte elle-même en menus élégants et à choix multiples. Je ne fais que désélectionner furtivement, sans déclencher le moindre événement, sans souffler sur la chaude aboulie. Même si je suis embarqué, je peux, plutôt que marquer sur l'axe de mon parcours un - 125 - - Nietzsche – Aristocratisme - point privilégié, par pari, par tri ou par parti pris, donc par Pascal, Descartes ou Leibniz, et aussi extrême que soit cette valeur élue, je peux donc - mon talent peut ! - créer par-dessus tout cet axe une égale intensité, une polarité assumée, sacralisant l'axe tout entier. Et c'est toi, le premier, qui le compris. Face à ta noblesse – l'insignifiance de l'être (Parménide), de la pensée (Descartes), de l'analyse (Kant). L'élan du poème (Héraclite), de la passion (Pascal) ou même l'anti-philosophie (Lacan) méprisant le verbiage et retrouvant le Verbe. La noblesse est un trait élémentaire, indécomposable. On y converge sur les chemins de l'ironie (pour soi-même) ou de la pitié (pour les autres) ; à leurs croisements, on devine la proximité de la noblesse. Tu en es un contre-exemple : ne connaissant ni l'ironie ni la pitié, tu es pourtant si noble. Et le Verbe messianique fut pour toi synonyme de Vérité (je n'aime guère ce vocable, vide de sens, mais il te fallait trouver un terrain d'entente verbale avec le Crucifié). En unités de représentation ou de langage, les vérités coûtent de plus en plus cher. Consolation : cherté, c'est rareté. La banqueroute de toute aristocratie est inéluctable, la noblesse exigeant des règlements en monnaie de sa pièce (quand ce n'est à son effigie), qui n'a plus cours. Tu cherchas à te substituer et à Dieu et à César : Garder notre dette, plutôt que de nous acquitter avec une monnaie, qui ne porte pas notre effigie - Lieber schuldig bleiben, als mit einer Münze zahlen, die nicht unser Bild trägt. Ta Vérité musicale est si loin de la vérité criarde de la populace ; n'aimant pas le bruit, tu l'appelles mensonge : Tout aristocrate tient fermement pour menteurs toute la plèbe. Nous, les véridiques, c'est ainsi qu'en Grèce ancienne, se nommaient les nobles - Es ist ein Grundglaube aller Aristokraten, daß das gemeine Volk lügnerisch ist. Wir Wahrhaftigen - so - 126 - - Nietzsche – Aristocratisme - nannten sich im alten Griechenland die Adeligen. Tout le contraire de ce qu'on vit aujourd'hui, où seul le noble ose l'inventé, ce rêve mensonger et vital. Tout ce qu'on invente est vrai - Flaubert. D'ailleurs, ton message doit sa beauté surtout au fait, qu'il est entièrement inventé (erdacht). La supériorité en profondeur du savoir et en ampleur - de l'action n'est pas une supériorité noble ; elle ne peut l'être qu'en hauteur du regard. Dommage que tu acceptes le comparatif pour les âmes : Il faut être supérieur à l'humanité par sa hauteur d'âme - Man muss der Menschheit überlegen sein durch Höhe der Seele - il aurait dû être réservé aux esprits. L'interminable série de défaites de la noblesse par plagiats-perversions : Héraclite voue la philosophie au discours poétique, et Parménide l'encanaille dans une logique bancale ; Pythagore cultive une lumineuse mystique du nombre, et les éléatiques récoltent une casuistique des ombres ; Lao Tseu place le tao dans une inaction altière, et Confucius l'embrigade dans de bas rites ; Platon hisse l'idée lyrique hors du sol, et Aristote la souille par un enracinement empirique ; le cynique prône le mépris hautain, et le stoïcien bassement l'arraisonne ; les murs de Jésus ne convainquent personne, mais les portes des églises rameutent ; la mystique d'une Déité de Maître Eckhart sombre dans le charlatanisme de l'Unité de Nicolas de Cuse ; Kant trouve, pour le savoir divin, un refuge dans la transcendance, et Hegel le réduit à l'état de caserne dialectique ; toi, tu t'ouvres à l'ivresse des sens, et Heidegger l'évente dans la sobriété de l'être et de l'essence. - 127 - - Nietzsche – Contraintes - Contraintes Dans certaines situations, les plus significatives pour le bilan de mon existence, je suis amené à assumer les fonctions de réalisateur d'un scénario. Je suis impliqué dans sa conception, dans le choix de son genre, dans les prérequis de sa réalisation, dans l'enchaînement de scènes, dans la nature du dénouement. Le succès de ces scénarios sera jugé par le dramaturge, par le commanditaire, par le public. Mais c'est moi qui aurai fixé toutes les préférences. Voilà le cadre des événements centraux de ma vie d'amoureux, d'artiste, de penseur, d'homme d'action. Il s'agit maintenant de me juger en tant que scénariste. Quand vous comparez les finalités, affichées par les sages ou les cornichons, les puissants ou les chétifs, les tendres ou les pachydermiques, vous vous apercevez d'une étonnante similitude. Vous regardez du côté des moyens, et vous constatez leur rôle mécanique, dévoilant très peu la spécificité organique de l'auteur. Les plus éloquents des signaux, vous les découvrirez dans la manière d'entamer le scénario et, en particulier, dans le choix de directions initiales, conduisant aux lointaines finalités. Plus vous creusez dans les déclenchements admirables, mieux vous comprenez, que la qualité essentielle de ces beaux débuts est dans la délicatesse des contraintes, que l'auteur s'impose, avant même d'évaluer ce qui le sépare du but. L'opposition centrale, dans la vie, est entre le réel et le rêve ; il vaut mieux être plus près du rêve du monde que du soi-même réel ; les appels grandiloquents, qui visent les fières retrouvailles avec ce soi, visent, le plus souvent, le soi réel, le connu, l'inférieur. Mais le soi de rêve est inaccessible comme but et ne se manifeste que dans les contraintes. - 128 - - Nietzsche – Contraintes - Dans l'art, ce qui compte, c'est ce qui ébranle la beauté ou le rêve. L'art pour la vie et la vie pour l'art - le but et les moyens. Mais par-dessus tout - la noblesse des contraintes : quand je maîtrise le qui et le quoi, je m'entends avec n'importe quels pourquoi et comment. Mais toi : Tout comment est bon pour celui qui a, dans la vie, un bon pourquoi - Wer ein Wofür im Leben hat, der kann fast jedes Wie ertragen - tu n'y fais que la moitié du bon chemin. Chez un maître, et les buts et les contraintes sont ce qui reste invisible dans le résultat. Tu te donnes pour but la transformation (Umgestalten), et moi je surveille surtout ma contrainte – éviter, par filtrage, tout ce qu'un autre aurait pu dire à ma place. Mais nos résultats peuvent se mettre à l'unisson, tout en refusant toute amplification ou propagation. Les contraintes peuvent être vues comme des moyens nobles. Tu en as bien vu la purifiante propagation : Dans l'art, le but n'ennoblit pas les moyens ; mais des moyens nobles peuvent ennoblir le but - In der Kunst heiligt der Zweck die Mittel nicht ; aber heilige Mittel können hier den Zweck heiligen. J'aimerais toucher celui-ci, sans toucher à ceux-là. La noblesse a besoin d'attouchement, d'adoubement. Tu arrives bien à ce postulat désabusé : il n'existe pas de moyens nobles pour atteindre un but noble ; mais au lieu de rétrograder le but visible au titre de source illisible, tu te mets à accepter tous les moyens, y compris ceux qui n'anoblissent guère le but. Le culte de l'avant-dernier pas a des noms malheureusement compromis : avant-décision - hypo-crisie, ou avant-jugement - pré-jugé (l'exemple célèbre est donné par la mort, qui, selon toi, n'est aux yeux de Dieu qu'un pré-jugé, Vor-Urteil). Il ressemble au désir d'Aristote ou Spinoza - vision des fins, dépourvue de moyens - mais je l'associe plutôt au repérage de - 129 - - Nietzsche – Contraintes - contraintes. Cette recherche débouche souvent sur un autre nom compromis : la scolastique - la noble oisiveté. Ne viser que les premières ou les dernières des cibles de l'homme, sans relâcher la corde de mon arc, comme ton marteau philosophique ne visait que les clous, destinés au berceau ou au cercueil de l'homme. Il faut être grand, pour m'appliquer de grandes contraintes : la médiocrité des contraintes est pire que la médiocrité des buts. Ta philosophie au marteau dionysiaque (ou le marteau de l'art, chez Marx, défiant le miroir, ou le bistouri de Foucault neutralisant la folie) porte la même innocuité que l'arc d'Apollon, dont je ne fais que bander les cordes, ou la lance de Don Quichotte, qui ne sert qu'à pointer le ciel, tout en ratant les moulins. Je suis indifférent à Platon, à Spinoza, à Kant ; mais je ne puis pas en être ennemi ; combattre la grisaille, c'est profaner mes propres couleurs. Mais il faut que je sache me dresser en ennemi de St Augustin, de Voltaire, de toi-même, pour mettre à l'épreuve mes palettes. L'une des plus utiles contraintes est celle qui interdit à mon regard de voir certaines choses, que mes yeux, pourtant, voient. Toi et Pouchkine, vous appelez ce refus - mensonge qui élève ; voir ce que voit tout le monde est certes une vérité, mais elle me rapproche de la platitude. Les yeux suffisent pour fixer mes buts ; pour poser mes contraintes, j'ai besoin de regards ; les yeux saisissent mes frontières visibles, le regard me fait tendre vers mes limites, qui ne sont pas à moi, il me rend Ouvert. Mon côté animal perçoit un monde clos ; mon côté humain conçoit un monde ouvert. Beaucoup de liberté sur cet axe, pour un créateur inspiré : De tous ses yeux l'animal perçoit l'Ouvert, sa profondeur se lit sur son visage. Son être est sans regard - Rilke - Mit allen Augen sieht die Kreatur das Offene, das im Tiergesicht so tief ist. Sein Sein ist ohne Blick - la - 130 - - Nietzsche – Contraintes - hauteur de cet Ouvert s'écrit par le regard. Ce que ne voient que les yeux m'enferme, fait de moi - une bête, dont la frontière devient sa cage. Ni plate vérité ni vaste liberté ne valent les hautes contraintes. Tu voyais l'action, comme Démosthène - la rhétorique, avec la bouche pleine de pierres : Librement tu ne peux que rêver, quant à faire - jamais - Frei können wir nur träumen, nicht machen. Je peux mettre du rêve dans l'action en y apportant de bonnes chaînes ou de bonnes œillères. La noblesse est dans les bonnes contraintes, qui m'évitent le tête-à-tête avec les choses. Même dans le ton de tes livres, on trouvait les traces de tes contraintes : Je trouvai chez Nietzsche, non point une incitation, mais bien un empêchement - Gide. Type de livre, qui me plaît : débouchant sur déshérence plutôt que source à résonances et encore moins à conséquences. Je veux sentir davantage ce qu'on exclut, que ce qu'on enferme. En allemand et en russe, la surabondance de moyens morphologiques et rythmiques rend trop facile l'illusion de pensées profondes ou de vaste lyrisme. En français, les contraintes stylistiques excluent du Parnasse les inhabitués des hauts sentiers. Je reconnais l'élite par la place qu'elle accorde aux contraintes. Toi et Pouchkine, vous êtes d'heureux exemples de l'application de contraintes à la française aux moyens expressifs de vos langues maternelles. - 131 - - Nietzsche – Fond et Forme - Fond et Forme De plus en plus massivement, les hommes se désintéressent de l'expression, pour ne guetter que l'information. Les données statistiques, historiques, techniques, pragmatiques couvrent de leur bruit monotone la musique des styles, des tempéraments, des féeries verbales, picturales, intellectuelles. Cette calamité n'épargna pas la philosophie. Je n'entends plus, chez la gent professoresque, ni soupir, ni râle, ni dithyrambe. Le dernier Français à exhiber ses états d'âme, dans un style époustouflant, fut Cioran. À toutes les époques il y avait des raseurs, mais dans la nôtre, il n'y a que des raseurs ! Partout s'imposa l'écriture sobre et linéaire ; aucune trace de l'ivresse hyperbolique (Chateaubriand) ou parabolique (toi-même). Ils sont tellement habitués à la compagnie de caniches ou de bergers, qu'ils prennent le hurlement d'un loup solitaire pour aboiement : Chien de Nietzsche, tu prêches le style à l'aboi ! - A.Suarès - les chiens de compagnie s'entendent rarement avec des lycanthropes. Quand je choisis mon adversaire en fonction du fond, je débouche, le plus souvent, sur des inepties du genre de la dialectique (historique, philosophique ou politique). Le bon choix, c'est la forme ; ce n'est pas la profondeur du combat qui détermine ma stature, mais la hauteur de mes admirations ou de mes dégoûts. Ce qu'ils appellent le fond se réduit à : une certaine audace pseudologique, d'infinis commentaires des autres, un jargon sans grâce, ayant pour but – se faire passer pour savants. Deux courants y dominent : la phénoménologie et la philosophie analytique. La première réunit surtout - 132 - - Nietzsche – Fond et Forme - les jargonautes professionnels, combinant, robotiquement, quelques douzaines de noms, adjectifs et verbes, dans un ordre aléatoire ; un informaticien pourrait facilement écrire un programme qui générerait un flux continu de leurs discours préfabriqués. La seconde réunit de bons spécialistes de la psychologie, de la linguistique, de la sociologie, mais manque fatalement de bons cerveaux et, surtout, - d'âmes ; aucun poète dans ce foyer à dominante anglo-saxonne ; ne reconnaissant que la source langagière de nos messages, ils espèrent se dépatouiller et atteindre le sens, sans faire appel à la représentation – ces moyens mécaniques sont trop pauvres, pour rendre compte des fins organiques. Certes, avoir une bonne cervelle permet d'entretenir le respect ; mais pour être admiré hors temps, il faut un don poétique, une ouïe musicale, un style original. En philosophie, le style n'est pas un décor, mais le meilleur moyen d'exprimer la pensée. Le style contient, en lui-même, la beauté des idées, tandis que chez les pseudo-penseurs le style est censé les rendre belles - Schopenhauer - Der Stil erhält die Schönheit der Gedanken, statt daß bei den Scheindenkern sie durch den Stil schön werden sollen. Les mots, tombés amoureux d'une beauté, se transforment en idées. L'esprit prétendant épouser la beauté, sans amour du mot, est début de mésalliances. Tu as compris, que ce n'est pas la pensée qui dicte un style, mais plutôt l'inverse : Améliorer le style, c'est améliorer la pensée - Den Stil verbessern heißt den Gedanken verbessern. Les raseurs ont toujours beaucoup de choses à dire, ils se plaignent d'être débordés de pensées et, pour les exprimer, - de manquer de formes. Nous avons trop de choses et pas assez de formes - Flaubert. Cette bêtise coupa net mon intérêt pour ta cervelle. Avec de la hauteur, le nombre de choses dont la forme importe devient infime. Le premier jaillissement de la forme est dans un caprice sonore, pictural ou intellectuel, et très - 133 - - Nietzsche – Fond et Forme - rarement dans une chose. Près de la fontaine, la meilleure soif naît de la hauteur de la forme ; peu en importe le fond. Même les pensées n'en sont qu'un composant minéral et non pas vital, surtout pour toi : tes pensées sont un accompagnement sonore de tes métaphores vocales : L'écriture est un pis-aller : je n'ai pas encore trouvé un autre moyen de me débarrasser de mes pensées - Schreiben ist eine Nothdurft : ich habe bisher noch kein anderes Mittel gefunden, meine Gedanken los zu werden - tes pensées servirent d'engrais, à travers lesquels poussèrent tes belles hontes. L'homme de troupeau, c'est l'homme fort ; la pitié reste l'apanage de l'homme noble en déroute ; les valeurs sans prix ne gagnent rien dans une transvaluation ; l'intelligible est un matériau de l'art plus souple que le sensible - quand je comprends tout cela, je ne garde de toi que tes métaphores et je jette sans regret, à la poubelle, tes pensées. La métaphore n'appartient pas à la langue ; elle naît d'une double et désespérante méfiance : face à l'indicibilité de la chose et à l'impondérabilité des mots ; la métaphore cherche à idéaliser la chose en en libérant le mot. Et toi, tu n'y compris pas grand-chose : les tropes ne surgissent pas dans les mots que sporadiquement, ils sont la nature même des mots - die Tropen treten nicht dann und wann an die Wörter heran, sondern sind deren eigenste Natur - l'expression est dans l'élégance de la référence et dans l'originalité du référencé, et presque jamais - dans le mot même. Je m'évertue à projeter la grande triade - la noblesse, l'intelligence, la beauté - sur l'idée platonicienne, sur ta valeur, sur l'être heideggérien - je ne parviens pas à la même harmonie, que me procure le mot métaphorique. Dans tout ce qui est grand, la forme domine le fond. Je peux juger de l'intérêt d'un courant d'idées par la variété ou l'amplitude - 134 - - Nietzsche – Fond et Forme - des talents qui s'y adonnent : quand je vois l'ennui d'un même ordre, qui émane des meilleurs ou des pires des psychanalystes ou des phénoménologues, je comprends pourquoi, parmi les nietzschéens, on trouve les pires et les meilleurs des talents. Ni Dostoïevsky ni Tolstoï ne trouvèrent en France d'adeptes de talent (je ne peux pas prendre au sérieux les G.Bernanos ou A.France) ; c'est d'autant plus étrange que toi-même ou Wittgenstein, vous en soyez les héritiers enthousiastes et pénétrants. Je bâille ferme, lorsque le philosophe ne parle que de philosophie, ou le philologue - que de philologie ; c'est l'intérêt ou la volonté que le philosophe tourne vers la forme langagière ou le philologue - vers le fond conceptuel, qui sont plus prometteurs. Ce qui est curieux, c'est que l'incompétence ne gêne en rien les philologues (toi ou Heidegger) et ridiculise - les philosophes (Wittgenstein, Foucault). Le sage est pessimiste des fins et optimiste des commencements ; et pour assurer un fond joyeux de son existence, il tient à donner à son essence une forme toujours initiatique. - 135 - - Nietzsche – Espérance - Espérance Tous mes engouements gustatifs, toutes mes précipitations sentimentales, toutes mes extases intellectuelles étant condamnés à tomber un jour sur un mur, une tombe ou une platitude, je suis tenté d'adopter la pose d'un loup solitaire, hurlant sur la lune, captivante et traîtresse. Mais un philosophe est celui qui salue tout désespoir ; il exerce la-dessus ses dons de consolateur. Car il vit avec la double sensation du miracle : celui du Bien, vrillé dans tout cœur humain, et celui du Beau, qui émeut toute âme humaine. Aucune énumération d'horreurs et de hideurs ne dévie le philosophe de sa vénération primordiale devant cette œuvre divine qu'est la vie. L'espérance est ce qui m'aide à aimer la vie ; et, selon toi, cet amour et l'espérance même, seraient la même chose, chez l'homme d'acquiescement universel : Que ton amour de la vie soit l'amour d'un espoir suprême - Eure Liebe zum Leben sei Liebe zu einer höchsten Hoffnung. Que je n'atteindrai jamais et n'en palpiterai que de loin. L'espérance s'adresse à mon regard, non pas à mes projets ; plus que l'horizon de mon acte, elle forme le firmament de mon rêve. Le terme de consolation étant trop galvaudé par le prêtre ou le médecin, le philosophe préfère celui d'espérance. Comment m'enthousiasmer, étant cerné par la grisaille, l'injustice ou la souffrance, – telle est l'interrogation, à laquelle est censée répondre l'espérance. Donc, la philosophie, comme la religion, cherche à aider l'homme à garder l'âme et le cœur – hauts. Comme l'art et la science, la philosophie cherche à donner de l'ampleur et de la profondeur à la connaissance et à - 136 - - Nietzsche – Espérance - hiérarchiser les langages de l'homme : le sujet, le désir, la représentation, la langue, l'interprétation, la donation de sens. Consoler en hauteur, déconstruire en profondeur – deux tâches philosophiques principales. Ces deux genres, la consolation et le langage, sont presque disjoints (seuls Platon et toi-même, peut-être, qui parvenez à les mélanger). Et tout grand écrivain, inévitablement, est touché par l'appel de l'une de ces deux branches philosophiques. Et c'est ici peut-être que réside la différence la plus profonde entre les littératures russe et européenne : la première est toujours dans la sphère de la consolation (le salut, la honte et la pitié), et la seconde – dans celle du langage (les représentations et les interprétations). Quelle consolation j'attends d'un discours philosophique ? Celle de vérités et de certitudes, qui m'enracineraient davantage dans la profondeur de la vie ? Ou celle d'images et de rêves, qui m'arracheraient à la terre et me laisseraient en vue du haut ciel ? Ceci - en réponse à Wittgenstein, qui ne trouve pas chez toi beaucoup de consolation. L'espérance est digne de ce nom, quand sa cohabitation avec le désespoir est féconde, elle y gagnerait même en intensité. Elle est le maintien de mon regard en hauteur, et ce regard est intemporel et donc, selon toi, étranger à l'attente : Ne plus rien attendre – la première sagesse de la vie - Erste Lebensklugheit – nicht mehr zu warten. Le désespoir, évidemment, a beaucoup plus de raisons, pour m'étouffer, que l'espérance n'en a, pour me donner un nouveau souffle. Pour adhérer à l'espérance, il faut savoir s'appuyer sur la faiblesse. Quelle force que de n'avoir jamais cédé à l'espoir - R.Debray - surtout quand je ne suis pas assez pusillanime, pour combattre le désespoir. Par ta volonté de puissance, tu défendis bien la vie contre le désespoir, la souffrance, la satiété, mais succombas à l'invasion par la solitude. Solitude, ce point de départ d'un nouveau cercle vicieux ou du même éternel retour : du soi - 137 - - Nietzsche – Espérance - connu qui se désespère - vers le soi inconnu qui espère, et de cette duplicité naît la volonté de puissance, la volonté d'authenticité cédant à la volonté d'invention. Avec l'espérance, fille de la fatalité, je peux fêter la hauteur ; avec le désespoir, bâtard du hasard, je porte le deuil de la bassesse. L'ironie de la fatalité est plus grande que celle du hasard, ce qui la rend plus hautaine et plus séduisante - Baudrillard. Toi, tu rêvais de jumeaux : le désespoir le plus profond précédant la plus haute espérance. Toute pensée profonde doit commencer par le désespoir - Chestov - Всякая глубокая мысль должна начинаться с отчаяния. Je sais que ne chantent sincèrement l'espérance que les faiblards moribonds ; pour retrouver de la force vivifiante, rien de plus stimulant que le désespoir (la toute-puissance d'un désespéré de Hölderlin, die Allmacht eines Verzweifelten). Face à la tristesse, tout homme songe à la consolation : Schopenhauer la méprise, Kierkegaard la refuse, toi, tu l'inventes. Est philosophe celui qui sache concilier ces trois attitudes. L'immortalité est une image trop bête, pour servir de consolation ; mais la foi en intensité du beau peut faire oublier la désarmante certitude du vrai. Cette intensité est au cœur de ta métaphore de l'éternel retour, qui serait un succédané de la croyance en immortalité - ein Ersatz für den Unsterblichkeitsglauben. - 138 - - Nietzsche – Acquiescement - Acquiescement Depuis que s'indigner contre les imperfections du monde devint la dégaine de la majorité - des penseurs, des camionneurs, des députés – lui dire oui est perçu comme signe de lâcheté des inconscients, des planqués et des presbytes. Je m'en réclame. La perfection, en effet, aveugle, comme l'imperfection ouvre les yeux. Même les aspérités de cet univers présentent, à mes yeux éblouis, d'éclatantes harmonies ! Derrière les horreurs absolues se cachent d'absolus mystères. Dans les flagrantes injustices, je devine un ordre supérieur, me coupant le souffle. Ce qui est particulièrement décevant chez les négateurs, c'est leur incapacité de formuler des négations intéressantes. Cet art est réservé aux délicats ; or, il se trouve que c'est justement chez eux que se recrutent les diseurs du oui ! Mais dire oui n'est pas une pose de combattant, pose debout ; c'est plutôt m'agenouiller, de vénération et d'émotion, reconnaître ma perplexité, mon incompréhension, ma résignation à rester en marge d'un mystère qui me dépasse. La naissance d'une nouvelle philosophie, comme la naissance d'une nouvelle religion, c'est l'invention d'une nouvelle consolation, c'est la reconversion à l'acquiescement, la réinterprétation des anciens Oui et Non, en en faisant une même valeur, un nouveau Oui. Neutraliser les Non, c'est se détacher de la réaction servile et s'adonner à l'action libre. Mais c'est la fatalité, l'irresponsabilité, la résignation qui m'y amènent et non pas la quête de preuves ou de reconnaissance. La négation n'a de sens qu'en tant que position, tandis que la résignation ne vaut qu'en tant que pose. Tu la réduis à une simple contrainte : - 139 - - Nietzsche – Acquiescement - Détourner le regard : que ceci soit ma seule négation ! - Wegsehen sei meine einzige Verneinung !. La résignation a plus de ressources en expressivité, comme la négation – plus de sources d'ennui. Mais, en restant dans l'immédiat, l'acquiescement éclaire le visage, le refus lui donne la beauté - R.Char – et avec un peu de recul, je m'apercevrai, que mon visage s'illumine et que ma beauté rebelle n'était que de la joliesse publique. Les indignés d'aujourd'hui m'abreuvent de plates vérités de ce jour, tandis que les rêves, ces mensonges musicaux, ces échappatoires d'une réalité cacophonique, devinrent l'apanage des résignés. Les fondements de l'acquiescement sont indicibles et, donc, indéfendables ; aucune vérité plausible ne leur vient en appui ; cette pose ne peut se réclamer que d'une grâce, dont sont dépourvus les négateurs, avec leurs vérités courantes et mensonges figés. Et puisque moi, l'acquiesceur, je suis obligé d'inventer un langage, pour me justifier, je m'écarte plus souvent des vérités du langage commun, et ces écarts y sont perçus comme mensonges. Et donc, tu as tort : Nul ne ment autant qu’un homme indigné - Niemand lügt soviel als der Entrüstete - à moins que tu le plonges dans un langage supérieur. Un autre handicap des indignés, c'est leur surdité, face à la musique du merveilleux. Ils attribuent à la mécanique darwinienne le passage du minéral au végétal et à l'animal ; aucune merveille du vivant ne les frappe ; aucune faiblesse de la raison, pour s'agenouiller devant le spectacle féerique de ce monde inconcevable, impossible et pourtant réel. Mais soyons justes, cette indignation générale et mesquine eut un effet fort bénéfique pour la douceur de la cohabitation humaine : les abus des puissants diminuent, la violence est matée, le faible se réjouit de l'illusion d'avoir apporté sa pierre à l'édifice collectif. S'ébahir devant la perfection des fleurs, des cerveaux ou des fourmilières reste le privilège des - 140 - - Nietzsche – Acquiescement - anachorètes, des vagabonds et des poètes, ces solitaires asociaux, dont s'occupera un jour un service de solidarité et d'insertion. Brandir un non retentissant est déjà une erreur de jeunesse ; à l'âge mûr, on se rattrape par le chant, la prière ou le silence autour d'un oui monumental, de ton acquiescement, qui est, en fait, un méta- acquiescement, dans un nihilisme fondé sur des principes : laisser cohabiter le oui et le non, grâce à la maîtrise simultanée de l'intensité des deux. De la valeur - au vecteur ! Tu accables le nihilisme, avant de l'embrasser, sur une autre spire de ton retour éternel, de cette spirale qui s'avère être ruban de Moebius. Le renversement ou le retournement des valeurs, auxquels toi, avec Baudelaire, vous m'invitez, prendront, inévitablement, l'aspect mécanique, comme négations ou changements de signes. Lire les valeurs des autres et les renverser est un travail ingrat et sans grâce ; il faut que j'invente mes propres unités de mesure, ma propre balance et ma propre lecture des empreintes d'idées et de choses. Être humble avec les buts, ironique avec les moyens et royal avec les contraintes, telle est la forme d'acquiescement à la vie ; et lorsque la contrainte porte sur la même intensité de mon regard (et non pas sur la multiplication d'objets regardés), elle s'appellera, selon ta méta- métaphore, éternel retour : La pensée d'éternel retour du même est la plus haute formule d'acquiescement - Der Ewige-Wiederkunfts-Gedanke ist die höchste Formel der Bejahung. L'acquiescement au monde ou la résignation de ne pas y triompher, et même d'y échouer, ces deux apparentes antinomies, en se solidarisant, deviennent deux facettes d'une même tragédie ; donc, toi, la-dessus, tu n'es qu'un prolongement de Schopenhauer. - 141 - - Nietzsche – Acquiescement - Il faut savoir porter ce paradoxe : l'excès de pessimisme donne des ailes à ma révolte, l'excès d'optimisme m'enfle de résignation. Les deux ne sont que deux figures du nihilisme, aux saisons différentes. La révolte est comique et la résignation - tragique : La vie est indigne de notre attachement : l'esprit tragique conduit à la résignation - Schopenhauer Das Leben ist unserer Anhänglichkeit nicht werth : der tragische Geist leitet zur Resignation hin. Mais Schopenhauer ne connut jamais le vrai Dionysos, il ne pouvait pas admettre, que la résignation devant la vie pouvait signifier révolte du rêve, ce que toi, tu compris. C'est ma liberté qui me permet d'admirer la nécessité grandiose du Créateur ; tu L'as vu plus près de l'Apollon sur la défensive que de l'Apollon gaspilleur de flèches : Bouclier de la nécessité, non entaché par aucun Non - Schild der Notwendigkeit, das kein Nein befleckt. Le Non, c'est la préférence que je donne à la flèche, annihilant les cibles presque aléatoires, par rapport à la flèche, nécessaire et renaissante, sur l'arc du beau. Apollon, enivré de la tension de ses cordes, devient Dionysos. Les flèches apolliniennes les plus pénétrantes ne sont jamais décochées. Le Oui, c'est la préférence que j'offre à la beauté du regard, au détriment de la révolte des yeux. Les faux rebelles : Hugo, Flaubert, Dostoïevsky, toi du surhomme, Mallarmé, les surréalistes, les nouveaux de tout poil des années 60-90 du siècle dernier. Les vrais : Rousseau, Rimbaud, Tolstoï, toi du trop humain. - 142 - Valéry - 143 - - 144 - Si, avec Nietzsche, je suis, tout de suite et irrésistiblement, envahi par l'ivresse, ta compagnie à toi, me pousse à retrouver les beaux charmes d'une sobriété. Mais la hauteur d'admiration est la même ; la noblesse et l'intelligence doivent avoir certaines dimensions communes. Qu'Aristote, Hegel, Husserl me pardonnent : je ne sais pas si vous êtes intelligents. Toi, tu me combles de la certitude de ta prodigieuse cervelle. Chez les sages académiques, il y a deux types d'affirmations : des constats de phénomènes banals et des propositions d'apparence logique et touchant aux abstractions, qu'ils sont incapables de bien définir : connaissance, vérité, substance, essence, savoir, catégorie, conscience. Règne de l'ennui bancal ou du hasard grammatical. Ils ne m'apprennent rien de ce que je ne sache déjà ; leurs formules se retournent facilement en miriades d'équivalents, aussi gratuits et aléatoires. Plaisir à part, comme tu ironisais si bien, à part donc leur plaisir de pédants universitaires, je ne vois pas quelles nobles cibles seraient visées par d'aussi lourdes flèches. Quelles fibres pourraient se mettre à vibrer, en s'interférant avec leur bruit, si monocorde, si dépourvu de mélodies et de rythmes ? Quel respect puis-je porter à leur profondeur, si elle affleure à la platitude, après un modeste travail de la raison ? La sagesse, est-elle possible sans la poésie ? Ayant fait le tour de tous les impétrants, je réponds catégoriquement – non ! Exit la gent professoresque. Le langage, lui qui révèle les ressorts poétiques, peut-il être emprunté à la science, pour fonder une philosophie, séduisante et crédible ? Non, le mode géométrique a toujours fini par ridiculiser les ignares de géométrie. Tu n'es pas linguiste, mais aucun linguiste n'a eu une vision aussi subtile des rôles que joue la langue dans toutes les sphères intellectuelles et artistiques. Tu n'es pas cogniticien, mais aucun cogniticien ne concevait de structures - 145 - représentatives aussi riches et justes, ne voyait de démarches interprétatives aussi rigoureuses. Tu n'es pas mathématicien, mais aucun mathématicien n'a vu aussi profondément la place du savoir mathématique dans la conception et la compréhension du monde. Toi, tu fus la cible inspiratrice de Cioran, comme le Crucifié le fut de Nietzsche, mais toi-même, tu n'as pas de parenté intellectuelle, et tes propres renvois à Descartes ne sont que boutade. Ta poésie est tout pénétrée de philosophie, et ta philosophie s'exprime dans un langage poétique. Et Rilke et Heidegger t'apprécieraient. - 146 - - Valéry - Langue - Langue La place de la langue dans nos aventures intellectuelles est le sujet le plus controversé de la philosophie. Toute une couronne de sciences se dédie aux différentes facettes du phénomène langagier – la psychologie, la linguistique, la logique, la gnoséologie, l'anthropologie, cognitique, l'intelligence l'ethnologie… Mais la artificielle, la philosophie, ne s'occupant que du merveilleux, devrait y trouver un prolongement de sa première fonction, la consolation de nos chutes, et découvrir des consolations de nos envolées, provoquées ou accompagnées par la langue. Les deux consolations ne peuvent se reposer que sur le mystère ; laissons la science formuler les problèmes solubles. Le philosophe ne respire que dans l'insoluble. On néglige souvent d'ajouter le langagier au sensible et à l'intelligible, les mots aux affects et aux concepts. Pourtant, rien n'explique mieux son indépendance que la genèse plausible des langues, chez l'homme préhistorique : les ordres à intimer, les noms à coller aux objets, l'affectivité à exprimer. Dans le sensible, c'est le miracle d'une coopération entre le cerveau et les organes qui fascine ; dans le langagier, c'est le miracle de la formation des grammaires, de l'autonomie croissante de la langue vers plus d'expressivité ; dans l'intelligible, c'est le miracle des structures conceptuelles d'une foudroyante efficacité. Le sensible dicte nos représentations, le langagier en formule des requêtes, l'intelligible permet leur interprétation. Et au-dessus de ces trois outils humains trône l’œuvre divine – le réel. Dire qu'il n'est constitué que des atomes de l'univers et de quelques esprits sur notre planète n'éclaircit en rien son mystère, qui reste intégral et, donc, favorise la tâche consolatrice du philosophe. Puisque la seule consolation philosophique ne s'appuie que sur le - 147 - - Valéry - Langue - mystérieux. Le caractère instrumental et non grammatical irrigue les structures langagières profondes. Le langage est là pour traduire nos faits, nos idées ou nos états d'âme, qui, ensuite, seraient projetés sur une représentation (pour les hommes de rêve) ou sur la réalité (pour les hommes d'action). Le langage est une transition, qui doit se réaliser d'abord en représentation et en dernière instance, en perception complète des choses mêmes. Ce n'est pas une grammaire qui est innée, mais la logique et l'orientation spatio-temporelle de notre esprit ; toute évolution d'une langue est une adaptation grammaticale à ces deux prérequis. Des cris, grognements, râles, onomatopées de l'homme des cavernes on est arrivé au discours. Mais on a tort, en analysant le discours, d'oublier les soupirs ou rires, qui en forment le fond. Ce grand paradoxe, dont, à ma connaissance, ne s'aperçut que toimême : la composante la plus expressive du discours n'est pas de nature langagière ! Les métaphores ne naissent ni dans la langue ni dans les choses mêmes, mais dans le modèle sous-jacent, où l'inévidence ou la subtilité du chemin vers les objets référencés créent des images ou des sensations ; exactement les mêmes signifiants, au-dessus d'un autre modèle ou dans une autre langue, auraient pu ne produire aucun effet tropique. La langue n'offre que des ressources phonétiques, lexicales, morphologiques, syntaxiques, qui, en tant qu'outils, ne suffisent, en général, qu'aux dilettantes. En disant que le langage est un intermédiaire sans valeur propre. La pensée, poursuivie jusqu'au plus près de l'âme, nous conduit sur les bords privés de mots, tu as parfaitement raison, lorsqu'il s'agît de n'exhiber que l'intelligence (en s'appuyant sur le modèle, où le langage ne peut être que requête) ou de ne viser que des démonstrations (sans chiffres à l'appui, - 148 - - Valéry - Langue - dans l'insupportable verbalisme des philosophes, où se noie la réalité ontologique) - une fois interprété, le langage y doit disparaître, pour laisser la place aux substitutions de la représentation ou au sens dans la réalité. Néanmoins, la littérature ne commencerait-elle pas, lorsque le modèle et la réalité sous-jacents laissent le langage les recréer ? Le philosophe doit choisir entre poète et cogniticien, s'il ne veut pas être assimilé à l'idiot du village. La pensée privée de mots ne garderait que la pitié et la tendresse. Dans tout discours, la part purement langagière est entrelacée avec les couches conceptuelle et poétique, la référentielle et l'expressive ; quand ces deux dernières sont trop misérables, ne conduisant ni à un approfondissement fécond ni à un rehaussement musical, je peux appeler ce discours exclusivement langagier, c'est le silence, dont parle Wittgenstein ; toi, tu as compris, que dans un discours intellectuel ou poétique, au contraire, après l'unification avec des idées ou images, disparaît le langage. Dans le discours sur les connaissances, la question centrale est la distinction entre ce qui est conceptuel et ce qui est langagier ; je n'ai pas besoin d'une vaste culture philosophique, et encore moins d'une culture linguistique, pour en juger ; seul un poète, doué d'une intuition philosophique et de quelque savoir technique, peut en dresser un tableau intéressant. À l'opposé, ni Kant, ni Hegel, ni Nietzsche, ni Wittgenstein, ni Heidegger n'eurent jamais une intuition linguistique valable, pour formuler une théorie complète des connaissances, sans parler des Anciens, chez qui, la-dessus, je ne lis que des balbutiements. Seul toi, le grand visionnaire, fus lucide, avec tes états mentaux et ta vision des substitutions. Un discours, démuni de toute poésie, - 149 - peut se réduire à une - Valéry - Langue - représentation ; le mot ne s'émancipe de la représentation sous-jacente que par la musique, qui émane de lui et de son entourage. Ton regard ladessus est sans appel : Il faut des mots qui ne sont jamais identiquement annulés par une représentation – des mots-musique. Sans intelligence ni poésie, tout dithyrambe au langage sonne faux et creux. Mais qu'il est juste, à double titre, chez toi et Goethe ! Le langage aurait dû être le seul lien visible de l'écrivain avec son siècle. Qui réussit cette gageure ? - toi, Leopardi, Nietzsche. Tu es le seul à avoir réussi à mettre tes soucis hors de ton siècle, en-dessous de ton orgueil et pardessus ta langue. Le langage sert à approfondir la réalité ou à rehausser le rêve ; dans le premier cas, il est outil et il doit disparaître, une fois le but intellectuel atteint ; dans le second cas, il est contrainte et il doit persister, pour être le seul support de l'émotion. Tu es le seul à distinguer nettement ces deux fonctions. Je peux décortiquer le langage de l'intérieur, indépendamment du modèle de l'univers ; mais pour interpréter un discours, je ne peux pas me passer de modèle. Une fois qu'il a donné à la pensée une orientation correcte, le langage peut disparaître pour faire place à un parcours mental - Épicure (la sentence aurait pu être de toi, pur, mais, curieusement, tu appelais le modèle – Non-Langage). Le terme de langue couvre trois entités profondément différentes : - un système de signes faisant abstraction de son usage et comparable en tout point avec un langage de programmation : alphabet, vocabulaire, morphologie, grammaire - astucieux, rigoureux et délicat, mais sans vraiment de merveilles - un système bâti au-dessus d'un modèle conceptuel - un outil de connaissance et de communication ; on devrait y parler de langage, que - 150 - - Valéry - Langue - tu définis comme relais par signes - la plus précise des définitions ! - un outil d'expression, le modèle sous-jacent fondé sur l'esthétique ; strictement parlant, à chaque usage on y crée une nouvelle langue. Aucune relation transitive n'existe dans la triade langage - modèle réalité (interprétation - sens, ou valeurs - significations). Tu confonds transitif et transitoire. Mon cher Maître, dans la chaîne de l'acte, vous placez mal le langage. : La liberté implique le langage, qui crée la possibilité de l'intervalle conscient. La liberté intervient entre le désir et le choix, où se déroulent les où et quand, les pourquoi et comment, qui sont des requêtes extra-langagières. Le langage n'est impliqué qu'à partir de l'embarras, pour atteindre un objet ou désigner une relation. Tu as une vision d'une profondeur inouie : Les mots ne sont pas dignes de figurer dans mes vrais problèmes et dans mes solutions ! Que le modèle et la réalité s'en chargent et laissent aux mots transitoires le souci du haut mystère inventé ! Ce n'est ni mot ni regard que je pleure, - je pleure le mystère perdu - Tsvétaeva - Жаль не слова и не взора - тайны утраченной жаль. Pour un poète, le mot est un accord musical, que son sens inné d'harmonie insère dans une partition. Le goût, le tempérament, la noblesse du poète forment sa représentation du monde. Le mot n'a aucun sens propre en dehors de cette représentation. Le poète fait se rencontrer des mots qui s'ignoraient, et leur sens s'enrichit avec chaque nouvelle rencontre. Ceux qui ne maîtrisent pas le mot poétique, dénoncent, dépités, son sens non rigoureux et se déclarent partisans de l'idée – solide, bien charpentée, irréfutable. Je dis, tout de suite, que, premièrement, je ne connais aucun penseur des seules idées, qui soit capable d'en justifier le poids ou l'universalité, et, deuxièmement, les poètes, touchés par la grâce du mot, produisent des idées infiniment plus pénétrantes que les austères - 151 - - Valéry - Langue - détenteurs de connaissances. Le mot en pointillé crée des états d'âme éclectiques ; mais modulés par la trajectoire des idées (l'idée est l'acte du mot), ils doivent prendre une forme syncrétique, nuage de points orienté. L'idée organique traduit une image d'une seule pièce, le mot thaumaturgique la recrée de toutes pièces. Les idées sont des créatures organiques ; la forme leur est donnée à la naissance, et cette forme est l'acte - Lermontov - Идеи - создания органические : их рождение даёт уже им форму, и эта форма есть действие - ce qui ressemble à tes formes fécondes en idées. Quel beau paradoxe : toi, le maître du mot, tu es l'auteur des idées les plus profondes ; ceux qui se consacrent entièrement aux idées (Platon, Nietzsche, Heidegger) ne laissent derrière eux que de belles métaphores ! Ceux qui se proclament hommes d'idées sont parmi les plus raseurs ; le seul homme d'idées, qui m'inspire une franche admiration, c'est toi, mais tu es aussi, et surtout, l'homme du mot, c'est à dire des ombres, tandis que tu éteins, toi-même, la vaine lumière annoncée par l'idée naissante et portée par l'idée fixe. Laisser l'initiative aux idées, c'est abandonner son souffle à l'Alcootest. Mallarmé laisse l'initiative aux mots. Comme l'homme ivre laisse l'initiative aux jambes - Claudel. L'initiative devrait aller, tour à tour, à l'imprévu : au mot, à l'idée, au son. Les mots sont générateurs d'idées, plus encore que l'inverse - Baudrillard. Le poème, qui ne s'appuie que sur le mot, s'écroule aux frontières des langues et des époques ; ce que tu as très bien compris. Chez les plus grands, je trouve de l'indifférence aux idées : Pascal écoute le sentiment, Nietzsche soigne le ton, toi, tu interroges l'expression du mot et la perfection du réel. En revanche, tous les sots sont submergés d'idées, qu'il faut déverser sur un public ignare et avide de vérités. La fusion de mots et d'idées produit des métaphores. Les métaphores ne - 152 - - Valéry - Langue - naissent pas à l'intérieur de la langue, mais au sein de la perception représentative du poète. Elles sont dans la musicalité de l'accès aux objets ; une danse, plutôt qu'une marche, qui me conduit au sens ; sur un sentier vierge ascendant, je suis saisi de vertige ou d'ivresse ; et la sensation poétique naît de ma confiance aveugle à ce guide, séducteur et invisible, et qui n'accompagne que mon âme enchantée. Entre la maxime verbale et la pantomime musicale se joue la création humaine. J'ai une tendresse particulière pour l'initiale I (même si Rimbaud se trompa de sa couleur – elle est bleue et non pas rouge), elle forme l'anneau de la création : idée, icône, idole (que la mauvaise hiérarchie platonicienne associait à Dieu, à l'artisan, à l'artiste). Tous en créent, mais seul l'artiste rend l'idée – palpitante, l'icône – vivifiante, l'idole – sacrée. Tu pars d'un concept improvisé, effleurant à peine les choses, pour aboutir à un mot poétique. Heidegger part d'un mot improvisé, ignorant les choses, pour aboutir à un concept prosaïque. Privez le langage de suffixes, vous coupez toute source d'inspiration de Heidegger. Oubliez toute la culture, ta cible garde toute son excitabilité. La langue de philosophie, c'est le français, comme la langue de poésie, c'est l'allemand. La logomachie française pousse à soigner la ligne sémantique, musicale, du discours ; la logomachie allemande favorise le goût de l'édifice syntaxique structurel. La morphologie indigente du français oblige à créer des concepts avant les mots ; la morphologie allemande invite à créer des mots avant les concepts. Les contraintes vaincues expliquent souvent le succès intellectuel ; c'est pourquoi la meilleure philosophie française est poétique (Pascal ou toi-même) et la meilleure poésie allemande est philosophique (Hölderlin ou Rilke). Dans l'émergence d'un nouveau concept, les mots ne sont presque pour rien. Le concept doit sa détermination à la place dans un arbre (graphe) conceptuel, à ses liens sémantiques avec d'autres concepts, à ses - 153 - - Valéry - Langue - attributs, aux rôles qu'il pourrait jouer dans des scénarios impliquant d'autres concepts. Ta magnifique prémonition : Au lieu de concept, on peut former une Scène, est réalisée en Intelligence Artificielle ! Les mots ne servent que de mode d'accès plus ou moins paraphrastique aux objets. Dire que les concepts proviennent du langage et non pas de la science (Benjamin) est une pitoyable ânerie ! Quels objets ils manipulent ? Au-dessus de quelle représentation ? Les scientifiques – les concepts, rigoureuse ; les philosophes académiques – les mots, intuitive ; les poètes – les métaphores, intuitive ; les philosophes-poètes – les métaphores, rigoureuse. Mes ruines des mots sont un compromis entre deux regards diamétralement opposés sur la langue : celui de Heidegger, qui y voit une maison hantée par le mystère de l'être, et le tien, qui en fait un fantôme fugitif, disparaissant dans le devenir du sens. Évidemment, tu es plus intelligent et pertinent, mais tu n'avais aucun soi à loger, le souci, que je partage avec Heidegger. - 154 - - Valéry - Savoir - Savoir St Augustin connaît les Évangiles, Descartes la géométrie, Spinoza l'optique, Leibniz l'analyse mathématique, Hegel l'histoire, Husserl la logique ; mais quelles répercussions ce savoir a-t-il eu dans leurs productions philosophiques ? - nul et non avenu ! Et l'on continue à me terroriser avec ce savoir fantomatique, dont seraient chargés les sages officiels. Qui accumulait le plus de connaissances et y voyait et les buts et les moyens d'une réflexion ? - Hegel et Husserl. Quel en est le bilan ? - l'ennui et la platitude. Qui se moquait des connaissances ? - toi et Nietzsche, vous n'y voyiez que de modestes contraintes. Quelle est le fond de votre œuvre ? - la musique et l'intelligence. L'homme Nietzsche n'a rien à voir avec la puissance, comme l'homme Valéry - avec l'action ; mais, pour tous les deux, savoir est synonyme de vouloir, d'où un remarquable parallèle entre la volonté de puissance et le savoir-faire, que vous choisissez pour vos emblèmes respectifs. Les objets d'une grande philosophie – les troubles de l'âme humaine et la place du langage dans la spiritualité humaine – n'exigent aucune préparation professionnelle. Un mystère enveloppe l'âme, un mystère aussi épais couvre l'esprit, qui représente, interroge ou interprète. Et pour affronter les mystères, on a besoin de sensibilité, d'intuition, de foi, de poésie et non pas de manuels de logique ou de physique. Le savoir est nécessaire pour formuler des problèmes et les résoudre ; il est inutile là où règnent de furtives images et d'indicibles merveilles. Dès que j'entends un philosophe - qu'il s'appelle Platon, Kant ou Badiou parler de connaissances comme du but de leurs travaux, je suis sûr de - 155 - - Valéry - Savoir - tomber sur des balivernes ; même en tant que moyen, la connaissance ne joue qu'un rôle microscopique dans un écrit profond ; et même le discours le plus pertinent sur la connaissance est formé par ceux qui n'en possèdent pas beaucoup. Toi, tu en présentes un bel exemple : Un philosophe est celui qui connaît moins que les autres, parce qu'il doute mieux. Le savoir, pour un philosophe, est une matière première, comme la logique ou la linguistique. Il peut manipuler les places qu'occupent ces savoirs, sans maîtriser leurs poids et volumes. En plus, les meilleures sources de la création et de l'amour se trouvent dans les objets, que la raison seule ne maîtrise ni ne comprend – l'ignorance étoilée m'apporte plus de hauteur que ne m'apporte de profondeur le savoir aptère. Et ta logique est juste : Je t'aime, donc, je ne te sais pas. Donc je te bâtis ! Et plus cette architecture s'inspirera des ruines, et son confort - d'une auberge espagnole, plus délicieuse y sera l'illusion d'un château en Espagne. Tu en fais profiter et l'amoureux et le créateur : On demande des modifications, car on n'aime jamais qu'un fantôme. La face réelle de l'aimé devrait ne servir que de contrainte, facilitant le glissement vers le but fantomatique. Le contraire de l'artiste, dont le but est réel et les contraintes – fantomatiques. Une bonne tête ignore la source de son savoir, et celui-ci se réduit aux beaux commencements (Avoir compris signifie la fin - Nietzsche - Das Begreifen ist ein Ende) ; les rats de bibliothèques brandissent leur savoir livresque, qui ne peut être qu'accumulatif et cadavérique : Un homme intéressant tient de la nature son grand savoir ; ceux qui ne savent que pour avoir appris croassent dans leur bavardage intarissable - Pindare. Les autres savent car ils sont performants ; le philosophe en sait moins car il est compétent – c'est ce que tu voulais dire par : Un philosophe est celui qui en sait moins que les autres - (et en quelque sorte moins que - 156 - - Valéry - Savoir - l'homme qu'il est). Socrate le prit justement à la lettre, c'est ce qu'on appellera docte ignorance ! L'art d'ignorer les évidences, en les méprisant, et de maîtriser les apories (étymologiquement, les doutes), en s'y noyant. Les Grecs avaient déjà un mot, pour désigner la docte (ou feinte) ignorance de Socrate, - l'ironie ! Je ne sais que dans un langage fermé ; et la création est ce qui me rend ouvert, ces Ouverts, dans lesquels je converge vers mes limites, sans les atteindre en moi-même. La meilleure, la profonde conscience de soi aboutit à la haute, à la féconde méconnaissance de soi. Et même du monde : Le philosophe est un innocent, qui persiste à tenir pour énigmatique le monde, qui va de soi - Enthoven. Et s'il va jusqu'au bout de tous les problèmes (Schopenhauer), c'est pour découvrir, derrière chacun d'eux, - des mystères. Un savoir bien digéré ne produit que de viriles, ironiques et hautes métaphores. Il ne faut pas attacher le sçavoir à l'âme, il l'y faut incorporer - Montaigne. Baudelaire aurait pu être un Nietzsche français (tandis que Proust n'en avait aucune chance, n'ayant ni le talent ni la noblesse ni le savoir), si ses boutades étaient rehaussées d'un peu plus d'ironie distante ; Nietzsche choisit le bien du Crucifié pour contrainte négative, tandis que Baudelaire se ridiculisa avec le beau à nier. Le français pousserait à prendre parti, ce qui expliquerait l'échec de tes tentations nietzschéennes. Tu illustres bien la place de la représentation, tu vois le cheminement débouchant sur la naissance du sens : Ma philosophie ne tend qu'à représenter et à tenter de voir ce qu'une représentation suggère de changer dans les valeurs et les connexions. C'est la définition même du concept, de la classe, du modèle ! Qui est non-langage, au-dessus de la vie-réalité. Aujourd'hui, tu serais cogniticien ! Comme Aristote et Kant ! - 157 - - Valéry - Savoir - Le savoir suffit, dans les affaires les plus banales de mon existence sociale. Et tu invites le philosophe à ne les point toucher : N'invente pas, quand il suffit de savoir. L'invention la plus précieuse ne vise que mes propres productions immatérielles. J'invente, lorsque je tiens à la qualité de cheminement et de contraintes. En te désintéressant de tes propres productions cérébrales fixées, tu devais te douter de l'avenir de ce genre - être à portée des machines. La puissance écoulée du sentiment s'avère, à la longue, plus digne de ma plume que la terreur devant l'impuissance prochaine de la pensée. Les sots te reprochent souvent ton manque de connaissances. Quand je lis leurs propres réflexions, eux qui voient la place de ta pensée dans un album pour filles, j'y tombe sur un ennui, épais et plat, qui paralyserait et poétesses et duchesses et concierges. Même Sartre est comique, lorsqu'il parle de ton ignorance. Comment leur faire comprendre, que ce n'est pas le savoir, mais le savoir du savoir, le temps hors du temps, idea ideæ, qui est signe d'un esprit supérieur ? Leurs réponses aux questions des autres sont incolores ; aucune envie de répondre à leurs questions grisâtres. Je ne sais même pas, si Sartre est un peu intelligent ou non. Le ratage le plus irrémissible, celui dans l'art de la docte ignorance (où tu excelles, comme excellèrent Socrate, Pétrarque, Nicolas de Cuse, Cervantès, G.Thibon, Cioran) : une savante ignorance, instruite par l'Esprit de Dieu, qui soutient notre faiblesse - St Augustin - docta ignorantia, sed docta spiritu Dei qui adiuvat infirmitatem nostram. Au genre ridicule, la gnose livra plus d'échantillons que la crédulité. L'homme d'esprit vit du manque, l'homme de cœur - du trop plein. L'homme de goût sait provoquer chacun des deux quand il le veut. Chez celui qui n'a que le talent, je remarque les défauts de ses qualités ; le génie est marqué par la qualité de ses défauts. Tu en vois l'utilité jusque dans nos lacunes : L'esprit est si bizarre fonction, que l'on ne peut jamais - 158 - - Valéry - Savoir - décider si le manque de telles connaissances ne lui sert pas plus qu'il ne le gêne. Ce qui gêne l'esprit, souvent réjouit le sentiment. Les connaissances les plus volumineuses se réduisent à un point, une fois digérées. Attendre de l'art, qu'il m'apprenne quelque chose, qu'il m'arme, - étrange obsession des meilleurs, toi y compris. Je n'apprends que dans des guides statistico-savants ; une œuvre d'art devrait donner aux inéluctables fuites de soi la fraîcheur des sources, me démunir de pores ou munir d'a-pories vitales, me désarmer, pour rendre la débâcle moins humiliante et plutôt cérémonielle. L'imagination n'est qu'une intellection vibrante. Manier les états mentaux (comme toi) ou manier les états d'âme (comme moi) relève des mêmes cordes. L’Ange pur, astreint par la pudeur du sentiment ; l'ange impur, contraint par la honte du penser calculateur. Le vrai savoir sert à affiner la qualité et l'épaisseur du doute ; quant à sa hauteur, seuls ses aristocrates (Cioran ?) en font leur pierre de touche. Une bonne pierre d'achoppement convient mieux pour façonner le doute qu'un mol oreiller (Montaigne). Si ignorer, c'est être arrêté par la limite de la certitude, connaître, c'est discerner la portée de l'Illusion - Cioran. Savoir, c'est fixer les frontières du Vrai. - 159 - - Valéry - Doute - Doute Quoi qu'en pensent les cartésiens, le doute fut omniprésent dans toutes les époques, dans toutes les écoles. Et le constat désabusé est, que les certitudes obtuses apportèrent beaucoup plus de fraîcheur et de vivacité, aux débats philosophiques, que les doutes, toujours faciles, comme les questions, que les idiots jettent à la figure des sages décontenancés. La seule utilité du doute, bien localisé dans le temps d'intolérance et dans l'espace de libres penseurs, est de rabattre le caquet des inquisiteurs de la pensée. Mais une fois ce sain travail de sape accompli et les mauvais tuteurs neutralisés, on peut oublier l'exploit du doute, exploit qui n'a aucun contenu philosophique. Mais il y a des domaines, dont toute certitude est bannie. La quête ne peut s'y effectuer qu'à force de remise en doute des interprétations rationnelles des phénomènes mystérieux. Et la réflexion sur tes états mentaux fait partie de ces tâtonnements obligatoires. Dans l'étude de la pensée, tous les processus pré- et post-langagiers relèvent de cette problématique. Tu prouves ton intelligence, en reconnaissant l'existence de la pensée non-langagière, que refuse la majorité d'écolâtres. Le doute ne traduit rien d'intéressant en moi, car ce que j'ai de plus passionnant, c'est à dire la noblesse et le goût, ne se manifestent que dans des certitudes viscérales et même dogmatiques. Mais le dogmatisme de mon âme se complète par la sophistique de mon esprit. Et puisque l'esprit, plus que l'âme, t'intriguait, tu retrouvais la rhétorique comme l'essence même de la philosophie : Tout ce qu'il y a de positif en philosophie est sophistique. Le doute est bon pour chercher du vrai ; il ne vaut pas grand-chose pour créer, extraire ou vénérer le beau. Je ne pense que dans la mesure, où je m'exprime, et la clarté n'est pas - 160 - - Valéry - Doute - dans l'expression, mais dans le jugement de son interprète. La poésie n'est pas moins claire que l'algèbre (elle est, selon ta belle formule, la logique de l'indéfinissable, comme, toujours d'après toi, - la métaphysique), mais, malheureusement, le regard (interprète) algébrique est plus répandu et topique que le regard poétique. Et la pensée, essentiellement, se réduit à l'algèbre ; toi, tu la descendais même au rang de machine : Visitez la pensée, vous y verrez des engrenages comme dans la machine et des hasards comme dans la rue. Mais il n'est pas donné à tout le monde de pressentir les moyens des roues dentées, ni d'admirer le but obscur et chaud d'un hasard heureux, d'une roue de fortune. L'homme, en moi, s'affirme à travers mes penchants aveugles, et les hommes, une autre de mes hypostases, se font remarquer par leurs doutes. Les hommes sont transparents, l'homme est impénétrable. Parmi ceux-là - rien à chercher ; devant celui-ci - tout à croire. Il s'agit de trouver l'homme. Tu appliquais à la France ce qui vaut pour tout homme complet : Les Français ont plus de foi dans l'homme qu'ils n'ont d'illusions sur les hommes. La lumière pragmatique inonde le quotidien des hommes, qui vivent de plus en plus dans l'illusion d'un milieu sans ombres. D'où la chute de l'art et de la philosophie, qui ne vivent que des ombres. Selon toi, même Dieu serait du côté des ombres : Au fond de chacun, il y a son noyau inconnu, masse d'ombre, qui joue le moi et le dieu. Dieu voulut, à l'opposé de Nietzsche, que ce noyau fût fait de faiblesses (Kern voll Schwäche Rilke !) ; dans l'inconnu de la volonté de puissance il y a autant de sources d'ennui que dans le connu de mes défaites : L'inconnu passe pour grandiose - Tacite - Ignotum pro magnifico est. Tant de mes lumières mesquines doivent être éteintes, pour que je puisse me livrer, ravi, aux ombres projetées par mon seul astre, mon anti-étoile. Égaliser les lumières, unifier les ombres - Lao Tseu - on s'approfondit dans - 161 - - Valéry - Doute - l'Un, on se rehausse dans l'unification d'arbres. La lumière est une fin ; les ombres sont des annonces. Mais il faut avoir vécu quelques illuminations, pour que mes ombres aient assez d'intensité. Il faut avoir cru au révélé dans le désert pour oser placer, dans le désert au carré, le révélable. Je préfère les ténèbres à la lumière, car lumière veut dire mouvement, reflet, sens de l'ombre. Seules les ténèbres préservent la valeur de ce qui n'est regardé par personne. Que d'autres pensent, que l'homme ordinaire projette de l'ombre ; le génie projette la lumière - G.Steiner - the ordinary man casts a shadow ; the genius casts light - tout génie a un stock de belles ombres, que ne voient que ceux qui sont à l'aise dans le noir. Le génie maîtrise le chaos, seuls les sots tiennent à l'ordre - Einstein - Genies beherrschen das Chaos, nur Dumme halten Ordnung. C'est le lieu et la nature de ce qui est rigoureux et de ce qui est flou, dans les concepts et dans le discours, qui prédéterminent la stature d'un philosophe : le flou poétique des concepts et le flou poétique du discours (les pré-socratiques, Nietzsche), la rigueur prosaïque des concepts et la rigueur prosaïque du discours (Aristote, Kant), le flou poétique des concepts et la rigueur prosaïque du discours (Hegel, Schopenhauer), et ta rigueur poétique des concepts et ton flou poétique du discours. C'est la dernière combinaison qui est la plus heureuse. L'harmonie obscure dicte mes premiers pas, et mes concepts ne se profilent que vers la fin du parcours, où tu les places : Je prends la plume pour l'avenir de ma pensée, non pour son passé. Je parle bien, si je bâtis en même temps que je parle. Surtout si la forme architecturale est dans la résolution de contraintes présentes, tandis que le passé du but n'en donne qu'un fond utilitaire. Dans la conception, charnelle ou poétique, je ne connais point l'enfant à naître. Il n'y a que mon étoile qui peut me combler aussi bien par une lumière, qui me fait ouvrir les yeux, que par une ténèbre, qui me les fait fermer au - 162 - - Valéry - Doute - bon moment. Cette obscure clarté, qui tombe des étoiles - Corneille. Rebondissant en obscurité ostentatoire (telles tes valeurs somptuaires, opposées aux valeurs fiduciaires) et remontant au ciel. L'état d'âme embue l'œil, l'état d'esprit le dissipe et dessèche. Dieu, ce mot ténébreux, gonflé de clarté - Hugo. Tu vois l'artiste en compagnie de son âme plus souvent que dans celle de l'esprit, où le bouseux fréquente les mêmes certitudes que le penseur : Le manœuvre vit dans un monde clair et diffus, et ce penseur - dans un obscur à points brillants. L'intensité des points d'un pointillé ou la fadeur de la continuité des lignes, surfaces, volumes. Des rythmes rarissimes des points bien nommés ou des algorithmes anonymes tombant à point nommé. Le doute d'artiste est radicalement différent de la méfiance des professeurs. Leurs théories du soupçon ou du déguisement partent de l'hypothèse d'une authenticité possible, dans le verbe ou dans le geste, qui rendraient fidèlement mon soi, habituellement inavouable ou indépistable. Authenticité impossible, car seule l'invention-création (que tu appellerais transformation, car toute création est de la traduction, ce qui suppose un original à transformer) est le vrai visage de l'homme, la visagéifiction. Une vraie différence entre l'artiste et le mouton-robot est dans les deux acceptions du terme de modèle : le second reproduit le modèle courant, le premier en crée une représentation nouvelle. Tu es insurpassable de précision, dans ta vision des rôles que joue le créateur complet : L'auteur se sent être tout ensemble source, ingénieur et contraintes. La source est le mystère du premier pas, l'ingénieur agence l'enclenchement des pas successifs, les contraintes en déterminent la direction, la cadence ou la palpitation. L'oreille reconnaissante, l'oreille concentrée, l'oreille recueillie. Je vois, que c'est un poète qui parle et s'écoute. - 163 - - Valéry - Doute - Les autres parlent devant leurs confrères ou collègues, le poète est le seul à parler devant Dieu ; la simplicité de ses mots rappelle le Chaos d'avant la Création. Le mystère est généralement absent dans ce qui est humainement complexe, il se loge plus volontiers dans ce qui est divinement simple. Dans les crépuscules, le créateur sent l'approche du premier souffle, l'habitué de la clarté du jour les trouve irrespirables. Rarement le premier élan jaillit d'une source limpide. L'imagination, l'ami certain de l'incertitude (amicus certus in re incerta - Cicéron). Les facettes des choses, invoquées par l'art, sont éphémères, seuls leurs arrangements persistent. Tu le dis mieux que moi : Le seul réel dans l'art, c'est l'art. L'art, c'est mettre face-à-face les choses, qui s'ignorent, et qui finissent par s'attacher les unes aux autres. Tu n'as aucune ambition pour la rigueur d'un système, et pourtant tes phrases sont rigoureuses, et derrière elles je peux reconstituer facilement un système complet, profond et subtil, qui t'inspire. Tout, chez Nietzsche, n'est que rhapsodique, mais j'y entends une symphonie, grandiose et harmonieuse. Spinoza, Kant, Hegel brandissent leur prétention à la rigueur scientifique, mais chacune de leurs phrases est un fatras disgracieux, anti-conceptuel, anti-logique, anti-poétique, où tout n'est que verbiage, hasard, irresponsabilité, arbitraire, que même le sens commun réfute sans peine, retourne ou s'en moque. Que la gent de la physique est supérieure à la gent lyrique, en témérité des liaisons ! Comparez avec la belle incertitude quantique de Heisenberg : je suis onde et je suis matière ! Un chaosmos ! C'est ainsi que je devrais voir ma lumière ou mon livre ! Mieux vibrer à l'évocation d'une onde, plutôt que d'un corpuscule. Toi, tu surclasses Einstein, en profondeur de ces parallèles : poésie, percevoir l'onde plus que le corps. Pour voir du Chaos, il faut de bonnes oreilles ; pour le faire parler - de bons yeux. Quand j'invertis, benoîtement, les rôles, je n'obtiens que du - 164 - - Valéry - Doute - désordre. Les moments à guetter : l'ordre s'avérant harmonie (l'esprit français bien reflété par toi), le désordre se sublimant en chaos (l'âme russe vue par Dostoïevsky). Tu te plaçais, harmonieusement, entre ces deux périls : Deux dangers : l'ordre et le désordre. Puisque plus j'écoute l'un, plus je subis l'autre. Comme avec le savoir et le non-savoir. Il faut leur imposer mon jeu et mes dangers, en alternance. Tant que je ne fais que chercher, le désordre m'accompagne ; mais il se métamorphose en ordre dès que je trouve. Tu y découvres même une dimension verticale : L'esprit est absurde par ce qu'il cherche, et grand par ce qu'il trouve. Il cherche l'idée et ne trouve que le langage. L'idée n'est qu'un projet, les mots sont des objets, naissant des contraintes et ne devant pas grand-chose à l'idée. La part du doute et de l'imagination se voit jusque dans les différences ethniques, comme tu l'insinues pertinemment : Les Anglais voient les choses comme elles sont ; les Français comme elles devraient être ; les Allemands, comme elles pourraient être. Les Russes voient les choses comme ils les veulent, soumises à leurs quatre volontés. Dans le domaine des idées, ils veulent exercer le même despotisme, la même incohérence, au nom d'un droit imprescriptible de caresser les chimères. Ni cynisme ni idéalisme ni romantisme, mais caprice, arbitraire et imprévisible. - 165 - - Valéry – Fond et Forme - Fond et Forme Dans l'art, la poésie est un matériau idéal, pour le fond, et le ton idéal, pour la forme. Il n'est donc pas surprenant, que les œuvres les plus parfaites sortent de la plume des poètes. Je soupçonnerais même que les termes talent et poésie soient synonymes (de balance et de poids). Deux auxiliaires leur apportent leur assistance – l'intelligence et la noblesse. La première assure au fond terrestre sa profondeur extrême ; la seconde entoure la forme aérienne d'une stimulante hauteur. Une fois dans leur vrai métier, le philosophe ou le poète, nous arrachent du réel ou de ses copies, pour nous charmer ou émouvoir par un chant utopique, idéel ou prophétique. Ils culminent en s'échangeant leurs fonds et formes respectifs : Le philosophe poétisant, le poète philosophant sont des prophètes - F.Schlegel - Der dichtende Philosoph, der philosophierende Dichter ist ein Prophet. Et puisque la forme, chez un bon penseur, précède le fond, Heidegger a raison : Avant que la chose soit conceptualisée, elle doit toujours être d'abord poétisée - Bevor gedacht wird, muß immer zuerst gedichtet werden. Toutes les tentatives de la philosophie officielle de trouver son fond dans la science et munir sa forme de rigueur logique échouèrent et ne méritent pas le moindre commentaire. La philosophie n'a aucune chance de se détacher de l'arbre poétique, sans se muer en quelque chose de squelettique, mécanique ou mentalement arriéré ou dérangé, sans perdre tout contact vivant avec les appels de notre cœur, l'élégance de notre esprit et les quêtes de notre âme. Il est des fonds, sensations ou images, qui envoûtent l'âme, mais désespèrent la forme, la langue : le bonheur, Dieu, la bonté - qu'aucune forme langagière sérieuse n'épouse ; je suis condamné à les laisser dans l'antichambre des métaphores platoniques, comme toi, n'ouvrant les yeux - 166 - - Valéry – Fond et Forme - que lorsqu'une paix d'esprit calme les troubles d'âme : Le bonheur a les yeux fermés. L'écriture devrait servir à maintenir à une hauteur recherchée mes troubles d'âme. Non pour chatouiller ma vanité par des visions de chutes ou d'envolées. Je veux garder ma disponibilité de volatile, comme tu le dis si bien : Être léger comme l'oiseau et non comme la plume. Ce qu'on apprécie dans la littérature : soit de la matière intelligente, relevée par le talent (ta démarche), soit de la manière palpitante, se prêtant à la lecture à travers les pleurs ou, à la fois, à travers les rires (Shakespeare et Cervantès). Mais ces deux sources, apparemment, ne se croisent jamais. Mais c'est la présence de la honte qui me signale une âme-sœur ; ses symptômes – que l'auteur se sente juge dessaisi ou accusé par contumace. Dans un genre qui se rapprocherait d'un testament ou d'une correspondance. Le genre épistolaire ne réussit que dans les pays, où l'auteur et l'homme ne sont pas la même personne. L’Allemand, avec son culte d'objectivité, d'unité et de cohérence, y est particulièrement insignifiant (pas d'équivalent réel de l'Hypérion ou du Werther), tandis que le Français (Flaubert ou toi-même) et le Russe (Pouchkine ou Pasternak) y excellent. Signes d'une noble écriture : un ton, qui conviendrait au plus illustre et au plus obscur des hommes, au plus ambitieux et au plus humble, au pécheur et au vertueux. Cervantès, Dostoïevsky, toi. La littérature moderne étant absorbée par les mêmes fonds et formes que le journalisme, la politique, l'économie, la sociologie, il ne reste, aux meilleures plumes poétiques, que redescendre vers ses nœuds philosophiques. Toi, Rilke, Pasternak, R.Char, vous êtes la plus belle illustration de cette vocation ultime du poète. Un immense tempérament ou une immense intelligence, Nietzsche ou toi, vous abordez toutes les questions de la philosophie académique, en les - 167 - - Valéry – Fond et Forme - débarrassant de tout verbalisme, argumentatif ou narratif, dans lequel nagent les philosophes logorrhéiques. Vous n'exhibez que des métaphores, ardentes ou sèches. Le contenu, qui s'opposerait aux tropes et concepts et se réduirait aux mots, a toutes les chances d'être trop borné ou trop bête. Et les concepts philosophiques sont épuisés, essorés jusqu'à la dernière goutte de sens ; on ne peut qu'en redessiner vaguement les frontières. Le frisson métaphorique reste la dernière ressource d'une philosophie de la vie. La métaphore règne aussi bien en poésie qu'en prose et en philosophie ; elle se plonge, respectivement, dans le langage, dans la représentation ou dans la réalité. Les plus courues des métaphores de la réalité : Dieu (pour tous les angoissés), l'Être (de Parménide à Heidegger), l'Idée (Platon), les catégories (Aristote), la perfection (de Spinoza à toi-même), la pensée (Descartes), la chose en soi (Kant), la volonté (Schopenhauer), l'intensité (Nietzsche). Quant aux pensées, il n'y en a que deux types : la scientifique ou la poétique. Quand la profondeur de la première se fusionne avec la hauteur de la seconde, on assiste à la naissance d'une pensée philosophique. Désolé, je ne trouve aucune profondeur dans l'idée platonicienne, le cogito cartésien, le conatus spinoziste, l'éternel retour nietzschéen ; je serais charlatan, si je les proclamais pensées. En reconnaissant leur vrai statut, celui des métaphores, je deviens libre à les interpréter comme bon me semble. Les meilleures sources des secondes pensées sont les premiers sentiments ; c'est chez les poètes – Rilke, toi, Pasternak, R.Char – qu'on trouve cette alchimie d'alliage de l'âme et de l'esprit. Voici, par exemple, comment une intensité métaphorique peut résumer l'éternel retour : On peut réduire toute valeur suscitant une pulsion à une pulsion suscitant une valeur - Levinas. Je reconnais facilement, que le ton et le style à toi, comme ceux de J.G.Hamann ou de Nietzsche, sont supérieurs à, respectivement, Bergson, - 168 - - Valéry – Fond et Forme - Kant ou Hegel, mais je devrais aussi me rendre compte que, même en intelligence, les premiers dépassent les seconds. Paradoxalement, la légèreté, l'apesanteur de la forme, consolide le fond, chez les maîtres du style, comme toi : Les pensées, les émotions toutes nues sont aussi faibles que les hommes tout nus. Il faut les vêtir. Le couturier dominant fournit les uniformes ; la première noblesse arrache les insignes et ose le haillon ou la charpie. L'homme nu sur Pégase sans ailes - Lorca - Hombre desnudo en Pegaso sin alas. Mes rêves défient mes actes infidèles, et le style défie mes rêves impuissants. Le style est la revanche de ce que l'homme veut sur ce qu'il est - R.Debray. Une revanche au goût amer, car, pour y parvenir, il faut passer par la débâcle de ce que l'homme doit ou l'embâcle de ce que l'homme peut. Le style est un rêve, qui vaut par le désir de ce qui n'est pas. Mieux je veux, plus je vaux, c'est mieux que : Plus on veut, mieux on veut - Baudelaire ou ton Je vaux ce que je veux. Ce que je préserve dans mes ruines des actes, toi, tu veux le garder dans la consistance des momies du style : Ce style sec, qui traverse le temps comme une momie incorruptible. À vrai dire, un sarcophage m'apprend mieux les grimaces d'un homme que sa momie. Le livre n'est qu'un excitant inerte ; son pouls n'existe qu'en âme de chacun. L'artiste, pour résonner, est-il condamné à porter le regard d'airain - der Künstler, der wie Erz blickt - Nietzsche – qu'aucun objet solide ne frappe ? Dans un écrit, il y a du réel, ce qui est porté par l'évidence d'une lumière les faits et les pensées, et il y a de l'inventé, ce que me font ressentir les jeux d'ombres, le style. Tu effectues une étrange inversion terminologique : La structure de l'expression a une sorte de réalité tandis que le sens ou l'idée n'est qu'une ombre - tandis qu'au fond, je suis d'accord sur la place de la forme. Ta lecture intellectuelle : œuvre – masque - machine. Lecture affective : plaisir impur - admiration purifiante - enthousiasme pur. Je sais qu'en - 169 - - Valéry – Fond et Forme - jetant les masques, c'est-à-dire en renonçant au style, je n'offre au regard qu'un visage impur, et que la machine ne peut tourner qu'à l'essence impure. Maîtrise de mon métier : donner à l'exercice l'intensité de la fatalité. L'intensité elliptique – l'ironie ; l'intensité parabolique – la métaphore ; l'intensité hyperbolique – le style. Le talent, c'est la maîtrise de ces sections, obtenues par les trois angles de vue sur le même objet spatial. Et quand, avec toi ou Kafka, je me dis, que la grande œuvre n'est qu'un exercice, je ne suis plus fâché avec ces contre-maîtres de constructeurs, tout en retournant chez les architectes des ruines (le mot ascèse vient du mot exercice). Il se trouve, que leurs maîtres sont les mêmes que ceux qui bâtissent les châteaux en Espagne, mais leur style reste inconnu des apprentis : Il n'y a aucune règle d'architecture des châteaux en Espagne Chesterton - There are no rules of architecture for a castle in the clouds. Enfin, j'oublie presque que tu fus l'un des plus grands poètes classiques français. Contrairement à l'allemand, le français prédispose à la philosophie et anémie la poésie. Tu juges ridicule la scansion métrique, mais les plus beaux vers français, que tu cites, sont tous métriques ! Et dans ses lourds cheveux, où tombe la rosée, le dur faucheur avec sa large lame avance, L'ombre est noire toujours même tombant des cygnes ! Dans le dernier vers tu entends un beau cadrage des m ; or la moitié des lettres m n'y correspondent pas au son m ! La misérable orthographe mieux écoutée que le mètre musical ! Et dans tomba - pont bas tu n'entendrais même pas de rime… - 170 - - Valéry - Soi - Soi Pour les sages delphiques, ces vastes béotiens, le soi, aux frontières universellement reconnues, était un net objectif, à portée de mes connaissances, de ma tête chercheuse. La Pythie assistait Apollon dans le massacre de reptiles et dans la naissance de volatiles. Le seul moyen (d'essayer) de me connaître moi-même est de peindre mon image, mais tu m'avertis, que le portrait que j'ai de moi est aussi peu Moi, que le portrait que j'ai de toi. Et seuls les Narcisse nés trouvent un bon lac, pour que les yeux de l'âme puissent se passer du pinceau de l'esprit. Deux porte-voix possibles, pour m'exprimer : le soi connu ou le soi inconnu. Mes maîtrises et mes expériences, ou mes perditions et mes rêves ? Dois-je coller mon verbe à mon corps et à mon esprit, pour qu'il en soit solidaire, ou bien dois-je créer un personnage imaginaire, en contact mystérieux avec mon âme irresponsable, tenant des propos imprévisibles ? Je penche pour le second choix, mais ce que furent Socrate pour Platon, Zadig pour Voltaire, Zarathoustra pour Nietzsche, s'appelle, chez moi, - mon soi inconnu. En philosophie, le soi apparaît avec Montaigne et culmine avec Nietzsche. Dans les écrits des impersonnels, le soi et les autres ont les mêmes attributs ; la même profondeur ou la même platitude leur étant réservées. Le visage est nu, et le soi porte des habits des autres, ou au moins par tous endossables (je ne pousserai tout de même pas jusqu'à l'appeler haïssable). Le soi cherche des prouesses, le visage se contente de caresses. - 171 - - Valéry - Soi - Mais la peinture de soi est la preuve de hauteur : Sur soi on écrit à la hauteur, à laquelle on est - Wittgenstein - Über sich schreibt man, so hoch man ist. En gros, le soi resta unique et indivisible jusqu'à Dostoïevsky et Nietzsche, qui reconnurent la cohabitation, dans chacun de nous, de l'ange et de la bête, du bruit et de la musique, de l'acteur et du rêveur. Certes, de tous les temps, les poètes savaient déjà, que l'inspirateur et l'inspiré se disputaient le titre du soi poétique. On est souvent tenté d'appeler, paradoxalement, ce soi indicible – le verbe, et le soi articulé, maître du langage, pourtant préexistant, – le créateur. Le souffle et l'élan, le vecteur et la valeur, l'appel des sources et le rythme soutenu, la fidélité injustifiable et le sacrifice justifié – tant d'axes, qui accueillent mes deux identités, sans que j'en reconnaisse dans un seul – mon représentant exclusif. Et puisque la connaissance ne se résume qu'en langages, j'appellerai les antagonistes – le soi inconnu et le soi connu (connaissable serait un terme encore plus précis, mais trop galvaudé). La joie de créer se loge dans l'imaginaire, et le bonheur de vivre - dans le réel ; un élan solitaire, une rencontre, fragile et irresponsable, entre le beau, le bon et le noble, au fond de mon soi inconnu, ou une caresse, venue d'autrui, pour enivrer mon soi connu, mon soi vrai ; un hymne à ce que je suis, ma création, ou une récompense de ce que j'ai, de ma possession. Le soi inconnu est, tandis que la meilleure facette du soi connu, la créatrice, devient. La musique, cette traduction de l'indicible voix du soi inconnu, est un processus et non pas un état. Ce serait le sens de l'appel nietzschéen de devenir ce que je suis. Pascal, Nietzsche et toi-même, vous êtes d'accord, pour ne pas glorifier le soi connu, c'est à dire mes productions ; mais là où Pascal le proclame - 172 - - Valéry - Soi - haïssable, et Nietzsche lui voue une haine farouche, toi, le plus intelligent des trois, tu te contentes de le trouver insignifiant : Le moi le plus vrai n'est pas le plus important. Le moi réel est l'action, le moi imaginaire l'œuvre, le moi complexe - l'esprit créateur. Une hiérarchie des poupées gigognes. Dans les cendres de mon soi connu éteint, renaîtra la flamme de mon soi inconnu. Mon soi connu, par ses problèmes et ses solutions, communique aisément avec d'autres hommes, mais il serait naïf de lui prêter plus d'universalité qu'à mon soi inconnu, caché dans son mystère. Le premier est dans l'invention de langages, et le second – dans la pureté indicible. Tu indiquas l'un des chemins, qui mènent à la demeure du soi inconnu : Une parole intime, où il n'y a point d'effets ni de stratagèmes, ne peut pas ne pas être universelle - après ce dépouillement, il ne restent que la logique et le nombre, ces traces de l'ontologie divine, n'ayant pas besoin de mots. Mon soi connu n'est bon qu'en tant qu'outil ; le dissimuler ou chercher son authenticité sont deux bêtises d'égale banalité. Parler de soi, ce n'est pas trahir son soi : Parler beaucoup de soi est un moyen de se dissimuler Nietzsche - Viel von sich reden ist auch ein Mittel sich zu verbergen - c'est se tromper de matière ; le soi en tant que matière n'est pas plus révélateur que n'importe quelle chose ; le soi en tant qu'outil, c'est le mot, éclipsant la chose. Le soi, précieux et original, se refuse à la lumière, également répartie et le condamnant à la platitude ; je ne le perçois qu'illuminé par des étincelles soudaines ; ton exercice ou celui de Nietzsche (der Versuch) relèvent de la même vision. Ton soi pur est trop lié au tout du monde, le soi absolu de l'idéalisme transcendantal de Kant est trop mécanique, mon soi inconnu a l'avantage de ne se mêler ni des opérations analytiques ni des opérandes ensemblistes. - 173 - - Valéry - Soi - L'agaçante capacité protéiforme du verbe faire – de l'action au constat, de la création au bilan. Pour moi, le soi inconnu est fait ; pour toi, il est à faire : C'est ce que je porte d'inconnu à moi-même qui me fait moi - je le traduirais par : ce qui devient connu quitte mon meilleur soi. Ta répugnance pour ce soi impur, soi qualifié ; tu lui opposes l'ange pur, Dieu sans nom, la femme sans ombre, l'homme sans qualités ou les qualités sans l'homme. Mais tu oublies, que tout qualificatif (satellite de syntagme), dans un autre langage, peut aboutir à une pureté conceptuelle (paradigme). Toi, Narcisse incurable, tu te passais si facilement, et perfidement, de ton prochain : Si le moi est haïssable, quelle ironie que d'aimer son prochain comme soi-même. Je dois traiter mon prochain, comme je traite mon soi connu, et qui peut être parfaitement haïssable ; le soi aimable est le soi inconnu ; mais l'aimer comme un lointain étranger n'est pas à portée de tout le monde. Comment je tombe dans le narcissisme ? - en m'enquiquinant à mort des originaux ou des miroirs des autres, en découvrant, que la seule authenticité digne de mes étonnements est mon image, surgissant sous ma plume, dans le miroir de ma pitié, en absence de spectateurs. Quand on est Orphée de représentation, on devient Narcisse d'interprétation. Tout travail littéraire est érection d'un temple, autour de mon image, que j'aimerais vénérer. Les apports des autres sont de deux types : fournir des matériaux impérissables ou démolir d'autres idoles. La dernière catégorie est la plus rare, et son rôle est capital ; ma reconnaissance va à toi, à Nietzsche, à Cioran, les seuls à savoir renverser les épouvantails du savoir et des écoles. Je me construis autour de vos questions : Pourquoi je suis le mieux sculpté ? Où mes miracles sont-ils le plus inattendus ? Comment prier au milieu des ruines ? En absence des autres, je me place, spontanément, aux extrémités de - 174 - - Valéry - Soi - tous les axes de valeurs ; mais mes superlatifs s'effondrent à chaque épreuve du comparatif. Être dans la vie ou dans l'art, parfois, surtout si l'on n'est pas Nietzsche, s'excluent : Je compare, donc je vis - Mandelstam - Я сравниваю — значит, я живу. Il faut savoir choisir entre le regard et le poids : Quand je me considère, je me désole ; quand je me compare, je me console - Talleyrand. Dans considérer, je sens la présence des astres ; dans comparer, gît une égalité des pareils. Tu vas jusqu'au bout de cette logique : Si je me considère, je m'annule. Le soi connu, dont il est question ici, est, en effet, source de mes hontes, il est dans le comparatif ; le superlatif ne s'applique qu'au soi inconnu, dont on dit : Humble quand je me compare, inconnu quand je me considère Tsvétaeva. Le soi le plus susceptible, qui est aussi le soi authentique, se reconnaît moins dans mes certitudes que dans mes hésitations. M'être familiarisé avec toutes les meilleures plumes du monde tua en moi le lecteur ; aucune chance que je tombe encore sur un auteur à la hauteur de Nietzsche, à la profondeur de ton intelligence, à l'ironie de Cioran. La source livresque s'est définitivement tarie. De bonnes soifs ne peuvent dorénavant jaillir que de moi-même. Ce livre aurait gardé tout son sens, si je n'avais pas lu un seul des auteurs, qui en constituent le fond lointain ou le cadre immédiat. Je suis au temps des orages ; des nuages aléatoires traînent au-dessus de mon âme réceptrice, chargée d'images et d'émotions ; l'éclair doit ne garder que le souvenir de mon âme illuminée. Un bon exemple de fortuité des nuages passagers : pour Nietzsche - le bref passage de Schopenhauer et de Wagner, aux fonctions météorologiques. On me juge le mieux, lorsque je me donne ; mais dans ce que je donne, c'est à dire dans mon offrande en tant qu'œuvre, on ne perçoit que la direction vers moi, ou mon soi déjà articulé, jamais mon soi inconnu, celui qui me poussait à me donner - un cercle vicieux, c'est ce que voulaient dire Nietzsche ou Sartre : On se perd en se donnant. Le sacrifice de - 175 - - Valéry - Soi - l'horizontalité des réussites, la fidélité à la verticalité des chutes du soi connu et des envolées du soi inconnu - deux exercices de liberté, deux manières d'être rebelle. Deux sortes d'hommes : ceux qui croient, qu'un geste ou une réflexion expriment leur fond, et ceux qui s'avouent intraduisibles. En langage de l'âme, seul le visage est et la lettre et l'esprit et le tableau. Mais je ne prouve mon authenticité et grandeur qu'en inventant un masque monumental : La folie des grandeurs est un masque de l'homme, qui se désespère de soi-même - Schnitzler - Größenwahn ist die Maske eines Menschen, der an sich selbst verzweifelt. Et Nietzsche serait frappé de folie, puisque, un jour, il crut en soi-même : Accordez-moi la folie, afin que je finisse par croire en moi-même ! - Gebt Wahnsinn, daß ich endlich an mich selber glaube !. Pour voir clairement, que chacun est à soi-même le plus proche - Térence - proxumus sum egomet mihi, un regard lointain est nécessaire ; après ce constat, sera encore plus clair son corollaire : Chacun est à soi-même le plus lointain - Nietzsche - Jeder ist sich selbst der Fernste. Oui, la proximité avec soi-même est parmi les plus difficiles à justifier. Pascal : la chose la plus proche de l'homme est la souffrance, vénéronsla ; Flaubert : il existe le mot le plus proche de la chose, cherche-le ; toimême : toute pensée fixe s'écroule sous le regard plus proche, abandonne-la ; Cioran : la familiarité proche dégrade tout, réfugions-nous dans les ruines sans métrique. Sous peu, je me refuserais même la proximité avec moi-même. Trois races d'écrivain-éponge : ceux qui s'adressent aux contemporains (solution temporelle), aux pairs (problème spatial), à soi-même (mystère vital). Le message universel ne naît que chez les derniers : toi-même, Nietzsche et Cioran. Et vos morts, étrangement espacées chaque fois d'un - 176 - - Valéry - Soi - demi-siècle précis… Qu'est-ce que penser ? - savoir que je dois (Kant), veux (Schopenhauer), peux (toi-même). Et sans le savoir - pas de valoir (Nietzsche) ; donc, au moins dans l'immédiateté, Descartes est plus près du soi que les autres. L'homme s'identifie de plus en plus avec son soi, en tant qu'outil, et oublie ce qu'il est comme substance. C'est le sens de ton beau et profond constat : Tout ce que nous pouvons a fini par s'opposer à ce que nous sommes. Ce gouffre, que mes contemporains ne voient point, est la véritable origine de mes hontes et de mes désespoirs. Un robot pourrait désormais faire l'essentiel de ce que je peux. Dans le désert, au moins, je suis dans un vouloir de la nature, et avec autrui - dans un devoir de la culture. Laquelle de mes images est la plus proche de moi ? Celle de mon livre ou celle de ma vie ? Mon arbre ou ma forêt ? Le césar se reconnaissait-il mieux sur son effigie ou dans son fils ? Se reproduire ou se simuler : Je n'ai jamais été que le simulacre de moi-même - Pessõa - le moi étant un inconnu sacré, dont on ignore le lieu et la date du sacre, il vaut quelques rites d'artiste ou mythes de théiste. À la possession trop intime : Tout ce qui est à moi, est sur moi - Bias Omnia mea mecum porto - je préfère la possession à distance ; ce qui est sur moi n'est pas à moi. Tout ce qui est à moi, m'est caché. Plus une chose inaccessible me manque, mieux je la possède. Qu'est-ce qui est le plus lointain de mon soi connu ? - mes désirs ! Et Ovide : ce que je désire, est avec moi - quod cupio, mecum est - vise son soi inconnu. L'invention face à la reproduction, le sacrifice d'un soi, si insaisissable face à la fidélité à un soi bien déterminé, - dans cette opposition des poses philosophiques, la première l'emporte largement sur la seconde, en qualité et même en cohérence : il suffit d'imaginer Marc-Aurèle vanter les vertus de la force, ou Montaigne se lamenter sur la souffrance, ou Nietzsche faire - 177 - - Valéry - Soi - l'apologie de la faiblesse, ou Tolstoï se vautrer dans l'érotisme, ou Cioran en appeler au rire ; en revanche, Spinoza, Schopenhauer ou Sartre sont dans leurs soi respectifs, ce qui les rend plus ternes. Je ne connus qu'un seul cas, où l'écrivain et l'homme, tous les deux pleins de noblesse, vécussent main dans la main, regard sur le regard, talent du talent – R.Debray. Et la noblesse est l'un des rares dons qu'on n'acquiert que dans sa jeunesse. Être noble, c'est être jeune. La seule jeunesse qu'on puisse préserver dans la vieillesse, c'est de recommencer à ne reconnaître que soi-même, sans être discourtois avec toi, Mozart ou Nietzsche. Du désir de voir le scintillement du monde, je passerai au regard sur mon propre étincellement. Peu se contentent d'une lumière aléatoire, pour projeter leurs ombres. Le besoin de reconnaissance est vital pour les petites ambitions (pour apporter de la sérénité et de l'assurance, c'est à dire - de la platitude ou de la médiocrité) et mortel - pour les grandes (jusqu'à conduire l'homme à la folie, comme Nietzsche). Les grandes ambitions s'allient avec les grands crépuscules. Toute confession digne de mon intérêt devrait s'appeler Historia calamitatum. Exposer la vérité de sa nature (Juvénal, St Augustin, Abélard, Rousseau, Wittgenstein), ou s'inventer dans les convulsions de la honte (Dostoïevsky, Kafka, Cioran) - les seconds me convainquent davantage de leur authenticité (подлинный-authentique, en russe, ne signifie-t-il pas arraché sous la torture !). Mon soi connu met à l'épreuve sa liberté, et mon soi inconnu n'est capable que du libre arbitre, de choix tranchants, faisant parler le goût inconditionnel et la démesure. Les yeux ou le regard, comme tu le vois, merveilleusement : Pour rendre la main libre au sens de l'œil, il faut lui ôter sa liberté au sens des muscles. La course du regard doit beaucoup aux entraves de l'acte. La liberté extrême surgit, lorsque je refuse non seulement la fidélité aux muscles, mais aussi la liberté à l’œil, pour n'écouter que le regard sacrificiel de l'âme. - 178 - - Valéry - Soi - On traverse les passions, les souffrances, les illuminations ; on adresse à leur source, à son soi inconnu, les vœux de reconnaissance et de vénération ; on comprend que le sens de l'existence est d'entretenir cette soif profonde et cette haute musique. Et l'on tombe sur les crétins, pour qui la fin suprême de l'homme : connaître d'une manière adéquate et soimême, et toutes les choses - Spinoza - finis ultimus : se resque omnes adæquate concipiendum. De ces crétins est né le robot moderne, ignorant et la soif et la musique. - 179 - - Valéry - Arbre - Arbre Je suis l'homme de la forêt ; l'arbre est omniprésent sur mes blasons ; il me rendit indépendant des forêts, des parcs et des jardins. Les arbres t'enseigneront ce que tu ne peux apprendre d'aucun maître - St Bernard. La montagne des anachorètes, les horizons des marins se prêtent mal à l'héraldique. J'aime l'arbre : aspirant à la hauteur, se moquant de son étendue, cachant sa profondeur. Le dernier pas s'effectuant au même point que le pas premier. Les pas virtuels, traduits dans une agitation désespérée sur place. Les ailes de l'arbre, ce sont des inconnues, pouvant se trouver partout, aux racines, aux feuillages ou aux ombres, et qui tendent vers l'unification avec le monde. Il n'est donné à personne de disposer de la plénitude de tous les attributs d'un arbre, mais qu'on souffre de déracinement ou de manque de sève, il est loisible de pallier aux nœuds défectueux par un placement judicieux de variables. Car le but d'une vie ou d'une création est une unification avec les arbres interrogateurs, plus vivants, à certains endroits, que le tien. Unification du divers dans l'être, comme dirait un néo-kantien. Personne n'a autant enrichi l'image de l'arbre abstrait que toi, avec tes notions d'implexe (donnant à l'arbre traditionnel la structure de graphe et fondant la véritable maïeutique, à ascendance multiple) et de substitution (mettant en valeur la présence d'inconnues dans tout élément de l'arbre et faisant de l'unification d'arbres – le processus central de tout dialogue et de toute herméneutique). L'arbre est le seul support commun et de la représentation et de l'interprétation : dans l'arbre catégoriel, créé par le libre arbitre du - 180 - - Valéry - Arbre - concepteur, on insère tout nouveau élément de connaissance ; l'arbre de la requête est confronté par l'interprète à son propre arbre, pour engendrer un arbre unifié, concilié, enrichi, final, ouvrant la voie à la formulation du sens de la requête et de sa réponse, la voie de la liberté. Ce que ne remarquent pas les linguistes, c'est l'omniprésence d'inconnues ou de variables, dans toute requête. Ils ne remarquent pas non plus, que le misérable arbre grammatical n'a presque rien à voir avec l'arbre conceptuel qui en naît, moyennant une plongée dans la représentation. Le cogniticien, au contraire, ne voit que cette représentation, mais il voit mal le processus de collage d'étiquettes langagières sur les concepts. Il est plus difficile de générer un arbre temporel (un énoncé en langage naturel, une proposition), à partir d'un arbre spatial conceptuel (graphe ou réseau, formule logique), que l'inverse. Mon arbre est un compromis, ou mieux - une union, ou encore mieux une unification entre le matérialisme et l'idéalisme : j'admire l'existence même des constantes dans l'univers de la matière et j'admire l'essence même des variables ou des inconnues, dont est capable l'univers de l'esprit. Mais l'admiration, c'est un autre nom pour désigner la caresse, qui est le commencement ou la racine de tout. Peu d'abstractions aussi éloignées de la réalité que cet arbre, aux racines et cimes interchangeables, aux inconnues juchant en tout point, s'annihilant en embrassant un autre arbre. Il est peut-être le symbole le plus parlant, pour tracer une nette frontière entre le réel et le virtuel. Ta remarque, naïve et géniale : Rien n'est qui ne se puisse voir d'un peu plus près ou s'exprimer avec un peu plus de signes et de variables - peut servir de définition la plus rigoureuse de la réalité (ce rien porte sur le réel). Je n'ai jamais vu de définition plus profonde. Le tout est de savoir interpréter les substitutions des anciennes variables et d'imposer le respect des nouveaux signes (le parfait impose l'inachèvement). Cette vision lumineuse de la réalité, comme seule perfection, surclasse l'immanence, - 181 - - Valéry - Arbre - asiatique ou spinoziste, et la docte falsifiabilité scientifique de Popper. En effet, contrairement aux représentations, cette réalité est tout bonnement la perfection. L'être a toujours des réserves - Heidegger - Sein ist immer vorrätig. En revanche, j'épuise vite toutes les variables, en modélisant les centaures ou les licornes. Mon arbre n'est fait ni pour l'appétit, ni pour l'ombre, ni même pour les yeux, il est fait pour le regard, qui, lui aussi, est un arbre, capable de s'unifier avec le mien, pour gagner en ramages, en hauteur ou en ombres. À côté de l'inépuisable métaphore d'unification d'arbres (pressentie par toi et outillée par les linguistes et logiciens), la logorrhée, antique, médiévale ou moderne, sur L'un et multiple, le même et autre, est dérisoire. Les banales relations mathématiques d'équivalence et d'ordre sont déjà plus riches. Le poète produit des métaphores en tant que graines, pousses, bourgeons, boutons ou pétales, dont le philosophe arrange un arbre complet. La philosophie, selon toi, ne serait qu'un essai d'unification des métaphores. Une philosophie complète reprendrait toutes les métaphores de l'arbre ; la formule de la vie s'applique aussi bien à l'arbre ; ou, comme tu le dis : la poésie est création d'un arbre virtuel de références). Mais les partielles, et dominatrices, se consacrent à l'enracinement, à la ramification ou à la cueillette. Le savoir, la sagesse, la poésie - la pomme, le serpent, l'arbre. Ah, pourquoi Ève, au lieu de mordre dans la pomme, n'a pas apprivoisé le serpent, ni n'est tombée amoureuse de l'arbre ! Qui dit variable dit équation, et tu y as vu le levier d'une bonne philosophie : La meilleure philosophie est celle qui nous apprendrait à mettre tout problème en équations - avec des variables, dont on connaît d'avance les domaines de valeurs. Il suffit de chercher de bonnes - 182 - - Valéry - Arbre - substitutions. Le sot n'a besoin que d'égalités. Les hommes attendent, que l'arbre soit tombé pour en mesurer la hauteur en unités de leurs platitudes ou profondeurs. L'arbre n'a de hauteur qu'en touchant au ciel. Un beau mystère - le passage de la perception à la conception ; l'impact sur mes sens ne dure que quelques instants, et ensuite, qui en prend la garde et la forme ? - la répétition et le stockage en mémoire ? l'interprétation par substitution de variables réelles par des valeurs mentales ? Et l'essentiel de mes réactions s'adressera déjà à l'arbre unifié fixe et non pas à l'arbre originel chargé d'inconnues. Dans ton arbre, même le sensible se soumettra à l'intelligible : Les sensations sont échangées contre des représentations, ou des décisions, ou des actes. La culture aurait un besoin vital d'inconnues, dans ce qu'elle a d'animal et même végétal : L'histoire de la culture est une chaîne d'équations en images, reliant des variables connues à une inconnue nouvelle - Pasternak - История культуры есть цепь уравнений в образах, попарно связывающих очередное неизвестное с известным. Contrairement à la mathématique, cette substitution (comme tu aurais dis) n'est suivie d'aucune démonstration en règle de l'art. L'art, comme Dieu, ne produit que des axiomes. Les inventions d'inconnu réclament des formes nouvelles - Rimbaud. C'est le sain déracinement qui me les procure. Tout déracinement est barbare. Mais il me donne une chance d'être libéré de la basse pesanteur ; aucun enracinement, en revanche, ne se fait dans la hauteur (Platon pense le contraire) ; il se fait en étendue, pour ne pas dire - en platitude : L'enracinement est le besoin le plus méconnu de l'âme S.Weil. Dans la dialectique de la croissance et de la pesanteur, tu voyais la grâce de l'arbre. Ce qui détermine le degré de mon intelligence, c'est la richesse des structures primordiales, que j'extrais du spectacle du monde : face aux - 183 - - Valéry - Arbre - valeurs, qu'est-ce que tu retires, avec Cioran et Nietzsche ? Cioran me conduit toujours vers un même point extrême, où s'accumulent le dégoût, la négation, la fatigue. Nietzsche cultive des axes, en en munissant tout point d'une même intensité musicale. Enfin, toi-même, le plus intelligent, tu construis un arbre, plein d'inconnues et de rythmes. Et Cioran en extrait la vérité : Rien ne m'a donné jamais une impression de vérité autant qu'un arbre. Un minimum de largeur - un rien d'ombre, pour un maximum de profondeur. Aspiré par la hauteur, connaissant les affres du grain, l'illusion des fleurs et l'ironie d'une souche. Tout l'art consiste en ceci : dans mes vouloir, devoir, pouvoir - qui présupposent toujours une dualité - virtualiser leur objet, ne parler qu'au nom du valoir, devenir monologue de l'arbre (même toi, tu n'en préconises que le Dialogue !), d'un arbre à variables, ouvert au dialogue, futur et virtuel, avec un arbre interprétatif. Le médiocre cherche le complexe, l'énumération de parties constantes et grossières d'un tout. Le profond oppose le multiplexe (Leibniz) du réel à la pauvreté de l'imaginaire. Le subtil, toi, trouve l'implexe, un modèle s'ouvrant à l'unification par substitutions de variables délicates. Le fou se déverse dans l'explexe (Rimbaud), où tout n'est qu'opérandes symboliques sans structure d'arbre unificateur. Le robot optimise le simplexe. Ce que je prône, moi, pourrait s'appeler exciplexe - recherche d'une stabilité dans l'excitation. Même la rencontre d'amoureux est le mieux rendue par l'unification de leurs branches et de leurs ombres. Moins de faits et de verbes clairs à partager entre nous deux, plus indiciblement nous nous partageons. Les amoureux vivent de substitutions d'obscures inconnues par de lumineux arbres qui peuvent nouer leurs ramures et leurs racines pour s'élever et s'approfondir ensemble, pour ciel et terre - comme tu l'avais vu de ton ciel. - 184 - - Valéry - Arbre - J'aime ceux qui rapprochent l'homme de la tentation de l'arbre. Ève et Adam, ignorant encore les sirènes volatiles, en compagnie du reptile. Daphné répondant aux assiduités d'Apollon par métamorphose en arbre ; la mère d'Adonis, Myrrha, qui, une fois arbre, produit la myrrhe, dans l'éphémère jardin de son fils. Ce bon Ovide laissant Jupiter transformer le couple d'amoureux, Philémon et Baucis, en deux arbres (la dernière partie de leurs corps, à passer dans le règne végétal, - les yeux !). Mes révérences à l'arbre : au Hêtre suprême, au chêne de ma cellule, au bouleau harassant, au saule prénatal. J'hésite entre vivre comme un arbre solitaire ou comme une forêt fraternelle. Il faut que mon arbre ait beaucoup d'inconnues, tendues vers l'unification avec ses frères. L'ennui, c'est l'immensité du désert, qui me sépare du frère le plus proche. Deux éléments me lient à la forêt - l'eau et la terre, - mais je suis arbre en vertu des deux autres - l'air de ma liberté et le feu de mes immolations ou sacrifices. La montagne, c'est l'arbre des ascètes de l'image. Que puis-je en tirer ? le poids, l'ascension, la hauteur, la solitude, la pureté. L'espoir d'approcher de la source de mes ombres. La mer, c'est l'arbre des bâtisseurs, réceptacle du possible - le rapprochement du firmament et de l'horizon, la sensation des amarres lâchées et du havre visé, la vision de l'épave et de la bouteille de détresse, la profondeur parlant l'horrible et promettant le beau. L'espérance qu'aux estuaires de ma création on reconnaîtra le rythme de mes sources. - 185 - - Valéry - Question - Question Pour les rats de bibliothèques, le savoir absolu naît du travail persévérant d'une raison, se frayant le chemin au milieu des vérités éternelles, qui rechignent à être mises à découvert, mais finissent par se livrer aux plus rusés de nous. Curieusement, les linguistes, d'habitude beaucoup plus bornés que les philosophes, s'y montrent plus compétents, en mettant la formulation de requêtes avant la naissance de toute vérité prouvée. Mais, sur le chemin de la vérité, la requête, évidemment, n'est pas le premier pas. Le cycle complet de la quête du vrai, comprend un stade pré-langagier (la focalisation d'attention), un stade langagier (la phrase), un stade logique (la proposition avec variables), un stade analytique (l'unification d'arbre, la démonstration), un stade synthétique (l'émergence du sens). On pourrait appeler pensée – la vue d'ensemble de ce parcours. L'ennui terminolgique, c'est que le penseur officiel – psychologue, linguiste, logicien, philosophe - est plongé (ou s'embourbe) dans une seule de ces étapes. Quelle admirable précision technique dans ta vision de l'émergence de variables, dans l'analyse de requêtes : Le langage articulé permit à l'homme de tout mettre en problème, car il lui suffisait de mettre le signe de question devant des noms d'objets ou de phénomènes. Et l'intelligence consiste à substituer à ces belles inconnues - des objets ou phénomènes, dont l'accès est délicatement suggéré par l'interrogation même. Ce n'est pas le nombre d'inconnues qui fait la richesse et la beauté de l'équation de la vie, de l'arbre, mais l'élégance de leur greffage. Quant à la place, qu'y prend le sujet, je le verrais dans le passage du désir à la requête et dans le passage des substitutions au sens. Bizarrement, tu la vois, littéralement, dans les étapes complémentaires - 186 - - Valéry - Question - aux miennes : Le Moi est l'acte de passage de l'extranéité d'une demande à l'extranéité d'une réponse. Il se fait équinégation. Il est encore davantage dans l'intranéité des inconnues de la question et de l'interprétation de leurs substitutions dans la réponse, en quoi il est équidistance et équilibre. Sans l'art créatif de formulation de requêtes, je suis réduit à l'artisanat des axiomes (le premier pas d'artiste), de la monotonie d'un savoir consensuel fixe (le dernier pas de scientifique). Ce don est proche d'un don mathématique : pas de grandes visions de systèmes sans définition exhaustive de nouveaux objets, sans formulation élégante de théorèmes. Mais sans bons axiomes, pas d'audace dans les hypothèses formulées, pas de démonstrations possibles ; donc, l'ampleur des représentations favorise la profondeur des requêtes et encourage la hauteur du sens dégagé. Le sens n'est jamais dans la chose ni dans le mot ; il naît d'une confrontation triadique entre l'auteur d'une question, son interprète et un maître du réel. Tout dialogue est l'attribution de sens, et sans dialogue point de sens, même dans des choses, qui prétendent en avoir. L'erreur est de donner un sens préalable aux choses (la liberté d'une donation de sens, au lieu du libre arbitre d'une conception) ou aux mots. Tu comprenais parfaitement, que le lieu du sens est hors langue : Les philosophes cherchent aux mots un sens et supposent au langage une sorte de substance «existentielle». À preuve, voyez, par exemple, la croisade de Heidegger, pour déconstruire la métaphysique et faire ressusciter une authentique ontologie, et qui se réduit, en tant que justification et contenu, à la morne grammaire du verbe indo-européen être. Les contraintes ont une place de choix, dans la formulation de bonnes demandes. Par exemple, éviter le fréquent abus de négation de la - 187 - - Valéry - Question - négation : Nietzsche n'a ni l'ironie ni la gaieté, mais il proclame partir de l'ironie (le mot, en tout cas, signifiant, à l'origine, requête), voit sa négation dans le sérieux, nie celui-ci, pour tomber sur la gaieté, dont il croît inonder le public incrédule. On ne peut guère rester sérieusement avec soi-même ; c'est parce qu'on est frivole qu'on ne se pend pas Voltaire. On peut dire qu'il y a deux sortes de réponses : la logique (la véracité, les substitutions) et l'arbitraire (l'attribution de sens, les recommandations d'actions). Un certain fanatisme est bon, quand les réponses, dues au goût, sont floues, comme l'est le scepticisme, quand les questions, dues à l'intelligence, sont nettes, mais tu fixes bien les limites : Rien de plus bête que le scepticisme vague. Tant que les réponses humaines à une même question divergent (fondamentalement et non pas statistiquement), la philosophie est possible. Tu en fais même une définition de philosophie : Philosophie, somme de tous les sujets, sur lesquels il est possible de différer d'opinions. Toute science a une facette artistique ; mais là où une question n'admet plus qu'une seule réponse, l'art est impossible, comme la philosophie. Les dons de formulation ou de résolution se trouvent rarement chez une même personne. Kant - brillant dans les questions et les réponses, pâle dans le style ; Nietzsche - pâle dans les questions, brillant dans les réponses et le style ; Heidegger - brillant dans les questions et le style, pâle dans les réponses ; toi - brillant dans les réponses, pâle dans les questions et le style. L'excellence est toujours partielle ; la bonne contrainte d'artiste consiste à ne pas développer ce qui est condamné à la pâleur et à envelopper ce qui est promis à la hauteur. Que Heidegger dise : Demeurons près de la question - Bleiben wir bei der Frage - je dois demeurer du côté de l'excellence. - 188 - - Valéry - Question - Que l'illusion soit plus vitale que toute vérité se prouve avec la même rigueur à partir des trois démarches : de la représentation (la puissance d'Aristote), de la quête (ta poésie), de l'interprétation (la noblesse de Nietzsche). Ce qui est curieux - et juste, car ces trois dons ne s'influencent guère mutuellement, - c'est que chacun d'eux voyait dans sa démarche la seule menant à cette vitalité. Le sujet, c'est l'union de trois créateurs : de représentations (Descartes), de requêtes (toi), d'interprétations (Nietzsche). Il doit donc offrir trois facettes : la scientifique, la philosophique, la poétique. L'esprit scientifique bâtit des modèles du monde, l'esprit philosophique les interroge, l'esprit poétique réinterprète le monde. Chacun des trois manque souvent de dons dans les deux autres sphères et croit pouvoir s'en passer, pour se dévouer exclusivement à la représentation, au questionnement sans fin, à la perpétuelle interprétation. C'est le poète qui en sort le moins ridicule. On finira par confier la science à la machine, ce qui enterrera définitivement le cogito (se réduisant à la représentation), pour ne laisser que l'homme de la nature, celui qui ne fait que réinterpréter. Tu m'invites à me méfier du creux et de l'inessentiel : La plus grande ignorance est de ne savoir, quelles questions ne se doivent poser. Tant que je pratique un langage, postérieur à la représentation et antérieur à l'interprétation, je ne suis pas perdu. Mais c'est lui qui se perd avec l'ignorance ; le langage est satellite du savoir. Une méta-contrainte consisterait à se refuser des réponses définitives : Ma force est de n'avoir trouvé réponse à rien - Cioran. Mais que celui qui n'a pas beaucoup cherché ne s'en félicite pas ! L'ironie intelligente consiste à savoir réécrire tout point d'exclamation en un nouveau point d'interrogation. L'art de la ponctuation distingue les hommes plus précisément que l'ordre de leurs mots et le poids de leurs points finals. - 189 - - Valéry - Intelligence - Intelligence Pour cerner le plus précisément possible cette notion polymorphe d'intelligence, il faut commencer par distinguer la performance d'avec la compétence. Je suis performant, si, à l'exécution d'une tâche bien spécifiée, j'obtiens les résultats satisfaisants selon des critères consensuels. Avec une tâche comparable, je suis compétent dans plusieurs cas : si je suis parfaitement conscient des enjeux et des règles du jeu ; si je peux comparer mes fonctions avec celles de mes collaborateurs ; si je formule des justifications profondes des pourquoi et comment de mes actions ; si je suis capable d'évaluer le poids de toutes les étapes du scénario, dans lequel je suis impliqué. L'intelligence, c'est la compétence. Mais c'est une intelligence d'exécutant ou de spectateur. L'intelligence supérieure habite la création, l'invention, l'innovation. Deux cas de figure s'y présentent : m'appuyer sur les résultats de l'étape n, pour déclencher et réussir l'étape n + 1 ; ou bien chercher à créer les conditions d'un départ initiatique, du point zéro du sentiment, de la pensée ou de l'écriture. Une fois le lancement, le commencement, réalisé, se pose la question du parcours à accomplir : dans quelle direction, en m'appuyant sur quelle maîtrise, en respectant quelles contraintes. Plus le poids de mon commencement et de mes contraintes est important, par rapport à mes finalités et à mes moyens, plus intelligent je suis. Être original dans ses idées est une gageure presque impossible ; aucun nom, à part le tien, ne me vient à l'esprit. Tous répètent, imitent, transforment. Ou bien sont incapables de métaphores, ce qui fait dégringoler leurs idées. Les idées font partie du patrimoine collectif ; je ne peux faire parler mon visage que dans le mot, muni de musique et - 190 - - Valéry - Intelligence - d'ironie. Je garderai mes mots au fond de mon âme, tandis que mes pensées rejoindront les esprits des autres, pour s'y dissoudre. Celui qui vit des commencements, n'attache pas beaucoup d'importance à la causalité, cette niche des bavards et des superficiels. Tu exagères, en parlant de l'origine de la place imméritée de la causalité : La conception de 'cause' est la perdition de toute bonne représentation. Le noyau dur de la représentation se charge de l'être, la représentation du devenir (ou de l'agir) se greffant la-dessus (la jointure entre ces deux facettes, c'est la modélisation de l'advenue de l'être à l'existence, suivant les lois physiques, chimiques, organiques). Dans le modèle du devenir apparaissent les sujets, les projets, les objets, impliqués dans les changements d'états et associés aux fonctions de : conception, commandement, exécution, outil, matière, et chacun de ces éléments, par un libre arbitre du modeleur, peut être déclaré cause. Cause sans fonction n'a pas de sens, mais c'est ce que font les adeptes du caractère universel de la causalité. La causalité est secondaire dans la représentation et omniprésente en réalité. Trois sortes de réel : le minéral, le vital, le social. Leurs contraires s'appellent mot, pensée, aristocratisme. Éviter de me servir du premier comme du support de mes émotions ; vénérer le mystère du deuxième, sans le réduire aux solutions du troisième ou aux problèmes du premier ; ne pas me frotter au troisième, qui est pourtant le seul à donner un sens à une écriture. Et ils n'entendent pas la chose de la même oreille : exclusen le réel (Mallarmé, le premier sens) ; s'immuniser contre le réel (Proust, le deuxième) ; l'âme outragée par le réel (Chestov, le troisième) ; le réel est nul (toi, tous les trois). Ton intelligence : t'intéresser aux conditions de la pensée, te désintéresser de ses conclusions. Puisqu'un bon esprit saura reconstituer le déclenchement des conséquences d'une règle bien conçue. - 191 - Tu - Valéry - Intelligence - surclassais Einstein dans tous les compartiments du jeu de l'esprit (et où échouait Bergson) ; aujourd'hui, l'analyste-programmeur est plus spirituel que leurs Prix Goncourt. Penser la pensée, telle est la démarche commune de vos deux belles têtes, toi et Heidegger ; toi, tu vois la valeur de la pensée dans son venir-au-monde soudain et fatal et, ingrat, tu te détournes d'elle, une fois qu'elle est fixe ; Heidegger voit dans la pensée (Denken) une gratitude (Danken), qu'il doit à l'être-dans-le-monde. Pour enchaîner, phonétiquement, je dirais, que la pensée ne doit pas panser les plaies, où bat le pouls de la vie. Des trois chambres de trésor, que Dieu a mises en moi - l'âme, le cœur et la raison - seule la dernière est indiquée en chiffres lumineux, jolis taux d'intérêts. D'où le déficit chronique dans les échanges avec deux autres. L'intelligence, souvent, consiste à laisser la raison suivre les ordres de l'âme ou du cœur. Seulement, il faut avoir la conscience de disposer de ceux-ci, dont tu doutes : L'imbécile est celui qui n'a pas l'idée de se servir de ce qu'il possède. Si tout premier signal du cœur est le meilleur (le génie du cœur), avec les productions de l'esprit (la passion savante) il faut attendre systématiquement un second signal pour s'entendre. Tant et si bien que je pense de Descartes, je veux de Nietzsche, je dois de Tolstoï, ton je puis, je suis de Heidegger - leurs premiers signaux - gagnent en intérêt, si j'ai la patience d'écouter leurs successeurs, qui ne sont jamais produits par la même fibre. Une hiérarchie de valeurs externes s'établit en fonction de la hiérarchie de mes juges internes : à ma raison, à mon esprit, à mon âme, en tant que juges, correspondent le savoir, l'intelligence, le talent des autres. Et c'est ainsi qu'au-dessus du beau savoir intelligence, et le beau talent de - 192 - de G.Steiner je placerai ton Nietzsche - au-dessus de ton - Valéry - Intelligence - intelligence. L'intelligence se révèle dans les tâches de représentation, de mise en forme langagière, d'interprétation. Contrairement au savoir, l'intelligence est un don gratuit, frappant au hasard les forts et les faibles, les paresseux et les zélés, les rêveurs et les empiristes. Deux cas qui m'intriguent : Wittgenstein et toi-même. Tous les deux, vous ne connaissez rien ni en linguistique ni en mathématique ; mais dans vos avis respectifs la-dessus, Wittgenstein est complètement niais et toi – exceptionnellement brillant. Wittgenstein est homme subtil et penseur nul ; toi, tu es penseur subtil et homme nul. Wittgenstein voulait bâtir un système ; toi, tu l'incarnais en toi-même. Deux types de philosophes de système : ceux qui le cherchent, en parcourant des yeux l'univers entier, et ceux qui le portent au fond de leur propre regard. Les premiers disposent d'idées, banales a posteriori ou/et farfelues a priori ; leur but, un tableau cohérent du monde, y est au centre. Les seconds s'identifient avec leurs mots, un concentré d'intelligence, de noblesse et de tempérament, un réseau de contraintes, déterminant l'élan de leurs commencements, dans leur propre voix, à travers leur propre visage. L'immense majorité des philosophes professionnels ne maîtrisent aucun système et ne s'occupent que de l'histoire routinière de la philosophie. Je suis d'autant plus intelligent, que je sais moins ce que je veux et que je sais plus ce que je peux. Pour faire ce que je peux, il faut du génie ; pour faire ce que je veux, le talent suffit. Pourtant, le talent, c'est le pouvoir ; le génie - le vouloir. Le talent, c'est surmonter ce qui est humainement difficile ; le génie, c'est maîtriser ce qui est divinement facile, tout en restant humainement impossible. Tu as bien vu leurs poids : Le talent sans génie est peu de chose. Le génie sans talent n'est rien. La volonté et la maîtrise devraient me pousser vers ce que je ne peux pas savoir. - 193 - - Valéry - Intelligence - Pourfendre un adversaire semble être un pré-réquisit de toute écriture ambitieuse ; ici, il y a deux clans : ceux qui s'acharnent contre les sots Molière, Flaubert, Tolstoï, ou ceux qui s'en prennent à leurs pairs – toi, avec Dostoïevsky, Nietzsche. Il est instructif d'observer que la contagion de ces auteurs par le niveau de leur adversaire est bien perceptible. La véritable pensée est toujours métaphorique, mais les herméneutes académiques la réduisent au stade de squelette ou de banalité. L'intelligent la rehausse, grâce à ses propres contre-métaphores. Toi, tu parlais de la mettre à l'épreuve par des rôles nouveaux : Approfondir une pensée, c'est l'éprouver par des rôles de plus en plus difficiles. En plus, ces passages devraient être si radicaux, qu'au lieu d'admirer la pensée, je me mettrais à admirer le langage du nouveau rôle. Je ne peux pas être un grand acteur, si je ne convainc que dans un seul rôle. Finalement, comme au savoir on attribue plus de vulnérabilité face à la douleur, dans l'intelligence on voit souvent un tyran en puissance. Que gagne celui qui est plus intelligent ? - une cellule plus vaste (S.Weil), un souterrain plus profond (Dostoïevsky), des ruines plus hautes (Cioran), un banc des accusés plus étroit. - 194 - - Valéry - Élan - Élan Si les contraintes, et donc le goût, déterminent le vecteur de mes premiers pas, c'est le tempérament qui les munira d'intensité et se traduira en élan vital, si cher à Bergson. C'est un élan d'immobilité, l'énergie de l'âme enchantée et non le dynamisme de l'esprit enchanteur, la force d'une corde bandée, la pénétration d'un regard dominant les cibles, l'effort qui entretient la sensation des ailes et l'oubli des pieds, la grâce du ciel et la pesanteur de la terre. La contrainte m'éloigne des choses indignes et empêche l'espérance d'aller jusqu'aux fins, l'élan me voue à la dignité élective et intronise l'espérance dans la majesté des commencements. Ce que l'intensité est pour l'être, l'élan l'est pour le devenir. La pure, l'angélique disponibilité, occultant l'acte et amplifiant le rêve. Le philosophe universitaire fouille la chimère de l'être et l'entraîne dans le mouvement d'un devenir mécanique. Le poète s'incarne, viscéralement, dans un haut devenir créateur et lui imprime la profondeur et le drapé de l'être invariant. Ton élan d'esthète s'opposait à la quête des profondeurs ; tu le nommais – excitant, prédécesseur des nourritures. En jugeant Pascal ou Nietzsche, tu les traitais d'excitants, tandis que les auteurs sobres, et la vie même, seraient, à tes yeux, des nourritures terrestres. Mais c'est, curieusement, Nietzsche qui considérait comme excitants pernicieux, barbarici, ce qu'est la vraie vie : erotica, socialistica, pathologica. Hölderlin et Heidegger ont tort d'opposer le pathos sacré de la quête grecque à la sobriété junonienne du don de représentation - ce sont deux dons incomparables, l'un artistique et l'autre intellectuel, l'un langagier et - 195 - - Valéry - Élan - l'autre conceptuel. Nietzsche trouve une opposition plus juste entre deux types d'art, entre deux genres de pathos : Apollon et Dionysos. Le second apporte à l'élan une saine ironie, me préservant du cynisme. Le cynisme étouffe l'élan, l'ironie le rend plus sacré, car plus éloigné ou isolé de ses sources défendables. Le pathos doit se compléter par un éros ; être amoureux soit comme Orphée soit comme Narcisse. Mettre mon chant au service des rameurs ou garder non troublée la surface de mon lac intérieur, reflétant mon image. Être soutenu et par Apollon et par Dionysos, ou ne compter que sur mes propres fibres. Toute bougeotte s'achève en platitudes (prenez à la lettre l'avertissement de Jésus : Si on vous dit qu'Il est ici, n'y allez pas, car l'essentiel mérite votre immobilité et absence), et le cynisme est mouvement. Souvenezvous, que c'est l'ironie qui manqua le plus à l'œuvre nietzschéenne : Le cynisme, la plus grande hauteur accessible sur terre - Das höchste, was auf Erden erreicht werden kann, der Cynismus - sur les cartes psychologiques, toutes les coordonnées d'écoles sont plates ; le relief, et donc la hauteur, s'introduisent par la troisième dimension, créée par le talent, l'ironie et la noblesse. L'extase, comme état d'esprit, devrait être réservée aux seuls gentlemen (et interdite aux moines, avocats ou journalistes). Il faudrait bannir de la scène publique l'exaltation de l'ampleur (Wagner), de la profondeur (Dostoïevsky), de la hauteur (Nietzsche) et bercer les hommes par l'apaisante platitude, ou la mélasse, des Proust, Chopin, Hegel, qu'on glisserait entre les agitations des stades, des Bourses ou des salles de débat des intellectuels parisiens. L'avenir n'appartient ni au gouffre ni à la montagne, mais à la platitude. Arrivé au stade extatique de tout ce qui est beau ou grand, j'ai des raisons d'égale justesse pour me dire bienheureux ou bien prêt à me pendre, question de goût ou de style ; Cioran vote pour la seconde issue, la plus facile, Nietzsche - pour la première, plus ardue, et moi, je n'exclus ni l'une - 196 - - Valéry - Élan - ni l'autre, j'en cherche des unifications. Encore faut-il savoir atteindre une extase. Tu savait la créer par une intuition verbale ou intellectuelle. Chercher dans le nécessaire - le désirable (amor fati), que vaut cette morne litanie des stoïciens et nietzschéens à côté de l'éclat de ton : trouver dans le désirable - le nécessaire (fatum amoris) ! En remontant aux causes premières, à partir même du plus profond de mes embrasements, je tombe, immanquablement, tôt ou tard, sur un leurre, ce punctum pruriens (Schopenhauer) de toute pensée : Dès qu'on insiste un peu, c'est le vide - Céline. Ne pas insister n'est pas glorieux ; dans l'arrêt au milieu de cet effort, tu voyais la bêtise : Ce n'est qu'un esprit peu exigeant qui se contente de peu. Un sot serait-il un sage ? puisque, d'après Horace, ne pas le savoir, c'est vivre en esclave. L'homme subtil vénère, en hauteur, l'ordre et surmonte, en profondeur, le désordre. Le deuxième cas, pour l'homme intelligent, est beaucoup plus fréquent, et je peux dire, que la vraie anthropologie est avant tout une entropo-logie. Par un essor-hauteur de l'âme je surmonte l'homme plus sûrement que par son élargissement-distance (Nietzsche - DistanzErweiterung innerhalb der Seele). La hauteur, c'est le culte du superlatif, de l'extrême insurpassable. J'aime les gens tranchants et énergumènes. On ne fait rien de grand sans le fanatisme - Flaubert. La grandeur du fait, vue de la hauteur du rêve, dégringole affreusement. Le fait se réduit aux chiffres, lorsque sa lecture utopique ou symbolique s'efface. L'énergumène de Diderot ou le possédé de Dostoïevsky, bref, le fanatique grave dans l'air ce qu'un sobre maçon, le possédant, exécute en pierre. La valeur est dans la qualité d'un axe atemporel, le prix est dans la durée. Sans être énergumène toi-même, tu voyais en lui le sel de la terre : Le monde ne vaut que par les extrêmes et ne dure que par les modérés. Les plus savoureux des aliments, c'est chez toi que je les trouve ; les plus - 197 - - Valéry - Élan - flamboyants des excitants, c'est Nietzsche qui me les fournit ; mais ce sont mon goût et mes appétits qui les commandent ou décommandent à ma table ; et je reste, volontairement, sur ma faim, cet état béni de mon corps et de mon âme. Quel impardonnable cocktail d'acceptions que le mot rêve - Traum dream ! Mettre sous un même vocable ce qui me hante, inconscient, dans mes sommeils, et ce qu'anime ma conscience, rivale du cerveau ! Le russe les sépare très nettement : сон - мечта. Interprétation de rêves-сны - de la voyance, de l'artisanat ; interprétation de rêves-мечты - le contenu même de l'art, de mes meilleures visions ! En tout cas, le verbe rêver ne se conjugue plus qu'au passé (au chapitre Rêve, chez les non-rêveurs, toi ou Freud, - aucune trace d'un rêve au présent). Le nom de Morphée – faiseur de formes ! - me rappelle, que le bon sommeil est créateur de rêves, dans les deux acceptions du mot ! C'est chez les bagnards et non pas chez les universitaires que je découvrais le besoin d'ailes. L'horreur de l'URSS aida à maintenir le statut de la culture par l'illogisme, l'irrationalité, le discours historique, les passions. Plus les passions qu'un peuple peut se permettre sont grandes et terribles, plus sa culture est haute - Nietzsche - Je furchtbarer und größer die Leidenschaften sind, die ein Volk sich gestatten kann, umso höher steht seine Cultur. L'horreur des USA est dans l'inculture d'un savoir rationnel hors toute Histoire. - 198 - - Valéry - Action - Action Évidemment, si je ne renonce à agir que pour contempler et tout laisser en place, je ne fais que multiplier le bavardage maniéré. Tu restas indifférent à tout ce qui se réduit au seul plaisir, sans t'offrir un nouveau levier, un nouvel angle de vue ou une nouvelle cible – donc de nouveaux moyens ou buts de l'action. Et tu l'appelles le faire : Tu ne m'apprends rien, si tu ne m'apprends à faire quelque chose. Tu m'apprends beaucoup, si tu m'apprends à ne pas faire une chose, sur laquelle il valait mieux rêver. Au pays de l'action, être, c'est faire. Au pays du rêve, faire, c'est être. Pour un philosophe, l'être, le devenir, le faire sont des synonymes ; mais à toute la platitude de l'être heideggérien on peut substituer la hauteur du devenir nietzschéen ou la profondeur de ton faire. Il faut chercher à l'agir des alternatives plus opératoires et coriaces que le far niente. Et le plus souvent, ces écarts relèvent de la famille de bienfaisantes contraintes. Plus de choses basses j'exclus de mes horizons, plus mes ailes ont de chances de servir, enfin, pour me faire frôler les firmaments. Mieux j'oublie, le soir, la pesanteur de mon cerveau, mieux, la nuit, la grâce de mon âme servira le rêve. Toutefois, pour toi, tout ce qui change mon état mental est action, non abstinence. Moi, j'en exclurais les états d'âme comme le cas le plus éphémère des états mentaux. Ce qui est nécessairement présent dans l'action, ce sont mes intérêts, mes muscles, mes moyens, échappant à mes contraintes et soumis non pas à mes commencements, mais à mes finalités. La disponibilité, l'état d'une corde tendue, refusant de lâcher les flèches, est-ce de l'action ? Toi, tu serais d'accord. Comme l'est Shakespeare : - 199 - - Valéry - Action - N'être que prêt, tout est là - The readiness is all. Ce n'est qu'un tiers, le tiers des scouts, l'autre tiers serait prêt pour l'action contraire et le dernier, le meilleur, pour reconnaître sa défaite (ce que Shakespeare résume si bien : Être mûr, tout est là - Ripeness is all), quand vient l'heure de l'acte lui-même (à rebours de l'antériorité de l'acte sur la puissance d'Aristote ou du Docteur angélique). Du Faire au Fait – je m'abaisse, du Dire au Dit – je m'élève. L'opposé de l'opiniâtreté ou du risque. Saluer l'énergie, sans la traduire en mouvement, me contenter de désirer. Tenir à mon regard, qui accompagne l'action, est plus instructif qu'agir en le suivant. Savoir ce que je fais, plutôt que faire ce que je sais. Ne pas redouter de n'être que prêt à vivre. Faire mes sélections, sans faire de choix. Avoir à ma disposition, sans disposer. La disponibilité serait le bonheur à proprement parler du Chinois. Il t'arrivait d'être pur shakespearien : La possibilité est vie, et tout le reste déchet, et si la vie était musique, Verlaine t'y rejoindrait. Caresser l'idée, sans l'habiller en concept. Je peux rater le but, mais je l'aurai bien perçu ou bien nommé. Ce qui me conforte dans mon goût des phrases sans action, c'est la détermination de tous les autres de suivre l'action sans phrases. Il y a toujours plus d'arguments profonds en faveur de l'agir ; c'est le haut savoir qui conduit au goût de l'inaction. C'est en regardant vers le haut que tu exclamas, illuminé : Que de choses il faut ignorer pour agir !. Le médiocre, un jour, se dit tout savoir et se met à l'action ; le sage, plus il sait, mieux il comprend, qu'il ne sait rien, et que l'immobilité interne le traduit plus fidèlement qu'une action externe. Avec le savoir, je trouverai toujours une contrainte, qui annihile toute raison de voir en l'action et moyen et but. L'humilité des buts, la neutralité des moyens, l'intérêt des contraintes profondes, la passion des hauts commencements – tu le résumas bien : Je suis fier de mes obstacles. De toutes les vocations humaine l'appel du Bien est le plus irrévocable ; - 200 - - Valéry - Action - donc, l'adhésion fière au Bien ou l'allégeance orgueilleuse au Mal sont des actes respectivement niais ou hypocrites : Moralisme et immoralisme me paraissent choses aussi ennuyeuses l'une que l'autre. Les actions sont des tumeurs de l'espace, comme le bon sens est une tumeur du temps. Ce sont les échecs de parcours, il faut les laisser crever, mourir de leur propre mort. Les échecs de départ, échecs fondateurs (Sartre), ou les échecs d'arrivée, échecs d'implexe (toi-même), les seuls à pouvoir servir de leçons et donner la mesure à l'étendue ou à la durée de mon exaspération. Ton acte est une rigueur naissante ; la rigueur de Spinoza est un acte né, stérile. Spinoza se nourrit de mots creux et usés (là où Heidegger, au bas mot, en trouve de pleins et neufs) ; toi - d'images réalisables, de concepts vitaux excitant l'intelligence. Toi, tu ne parles que d'action, et je n'y entends que le rêve ; Nietzsche ne parle que de rêves, et le sot ne lui trouve qu'un appel à l'action. Selon toi, l'action va du sentiment à la forme, et selon moi - de la forme à son fond réel ; tu l'identifies avec l'enveloppement et moi - avec le développement. Ton l'homme est action et mon l'homme s'arrête à l'action disent, en définitive, la même chose. Nous sommes d'accord, que la quête la plus passionnante de l'art concerne le cheminement imprévisible entre l'impression et l'expression. L'expression fixée doit rester sans prolongement. Dans l'art, l'action s'oppose à l'image. La musique - pure action sans images ; la peinture - pure image sans action ; la poésie - image se muant en action. C'est la mimesis (représentation, en grec), la noble imitation, qui est source de toute création (avec l'herméneutique - interprétation), et lorsque ce qu'on imite est action on l'appellera poésie, la poïesis. La liberté est hésitation et hasard ; c'est pourquoi mon acte, mon sentiment, ma pensée ne sont pas moi, mais de moi. Le moi mystérieux - 201 - - Valéry - Action - ne se réduit à rien de connu ; il est ce que l'inspiration est pour le poète. Il est la source de la création, qu'on pourrait appeler méta-savoir : Le savoir se confond avec la poésie du soi absolu - Schelling - Die Wissenschaft löst sich in der Poesie des absoluten Selbst. N'agir que dans l'absolu, percevoir le monde comme si c'était la première fois, telles sont les étranges poses, que tu attribues à l'artiste : Paradoxe de l'état artiste. Il doit observer, comme s'il ignorait tout, et exécuter, comme s'il savait tout. Comme c'est souvent le cas, avec toi, le savoir et le devoir se détachent du vouloir - du désir ; dans l'observation, le désir de fermer les yeux, dans l'exécution - de les garder grands ouverts et brillants. Mais l'artiste sait, que tout commencement est recommencement, toute invention – réinvention. Ce qui est si original et audacieux, dans ta vision de l'action, c'est ton refus de maintenir en vie ce qui la quitte, c'est à dire les fruits de mon action : Le véritable orgueil est le culte rendu à ce que l'on voudrait faire, le mépris de ce que l'on a fait, ce qui est une idée bouddhiste. Mais, paradoxalement, c'est une belle attitude de gagnant ! Le vaincu, s'acharnant contre ses propres décombres, - non, il faut qu'il rende le culte au versant écroulé et pittoresque de son édifice. Mépriser les façades, se réfugier dans les souterrains. Peser l'homme en fonction de ce qu'il veut (Nietzsche, l'acte-intensité), de ce qu'il peut (ton acte-compétence), de ce qu'il doit (Tolstoï, Tagore, les francs-maçons, l'acte-performance) - je le réduirais à ce qu'il vaut dans l'art de fabrication de balances et dans l'inaction. - 202 - - Valéry - Commencement - Commencement Le plus clair de notre temps, nous le passons, juchés sur les épaules des géants, dans l'inertie des pas microscopiques, nous, exécutants d'un scénario, dont les finalités sont obscures et les origines inaccessibles. L'ennui du parcours, la pénurie de bons acteurs et l'indifférence aux dénouements font qu'il n'est plus question d'écrire des livrets complets, sans tomber dans la robotique ou la démagogie. Il restent la source, l'amorce, l'initiation. Le contraire de la philosophie officielle, qui m'enquiquine avec son intérêt imposteur aux dernières finalités. Ceux qui abordent les thèmes philosophiques se divisent, nettement, en trois catégories, en fonction du stade de concentration maximale de la pensée, où ils déposent les limites de leur fond et cherchent l'excellence limite de leur forme - le commencement, le parcours, la finalité. Face aux regards incompatibles sur le monde, il y a donc trois attitudes possibles : chercher des finalités communes (l'universalité kantienne), imaginer un processus de conciliation (la dialectique hégélienne), clamer de nobles contraintes, dès le départ (le goût nietzschéen). Les penseurs (Wittgenstein II, Heidegger II) m'ennuient avec des revirements radicaux et profonds de leurs dernières pensées ; les rêveurs (Nietzsche, Cioran) m'enthousiasment avec leur haute fidélité aux premiers émois. Algorithmes des ruptures, rythmes des signatures. Les profonds choisissent les fins, les médiocres s'éternisent sur les routes, les hautains s'identifient avec l'élan des débuts aphoristiques. Les deux premières familles, nourries par l'horizontalité, sont condamnées à se retrouver, tôt ou tard, dans la platitude, qui accueille tout ce qui est consensuellement fixe. La verticalité ne peut se maintenir hors les commencements les plus laconiques, mais annonçant, majestueusement, - 203 - - Valéry - Commencement - leurs vecteurs. Les seuls commencements, dignes d'un philosophe, sont : la souffrance (Dostoïevsky), la noblesse (Nietzsche), le langage (toi-même). Les commencements logique (Aristote), méthodologique (Descartes), dialectique (Hegel) ne sont que des pas intermédiaires et, donc, insignifiants. Pour être inépuisables, les meilleurs cerveaux sont toujours initiaux : dans l'amplitude de la langue - Heidegger, dans la hauteur du ton - Nietzsche, et toi - dans la profondeur du regard. Les médiocres sont toujours dans le développement, remplissage ou collage. Évidemment, le commencement t'intriguait davantage, même si tu n'es pas un philosophe académique (tu te posais toi-même en antiphilosophe), puisque, en paroles, tu es adepte de l'acte (du savoir-faire), c'est à dire de quelque chose d'intermédiaire, tandis que les philosophes normaux évoluent soit dans les commencements de l'esprit et de la raison (Descartes ou Nietzsche), soit dans leurs fins (Kant ou Hegel). Ce qui rend le commencement suffisant et tout développement – superflu, c'est la musique, déterminant et le thème et le rythme. C'est ainsi que tu réhabilitais le terme ambigu d'action : Une action est rythmée, quand elle dépend uniquement de son commencement. La grandeur des génies est dans leurs commencements, où le devenir présente toutes les caractéristiques de l'être. Je pardonne tout à celui qui a et le talent et la noblesse : Nietzsche n'a aucune intuition du poids capital des contraintes, mais sa belle peinture fait oublier la niaiserie de ses buts (le surhomme), de ses moyens (la réévaluation de toutes les valeurs, la volonté de puissance) et de ses chemins (l'éternel retour), au moins dans le sens des herméneutes. Le commencement noble n'indique pas de direction, mais détermine la hauteur ou l'intensité : À chaque fois, le commencement doit laisser - 204 - - Valéry - Commencement - perplexe ; ensuite, une lente montée d'inquiétude - Nietzsche - Jedesmal ein Anfang, der irreführen soll. Allmählich mehr Unruhe. Le spectre de l'impulsion initiale, c'est ce qui distingue un homme intéressant. Tout s'achève avec mon commencement - T.S.Eliot - In my beginning is my end (ne pas croire les Chrétiens, naïfs ou hypocrites : my end is my beginning). En grec, commencer signifierait commander volonté de puissance (pour Nietzsche, vouloir, c'est obéir au commencement, plutôt que commander la fin) ! L'unique joie au monde, c'est de commencer - Pavese - ricominciare è l'unica gioia al mondo. Ensuite, le poète, qui doit être Prince, la conserve (tu l'admets, avec une admirable humilité : nous ne sommes pas responsables de ce qui naît en nous, mais de ce qui dure), le philosophe la contrecarre par un angle de vue paradoxal, le pragmatique la rattache à la réalité. La pulsion, l'expulsion, la propulsion. Dans les commencements mythiques, le Verbe ne viendrait qu'en troisième position, après l'Étonnement (Thaumas du thaumaturge) et les Couleurs (Iris de la poïésis). Une fois de plus, c'est toi, avec ton Étrange, qui est le plus près des sources ! Ce qu'on prend pour commencements divins - Verbe ou Amour - devient, traduit en notre modeste idiome humain, des fins ultimes - livre ou caresse, auxquels aboutissent la vie et son bonheur. Tu es plus complet que Nietzsche. Car, si je n'avais pas suivi ce cheminement préalable : les choses, les idées, les principes, les amorces, je n'arriverais pas à défendre les commencements, tout en visant la complétude. Mon admiration oscille entre l'art de la naissance (ton paysage) et l'art de la transformation (le climat de Nietzsche). Mais tous les deux, vous fuyez le pire, celui de la nature morte. L'élégance d'une logique monotone, l'audace d'une logique non-monotone. Quelle cervelle que la tienne, voyant en Nietzsche un essai d'une logique à base réflexe ! La négation comme moyen, central et explicite, ne vaut pas grand-chose ; - 205 - - Valéry - Commencement - mais en tant que contrainte, inchoative et implicite, comme refus d'aborder les choses basses, elle peut être noble : Ma véritable valeur gît dans mes refus. Donc, dans la forme - ni traités ni romans ni livres sur livres, mais poèmes, fragments, maximes. Et dans le fond - ni lumière ni calme ni choses vues, mais étincelle, élan, regard. L'intégrité, en philosophie, résulte en ennui, en tiré par les cheveux. L'unité d'une caserne. Le fragmentaire crée l'illusion de sincérité et de vivacité. L'unité devrait s'acquérir par une hauteur que je ne quitte pas. Tu voyais dans la maturité d'une pensée signe de sa pourriture : Toute philosophie ne vaut que dans son état naissant et devient ridicule, si on essaie de la rendre mûre. Les meilleurs aèdes furent rhapsodes. Ces moments magiques, où le soi secret se manifeste : par un son, par un ton, par un fond ; aucune suite, aucun développement, je cherche à envelopper cet état d'âme, je ne m'intéresse qu'à sa naissance - c'est cela, le goût des commencements. Ne me séduit que ce qui me précède Cioran – toi, tu aurais pu ajouter - et ce qui m'achève. Vis-à-vis de mes écrits je n'éprouve pas de sentiments paternels, puisque toute insémination ne peut y être qu'artificielle. Je ne m'en sens pas le fils naturel non plus, car dans ma substance pré-langagière, à l'état sauvage, aucune analyse génétique n'est possible. Et tu as doublement tort : L'homme, père et fils des idées, qui lui viennent. - 206 - - Valéry – Être et Devenir - Être et Devenir Personne, mieux que toi, ne se moqua de ce fétiche des creux qu'est le squelettique être des philosophes raisonneurs. Il est clair, que la table de Mendéléiev, les herbiers et les viviers, me convainquent de l'existence non seulement de choses mais de classes de choses (avec les intuitions spatiales et temporelles, la pré-notion de classe fait partie des connaissances aprioriques kantiennes). Et ces classes témoignent d'une unité incompréhensible et d'une magique stabilité. Mais aucun résumé exhaustif n'en est possible ; premièrement à cause de la finitude de mes représentations (et l'être des choses est infini et inépuisable) et deuxièmement, l'évolution, autrement dite devenir, est toujours là, pour me rappeler, que j'existe non seulement dans l'espace, mais aussi dans le temps. Selon quels critères juger de la justesse de mes représentations et interprétations ? Il faut les confronter avec les choses mêmes, avant toute référence aux concepts, attributs, liens. Cette virginité, non entachée d'aucune abstraction, s'appellera être. Elle valide ou invalide mes concepts ; elle sert de support de sens, que j'attribue aux propositions, avec leurs valeurs de vérité, dans le contexte d'une représentation. Mais ces deux fonctions de l'être n'ont aucun modèle théorique sous-jacent ; elles sont les manifestations les mieux confirmées et les plus immédiates de ma liberté. Cette vue de l'être, assez rationnelle, n'est cependant pas celle qui domine chez les écolâtres, qui se jettent sur ce misérable verbe, encore plus secondaire et auxiliaire que le verbe, franchement indigent, d'avoir. Celui-ci concentre en lui tout ce qu'exprime le comparatif des valeurs humaines. Je ne peux me singulariser que dans l'être superlatif ; ici, au - 207 - - Valéry – Être et Devenir - milieu des mots, si singuliers, si privés d'analogies et de comparaisons, que l'être y prendrait la consistance du néant ; c'est cette fonction que tu vois : le mot, pour te multiplier dans le néant. Il faut reconnaître qu'un certain vide abstrait peut s'avérer moins ingrat que le bric-à-brac concret, pour recevoir ma musique ou valoriser ma plénitude. Le devenir cherche la plénitude ; l'être, tu le découvres dans le néant : Ce verbe nul, être, a fait une grande carrière dans le vide. L'être trop vague et l'avoir trop net sont à l'origine des fondations de leurs pensées. Leurs édifices sont sans charme ni vue sur l'étoile ; leur être mécanique naît du non-avoir tout aussi mécanique. Il faut laisser le devenir, du soupir ou de la prière, animer nos tours d'ivoire, sous-sols et ruines, ces séjours principaux d'une pensée organique. Je suis l'âme et j'ai un corps, le dualisme d'initiation préféré au monisme initial (Spinoza). L’Être est le résumé latent ou le refuge de toutes les réponses. Mais sa maison serait le langage - Heidegger - die Sprache ist das Haus des Seins, langage, qui n'est que l'art des questions !? Et l'on ne peut interroger que des modèles, c'est à dire des représentations de l'être-là (il est instructif et comique de comparer avec Hegel : La langue est l'être-là du soi - Die Sprache ist das Dasein des Selbsts - des chiasmes à n'en plus finir…). Leur misérable être est un sédentaire collé aux fenêtres d'un asile pour verbes abusés ; vivent les ruines du devenir, de ce vagabond sans toit ni loi, touchant, dans ses souterrains, au Verbe pur et crucifié ! Quand je n'ai plus d'essor pour entraîner des verbes, lourds de promesses, je finis par poursuivre le plus vaniteux, le plus flotteur, le plus dégonflé des verbes - être. Il ne peut séduire que les superstitieux ou mentalement incertains, parmi lesquels tu places, à juste titres, les philosophes universitaires : Déification du verbe être, voilà la moitié de la philosophie. C'est même pire : il s'agit de la déification de la copule. Et ils s'imaginent, en plus, que leur idole est monothéiste, tandis que c'est un monstre, avec une douzaine d'hypostases mécaniques, l'une plus raseuse - 208 - - Valéry – Être et Devenir - que l'autre… Tout philosophe devrait s'interdire l'usage ontologique du verbe être (que le Stagirite ne daigna même pas mettre à côté des trois monstres : avoir, agir, pâtir, et que Lulle négligea dans ses neuvaines ; selon toi, l'ontologie occidentale existe à cause de la forme du langage indo-européen). Inexistant en chinois, fantomatique en russe, amputé de sa fonction copulative en arabe (wjd), ambivalent en espagnol et italien (l'essentiel ser-essere et l'accidentel estar-stare), envahissant en grec et allemand, il est un moyen immédiat de dépistage de la logorrhée. En revanche, l'être se prête bien au traitement par métaphores, le réduisant au fond aérien. Avec exactement la même fonction que les métamorphoses ardentes, face à la forme. Une métamorphose est une métaphore appliquée au devenir. La solution de l'être est dans un projet, son problème - dans un objet, son mystère - dans un sujet : du plus facile au plus ardu. Mais je ne trouve le meilleur que m'étant perdu : se vouer au mystère, c'est se mettre sur le chemin de l'errance - Heidegger - die Entschlossenheit zum Geheimnis ist unterwegs in die Irre, ou ayant renoncé aux objets : ce mysticisme sans objet, qui est en moi - tu voulais dire est le moi. L'une des justifications de la notion bancale d'être serait qu'elle m'amène à ce qui n'existe pas. En plus, elle serait un compromis pathétique entre la profondeur et la hauteur, l'être s'accomplissant dans : l'acquiescement le plus haut et le plus ouvert à sa propre ruine - Heidegger - das höchste Jasagen segnet seinen Untergang - les meilleures des ruines s'érigeant en hauteur, Nietzsche y découvrant la compagnie de Cioran. Le mystère est présent aussi bien dans l'être du réel que dans le devenir devenir soit de l'inertie algorithmique (voulue par Dieu, sous forme de science ou d'apprentissage), soit sentimentale). - 209 - de la création (artistique ou - Valéry – Être et Devenir - L'être spatial est moins énigmatique que le devenir temporel. L'égalité est plus facile à manipuler que l'inégalité. Après de multiples plongeons dans le flux des choses, Héraclite se désole de l'inégalité du flux, et Nietzsche se console de l'égalité des choses. Il serait plus instructif de changer d'élément : à la nage préférer le vol ; d'une bonne hauteur tout flux et toute chose, c'est à dire tout être et tout devenir, prendraient de beaux contours de l'éternité. L'être (humain) est ce qui ne se traduit fidèlement ni par l'action ni par la pensée ni par le mot. La musique (verbale, conceptuelle, plastique), cette manifestation du devenir, en reflète mieux le cœur. Tout homme de plume doit être d'abord un musicien : Un écrivain doit exprimer ce qu'il est et non ce qu'il pense - Cioran. Le devenir (créateur) est suspendu entre ce qui est provisoire et ce qui est définitif. Tu n'es pas tendre avec ces deux états : Ce qui n'est pas fixé n'est rien. Ce qui est fixé est mort, mais je te comprends, puisque, au milieu, palpite la vie et s'épanouit l'art. Mais c'est une belle dialectique de la création ! Le philosophe-poète ne crée que dans l'informe, qu'il a intérêt d'accumuler en se débarrassant de ce qui prit déjà forme. Ce qui n'entre pas dans une grammaire n'exprime rien. Fixer, c'est attacher une mosaïque sémantique à une syntaxe opératoire. Une fois soumis à la seule syntaxe, tout discours vrai est mort. Ce qui se fixe dans l'espace sera mis en mouvement dans le temps. C'est en fixant que je prouve ma capacité de métamorphose. Chercher à fixer dans l'espace, c'est tendre vers la perfection dans le temps. La liberté futuriste de l'être ou l'irréversible nostalgie du devenir. La perplexité devant le mouvement insaisissable et la répugnance à toute fixité - Nietzsche - ein Widerwille gegen alles Festbleiben. Je veux - une flèche, je pense - un réseau, je rêve - un regard. Mais ce regard a besoin de flèches, qui ne volent pas, au-dessus d'un beau réseau. Donc, l'existence dans ton sens à toi est plus convaincante que celle de Nietzsche ou de Descartes. - 210 - - Valéry – Être et Devenir - Penser, c'est voir naître en images (pour Descartes, c'est entendre, vouloir, imaginer) ; être, c'est concevoir sans images. Et ta discrimination est plus juste que la cartésienne : Parfois je pense, et parfois je suis. L'invention inspirée paraît se rapprocher davantage du fond du réel que la représentation rigoureuse ; l'invention, c'est l'imagination non maîtrisée par la volonté ; et quand la poésie anime l'imagination, c'est le beau se fusionnant avec le bon et produisant l'amour, cette poésie de l'imagination. Ta poésie de l'intellect, c'est également de l'invention heureuse. Aimer, c'est s'arracher à l'inertie de la cervelle et se laisser guider par l'invention du cœur. L'amour est une espèce de poésie - Platon. Toi aussi, tu n'apprécies que la naissance : La nécessité de ces objets verbaux, qui sont Idées, Lois, Être, est seulement formelle. Ce juste verdict priverait de pain tant de nécessiteux professeurs. Une remarque, toutefois : les Lois ne sont pas des objets verbaux, elles gouvernent le modèle pré-langagier. Mais si le parcours, c'est la paix, la naissance est inquiétude. Disposer de routes peut même dispenser de cheminement et calmer le prurit d'inquiétude : Il n'y a pas de chemin vers la paix ; la paix, c'est le chemin - le Bouddha. Et le tao chinois n'est qu'une voie, un commencement actif et un mouvement passif, les deux se passant de logos des fins, un concept à mi-chemin entre l'être et le devenir. Et Jésus ne connaît pas d'autres chemins que Lui-même. Faire, c'est se faire - comme tu l'enchaînas. - 211 - - Valéry - Modernité - Modernité Dans les écrits des médiocres, je tombe sur les copies des colloques, les faits divers, les morsures des amours-propres, les flèches fichées dans les cibles modernes et inanimées. Quand on ne maîtrise pas l'invariant, on se saisit de l'éternel. De l'éternel ennui : l'imitation, la critique de critiques, la solidarité avec le souci contemporain et l'indifférence pour la fraternité avec l'intemporel. Tous les jours j'entends le bavardage sur le tournant monumental qu'on serait en train de vivre, là où je ne vois que l'inertie et le retour routinier des mêmes antiennes. Un peu d'objectivité me ferait cependant reconnaître que la prolifération de robots, suite aux mutations des moutons, est un phénomène qu'ignoraient les époques moins mécanistes. Qu'a-t-elle donc de particulier, notre époque ? L'élargissement de la scène publique, où peut retentir désormais n'importe quelle voix, - l'élite d'antan y serait aussi inaudible que la nôtre. L'élargissement des jurys ; le juge, aujourd'hui, c'est la statistique universelle, l'audimat, pratiqué par les académies et les managers, les éditeurs et les fabricants. L'élargissement des portes des églises ; l'égalité des hérésies, des insensibilités, des conformismes, des corrections politiques et rituelles. L'élargissement des petits bonheurs ; l'éviction de toute démesure, l'auto-contrôle des écarts, la chasse aux illusions, nuisibles au bon fonctionnement de l'économie. Tes contemporains, comme ceux de Montaigne, de Pascal, de Voltaire, de Hugo, se lamentaient, exactement comme les miens, sur la dissolution des sens, l'effondrement des principes, la déchéance des hommes, la désintégration de l'humanité. La seule différence notable est que tes contemporains s'appelaient gide et les miens - houellebecq. Ceux-là furent héritiers d'une grande culture, et - 212 - ils concevaient leurs propres - Valéry - Modernité - commencements ; ceux-ci sont porte-parole accumulatifs d'une inculture moutonnière ou robotique. Tu étais d'une rare lucidité : Tout homme tend à devenir machine. Habitude, méthode, maîtrise, enfin - cela veut dire machine. Même la sédition n'ajoute souvent que quelques boutons ou quelques écrans de plus. L'unité centrale se réduisant de plus en plus aux besoins des périphériques. La machine, au moins, dispose d'algorithmes, c'est à dire d'arbres de prises de décision, chargés d'inconnues, tandis que l'homme se réduit, de plus en plus, aux habitudes, à ces algorithmes dégénérés, puisque dépourvus de variables. Et pourtant, cet homme, devenu machine intérieure, s'insurge contre l'invasion des machines extérieures. Imaginez Platon, se cramponnant à sa cire et à son stylet et brocardant l'infamie technocratique des inventeurs du papier (comme Chateaubriand et Vigny maudissant la locomotive à vapeur) - c'est pourtant ce que font nos intellectuels geignards et aigris, face à la joyeuse avancée du gai savoir des ordinateurs. L'affreux Gestell de Heidegger n'est pas en salle-machine, il s'incruste dans vos circuits mentaux sans courant de rêve ! Le triomphe du robot, chez les hommes, n'est ni extérieur ni technique, mais intérieur et psychique. Moi, charlatan de mon étoile, dois-je m'effaroucher, puisqu'on se met à explorer les astres ? Pour insulter un homme, on le compare à un animal ou à une machine. Claudel emploie un baudet et un pion, pour parler de toi et d'Alain. Pour se permettre cela, il fallut bien que, sur l'échiquier et dans la basse-cour, il vous fût bien supérieur : un vrai fou de Dieu et une vraie vache. À sa décharge - son mot : Quoiqu'il soit vilain de ressembler à une vache, ressembler à une machine est beaucoup plus répugnant. La définition cartésienne des animaux, en tant que machines, est étendue, aujourd'hui, à l'homme. Tant que l'injustice ou l'irrationnel hérissait le paysage humain, l'homme avait une chance d'échapper à la mutation en machine. Tous les Descartes modernes abandonnèrent cette ultime - 213 - - Valéry - Modernité - réticence et déclarèrent la justice - terrain non-déconstructible, et même le seul (Derrida). La honte des sens et l'ironie du sens - les seules facettes humaines, que la machine ne reproduira jamais ; quant au reste, tu as raison : Le modèle Machine doit être pris comme base du système Homo. L'homme de la nature : l'imposture incohérente. L'homme moderne : l'authenticité calculée. L'harmonie artificielle leur manque, ton incohérence harmonique. L'équilibre moderne : les moutons apprirent le calcul, aux robots on apprit à former des troupeaux, des réseaux, - l'extinction de nature et de culture. Et dire que tu rêvais jadis de la présence de choses absentes, résultant de l'équilibre des instincts par les idéaux. À vue de nez, l'héroïsme est une camelote périmée, dont n'émane plus aucun parfum de renommée ou de mythe. Le pragmatisme pestilentiel remplit désormais le rayon des actions. La caducité est spatiale pour le sage (même pour ton Sage du Café du Commerce), temporelle pour les autres. C'est avec les graines du champ de l'impossible qu'il faudrait ensemencer celui du possible. Pour des récoltes immortelles, la génétique modifiée est sans danger. Ô mon âme, n'aspire pas à la vie immortelle, mais épuise le champ du possible - Pindare. Ne pas me laisser envahir par l'ivraie du nécessaire. C'est ainsi que tu as lu Pindare, comme ensuite l'a mis en exergue Camus. Regardez, aujourd'hui, les champs du possible, en peinture ou en musique, - les distinguez-vous des décharges publiques ? Et l'écriture, elle aussi, subit chaque jour davantage cet urbanisme lugubre et aculturel, ennemi de la kénose vivifiante. La culture organique perd son prestige ; la civilisation mécanique s'y substitue. L'intellectuel s'en va, ou, plus précisément, il se mue en journaliste, ingénieur ou avocat. Ce n'est pas à cause d'un prétendu - 214 - - Valéry - Modernité - gouffre grandissant entre la vie réelle et les intellectuels, que ceux-ci perdront de leur intellectualisme. C'est, au contraire, à cause de leur fusion journalistique avec la vie réduite aux statistiques. Ce gouffre béni aura existé pendant 250 ans, mais des pelletées des Balzac, Dickens, Hugo, Tolstoï, Sartre l'ont comblé malgré quelques sapes de Flaubert, Nietzsche ou toi-même. Jadis, on confondrait l'intellectuel avec le vagabond (c'est à dire extra-vagant – celui qui vagabonde hors la vie) ; aujourd'hui, il est indiscernable d'avec le garagiste. Créer une sensation, le seul but des plumes grisâtres. Un art entre en décadence, lorsqu'on y met moins le souci du beau que celui du bizarre Voltaire. Tu exagérais moins : est beau ce qui est rare. L'ordinaire obsessionnel se déverse aujourd'hui de toutes les plumes ; la bonne santé de la mienne se confirme par l'indifférence qu'elle suscite par son étrangeté. Non, plutôt une haute décadence des grimoires que de basses cadences des miroirs. Jadis, dans l'idéosphère, l'image était une idée métaphorique, se passant de son stade interprétatif ultime, celui du sens ; la graphosphère égalisa l'image et l'idée ; la vidéosphère actuelle se débarrasse de toute métaphore et réduit aussi bien l'image que l'idée - à leur sens. Où elles se retrouvent en compagnie des modes d'emploi et des guides touristiques. Jadis, la vie se déroulait entre la sobriété du sens et l'ivresse des sens ; la sobriété de la raison l'emporta, et une sobre concentration règne dans toutes les têtes, l'âme ayant crevé suite à la gueule de bois trop prolongée. J'envie ton temps, où l'on pouvait dire cette chose invraisemblable : L'homme moderne s'enivre des dissipations. J'entendis tant de voix annonçant leurs soli intégraux, et dans lesquels je devine immédiatement le chœur de l'époque, que je décidai de confier à l'orchestre intemporel l'interprétation de mes soliloques. - 215 - - Valéry - Poésie - Poésie Mes trois interlocuteurs sont tous poètes. Toi – en musicalité, Nietzsche – en noblesse, Cioran – en tonalité. Mais votre vrai métier, c'est la philosophie. Mais comment vous comparer aux rats de bibliothèques qui dominent cette noble profession ? Dans une communauté, dans laquelle sont figés les vocabulaires, les grammaires, les références croisées et les genres, comment admettre le culte des commencements personnels, le mépris de la continuité, le refus du sérieux, l'ironie hautaine ? Devant mes intrus romantiques, je sens partout la gêne des infâmes prosateurs. Ces lourdauds ne comprennent pas, que seul un poète peut adouber un autre poète. De leur part, vous reconnaître, c'est avouer, implicitement, leur propre nullité. La poésie innée se traduit aussi bien en forme qu'en fond. Toi, maître de la pensée, tu le comprends bien : Idée poétique est celle qui, mise en prose, réclame encore le vers. La prose est modération en sons ou en ferveurs ; la poésie est leur exacerbation. L'élan sans musique, la mélodie sans essor me rappellent trop la vie difforme. Tant de tentatives avortées, chez les non-poètes, d'attraper le ton poétique. Tu y vois même un bon critère, pour reconnaître un vrai poète : Est poète celui à qui la difficulté inhérente à son art donne des idées et ne l'est pas celui auquel elle les retire. Le premier, en divaguant, est surpris par ces Visitations non annoncées, le second prend de vagues Annonciations pour de vrais miracles. Tous les poètes français d'avant Aragon furent terrorisés par l'orthographe, dans la recherche de leurs rimes ; ils vous parlent de musique (Verlaine), de voix (toi-même), de chant (Musset), d'ivresse (Rimbaud), tandis que je dirais, que c'est la présence de ces misérables e muets ou de consonnes - 216 - - Valéry - Poésie - imprononçables, qui vous préoccupe au premier chef… Le poète, qui commencerait par l'idée, s'égare et s'embourbe. L'initiative du premier pas doit aller au hasard du son lumineux, du ton hautain, du fond sombre. Aucune turpitude philosophale dans tes poèmes : Philosopher en vers, c'est vouloir jouer aux échecs selon les règles du jeu de dame. Le vers ouvre le débat, sans savoir d'avance qui s'y invitera. La philosophie y engagerait le seul combat, où tous les coups sont permis à condition d'en faire entendre le pourquoi. Et si la poésie apporte, en plus, le comment, on surclasse les échecs en harmonie et le jeu de dame en géométrie. Le poète est un créateur insensé : il est celui qui sait invertir ses sens. Ton flair, la-dessus, est impeccable : Dans le poète : l'oreille parle, la bouche écoute, l'intelligence rêve, le manque crée. La musique, le dialogue, la liberté, la contrainte - comment mieux définir leur place ! L'art de l'éternel est dans la musique, l'objet central d'une bonne philosophie, qui ne peut donc être que poétique : Seul le philosophe est poète - Nietzsche - Nur der Philosoph ist Dichter. Par un malentendu terminologique, pauvre Platon, cet authentique poète, n'entendant goutte à la mathématique, n'invitait à l'Académie que des géomètres, (ceux qui savent évaluer les choses terrestres). Lui, qui n'offrait aux hommes que des mythes, s'en prend à ses confrères : Je mets au défi les passionnés de la poésie de montrer, qu'elle est non seulement réjouissante, mais aussi bénéfique à la vie humaine ordonnée. Mais peut-être le chaos et le spleen sont les seuls éléments, dans lesquels la poésie ne se noie pas. Les grandes écoles forment le gagnant et tuent le poète, qui est acquiescement même et porteur de défaites ; elles transforment celui-ci en combattant débatteur et négateur polémiste. Le poète est le seul esclave consentant du soi inconnu ; il s'y soumet de bonne grâce ; les autres ne s'appuient que sur la pesanteur de leur soi connu. - 217 - - Valéry - Poésie - Tendre à réconcilier mes deux soi, c'est être philosophe, et donc le devenir, ne serait-ce que l'espace d'un commencement. D'un homme ordinaire, la pensée fait un comptable ; d'un poète – un philosophe. Le poète mène triomphalement ses idées dans le char du rythme : ordinairement parce que celles-ci ne sont pas capables d'aller à pied - Nietzsche - Der Dichter führt seine Gedanken festlich daher, auf dem Wagen des Rhythmus' : gewöhnlich deshalb, weil diese zu Fuß nicht gehen können. Toute référence aux albatros ou alcyons, en fait d'élégance, est une esquive. La poésie doit donner des ailes et non pas être portée par elles. Mais quand un poème ne fait que marcher, c'est qu'il perdit le rythme de la danse. Les idées sont peut-être un livret de ballet, ses costumes et ses décors, mais le poème, ce sont les corps exaltés. Chez les philosophes apoétiques, Descartes, Spinoza, Hegel, je ne trouve aucun sujet que toi, poète aphilosophique, n'aurait pas abordé ; chez toi des idées en belles phrases, chez ceux-là - de ternes phrases et de ternes idées ; les meilleurs des philosophes sont ceux qui reconnaissent, que la philosophie doit être ancilla Poesiae, comme en témoignent Héraclite, Nietzsche, Heidegger. Les philosophes insensibles à la poésie (les légions de professeurs), ou les poètes impuissants en prose (comme Baudelaire, Rimbaud ou Mallarmé) font douter de l'universalité de leur don. Les poètes complets mettent de la poésie en tout, y compris dans la prose : toi, avec Shakespeare, Goethe, Pouchkine, Lermontov, Hugo, Rilke, Pasternak. La poésie comme genre ayant sombré, la poésie comme tonalité discursive ne peut plus se pratiquer qu'en philosophie. Le fondement d'un nouveau regard philosophique ne peut être ni logique (Spinoza et sa mathématique), ni dialectique (Hegel et sa synthèse), ni métrique (Nietzsche et sa transvaluation), ni psychanalytique (Freud et sa perversion), mais presque exclusivement métaphorique (Derrida voit en philosophie une théorie de la métaphore !). C'est pourquoi toute création, - 218 - - Valéry - Poésie - en philosophie, n'est que d'ordre poétique. Et le sujet en relève au même degré que l'objet : L'homme est une métaphore de lui-même - O.Paz - El hombre es una metáfora de sí mismo. Être ouvert aux étoiles – un trait commun des poètes et des bons philosophes. L'ouvert physique et l'ouvert topologique - aucune ressemblance ; et j'observe, chez les poètes et les philosophes, que les plus perspicaces, comme toujours, sont, inconsciemment, plus près du concept mathématique que de l'image mécanique. Pour les pauvres d'imagination, l'Ouvert est tout bêtement … pénétrable (même pour Heidegger : L'Ouvert laisse se pénétrer - Das Offene läßt ein) ; pour les subtils, il est la condition tragique (Nietzsche et Rilke) de l'intensité de mes irréductibles élans. L'Ouvert est ce qui est dans la limite inaccessible, ce qui ne peut ou ne doit pas se connaître : Ce que Nietzsche est et fit, demeure ouvert - Jaspers - Was Nietzsche ist und tat, bleibt offen. Nietzsche et Freud : belles métaphores et idées quelconques. Mais les épigones s'accrochent à leurs idées, sans savoir produire leurs métaphores - science professorale, tout le contraire du gai savoir. J'attribue de bonnes notes : excellence en philosophie – toi, Schiller, Rilke, Pasternak ; excellence en poésie – Héraclite, Nietzsche, Heidegger. Tous les premiers méritent les deux excellences. La consolation est une tâche prioritaire de la philosophie ; rendue poétique, cette consolation, devient prière : La poésie, qui approche de la prière, est supérieure et à la prière et à la poésie - Cioran. Elle ravit la prière à la vue des choses et libère la poésie de la recherche d'oreilles. Que cherche le Zarathoustra naufragé, replongé dans la cohue ? - une consolation dans son soi. Exercices de circonstances - c'est ainsi que Voltaire et toi-même, vous - 219 - - Valéry - Poésie - voyiez la poésie. Bander, de temps en temps, mon arc et ne pas craindre de mourir sans vider mon carquois. L'essentiel n'est ni dans les flèches, ni dans les cibles, mais dans l'attouchement de certaines cordes et leur bonne tension. L'espoir, c'est la flèche qui vole, tout en restant au fond du carquois - Kierkegaard. Même l'intelligence, au bout du compte, se grave définitivement en formulations poétiques. Et tu précises : si elle ne veut pas se noyer dans la routine : l'intelligence nage en tenant la poésie hors de l'eau. Avec des convulsions des mots flotteurs ! Les idées sont des barques au service du nageur ; les mots ne sont que des bouées au service de l'étoile. La poésie est l'art d'entretenir la sensation du lointain, même dans la vie la plus proche. Mais cette sensation est, toute entière, dans l'élan initial. Le poète est un Ouvert, fasciné par ses limites intouchables. Je suis resté poète jusqu'aux limites les plus lointaines - Nietzsche - Ich bin Dichter bis zu jeder Grenze geblieben. Pour moi, l'ouverture est aussi importante dans l'être, que pour toi – dans le faire : Dans tel poème, je n'ai pas voulu dire mais voulu faire, et ce fut l'intention de faire qui a voulu ce que j'ai dit. Ceux qui ont beaucoup de choses à dire, le plus souvent, ne savent pas faire ; le désir de faire ne se traduit dans un dit original que par un don et par un goût. Et le prosateur et le poète sont travaillés par les appels langagier et mental, par la messagerie et par le message, mais le premier veut dire son message, en pensant commander aux mots, tandis que le second fait son message, en se laissant guider par des sons, images, intuitions. Écris ce qui se fait et non pas ce qui se dit - Pavese - Conta quello che si fa, non che si dice. - 220 - - Valéry - Solitude - Solitude Mais quel philosophe n'affichait pas son amère ou fière solitude, face aux clans d'adversaires mathématicien ou hostiles et l'astrophysicien incompréhensifs ? n'est pas frappé Pourquoi par le le même ostracisme maniaque ? C'est que premièrement, la matière philosophique est invérifiable et subit autant d'interprétations qu'il y a d'interprètes ; et deuxièmement, ce n'est pas l'esprit que le philosophe met dans son discours, mais son esprit. Mais les vraies détestations engendrent de fausses solitudes. Les choses ont changé. Ce ne sont plus les admirations et les haines qui secouent les arènes philosophiques, mais les comptes rendus, lénifiants, monotones, polis, formatés. Quelles passions peuvent provoquer les paisibles et ennuyeux phénoménologues ou philosophes analytiques, nageant dans leur jargon ou leur inhumanité ? Leurs narrations de consciences, d'esprits, de grammaires me maintiennent dans un état banal de veille. Et moi, je cherche la liberté et l'inaction du rêve. L'écriture, qui m'intéresse le plus, est dans ton genre, l'écriture d'une île déserte, avec des images et actes à la Robinson. Ta solitude est double : les poètes t'imaginent mathématicien hermétique et restent en dehors de ton univers intellectuel ; les philosophes prennent la liberté et la fraîcheur de ton regard pour lubies poétiques et s'en détournent, avec condescendance. Et ces deux communautés ne contenant plus de membres communs, tu es condamné à rester affreusement seul. - 221 - - Valéry - Solitude - Je comprends ce qu'est un bon écrivain, en comparant mon plaisir à te lire ou à lire Nietzsche : Nietzsche écrit avec son corps, sans se soucier du mental ; toi, tu occultes le corps et ne fais que sonder les états mentaux ; mais j'y retrouve le même homme, hors tout cadre temporel ou spatial, l'homme seul, résumant tout l'univers. Quand je vois, avec quelle facilité, des tas d'hommes, privés de tout talent littéraire, empruntent le style et le vocabulaire de Spinoza, Hegel, Husserl, je comprends mieux ton talent singulier, comme celui de Pascal ou Nietzsche, qui n'ont aucun véritable acolyte. La solitude, c'est, quoi qu'en pensent les blasés, - un manque d'hommes, un envahissement par les choses. Chamfort a tout vu de travers : Dans la solitude, on pense aux choses et dans le monde on est forcé de penser aux hommes - bien que les hommes eux-mêmes ne pensent plus qu'aux choses. Moi, dans ma solitude, ayant pour seuls témoins les choses, j'invente l'homme, libéré des choses et livré aux rêves. J'invente mon soi inconnu, je m'invente. Tu as bien vu ce processus de création de fantômes vitaux : Le moi me contraint à l'inventer – lui que je ne vois jamais. Comment m'appuyer sur la solidarité de mes patries ? Et comment savoir où est la vraie patrie de mes effrois ou de mes enthousiasmes ? Où l'on est bien, là est la patrie - Cicéron - Patria est ubicumque est bene. Et c'est quand j'y serai mal que je comprendrai, que je m'étais trompé (avec Aristophane ou tel Milton : our country is where ever we are well off ou, mieux, Fénelon : La patrie d'un cochon se trouve partout, où il y a du gland). La patrie est le pays, qui veut partager ma souffrance, autant dire, que le solitaire est toujours un exilé. Ou Robinson ou un bon dramaturge : Ubi pater sum, ibi patria - Nietzsche. Ou un bon interprète : La patrie n'est pas là où tu habites, mais là où tu es compris - Morgenstern - Nicht da ist man daheim wo man seinen Wohnsitz hat, sondern wo man - 222 - - Valéry - Solitude - verstanden wird. Ou un bon spectateur : où je comprends et suis compris - Jaspers - wo ich verstehe und verstanden werde. Toi, tu penchais pour la patrie d'un bon sculpteur : Où je me crée, là est ma patrie. Pourquoi pas un bon philosophe : On est bien, là où l'on n'est pas - proverbe russe - Там хорошо, где нас нет. Ou un ange, enfant du ciel, la patrie de ma voix et l'exil de ma voie. Les grands artistes russes ne se mêlaient jamais à la multitude. Quel contraste avec l'Europe, où l'incrustation de fait se faisait sans peine et en pleine foire ! Pascal et son commerce de fiacres, Baudelaire, avec son Moniteur de l'épicerie, Claudel et la Mystique des bijoux Cartier, et même toi aux Louanges de l'eau de Perrier. Avec les compagnons, je me sens sur un droit chemin, ou plutôt ce sentier battu dans la platitude humaine. Tu m'appelles à ne pas changer de compagnie, puisque un homme seul est toujours en mauvaise compagnie. Dans la solitude, le sous-homme du souterrain ou le surhomme de la tour d'ivoire m'isoleront des hommes, en me dégageant de l'horizontalité. J'aimerai la trajectoire, vertigineuse ou honteuse, sans quitter mes ruines. Garde-toi de mauvaise compagnie, mais si tu as choisi la solitude, tu ne te trouveras pas toujours dans la meilleure - Schnitzler - Hüte dich vor schlechter Gesellschaft, aber wenn du die Einsamkeit erwählst, befindest du dich nicht stets in der besten. Je me précipite dans la solitude, lorsque j'entends le troupeau - la foule de la Johannes-Passion - ou lorsque j'écoute moi-même - Il Vecchio Castello, la Pathétique, Dostoïevsky, Nietzsche. Après réflexion - l'appel du Concerto №1 (Adagio) de Paganini, Goethe, Tolstoï, toi-même – je me mets à chercher mon prochain, mais je ne l'atteins plus, je suis hérissé d'éloignements, dans lesquels je n'entendrai que le Dieu du Concerto №21 (Andante) de Mozart. - 223 - - Valéry - Vérité - Vérité Tout scientifique sait, qu'en améliorant ses modèles et en recevant les confirmations de leur bien-fondé, il apporte de nouvelles vérités (des factuelles, mais, par conséquent, aussi des déductibles) à l'edifice de sa discipline. Le mathématicien, en plus, étant libre dans la fabrication de ses objest d'études, crée, par cette fabrication même, un nouveau terrain des futures vérités. Le philosophe manipule une matière inarticulée, sans structures consensuelles, il produit des chimères, autour desquelles il échafaude des propositions invérifiables, où règne l'arbitraire, le caprice, l'auto-suffisance. Et c'est lui qui prétend tenir à la vérité - l'aimer, la chercher et la formuler ! Une simple convention avec soi-même d'essayer d'aller le plus loin possible, dans la poursuite d'objets introuvables, d'images fantaisistes, de lâches formules, est prise pour une chasse de la vérité, et les empreintes chaotiques des pieds, laissées dans la bourbe purement verbale, sont proclamées témoins du gibier atteint. Les délicats comprennent, que la naissance de vérités est nécesairement précédée par la naissance d'un langage ; et ils se mettent à élaborer leurs vocabulaires, grammaires, périodes, tout en essayant d'imaginer l'ampleur ou la délicatesse des vérités qui pourraient s'y loger. Je défais une vérité par la règle (syntaxe), par le souffle (sémantique), par la liberté (pragmatique). C'est bien dans le langage que tu plaçais ces principes : Ne cherche pas la vérité - mais cherche à développer ces forces, qui font et défont les vérités. Une naïveté très répandue consiste à associer la vérité avec l'absolu du réel et non pas avec un langage particulier. Il s'agit, une fois de plus, d'une question de délicatesse de notre regard, comme tu le dis dans cette - 224 - - Valéry - Vérité - hyperbole : Ce qui a été cru par tous, et toujours et partout, a toutes les chances d'être faux. Il n'y a d'universel que ce qui est suffisamment grossier pour l'être. Le délicat se réfugie dans le soi inexistentiel. Le raffinage d'une vérité universelle est un exercice grossier. Ce paradoxe : l'ennui des concepts dans l'universel ; leur caractère vital dans l'individuel. Plus que la vérité elle-même, c'est mon œil, mon sens du langage, qui s'infléchissent. Sans le don poétique pré-langagier, tourner autour de la vérité, comme autour d'une machine à vapeur ou du Code de la route, est condamné à l'ennui et à la routine. Aristote, Spinoza, Kant, Hegel – tout ce qu'ils exposent, lourdement, sur la vérité, et que leurs acolytes remâchent infiniment, ne présente plus aucun intérêt et doit être oublié. Toi et Nietzsche, deux poètes, si éloignés du clan professoresque, vous émettez la-dessus des avis autrement plus rafraîchissants. Quant aux avis en marbre, c'est auprès des logiciens et des linguistes, comme Chomsky, qu'il faut les chercher. Toi, tu t'y prends mal, en pensant que les logiciens ont la mauvaise habitude de nommer Vérité - ce qui devrait se nommer Conformité, Identité, Accord - ceci est vrai pour tous, sauf, exactement, pour les logiciens. La vérité appartient au langage (une langue, avec sa logique syntaxique, plus une représentation, avec sa logique sémantique) ; son contraire, intuitif ou purement langagier, pourrait appartenir à un autre langage et y être non moins vrai ; et les langages ne sont que des reflets différents de la même réalité. Toi, en bon connaisseur de la réalité, tu as vu juste : Vérité signifie traduction et valeur de traduction ; réalité signifie l'intraduit – le texte original même. Pour l'enrichissement de vérités, les heurts frontaliers sont plus prometteurs que les barrières langagières ou douanières. Savoir manier la vérité, c'est savoir franchir les frontières des langages. - 225 - - Valéry - Vérité - Les médiocres sont fiers de pouvoir garder à l'esprit deux idées contraires, sans perdre la face. Puisque ces vérités sont formulées, chez eux, dans un seul et même langage, cette cohabitation paisible dévoile un sot. Le sage, comme Dieu, a plusieurs demeures, c'est à dire plusieurs langages, et il a des moyens d'entretenir des contradictions comme on entretient des maîtresses, qui s'ignorent. La vérité fait partie de ces objets mathématiques, dont les projections réelles sont infiniment éloignées, mais se plient, au fond, aux propriétés abstraites. La ressemblance entre la perfection vivante du réel et la perfection froide mathématique est purement métaphysique. Rien de vivant dans la vérité, comme tu le remarquas : Plus on serre ce qu'on tient, plus on se trouve approcher de l'inintelligible, du dissemblable - la vérité ne ressemble à rien. Tu veux dire réalité, ce réceptacle des vérités asymptotiques ou métaphoriques, la formule hors tout langage intelligible. Elle ressemble au seul point de ma liberté, d'où je tends mes rayons ou puise mon volume. Les vérités démontrables peuvent briller par l'élégance de la démonstration ou par la rareté de leur éclairage. Tu tenais beaucoup à cette dernière qualité : Est beau ce qui est rare. Les plus belles choses (femme, harmonie, vérité) se conquièrent par la fuite devant une intimité menaçante. La vérité est trop ennuyeuse et prosaïque, trop habituelle. Il faut la fuir, pour en faire une rareté - Dostoïevsky - Истина - тусклопрозаическая и обыкновенная. Чтобы сделать её редкой, нужно от неё отворачиваться. La beauté a besoin de monstration créatrice, la vérité - de démonstration calculatrice ; c'est pourquoi les deux me désespèrent : la première, selon toi, - par verdeur, la seconde, selon Nietzsche, - par laideur. La vérité est incolore, elle n'a qu'une grammaire, dans un coin obscur du cerveau. L'harmonie, coloristique ou musicale, se procure par l'exception - 226 - - Valéry - Vérité - appelée rêve. La vérité, dans son abandon, veut être soudain bouleversée et terrifiée : par rugissement, musique ou appel au secours - Benjamin Die Wahrheit will jäh aus der Selbstversunkenheit gescheucht und sei es von Krawall, sei`s von Musik, sei es von Hilferufen aufgeschreckt sein. Toute vérité fixe devient plante d'un herbier (comme le deviennent les métaphores usées), dont je dois me détourner ; les sots pensent le contraire : Le plus grand outrage que l'on puisse faire à la vérité est de la connaître et, en même temps, de l'abandonner - Bossuet. Le triomphe de la vérité, le déclin des utopies - les premières raisons du règne actuel de la grisaille dans les têtes. L'imposture des hommes du rêve, aspirant à plus de fraternité, de compassion, d'émotions, est définitivement balayée par la déferlante bien justifiée des hommes d'action, clamant le culte du terrain et le mépris de la hauteur. L'acte rapporte, le rêve coûte. Pour la première fois dans son histoire, l'humanité est orpheline de ses poètes. - 227 - - Valéry - Ouvert - Ouvert Ce mot est une curiosité terminologique. Les acceptions qu'y mettent, d'un côté, l'homme de la rue, et de l'autre - le mathématicien et le poète sont disjointes. Le premier renvoie à l'ouverture de mon esprit, aux serrures libérées, à l'hospitalité ; les seconds se penchent sur mes frontières, et envisagent leur inappartenance à mon monde intérieur. Le mathématicien se concentre sur l'être, sur l'espace, le voisinage de mes limites, où je ne perds ma maîtrise qu'au point-limite même. Le poète se voue au devenir, au temps, il voit dans l'inaccessibilité de ces limites la noblesse de mes meilleurs élans. Le Fermé mathématique dit : si je suis présent dans tout voisinage d'un point, ce point est à moi. Le Fermé poétique : viser une cible, dont je serai bientôt maître ; le fruit de ma convergence sera à moi – plus besoin d'intensité du devenir, une déviation de l'être vers le banal avoir. Comme toujours, c'est le poète qui trouve la plus belle formule : il veut donner un sens aux aspirations insensées, justifier la poursuite d'illusions ou chimères divines, puisque elles sacrent l'élan humain. La limite qui m'appartient n'est pas à mon soi inconnu ; mon soi inconnu, apparenté à Dieu, me cerne à mes plus hautes frontières ; la proximité infinie avec elles, voici le sens de mon élan vers elles ! Dans mes ruines peu fréquentables, j'ai beau faire un pied de nez à tous ces bâtisseurs d'édifices du savoir ou de maisons de l'être - j'ai honte devant celui qui refuse les murs, comme toute construction viabilisée, et vit dans un Ouvert, aux sommets d'une sensibilité (Nietzsche) ou d'une - 228 - - Valéry - Ouvert - intelligence (toi-même), ou bien devant celui qui, dès qu'il voit une pierre, veut l'attacher à son cou (Cioran). C'est le culte d'un Chaos – sentimental, mental ou verbal ; chaos voulant dire un Grand Ouvert, celui qui était au Commencement (Hésiode) ! Le dépassement, nietzschéen ou populaire, en tant que mode de propulsion vers le surhomme ou le superman, est une démarche des Fermés : en-deçà de la frontière, je peux espérer une fraternité artificielle, et au-delà - une satisfaction de la volonté de puissance. Ô combien plus noble est l'homme Ouvert, qui se fiche des dépassements, et vit de l'intensité de l'élan, l'attirant vers sa limite, qui ne lui appartient pas ! Chez les Fermés, tout passage à la limite les laisse avec et en eux-mêmes. Une définition d'Ouvert, mathématiquement rigoureuse, se trouve chez un poète : Un désir s'élance toujours vers ce qui n'est point lié - Hölderlin Immer ins Ungebundene gehet eine Sehnsucht. Être un Ouvert : vivre de l'élan vers la limite ; vivre à la limite ou vivre aux points déterminés, tendant vers la limite, sont deux attitudes des Fermés. Et je te comprends, toi, sceptique avec les seconds (Montaigne ou Pascal) et enthousiaste avec les premiers (Descartes ou Nietzsche). Heidegger a eu une illumination dans ton genre : De toutes les audaces, celle qui, surtout, exprime l'Ouvert est l'audace prise de vertige dans sa nature même, et qui fait que tu ne tends que vers ce qui ne peut t'appartenir - Von allem Gewagten kann am ehesten dasjenige dem Offenen gehören, was seinem eigenen Wesen nach benommen ist, so dass es, in solcher Benommenheit, nie etwas anstrebt, was ihm entgegenstehen könnte. Il a vu dans l'Ouvert - synonyme de l'Être : les représentations ne font que tendre vers les frontières de l'Être, sans pouvoir les atteindre ; toute représentation est une clôture, que je n'ouvre que par le sens - une autre fonction de l'Être. L'ouverture crée l'extase : être un Fermé, c'est connaître, toucher et posséder les limites de ses - 229 - - Valéry - Ouvert - meilleurs désirs, qui restent finis, c'est à dire sans vertiges. Aucune de mes frontières, en étendue et en profondeur, ne m'appartient, j'y suis un Ouvert ; c'est en hauteur que je n'ai rien à atte(i)ndre, qui ne soit à moi ; Heidegger, dans son oubli de la hauteur, confond horizons et firmaments : L'horizon n'est nullement rapporté au regard, mais signifie la clôture - Aber Horizont ist gar nicht auf Blicken bezogen, sondern besagt den Umschluß ; quand l'horizon se réduit au temps, qui rend compréhensible l'être, on néglige le firmament, qui est l'espace, demeure ou ruines, du devenir. Comment me débarrasser du désespoir ? - vivre dans un Ouvert et ne me passionner que pour les perspectives, se perdant hors de cet Ouvert. Tout ce qui débouche sur un monde clos est source d'ennui. Cet Ouvert est plus près de ton Fermé que de l'Ouvert révélé (entborgen - aléthéia - illatence) de Heidegger. La passion est fusion, désirée, impossible et imaginaire, de mon élan et de mes limites : Quand la forme vitale, créée par l'union naturelle de l'illimité et de la limite, vient à se détruire, cette destruction est souffrance ; et le retour à son essence constitue le plaisir - Platon. Même le caractère final de l'ouverture peut se deviner dans les vecteurs de mes commencements. Les vrais commencements consistent surtout dans l'élan vers une limite humaine inaccessible, indicible, inévaluable ; être ouvert, c'est être homme des commencements, être celui qui comprend, que tous les pas suivants n'apportent rien à l'élan initial et ne me rapprochent pas radicalement de mes limites. Tu donnes une belle définition d'un Ouvert, dont l'élan interne vise son horizon inatteignable et beau : Surface, limite externe – et lois internes. Il est propre de l'homme de tendre vers ses limites : les uns sont dans la créativité des commencements, des points zéro, des contraintes qui déterminent la nature de la convergence ; d'autres sont dans la routine des pas intermédiaires ; enfin, d'autres encore sont dans la limite même, - 230 - - Valéry - Ouvert - tel Cioran, y plaçant son soi inconnu et ainsi restant un Ouvert : Je suis la limite des tensions. Dans être, les sens et le bon sens convergent dans un espace ouvert. Les sens parlent de mon auto-suffisance, et le bon sens me signale mon néant. Tu ne dis pas autre chose : Le sentiment d'être tout et l'évidence de n'être rien. Ce qui devrait exclure de mon écriture les tout et les rien, conjugués avec avoir dans un cercle fermé. Tout beau sentiment vaut surtout par son attouchement de l'inaccessible, il doit avoir à ses limites du vide divin. Il n'est que calcul, s'il ne touche que cibles visibles. Selon toi, il en serait même un éclopé : Un sentiment bien circonscrit est un sentiment mutilé. Laissons-le dans l'incertitude de la convalescence, hésitant entre ailes et béquilles, entre rayon et circonférence. Fuyant ses limites, vers son centre introuvable, il deviendra ouvert, c'est à dire incurable ou immortel. Aujourd'hui, on juge les hommes d'après leurs positions politiques, idéologiques ou claniques ; jadis, on appréciait davantage la pose : d'un Byron, d'un Chateaubriand, d'un Nietzsche. Comme, de nos jours, j'admire la pose de Cioran : des apocalypses entièrement inventées, l'irréparable ressurgissant, rutilant, de ses cendres, l'incurable s'épanouissant dans de belles onctions suprêmes. - 231 - - Valéry - Philosophie - Philosophie Mais qu'est-ce qu'ils font (ou peuvent faire) de leur philosophie ? demandais-tu aux adeptes de ce genre poétique indéfinissable. La perfidie de cette question est dans la réponse que tu sous-entends – de la consolation et des métaphores – et le navrant constat, que les plus grandes célébrités ni ne me consolent ni ne me charment. Les deux volets de la bonne philosophie découlent tout droit des deux faces, que la vie me présente : d'un côté, elle est une collection de mes déconfitures, et de l'autre – un tableau grandiose d'une perfection, qu'il s'agit de peindre ou de mettre en musique. D'où le double souci de caresses ou de langages. Tout bon discours philosophique s'écrit dans la nuit troublante et prend, subrepticement, la forme de caresse. Plus l'espérance est extatique, plus douce et furtive doit être la caresse ; c'est ainsi que l'excitation et la béatitude montent, lorsque je descends, sagement, sur cette échelle des promesses : salut, pardon, consolation. De sotériologue et pédagogue devenir paraclète – consolateur. La consolation est la caresse des nobles. Et la bonne philosophie est souveraine consolatrice des âmes découragées - Boèce - summum lassorum solamen animorum. Je suis étonné que la gent académique prenne Nietzsche pour philosophe ; je le suis tout autant, quand elle te refuse ce titre. Chez Nietzsche, aucun développement en profondeur, obligatoire pourtant, pour être admis dans leurs rangs ; on en trouve cependant chez toi, mais enveloppé d'une poésie dont elle (l'engeance) est allergique. Ce qui agace l'universitaire, c'est ton dédain de son vocabulaire, de sa méthode – le verbiage, monotone et infini, autour d'une poignée de mots usés, la vision mécanique du réel et la légèreté de manipulation de la logique. - 232 - - Valéry - Philosophie - Tu te moques de la non-définition des abstractions initiales chez les philosophes, qui pratiquent l'art d'arranger les mots indéfinissables en combinaisons agréables. Pourtant, la philosophie est de la poésie, où une grande part du charme réside justement dans le vague des premiers et derniers pas. Il suffit de jeter un coup d'œil sur les «définitions» des plus acharnés adeptes de la rigueur - Spinoza, Hegel, Wittgenstein - pour m'assurer, qu'ils ne quittent jamais la région réservée aux élucubrations poétiques (rien d'étonnant qu'ils s'interrogent en professeurs marmoréens et répondent en poètes balbutiants). Pour discourir en paix, ils ne s'aventurent guère avec les définitions. La philosophie de la rigueur, discursive, primitive et nullement scientifique, existe bien, mais elle fut exhaustivement épuisée par Aristote et Kant. Soit on réduit la philosophie à la logique en en attendant des solutionsvérités, soit au savoir, prometteur de problèmes-langages, soit, enfin, à la poésie, où l'on se contente de mystères-styles. Sens pratique, sens intellectuel, sens poétique : Le poète est un homme, qui a gardé le sens du mystère - J.Green. Des jeux pseudo-logiques avec des concepts tirés au hasard des soutenances de thèses, en psychologie ou en physiologie, ce charabia insipide de la professoresque clanique, s'attachant, au gré des modes, au rationaliste le plus absolu, au charlatan de Vienne ou au dingue de Turin, mais sans leur talent, dans cette niche logomachique alimentée par Husserl et Heidegger, Sartre et Badiou, où l'on te refuse le titre de philosophe, comme à Pascal et Voltaire, que s'arrogent tous ces arides pontifes de faculté Barthes, Foucault, Deleuze, Ricœur, Derrida. Siècle de Dozenten et d'agrégés ! Même les plus obtus des philosophes professionnels (la tourbe philosophesque - Rousseau) se doutent bien, que leurs concepts sont dus au hasard, à l'impéritie et à l'inertie, que leurs preuves ne sont que fatras de sentences d'apparence logique (ton verdict est juste : Les résultats de la «métaphysique» sont et doivent être nuls, plaisir à part), et que le - 233 - - Valéry - Philosophie - poète, par son jeu de métaphores, atteint le même but avec autant de rigueur et avec plus d'élégance. La logique fait partie de la langue naturelle comme la philosophie fait partie de la poésie. Et la rigueur logique apporte à la philosophie la même chose que la grammaire à la poésie, c'est-à-dire rien. Il n'y a pas moins de logique chez Cioran que chez Wittgenstein. Les perles syllogistiques ou grammaticales ne séduisent que des mollusques des profondeurs sans vie. Deux familles de philosophes : partant des sciences ou animés par l'art, charlatans ou poètes. Chez les premiers, deux sous-espèces : obnubilés par les sciences anecdotiques (Hegel, Marx) ou abusés par les sciences rigoureuses (Spinoza, Husserl). Chez les seconds : se tournant vers la facette religieuse de l'homme (Nietzsche), langagière (toi), stylistique (Cioran). On divise les philosophes en ceux qui m'apprennent soit à vivre (agir) soit à mourir (se suicider), la pseudo-science d'Aristote ou le pseudo-art de Socrate. Ils devraient plutôt me désapprendre toute notion de chaîne : que ce soit vers une vie accumulative (carpe diem) ou vers une vie ou une mort spéculatives (purpose-driven life ou American way of Death). Pratiquer une culture de la pose et non l'inculture du résultat. Donner un sens au point zéro de la pensée et de la douleur, commencer par une vie intranquille et finir par une mort tranquille. Ne pas oublier, que la pensée de la mort aide à tout, sauf à mourir - Cioran. Pourtant on y pensa tellement comme à un aboutissement (au lieu de la vivre comme une contrainte), que même la mort devint impersonnelle : Oh Seigneur, fais à chaque homme le don de sa propre mort - Rilke - O Herr, gib jedem seinen eignen Tod. Puisque, pour juger de la qualité d'un discours, j'insiste partout sur l'importance des contraintes, voici les thèmes, où la philosophie officielle aurait dû se taire, faute de compétence ou de talent poétique : le soi, la - 234 - - Valéry - Philosophie - vérité, la liberté, l'être, le sens, les connaissances, Dieu, la logique, la conscience, la science. Ça fait beaucoup. Pour juger de l'intérêt d'une pose (posture/position) philosophique, le premier réflexe est d'en imaginer le contraire ; c'est ainsi que je comprends l'insignifiance d'un regard, qui aurait pour centre l'être, la matière, la vérité, la liberté, et je finis par reconnaître que l'opposition la plus intéressante est entre la poésie et la prose, la consolation et la conviction, la musique et le bruit, l'abstrait et le concret, le commencement et le résultat, l'élégance artificialiste et le naturalisme béat ; et cette opposition est symbolisée le mieux par le sophisme et le cynisme. Platon, Pascal, Nietzsche, face à Diogène, Hume, Husserl. Curieusement, les seconds triomphent en pratique, tandis qu'en paroles sont proclamés vainqueurs - les premiers. Néanmoins, il y a assez d'espace et de lacunes dans les deux seuls domaines, où le philosophe a son mot à dire, ou plutôt à chanter – la consolation des troubles humains et la vénération de la merveille langagière. Avec ces deux foyers, la philosophie resterait avec l'homme, ou plutôt retournerait vers lui, en abandonnant la caserne de la Faculté. La philosophie est, au fond, une nostalgie, un besoin pulsionnel d'être partout chez soi - Novalis - Die Philosophie ist eigentlich Heimweh, ein Trieb, überall zu Hause zu sein. Le philosophe est celui qui n'accepte pas les valeurs des pièces étrangères ; en les réévaluant, il cherche à leur imprimer sa propre effigie. Redécouvrir les modes d'échange, partir du point zéro du regard, point commun des exilés et des philosophes. Voir dans l'émission plus de sens que dans la commission. Toi, irrité par l'absence, en philosophie, de buts clairement formulés, tu ne compris pas que la bonne philosophie est plutôt la contrainte d'avant le premier pas que le but d'après le dernier, frein avant fin. - 235 - - Valéry - Philosophie - Trop de raisonneurs en Allemagne, trop de rêveurs en Russie, pas assez de poètes en France. La crétinisation par la philosophie - phénomène moderne en France. Jusqu'à présent l'Allemagne seule paraissait en avoir le privilège - Cioran. Mon compatriote, Kojève, injecta la peste hégélienne dans le sain corps français ; la saine veine nietzschéenne y resta nonassimilée. La seule philosophie russe valable, celle de la profondeur de Dostoïevsky ou celle de la hauteur de Chestov ou Berdiaev, est vitaliste et poétique, exactement comme celle de Nietzsche ou de Heidegger, qui retournent vers Héraclite ou Hölderlin et se débarrassent de la lourdeur, sans vie ni poésie, des Kant, Hegel, Schopenhauer. Il est très facile d'être philosophe ou poète, il suffit d'avoir son propre regard ou sa propre langue : La différence ne réside pas dans le contenu, mais dans le genre de regard ou de langue - Marx - Der Unterschied liegt nicht im Inhalt, sondern in der Betrachtungsweise, oder in der Sprechweise. Dans ta réflexion, on trouve toutes les étapes de manifestation de la conscience (que tu appelles états mentaux) : l'excitation, le désir, la volonté, le langage, la représentation, les formules logiques, les substitutions, la vérité, le sens – une admirable profondeur ! À comparer avec la vaste husserlienne, où platitude des consciences brillent par leur absence cartésienne, et le hégélienne, langage et la représentation et l'interprétation, où règnent le bavardage ou la banalité. Il est temps d'abolir les cours de philo au lycée et de multiplier les postes de journalistes ou sociologues pour ceux qui se trompent de métier. Introduire des cours de l'inactuel pour ceux qui sont sensibles au vide. - 236 - - Valéry - Maxime - Maxime Commençons par reconnaître que les seuls véritables génies de l'humanité furent des poètes. Il y en a une poignée qui excellent dans tous les genres, auxquels ces omnivores touchent : Goethe, Pouchkine, Hugo, Lermontov, Rilke, Pasternak. Ces exceptions mises à part, je constate que, lorsque le talent littéraire rencontre l'intelligence, la noblesse, le goût, l'honnêteté artistique, il reconnaît que l'aphorisme, ou la maxime, est la forme la plus haute, pour m'introduire dans le contenu le plus profond. Les soi-disant systèmes philosophiques sont des leurres, créés par des commentateurs ; les édifices des fragmentaires (Héraclite, Platon, Pascal, Nietzsche, toi-même) ne sont pas moins bien membrés que ceux des globalisants (Aristote, Spinoza, Hegel, Sartre) ; je dirais même que la part des balbutiements et des tâtonnements est plus importante chez les seconds, tandis que la qualité des métaphores est nettement supérieure chez les premiers. Plus un système cohérent est élevé, et mieux il se traduit sur un mode lacunaire. Rien ne doit relier les sommets d'un relief hautain ! Dans les hauteurs, le chemin le plus court va d'un sommet à l'autre : les aphorismes doivent être des sommets - Nietzsche - Im Gebirge ist der nächste Weg von Gipfel zu Gipfel : Sprüche sollen Gipfel sein. Dans le ton de ses fragments, Nietzsche est d'une noblesse insurpassable ; dès qu'il cherche la cohérence ou la reconnaissance, avec des hiatus, liaisons, faits ou preuves, il sombre dans la même banalité que tous les autres penseurs. Le bavard viole l'ineffable ; le laconique caresse l'indicible. Les introductions, les développements, les preuves, les liens ennuient plus qu'ils n'éclairent ni ne guident celui qui a assez de ses propres fils dans - 237 - - Valéry - Maxime - ses écheveaux, pour enfiler les perles. Ce qui est déterminant dans le choix de nos genres littéraires, c'est notre susceptibilité à l'ennui. Quelles armures il faut dresser devant les pointes du bon goût pour s'attaquer aux sorties de marquises, aux madeleines trempées ou aux comices agricoles ! Héraclite se serait moqué des dialogues socrato-platoniciens ; J.Joubert arrachait les pages discursives de tous les livres, y compris de ceux de son ami Chateaubriand ; Nietzsche riait des pâles chinoiseries kantiennes ; tu baillais sur les marquises de Proust ou sur les cinq heures de Bergson. La philosophie est une matière littéraire ; la littérature ne vaut que par son côté poétique ; la poésie est un hymne à la musique ; la musique est faite de métaphores mélodiques et rythmiques ; la métaphore verbale s'identifie avec la maxime. Tout développement fait perdre de la hauteur primordiale. Et si l'on vise la profondeur, c'est encore plus évident : Les livres les plus profonds garderont toujours quelque chose du genre aphoristique - Nietzsche - Die tiefsten Bücher werden immer etwas von dem aphoristischen Charakter haben. En philosophie, c'est aussi flagrant : a-t-on vu une seule démonstration, qui ferait adhérer à une thèse philosophique démontrée ? La monstration, les couleurs et les mélodies, bref, la métaphore, est le seul moyen rhétorique, pour me séduire ou me mettre en garde. L'amour fuit les preuves et les développements ; il veut réduire à la forme de maximes caressantes tout le fond écrasant de la vie ; la caresse, que la main lascive ou le verbe furtif m'offrent, c'est une maxime d'un bien suspendu. Je t'y retrouve : Laisse-moi l'aphorisme ; j'attends l'arbre et l'amour. Les Chateaubriand et les J.Joubert (les Goethe et les Lichtenberg, les Nabokov et les Chestov) semblent être incompatibles. Le second se serait mis à imiter le premier - le rire de l'auteur m'empêcherait de m'émouvoir. - 238 - - Valéry - Maxime - Le premier se serait aventuré dans le genre du second - le rire du lecteur compromettrait toute estime. Il est clair qu'entre Chateaubriand et rien il y ait moins d'espace qu'entre Joubert et n'importe qui. Des exceptions : Shakespeare, Voltaire, Nietzsche, Tolstoï. Entre J.Joubert et toi-même, la rhétorique française n'existe pas. D'où, au XIX-ème Translatio siècle, studiorum le ou pullulement studium des herméneutes translationem (la parasitaires. noétique, la Wirkungsgeschichte ou la médiologie). La maxime est un dialogue avec Dieu, sans d'autres témoins. Socrate ne gagne rien des niais acquiescements ou objections de ses disciples, comme Faust de Méphisto (ni vice versa !), ni Don Quichotte de Sancho, ni Hamlet d'Ophélia. C'est ainsi que j'aboutis aux soliloques aphoristiques de Zarathoustra, de tes Cahiers et de Cioran. Du minimum au maximum : la maxime, qui se fixe au firmament, part d'aphorisme (apo-horizon), qui s'arrache à l'horizon, et passe par apophthegme, redresseur des mots, pour devenir une forme de l'éternité (die Formen der Ewigkeit – Nietzsche). Ce genre m'oblige à dévoiler ma hauteur ; à une bonne hauteur, viser la profondeur peut dispenser de l'atteindre. L'aphorisme n'a quoi faire de la vérité, mais il doit la survoler - K.Kraus - Ein Aphorismus braucht nicht wahr zu sein, aber er soll die Wahrheit überfliegen. Plus vastes sont mes curiosités, plus bref en doit être le résumé : L'homme au souffle immensément long, acceptant la contrainte des propos les plus courts - Canetti - Ein Mensch von ungeheuer langem Atem, der sich zu kürzesten Sätzen zwingt. Le choix du genre laconique, de celui qui élève une larme ou une goutte de sang, est souvent signe d'un porteur de honte ; l'éhonté m'inonde de platitudes de ses sueurs ou de son encre transparente. Ce qui s'écrit avec du sang t'apprendra que le sang est esprit - Nietzsche - Schreibe mit Blut, - 239 - - Valéry - Maxime - und du wirst erfahren, daß Blut Geist ist - et le sang ne se verse qu'en gouttes, en perles. Celui qui se répand en largeur ne se repent ni en profondeur ni en hauteur. C'est l'espace qui héberge les miracles et non pas le temps ; si je veux me débarrasser de balivernes, je dois les extraire de la dimension temporelle. Tu l'aurais compris, toi qui éprouvais l'horreur de ce qui n'entre pas dans un instant. Mais cette imposante horreur est si volubile qu'elle remplit les romans ; la joie de ce qui y entre ne suffisant que pour, à tout casser, une épitaphe ou une inscription sur cadrans solaires. Si je suis incapable d'éclairs d'Héraclite ou de Cioran, il ne me sert à rien de dessiner des nuages, de bourrer le ciel de mes noirceurs, de me rapprocher de la terre. Mais je n'aime pas le charcutage en miettes, non plus ; mes mots ne font pas partie d'un tout, qui aurait pu ou dû être narré en récit continu. Je n'ai rien à déchirer en fragments, quand je tisse en l'air. Mais j'aime une alvéole fractale, un motif en pointillé, qui tapisserait une surface projetée vers l'infini. La maxime ironique tourne facilement en slogans graves, quand l'éthique ou l'idéologie s'en mêlent. Ma pitié doit vibrer au fond de mon cœur et ne pas chercher à s'accrocher aux soucis réels. Pour cette raison, l'ironie et l'aphorisme, ces contre-parties intellectuelles de l'idéologie, tombent plus souvent entre les mains des droitiers (voyez nos Balkaniques, Cioran et Axelos). Le seul moyen de briser cette injustice est, hélas, de pratiquer le cynisme artistique, cette facette pudique de l'humanisme. Qu'est-ce que l'acte, que devrait provoquer une maxime ? - une mise en mouvement de mes fibres poétiques, aboutissant à une impression musicale. Est-ce que toi - La formule n’est jamais qu’un commencement – et il faut en arriver à l’acte - tu voulais dire la même chose ? Le commencement est le tout de l'action de l'aphoriste, et l'acte n'est qu'une partie de la réaction du lecteur. Un résultat d'unification de deux arbres. - 240 - - Valéry - Maxime - Un paradoxe de l'écriture : la valeur d'un discours se compose de la part de l'auteur et de la part du lecteur, et plus vaste est celle-ci, plus haut est le mérite de celle-là ; c'est l'une des justifications de la présence, dans ce livre, de citations, qui cernent et explicitent la part revenant aux lecteurs ; mais c'est aussi ce qui explique pourquoi la maxime, d'Héraclite à Cioran, est le genre le plus complet, aristocratique démocratique par sa perception. - 241 - par sa conception, - Valéry - Grandeur - Grandeur La grandeur pour un mouton, c'est le loup ; celle pour un robot – un calcul plus rapide et juste. Où trouver une bonne échelle de valeurs, une unité de mesure qui m'arracheraient à la routine du comparatif et me donnerait le goût du superlatif ? Toutes les balances non-pipées ridiculisent les merveilles sans prix et les illuminations impondérables. On triche pour le beau (quand on est artiste), doit-on tricher pour le grand (quand on veut devenir philosophe) ? C'est aussi l'appel de la grandeur qui fait ressentir l'importance des contraintes, de ces refus d'admettre la prose du monde dans le cercle étroit de mes soucis. Le rôle décevant des finalités se dénude par le même procédé de dépouillement. Comme l'abus de moyens, dont la domination trahit toujours une médiocrité. La grandeur est indissociable de l'état d'extase. La paix d'âme a toujours été un symptôme de mesquinerie et de grisaille. Il est difficile de reconnaître, que la bonne grandeur sied davantage à la pose qu'au fait ; même Nietzsche cède à la facilité : Le pathos de la pose n'a rien à voir avec la grandeur ; qui en a besoin est faux - Das Pathos der Attitüde gehört nicht zur Größe ; wer Attitüden nötig hat, ist falsch. Toute la vie de Nietzsche ne fut qu'une éternelle pose pathétique, où tout ne fut qu'inventé, y compris une nouvelle grandeur, dont personne ne s'aperçut. Je le préfère dans le faux, grandiose, plutôt que dans le vrai, morose. Qui se moque de poses sombre dans des positions, vraies et toujours petites. Contrainte préférée à but, forme préférée à protéiforme, hauteur préférée à profondeur - telle paraît être la pose aristocratique. En tant que position, elle devient arrogance ; en tant que posture – galéjade. - 242 - - Valéry - Grandeur - Ce n'est pas le courage, mais l'obligation de l'artiste : énoncer l'ineffable, chanter l'inaudible, séjourner dans l'inexistant, tenir à l'insaisissable, se fier à l'irréparable, se détourner du prouvé, faire carrière et sombrer avec le sublime et l'impossible - Nietzsche - am Großen und Unmöglichen zu Grunde zu gehen. L'impossible devenant ma nécessité : La nécessité, mère de l'art - Apulée - Mater artium necessitas. Avec la grandeur, plus qu'avec la bassesse, je cours le risque de tomber sous les coups de l'ironie. Le bon choix d'objets de mon ironie et de ma pitié : me moquer de ce qui n'est grand que parce que pesant, caresser ce qui n'est petit que parce qu'impondérable. Je devrais ne brandir la grandeur que devant le grand Horloger, qui est aussi un Mesureur des exceptions. Sinon, je ne dois oublier que peu d'hommes ont été admirés par leurs domestiques - La Rochefoucauld. Tant que le mot ne frayait pas avec les cuisines. Depuis que le mystique est au service des domestiques, la musique et la saveur de ses paroles les enchantent autant que les casseroles. Personne n'est héros de son valet Hegel - niemand kann in den Augen seines Kammerdieners ein Held sein non point que le héros ne soit pas héros, mais que le valet est bien valet . Madame de La Fayette fut plus réceptive aux qualités de La Rochefoucauld, comme N.Barney – aux tiennes, comme Arendt - à celles de Heidegger ou de Beauvoir - à celles de Sartre. Peut-on être grand dans l'action ? Ou doit-on réserver la grandeur à l'âme, paralysée par le rêve ? Et si l'action n'était qu'une gymnastique, apportant de la consistance à notre corps et le livrant, ensuite, au jugement de l'esprit, avant que, finalement, celui-ci ne se mute en âme ? La force vaste, la puissance profonde, la haute faiblesse – un chant, monumental et plein, naît de ce parcours, fait de reniements initiaux et d'acquiescements finaux. L'utilité s'épuise au stade d'action et s'oublie au stade de rêve. Qu'on n'en puisse tirer aucun profit, c'est peut-être le propre même de la grandeur - - 243 - - Valéry - Grandeur - Nietzsche - Daß man keinen Nutzen aus ihnen zu ziehn weiß, das gehört selbst vielleicht zur Größe. Même les étoiles peuvent être profitables pour guider le navire. Tout peut être utile, c'est-à-dire avoir son ombre. La grandeur, et la liberté, c'est la capacité de vivre indépendamment de son ombre. Le corps et l'esprit ont leurs ombres, et non pas l'âme. Plus que la vie profonde de l'esprit, c'est la vie haute de l'âme qui fait découvrir la grandeur : La philosophie doit garder la ligne de faîte de l'âme, donc la fécondité de tout ce qui est grand - Nietzsche - Die Philosophie soll den geistigen Höhenzug festhalten ; damit die Fruchtbarkeit alles Großen - la fécondité de créateur d'arbres, aux feuilles variables, ouvertes à l'unification. Un arbre est grand, quand tout autre arbre, unifié avec lui, en sort grandi. Même avec un agonisant cloué à ses branches. La valeur d'une chose violente - d'une pensée, d'une femme, d'un enthousiasme - se révèle dans la douceur de ses crépuscules. La grandeur littéraire peut se mesurer par sa résistance à la relecture : la grandeur de Nietzsche, Tsvétaeva, Pasternak ne subit aucune fêlure, quel que soit le nombre de mes abordages. Toi, comme Montaigne ou Dostoïevsky, vous perdez une partie de votre aura à chaque nouveau passage. Ceux qui dégringolent dès la deuxième lecture : Goethe, Pascal, Cioran. La grandeur, ou plutôt la hauteur, d'une œuvre : lorsque aucun nouvel argument n'apporte ni n'enlève rien, une évidence irrésistible du tout et une évanescence discrète des parties : La musique est quelconque, comme le côté poétique ou dramatique, - mais tout s'absorbe dans l'Un, à une vraie hauteur - Nietzsche sur Wagner - Die Musik ist nicht viel werth, die Poesie auch, das Drama auch nicht - aber alles ist im Grossen Eins und auf einer Höhe. Seule la forme peut rendre un discours - élitiste ; que je m'adresse à l'homme seul ou au troupeau, il n'y a pas de gradation d'élitisme de - 244 - - Valéry - Grandeur - contenu ; par le contenu, Nietzsche n'est pas plus élitiste que Marx ; et l'oubli du souci de la forme peut conduire à une même lecture grégaire. Les Russes sont plus familiers des grandeurs imaginaires que réelles. Le Russe a la manie de la grimace monumentale - Cioran. Ce qui l'empêche d'avoir un visage net ou une théâtralité aimable. Et le met aux antipodes de la commedia del arte et des masques chinois. Avec des balances pipées, je distingue mal le monumental du mesquin. L'absence de socles solides est souvent à l'origine du culte des monuments. La perte du sens du grandiose : les finalités de plus en plus vagues et les moyens, la raison instrumentale, de plus en plus efficaces, le désintérêt pour les commencements. Ces symptômes ont toujours précédé le déferlement de la barbarie. On tenta d'ajouter du lyrisme bleu aux horizons grisâtres ; le résultat - encore plus de gouttes rouges et d'injustice noire. Impasse. Montée inexorable du robot paisible et juste, qui finira par détruire l'homme. - 245 - - Valéry - Ruines - Ruines Que je sois poète ou philosophe, le style de mes pensées reflète le style de ma demeure. On essaya la caverne, le souterrain, la tour d'ivoire, mais les plus lucides comprirent, que, si je veux échapper au travail de sape du temps ou de l'ironie, il vaut mieux rebâtir mon séjour dans le style indémodable de ruines. Le premier mérite des ruines est de ne pas m'ancrer exclusivement dans le présent gluant et de me faire sentir le souffle du passé. Les ruines brillent davantage de leurs absences que de leur exotisme. Sans les portes, je ne fais pas de l'évidence l'accès principal à mes trésors. Sans les fenêtres, je ne suis pas tenté de faire de mon immobilité contemplative le seul accès à la féerie tourbillonnante du monde aux alentours. Sans les murs debout, je n'ai pas où pendre les idoles ou les miroirs, d'où la nudité sacrée de mes autels et l'immatérialité de mon soi inconnu. Enfin, sans le toit, je suis porté, aux heures de grâce, vers mon étoile ; mes yeux, guidés par mon étoile, deviennent mon regard. Bénies ruines, que deviennent les temples ou les tours d'ivoire, à l'annonce de la mort de Dieu (Nietzsche) ou de la mort de l'homme (Kojève ou Foucault) ou, le mieux, de ma propre mort (H.Broch de la mort de Virgile). Dans la seule architecture qui me soit accessible, celle des ruines, les idées platoniciennes ou les pulsions nietzschéennes ne sont que stylesédifices, et les circonvolutions apolliniennes ou les fibres dionysiaques – que matériaux de construction. Les ruines, libérées de la vitalité des fondements et de la pesanteur des faîtes, se rient de l'existence réelle et s'adonnent aux valeurs virtuelles. C'est cela, la réévaluation nihiliste, - 246 - - Valéry - Ruines - l'exact contraire du platonisme : au lieu des points d'attache préconçus leur libre conception. Ce n'est pas au ciel que je trouve spontanément la hauteur la plus proche ; elle se présente dans mon souterrain, troué par des soupiraux des profondeurs, et me propose de déménager nuitamment dans ses ruines. L'homme du souterrain, qui creuse dans les profondeurs, veut garder sa propre obscurité, car il sait, qu'il aura son propre salut, sa propre aube - Nietzsche - Der «Unterirdische», der in der Tiefe Grabende, will seine eigne Finsternis haben, weil er weiß, daß er seine eigne Erlösung, seine eigne Morgenröte haben wird. Souterrain, l'âme du château en Espagne ; l'esprit du château fort, c'est le pont-levis - R.Char. Je prouve à la Terre passagère l'existence de mes racines par l'élan de ma cime vers le ciel éternel. En passant du végétal à l'architectural, je saurai, qu'en me détachant de la Terre, je ne sauverai mes ailes déployées que par un toit entrouvert de mes ruines. Méfie-toi des murs, mures-en les fenêtres : Que le meilleur de toi ne s'arrache pas à la Terre pour casser tes ailes contre les murs de l'éternel - Nietzsche - Lasst ihre Tugend nicht davon fliegen vom Irdischen und mit den Flügeln gegen ewige Wände schlagen. Il est si facile de réduire n'importe quel édifice d'idées véridiques à l'état de ruine, qu'il vaut mieux me consacrer au difficile entretien de mes ruines immémoriales, au confort des mensonges immortels et sans ton hypocrisie : toute ruine est aussi une ruine d'idées fausses. C'est pour mieux scruter l'horizon ou fixer le firmament que Nietzsche ou Cioran s'entourent de ruines. Les hommes n'intéressent Cioran qu'une fois conduits, par ses soins, au bord de la chute. Quand on sait de quels précipices et hautes tours on se tire aujourd'hui, sans la moindre égratignure, on se contenterait de cartographies et architectures plus ironiques : les ruines cernées par la - 247 - - Valéry - Ruines - platitude. Béni silence des chutes vers le ciel ! Toutes les demeures bâties au bord du Vésuve - Nietzsche - Baut eure Städte an den Vesuv - sont désormais munies de sismographes. Placer ma voix dans des ruines est une astuce pour éviter l'incrustation d'un public dans mes acoustiques. L'intensité des récits modernes naît dans des salles-machine. Je n'entends qu'une seule voix d'aujourd'hui, que Bach aurait pu mettre en musique - la voix de Cioran. Le culte avantgardiste de la modernité ne vénère que les saisons et les gagnants, pire ! - que les dates et les chiffres. Les meilleurs écrivains restituent le climat, que ressentent même les arrière-gardistes, les vaincus. Pour te donner, à toi ou à Cioran, la gloire populaire de Nietzsche, il faudrait qu'un futur Hitler, Staline ou Attila s'en entichât. Hélas, l'arbre et les ruines n'ont pas la puissance mobilisatrice du surhomme. L'hypocrisie de ma pose de naufragé : refusé à monter à bord en tant que timonier et même en tant que rameur libre, galérien entravé, sirène salariée, j'invente les houles et les îles désertes, parmi mes épaves interdites du large. Si le naufrage est l'événement pivotal de mon écrit, ce n'est pas parce que je construis moins bien mon esquif ni même que je subisse davantage de tempêtes, mais parce que le seul récipient d'un écrit noble me paraît être la bouteille qu'on jette à la mer. En plus, la posture de naufragé aide à se séparer, volens nolens, et même de bon cœur, avec des caisses de faux reliquaires, laissées dans l'épave de la vie. Vivre des tempêtes et toucher aux gouffres, sans quitter le rivage, soupirer - Suave, mari magno… (Lucrèce) et me dire, que les meilleurs pilotes sont à terre. Nietzsche a tort de pousser le philosophe vers le navire en perdition - troquer mes ruines contre une épave ? Pour exposer le meilleur des arts de navigation, le naufrage n'est pas un but suffisant, mais une contrainte nécessaire. Navigare necesse, vivere non necesse (Plutarque) - que des Hanséatiques ou internautes s'en accommodent, - 248 - - Valéry - Ruines - affaire d'échanges, lucratifs ou ludiques. Je parle de ruines des lieux, ruines formant mon ciel et mon exil, comme Cioran, qui, en réduisant le temps en ruines, y découvrait l'éternité. Même dans le neuf pratiquer le style des ruines est une bonne démarche littéraire : Un livre qui, après avoir tout démoli, ne se démolit pas luimême, nous aura exaspérés en vain - Cioran. Quand on est architecte des ruines, l'édifice ne peut pas s'appeler faire espérer un gain, mais bien exaspérer en vain. Il est plus noble de m'immoler à un autel vide, au lieu de Tout immoler à l'autel de mes dieux ; la fumée y gagne en pureté, le feu - en intensité, l'étincelle - en hauteur. Mais cet autel, où je dépose mes trésors, est une ruine ; où je me moquerai des offrandes d'Héraclite au Temple d'Artémis, de Rousseau - à Notre-Dame, et de toi-même - au Palais Chaillot. - 249 - - Valéry - Ironie - Ironie Pourquoi le sérieux est-il le pire ennemi de mon bonheur ? Parce que être sérieux, c'est compter sur le succès de mes entreprises. Or, dans les plus grandes, la débâcle finale m'est assurée, qu'il s'agisse de mon corps, de mon esprit ou de mon âme. Et c'est ainsi que j'appliquerai à mes trois hypostases – trois formes d'ironie : la caresse – au corps, l'humilité – à l'esprit, l'espérance – à l'âme. Dans leurs berceaux, les grandes cultures européennes furent nourries par l'ironie, qui, depuis, ne les en a plus sevrées. Les exceptions : l'Allemagne, avec les austères Maître Eckhart et Luther, et ne renouant avec le reste de l'Europe qu'avec Nietzsche, et la Russie, qui ne suivit pas Pouchkine et perdit Nabokov en route et c'est cela, le véritable handicap pour son adoption dans la saine famille. L'ironie est un genre, que choisit la pudique pitié, pour viser la hauteur. Cette ironie, implicite chez l'insensible Nietzsche ou le sensible Tchékhov, s'oppose et à la profondeur de la tragédie et à l'art surfacique de la comédie, et que l'ironie met sur un même plan. Le plus français des Allemands, ce serait, ma foi, Nietzsche, qui a dû avoir sous les yeux Voltaire et Rousseau, pour exclure de son champ, par souci d'originalité, leurs thèmes centraux - l'ironie et la pitié. Un goût ne peut pas être parfait sans l'ironie, cette arme du vaincu ; une âme ne peut pas être haute sans l'élan de la pitié pour un malheureux, plus pur que moi. Toi, qui ne fus jamais meurtri ni n'eus d'amis en ruines, tu restes affreusement incomplet. L'arrogance et la conscience tranquille seraient les cibles de l'ironie : Le - 250 - - Valéry - Ironie - but de l'ironie, ce sont la perte d'assurance et la honte - Nietzsche - Der Zweck der Ironie ist Demütigung, Beschämung - surprenant et juste ! Rien n'est définitivement perdu pour l'homme, qui porte haut ses hontes. Il ne faut pas confondre la débâcle avec le chaos. L'ironie n'est efficace que dans le premier cas, même si certains pensent le contraire : L'ironie est la conscience d'un chaos inépuisable - F.Schlegel - Ironie ist klares Bewußtsein des unendlich vollen Chaos. L'intelligence est mon épuisable faculté d'harmoniser le chaos. Une fois aux frontières d'un chaos maîtrisé, elle arrive soit au vide de l'attendu, soit à l'ennui de l'entendu ; en se débarrassant du ballast ou de la platitude du sérieux, elle s'accroche à l'ironie, prometteuse de hauteurs et d'apesanteurs. C'est mon étoile qui me remplit de chaos ; celui qui a besoin du chaos, pour enfanter de son étoile (Nietzsche), finira en fausses couches. L'ironie consiste dans le pouvoir de choisir ma saison, en fonction des couleurs et fièvres du moment. Je ne choisis pas mon climat, et la suite de mes saisons est implacable : j'accumule la force dans le pessimisme, pour la déployer en saison optimiste. Nietzsche tenta, sans succès, de s'imposer un climat de l'âme - so zwang ich mich zu einem Klima der Seele, en tournant son regard vers l'optimisme, lui permettant de retourner vers le pessimisme - ich drehte meinen Blick : Optimismus, um wieder Pessimist sein zu dürfen. Mais si le régime de mes grandes passions tourne, habituellement, au despotisme, au détriment de la sage raison, l'ironie, elle, se substitue à la raison, comme la démocratie évince la tyrannie. Ce n'est pas la raison qui serait absente de la pose ironique, mais une seule de ses facettes, la dogmatique, la sophistique recevant, au contraire, un outil de plus. Le charlatanisme des théories des systèmes ou de la complexité est bien illustré par la terminologie de la théorie des nombres : de la tyrannie du - 251 - - Valéry - Ironie - réel intégral, on se dirige aujourd'hui vers la démocratie du complexe différentiel, comme hier Kant (ce grand Chinois de Königsberg Nietzsche), passant du droit naturel au droit rationnel. Dommage aussi que personne n'ait constaté le triomphe, jadis larvé et aujourd'hui patent, de la théorie des ensembles pratiques (Sartre). Les valeurs particulières circonscrivent la vie, mais les axes entiers charpentent l'art. Il est trop facile de chanter la valeur de Wagner ; lui opposer celle de Bizet est bête, mais le défendre est une tâche si ardue, qu'elle est à l'honneur du talent paradoxal de Nietzsche. Son discours y est à prendre avec ironie et cynisme, sans pédanterie ni sérieux. L'ironie, c'est l'absence ; mes absences me mettent au bord d'un mystère ou d'une folie ; c'est l'une des plus grandes découvertes que font les voluptueux et les poètes, en laissant l'initiative aux doigts ou aux mélodies, au lieu des bras ou des cadences. L'une des rares choses, qui m'empêchent de dire, que l'homme a déjà donné le meilleur de lui-même, est l'absence de ton équivalent en ironie, en invective et en mépris. Toute intelligence est aujourd'hui au service du sérieux. Le paradoxe est un outil ironique, me faisant croire à l'intelligence de son auteur. Il est plus difficile de comprendre un imbécile, car il ne s'éclaire jamais de paradoxes. La pensée orthodoxe est toujours borgne. - 252 - - Valéry - Hauteur - Hauteur Les poètes, intuitivement, sont les premiers promoteurs de la dimension verticale, puisque la terre s'étend dans l'horizontalité, vers les horizons, tandis que les poètes tendent vers le firmament. Curieusement, une étymologie étonnamment précise, oppose l'aphorisme, remontant à horizon, à la maxime, lié à maximum de hauteur. La maîtrise de la verticalité : avoir sondé la profondeur, pour donner de l'élan ironique et sacrificiel à mon esprit ; avoir prêté un serment de fidélité à la hauteur, pour que s'y éploie mon âme ; avoir un pied-à-terre dans la superficialité, pour que mon cœur s'y adonne à la caresse des sens. Le langage des profondeurs est largement universel ; mais la hauteur de chacun a son propre langage. En ta compagnie, je vis une fraternité admiratrice ; en celle de Nietzsche, je frôle le fratricide de complices. Le véritable sens de verticalité, ce ne sont pas tellement des hiérarchies, ces manifestations du comparatif ; les maximes hautes de Nietzsche et tes maximes profondes, ce sont des triomphes du superlatif ; tandis que les chutes aristocratiques et les envolées lyriques de Cioran surgissent au bout des parcours horizontaux. Les pragmatiques exploitent l'ampleur, les intelligents expliquent la profondeur, les nobles explorent la hauteur. La hauteur met à leurs places les éléments : la terre y est rare, l'eau y naît, le feu y monte, l'air y est frais – peu de rencontres, les sources y abondent, les Phénix y apprécient les cendres, le souffle y est souvent coupé. Pour me hisser en hauteur poétique, repousser la terre est souvent suffisant ; m'être installé dans une tour d'ivoire donne de bons atouts. - 253 - - Valéry - Hauteur - Avec la hauteur philosophique, les affaires sont plus compliquées : je ne dois pas perdre la terre sous les pieds, mais le regard doit déjà être dans la hauteur, où ne comptent plus mes souvenirs, mes mots, mes possessions ; les ruines offrent un confort adéquat. La hauteur est un pur phantasme, tel le bien (Socrate), le cogito (Descartes) ou la volonté de puissance (Nietzsche) ; ce qui se met audessus du corps et de l'âme, en défiant la force et la matière (qui m'attirent vers l'horizontalité). Pour toi, - moins qu'un cri - une mimique, un mouvement littéraire. Associer à la hauteur la lumière - l'erreur, partagée même par Nietzsche (qui, en plus, associe les ténèbres - à la profondeur, qui est lumière même ! Pline l'Ancien commet la même erreur : La profondeur des ténèbres, où tu puisses descendre vivant, donne la mesure de la hauteur, que tu puisses espérer d'atteindre.). La vocation de l'illuminé, de l'intérieur, par la hauteur, est d'émettre des ombres, faire de l'obombration de l'esprit au-dessus d'une vie consentante. Tu as toujours préféré un court éclair à la longue lumière : Le front chargé des ombres que tu formes, dans l’espoir d’un éclair. La hauteur du goût ne cédant pas à la hauteur du dégoût - Byron, Leopardi, Lermontov - un équilibre rarissime, mais à un niveau modeste. Ah, si tu avais les dégoûts de Bloy, ou Bloy - ton goût ! Pour mes facettes différentes, les profondeurs sont de nature différente, mais dans la hauteur tout ce qui est grandiose s'évalue avec les mêmes unités de mesure. À bonne hauteur, c'est tout un : les pensées du philosophe, les œuvres de l'artiste et les bonnes actions - Nietzsche - In einer rechten Höhe kommt alles zusammen und über eins - die Gedanken des Philosophen, die Werke des Künstlers und die guten Thaten. La hauteur est leur numérateur, leur dénominateur commun s'appelle l'homme. Qu'est-ce qu'un artiste ? Un homme qui sait tout, sans s'en rendre compte. Un philosophe ? Un homme qui ne sait rien, mais qui s'en - 254 - - Valéry - Hauteur - rend compte - Cioran. Comment se débarrasser de la hantise des profondeurs, pour n'en garder que le vertige ? - en vidant la mer (ce qui, pour Nietzsche, équivaut la mort de Dieu), ce qui classe parmi l'inconnu ce qui eut la prétention d'être inconnaissable ; les gouffres dénudés me rendent plus honnête que la face faussement prometteuse ou mystérieuse (et que tu appellerais toit tranquille cachant l'altitude) ; ainsi, la hauteur sera la seule issue vers l'inaccessible, vers le rêve. La terre, déçue par la profondeur, préserve les germes de la hauteur - Ovide - Tellus seducta ab alto retinebat semina caeli. Ancrés dans la profondeur, tous les concepts affleurent un jour à la platitude. Vus d'en-haut, ils se ressemblent tant, que la poésie ou l'ironie leur réinventent des attributs nouveaux, pour assurer leur résurrection, auprès de leur père céleste (barbu car philosophe), juché en hauteur. Dans les profondeurs, il n'y a que très peu de points d'attache ; et en surface ils abondent. D'où l'austérité des profonds et l'exubérance des superficiels. La surface, ou l'épiderme, permet de visualiser la profondeur ou de caresser la hauteur. Mais la personnalité n'a qu'une seule dimension probante - la hauteur, et elle accompagne plus naturellement les superficiels que les profonds, elle est plus près de la caresse que du forage. Et J.Benda - En ce qui regarde l'amour, Descartes, Spinoza, H.Spencer travaillent en profondeur et Stendhal - presque uniquement en surface - n'y est pas si idiot qu'il en a l'air. La peau n'est peut-être pas ce qu'il y a de plus profond chez moi (comme tu le penses), mais elle promet une belle hauteur. C'est en latin que j'aurais dû chanter la hauteur comme je la sens : avec altitudo je ne suis jamais sûr si j'ai affaire à la hauteur ou à la profondeur, et c'est le thème essentiel de ton Cimetière Marin, où le toit tranquille n'est autre que la surface de la Mer, avec les deux Azurs, en hauteur et en - 255 - - Valéry - Hauteur - profondeur, chantés jadis par Lermontov et brillamment cités par Prichvine : La vie s'évalue en deux mesures : l'horizontale - 'au loin la voile blanche solitaire' et la verticale - 'le fond bleu de l'océan ou le fond azur du ciel' - Есть две меры жизни : одна горизонтальная : 'белеет парус одинокий', другая вертикальная : 'под ним струя светлей лазури, над ним луч солнца золотой'. La plus vaste tour de France - la tour de Montaigne ; le plus haut cimetière - ton Cimetière Marin ; la fontaine la plus profonde - la Fontaine du Vaucluse de Pétrarque. La montagne, l'arbre, la caresse – la hauteur minérale, végétale, animale – trois métaphores-hypostases de l'âme. Mon héros, c'est un anti-Antée : toucher la hauteur (m'ex-alter) et retrouver ma faiblesse. Toi aussi, tu vois dans l'épuisement une chance pour s'élever : Exhausser, exaucer, sont le même mot. Perdre la terre en l'exhaussant. Dans une tour, profonde côté terre et haute côté ciel. Des visées côté terre noire devraient élever mon regard côté ciel d'azur. Nietzsche : réduire l'homme à ce qu'il veut en profondeur ; toi - à ce qu'il peut en étendue ; le moralisme béat - à ce qu'il doit en largeur. Je pencherais pour le réduire à ce qu'il vaut en hauteur. Avoir touché le fond n'apporta aucune mesure supplémentaire à ma sensation de hauteur. Je suis l'appel des fonds - j'y découvre une substance robotique ; je suis l'appel du large - je me trouve entraîné dans l'existence des moutons ; je suis l'appel du haut - et je trouve, enfin, mon essence, ce seul moyen de me séparer de moi-même, pour me voir et m'aimer. En phylogenèse, la pureté précède la hauteur (Mozart et Beethoven, Pouchkine et Dostoïevsky, Schopenhauer et Nietzsche, Mallarmé et toimême) ; en ontogenèse - plus fréquent est l'inverse. - 256 - - Valéry - Hauteur - Mes litanies de la hauteur devraient peut-être s'appeler acméistes, (acmé – apogée) ou météoro-logiques (météoron – hauteur). Et son contraire s'appellerait - acrophobie, phobie de la hauteur. - 257 - - Valéry - Politique - Politique Prendre fait et cause du faible, au nom des valeurs du fort, - telle est l'attitude confortable des intellectuels d'aujourd'hui à indignation facile. Je suis pour le noble, à résignation difficile, et qui est toujours un faible et qui méprise la morale du fort. Personne, en France, n'est plus capable de distinguer un homme de gauche d'un homme de droite. Rituellement, on fait appel aux critères de justice ou de liberté ; on crédite les taux d'attachement à ces valeurs à 45 et 55 % ; si la justice est privilégiée, on vous taxe d'homme de gauche, sinon vous êtes un droitier. Facile et insignifiant. Les idéologies étant mortes, il ne restent que les faits ou les genres de détestation. Et les faits me montrent l'identité presque parfaite entre ces deux clans en matières de l'inégalité matérielle, de la place de l'économie, de la notion de réussite sociale. Quant à la différence entre la haine (de l'injuste) et le mépris (du non-libre), les délicats apprirent à haïr et les bouseux – à mépriser. Pour imaginer une cité juste, on cherchait au passé des modèles d'équilibre ou de prospérité ; ensuite, on s'enthousiasma pour la vision d'un avenir radieux, qu'un homme nouveau bâtirait ; aujourd'hui, toutes les têtes sont plongées dans le présent, dont sont bannis et les philosophes profonds et les hauts poètes. La Bourse et le marketing déterminent les cadences de la vie sociale ; on se moque de tout porteur d'utopies ou de rêves. Jadis, la domination du lucre se justifiait par l'horreur d'une société réelle, où fut proclamée la domination future du lyrisme révolutionnaire. G.Steiner a tout compris de travers : Les réserves d'ironie d'Akhmatova, de Mandelstam, de Pasternak ont été préservées par la mémoire individuelle. Staline condamnait un poète pour avoir cité Shakespeare, la - 258 - - Valéry - Politique - police praguoise tuait un philosophe, parce qu'il avait clandestinement enseigné Platon - The reserves of irony, in Akhmatova, in Mandelstam, in Pasternak, have been preserved in the personal memory. Stalin condemned a Poet for having cited Shakespeare, the Prague police killed a philosopher because he had taught secretly Plato. Pourquoi les voir sous un angle exotique et sinistrement pittoresque ? Ces auteurs sont de la famille de Yeats, toi-même et Rilke. Quand est-ce que vous les envisagerez, comme vous voyez Shakespeare sans Elizabeth, Racine sans Louis XIV, Goethe sans le grand-duc de Weimar ? Et c'est bien en Russie soviétique que Shakespeare et Platon eurent les plus gros tirages ! Seules les nations évoluées peuvent te comprendre : Un État est d'autant plus fort, qu'il peut conserver en lui ce qui vit et agit contre lui. Aujourd'hui, tous sont contre l'État, et jamais il ne fut aussi faible. Ses adversaires d'antan furent des brigands et des rêveurs. Le rêve est mort et le brigandage devint policé et souriant. On y étouffe, mais où un homme libre peut retrouver un souffle sain ? - On ne peut respirer que dans un régime pourri - Cioran. Car il me pousse à m'époumoner pour la défense de l'éternité, et en intérieur de surcroît. Le régime sain n'est bon que pour la digestion du quotidien. Vers l'extérieur. Les totalitarismes tentèrent d'imposer l'âme exaltée ou prodigue comme la dignité suprême de l'homme, mais ce qui est sommet chez un anachorète s'avéra abîme dans une société. Et notre démocratie a raison de réduire l'homme au corps, c'est à dire à la raison, où l'exaltation et la prodigalité sont des marchandises comme les autres. Et si les Virgile ne pouvaient surgir que sous les César (de sceptre ou d'ambition), et jamais - sous un régime parlementaire ? L'extinction de l'intellectuel universaliste, dans des sociétés dirigées par des cornichons d'avocats, y trouverait sa justification. Et ma tristesse passagère tournerait en deuil définitif. Je suis pour la démocratie, puisque partout, où ses valeurs sont imposées, - 259 - - Valéry - Politique - règnent la grisaille et l'ennui, permettant de mieux apprécier l'éclat et l'enthousiasme de ses marginaux. On oublia l'avis de Platon sur la cité idéale : Un seul et unique chemin conduit au salut public, à savoir l'égale répartition des biens. Je peux même appuyer cette espérance par un fait religieux : Le Marxisme est une religion du salut collectif de l'humanité - Berdiaev - Марксизм - это религия коллективного спасения человечества. L'appel de fraternité gémit dans mon âme bicéphale, intime et tribale. Hardiment, j'y préconise un chaud chaos du bien. Le salut public - ou plutôt son ordre froid ! - se reconnut dans le culte du mérite, euphémisme né dans le troupeau ; dans la jungle ancienne il s'appelait privilèges. Qui encore peut te comprendre : L'idée que la vertu doit être récompensée ruine toute vertu ? Le besoin de fraternité se fait sentir surtout, lorsque règne l'horizontalité aplatissante. Aux repus il faut des hiérarchies : S'il n'est point de hiérarchie, il n'est point de frères - Saint Exupéry. Votre voyante fraternité s'établirait par un simple coup d'œil aux galons. La mienne, plus gustative, se fierait plutôt - aux narines : Mon génie est dans mes narines Nietzsche - Mein Genie ist in meinen Nüstern. On t'a taxé d'homme de droite. La fréquentation de salons plutôt que de meetings y est pour quelque chose. L'intérêt que te portaient des marquises plutôt que des syndicalistes aggrave ton cas. Avoir passé par le ministère de la Guerre fixa sur ton front le sceau de réactionnaire. Indifférent pour la justice, insensible à la souffrance, tu n'étais pas très chaud sur la liberté. Moi, dans une tyrannie, j'admire et compatis à ceux qui souffrent, les meilleurs, une infime minorité, et ainsi, à mes yeux, la liberté rejoint l'élite des valeurs. Dans une démocratie, les médiocres, la majorité triomphante, m'écœurent, et la liberté dégringole parmi ce qu'il y a de plus vulgaire. La seule ratio essendi de la souffrance reste ma propre faiblesse, qu'aucune - 260 - - Valéry - Politique - ratio cognoscendi ne calme, - l'humiliant verdict démocratique, par négation, interdit aux élans de ma honte ou de mon orgueil tout appui terrestre. Le monde, qui sacrifie tout pour la liberté, est voué à la seule technique, ma pique à : le monde, qui sacrifie tout à la technique, est perdu pour la liberté - G.Bernanos. En politique, comme en culture, je suis mauvais citoyen et mauvais contemporain. Je salue le débat sur l'identité nationale, mais je sais, que, d'après les critères courants, je suis mauvais Russe, mauvais Allemand et mauvais Français. Ce qui me console, c'est que je me retrouverais dans la même catégorie que toi, Pouchkine ou Nietzsche. Face aux Russes, je me comporte en mollasson démocrate, sage et prude ; avec les Français, je frôle le liberticide, fanatique et violent. Hypocrisie ? Ambivalence ? Protéiforme, sans fond véritable ? Et je ne sais même pas, où je suis plus près de ma vérité. Mes plus chaleureuses poignées de main se firent par-dessus la rue de l'Odéon : la réelle, avec R.Debray, et l'imaginaire, avec Cioran, deux voisins se faisant face, au propre et au figuré, et s'ignorant, et que je réunis fraternellement. - 261 - - Valéry - Puissance - Puissance Entre le créer nietzschéen et ton faire, il y a autant de similitudes que de différences. Le terme de pouvoir les résume assez bien. Et le créer et le faire me renvoient au domaine de l'art. Avant de se plonger dans l'univers obscur de l'art, tout honnête homme doit se sentir gêné, à l'idée de faire table rase des valeurs de sa vie routinière, avec son éthique et sa pragmatique, avec ses penchants, répulsions et préférences définitifs. Que je sois réaliste ou fantaisiste, l'art est, par définition, un royaume de mystique, c'est à dire de la réinvention de toutes poses ou positions initiales, soumises au seul diktat de la beauté, de l'intensité et de la noblesse. Donc honnir le mal, chasser le moche, aimer la vérité – sont de ces positions, vitales et banales, qui doivent soit disparaître, soit se fondre dans la pose d'artiste, grâce à la puissance esthétique, au-delà des impératifs éthiques. L'artiste et sa force, face à la faiblesse du goujat, - trois illustrations : l'amplification de la haine (Cioran), la transformation du mépris (Nietzsche), le filtrage par l'indifférence (toi-même) – comme toujours, c'est toi qui adoptas la pose la plus adéquate. L'intensité artistique est plus compatible avec une faiblesse noble qu'avec une basse puissance ; elle vérifierait peut-être ta belle contrainte : minimum d'énergie, maximum d'excitation. L'un des premiers signes d'une puissance, c'est la reconnaissance d'un énorme potentiel tonal que détiennent certaines de mes faiblesses éthiques ou pragmatiques. Ce que j'ai de meilleur procède de mes faiblesses. Pour un recalé des certitudes, paumé des doutes et nostalgique - 262 - - Valéry - Puissance - des défaites, c'est une raison de plus pour m'y attacher. Confucius, n'a-t-il pas mis homme et faiblesse dans le blason de son école, le jou ? À moins que l'oxymore du nom de Lao Tseu, vieil enfant, ne renforce mon goût du paradoxe. Aucune proclamation d'attachement au bien n'a produit autant de consciences, réveillées et ouvertes au bien, que la production du beau, noble et désintéressé. Le cynisme n'est pensable que dans le hideux. Le beau pur m'ouvre à la compassion, m'apprend la honte et l'humilité. Prêcher le faux ou le moche, comme font les cyniques, ne peut pas faire partie d'un projet artistique. Le devoir moralisateur chrétien, enseigné pendant deux millénaires, de St Paul à Hegel, fut battu en brèche par Nietzsche - vers le vouloir, et par toi-même - vers le pouvoir, qui, curieusement, se rencontrent dans la volonté de puissance. Que ce soit en esclave de l'amour ou en philosophe libre, ma puissance ne sera pas dans mes moyens, mais dans mes commencements désarmés, au point zéro de mes élans. Qui est libre est désarmé - Alain. Toutefois, le premier emploi des armes n'est pas dans le fonctionnel, mais dans le rituel (les armes - après la toge - Cicéron - cedant arma togae). Des ruses des métaphores, d'impeccables relèves, d'élégantes parades - tant de raisons d'exhiber une martialité de mascarade. La vraie, il faut la réserver à soi-même, en suivant ton panache : Il faut entrer en soi-même armé jusqu'aux dents. Malheureusement, les sots y croient aussi : La bêtise armée est le pire des maux - Euripide. La neutralité armée (Kierkegaard) serait-elle le juste-milieu ? Ma matière est double, elle est faite de ce qui est digne d'être sacrifié et de ce qui appelle ma fidélité ; être libre, c'est n'offrir aux regards envahissants des autres que la première composante et cacher, jalousement, la seconde, pour ne pas être contraint de se chamailler pour - 263 - - Valéry - Puissance - elle, c'est à dire de devenir esclave, piétaille hérissée. Chacun de nous porte en lui-même quatre types d'entités anthropologiques : l'homme, les hommes, le surhomme, le sous-homme ; et dans mes prises de position ou de pose, je choisis mon camp et désigne celui de l'adversaire. L'appartenance de ces adversaires à la même catégorie que moi-même, telle semble être la règle de la bonne littérature. 99% des cas : des hommes opposés à d'autres hommes. Un sous-homme, face à un autre sous-homme, - Dostoïevsky ; un surhomme se moquant d'un autre surhomme - Cioran ; un homme dévisageant l'homme – toi-même. Comme Nietzsche - qui dresse le surhomme sur le sous-homme - j'ai dévié : je protège l'homme du diktat des hommes. Je peux être, à la fois, dionysiaque face à l'homme (Nietzsche), nihiliste face aux hommes (Schopenhauer), idéaliste face au sous-homme (Tolstoï), ironiste face au surhomme (Cioran). Nul besoin de la Aufhebung hégélienne, pour réconcilier ces quatre facettes d'un même regard. Avoir trouvé dans la vie une musique, que ne surpassera aucune sonorité discursive, avoir découvert à la réalité une hauteur, dont aucun verbe ne pourra envisager l'ascension, me sentir un fond, que ne tapissera aucune parole, avoir compris, que le meilleur emploi de ma force est dans la peinture de mes débâcles - c'est seulement après ce parcours initiatique d'humble que je pourrai dire, après toi, d'avoir écrit par faiblesse : Quand, le même jour, vous songerez à votre force et à votre complet néant, je croirai, que vous êtes à la recherche de la forme - L.Reisner Когда Вы, в один и тот же день, будете мечтать о своей силе и полном ничтожестве, я поверю, что Вы ищете форму. Savoir que je ne sais rien peut donner des forces. Tant qu'on a la force de se plaindre de la faiblesse de son esprit, l'esprit a de la force - J.Joubert. Regretter la force exclusive de mon esprit est encore plus prometteur - je peux découvrir, en passant, l'existence de mon âme, à la faiblesse - 264 - - Valéry - Puissance - vivifiante. Tu généralises magnifiquement cette noblesse de la faiblesse : L'amour, c'est pouvoir être faibles ensemble. Comme l'intelligence ou la sagesse, ayant atteint de lumineuses profondeurs, s'élancent, au moment bien choisi, vers des hauteurs sombres, bêtes ou folles. La puissance orientée vers la vie devient volonté ; orientée vers l'art – volupté. Je cherche à confondre la volonté de puissance, et voilà que surgit au bout de mes lèvres, tout de raccroc, - la volupté en puissance, à laquelle peut-être avait pensé Shakespeare : La volupté en action ruine l'esprit - Th'expense of Spirit, the lust in action, tandis que la volupté en puissance l'élèverait ! Comment le Français, l'Allemand ou le Russe lisent la volonté de puissance ? - volonté de (seulement) pouvoir (Shakespeare), de faire (die Macht, toi-même) ou de posséder (власть, Nietzsche) ? Leur seul dénominateur commun s'appelle intensité. - 265 - - Valéry - Puissance - - 266 - Cioran - 267 - - 268 - Si la culture vous amène à la forme aphoristique, la nature vous conduit vers le fond mystique. Nietzsche – Maître Eckhart, troquant sa cellule contre la montagne, pour prêcher ; Valéry – Descartes, approfondi en questions et rehaussé en réponses ; toi, enfin, - Jean de la Croix, s'incarnant dans Madame de Sévigné, enténébrée et mélancolique, dans un asile pour misanthropes. Nietzsche et le don, Valéry et le fond, toi et le ton. Le nihiliste, le spiritualiste, le styliste. Mais que vous vous complétez bien ! Que ce soit dans la vie ou bien dans l'art, trois facettes de la Création divine ou de la création humaine s'y incrustent : l'éthique, la pragmatique, la mystique – le quoi, le pourquoi, le comment. Le culte de la dernière facette, le souci du mot et de l'idée, est votre point commun. Les différences commencent avec le rôle des deux premières, que, en simplifiant, on peut réserver surtout aux manifestations vitales. Nietzsche les exclut de son art, toutes les deux, de l'art censé être au-delà du naturel routinier, de l'art qui se substitue à la vie, la surmonte et finit par devenir vie lui-même, vie plus intense, vaste et haute. Valéry n'en garde que la pragmatique, considérant que sur l'éthique tout le monde se vaut, tandis que lui, il tient partout à l'Étrange ; il veut atteindre à la dernière profondeur de mes actes, pensées, consciences. Enfin, toi, tu les invites toutes les deux au tribunal de tes colères ; tu vois en éthique et en pragmatique une morne vision humaine de la vie comme montée grégaire vers la réussite moutonnière, et tu lui opposes la chute universelle comme contre-poids et défi. Ce tableau résume les buts, tandis que vos généalogies, vous les établissez vous-mêmes, d'après vos moyens : Nietzsche, l'éclatant, admet pour ancêtre le terne Spinoza ; Valéry, le pénétrant, veut remonter jusqu'à l'obtus Descartes ; toi, l'énergumène, tu puises tes ressources langagières chez le maniéré Saint-Simon. Mais c'est le choix de votre genre – l'aphorisme - qui prouve que vous êtes d'accord sur le rôle décisif - 269 - des commencements ! L'ennui des développements, des preuves, des bourrages, des justifications, des dialogues terre-à-terre. Il vous faut le seul dialogue qui vaille, celui avec Dieu, dialogue qui, fatalement, prendra la forme de votre soliloque, car aucune réplique ne viendra vous contredire. Pour Nietzsche, ce Dieu serait mort ; pour Valéry - un Étrange inexistant ; pour toi – un intrus inexpugnable. En tout cas, on n'a jamais trouvé un interlocuteur plus exigeant. - 270 - - Cioran – Fond et Forme - Fond et Forme Avec les grands, on reste toujours perplexe : où s'arrête la forme et commence le fond ? Avec toi, l'hésitation est plus fréquente qu'avec deux autres de mes confrères. Nietzsche, essentiellement, s'identifie avec la forme, poétique, et Valéry se soucie surtout du fond, philosophique. Mais ton fond est un fourre-tout, où la mystique côtoie le fait divers ; et ta forme langagière est si élégante et pure, qu'on se croirait en compagnie d'un ange, tandis qu'une bête de mélancolie hérisse tes formes tonales. Aucun sot ne peut imiter l'intelligence de Valéry, aucun non-artiste ne peut atteindre l'intensité de Nietzsche, aucun non-styliste ne peut briller comme toi. Quand je vois des foules d'épigones, relevant de ces trois catégories d'incapables et reproduisant très précisément les démarches de Spinoza, Hegel ou Husserl, je perds toute envie de descendre dans leurs profondeurs (qui sont plutôt des cloaques) et je reste dans la hauteur de ma belle triade. De tous les trois, c'est toi, le plus conséquent fanatique de la forme. Et c'est, pourtant, toi qui le reproche à Valéry : Valéry : le goût désastreux de la perfection. Tous les autres goûts mènent au journalisme. Tu as certainement compris mieux que moi, que la perfection, c'est la réalité, pour Valéry comme pour Spinoza (perfectio est gradus realitatis), pour Nietzsche (die Welt ist vollkommen) et pour les sages orientaux de l'immanence ; le bon Chrétien, lui, place la perfection dans la transcendance, que Nietzsche appelle surhomme. Et la nature parfaite d'Aristote est un pléonasme. Et Musil - une vie parfaite rendrait l'art inutile - « das vollkommene Leben wäre das Ende der Kunst - refuse à la vie son essence même ; l'art, toujours imparfait, ne complète pas la vie, dans une ampleur, - il la rehausse. Et pourquoi ne salues-tu pas le - 271 - - Cioran – Fond et Forme - désastre valéryen, que les vaincus inscrivent dans leurs bréviaires ? L'intelligence suffit, pour circonscrire le fond ; mais pour atteindre une forme noble, il faut y adjoindre le ton et le style ; vous y brillez, chacun sur sa facette respective de ce triptyque, sans déborder vraiment sur les autres. Et le talent consiste peut-être dans l'art de créer la sensation de plénitude en escamotant les deux fâcheuses lacunes restantes. Pour cela, il faut prendre du recul, ou de la hauteur, par rapport au réel, se mettre à une grande distance de soi-même, adopter le ton du revenant (que Baudelaire entendait chez Chateaubriand), pour rester pur, pour ressembler à l'ange. En filtrant, en écartant ce qui est indigne de mes ailes, en m'imposant donc de bonnes contraintes, j'expose moins de mes endroits vulnérables à l'ironie d'autrui. Les contraintes de Nietzsche interdisent l'entrée de valeurs éthiques dans la sphère esthétique ; celles de Valéry écartent les aléas psychologiques, pour se concentrer sur les lois du mental ; les tiennes se réduisent à amener à la lumière optimiste du fond, grâce à l'éclat du pessimisme de la forme. On se sent bien à l'ombre de tes étincelles stylistiques au-dessus du lugubre ou du funèbre ; on finit par oublier la tombe et par saluer la résurrection du verbe. Toi, tu crois, sérieusement, que ce que tu as à dire est plus important que ton style ; Nietzsche occulte le fond et soigne le ton ; Valéry est parfaitement conscient de la part et du fond et de la forme. De tous les trois, je retiendrais surtout la forme, puisque n'importe qui peut comprendre et même narrer notre fond commun, dans lequel toi, tu ne comprends pas grand-chose ; Nietzsche ne cherche pas à le comprendre ; Valéry y comprend tout, mais au lieu d'en transcrire la surface banale, il en extirpe la strate mentale. Tous les trois, vous savez chanter, et peu importe si ce que vous avez à dire s'y mêle. Oui, il faut savoir ce que j'ai à dire, mais, dans le meilleur des cas, je le - 272 - - Cioran – Fond et Forme - sais mieux après qu'avant. Et Platon, avec ses idées préexistantes, est trop statique : Le sage a quelque chose à dire, le sot a à dire quelque chose. Là où ton dynamisme : On n'écrit pas parce qu'on a quelque chose à dire, mais parce qu'on a envie de dire quelque chose fait des merveilles. Le désir de l'âme, plus le talent de l'esprit, nous promettent de la hauteur ; la vue et le savoir ne font que gagner en étendue. Le fond et la forme en littérature : mieux j'écoute le fond viscéral, mieux j'imagine la forme des caresses de mon épiderme. Au lieu de finasser en profondeur sur les idées qui avisent, je me mets à goûter en hauteur les mots qui grisent. Valéry se désintéressait, se débarrassait des idées fixes, pour retrouver la mouvance étrange des mots. Tout texte - autant en poésie qu'en plomberie - est une suite de métaphores : de banales, de mauvaises, de bonnes. Dans la grande littérature, cette proportion est de 90 - 9 - 1 ; chez Nietzsche : 20 - 10 70 ; chez Valéry : 30 - 5 - 65 ; chez toi : 5 - 10 – 85. Le secret d'une grande littérature : créer le plus grand écart entre l'auteur et son rêve, et en vivre l'harmonie (Pouchkine ou Goethe) ou le conflit (Cervantès ou toi-même). Ceux qui tiennent à leur visage d'homme et défendent leur liberté de citoyen ne peuvent pas posséder le style, qui, selon toi, est le masque et l'aveu. Et tenir au style, c'est reconnaître, que les idées, comme composantes du fond, sont plus contingentes que les mots, ces particules élémentaires de la forme. Les bavards pensent le contraire : Les formes passent, l'idée reste, comme Flaubert, dont toute la vie prouvait le contraire : les idées passent, la forme reste. L'artiste sait, que l'idée, qui n'ait pas besoin de forme pour s'imposer, ne peut être que platitude. Les bons stylistes, manquant d'intelligence, tombent souvent dans ce malentendu et répètent, après les avocats ou les inspecteurs de police, cette caricature, que tu reproduis, ironique : Ce n'est pas à une œuvre que j'aspire, c'est à la vérité – ils peignent un tableau, mais leur commentaire semble ne - 273 - - Cioran – Fond et Forme - promouvoir que l'industrie des couleurs. Les trois dons majeurs d'écrivain - un tempérament, une hauteur, une ironie – disparurent des paysages littéraires. Ni la morgue ni le nihilisme ni le port altier – que l'imprécation, la négation, l'orgueil, communs et plats. Chez toi, comme chez Nietzsche et Valéry, il y a une nette opposition entre la maîtrise des moyens, contrôlés par l'esprit, - la force, la connaissance, la fébrilité – et le respect des contraintes, dictées par l'âme, - l'acquiescement résigné, l'intelligence intuitive, le style équilibré. La puissance, face à la noblesse. Nietzsche les fusionne, Valéry penche pour les premiers, toi, tu ne les distingues même pas. Toutefois, un même constat : les défauts éthiques de l'esprit favoriseraient les qualités esthétiques opposées de l'âme. L'égale maîtrise du ton et du fond, le cas rarissime : Platon, Dostoïevsky, Tolstoï, Heidegger. Le cas le plus fastidieux, la morne maîtrise du seul fond, sans posséder le ton, - la gent professoresque. Sa maîtrise profonde : Aristote, Kant. Les meilleurs, prenant de haut le fond, s'adonnent au ton : St Augustin, Nietzsche, toi. Et je finis par comprendre, que la hauteur du ton crée l'épaisseur du fond. Toute tentative de fixer l'intemporel artistique introduit dans mes tableaux ce traître de temps (l'ennui, que tu appelles chute dans le Temps) ; je cherche, inconsciemment, à lui donner de la cohérence, et c'est ainsi que naissent les tons propres au matin, au jour, au soir ou à la nuit - le commencement, la lumière, la chute ou le désespoir. Mais l'essentiel reste au-delà du ton, et derrière ta noirceur matinale se lisent tant de visions vespérales. Le culte du matin, atténué par une peinture des crépuscules, crée entre vous une belle fraternité. - 274 - - Cioran - Souffrance - Souffrance Une souffrance inventée, dans un souterrain inventé, - j'avoue que cette image m'avait toujours apporté plus de frissons qu'une souffrance bien réelle dont furent témoins mes yeux ou ma propre peau. Visiblement, le Créateur voulut faire de nos angoisses un pendant à l'indicible Bien : l'inconscient, nourri de l'immatériel, en est plus frappé que la raison ou l'épiderme. Quand le plus impassible des penseurs m'assène : Angoisse, mon véritable métier (Valéry), je comprends, que ma vision de la consolation comme d'une moitié de toute bonne philosophie n'est pas exagérée. Les grandes souffrances sont tellement au-dessus de tous les mots, se chargeant de relater celles-là, qu'elles finissent par se dissoudre dans ma mémoire. Ne me taraudent que des tracas médiocres, que les mots redressent et rénovent. Et je finis, par honnêteté, d'en inventer de plus pittoresques. Toute douleur imaginaire bien montée s'incarne sans heurts dans mes expériences réelles. La vraie, la grande, l'unique souffrance est ancrée dans mon enfance, l'âge adulte n'étant rempli que de petits malheurs communs. Il est terrible, pour une conscience humaine, d'avoir subi, dans son enfance, une pression, que toute la souplesse de l'âme, toute l'énergie de la liberté sont impuissantes à lever - Kierkegaard. Ceux qui s'attendrissent sur leur enfance heureuse, déformée par une ingrate maturité, ignorent ce qu'est la souffrance. Orphelinat, misère, faim, froid, violence, sauvagerie – tant de ces malheurs, vécus réellement dans la chair, palissent face aux bigarrures des imaginaires ! Le beau nom de souffrance ne s'applique qu'à notre - 275 - - Cioran - Souffrance - sensibilité immatérielle, immémoriale, éphémère. Quand j'entends mes contemporains repus geindre, maudire ou s'apitoyer, j'ai presque honte d'avoir connu de vraies souffrances, solitudes ou humiliations ; j'ai fini par en peindre des inventées, qui me devinrent plus proches et plus chères que les vraies. Dans les souterrains modernes végètent des douleurs perçues collectivement, mais il n'y en a plus de bien conçues individuellement. De même, sur nos toits ne retentit plus aucune prière inventée, solitaire (les vraies ne sont plus que chorales). J'étouffe au milieu de leurs fenêtres et portes, alcôves et salles-machines, qui ne sont que liaisons, et moi, j'aspire aux sources, aux jaillissements. Je me moque de leurs souffrances d'écrivailleurs, la seule que je respecte est la trouille devant le spectre d'ennui s'élevant de mes pages. Souffrir dans les bureaux, ou, pour toi, bâiller sur la croix, - deux fléaux modernes. Leur manie : se vautrer dans une souffrance mal conçue au milieu d'une douceur de vivre bien perçue. Et dire que les siècles précédents s'efforçaient à inventer une douceur imaginaire au milieu des souffrances bien réelles ! La souffrance à créer, je ne la dois qu'à moi-même : Les épines que j'ai cueillies sont celles de l'arbre que j'ai planté - Byron - The thorns which I have reap'd are of the tree I planted. Dans l'existence il y a trop de hasards ; dans l'essence – trop de règles communes ; il me reste le rêve – sentir le poids de l'enjeu divin et la grâce de mes entames imprévisibles. Où, dans la dualité phusis - logos, ces deux seules substances de la réalité en mouvement, où placer le frisson ? La matière affectée par l'esprit, ou l'esprit tourmenté par la matière ? Tu n'hésitais pas : Où chercher le réel ? Nulle part, si ce n'est dans la gamme des émotions. L'amour et la beauté sont des secousses, qui font de tout édifice – des ruines, où se rêvera l'espérance et s'installera la souffrance. Dès que - 276 - - Cioran - Souffrance - j'élève ma maîtresse ou mon regard à une hauteur, hors des valeurs intelligibles, une inexplicable inquiétude me prend à la gorge. Souffrir, c'est donner à quelque chose une attention suprême - Valéry. Le paradis, c'est peut-être la platitude de l'ordinaire ; et l'accès à toute grandeur, sentimentale ou esthétique, mène à l'enfer. Le Créateur voulut que la souffrance traînât systématiquement dans les parages du beau. J'ignore le sens de cette bizarrerie. Peut-être le gémissement aide à munir de frissons solennels le triomphe de la beauté. Peut-être toute beauté est d'essence tragique, se traduisant par un gouffre entre l'émission et la réception d'une œuvre – la banalité de l'engendrement et le miracle de la naissance. Comme on triche pour le beau, il faut savoir tricher pour le grand, puisque toutes les douleurs réelles me ploient et m'humilient, sans me détacher de la mesquinerie de leur sens et de leurs effets. Mais sans avoir souffert pour de bon, on ne peut en reconstituer des plaies factices. Donc, l'éclopé dans le réel a le droit à l'invention des souffrances, qui rendraient fidèlement le fond tragique de notre existence, puisque cette tragédie s'inscrit au beau milieu entre le réel et l'imaginaire. L'absence d'une de ces facettes me prive de toute crédibilité. Le réel doit me donner de l'audace de forme, et l'imaginaire doit refléter la véracité de fond. Dans le vrai, on s'enquiquine ; l'inventé permet, au moins, de dresser les oreilles. Tu inverses ma vision : On vit dans le faux aussi longtemps qu'on n'a pas souffert. Mais quand on commence à souffrir, on n'entre dans le vrai que pour regretter le faux. La douleur réelle n'est qu'ennui et médiocrité. Ce n'est que dans la douleur inventée que je trouve encore quelques ressources de gémissements non médiocres. Qu'est-ce qu'espérer ? - me rendre compte qu'aucune raison ne justifie mon enthousiasme et persister à m'enthousiasmer. Parier sur l'inexistant. Pour être désespéré, il faut avoir espéré l'impossible - Valéry - je reconnais une belle espérance par son entente avec un beau désespoir. - 277 - - Cioran - Souffrance - L'enthousiasme peut aller de pair avec l'avis le plus désespéré, que j'aie du monde (Il n'y a pas d'amour de vivre sans désespoir de vivre Camus), car la meilleure cible de mes élans se trouve tout entière en moimême, à l'intérieur de mon regard acquiescent. Toi, quel enthousiaste de la chose funèbre ! Comme le furent Pascal et Kierkegaard. L'espérance ou la désespérance ne brillent qu'aux cimes ! Et sont vouées à la platitude dès qu'elles visent la profondeur. La philosophie devrait se consacrer à donner le goût des cimes, tout en touchant aux profondeurs avec ses racines. Les sages sont beaucoup plus exposés à la souffrance que les sots ; les premiers vivent au milieu des problèmes, qu'ils inventent, et les seconds vivent des solutions, que les autres leur procurent. La douleur est toujours question et le plaisir - réponse - Valéry. Le philosophe m'attire vers notre bonheur, et l'écrivain étale ses souffrances. Seul le poète maîtrise l'art d'une fête en larmes. Tu mettais tes tracas dans tes écrits testamentaires : Créer c’est léguer ses souffrances. Quand je suis moi-même un climat, j'accueille comme miens les calamités et sinistres, dont m'accable une aveugle saison : Tout ce que m'apportent tes saisons est pour moi fruit, ô Nature - Marc-Aurèle. Être moi-même la nature, que n'éclaire ni tente aucun chemin : La nature que nous sommes s'assombrit, car nous n'avions aucun chemin - Nietzsche - Die Natur, die wir sind, verfinsterte sich - denn wir hatten keinen Weg - que mon dynamisme s'affirme dans mon art de préserver mon immobilité, pleine de belles ombres d'une lumière inconnue. Le climat, la maîtrise du chaud au cœur et du froid à l'esprit, le passage harmonieux du désespoir hivernal à l'espérance printanière, le calendrier interne plus puissant que les cadences externes. - 278 - - Cioran - Souffrance - L'état normal, ou plutôt désirable, de l'âme est l'inquiétude ou la douleur. L'absence de ces attributs prive l'âme de son essence, mais conforte la détermination de l'esprit. Tu vois de fausses contagions : Quand l'âme est malade, il est rare que le cerveau soit intact. Quand l'âme est bien portante, ce n'est plus l'âme qui tentera de chanter ou de danser. Dans l'état anesthésié, l'homme s'attache aux choses et aux règles et oublie la musique et l'élan. Dans la souffrance, l'homme retourne à son destin, qui est la tragédie comme l'est toute musique. Dans mon écoute de la musique du monde, il est plus difficile de me séparer de mon existence que de mon essence ; je reconnais une vraie souffrance par son tête-à-tête avec le seul rêve : Toute douleur qui ne détache pas est de la douleur perdue - S.Weil. Le nombre de mes points d'attache restant le même, il s'agit de m'attacher aux noyaux invisibles, aux rêves ; j'en vis, ou bien j'en meurs, comme tu le vois, toi, l'hyperbolique : On meurt de l'essentiel, lorsqu'on se détache de tout - c'est une mort de Phénix, l'initiateur de rêves. Des parallèles entre nos entrées et sorties de la vie : entre ma naissance, où j'étais le seul à pleurer, et ma mort, où je serai, peut-être, pleuré par les autres, la larme n'ennoblit plus la vie, ni la joie - la mort. Mes paupières fermées, que les autres découvrent mon regard, mon rêve ou mon ironie ! Ci-gît moi, tué par les autres devint, pour le regard de Valéry : un long regard sur le calme des dieux. Pour le rêve de Rilke : enseveli sous le poids des paupières, tu n'es plus rêve de personne Niemandes Schlaf zu sein unter so viel Lidern. Pour l'ironie de Gogol : Je rirai un jour avec mon mot amer - Горьким словом моим посмеюся. Contrairement à la solitude, la souffrance me rapproche davantage de la vie que de la mort. On ne meurt pas de malheur, on en vit, ça engraisse Flaubert. Engraisse et vivifie les vocabulaires. Voyez, par contre, le bonheur ou l'hilarité végéter dans l'aridité des lexiques, à côté de ta vitalité de la tristesse : un appétit qu'aucun malheur ne rassasie. Le malheur est cette fontaine, souvent imaginaire, près de laquelle j'adore - 279 - - Cioran - Souffrance - mourir de soif. Le drame de la solitude, lorsque toutes les sources de mes larmes, de joie ou de peine, se retrouvent aux lieux désertiques. Car mon pis et mon mieux sont les plus déserts lieux - Marie Stuart. L'aristocratisme du goût me condamne au non-partage de mes fardeaux et de mes cadeaux, même avec ma mignonne (Ronsard). À moins que j'aie le courage de Pétrarque : Plus désert est le rivage, plus belle est l'ombre, que ma pensée y jette Piu deserto lido, piu bella il mio pensier' l'adombra, ou la naïveté de Poe : Tout ce que j'aimais - j'étais (le) seul à l'aimer - All I lov'd - I lov'd alone. Aux heures plus lucides, tu te détournes du descendant, pour t'adresser à l'ascendant : C'est à l'attention de survivants, et non d'agonisants, que s'adressent mes appréhensions. Que les bien-portants ne se précipitent pas vers le sage, qui, perfidement, omet de rappeler, que les seuls survivants sont justement des agonisants. Du bon usage de la mélancolie : l'état jovial, apaisé, aplatit mes gammes, rend mes oreilles trop ironiques avec les accords héroïques ou lyriques, m'arrache à la hauteur, tandis que tu vois que : le désespoir ne me déprime pas, il me soulève. Les beaux esprits vivent la détresse, ce vide en attente d'une musique qui ne vient pas ; les minables vivent de manques, de ces vides, qu'ils remplissent du bruit des actes et des choses. Le monde devient délicieusement vide, quand le but perd de son poids ; le cœur se plénifie, quand les contraintes lointaines emboîtent le pas au but immédiat. Sisyphe versait le trop plein de son cœur dans ce vide béni. Sa souffrance est supérieure à celle de Tantale (la souffrance tient en forme l'âme, et Sisyphe se faisait les muscles - Valéry), comme la contrainte suivie est supérieure au but poursuivi, pour maintenir ma fringance. La souffrance doit être utile : telle une pierre, que le malheureux Sisyphe traîne vers un sommet, mais au lieu de la faire tomber à pic, d'en haut vers la vallée, comme tu le fais, en maugréant la terre entière, il faut - 280 - - Cioran - Souffrance - essayer d'en faire une pierre de touche pour mes muscles, une pierre d'achoppement pour mon esprit, une pierre angulaire de mon âme. Les mêmes angoisses guettent tout mortel ; chacun cherche sa consolation, en fonction de ses talents, de son intelligence, de la hauteur de son regard. Fonctionnellement, le créateur n'y est pas très différent de celui qui plante un arbre ou une progéniture. Tous sortent tant bien que mal de leurs débuts, tous échouent au final. Nietzsche se fait trop d'illusions la-dessus : La création, voilà ce qui délivre de la souffrance et rend la vie - légère - Schaffen - das ist die große Erlösung vom Leiden, und des Lebens Leichtwerden - ce n'est pas une délivrance mais ennoblissement, pas une légèreté mais puissance des ailes. Je suis créateur, si je m'occupe de l'arbre entier de la vie : de ses racines, de ses fleurs et de ses ombres, en y plaçant des inconnues, sources des lumières initiales et des ténèbres finales. L'enfer, c'est soit une excursion minéralogique, en compagnie d'un barde, soit un plongeon névralgique dans une maison des morts, en compagnie d'un geôlier. La philosophie, c'est faire cohabiter, en toi, le fêtard et le bagnard. Face à la tristesse, tout homme songe à la consolation : Schopenhauer la méprise, Kierkegaard la refuse, Nietzsche l'invente. Est philosophe celui qui sache concilier ces trois attitudes. La falsifiabilité du mot juste : ce qui rehausse un sanglot devrait échouer, face au bâillement. C'est pourquoi la psychanalyse est charlatanesque : elle s'applique également à l'univoque et au loufoque. Prenez cette aberration psychique : le trajet de substitutions subliminales, qui est une métaphore intellectuelle de première bourre, à la Valéry ! La poursuite du mot juste éloigne de l'ironie et de la larme et ne conduit, tout juste, qu'aux berceuses : La vraie poésie produit une béatitude ronronnante, plutôt que des larmes ou des rires - Nabokov - Истинная поэзия - 281 - - Cioran - Souffrance - вызывает не смех и не слёзы, а блаженное мурлыканье - seulement, voilà, je ne découvre l'existence de béatitudes qu'à travers les sanglots, tragiques ou rieurs. L'écriture n'est que jouissance, quand je suis en possession de mon sujet. Même à l'impuissance de ma plume il faut savoir donner un ton verbal pénétrant. En philosophie, il n'y eut jamais de séparation entre le camp du plaisir et celui de la souffrance ; toutes les bonnes écoles portent une part de caresses et une part de tortures, en tant que, respectivement, le souffle des commencements et la musique des fins. Ayant, comme toi, une tête vagabonde, je sais qu'on souffre mieux en froid exil qu'en patrie chaude. Savoir m'exiler en toute circonstance est un don aussi rare qu'utile. Et l'état d'exil, bien que fécond, est l'un des plus déchirants. Mon expérience russe m'interdit des plaintes tempérées. Tu le comprends : Le Russe ne s'est jamais contenté de malheurs médiocres. Pour pouvoir y superposer des jérémiades aussi grandioses, sous forme de Dits, chansons, romans ou symphonies. Les lamentations au lieu de l'alimentation, le destin des nations, qui ne voient que le mur pour leurs fronts ou leurs gestes. La culture russe va dans le même sens ; elle t'aida : Sans ses écrivains, eussé-je jamais pris conscience de mes plaies et du devoir, qui m'incombait de m'y livrer ?. Ton mérite est davantage dans l'immunité face aux remèdes anesthésiants, que t'avait administrés l'Europe. Le sceptique vise la guérison, l'épicurien - la thérapeutique, le stoïcien l'immunité, je leur préfère le cynique - la pathologie de l'incurable. - 282 - - Cioran - Mystère - Mystère Le monde, l'homme, la perception humaine du monde - trois merveilles d'un même acabit. Que je parte de l'homme (Protagoras, Kant, Nietzsche), du monde (Spinoza, Marx, Heidegger), de la relation entre eux (Aristote, Husserl, Sartre) - je peux aboutir au même réseau conceptuel. Ce qui différencie ces visions, ce n'est pas tant le problème des représentations et des interprétations, que la part et la qualité de l'extase, tragique ou jubilatoire, devant le mystère. L'intelligence, la noblesse, le talent - telle est l'échelle ascendante des bons esprits, appelés par le mystère. L'âme est ce qui vit, organiquement, directement, aveuglement, le mystère indicible du monde ; l'esprit est ce qui, par un doute ravageur, le traduit en problèmes conceptuels ou langagiers. Deux observateurs s'en mêlent, le corps et la raison, qui en cherchent des solutions - la caresse ou l'algorithme, les deux faisant visiblement partie du dessein divin. Les yeux percent la solution, la tête évalue le problème, l'âme caresse le mystère. Vague aux yeux, lumineux pour l'âme – ou l'inverse. Pour entraîner ma jugeote : dégrader le mystère incompréhensible en problème lisible ou même de le réduire en solution visible. Immergée dans l'étendue du quotidien, la vraie sagesse vitale consiste à ne pas perdre le sens du mystère, qui est la même chose que le haut regard face à la vue plate, à la solution donc. Je pense la solution, je peins le mystère ; il faut te corriger, en ce sens : Quand je réfléchis à une chose, je pense encore moins à la solution que n'y penserait un poète. Le sage se voue aux mystères, qui animent son existence ; il occulte les solutions, prend de haut les problèmes, éloigne les choses. Tu vas dans - 283 - - Cioran - Mystère - une mauvaise direction : Les penseurs de première main méditent sur des choses ; les autres, sur des problèmes. À moins que, à juste titre, tu lises mystère dans la chose même (envisagée en tant qu'un être heideggérien). Si Nietzsche ne quitte pas le mystère et Valéry condescend à lui trouver une forme problématique, toi, tu sautes les problèmes, pour apporter au mystère son remède de cheval – une solution nécrologique. Donc, en sortie, je trouve du mystère chez Nietzsche, du problème chez Valéry, et chez toi – de la solution. Un état du cœur au-delà du bien, un état de l'esprit du beau, un état de l'âme mélancolique. Après m'être attardé aux mystères dionysiaques (la danse à la Nietzsche) et aux mystères orphiques (le chant à la Rilke), je me suis arrêté aux mystères d'Éleusis, où règne le rythme sans rites. Le passé, le présent, le futur tournés vers le deuil : Dionysos pleurant sa mère, Orphée - son épouse, Déméter - sa fille. Rien n'aide mieux à dénouer les paradoxes que le transit entre ces trois dimensions – la hauteur du mystère, la profondeur du problème, l'ampleur de la solution. Tout ce qui est grandiose - le mot, la pensée, la femme, la vie, la passion, la création - gagne à être vécu séparément sur chacune de ces facettes. Les Anciens ne vivaient que du mystère, les Lumières se chargèrent de le résumer en problèmes, la modernité veut réduire notre existence à la platitude des solutions. Quelques victimes collatérales de cet aplatissement : la foi, la poésie, le rêve. Être barbare, c'est ne pas savoir franchir, en toute légalité, les frontières entre une solution et son problème, entre un problème et son mystère. Être sot, c'est seulement ne pas savoir, qu'une frontière non-terrestre existe entre solutions et mystères. Être et sot et barbare, c'est ignorer l'existence de mystères et se dire : Je me fiche de savoir si un idéal est profond ; je ne lui demande que de m'aider à résoudre des problèmes Rorty - you can forget whether an ideal is deep, and just ask whether it's - 284 - - Cioran - Mystère - useful for solving the problems. Un plaisir mystique s'appelle caresse ; jadis, et le corps et l'âme vivaient de ce salutaire mystère : Le corps attend un supplément d'âme, la mécanique exige une mystique - Bergson, mais aujourd'hui, la mécanique s'installa partout, où demeurait l'âme, et tout mystère spirituel trouva sa solution robotique. Personne mieux que toi n'a perçu ce cycle fatidique : Tout problème profane un mystère ; à son tour le problème est profané par sa solution. La mesquinerie : m'attarder dans la solution, en tentant de l'appliquer à de nouveaux problèmes. La grandeur : me désintéresser de la solution au profit d'un nouveau mystère ! De la précision du verbe : vénérer le mystère, admirer le problème, respecter la solution. Et lorsqu'on réussit à en faire un cycle, on est prêt à adorer. On pénètre un problème, c'est à dire on le formule ; on ne pénètre pas un mystère, qui, on le sait, reste impénétrable. Le mystère est la caresse préliminaire. Du problème pénétré, l'homme retire une solution, ce qui promet la conception d'un nouveau mystère. Le culte des connaissances bien rangées nous éloigna non seulement des mystères, mais, selon toi, de la vie même : La mystique est une évasion hors de la connaissance, le scepticisme une connaissance sans espoir. Deux manières de dire que le monde n'est pas une solution. Avant la connaissance il y a l'intuition - le problème ; avant l'intuition il y a l'élan le mystère. Deux manières à ne pas m'assombrir faute de solutions. La mystique n'est pas un secret, qui nous introduit dans un autre monde, elle est le secret de vivre autrement dans ce monde - Musil - Die Mystik ist kein Geheimnis, durch das wir in eine andere Welt eintreten ; sie ist das Geheimnis, in unserer Welt anders zu leben. - 285 - - Cioran - Mystère - Toute vraie création devrait me détourner des solutions maîtrisées au profit des mystères naissants, poignants. Et cette création débute avec le réveil de mon soi inconnu, qui en est l'inspirateur, et le commencement est l'âme du soi connu : L'artiste est la source de l'œuvre. L'œuvre est la source de l'artiste - Heidegger - Der Künstler ist die Quelle des Werkes. Das Werk ist die Quelle des Künstlers. Tous ceux, que l'étincelle divine n'éclaire pas, se prennent pour astres ou astrologues. Je ne suis artiste que si j'accepte l'inaccessibilité, par ma raison, de mes sources et de mes estuaires et si je place mon magnum opus dans les reflets complices de mon étoile. Les besogneux se disent, avec Nietzsche, légèrement égaré : Ce n'est pas moi que je cherche, mais mon œuvre - Ich will nicht mich, ich will mein Werk - mon seul produit, méritant le titre d'œuvre est ma statue. Sans le soi inconnu, qui héberge l'indicible et l'insoluble, je serais condamné à m'étouffer dans le transparent. Toi aussi, tu te faisais des soucis pour ton souffle : Face à l'insoluble, je respire enfin. J'aurai le souffle coupé, quand ce mystère se muera en problème, avant de suffoquer dans les miasmes des solutions. La vraie tragédie n'est ni dans l'éthique (la compassion du moralisateur Aristote), ni dans l'esthétique (le pathos de l'artiste Nietzsche), mais dans le mystique (la passion de mon soi inconnu, ce créateur d'espérances impossibles). Ce qui est le plus fécond, ce n'est ni la solution issue des réponses, ni le problème entrant dans les questions, mais le mystère jaillissant des images. Comme le Parménide ou la Caverne de Platon, ou la Procession plotinienne, ou l'éternel retour nietzschéen. Et la réalité, que je ne puis appréhender qu'en images ou en tropes, n'est pas moins mystérieuse. Pour justifier son appétit de grandeurs, tout bel enfant, en philosophie, se réclame d'une naissance miraculeuse ; ce qui les distingue, c'est le métier présumé de leur père – un scientifique (Hegel) ou un poète (Nietzsche). Des enfants de la vierge réflexion (Jungfraukinder der Speculation – - 286 - - Cioran - Mystère - J.G.Hamann) ou des enfants de l'avenir (Kinder der Zukunft – Nietzsche). Des arbres, à généalogie établie ou à établir. On peut comprendre la facilité, avec laquelle je me vautre dans le mystère, quand on se souvient de la définition de la Russie, qu'en donne Churchill : un rébus enveloppé de mystères au sein d'une énigme - a riddle wrapped in a mystery inside an enigma. Les poètes ne sont pas en reste : Que ma vraie patrie soit la Russie est une des grandes et mystérieuses grâces, dont je vis ; mais toute tentative de l'atteindre, par des livres ou par des hommes, résulte plutôt en éloignements qu'en rapprochements - Rilke - Daβ Ruβland meine Heimath ist, gehört zu jenen groβen und geheimnisvollen Sicherheiten, aus denen ich lebe, - aber meine Versuche hinzugehen, durch Bücher, durch Menschen sind mehr eine Abwendung als ein Näherkommen. Le plus raffiné poète dit cela à la plus fascinante femme - dans le doute, qui me sépare de toi, Russie, je balbutie cet aveu, que je ne peux pas confondre avec la boutade semblable de Nietzsche au sujet de la Pologne. Toi, tu trouves à la Russie une fonction, que les Russes mêmes ignorent : La Russie est plus impatiente de résoudre les problèmes des autres que les siens propres. Elle sait, que les vrais problèmes, c'est-à-dire les siens, n'ont pas de solution. Et tout ce qu'elle fait pour les autres, c'est d'apporter du mystère dans leurs solutions, qu'elle condescend d'appeler problèmes. - 287 - - Cioran - Doute - Doute Il est utile de douter de balivernes et de rester énergumène opiniâtre dans le grand. Ceux qui le comprennent le mieux, ce sont les auteurs de langages, puisque le doute naît le plus souvent d'une noyade ou d'un égarement dans le langage d'un autre. Au sein d'un langage maîtrisé, le doute est signe d'impuissance de l'âme ou du chaos dans l'esprit. Dans un langage à naître, les choses s'inversent : Le génie maîtrise le chaos, seuls les sots tiennent à l'ordre - Einstein - Genies beherrschen das Chaos, nur Dumme halten Ordnung. Dans le doute, ce n'est pas la pauvreté de ma cervelle qui est en cause, mais la richesse des langages, créateurs d'ombres nouvelles. Tout n'est que brouillon ; la notion de texte définitif relève de la religion ou de la fatigue - Borgès - No puede haber sino borradores ; el concepto de texto definitivo no corresponde sino a la religión o al cansancio. Tous les idiots voient dans le doute signe d'intelligence, comme dans l'indignation – celui d'élévation d'esprit. Tandis que c'est la qualité de mes fanatismes qui trahit mon intelligence, et la résignation magnanime qui témoigne de ma noblesse. Le sceptique est un handicapé : la vie n'aurait ni fin, ni unité, ni être comment s'entendre avec un aveugle, un sourd, un muet ? Seul le scepticisme passif peut être un tonique ; le scepticisme actif est une infirmité. C'est du premier que tu parles : Le scepticisme est la volupté des impasses. Moi, dans mes ruines, toi, dans tes impasses, on aime le verbe déchaîné : - 288 - - Cioran - Doute - Le délire est plus beau que le doute, mais le doute est plus solide - oui, le doute vital surgit de la terre, l'air du talent et le feu du tempérament déclenchent le délire artistique. Mais il faut en chercher un compromis lisible. Le délire est dans l'oubli de buts, le doute - dans un retour aux sources. Le compromis serait l'attention, portée aux contraintes, rendant le commencement – original et les buts - inutiles. L'ascèse des buts se rattrape dans l'esthétique des contraintes. Et la contrainte la plus haute consiste à savoir quelle illusion je dois abandonner et à laquelle je dois m'accrocher. Dans cette vie, le plaisir le plus solide est celui, vain, des illusions - Leopardi - Il più solido piacere di questa vita, è il piacere vano delle illusioni. En sens inverse, un autre handicap des mauvais douteurs est un manque de souplesse dans l'arbre de leurs connaissances – l'insuffisance d'inconnues, empêchant des unifications avec les arbres des autres et conduisant vers la rigidité, la stérilité et les clôtures. Le doute le plus constructif fut formulé par Valéry, cet adversaire des clartés faciles : Une idée est claire quand nous faisons convention avec nous-mêmes de ne point l'approfondir. Tu es encore plus radical : N'a de convictions que celui qui n'a rien approfondi. Le côté le plus sympathique du doute est qu'il tente de révéler ma facette indicible. Et tu as bien raison : Nos flottements portent la marque de notre probité ; nos assurances - celles de notre imposture. Le bon doute est vertical, la mauvaise certitude est horizontale, m'élevant ou me dilatant. Ce doute m'observe, cette certitude me dilue. Toutefois, le vrai contraire du doute n'est pas la certitude, mais la foi, l'arbitraire. Et ma pose, faite de mes certitudes animées, repose bien sur l'imposture. L'absence de doutes, chez un intellectuel, conduit à l'abus de la précision. - 289 - - Cioran - Doute - Tu le formules admirablement : La malhonnêteté d'un penseur se reconnaît à la somme des idées précises qu'il avance. La précision est une qualité des faits scientifiques et non pas des pensées intellectuelles. Toute clarté philosophique n'est que provisoire. Si je suis incapable de troubler ma clarté, je suis en proie à une acribie ou à une graphomanie, je suis honnête, mais bête ; dans l'expression de ma pensée, faire croire à ma translucidité, c'est manquer ou de couleurs ou d'honnêteté ou d'intelligence. L'artiste est dans le commencement, et celui-ci n'a pas de normes. Deux architectures accueillent, tant bien que mal, mon honnêteté en mal de suites dans les idées : une tour d'ivoire, hors cartes, ou une ruine, hors calendriers. La précision bien venue, celle de la mélodie ou du relief, n'est pas dans l'idée, mais dans le ton, qui est frontière d'un langage. Quand ce ton est plat ou neutre, je peux être sûr d'être devant un saint, un sot ou une fripouille. Les certitudes du goût comme les doutes de l'intelligence peuvent être opaques ; leur ennemi commun est la transparence de la raison, que tu dénonces : Se ménager une zone d'irréflexion, sans quoi l'esprit succombe à une transparence mortelle. Cette zone doit être aménagée par ce bon architecte, qui est le mystère ; j'y admirerai les étoiles, à travers le toit manquant, sans me soucier des fenêtres, qui m'ouvrent aux problèmes, sans me précipiter vers la porte menant aux solutions, où gît la clarté. Ce qui met à égalité les certitudes et les doutes, c'est leur gratuité, pour entretenir en moi mes dogmatismes ou mes sophismes. Tu aimais les idées stériles : Toute idée féconde dégénère en croyance. Il n'est guère qu'une idée stérile qui conserve son statut d'idée. Une certaine fécondité d'une idée consiste à en tolérer, que dis-je, à en inviter des falsifications. L'idée est belle tant que des maternités d'articles de foi, à répétitions, ne la défigurent. - 290 - - Cioran - Doute - La perplexité est un paroxysme du doute. Ce que St Augustin dit du temps (si personne ne m'interroge, je le sais ; si je veux répondre à cette demande, je l'ignore - Si nemo ex me quaerat, scio ; si quaerenti explicare velim, nescio) serait vrai pour tout ce qui est à mon soi inconnu (le soi connu, le soi temporel, est déjà trop bien connu : Avant Kant nous étions dans le temps, depuis Kant le temps est en nous - Schopenhauer Vor Kant waren wir in der Zeit, seit Kant ist die Zeit in uns). On ne peut penser ni l'âme ni la conscience sans la mémoire, donc sans le temps. On aboutit à une image, horrible et incompréhensible, d'un esprit qui ne serait traversé que par le présent, sans aucune réminiscence du passé, sans aucune projection vers l'avenir. Et l'espace, lui, n'a-t-il vraiment que trois dimensions, tandis que mon imagination géométrique pourrait facilement en ajouter tant que je veux ? Le temps-qui-passe et l'espace ouvert – deux énigmes du réel, défiant le temps-qui-dure et l'espace fermé. Une vaste zone de doute entoure le bon usage de ma liberté et de ma puissance. Dès que je possède la liberté, je m'attache, comme tout le monde, aux biens, au consensus des sujets et à la présence du maître. Et je me souviens de mes premières amours, où, épris de la liberté, je voulais être riche sans biens, puissant sans armes, sujet sans maître. Dans toutes les sphères de sa vie, l'homme, désormais, fait ses choix, en suivant des algorithmes infaillibles ; l'amour aura été le dernier recoin, où la folie des rythmes imprévisibles trouve encore un refuge, et où le choix incalculable se fasse contre le calcul. L'amour électif est le seul amour effectif - Prichvine - Любовь избирательная и есть настоящая любовь. Tu le vois à l'opposé du calcul et de la paix d'âme : L'amour est un bonheur d'enragé. Mais dès que je possède la puissance, je n'ai plus la liberté : Cet étrange - 291 - - Cioran - Doute - désir - chercher la puissance et perdre la liberté - F.Bacon - It is a strange desire to seek power and to lose liberty. Ceux qui veulent pouvoir sont rarement libres ; ceux qui peuvent vouloir le sont plus sûrement : La liberté est une sensation de pouvoir vouloir - Valéry. L'une des formes de doute est l'abandon de l'âme fraternelle au profit de l'esprit querelleur. Tout blasé se lamente de l'ennui et de la bêtise des hommes. Défaillances si faciles à ignorer, et avec superbe ! J'achoppe beaucoup plus sérieusement à la pétulance et à l'intelligence de mes semblables, qualités exercées avec l'infaillibilité des robots élégiaques (ton image). La négation mécanique est l'une des formes du doute stérile. Plus vaste est la chose niée, plus bête est la négation. Toi, rejetant le monde non pas depuis 1920, mais depuis Adam, tu tombes dans ce piège. La négativité sans emploi (G.Bataille) paraît être une saine perspective. Je ne nie que le jour sous mes yeux, me voilà déjà en route pour les étoiles. Ou sur les voies apophatique ou apagogique vers le Dieu inconnu, se dérobant sous l'Un ou sous l'Être. La négation, dans l'art, ne vaut que dans la mesure, où elle ne se réduit pas à la chose niée. Les négateurs sans beaucoup d'intérêt : Hugo, Dickens, Dostoïevsky. Les vrais : toi, avec Leopardi et Tolstoï. L'aberration dans les appréciations de la stature des autres est propre des bons négateurs. Regardez cette étrange surdité du goût chez ceux qui en ont pourtant une bonne vue : Platon préférant les généraux aux poètes, Nietzsche reconnaissant son prédécesseur en Spinoza, Nabokov sélectionnant Robbe-Grillet, Valéry et ses faux modèles de Descartes et de Mallarmé, toi en admirateur de Saint-Simon, G.Steiner voyant le plus grand génie du siècle en Proust (qui est pire que Saint-Simon, tout en pratiquant la même tonalité sirupeuse et nauséabonde). Il faut reconnaître, que ta pose - tout m'est de trop et tout me manque - - 292 - - Cioran - Doute - est une solution de facilité ; trouver la plénitude au milieu des choses inexistantes, deviner une musique vivante dans le silence mort, sont des défis plus dignes. Aujourd'hui, les détestables oreilles perçoivent tout chant comme un compte rendu ; elles n'entendraient plus Valéry : La liberté, l'un de ces détestables mots, qui chantent plus qu'ils ne parlent. Et rien ne danse plus aux yeux de celui qui a perdu le regard et ne lorgne que sur ce qui ne fait que marcher. Les nations, comme les hommes, se manifestent aussi bien par leur sophistique que par leur dogmatique. Les Français veulent conserver, les Allemands - devenir, les Anglais - être, les Russes - vouloir - Valéry. Les Russes ne veulent même pas savoir ce que les autres savent vouloir. Svoïévolié - vouloir hors tout savoir et devoir. Leur nihilisme, les Russes le prêtent volontiers au monde entier, tandis qu'il n'est porté que par des Kirillov, sortis tout droit des Possédés. Quand la culture européenne aura définitivement crevé, de désintérêt et sous les coups des barbares robotisés, on procédera à sa reconstitution à partir des musées et bibliothèques américains, et l'on l'appellera Renaissance américaine ou New Revival. Dante ou toi-même réanimés à Harvard ou Palo Alto ! La nature humaine retrouvée, l'homme controuvé banni… L'humanité savante vivant sous le slogan : More Wisdom in Less Time ! Mes péroraisons devraient ne s'adresser qu'à l'éternité journalière ou à un passé dépassé. Ainsi tu voyais la chute dans le temps : Voit-on le Bouddha quitter le monde à cause de ses contemporains ?. Le contemporain immédiat, c'est un journaliste dans l'âme, homme du media. Je préfère les ténèbres à la lumière, car lumière veut dire mouvement, reflet, sens de l'ombre. Seules les ténèbres préservent la valeur de ce qui n'est regardé par personne. Que d'autres pensent, que l'homme ordinaire - 293 - - Cioran - Doute - projette de l'ombre ; le génie projette la lumière - G.Steiner - the ordinary man casts a shadow ; the genius casts light - tout génie a un stock de belles ombres, que ne voient que ceux qui sont à l'aise dans le noir. Deux types de répartition d'ombres et de lumières, qui me sont également étrangères : la lourde noirceur à la Schopenhauer, avec ses lamentations sur l'absurdité et l'absence de sens, et la lumière grisâtre à la Hegel, avec sa soporifique et logorrhéique ontologie (ces deux compères sont, pourtant, portés aux nues par, respectivement, Wittgenstein et Marx). L'harmonie désirable est une projection d'ombres vers la hauteur, une fois que je suis pénétré par la lumière, qui se cache dans les profondeurs ; l'arc en ciel étant constitué d'enthousiasme, de honte et de noblesse, et les éclairs de l'esprit naissant dans les ténèbres. Tant d'écrits tentent de m'éclairer, en faisant passer leurs lampes de rue pour lueurs du ciel ; je leur préfère les créateurs des ombres terrestres, dans lesquelles je devine une lumière céleste. Le doute le plus intelligent consiste à munir un arbre d'un maximum d'inconnues ; c'est la plénitude qui est la faculté de s'unifier avec les arbres des autres. Voici un résumé, illustrant les mécanismes de résolution des doutes : soit une chose, C, son implexe, Im, et mon parcours, P, audessus de la chose, entre les moments t1 et t2, vécu avec l'intensité In. Héraclite me dit, que l'égalité, C(t1) = C(t2) est impossible ; Nietzsche me suggère qu'avec In suffisamment grande, cette égalité est métaphoriquement possible - l'Éternel Retour ; Valéry dit qu'il n'y a pas de choses, que des implexes, qui sont toujours unifiables, Im(t1) = Im(t2), l'Éternel Présent. Même sans les autres, le doute a de bons domaines d'application ; par exemple, douter de mon soi-même, ne pas sentir assez la frontière entre le soi connu, le tenant du savoir et le maître des actes, et le soi inconnu, - 294 - - Cioran - Doute - l'inspirateur de mes passions et de mes étonnements. Plume à la main, j'aimerais communiquer avec mon soi inconnu, ce qui rendrait mon verbe plus haut et mes idées plus vagues et profondes. D'ailleurs, chaque fois que vous trouverez mon mot trop clair, je suis sûr, que vous ne me comprenez pas, puisque comme chez Nietzsche : Ce qui devient clair cesse d'être de moi - Eine Sache, die sich aufklärt, hört auf, uns etwas anzugehn - ce moi est, bien sûr, inconnu. - 295 - - Cioran - Langue - Langue Dans l'Antiquité, le Romain cultivé soignait son latin, puisqu'il connaissait et enviait le grec. Au Moyen Âge et à la Renaissance, le goût pour une langue châtiée était préservé grâce au maintien du latin comme langue savante. L'entêtement de l'Église à utiliser les langues anciennes pour la liturgie, mettait les hommes en contact vivant avec d'autres idiomes. Le français, depuis Guillaume le Conquérant, a joué un rôle civilisateur pendant huit siècles. Avec l'invasion (ou plutôt installation ou implémentation) par l'anglais, par celui des managers, des ingénieurs, des stars hollywoodiennes, la dégringolade langagière ravagea toutes les bonnes têtes (j'allais dire les âmes, mais celles-ci n'existent plus qu'au stade atavique). La vraie connaissance d'une langue est atteinte, lorsqu'on en sent et en maîtrise les ressources et les ressorts poétiques. C'est pourquoi l'anglais des données et des informations ne peut qu'étouffer la musicalité de nos langues. L'un des défauts d'intelligence, difficilement récupérable, est l'inculture linguistique. Ce qui explique beaucoup de faux pas de Platon ou de Foucault. Et ce qui met en valeur l'éclat de St Augustin, de Nietzsche, de Valéry. Les plus ambitieux visent la fusion langagière du statufié et de l'exalté : Heidegger, avec ses révérences à Sophocle et Hölderlin, fait chou blanc dans un langage pourtant naturel ; mais toi, avec Valéry et Nietzsche en références, tu tires ton épingle du jeu dans un langage entièrement inventé. Trois grands stylistes – Nietzsche, Valéry, toi. C'est en soulevant vos mots - 296 - - Cioran - Langue - que je découvre la source la plus importante du plaisir reçu : chez le premier, je tombe sur la noblesse, donnant du vertige ; chez le second, enchante l'intelligence, je suis séduit ; chez toi, le troisième, je reste avec le mot lui-même, dans le pur plaisir musical. Trois sortes d'audace font reconnaître un maître : l'audace pré-langagière (toi), l'audace de langue (Rilke, Pasternak), l'audace de concepts (Valéry). Et Shakespeare en est le plus grand, car il a l'audace de les pratiquer toutes les trois, même sans posséder la profondeur des premiers. Le talent veut gloser sur les autres, le génie peut oser la confiance en son propre soi inconnu. Entre les mots et les choses, s'étalent des représentations. Le savant s'occupe de leurs définitions ; le poète, comme toi, veut aller tout droit vers les choses (mes affects sont des choses) : Je n'aime pas définir des mots, mais des sensations, des frissons, des brûlures - c'est un but nietzschéen : l'intensité sur tout un axe et non pas la fixation d'un point privilégié, d'un mot. Une de ces choses que nous cachent la grammaire et l'usage banal : le mot n'est pas un reflet de la vie, il est une vie à part, aussi proche de l'essentiel, peut-être, que le regard. Comme de theoria on aboutit au regard, de logos on se condense dans le mot. Non sans déchirement, puisqu'il y a toujours un conflit entre le regard, cette métaphore centrale de la vérité philosophique, et la langue - H.Arendt - die Unverträglichkeit zwischen der Anschauung - der Leitmetapher der philosophischen Wahrheit - und der Sprache. Nietzsche est hautain et Valéry est profond ; le marteau et le scalpel sont à l'origine de leurs métaphores ou de leurs idées. L'éloge de la superficialité : on ennoblit la chose par un attouchement, non par une maîtrise ou par un épuisement. Un fanatique du mot condescend parfois à s'amuser avec l'idée, comme tu l'as bien vu : Seuls les esprits - 297 - - Cioran - Langue - superficiels abordent une idée avec délicatesse. Ils prennent l'idée pour un matériau cru et l'affinent par une forme verbale. Les esprits profonds s'amusent à réduire à l'état de matériau cru ce qui se concentra déjà en mots. Remarquez que les esprits hauts n'existent pas : dès qu'ils touchent la hauteur, ils se muent en âmes. Et les âmes se désintéressent des idées terrestres, pour se dédier aux rêves célestes. Plus on touche à la prétendue profondeur des idées, plus on aspire à la délicieuse surface des mots. La meilleure possession naît des meilleures caresses, et celles-ci se dévouent plus efficacement à la peau sensible qu'aux fonds insondables. Avec l'idée on épuise les choses, en les saisissant par leur centre. Avec le mot on les caresse en surface. La vraie possession est profonde et basse, la vraie caresse est superficielle et haute. Vertige des armes, vertige des charmes. Les mots devraient faire deviner mon âme comme les caresses, qui sculptent un corps, ou comme le regard, qui cligne à Dieu et dédaigne de s'attarder même sur l'air. Le mot, c'est Orphée, l'idée, c'est Eurydice ; et je sais ce que doit devenir l'idée, une fois que je lui aurai adressé le regard définitif. Comme Valéry, tu comprends que, pour atteindre au savoir, résumé dans les représentations et interrogé par la langue, le discours doit être dépouillé de mots : L'illusion, c'est croire aux mots. Cesser d'en être dupe, c'est le réveil, la connaissance. Être dupe des mots, c'est croire, avec les professeurs, qu'énoncer, c'est représenter. Le mot n'est qu'un outil de dialogue. La connaissance, c'est ce qui précède l'assaisonnement du mot et ce qui s'extrait après sa digestion ; elle n'en est pas rivale. Trois sortes radicalement différentes de confiance au mot : admettre qu'il s'inspire d'un beau modèle, admirer son harmonie intrinsèque, fabriquer une interprétation de son message. Le savoir, l'art, le savoir-faire. Connaissance des choses vues, connaissance de la vue, connaissance de - 298 - - Cioran - Langue - lunettes. On communique avec les autres, surtout grâce aux représentations communes qu'à la langue commune. Et l'autre est indispensable. Sartre allait vers les autres, même s'ils ne lui promettaient que l'enfer ; toi, tu en craignais l'ennui. Ce n'est pas dans le noircissement de tes pensées que tu voyais le principal danger de la fréquentation des autres, mais dans la grisaille, qui se faufilerait dans tes mots, grisaille inséparable des choses ; et les autres, que tu rencontres en vrai, seront des choses ; l'autre ne vaut que par tes non-rencontres avec lui, dont tu inventeras les imaginaires : Ici, on se rencontre, comme si l'on fut déjà dans l'au-delà A.Blok - Здесь все встречаются, как на том свете. La naissance d'un style peut être vue comme un progrès évolutif ou comme un retour du même. Dans l'espace verbal, l'éternel retour est une réfutation de Flaubert et de sa façon finale et parfaite de décrire un porteallumettes (après - gloire et éternité - Valéry) : en polissant mon verbe, par le paradoxe, l'ironie, la négation, je finis par me retrouver avec le message initial, le vitalisme se jouant du verbalisme. Le ton et l'intensité, plutôt que la précision ou l'adéquation, surtout avec des choses minables. Je finirai par ne m'intéresser plus qu'aux choses inexistantes, qui, en plus, s'avèrent être les plus belles. Les contraintes d'exclusion sont plus utiles que celles d'inclusion. Et Kant se retrouve, lui aussi, du côté des peintres de porte-allumettes : Dans l'art, il ne s'agit pas de représentation d'une belle chose, mais de la belle représentation d'une chose - Im Kunstschönen handelt es sich nicht um eine Darstellung von einem schönen Ding, sondern um eine schöne Darstellung von einem Ding - celui qui représente est rarement un peintre. Les meilleurs enthousiasmes ne sont ni réalisables ni verbalisables ; pour nous y inviter, verbalement, le stratagème le plus efficace est, que le mot - 299 - - Cioran - Langue - se moque de lui-même ; c'est le secret de ton art extatique. Tu le résumes avec une admirable précision : Tout mot est un mot de trop. Vivre du superflu (le mot déplacé ou le regard intempestif, unzeitmäßig Nietzsche) fut toujours le privilège des fanatiques subtils et irréductibles, vivant de l'unification des branches chargées de feuilles inconnues. De trop : le seul rapport entre les arbres, dont l'arbitraire ne morde plus sur les choses - Sartre. Toi, tu es l'un des rarissimes modernes, gardant des rapports immédiats et intimes avec plusieurs langues littéraires. Toi et G.Steiner. Dans les générations précédentes – Wilde, Tsvétaeva, Nabokov. Pour un métèque d'une langue, à la recherche d'une image, les mots se présentent sous une même couleur, avec la même neutralité ou indifférence. Tandis que l'oreille d'autochtone perçoit des grincements, des sifflements, des ricanements, des roulades. Mais c'est le métèque-artiste qui cherchera à créer ces effets sonores et personnels, là où l'aborigèneartisan ne fera que reproduire le bruit commun de la tribu. L'art est aussi bien dans la profusion du sens que dans l'infusion des sens. La prouesse de ta hauteur : pris par son vertige, j'oublie que ta langue est du XVIII-ème siècle, tes thèmes - du XIX-ème, ton ton - du XX-ème. Si les cadences du siècle me sont étrangères, c'est dans le passé que je dois m'incruster (le seul autre exemple réussi, qui me vient à l'esprit, est celui de Hölderlin) ; ceux qui soi-disant dépassent leur siècle et sont chez eux dans l'avenir se retrouvent, d'habitude, hors toute vie. Quant à sa plus haute destination, l'art reste une chose du passé - Hegel - Die Kunst bleibt nach der Seite ihrer höchsten Bestimmung ein Vergangenes. L'état de mon âme, l'état de mes connaissances, l'état de ma langue – trois sphères indépendantes, où exercer mes talents. Il t'arrive de les confondre : Le langage n'est pas tout, il n'est presque rien. Un Dostoïevsky ou un Tolstoï n'en ont fait aucun cas. C'est surprenant de la - 300 - - Cioran - Langue - part de quelqu'un, qui fut capable de haïr un plumitif à cause d'une intempérance sincèrement, adverbiale. simplement, Normalement, franchement, justement, effectivement, finalement, forcément, absolument, au fond, du coup, en fait - quand je vois la hideuse mutation qu'apportent ces avortons à la dégénérescence langagière générale, j'adhère à la haine, que tu portas à l'adverbe. Je ne peux pas me hisser sur les beaux remparts du français ; je dois me contenter de ses sombres souterrains. Si je parle si souvent de ruines, c'est en partie à cause de mes rafistolages au sein de l'équipe de la tour de Babel, dont la charpente se prête mal à l'architecture des tours d'ivoire (il paraît qu'en sacrifiant la hauteur à la profondeur, un recyclage soit possible : Nous creusons la mine de Babel - Kafka - Wir graben den Schacht von Babel). Et mes ivresses publiques ne rappellent que vaguement le miracle de la Pentecôte. Pratiquer la maxime, c'est créer mes propres balances, verbales, conceptuelles, vitales. Les bas-fonds de l'homme ou les labyrinthes de l'histoire se prêtent au façonnage presque fortuit, c'est la mesure finale qui compte. Ce n'est pas le cas du fragmentaire qui doit créer l'unité de mesure. - 301 - - Cioran - Défaite - Défaite À l'origine de mes meilleures espérances se trouvaient des pertes, suivies de l'étonnement de pouvoir me passer des choses perdues ; mon désespoir, lui, poignait surtout des acquisitions, qui m'asservissaient. Bâtir des navires, élever des phares, chercher des souffles et des houles la raison perce dans toutes ces résolutions réalistes. Mais rédiger des messages à confier à la bouteille de détresse est un passe-temps orphique, que seules comprendraient les sirènes, bien que l'un des meilleurs usages de la raison soit d'illuminer les naufrages. À nos quatre hypostases - homme, hommes, sous-homme, surhomme correspondent quatre éléments – air, terre, eau, feu ; et leur demeure commune, où ils pourraient ruminer leurs défaites respectives, seraient les ruines. Icare, Antée, Ulysse, Prométhée, au bord de mer, s'occupant du feu du phare, humiliés par la pesanteur de la terre et par la grâce de l'air. Consoler les naufragés par la hauteur de la lumière. La hauteur, accessible à mes ailes, dépendra de la profondeur de mes chutes. Sans la certitude d'avoir touché le fond, ma hauteur serait mesurée à partir de la platitude. C'est pour cela que la peinture du bonheur ou de l'équilibre s'avère si pâle, tandis que le souvenir de mes capitulations et débandades engendre tant de bigarrures. Et puisque le rappel du passé est toujours plus émouvant que l'appel du futur, porter le poids des finalités honteuses bien anticipées rend plus pathétique et mieux fondée ma voix amère. La hauteur n'est pas dans la capacité d'indiquer les directions, mais dans celle de voir nettement les chemins à ne pas parcourir. Tous les chemins se dessinent dans l'horizontalité ; dans la verticalité, il n'y a ni tournants ni pentes, que des élans et des chutes : Le chemin vers la hauteur et le - 302 - - Cioran - Défaite - chemin vers la profondeur sont un - Héraclite - et il n'est ni spatial ni même bidimensionnel, mais réduit à un point, où demeurera mon regard. Toute vie est une histoire de chutes : de l'extase (passion, poésie), vers l'enthousiasme (bonheur, harmonie) et vers l'ataraxie (équilibre, création). La plus pure des mélancolies naît de l'enthousiasme : on ne parvient pas à se maintenir à son pic extatique et finit par vivre de sa mémoire, douce, évanescente, enivrante et toujours belle. Une chute, amortie en caresses. La mélancolie la moins noble gît dans les déceptions : on s'attendait aux gouffres ou cimes, et l'on se retrouve dans la platitude – l'ennui déguisé en mélancolie. Par le travail implacable de la raison, toute justification d'une hauteur acquise s'érode et s'effondre. Et le but de la philosophie devrait être d'inventer de nouvelles raisons de s'immobiliser à la hauteur courante, de ne pas s'agiter. Plotin, Nietzsche, toi-même - pour la marche la plus haute, non-numérotée ; Épicure, Pascal, Dostoïevsky - pour l'avantdernière ; Platon, Tolstoï, Valéry - pour la dernière. Les plus ennuyeux des écrivains m'accablent avec leurs déceptions, se répandent en jérémiades, tout en enterrant leurs illusions, erreurs, naïvetés, s'apitoient sur la pureté et l'innocence de leurs premières croyances. Si la bonne place de mes succès est à la fin des actes, mes débâcles devraient se placer bien avant, au tout début, à la naissance même de mes rêves. Quand je réussis cette acrobatie psychologique, mon rêve se colore tout de suite d'une teinte nostalgique naturelle. Il est facile d'associer la défaite aux rouages incertains de mes enchaînements de pas ; la voir en fin de parcours demande déjà un peu de jugeote ; mais la placer carrément dans mes commencements est une gageure et un exploit rare. Tu l'as réussi. Tous mes désespoirs doivent déjà être bien digérés, avant que je ne m'attaque à ma délicieuse espérance, auréolée de soupirs et ouverte aux - 303 - - Cioran - Défaite - larmes. Ainsi, je n'apprends rien dans mes échecs ; tandis que de bonnes leçons d'humilité me sont données par mes entreprises réussies. Ton premier pas est en même temps le dernier. Et tu y mets l'essence de tes boutades ; ce pas est toujours une constante - la chute ; cette monotonie géométrique est épargnée aux adeptes des commencements elliptiques, chargés de variables et aux trajectoires imprévisibles, que chacun retrace, en fonction de ses tangentes, suicidaires ou jouissives. Quel est le grand créateur, qui reconnaîtrait, que sa vie eût été une réussite ? Personne. C'est l'arrière-fond des détresses qui perce chez les plus belles des plumes. Mais très peu réussissent leur mise en scène (souvent inconsciemment, comme Mozart ou Tchékhov). La maîtrise d'un style paraît en être la condition, à moins que ce soit le contraire, le style naissant dans l'intelligence, la noblesse et dans le courage d'assumer ses débâcles. Les chanceux, ont-ils un style ? Tu en doutais : Le style est le luxe de l’échec. Tu ne voulais confier tes appréhensions qu'à tes confrères : Il faut seulement dire quelque chose, qui puisse se murmurer à l'oreille d'un ivrogne ou d'un mourant. Il faudrait tout de même que la bouche du premier ait connu des flacons au bon goût et que l'œil du second ait vécu quelques inspirations avant l'expiration. Avec le temps, mes succès perdent de leur éclat, et mes déboires gagnent en importance. Le plus précieux, dans les poèmes comme dans la vie, est ce que tu rates - Tsvétaeva - Самое ценное в стихах и в жизни - то, что сорвалось. C'est un problème de voisinage : le succès m'insère parmi les autres, l'échec me laisse seul avec moi-même. Une bonne topologie consisterait à donner le meilleur prix (comme une bonne analyse - la meilleure métrique, c'est-à-dire la plus grande distance) à ce qui me touche. En dernière instance, toutes mes débâcles sont dues au manque de mes - 304 - - Cioran - Défaite - talents ; pour un défi minable je ne lève pas mon petit doigt, mais tout défi, pour lequel je m'apprête à lever ma plume, est hors d'atteinte humaine ; dans tous les cas, ma vue s'avère traitresse de mon regard, et je me retrouve sur un banc des accusés : L'ambition dont on n'a pas les talents est un crime - Chateaubriand. Il faut tenir à la grandeur de mes ratages ; échouer dans la marche, échouer dans la danse – deux états incomparables. Mais pour dédaigner de marcher, il faut avoir des ailes. Mais si j'ai envie de marcher, je dois oublier que j'ai les ailes. Et Nietzsche se trompe de chronologie des apprentissages : Qui veut apprendre un jour à voler doit d'abord apprendre à marcher - Wer einst fliegen lernen will, der muß erst stehn lernen. Comme la prose naquit jadis d'une poésie exténuée, la marche est de la danse, perdant de son envol. Cette atmosphère d'échec programmé donne à mes rapports avec le bien un caractère plus sacrificiel, que suite à n'importe quel dogme. Mais toutes mes joies garderont la tonalité mélancolique. D'ailleurs, Nietzsche ne sourit jamais : Plus grossier est l'œil, plus facile est le contentement ! D'où l'éternelle pétulance du troupeau. D'où la tristesse et cet air ombrageux, proche d'une mauvaise conscience, - du penseur - Je stumpfer das Auge, desto weiter reicht das Gute ! Daher die ewige Heiterkeit des Volkes und der Rinder ! Daher die Düsterkeit und der dem schlechten Gewissen verwandte Gram der Denker !. La bonne conscience est donnée en prime à tout gagnant de la vie. D'où la lubie du penseur : s'introduire auprès des perdants, pour satisfaire son avidité de neurasthénies, sa volupté de l'échec et sa volonté de capitulation, pour ranimer sa bile dans une écriture du désastre (Blanchot). Allègre en tristesse, triste en allégresse - G.Bruno - In tristitia hilaris, in hilaritate tristis. L'ignorance étoilée ou que le penseur rie - Martial - ride si sapis. Se soucier tant du passé désigne les hommes de la culture. Et la culture - 305 - - Cioran - Défaite - n'est pas ce qui sauve du naufrage vital (Ortega y Gasset - Cultura es lo que salva del naufragio vital), elle est ce qui rend plus extatique le style de mes messages, confiés à la bouteille, à bord de ce vaisseau fantôme qu'est la vie. C'est, peut-être, ce que voulait dire Nietzsche : Montez à bord, les philosophes ! - Auf die Schiffe, ihr Philosophen !. Les bons philosophes savent, depuis Pascal, qu'ils sont déjà fatalement embarqués, leurs havres d'intranquillité étant leurs propres épaves : pour se maintenir, comme Pyrrhon, à flot dans l'océan de l'esprit - Byron - to float, like Pyrrho, on a sea of speculation. L'homme moderne débarque de havre au havre, en traversées sécurisées. Qu'as-tu à lui dire ? J'ai toujours été du côté des épaves futures - normal pour toi, qui bâtis ton abri sous forme des ruines présentes. L'ancrage n'est qu'un naufrage d'un vaisseau fantôme, déserté par son équipage ailé. Tu t'occupes du vaincu, Nietzsche règle son compte au vainqueur : Je n'attaque que ce qui est victorieux - Ich greife nur Sachen an, die siegreich sind. Mon naufrage ne résulte ni d'une collision avec un vaisseau mieux manœuvrable ou mieux armé, ni d'une voie d'eau, due aux récifs inconnus ou à la vétusté de mes cales. Non, c'est la perte de tout port d'attache, l'implacable appel du large se convertissant imperceptiblement en appel du haut, où n'est réclamé que mon souffle. Et je baisse mes voiles, je me débarrasse de mes avirons ; mes messages de détresse se déposent dans des bouteilles, qui finissent par couler au fond du Temps. Tant de dives bouteilles à portée de ma plume, je n'ai besoin ni de tempêtes ni de naufrages, pour me mettre à la rédaction d'un message de détresse ; la chose la plus utile serait un bon bouchon, qui isole de l'océan humain mes mots solitaires, terrestres, aériens ou en feu. Dommage qu'il faille les envoyer vers une profondeur imprévisible, au lieu d'une hauteur prédestinée. Les ruines sont un meilleur symbole du passé que les épaves. Les ruines - 306 - - Cioran - Défaite - peuvent servir d'observatoire pour le surhomme, de souterrain - pour le sous-homme, d'habitat - pour l'homme, et même de cimetière - pour les hommes. Ces quatre personnages sont inséparables. Après le souterrain de Dostoïevsky, Nietzsche choisis les ruines, où se concentrent nos déroutes : L'humanité est un déferlement monstrueux de ratés, un champ de ruines - Die Menschheit ist der Überschuß des Mißratenen, ein Trümmerfeld. L'équilibre de Goethe, l'héroïsme beethovénien, c'est juste bon pour passer quelques soirées de velours ou de morgue, mais c'est l'immense frisson éperdu de Nietzsche, honteux devant ses déconfitures en poésie et en musique, qui me met dans une véritable tonalité artistique, celle d'un désastre annoncé, beau et horrible. Dans tes impasses s'ouvrent de belles perspectives. Les notes de tes imprécations particulières se déconstruisent et finissent par exprimer la joie d'acquiescement universel. De tes capitulations surgissent de belles alliances. Tu réduis en ruines tout projet de tour d'ivoire, mais tu n'en éteins pas l'étoile. Tu dénonces la pesanteur de la terre, pour mieux ressentir la grâce du ciel. Mes ruines sont un compromis entre une église et un tombeau, où s'entremêlent l'ouvert du ciel et le fermé de la terre, le dehors des appelés et le dedans des élus, la verticalité des voûtes et l'horizontalité des racines, le ver du doute et le ver certain. Tu confonds trop souvent nos débâcles nécessaires avec l'imperfection ou la hideur du monde. Tu répètes, avec Balzac, la même antienne, deux fois séculaire : l'échec retentissant d'un monde à la dérive, bouleversant toute la tribu. Moi, je vois le paisible succès d'un monde sur-ordonné, étouffant l'élan de tout solitaire. Par ailleurs, toute dérive, aujourd'hui, se calcule comme toute autre trajectoire en continu. Arrivé au stade extatique de tout ce qui est beau ou grand, j'ai des raisons d'égale justesse pour me dire bienheureux ou bien prêt à me pendre, - 307 - - Cioran - Défaite - question de goût ou de style ; tu votes pour la seconde issue, la plus facile, Nietzsche - pour la première, plus ardue, et moi, je n'exclus ni l'une ni l'autre, j'en cherche des unifications. Encore faut-il savoir atteindre une extase. Si être né est déjà un forfait, vous imaginez l'opprobre qu'il faut jeter sur mes gémissements, mes actes, mes idées ! Il se trouve que les secousses, que m'inflige ton dégoût fracassant, mettent en branle les mêmes cordes, qui résonnent, habituellement, aux évocations autrement plus délicates, comme la caresse, la tendresse, l'ironie, la pitié. J'ai un goût pour la liberté du faible, du vaincu, de l'ange : Leopardi, Lermontov, toi. La liberté prônée par Goethe ou Baudelaire, liberté du fort, du gagnant, du démon, Lucifer ou Léviathan, - est grégaire, en seconde lecture. Je reste moi-même avec ce qui, conçu par mon âme, ne parvient pas à se matérialiser par mes vastes mains ni même par mon haut esprit, je veux rester avec ma verticalité suffisante. Tu voyais ces échappées sous le même angle : Je suis de tout ce qui m'échappe. Ce qui s'appelle homme de désir. Les choses échappent en largeur - aux adeptes de l'avoir, en profondeur - aux spécialistes du faire, en hauteur - aux ratés de l'être. Dans la vie banale, comptera ce qui pesa ou s'exprima, pour mon esprit ; dans la vie secrète, je ne garderai que l'impondérable et l'indicible de mon âme. Tu es d'accord avec moi : D’une vie ne reste que ce qu’elle n’aura pas été. Je fais par l'esprit et par le muscle, et je suis – par l'âme ; un bonheur et une utopie impossibles – que mon faire coïncide avec mon être. L'esprit a pour fonction la production de la puissance, tandis que l'âme me fait pencher en faveur de la faiblesse, et j'appelle cette dernière faculté – force d'âme ! Tu la vois à sa place dans la capitulation : Il n'y a de force d'âme que dans la résignation ! - 308 - - Cioran - Religion - Religion Avec le protestantisme austère de Nietzsche et avec le catholicisme cérémonieux de Valéry, l'orthodoxie joyeuse de tes débuts complète et clôt ce cercle chrétien de l'ex-pieuse Europe. Pourtant, l'un déclare Dieu mort, l'autre Le snobe, et toi, tu en fais un absent. Tout Dieu officiel étant une idole, le crépuscule de celles-ci annonce la mort de celui-là ; le Dieu des sages est une icône - ils saluent la ténèbre valorisant leur cierge. Idole - fond et corps ; icône - forme et visage. Concept ou image. Pour les fils de prêtres, Nietzsche ou toi-même, la mort de Dieu est aussi grave qu'un mal de mer dont souffrirait un fils de marin, mais dont devraient se moquer ceux qui tiennent à la terre ou aux cieux fermes. Mais, partageant le même respect pour ce qui n'existe pas mais nous bouleverse, vous dépassez l'humain transparent, pour vous plonger dans l'humain opaque, qu'il s'appelle surhumain, mental ou mystique. Un athée est souvent un homme châtré, soit de l'intelligence, soit de la sensibilité, soit de l'âme. Ce qui peut rendre sa voix plus pénétrante. La greffe au cerveau ou aux glandes lacrymales, que subit un homme pieux, ayant rencontré Dieu, ne rend plus viriles ni sa pensée ni ses lamentations. Seule la compagnie d'un Dieu inconnu conduit à l'invention, cette seule authenticité humaine. Je m'ennuie à décrire les horloges, j'ai envie de démasquer l'Horloger, ou, plus précisément, son Dessein. Mais Son masque est Son invisibilité pour mes yeux, invisibilité inconcevable, incompréhensible, moqueuse. Alors je suis obligé de passer des yeux impuissants et passifs au regard créatif et actif, pour chanter l’œuvre, en absence de l'ouvrier cachottier. Je ne comprends pas pourquoi on refuse au Seigneur toute division et - 309 - - Cioran - Religion - toute ténèbre ; pourtant, tout Verbe est division, comme toute création. Quant aux ténèbres, il fut un temps, où il fallait craindre la nuit, aujourd'hui, c'est le jour qui effraie davantage. Quel genre littéraire pratiquerait le bon Dieu, s'il Lui fallait paroliser le Verbe ? Je ne Le vois ni en romancier d'Éden, de Sinaï ou de Patmos, ni en psaumier, ni en libertin des Cantiques, ni même en critique de l'Ecclésiaste. Je Le verrais en Job, geignant avec un peu plus d'ironie, au milieu de ses déjections ratées. La honte se glissant par erreur dans la panoplie divine ; l'ontologie se transformant en honto-logie. L'admiration devant l’œuvre devrait se mettre au-dessus de ma faiblesse, de mon horreur, de mon inquiétude, auxquelles on attribue bêtement mon besoin de reconnaître un Créateur suprême. Là où doit naître un Chrétien, il doit y avoir de l'inquiétude - Kierkegaard. L'accouchement sans douleur devint à portée de tout écorché vif ; de plus en plus de Chrétiens préfèrent les maternités, où la quiétude étouffe tout hurlement. Même l'Éros énergumène (Valéry) oublia le pathos de la peine. Ceux qui sont sans âme n'ont plus d'états d'âme. Les pauvres d'esprits ne sont plus pauvres. Ce n'est ni le cœur (Pascal) ni l'âme (les romantiques) qui sentent Dieu, mais bien l'esprit (Valéry). Ne le reconnaissent que ceux qui ont du cœur et qui s'identifient avec l'âme. Dieu est peut-être : Verbe - pour l'esprit, Amour - pour le cœur, Musique pour l'âme et Caresse - pour le corps. Un corps, voué à la déchéance, a plus besoin de consolation que l'âme immuable : Dieu n'est pas une exigence de l'âme, mais du corps - R.Debray - l'esprit et l'âme se chargeant d'anesthésies ou d'euthanasies. L'égale présence divine dans la merveille des choses, dans la vision que l'homme en a, dans le mécanisme des yeux. Mais, pour comprendre le dessein de Dieu, il faut se demander : quel savoir et quelle jouissance - 310 - - Cioran - Religion - sont possibles sans recours aux yeux ? Et l'on constate que la seule science, pouvant se passer d'yeux, est la mathématique et la seule émotion, invitant même à fermer les yeux, réside dans la caresse. Aux commencements étaient le nombre et la caresse. L'infini des théologiens m'est hermétique ; celui des mathématiciens est beaucoup plus suggestif quant à la nature du divin : il n'est ni naturel ni rationnel ; quoi que je verse en lui, il reste inchangé ; il annihile toute quantité, qui veuille se diviser par lui ; tendre vers lui veut dire que, tôt ou tard, je doive tourner le dos à tout jalon fini. Me sentir porteur de l'absolu, qu'aucun microscope ne dévoile, qui galvanise mon regard et mes mots, mais fuit mes yeux et mes gestes. Mais j'en suis porteur originel, non-contagieux, et non pas incroyant contaminé par l'absolu, comme tu te vois toi-même. Rien à l'extérieur, qui ne ferait pas partie de moi-même. Dieu a tout fait de rien. Mais le rien perce - Valéry. Ce qui ne peut que rendre admiratifs ceux qui savent, que le Créateur est celui qui n'est pas. D'où l'intérêt de tenir prêtes mes propres vacuités au cas, où Dieu retrouverait l'envie d'agir. Il faut Lui préparer, peut-être, un vide salutaire de l'âme ou le désert prophétique de la raison - pour qu'Il puisse s'y révéler (mais ne pas oublier, que le vide de Baal fut censé communiquer avec les étoiles). Tu es plus pessimiste que moi : Lors même que nous croyons avoir délogé Dieu de notre âme, il y traîne encore. Déloger ce qu'il y a de meilleur en moi, c'est m'absenter, ironiser ; me manifester par l'acte, c'est traîner. Même la simple raison me pousse à chercher du merveilleux dans l'harmonie du monde, mais seule la grâce le fait découvrir, sans recherche ni attente. La grâce se passe et de raison et de foi, et tu as doublement tort : L'attente de la foi est un autre mot pour grâce. Dieu - une proximité bénie ou béate : Rien de plus près de nous que Dieu - Valéry. Dieu est la justification du monologue, par la forme, et - 311 - - Cioran - Religion - l'impossibilité du dialogue, par le fond. Toi, tu t'adressais plus souvent au Prince de ce monde, au Diable. Et les trois hypostases indissociables de ma trinité - la caresse, le regard, la noblesse - semblent représenter le Diable, puisque l'apôtre préféré de Jésus les définit comme concupiscence de la chair, concupiscence des yeux et l'orgueil de la vie. La plus glaciale des indifférences s'appelle platitude, et la caresse, à l'opposé de la platitude, est à l'origine de l'amour, de la musique, de la poésie, de la conscience. Une caresse brise la glace infinie du monde telle est la leçon merveilleuse du Christ - Iskander - Космический холод мира преодолевается лаской. В этом чудо учения Христа. Dommage que le Christ se soit arrêté sur le seul premier domaine, à moins que les autres ne soient que des expansions du premier. Pourquoi les hommes raisonnables préfèrent la reptation au vol ? Il me paraît monstrueux, que l'homme ait besoin de l'idée de Dieu, pour se sentir d'aplomb sur terre - Gide. L'idée de Dieu est ce qui me fait croire, que ma bosse peut cacher de belles ailes. Les meilleurs croyants sont sans Dieu, comme les meilleurs héros sont sans phrases (Bakounine : les anarchistes – héros sans phrases - анархисты - герои без фраз). Tandis que chez les pires la foi consiste à ne pas croire (aux sens, à la raison) Valéry. L'artiste d'antan voulait s'adresser à Dieu ; celui de nos jours se produit devant son spectateur ou son lecteur ; l'homme se pavane devant la femme ; la femme s'exhibe devant l'homme. Dans le lac, l'artiste Narcisse n'avait pas trouvé un miroir, mais une frontière, qui l'isolait des autres (comme la fontaine de Villon ou la mer de Valéry) ; le visage qu'il aimait était peint par son imagination, en tête-à-tête avec le dieu de la beauté. Et le visage est peut-être ce que j'ai de plus intérieur. Socrate, dans sa seule prière : Cher Pan, donnez-moi la beauté intérieure, et que l'extérieur soit en harmonie avec l'intérieur ! - l'avait bien compris. - 312 - - Cioran - Religion - Il ne suffit pas de parler devant Dieu ; encore faut-il que je parle à moimême, comme Hamlet, comme Pascal, comme Valéry. Et c'est ce qui te manque ; tu t'adresses tout le temps aux autres. Même le destinataire de Nietzsche, le surhomme, n'est qu'une seule facette de soi, portant la puissance et méprisant la faiblesse. Mais ce qui est vulnérable en moi est plus noble. La pose d'hérésiarque est trop facile ; plus digne est d'agir en évangéliste. C'est pourquoi Nietzsche, évidemment, t'est largement supérieur. Mais toi, avec tes remèdes de cheval contre toute illusion, tu me procures une des plus belles des illusions : celle de pouvoir me passer d'écurie et de harnais et de me contenter de ruades. Parmi mes contemporains, je n'en connais pas un, qui serait plus touché, plus attiré par le sacré que toi, mais les hommes voient en toi un blasphémateur arrogant. Peu de poètes m'ont apporté autant de joie de vivre parmi des fantômes que toi, mais les hommes ne voient en toi qu'un éteignoir de tout enthousiasme. Quel siècle de taupes ! Comme les chemins obliques par rapport au droit chemin, dans la recherche du sens, l'obscurité de mes origines est plus prometteuse que la clarté de mes fins. La foi et l'amour, ces supports palpables de mes espérances, quittent les cœurs avilis des hommes. L'espérance, c'est l'appel et l'attrait des chimères, et ce qui la remplace, dans mon cœur, est le calcul, qui est l'appât du visible. L'espérance est ce rêve, qui tient en éveil ton âme (Aristote), apothéose d'une âme vaincue : L'espérance est la plus grande victoire, que l'homme puisse remporter sur son âme - Bernanos, et, pour toi, même son agonie : Se déshonore quiconque meurt escorté des espoirs, qui l'ont fait vivre. Les poètes et les croyants s'entendent sur le sens à donner à la prière : entamer un dialogue impossible avec son soi inconnu. Pour le croyant, - 313 - - Cioran - Religion - l'objet de la prière est la foi réglementaire, mais tu demandes : Imaginet-on une prière, dont l'objet serait la religion ?. Oui, car la prière fait partie de ces méta-outils, qui peuvent servir pour fabriquer d'autres outils. Le mot n'aiguise-t-il pas le Verbe ? Il est possible, que la seule voie qui conduise à une vision saine de Dieu est celle qu'emprunte mon soi connu, pour se tourner vers mon soi inconnu. Celui-ci est assez éloigné de l'en-soi hégélien (qui s'exprime, tandis que le soi inconnu ne fait qu'imprimer), mais il est assez proche du Dieu le Père, surtout dans ses rapports avec le Fils, ce soi connu, engendré par une voie non naturelle, et qui ne cherche qu'à traduire la volonté du Père ; pour observer leurs relations impénétrables, on aurait besoin d'un esprit, sain ou Saint. Rien de lisible chez moi n'émane de mon soi inconnu ; je ne fais que recevoir, par lui, de l'inspiration intelligible et vivre une aspiration sensible vers lui. Tant que je me sens porteur de ce mystère, je ne dirai pas que Dieu est mort. - 314 - - Cioran - Musique - Musique Il doit y avoir de secrètes passerelles entre la bonne philosophie et la musique, puisque toi, comme Nietzsche et Valéry, tu en es épris, de toutes les deux. La philosophie, c'est la communication avec la vie sans intermédiaires ; mais c'est aussi la nature de notre invasion par la musique. L'une des plus grandes découvertes qu'un philosophe puisse faire est la vision de la musique comme de la forme même de sa production littéraire ; le non-philosophe voient partout des objets muets et il s'en détourne, tandis que le philosophe distingue partout du bruit, qu'il doit transformer en musique, grâce à ce compositeur qu'est son regard. En littérature, la poésie s'oppose à la prose ; en philosophie, la musique s'oppose au bruit ; en poésie, le chant s'oppose à la parole – c'est ainsi, que, dans le monde de l'action, la danse s'oppose à la marche. Le penseur transforme, le philosophe amplifie, le poète filtre. Le chant du poète anime le silence du cœur, comme le sens divin remplit le vide de l'esprit. Le chant est aussi éloigné du bruit sensible, que le sens - de la représentation intelligible. Et Chateaubriand se trompe de source : Les poètes sont des oiseaux : tout bruit les fait chanter - la musique naît dans l'âme, qui, chez le poète, est toujours neuve. Et que Nietzsche a raison : Cette 'âme nouvelle' devrait chanter et non pas narrer ! - Sie hätte singen sollen, diese “neue Seele” - und nicht reden !. L'âme est musicale, et le souci d'acoustique la rend alliée de certains vides ; l'esprit ne tolère pas le vide ; si je ne le remplis pas d'une culture, c'est à dire d'un souci d'excellence, il sera envahi par le fait divers, ennemi du souci de l'être. L'écrit ne vaut que par sa musique ; et le descriptif et le discursif ne sont - 315 - - Cioran - Musique - que bruit, si le récitatif ne s'y mêle. Valéry a bien vu la fonction de la philosophie : Constituer le monde et l'homme comme la musique a été constituée à partir du bruit. Le même défaut d'oreille depuis Quintilien : On écrit pour raconter, non pour prouver - Scibitur ad narrandum, non ad probandum - prouver, dans l'art, c'est séduire, induire en extase. La musique ne peut sauver un discours que s'il est impénétrable. Les obscurités pénétrables (Mallarmé et Valéry) dépendent beaucoup moins de la musique ; une fois l'œuvre pénétrée, ou bien je m'aperçois, que le tambourinage est son interprétation la plus juste (Mallarmé), ou bien qu'une orchestration, plus subtile qu'à première ouïe, s'impose à mon esprit (Valéry). Dans l'œuvre ne compte que la face musicale : l'âme du compositeur et ses notes. Quelle belle hiérarchie établis Valéry : Subordonner les œuvres à ce qui produit les œuvres et ce qui produit les œuvres à ce qui est capable de les produire ! Ce qui subordonne le Père et le Fils au SaintEsprit, le créateur et l'inspirateur - au poète ! Dans l'art, l'action s'oppose à l'image. La musique - pure action sans images ; la peinture - pure image sans action ; la poésie - image se muant en action. Agir, pour un artiste, c'est suivre, dans sa solitude, les lois de l'harmonie poétique, du rythme du cœur, de la mélodie de l'âme – voilà ma danse. La marche, c'est l'inertie, la routine, l'imitation, au milieu des autres. La disqualification de l'action est une question des tempi et mouvements : transformer tout andante en cantabile. La musique de la vie est toujours nostalgique : face à l'enfance trop lointaine, à l'espérance trop haute, à la faiblesse trop profonde ; mais son bruit est triste, monotone ou cynique. Un artiste peut renoncer à reproduire le bruit et à ne produire que de la musique ; c'est ce que tu fais. Mais la musique de Tchékhov est plus ample, puisqu'elle comprend le bruit, dont l'horreur ou l'ennui sont joués, en contre-point, par sa - 316 - - Cioran - Musique - musique. Face à l'Europe, le Russe reconnaît volontiers se trouver au milieu d'une oasis d'horreur dans un désert d'ennui - Baudelaire. Le besoin d'élargir la gamme musicale te pousse, toi l'enthousiaste, vers les notes lugubres et le négateur Nietzsche – vers les notes acquiescentes ; tandis que le musicien de l'intérieur, Valéry, reste fidèle à son élégance primordiale. Tout est inventé chez toi et Nietzsche, et authentique – chez Valéry. Les meilleures pages de philosophie et de poésie perdent de leur beauté et force, quand je les développe ou justifie. S'il faut expliquer la chose, il ne faut pas l'expliquer - Hippius - Если надо объяснять, то не надо объяснять. L'expliqué est ce que je peux passer outre : Il n'est en art qu'une chose qui vaille : celle qu'on ne peut expliquer - G.Braque. Sous une belle forme, je peux toujours découvrir un bon fond, mais il vaut mieux ne pas l'exhiber. Nietzsche sait que l'évident est nul : Ce qui a besoin d'être démontré ne vaut pas grand-chose - Was sich erst beweisen lassen muß, ist wenig werth. Un don musical ou pictural est le seul à pouvoir pallier à l'incapacité de formuler de bonnes définitions. Tout l'esprit d'un auteur consiste à bien définir et à bien peindre - La Bruyère - le et devrait y être substitué par le ou. Nietzsche et Valéry sont les seuls à réunir ces deux talents. L'essence du monde se réduit au fond mathématique et à la forme musicale ; et, respectivement, il n'y a que ces deux seules sortes de génie humain, maîtrisant la mystique soit du nombre soit de la mélodie, de l'être ou du devenir ; dans d'autres domaines, il ne peut y avoir que des talents. C'est autour du vide que s'éploient les plus forts vocables : tentation, crainte, recherche (Maître Eckhart), chute (toi-même), rayonnement (le prince de Lumière, le Bouddha). Je l'associe au travail, à la veille comme le beau silence opposé au sommeil, mais ami du rêve. Le vide est un silence élaboré, sur le point de recevoir le mot musical. La kénose des - 317 - - Cioran - Musique - contraintes aboutissant à l'apothéose des buts. Le bavardage des autres ne serait-il pas le silence des mots ? Si la musique fait défaut, il faut se taire - A.Blok - Лучше молчать, если нет музыки - la meilleure réplique à Wittgenstein. Ce n'est pas l'absence de musique, mais sa qualité enfantine, qui caractérise la métaphysique professorale, comme le voit bien l'humour de Valéry : Tout ce qui est métaphysique me semble ce qu'il y a de plus léger et devoir être traité à la Rossini. Que le raseur pullule chez les barbiers pourquoi s'en étonner ! Même chez les bûcherons, un traitement lourd, à la Wagner, n'apporte pas grand-chose à la science de l'impondérable. Et Schopenhauer et Nietzsche, préférant Rossini à Mozart, ne témoignent que de leurs vies inabouties. Nietzsche n'a rien à dire ; son message est dans le chant. S'il avait écrit avec la lourdeur littéraire de Hegel ou Schopenhauer, personne ne l'aurait pris au sérieux. L'attouchement de mes cordes, habituellement hors d'usage, l'oubli de toutes les connaissances, la soumission à une voix plus pénétrante que la raison la mieux renseignée. De tout carillon de Valéry, le marteau de Nietzsche extrait ton glas. Ils croient pouvoir maîtriser la pensée, en comprenant comment elle marche. Tandis que Nietzsche sait qu'il faut apprendre à penser, comme on apprend à danser - daß Denken gelernt sein will, als eine Art Tanzen. Tous, aujourd'hui, ne s'occupent que de faire marcher les rouages d'une vie commune ; ils oublièrent la danse, qui ne naît qu'au fond de nousmêmes, puisqu'ils n'écoutent que le forum. Seuls les poètes se désolent, quand on n'a plus assez de musique en soi pour faire danser la vie… Céline. Tant et si bien que le danseur se mue en calculateur. J'aurais dû habituer la vie à ma polyphonie dès le plus jeune âge ; la danse de Nietzsche s'appelait chaos : Il faut porter un chaos en soi, d'où peut - 318 - - Cioran - Musique - émerger une étoile qui danse - Man muss noch Chaos in sich haben, um einen tanzenden Stern gebären zu können. C'est l'un des miracles de la Création que d'avoir mis, dans la sensibilité de nous tous, ce prurit, ce besoin mystique, illogique, de la danse. La danse ne fait pas partie du paradigme ludique banal. Elle n'est pas un jeu, pour m'exciter, mais un appel, m'invitant à me rendre dans une autre vie, où tout l'arsenal d'homme aptère se métamorphose en celui d'artiste ailé. Elle n'a pas besoin de partenaires ou d'adversaires ; elle n'est pas mue par l'appât de gain – elle est plus près d'un chant du cygne que de l'impatience avare de joueur. Lorsque je danse, je reste trop longtemps suspendu dans l'air, je ne laisse de traces que dans l'air ; l'air est l'élément de toute poésie, amoureuse du feu. Or, c'est selon les empreintes laissées sur la terre que ce siècle juge mes pirouettes ; mes chances d'y être remarqué et apprécié sont minimes. La danse est à la marche ce que l'écriture en hauteur est à l'écriture en longueur. Le bruit de fond, face à la musique, de pure forme. - 319 - - Cioran - Solitude - Solitude La puissance chez Nietzsche, le langage chez Valéry, la solitude chez toimême – vos thèmes pivotaux, où joue votre liberté plutôt que votre expérience, votre obsession idéelle plutôt qu'une maîtrise réelle. Pour cette raison, le commentaire ci-dessous sera une extrapolation plutôt qu'un écho. Bien sûr que le créateur triche : s'il reconnaissait, franchement, l'absolu de sa solitude, il ne verrait aucun intérêt dans une prise de plume. Tu vois dans l'inconscience l'explication de cette duplicité : La force d'un être réside dans son incapacité de savoir à quel point il est seul. Les vraies affres de la faiblesse sont donc dans cette lucidité, qui m'empêche de m'agiter et d'agir. Et si le mal résidait exactement dans le sacrifice rituel à cette force ? Et le bien - dans la discrète fidélité à cette faiblesse ? La faiblesse serait, hélas, le seul moyen qu'ait le solitaire pour préserver sa hauteur, puisque dans la solitude, le plus fort s'effondre - Nietzsche - der Stärkste geht an der Einsamkeit zugrunde. La solitude désapprend à Nietzsche la vie, à Valéry – l'ironie, et à toi – la proximité : Je méprise le Chrétien parce qu'il est capable d'aimer ses semblables de près. Pour redécouvrir l'homme, il me faudrait un Sahara. Un vide d'adeptes total – autour de ce qui est essentiel, chez vous, tous les trois. La solitude de l'état d'âme de Nietzsche, la solitude de l'état mental de Valéry, la solitude de tes mots à toi. Nietzsche est commenté et apprécié par les professeurs impassibles, Valéry – par les duchesses et les salonnards, toi – par les écrivains repus et jaloux. Valéry est censé n'exhiber que des pensées pour albums de filles, tandis qu'il y a chez lui beaucoup plus de rigueur, sans parler de profondeur, que chez Spinoza. Mais il a le malheur de se moquer du verbiage argotique - 320 - - Cioran - Solitude - des métaphysiciens, qui, en retour, lui opposent un froid mépris. Rarement une aussi belle pensée resta aussi solitaire. Et ta langue solitaire, de quel siècle est-elle ? Qui doit en être le lecteur le plus concerné et opportun ? Et si elle était la quintessence du français des cinq derniers siècles ? Avec toi, au moins, je ne me trouve pas dans les aéroports, hôtels ou bibliothèques, comme avec tous mes contemporains. Depuis l'Antiquité jusqu'à nos jours, il existèrent trois types de philosophes, dont la voix s'articulait : dans un dialogue (avec un complice), dans un soliloque (du soi inconnu), dans un chœur (avec un rôle dicté par l'époque) – Platon, Nietzsche, Hegel. Les solitaires furent toujours plus pénétrants – Héraclite, Pascal, Valéry. Ce qui n'est qu'une ruse de raison est présenté souvent comme un paradoxe : moi, le créateur solitaire, je dois avoir un interlocuteur, un destinataire de mes messages, tandis que le producteur peut s'en passer, la production étant de plus en plus mécanique. Devant qui écrire ? Les artisans écrivent devant l'éditeur, le public, les collègues, les femmes. Moi, l'artiste, je dois écrire devant Dieu, incarné dans mon soi inconnu, capable de donner un sens céleste à mes tableaux terrestres. C'est mon regard qui détermine le rang de mon prochain - mouton, robot ou Dieu. Tu te places en hauteur : Dieu seul a le privilège de nous abandonner. Les hommes ne peuvent que nous lâcher. Le comble de la solitude : souffrir de ne pas avoir quelqu'un suffisamment attaché à moi pour m'abandonner. Les degrés inférieurs, moins pénibles : on m'oublie, on me lâche… L'homme grégaire s'effraie du désert intérieur et se dissout dans les disputes extérieures. Je ne trouve pas de désert extérieur à ma mesure, où je pourrais clamer, exposer mes égarements intérieurs. Ce n'est pas l'absence d'oreilles qu'est la vraie solitude, mais bien l'absence de déserts inspirateurs. Il n'y a plus de déserts. Il n'y a plus d'îles - Camus. Plus de mirages, que des oasis viabilisées ; plus d'îles flottantes, que des terres - 321 - - Cioran - Solitude - fermes. Voilà pourquoi il faut renoncer à scruter le vaste horizon et ne croire qu'en hauteur du firmament. L'horizon, c'est la culture, et le firmament – la nature. Celui qui se sent héritier de la culture reproduit, banalement, l'arbre ancestral, doté d'insignifiantes greffes. Dans ma nature, ma déshérence, je donne naissance et vie à tout élément de mon propre arbre, quitte à unifier quelques racines, rameaux ou fleurs avec autrui. Mais toutes ses ombres ne sont qu'à moi. Je peux peindre soit la forêt soit l'arbre, et je peux même ignorer quelle est l'origine de mes couleurs, dans l'espèce ou dans le genre, mais je dois peindre a cappella, ma voix doit toujours être celle de l'arbre non accompagné. Nul homme n'est une île, tout homme a son continent J.Donne - No man is an island, every man is a part of the main - mais dans ma bouteille de détresse on doit découvrir un chant insulaire, une féerie, et non pas un récit protocolaire d'une scierie. La musique me rend exilé de tous les pays, mais la poésie, tel un arbre, m'accueille, et je parviens, à travers ses arômes ou ses ombres, à embrasser son sol, même si je m'égare dans ses racines et m'embrouille dans ses voiles. La poésie est patrie des déracinés et terre promise des désancrés. Je poussais mes racines dans des profondeurs – et je n'y vécus aucune rencontre ; j'étendais mes ramages – personne ne vint cueillir leurs fleurs ni se réfugier dans leurs ombres ; c'est l'une des raisons, pour lesquelles mes meilleures inconnues s'incrustent désormais dans mes cimes. Pourtant, quand je scrute mon propre écrit, sur la plupart des critères littéraires je trouve facilement des accointances ou lignes d'héritage ou de partage avec les autres ; seule la nature de ma noblesse, recherchée, inventée ou peinte, qui n'admet pas de franche proximité et me singularise radicalement ; mais, par exemple, en matière de goût ou d'intelligence, je sens très nettement le souffle fraternel de Nietzsche ou - 322 - - Cioran - Solitude - le regard complice de Valéry. Socrate et Jésus m'étaient fort sympathiques, jusqu'au jour, où j'aperçus, que leurs soliloques ou dialogues n'étaient qu'échos de places publiques. Mais Prométhée et Job devaient trop leur héroïsme à la flamme ou au fumier, où il me fallait du froid et du flair. Le moulin à vent m'obstruait la vue de l'île déserte du rêve, île en tant que terre promise de Don Quichotte. Et je leur préférai Hamlet et Faust, se contentant de fantômes pour bâtir de beaux dialogues, sous forme de soliloques décousus. Et s'ils sont si forts en philosophie, c'est que peut-être ils fréquentèrent la même Université allemande que Luther et Stavroguine. Plus réduite est la multitude, contre laquelle je tempête, plus fière sera ma pose de colérique. Je commence par fulminer contre une élite, et bientôt mon arc n'aura plus besoin de flèches. Pointer une cible brillante plutôt que pilonner un monstre excessivement mat. Comme Valéry, pestant contre Pascal, ou toi – contre Valéry (ou Nietzsche - mal avalant son ressentiment face à Socrate, au Christ ou à Wagner). Les goûts respectifs pour l'acquiescement silencieux ou pour la bruyante révolte naissent d'une même source - une dévorante ambition. Ou bien je me tourne vers la liberté, la mauvaise foi, l'authenticité (Sartre), et je finis par un beuglement, bête et solidaire, du troupeau, ou bien je me contente de l'aristocratisme, et je me recueille dans des commencements impertinents et solitaires. Les idées décorent bien nos parcours ; notre commencement, lui, s'illumine mieux par les mots inattendus et la hauteur du ton. La même, et étrange, intonation, faite du mot distant, se reflétant dans lui-même et effleurant à peine la vie, se retrouve chez cette sorte de métèques que sont Casanova, Pouchkine, Nietzsche, Valéry, Nabokov, toi-même. Ne pas être sûr de mes racines ou de mes paysages aide à cultiver le climat de mon propre arbre. L'exil, dans un autre climat, dans une intelligence fermée, dans une langue étrangère. - 323 - - Cioran - Solitude - Côté plaisant de l'état d'exil endémique : je ne m'adresse à mes patries perdues qu'en poèmes. Peut-on rédiger une requête, un bon de commande ou une réclamation à l'encontre d'un fantôme ? La vue d'aucun pays ne fait plus battre plus fort mon cœur : Ici, enfin, je suis chez moi ! Il n'y a que l'arbre solitaire, le Delphes béotien ou le Paestum sybarite, bref, de nobles ruines, qui pourraient accueillir mes nostalgies. On échoue à rendre un vrai état d'exil (Ovide, Pétrarque, Dante, Pouchkine, Dostoïevsky, H.Arendt, S.Zweig), on ne réussit qu'à en esquisser la pose (Sénèque, Casanova, Byron, Nietzsche, Kafka, S.Weil, Nabokov, toi-même). Et l'exil n'est pas le seul état d'âme, qui reste toujours à inventer, je soupçonne, que l'amour, la foi et la noblesse possèdent la même étrangeté. La solitude, vécue comme un rêve, enchante ; vécue comme une réalité, elle te fera déchanter. La solitude, tant qu'elle reste un sentiment, est caresse et rêve. Ensuite, elle devient un savoir, qui te poussera à te désespérer - A.Blok - Одиночество, пока оно остаётся чувством, томит и нежит. А потом оно становится знанием, и тогда оно заставляет себя чернить. Nietzsche voyait la foule en lui-même ; les autres la guettent dans la rue, sans soupçonner qu'ils en fassent partie. C'est l'emploi de termes de foule ou d'élite qui place l'homme d'aujourd'hui dans la catégorie de conservateurs ; formellement, j'en fais partie, avec, toutefois, ces deux détails : je vois, que tous les riches sont dans la foule, et presque tout homme d'élite est un naufragé. Le délire racial nazi et la manie verbale américaine d'être absolument original dans les moyens, et qui font de ces deux tribus – des moutons et des robots – contribuèrent à entretenir un immense malentendu autour du surhomme, ce solitaire qui se concentre dans ses premiers pas, dictés par ses propres contraintes. Pour être premier, il est nécessaire d'être seul ; mais être seul ne suffit - 324 - - Cioran - Solitude - pas pour être premier. À l'article près, c'est du Lucien : Si c'est le premier, il n'est pas le seul. Si c'est le seul, il n'est pas le premier. La virginité de l'absolu. Le sot emmène dans sa solitude la banalité de l'universel ; toi, tu t'y débarrasses de ce qui n'est pas unique : La solitude n'apprend pas à être seul, mais le seul. Je sors de ma tanière, hagard et naïf ; je glisse vers vos forums ; je tends ma main en espérant, comme toujours, que quelqu'un la serrera fraternellement. Et, comme toujours, on y met soit de l'argent, pour que je subsiste, soit un pavé, pour que je résiste, soit un numéro, pour que j'existe. Je me tourne vers tout, personne ne le remarque. Je me détourne de tout et je me remarque. Chacun de mes sens a sa solitude ; la solitude de la main : personne à en solliciter la caresse ; la solitude du palais : aucun goût ne partage mes ivresses ; la solitude des yeux : aucun reflet de ma flamme ; la solitude des oreilles : aucun écho de ma voix ; la solitude du nez : aucun flair ne mène à ma hauteur, vers mes ruines. Je suis d'autant plus seul, que je prends l'habitude de fréquenter l'homme inventé. L'homme des cavernes, l'homme d'une île déserte, l'homme de la terre, l'homme du mot ou du regard sont tous des créatures inventées, auxquelles j'offre mon amitié et ma simplicité. Je reconnais très facilement mes meilleurs interlocuteurs : ce sont ceux avec qui je reste hautement seul. Mais l'homme du forum m'encercle et me rend hargneux, biscornu, compliqué et bassement seul. Ils vivent dans la terreur, que leur étable préférée ne devienne une île déserte ; je tremble pour mon île déserte, qu'elle ne figure un jour sur leurs cartes de navigation. Dans toute ma vie, je n'ai repoussé que deux ou trois mains, tendues vers moi ; c'en a été assez pour que, en tout lieu pourvu de toit, un banc des accusés se présente aux yeux de ma mémoire ; bénie solitude, qui permet de ne pas multiplier les mains accusatrices, bien qu'elle me prive de mains - 325 - - Cioran - Solitude - secourables. Toute coulée de mots, même des plus inclassables, est destinée, en général, à se jeter dans un courant plus vaste, pour se dissoudre enfin dans un océan, où se rencontrent le tout-à-l'égout, les larmes et les encres ; la prédestination de mes mots serait semblable à ces torrents sahariens, qui finissent par se perdre au milieu d'un désert, ayant juste le temps de témoigner de la hauteur de leur naissance et de ma dernière soif. De près, je ne touche qu'à la gangue (les mains), au gang (l'oreille), au gag (le cerveau). Je n'aime que par le regard accommodé aux mirages. Et pour que ma voix soit poétique, mon regard doit être philosophique. Dans les écrits philosophiques, je distingue trois genres : une cotisation à sa guilde, une recherche de rencontres, un cri dans le désert. La vocation, la convocation, l'invocation. La provocation, elle aussi, y a sa place, pour faire fuir de faux confrères et rapprocher de vrai frères. Parmi ceux qui professent des avis contraires aux miens, tant d'âmes proches ; et, chez mes voisins en esprit, - tant d'étrangers lointains. Il n'existe pas de métrique commune entre l'âme, l'esprit et le cœur ; seule la fraternité en établit des distances comparables. Mes ruines, je ne les entretiens pas, je les érige, telles Modernes Catacombes (R.Debray). Dans les catacombes, s'unissent les solidaires ; dans les ruines, s'unifient les solitaires. - 326 - - Cioran - Caresse - Caresse Je parviens à imaginer, que je reste moi-même, privé de n'importe lequel de mes sens, sauf le toucher, dont le meilleur symbole est la caresse. Et même les autres sens, à leurs sommets respectifs, culminent aux caresses : la beauté – pour les yeux, la musique – pour les oreilles, l'arôme – pour le nez, la saveur – pour la langue. Et l'intelligence – caresse de l'esprit, comme l'amour – caresse de l'âme, ou le bien – caresse du cœur. Tout amour se réduit à la caresse, et non seulement l'amour, puisque le seul point commun entre le beau, le bon et le vrai semble être la caresse, qu'éprouvent nos sens esthétique, éthique ou intellectuel. Dieu, visiblement, en fut tellement obsédé, que même notre peau en porte des conséquences. Aussi abstraite que soit n'importe laquelle de mes remarques, je ne parviens jamais à la détacher de mon corps, c'est à dire d'une caresse ou d'une douleur, vrillées au corps de mon discours. L'inhumaine pseudoascèse platonicienne - mourir au corps, pour libérer l'essence et renaître à l'être - explique l'obsession des Anciens par la minable tranquillité de l'âme, prépare le chemin à l'idée saugrenue de la résurrection, et, surtout, justifie la robotisation actuelle des esprits. L'automatisme, la transparence, le cohérence devinrent calamités humaines. Ce qui est souhaitable pour une machine devient qualité humaine. Plus d'écarts, au milieu du troupeau, ils cherchent, plus ils le rendent compact. La caresse est la métaphore qui résume ma volonté d'échapper à la mécanique causale, pour faire jaillir la jouissance d'une source, incompatible avec la continuité de la raison. Ce n'est pas mon caprice de visionnaire ; la caresse est une étincelle universelle, pour illuminer les corps, les mots, les - 327 - idées ; je dirais même, qu'au - Cioran - Caresse - Commencement était la Caresse. Je dois posséder le vrai ; je veux faire le bien ; mais le beau, je ne peux qu'en attendre des caresses. Et puisque aucun sauveur, aucun illuminé, aucun prophète ne s'était jamais intéressé au beau, je dirais, une fois de plus, qu'au commencement, peut-être, n'était ni la charité de l'amour, ni la vérité du verbe, mais la Caresse du regard. Nietzsche caresse les valeurs artistiques, Valéry – la merveille du cerveau, toi – le mot lascif et rebelle. Les rapports entre le mot et la pensée sont du pur érotisme ; le mot est un excitant, qui donne au corps d'une pensée des contours et des profondeurs à caresser ou à explorer. L'obscurité, le froid, l'absence, l'immobilité créent de bons cadres pour la caresse efficace. Ce qui, aux moments sublimes de l'existence, favorise la volonté de se recroqueviller, transi dans une solitude bénie, dans laquelle Nietzsche voulait inscrire ses passions : Si je t'aime, que ce soit plutôt en hiver qu'en été - Wen ich liebe, den liebe ich Winters besser als Sommers. En été assourdissant, je confondrais souvent ma voix avec celle des autres. Le printemps hymnique et l'élégiaque automne me mettront en mouvement, tandis que je cherche une immobilité. Avec les chutes du mercure, il est plus facile de vivre ma chute dans la funèbre solitude. Mettre les naissances en berne, mettre les morts en transe - tâches d'une sombre ironie. Aimer, au milieu du bruit, est de la profanation de la musique amoureuse ; souvent, Nietzsche cherchait la fuite, faute de silence accueillant : Là où l'on ne peut plus aimer, on devrait passer sans s'arrêter ! - Wo man nicht mehr lieben kann, da soll man - vorübergehn ! Et encore moins là où je veux aimer ! Dans ce cas, il faut m'éloigner. Vers le haut, de préférence. Vers le bas si le ciel est hostile. L'amour ne peut jaillir que d'ailleurs. Deux sommets humains opposés, le rêve et la caresse, laissent le savoir et l'amour en état de manque. Le réel n'en est que la partie débordante ; - 328 - - Cioran - Caresse - l'art, c'est à dire le rêve traduit en caresses, en étant le contenu. Et que Valéry est pénétrant : Je comprends ce que l'amour pourrait être. Excès du réel ! Les caresses sont connaissances. Les actes de l'amant seraient des modèles des œuvres ! La main crée la proximité, et le regard – la distance. Deux erreurs à ne pas commettre : l'orgueil de ma main qui viserait le ciel, la familiarité de mon regard qui se profanerait dans des choses basses. L'heureuse rencontre entre la main et le regard – la caresse : le proche voué au lointain. Et la liberté, ne serait-elle pas le sacrifice du proche au lointain ? La caresse serait la source de la liberté - Sloterdijk - Die Liebkosung würde zur Quelle der Freiheit. Le contraire de caresser – copier la vie sur l'art, m'identifier avec la possession, chercher la familiarité, ne pas sentir le plus grand lointain dans la plus grande proximité, ignorer les lieux secrets, où s'annoncent les jouissances et se conçoivent les divinités. Dans la découverte de l'inattendu, la lumière a une fausse réputation. Pour accéder aux mystères, on a besoin d'obscurité, où se procurent les plus chaudes des caresses. La caresse ne sait pas ce qu'elle recherche. Elle est faite de l'accroissement de faim - Levinas. D'autres contraires de la caresse : le regard à bout portant, le chemin droit, le mot – copie de l'idée, la clarté des sources et des aboutissements, le son réduit aux cadences, la transparence des moyens et l'absence de contraintes. La caresse, c'est le refus d'être trop proches et l'appel de l'attouchement par le lointain. C'est du contact avec le lointain que me naît la sensation la plus nette de l'immédiat. Tant d'interprètes, communs et opaques, se faufilent entre moi et le plus proche. La noblesse va très souvent de pair avec la caresse. En fait de littérature, la caresse, c'est la préférence donnée à l'enveloppement par le mot, par rapport au développement des idées. La caresse, c'est le refus de creuser, - 329 - - Cioran - Caresse - de forer, de percer, les yeux ouverts ; c'est le culte d'attouchement, d'adoubement, d'effleurement, aux lieux imprévisibles, du langage ou du corps, et avec une jouissance trouble et irrésistible, qui me fait fermer les yeux et tendre mes fibres. Je caresse le mot - il devient métaphore, le mot caresse l'idée – elle devient image, l'idée caresse mes sens – ils deviennent vie. Toute la littérature devrait donc être érotique et laisser une vaste zone d'ombre à mes pudeurs et mes pulsions indéchiffrables. La caresse est une application de nobles contraintes, de celles qui concentrent sur un épiderme élu ce que les superficiels déposent dans des gouffres communs. Je reconnais trois tons distincts dans la littérature : de ceux qui ne sont pas aimés, de ceux qui le sont, de ceux qui s'en fichent. Ceux-ci : Dostoïevsky, Flaubert, Valéry. Les deuxièmes : Montaigne, Tolstoï, Rilke. Les premiers : Pascal, Nietzsche, toi-même. Parmi la gent de plume, le nul est motivé par le besoin résolu d'écrire, le médiocre - par le besoin problématique de lutter, le meilleur - par le besoin mystérieux de caresser. Graphomanie, mégalomanie, érotomanie. Le génie allemand caresse la pureté romantique et la réduit à la poésie souriante. Trois génies russes, Dostoïevsky, Tchaïkovsky, Tchékhov, se saisissent de la pureté réelle et y découvrent une philosophie sanglotante ; la pureté, chez eux, est condamnée à cohabiter avec la bassesse, le vice, l'évanescence. La rencontre avec le Malin est plus dramatique pour le Russe que pour l'Allemand ou le Français : la tentation ou la Versuchung ne sont que des mises à l'épreuve, tandis que искушение est déjà une morsure et соблазн – même une chute. Le goût et la caresse, sources de mes passions, opposés à la raison, source de mes pensées. Chez les écrivains, il y a une énigmatique relation entre la qualité de leurs amours secrètes et le degré de fébrilité de leur style ; mais je ne saurais - 330 - - Cioran - Caresse - déterminer où est la cause et où est l'effet. Les amours délicates favoriseraient les classiques (Goethe, Flaubert, Valéry), les amours banales réveilleraient les romantiques (Lamartine, Hugo, Pasternak), les amours vulgaires pousseraient les véhéments (Tolstoï, Nietzsche, toi). L'esprit, le cœur ou le corps y sont conducteurs de leurs émois. Mais il semblerait que le plus parfait organe de l'amour soit, malgré tout, l'âme (Goethe serait du même avis) ; et c'est l'exemple unique de Tsvétaeva, qui connut toutes les trois sortes d'amour et n'aima que de l'âme, et qui en est la plus belle et la plus tragique illustration. Les plaisirs de l'esprit ou du corps ne sont pas si différents de nature ; il suffit d'observer, que la source des meilleures voluptés, que procurent soit les images fortes soit les mains accortes, est la même - la caresse. Le philosophe doit y être aussi expert que l'amant. Nietzsche voulait être amant de la vérité même (der Wahrheit Freier) ! La volupté me conduit au seuil de la chute, et l'esprit en crée la hauteur ou me munit d'ailes. Nietzsche aboutit à un extraordinaire paradoxe : La spiritualisation de la sensualité s'appelle amour - Die Vergeistigung der Sinnlichkeit heißt Liebe. La spiritualité est créatrice d'images soudaines, inaccessibles et éclatantes, en sursaut ou en pointillé, dont se nourrit l'ombrageuse sensualité, adepte du continu. Que le délire philogyne des vieux Casanova, Goethe ou Tiouttchev me séduit davantage que ne me convainquent les savantes analyses des misogynes, vautrés dans leur misère sexuelle, tels que Byron ou Schopenhauer ! Nietzsche connut aussi un manque cruel d'ironie, pour bien digérer ses déboires. Un autre manque, plus cruel encore, serait un manque d'imagination, pour chanter ce que je ne connais pas. Les rapports de Nietzsche avec la vérité sont tellement troubles, que je soupçonne, qu'il y mette plutôt un nœud de caresses qu'un fil droit et sans nœuds : La belle femme et la vérité, toutes les deux, donnent plus - 331 - - Cioran - Caresse - de bonheur lorsqu'on les désire, que lorsqu'on les possède - Eine schöne Frau hat doch Etwas mit der Wahrheit gemein : beide beglücken mehr, wenn sie begehrt, als wenn sie besessen werden. Bonheur des étiquettes, bonheur d'une liqueur en bouche, bonheur d'une ivresse - muni d'un bon goût, toute lecture, érotique ou logique, peut tourner en fête heureuse. Plus immatériel est mon désir, de moins de rêves on pourra me déposséder ; le romantisme se moquant du stoïcisme : Quel est celui qui possède le plus ? - Celui qui désire le moins - Sénèque - Quis plurimum habet ? Is qui minimum cupit. Nietzsche veut remplir toute forme avec une même intensité, ce qui en constitue l'éternel retour ; Tsvétaeva va en sens inverse : étant donnée l'intensité, lui trouver une forme, ce qui en constitue la création : Le sentiment est au maximum à sa naissance et, chez les poètes, il ne va pas plus loin - Чувство всегда начинается с максимума, а у поэтов на этом максимуме и остаётся. Plus banal est remonter du fond – à la forme : À toute intensité, venue d'ailleurs, imaginer ce qui la forcerait, de nouveau, à se remplir - Benjamin - Jeder Intensität als Extensivem ihre neue gedrängte Fülle zu erfinden. La caresse n'est que le paradoxe du sentiment ; elle convient aux maîtresses (ailleurs elles seraient prêtresses), que je ne dois jamais épouser pour la vie, sinon je m'abêtis dans le ricanement et la grimace (tu y succombes). C'est là qu'est la différence entre ceux qui prennent congé de leurs paroles, dès que celles-ci conçurent, et ceux qui épousent leurs idées. Les naïfs, qui croient en paroles vierges, finissent par épouser celles qui n'ont aucun appât. Les plus sensuels de mes désirs ne sont assouvis ni réussis que par des crapules à la délicatesse des pachydermes. L'ascèse doit venir du dégoût plus souvent que de l'enthousiasme. Le goût est né de mille dégoûts Valéry. - 332 - - Cioran - Caresse - La modernité réduit l'homme au travail, ce silence de l'âme, où la caresse, cette musique de ses sens, ne peut que freiner sa productivité. Il en a honte, il préfère la franchise et la suite dans les idées et actes. L'homme fade attend tout de l'accroissement, du passage du simple en expression au complexe en sentiment. Du complexe en expression au simple en sentiment est peut-être le seul cheminement, qui préserve la hauteur. Le vrai sentiment sait, qu'il est condamné, et n'attend rien de l'expérience. Tu seras simple si, sans t'impliquer dans le monde, tu l'expliques - St Augustin - Eris simplex, si te non mundo implicaveris, sed ex mundo explicaveris. C'est dans le sentiment que Valéry place et le départ et le retour : Je cherche le calcul du sentir - penser - agir, qui définit l'Éternel Présent. Ce sont des pensées à reculons qui sont encore les plus efficaces, pour envisager l'avenir sans trop d'épouvante. Comme, pour plier le monde, rien ne vaut pour Nietzsche plus que les pensées à pas de colombes Gedanken, die mit Taubenfüssen kommen, ou même les illusions berçantes de la colombe - Kant - die Taube, die sich in der Illusion wiegt, dont se serait nourri Platon. - 333 - - Cioran - Regard - Regard Les yeux et les choses vues servent à multiplier les connaissances de mon soi connu, mais le regard témoigne de l'unicité du sujet, tapi dans mon soi inconnu, commandant les yeux et colorant les choses. Il est le point zéro de la vue et du jugement. Le regard est une espèce de conception du monde ; l'action et la contemplation y sont également inutiles ; la main caressante y est plus féconde que la main agissante, et les yeux fermés y sont plus prometteurs que les yeux écarquillés. Il est ce que le goût esthétique est à l'expérience éthique. Il se forme autant par l'intelligence que par l'attention que je porte à ma propre voix pré-langagière et même pré-conceptuelle. Il est au-delà de la représentation, où agit mon libre arbitre ; il est ma liberté de choisir le sens de mes quêtes, le vecteur, et d'orienter mon interprétation, les valeurs. Il est un jugement se passant de justification ; il est la clairvoyance dans la formulation d'axiomes et la profondeur de leurs corollaires. Mais sa meilleure place est dans la hauteur, où s'élaborent des unités de mesure et des angles d'attaque des choses terrestres. Ne pas avoir de regard, c'est être condamné au hasard des choses et à l'inertie des yeux. Je veux - une flèche, je pense - un réseau, je rêve - un regard. Mais ce regard a besoin de flèches, qui ne volent pas, au-dessus d'un beau réseau. Donc, l'existence à la Valéry est plus convaincante que celle de Nietzsche ou de Descartes. Je ne deviens pas tout de suite conscient de la place de mon regard dans la chose vue ; une remontée aux sources peut être nécessaire : Se faire - 334 - - Cioran - Regard - source de ce qu'on reçoit - Valéry. C'est l'origine la plus féconde d'un nouveau langage ou d'un nouveau regard. Le regard peut se cacher dans la routine de mon expérience : Jeter bas l'existence laidement accumulée et retrouver le regard, qui l'aima assez à son début, pour en étaler le fondement - R.Char. En renonçant au poids des pas accumulés, un bon regard n'étale pas les fondements du début et de la fin (du premier et du dernier pas, qui ne sont jamais à moi, c'est à dire à mon soi connu), il les rehausse. Trois voies libèrent de l'épaisseur : la profondeur (la maîtrise), l'étendue (le savoir), la hauteur (le regard). L'existence est attachement aux concepts ; elle ne serait une honte (ta vision à toi) que si les points d'attache sont fixes ou communs ; la philosophie, n'en est-elle pas la recherche, elle, qui n'a de points d'attache ni dans le ciel ni sur la terre Kant - ihre Begründung weder im Himmel, noch auf der Erde nehmen kann ; le plus bel universel s'appuie sur l'inexistentiel. Intensifier (le retour de Nietzsche) ou approfondir (soumettre aux rôles plus difficiles - Valéry), telles sont les conséquences de la prééminence du regard. Tu y vois même un progrès : L'esprit n'avance que s'il a la patience de tourner en rond, c'est-à-dire d'approfondir. La spirale est la forme exacte de cet approfondissement. Et l'éternel retour - la préférence de la hauteur permanente, où la clarté passagère est de la lâcheté. La pire des reculades est le choix du droit chemin. La peste de l'homme, c'est l'opinion de sçavoir - Montaigne. Le regard a sa place à tout stade de la création : prêcher la créature Goethe, Nietzsche ; le créateur - Tolstoï, toi-même ; la création Shakespeare, Valéry. Polir, pâtir, bâtir. Dans un écrit de philosophie, la culture philosophique représente un apport négligeable ; l'esprit y est inséparable de la chair ; les horizons n'y attirent qu'à une belle hauteur de tempérament, de style ou d'émotion. La - 335 - - Cioran - Regard - plus belle intelligence est celle qui écoute son âme et affine son goût, au lieu de scruter et confiner sa mémoire. Peu me chaut la supériorité oculaire de Descartes sur Pascal, de Bergson sur Alain, de Sartre sur Valéry, si les seconds surclassent les premiers en qualité de leur regard. Intelligence inférieure : une mémoire bien organisée, munie de bons moteurs de navigation et d'inférences. Intelligence supérieure : inventer des modes d'organisation, donner le vertige des houles et des syllogismes, sans agiter ni rames ni modi, par le regard soulevé par les apories originelles. Profondeur ou hauteur, Descartes ou Pascal, Sartre ou Valéry, Deleuze ou toi-même. Mes limites sont mes barreaux ; avoir un regard, c'est laisser les empreintes des barreaux sur les choses extérieures. La Panthère de Rilke, l'Animal intellectuel de Valéry, le gorille de Nabokov, le cachalot de Melville, l'orang-outan mélancolique d'Ortega y Gasset : un regard, dont la beauté ou l'intelligence se reflètent dans les murailles ou dans les barreaux de leurs cages. Nous vivons tous derrière des barreaux, que nous traînons avec nous-mêmes - Kafka - Jeder lebt hinter einem Gitter, das er mit sich herumträgt. Quitter cette cage, serait-ce rencontrer le Dieu innommable ? - Pour retrouver Dieu sans le Nom ou le Mot de ce qui est ou n'est pas, il faut franchir cette cage d'Être - Artaud. Ma cage prouve-telle la liberté divine ? Ou l'inverse : mieux je vois mes barreaux, mieux je comprends la (com)passion de leur créateur. Mais ma cage à moi, c'est la langue, ce français, qui grossit les barreaux, rapproche l'horizon et rabaisse le ciel. Communiquer, c'est laisser de la place au regard, à la perplexité, à l'arbitraire de l'autre. Grand homme est celui qui laisse après soi les autres dans l'embarras - Valéry. Ne jamais aller jusqu'au bout d'une idée, m'arrêter au plus fort d'une tentation, laisser les sons mourir de leur propre éloignement. Me débarrasser de liaisons trop évidentes, créer de - 336 - - Cioran - Regard - l'espace pour ce qui pourrait être grand. Les vagues de communion, une fois les fonds bien secoués, ne sont portées que par le vide. Travail, effort, persévérance, ces mots me viennent spontanément à l'esprit, dès que je cherche à quoi s'oppose la création. Tout ce zèle le doit au soi connu, qui sait produire et lâcher les flèches ; la création naît d'une inspiration, soufflée par le soi inconnu et se manifestant dans la tension de mes cordes, habituellement lâches, avant que l'appel de l'art ne les mette en branle. On ne crée pas, juché sur les épaules des autres ; la seule création noble est création ex nihilo ; le créateur devrait donc être nihiliste, refuser de commencer dans les pas d'autrui, être le vecteur de ses propres chemins, ne pas chercher ni enchaînements de ses perles ni reconnaissances de la part des fabricants ou acheteurs de colliers. Je tends le mieux mes meilleures cordes, comme je bande mon meilleur arc - dans une attitude malgré ou contre. L'ennemi, lui aussi, fait vibrer ta corde sensible. Pour qu'elle casse - Lec. Avec les amis, je m'occupe trop des oreilles et cibles, au lieu de me consacrer au regard et à la bonne tension des cordes. D'autant plus que, comme l'a bien compris Valéry, nos vrais ennemis sont silencieux - je dois donc économiser mes flèches et vouer mes cordes à la musique. Depuis deux siècles, on nous annonce le dépérissement de la culture européenne, dépérissement venant d'un nihilisme rebelle. Or, c'est un holisme grégaire qui s'en charge, avec beaucoup plus d'efficacité. Chute de tout à cause de tous ! Chute de tous à cause de tout ! - Pessõa. Aucune contre-réforme, aucune contre-révolution en vue ; l'abêtissement, c'est à dire la robotisation (succédant à la moutonnaille, cette parfaite et définitive fourmilière - vouée par Valéry à la permanence), semble être irréversible. Et comme conséquence logique - l'extinction du regard, puisque c'est la culture qui le forme (Nietzsche). - 337 - - Cioran - Regard - Le déferlement des images passagères, le tarissement des idées immuables ou atemporelles, sont des signes navrants de notre époque robotique. Tant d'yeux mécaniques, mais de regards organiques – point. Le désintérêt pour le climat, formé par l'âme, l'invasion par le paysage, fabriqué par la seule raison. Et les âmes disparaissent, peut-être, suite à l'extinction des regards. Dans le regard est concentré l'essentiel de l'âme et de l'intériorité - Hegel - Der Blick ist das Seelenvollste, die Koncentration der Innigkeit. Les étoiles s'éteignent sans scintillement du regard. La modernité : l'éclairage commun, au lieu des éclairs personnels. Éclair et regard, c'est le même mot. L'Être est dans le regard - Heidegger - Blitz ist das selbe Wort wie Blick. Im Blick ist Dasein. Chez qui trouve-t-on encore des traces d'un tempérament ? Chez les chanteurs drogués, chez les commentateurs sportifs haineux, chez les candidats aux élections cantonales, chez les combattantes syndicalistes ou alter-mondistes. Le poète et le philosophe m'endorment dans un verbiage sans étincelles, sans angoisse, sans amour ; ils se parlent entre eux, aucune présence du ciel, aucune voix de honte ou de pitié, la sobriété, là où l'on s'attend à être grisé. - 338 - - Cioran - Contrainte - Contrainte Lorsque je devine quelle contrainte surmonte l'auteur, j'éprouve plus de plaisir, que lorsque je constate, qu'il avança encore vers son but. Le plus noble but, dans l'art, est peut-être de faire ressentir dans la belle maîtrise des contraintes le vrai enjeu aristocratique de l'œuvre. Comme tous les grands, tu as tôt compris le rôle des contraintes : Écrire, c'est omettre. Celui qui avance davantage par résolution de contraintes que par attirance de buts est plus pointu. Celui qui sait formuler d'excellentes contraintes est plus subtil qu'un visionnaire téléologique. L'art est davantage dans l'imposition de tabous que dans leur violation cristallisation par la défiance. C'est dans le choix des contraintes que mon visage se manifeste (pour vivre, on a plus besoin d'avoir devant soi un visage qu'un but - Canetti - mehr als Ziele, braucht man vor sich, um zu leben, ein Gesicht), comme dans mes types de négation, comme dans ta réticence : dès que j'affirme, je deviens interchangeable - dès que j'évite le trop visible, je peux exhiber mon visage. L'art des contraintes : me rendre sourd à ce qui pourrait me mettre en route ; me faire aveugle devant ce qui voudrait occuper mon horizon ; détourner mon nez de l'insipide. L'élimination de l'inessentiel, voilà le secret de l'intensité vitale - Lao Tseu. C'est aussi la clé d'un bon style. Des liaisons, des développements, des justifications relèvent, la plupart du temps, de l'inessentiel. La grandeur n'est pas dans l'intégrité profonde, mais dans le pointillé hautain : Pour bien écrire, il faut sauter les idées intermédiaires - Montesquieu. Mes contraintes - les points d'indifférence ; mon but - le centre de gravité intouchable ; entre les deux - tantôt mon Ouvert (Hölderlin, Rilke et - 339 - - Cioran - Contrainte - Heidegger), tantôt mon Fermé (Valéry), - mes moyens d'artiste : la hauteur et les rythmes de mes circonférences. Un mode de cohabitation entre une humble liberté et une fière servitude, une liaison, encore plus subtile, entre un génie d'espèce et une passion de genre, une musique des contraintes faisant chanter les moyens et danser les buts - c'est ce qu'on pourrait appeler hauteur. Le rejet a priori des choses est une opération de filtrage par de vagues contraintes, rejet dicté par un préjugé plat ou par un goût de hauteur ; c'est un état de défi, de guerre et d'exaltation. Le rejet a posteriori, dicté par la raison profonde ou plate, en vue d'un but transparent, conduit à un état de paix et de compromis, où poussent progrès et bassesses. Les véritables pinceaux transformations, de l'artiste amplifications Nietzsche ou ne rénovations, sont point dont il les parle abondamment, mais bien les filtrages, dont il ne parle jamais, mais qui, les seuls, assurent l'omniprésence de la noblesse, tout en restant invisibles eux-mêmes, dans tous les tableaux qu'il peint. Choisir et m'imposer des contraintes est plus digne et utile que seulement les connaître. Est libre qui connaît ses contraintes ; qui se croit libre est esclave de sa folie - Grillparzer - Wer seine Schranken kennt, der ist der Freie ; wer frei sich wähnt, ist seines Wahnes Knecht. Sacrifice dynamique, plutôt que fidélité statique. Le comble de la liberté est de se contraindre - Valéry. L'homme moderne n'est plus esclave d'une folie tyrannique, mais d'une raison démocratique. Mais la chaîne virtuelle s'avère mille fois plus lourde bien qu'indolore. Deux écoles de la littérature française : celle de la liberté ou celle de la contrainte, le XVI-ème licencieux ou le XVII-ème cérémonieux, aboutissant à Rimbaud ou à Valéry. Il faut choisir entre siat et fiat, entre une vie donnée et une vie à donner. L'universalité semblant être dans la liberté, le second courant finira par n'être apprécié que des élites - 340 - - Cioran - Contrainte - cosmopolites. Dans aucun autre genre littéraire l'importance du message délivré ne le doit autant aux qualités intrinsèques de la langue que dans la poésie. Et la langue y joue le rôle de contraintes (dans la prose elle n'est qu'un moyen). Le français se prête mal à la versification sophistiquée, ce qui rend encore plus vénérables les exploits des meilleurs bardes de France – plus vaste est la contrainte vaincue, plus haute en ressort la poésie. Quand je vois avec quelle facilité on traduit aujourd'hui les philosophes robotisés, je comprends, que la branche philosophique se détacha définitivement de l'arbre poétique. Le dernier philosophe-poète fut Heidegger, d'où la catastrophe des traductions de ses poèmes. Paradoxalement, le style semble être un élément assez facile à reconstruire dans une langue étrangère, au moins c'est ce qui ressort du feuilletage de tes perles. La contrainte d'une langue non-maternelle comme outil de travail, c'est une barre beaucoup plus haute, que ne franchissent que les virtuoses de l'ellipse et de la paraphrase. Me refuser des développements rhétoriques oblige à donner à mon enveloppement laconique la consistance d'un axiome, qui ne s'appuie que sur une intuition profonde. La fréquentation prolongée de la profondeur simplifie le séjour momentané dans la hauteur. La fluidité, le naturel ou la légèreté sont des défis plus ardus. D'où l'intérêt tactique du genre aphoristique. D'ailleurs, l'autre grand styliste, Nietzsche, ayant élaboré une langue allemande d'une grande fraîcheur, se rendit compte, que cet artifice ne convenait même pas à un essai et se limita à la maxime libre. La maxime se voue à la verticalité ; l'aphorisme s'inscrit dans l'horizontalité. Quand, aux limites de mon soi, j'ai bien poli mes contraintes, les finalités se présentent comme des jeux de lumières et d'ombres. Chercher à me débarrasser de mon ombre trop grande (Flaubert, Kafka) ou chercher à - 341 - - Cioran - Contrainte - propager des lumières extérieures (l'ambition des majorités) sont des buts médiocres, surtout comparés avec la belle contrainte - un angle de vue, jouant de la taille des ombres et de l'intensité des lumières, une union du nombre et de l'expression, une coopération du calculateur et du danseur : L'horloge de lumière : mesurer ce qu'on manifeste, manifester ce qu'on mesure - Valéry. Vivre et raisonner sans prémisses - mais c'est le plus précieux de moimême ! Valéry a tort de voir dans les conditions de la pensée le seul moteur d'une écriture noble - les contraintes sont plus près du mystère que les présuppositions. Chasser le fiduciaire de ma vie, c'est tout étiqueter, même ce qui est sans prix : La vie est un mystère qu'il faut vivre, et non un problème à résoudre - Gandhi. Entre les contraintes stratégiques et les finalités tactiques logent les moyens logistiques. Trois bêtes cohabitent en moi : la biologique, la sociale, l'intellectuelle, produisant des instincts, des contraintes, des libertés. La liberté existe comme insensibilité aux contraintes - Valéry. La chute ou l'écartement des deux premières de ces bêtes rendrait la troisième - seul maître à bord et que je pourrais peut-être appeler désormais – ange. - 342 - - Cioran - Vie - Vie Si Nietzsche escamote la vie dans l'art, et Valéry s'en passe, toi, tu la tâtes sous toutes les coutures, et tu ne trouves partout que des déchirures (et où moi, aussi exalté, je distingue facilement des bigarrures, je prends les coupures pour coutures). Quand la vie est trop pleine de réel, le rêve est ressenti comme son contraire ; entre les yeux et le regard, je pencherai pour le dernier, qui ausculte l'invisible : L'homme vit dans ce qu'il voit, mais il ne voit que ce qu'il songe - Valéry. Impossible, aujourd'hui, de donner un sens à la vie, en m'adonnant à une lutte – les enjeux et les règles en sont trop transparents ; je ne peux servir le grand qu'en ou par sacrifice. Je ne suis plus dans une époque donquichottesque, où je pouvais me battre pour le noble ; aujourd'hui je ne peux que lui sacrifier quelque chose de vital, devenir déraciné et me tourner vers la hauteur : L'exigence de hauteur comme fond primordial de la vie - Tsvétaeva - Требование высоты как первоосновы жизни. La hauteur dans la vie est synonyme d'espérance. Vivre sans espérance, c'est vivre librement et froidement la sobriété du calcul, projet digne des robots. Vivre de l'espérance, c'est vivre fidèlement dans la tyrannie du rêve, c'est sacrifier, la tête basse et l'âme haute, à la gratuité de nos plus beaux embrasements. L'espérance est un bon moyen de vivre de l'inespéré : Sans l'espérance, on ne trouvera pas l'inespéré - Héraclite. Tout ce qui est somptueux - la vie, l'art, la langue, la femme - peut être vécu comme mystère, comme problème ou comme solution. Il nous faut trois âmes, chacune ne relevant que ses propres défis et non ceux des autres. Le mystère devrait être sans défense, ni résistance. - 343 - - Cioran - Vie - Vivre couché ou caché, pour vivre debout et heureux, sur la croûte terrestre, - depuis Épicure (vis caché), cette coquetterie est propre de ceux qui baissent les yeux pour mieux attirer sur soi ceux des autres. Se cacher pour vivre, c'est piller une tombe - Plutarque. Réfugié en hauteur, je me cache à la Terre, pour m'ouvrir au ciel, où le vivre est si proche du rêver. C'est ce que veut dire Ovide : Celui qui s'est bien caché a bien vécu - Bene qui latuit bene vixit. En hauteur, je m'exhibe à Celui, qui y est le seul spectateur et juge. J'y place la source de mes rythmes, qui en porteraient la mélodie fidèle. L'homme banal s'imagine être ce qu'il cache (Malraux), puisque les hommes se distinguent par ce qu'ils montrent et se ressemblent par ce qu'ils cachent - Valéry. L'homme singulier ne montre pas ses actes, il montre, ou mieux – il sculpte - son visage. Et s'il veut montrer du mouvement, il se contente d'en dessiner les vecteurs, plutôt que les trajectoires. Le sot est plus souvent myope que presbyte : il sait où il va, sans savoir où il est. Toi, tu veux ignorer les deux : Donnez un but précis à la vie : elle perd instantanément son attrait. C'est l'incompréhension et la perplexité qui rendent la vie désirable. Dès que j'agis, je ne suis plus moi-même ; toute action est un masque : Je m'avance masqué - Descartes - Larvatus prodeo. Je ne montre mon visage que les bras tombés, les pieds entravés. Dans l'action, le corps défigure l'âme ; dans la réflexion, l'âme redessine le corps. Et que fait la vie ? - Valéry y répond : C'est la vie, et non pas la mort, qui sépare l'âme du corps. Le christianisme a introduit la honte et dans notre regard sur le corps et dans le regard de notre âme. L'homme prouve, qu'il ne se réduit pas à la bête ou à la machine, tant qu'il porte ce grand sentiment. Celui-ci ne naît pas des aveux accablants, mais du constat, que tout aveu est un faux - 344 - - Cioran - Vie - témoignage, aucun verbe n'ayant assisté à mon crime d'être né (Calderón, Trakl ou toi-même). L'omniprésence du remords, au cours de la vie, me signale que la vie elle-même porte les stigmates de cette faute. Ta persévérance dans le dégoût, couronnant toute rencontre avec la vie, ressemble à l'intensité nietzschéenne : la même égalisation des valeurs vitales permet de mieux vous concentrer sur les reliefs ou vecteurs artistiques. Puisque le fond, donc la vie, ne doit pas gêner la perception du tableau, donc de l'art. Savoir être au-delà de la vie au quotidien permet de mieux s'installer dans l'atelier de l'éternel. Ce qu'un professeur de philologie à la retraite (Nietzsche) peut traîner comme rancune et ressentiment s'acquiert tout naturellement, tandis qu'un clochard n'y arrive que par une fantaisie très élaborée. Donc, ton mérite est plus grand, même si ton art est moins libre. À part son aventure wagnérienne, Nietzsche ne fait rien percer de sa vie minable, tandis que toi, impur, tu en étales tous les détails. On te le pardonne, puisque même tes déboires réelles ne servent que de matières premières, pour manufacturer une chute de plus : le réel se trouve sur le même plan que l'imaginaire. J.Benda accuse Valéry d'être trop vitaliste ; pourtant Valéry dit : Toute philosophie, où le mot vie est explicateur, est nulle. La vie, cet implexe hors logique, cette instase sans Dieu, a peut-être sa place dans la philosophie extatique en tant que implicateur. La seule nourriture terrestre est la vie, tout écrit ne vaut qu'en tant qu'un excitant (Valéry jugeant Pascal ou Nietzsche). Mais c'est, curieusement, Nietzsche qui considérait comme excitants pernicieux, barbarica, ce qu'est la vraie vie : erotica, socialistica, pathologica. La nourriture est ce qui produit ma puissance ; l'excitant est ce qui valorise ma faiblesse ; et puisque le but le plus noble de la philosophie est la consolation du faible, Nietzsche devrait m'exciter. - 345 - - Cioran - Vie - Pour donner du relief aux paysages, il fait une intensité du climat. Il y a des philosophes, chez qui un climat chante (Platon, Nietzsche, Heidegger) ; chez les plus raseurs, je n'entends que des paysages qui narrent (Aristote, Descartes, Kant). Pour un béat optimiste, la vie est une solution et guère un problème. Comme, pour le vrai pessimiste, comme toi, la mort n'est pas un mystère, mais un problème. Ne se suicident que les optimistes. Et l'ironie est une capitulation inconditionnelle du pessimisme surarmé de la raison devant l'optimisme désarmé de l'esprit. La mort non-recherchée ne s'inscrit nullement dans la vie ; le suicide, en revanche, lui donne un nouvel éclairage aigu. Un village à conseiller à ceux qui veulent en finir avec la vie : Saint-Gilles-Croix-de-Vie, en Vendée. Tsvétaeva faillit s'y suicider, ce que réussit, exactement au même endroit, 70 ans plus tard, ta compagne. Le hiéroglyphe égyptien, avec une croix de vie, signifie – vie… - 346 - - Cioran - Vérité - Vérité Nietzsche invente la vérité de l'art ; Valéry la plonge dans notre conscience ; toi, tu la puises dans la vie. C'est peut-être le seul chapitre, où je ne puisse suivre aucun de vous trois, puisque vous excluez de ce concept la langue. Quand je comprends, que la vérité gît dans un banal langage et non pas dans les empyrées spirituelles ou célestes, je ne peux retenir mes pires sarcasmes face aux discours amphigouriques des ignares du vrai. Le vrai n'est qu'un attribut des propositions ; dans les sciences, on le prouve ; en philosophie officielle, on en fait une idole orgueilleuse, noyée dans la logorrhée et refusant tout examen par la logique laïque. Seul Valéry accepte le caractère cadavérique de la vérité et se contente d'observer les états mentaux, plus vivaces et résumant la progression de notre conscience vers la connaissance. Dénoncer la malice ou le goût de contre-vérités me rappelle trop les commissaires politiques ou les avocasseries des pédagogues des mineurs, pour que je m'y appesantisse. La vérité est incolore, et ses blessures indolores. Ton épouvantail est juste bon, pour faire fuir les marquises : Être vrai, c'est blesser et se blesser. Chercher un salut dans la vérité, ce genre bien connu de sénilité, frappe parfois même les jeunes, épris du savoureux, mais égarés au désert, sans saveur, de la vérité. Et toi, pauvre bougre : J'ai toujours mis la vérité audessus de mon salut – le salut est dans la faculté de garder mon élan, de me maintenir au-dessus de toute vérité, aussi écrasante soit-elle. - 347 - - Cioran - Vérité - Toi, dans tes états juvénile ou sénile, tu jurais les grands dieux d'écrire pour la clarté et la vérité, et non pas pour le style. Au hasard de tes sauts d'humeur, et soudain plus lucide, tu vécus quelques illuminations : La vérité ? Une marotte d'adolescent, ou un symptôme de sénilité. Seuls les esprits brouillons et impuissants poursuivent ce maigre gibier que sont la clarté et la vérité. Presque par hasard, ton ambigüité, face à la vérité, te la fait rapprocher de la résignation : D'où vient que la révolte, même pure, a quelque chose de faux, alors que la résignation, fût-elle issue de la veulerie, donne toujours l'impression du vrai ? - ce qui est une très belle analogie ! Parce que l'ironie, grande unificatrice des vérités, est plus près de la nature (volentem - nolentem) que la poésie, qui est la sortie de rangs. La révolte, c'est la chute dans le sérieux ; la résignation – l'élévation par l'ironie. Il t'arrive de munir la vérité de qualités sordides : Nous n'avons le choix qu'entre des vérités irrespirables et des supercheries salutaires. Ceux qui fuient la flamme, pour ne chercher que des fagots, disent, qu'une vérité prête à l'emploi vaut mieux qu'un mensonge sans recette. Mais ailleurs, tu retrouves des vues plus pénétrantes : Les mensonges nobles sont encore plus éloignés du vrai que les vulgaires - ils créent des illusions plus puissantes d'un vrai accessible. Le grand propose, le vrai dispose. Mais la vérité peut parfois garder le souvenir de la grandeur qui avait conduit jusqu'à elle ; on prend ce souvenir pour de la noblesse. La plus belle noblesse étant la témérité des preuves des causes perdues ou l'humilité des impasses des causes gagnantes. Ou le même vertige dans les pertes ou dans les victoires. Dans les palinodies et dans les litanies. Dans l'approche (ré)interprétation de la artistique ; vérité, Valéry Nietzsche est se préoccupé contente par la d'une seule interprétation psychologique ; toi, tu suis la ligne bêtement pragmatique. - 348 - - Cioran - Vérité - Tu y mêles l'éthique : la franchise, la sincérité, l'hypocrisie, l'adéquation entre le motif et l'action. Tout cela ne peut conduire qu'au bavardage et à l'effarouchement bien naïf. C'est dans le beau que j'exerce mes meilleures lames et c'est par le bien (la beauté en action est le bien - Rousseau) que se calment les pires des plaies. Le vrai n'est même pas un diagnostic, et encore moins une histoire de maladie ou un remède, elle est une ordonnance, tirée d'un manuel. Il ne s'occupe ni de brisures ni de fractures ni de blessures. Le vrai ignore la métaphore, dont vit le faux - charité, style, enthousiasme - qui colore et fait vivre le vrai (Valéry). Wieland : Le faux qui me sourit vaut bien le vrai qui me trahit - Ein Wahn, der mich beglückt, ist eine Wahrheit wert et Pouchkine : À la grisaille d'une basse raison, je préfère une haute folie, qui m'illumine - Тьмы низких истин нам дороже нас возвышающий обман - le disent mieux que tous. Une lumière venant d'en bas et projetant vers le haut - des ombres, est plus belle. Plus je cherche la lumière en haut, plus mes yeux perdent l'habitude de puiser la matière du doute en bas. Le mensonge s'en prend toujours aux vérités de ce jour, infécondes pour les folichons et moribondes pour les barbons. C'est pourquoi il ne vieillit pas, contrairement à la vérité. Le mensonge est dans l'escapade, la vérité - dans l'arrêt. Sans mouvement vaincu, point de délices de l'immobilité. Tant de courses folles, pour rester immobile - L.Carroll - It takes all the running you can do, to stay in the same place. Les sources du beau sont en moi, mais mes traductions n'étant pas en chaque occasion assez artistiques, devant le beau réussi des autres j'éprouve l'envie de me taire, d'arrêter mon discours sans grâce et, confus, de me reconnaître, enfin, dans la production d'un autre. C'est, je crois, un sens possible du le beau désespère de Valéry. Un autre serait la - 349 - - Cioran - Vérité - sensation de chute de la trajectoire artistique : de la loi de l'être vers le hasard du devenir, à l'opposé de la science : du hasard de l'être vers la loi du devenir - le vrai rassure. Vivre dans un monde du vrai ou du faux, dans un monde sans métaphores, est rassurant mais plat. La métaphore me désespère de la littérature - Kafka - Die Metapher läßt mich am Schreiben verzweifeln - mais c'est comme avec le beau de Valéry – il est aussi ce qui procure la plus haute des espérances ! La hauteur s'appuyant sur la profondeur. Ce n'est pas l'accès lui-même à l'objet qui valorise celui-ci, mais le chemin d'accès. La métaphore, c'est la délicatesse du chemin. C'est la recherche mécanique de nouveautés à tout prix, qui déprécie l'art le plus sûrement ; le beau naît rarement d'une métamorphose d'un autre beau, il lui faut partir d'un point zéro de la création. Le commentateur ou l'épigone profane le beau, lorsqu'il n'en extrait que le vrai : Il nous jette du beau dans le vrai, du vrai dans le pur, du pur dans l'absurde, et de l'absurde dans le plat - Valéry - la platitude est l'avenir, déjà largement réalisé, de l'art, qui se sépara définitivement du beau. Bientôt, la machine, en quelques secondes, produira plus de vérités que l'humanité entière, dans toute son histoire. Et ils continuent leurs litanies de désir de vérité, au lieu de créer de nouveaux voluptueux langages, où la courbe logique serait la moins désirable de toutes. Les pensées parfaitement nues ne s'exhibent qu'en édifices géométriques, où ni âge ni appâts ne sont de mise. La vérité ne vaut que par l'étincellement, avec lequel les mots joueurs tantôt l'habillent et tantôt la déshabillent. Seule la pensée insuffisamment belle doit craindre la parfaite nudité - Gide. La négation est un défi aux vérités ou langages fixes. Et d'après Valéry, Beauté est négation. Le contraire, la nouveauté, prétention à la nouveauté. Mais toutes les lumières existent depuis la création, je ne peux créer que dans la sphère des ombres. Mais les ombres sont négation. Dieu - 350 - - Cioran - Vérité - même créait dans les ténèbres, qui préexistaient à la Création. Dieu crée l'état de satisfaction, l'homme - celui de manque. L'art valéryen de la négation, l'opposition entre ce qui est fixe et ce qui se fixe, prouve son intelligence de tout premier ordre, que j'hésiterais à reconnaître à celui qui (Kant) voit le contraire de sa philosophie … dans la philosophie empirique ! D'ailleurs, il y a un test infaillible (le shit-detector de Hemingway), pour constater que je suis en face d'une logorrhée aigüe : passer à la négation, syntaxique ou sémantique, des sentences - si le degré de crédibilité de la négation est le même que celui de l'affirmation, la pestilence cérébrale est certaine. Appliqué, avec succès, à beaucoup d'écrits de phénoménologues ou d'autres écolâtres ; un résultat résolument négatif avec Heidegger ou Valéry. Une déesse voilée, Isis, incarne une Vérité recherchée. Un Dieu incarné et dévoilé prétend être la Vérité trouvée. Et si la Vérité n'était que dévoilement d'un verbe sans incarnation ? Créer résulte du devoir (le Christ) ; créer équivaut au vouloir (Nietzsche) ; créer traduit le pouvoir (Valéry). Créer, c'est une unification des trois ; créer, c'est le soi connu, la face lisible du soi inconnu, du valoir. Dans l'éternel retour, sur la spirale de la création, peu importe sur quelle étape je m'attarde le plus (sur l'œuvre - Nietzsche, sur le créateur – toimême, sur la création - Valéry), intensité – ironie - intelligence, envol – chute - invariants, - le regard tangent peut y être de la même hauteur et suivre la même direction. À la place de l'âme, qui fut la seule source de l'amour, ils ont un capteur d'intérêts matériels ; à la place de l'esprit, qui fut le seul producteur de vérités, ils ont une calculatrice ; et ils disent aimer la vérité. Quand j'aime, je suis incapable d'en nommer l'objet ; et quand je maîtrise l'objet, je ne peux pas l'aimer – on n'aime que ce qu'on ne peut ou ne veut pas - 351 - - Cioran - Vérité - connaître. Ne suivre que la vérité de mes intérêts me dispose à prendre position ; me tourner vers le sacrifice du fort ou vers la fidélité au faible, m'oblige à adopter une pose. La pose est omniprésente en poésie - romantique, classique, mystique, réaliste. C'est un artifice, servant à traduire le plus fidèlement notre naturel créateur. Je n'ai parlé que de la vérité de culture, la vérité de nature est un sujet pour niais. Quand je me dis : impossible d'être naturel, ou plutôt, de faire le naturel, - j'ai trois issues : le cynisme, l'ascétisme ou l'ironie, ou les trois à la fois, - Rousseau, Tolstoï, toi-même. Être naturel est une pose très difficile à garder - Wilde - To be natural is such a very difficult pose to keep up - cultiver un naturel artistique est encore plus difficile ; ce naturel y adopte des poses difficiles, le cérémoniel s'y identifie avec des positions faciles. Toute bonne philosophie doit inclure les trois facettes kierkegaardiennes : l'éthique, l'esthétique, la mystique. La mystique, pour vénérer, plutôt que savoir ou prouver. L'esthétique, pour admirer, plutôt que narrer ou développer. L'éthique, pour aimer, plutôt qu'ordonner ou obéir. La mystique s'occupera du langage, de ce dépositaire du vrai. L'éthique et l'esthétique se dévoueront à la consolation de l'homme en détresse, en créant l'illusion d'une profondeur du beau ou d'une hauteur du bon. - 352 - - Cioran - Action - Action Oublions la paresse, la contemplation, la réflexion comme antonymes sans trop d'intérêt ; le vrai antagoniste de l'action est le rêve. Je ne m'oppose à l'action que lorsque mon esprit est prêt à céder le gouvernail à mon âme. Mais être intelligent ou amoureux, compétent en caresses intellectuelles ou charnelles, est plus aisé à assumer qu'être performant en résultats. L'amour est la seule manifestation palpable du bien ; mais si le bien répugne à l'action et ne se donne qu'au rêve, l'amour a son action, qui s'appelle caresse. L'amour divin, semble-t-il, en est dépourvu : Pour imiter l'amour divin, il faut aussi ne jamais faire appel à l'action - Platon. Que la vie serait facile à comprendre, si je ne faisais que cogiter et échafauder des vœux pieux pour la pureté de ma plume et de mes phantasmes ! Malheureusement, je dois aussi agir, et dans ce domaine maudit je suis systématiquement plus près de la bête que de l'ange. Le fait, que les autres y sont plutôt des robots ou des moutons, ne me console que très modérément. Le calcul, l'action, la caresse - telles sont les facettes de notre être, se déployant dans la déduction (Aristote), la production (Marx), la séduction (Nietzsche), dévoilant la part du robot, du mouton, de l'homme. Parfaire le relatif est corrélatif à ton Agir, c'est forfaire à l'absolu. Ce qui explique le succès de cet appel auprès des dépourvus d'éternité. La même nécessité d'action se lit dans le conatus spinoziste, la volonté schopenhauerienne ou nietzschéenne, l'élan vital bergsonien. Mais sa nature peut être soit mécanique soit organique : soit développer l'idée par un discours sans vie, soit envelopper le discours du souffle de l'idée. La cohérence discursive du pouvoir ou l'intensité inchoative du vouloir. La - 353 - - Cioran - Action - puissance de la volonté ou la volonté de puissance. Jadis, je cherchais à élargir mon champ d'agitation, puisque j'étais mouton ; aujourd'hui, je le réduis, puisque mes tâches devinrent robotiques. Mais par inertie je continue à mêler mes sentiments à ce qui n'est que mécanique : Tout ce qui nous fait éprouver des sentiments ou pensées forts contribue à notre pouvoir et élargit notre champ d'action Emerson - Whatever makes us either think or feel strongly adds to our power and enlarges our field of action. Jadis, les grands sentiments rehaussaient mon regard jusqu'à rendre mes mains émues - immobiles. Aujourd'hui, l'orgueil se substitua au sentiment ; devant les ruines de l'action, Nietzsche interroge sa mémoire : "Je l'ai fait" - me dit la mémoire, "Non, je ne pouvais pas du tout le faire" - me dit mon intraitable orgueil, et la mémoire dut plier devant l'orgueil » - "Ich habe es getan" - sagte mir mein Gedächtnis, "Nein, das konnte ich gar nicht tun" - sagte mir mein Stolz und war unbeugsam, und das Gedächtnis mußte sich dem Stolz beugen ». Ce qui ruine mes plus belles espérances, ce sont mes envies, mes souhaits, mes désirs, qui s'imaginent pouvoir se réaliser ; me libérer de cette funeste illusion, en me plongeant provisoirement dans un désespoir profond, finit par me redonner la hauteur de l'espérance ; c'est ton art, ainsi que celui de Tchékhov. Tôt ou tard, j'accepterai ce terrible constat – le vrai bien, le bien inné, totalement indépendant de l'expérience et de la raison, bref, le bien divin ne peut pas être traduit fidèlement dans le langage de mes actes. Indicible dans l'âme ; balbutiant dans les mots ; méconnaissable dans l'acte. Mais mon esprit s'insurge à l'idée, que l'action est incrustée, exclusivement, dans une empirie sans âme. Puisque j'ai admiré tant de gestes chevaleresques, mes mains ont tant suivi la voix de la pitié. Mais - 354 - - Cioran - Action - en cernant de plus près mes exploits, je découvre derrière tout acte à motif noble, une traînée de honte, un sentiment de déviation, d'imposture. Le motif ou la posture éthiques ne sont jamais d'accord avec la fin ou la pose esthétiques. D'un homme moderne, on sait presque tout, si l'on connaît ses prises de positions économiques, politiques ou sexuelles. Ce n'est plus ni une préparation pour réagir, qui résume la posture, ni une auto-suggestion pour agir, qui colore la pose. Les positions, collectives et incolores, spécifient une place au sein d'un algorithme social. Quand on n'a plus besoin de berger, pour circonvenir le mouton, celui-ci vire en robot, plus sûr et performant. Il me faut une échelle de Jacob, un adversaire ailé et des blessures nobles, tandis que je ne distribue et n'encaisse que des coups bas, qui ne m'apportent que la honte et l’écœurement. Non pas devant le ricanement d'ennemis, mais devant mon propre rêve, ahuri par tant de lourdeur et d'inopportunité de mes actes. On ramène l'inaction extrême à la noblesse, la médiocre – à la paresse, la mesquine – à la bassesse. Et en passant, sur les deux échelles, on reconnaît si l'on a besoin d'une Psyché, d'un psychologue ou d'un psychiatre. Nietzsche établissais d'autres priorités : On ramène les actions extrêmes à la vanité, les médiocres - à l'habitude et les mesquines - à la peur – Nietzsche - Man führt extreme Handlungen auf Eitelkeit, mittelmäßige auf Gewohnheit und kleinliche - auf Furcht zurück. Nietzsche comprend, que le poète baisse les bras devant l'action ; seul peut l'interpréter le philosophe : Le philosophe fait défaut, l'interprète de l'action, et non pas seulement celui qui la transforme en poésie » - Es fehlt der Philosoph, der Ausdeuter der Tat, nicht nur der Umdichter ». Que l'interprète calcule la valeur de l'action, le poète fixe le vecteur du rêve. Le poète-philosophe élabore une telle représentation des acteurs et des - 355 - - Cioran - Action - pièces à jouer, que l'interprétation ramène l'action à la fonction de décor. Ne pas attacher à l'action de rôles déterminants – tel devrait être le meilleur résultat de l'interprétation. L'inaction, ce privilège des nobles, découle des contraintes que je me donne. Le décrochage entre le rêve et l'action, qui s'en revendique ; le courtcircuit dans mon isolement du monde, conducteur d'un troupeau courant. Il n'y a que deux conduites avec la vie : ou on la rêve, ou on l'accomplit R.Char. Nietzsche et Tsvétaeva disaient la même chose. Préférer l'Agir au Faire, l'action à la production, la résolution de contraintes à l'avance vers le but, la liberté des buts à la liberté des moyens. Seul le mouvement, dans lequel le but est immanent, est l'action-praxis Aristote. L'action-poïésis serait le mouvement animé par le rêve, cette contrainte transcendante, un telos intérieur au-dessus du skopos extérieur (cette action vers l'extérieur - Tat nach außen – dont Nietzsche rêvait tant) ; le malheur est que, au-delà du rêve défait, sévit le bilan, l'actionprohairésis, qui me laissera, le plus souvent, non pas avec une paix d'âme, mais avec une honte. Hélas, dans la chaîne vitale, le maillon pragmatique est aussi incontournable que le maillon gastronomique. Il faut tout faire, pour ramener mes agitations dans ces deux sphères à la basse cuisine, et vouer le plus clair de mon énergie au salon du rêve. Il serait souhaitable de garder une distance infinie entre moi et les choses. Pour le rêve. Toi, il te faut de la proximité : L'action remplit l'intervalle entre les choses et nous, alors que la réflexion l'élargit dangereusement. Les choses sont en moi, en tant qu'un sous-ensemble. L'action les choisit pour me réduire aux ensembles quotients, modulo, à ceci près, tandis que la réflexion les réduit à leur juste valeur, celle des éléments, des riens de plus. - 356 - - Cioran - Action - S'il fallait absolument renoncer à l'immobilité et choisir un mode de déplacement, je choisirais le vol d'un oiseau migrateur : ignorance d'horaires et de destinations, élan sans source, retour aux origines. Ce vol, guidé par un instinct sauvage, est une condition de bonne écriture, qui ne laisse pas voir les contraintes et se focalise sur le vertige du vol. Mais écrire dans une langue étrangère, c'est ne pas avoir cet instinct, apprendre la théorie du magnétisme et la météorologie, cesser d'être un volatile et ressembler à un robot, vérifiant les données de ses capteurs (tu parlais d'un pigeon savant et désemparé). Donc, l'action ne met pas en jeu mes meilleures cordes, ne se déroule pas à mes heures astrales, ne prépare ni reproduit rien de mes ambiances drapées. Elle est plus près du tout-à-l’égout que de la cheminée, et ses produits ne décorent jamais mes murs et mes toits. Face à l'action, j'ai, d'un côté mes connaissances, mon intelligence, mes intérêts, et de l'autre – mes rêves, ma créativité, mon sens du Bien. Si mon interlocuteur relève de la première catégorie, je demanderai à l'action de l'efficacité et de la cohérence. Avec la seconde catégorie, la question est très embarrassante. Le rêve peut s'associer avec l'inaction ; il faudrait donc choisir – agir ou m'en abstenir. La vraie création part du point zéro, tandis que toute action découle d'un tas de choses extérieures ? Enfin, l'aporie la plus profonde touche à ma représentation du Bien. Le devoir de faire ce que je ne suis pas, le vouloir être ce que je ne fais pas, le pouvoir ne pas être ce que je fais – de la fusion de ces instincts est née la conscience du valoir au-delà du faire et de l'être – dans le créer. La basse liberté consiste à refouler mes passions et à ne suivre que mes intérêts ; pour les hautains, la liberté est sensibilité - Valéry. Je ne prouve ma haute liberté qu'en agissant contre la voix de la basse raison ou en acceptant une haute servitude ; la liberté est un désordre, salué par - 357 - - Cioran - Action - l'âme ; les robots professent le contraire : La liberté consiste à instituer hors de soi un ordre de raison - Levinas. L'acte, appuyé sur le seul calcul et derrière lequel ne palpite aucune sensibilité, ne peut être libre : Aimer et haïr, les deux choses les plus libres au monde - Sénèque - amare et odisse, res omnium liberrimas. La nature de mes contraintes renseigne mieux sur ma proximité avec le bien, que l'application laborieuse de règles fussent-elles dictées par les principes en bronze. L'impératif catégorique est une misérable caricature, à côté de l'impératif hypothétique, noble et humble. Je suis par ce je m'interdis de faire et non pas par ce que je fais. Aristote, St Thomas et Kant me diront, que les contraintes ne sont que des accidents et ne font pas partie de l'essence des actes, et la question est réglée – je sais comment gagner une bonne conscience. Il y a tant de choses, d'angles de vue, d'idées, dont la seule évocation me plonge déjà dans la banalité et la platitude ; les bonnes contraintes servent à éviter ce piège ; elles sont mon devoir, mais mon valoir se bâtit par mon talent, sachant se servir de ces contraintes. Donc, il ne faut pas m'arrêter à ton : Un homme ne vaut que par ce qu'il n'a pas fait – et laisser faire l'âme, une fois que l'esprit a fait son travail de filtrage. Ce que je ne pus atteindre est secondaire ; c'est ce que je ne dus ni voulus atteindre, grâce à mes contraintes, qui est plus éloquent. - 358 - - Cioran - Bien - Bien De tous les dons divins, le bien est le plus énigmatique, illogique, qu'aucune nécessité n'invite et qu'aucune bonne volonté ne satisfait. À l'opposé de la vérité, qui lorgne vers le réel, mais ne gît ni ne se prouve que dans l'idéel. Le vrai ne se juge qu'en profondeur - d'où le peu d'intérêt que je lui porte. Le beau m'emballe par la hauteur - d'où mon prurit aux épaules. Mais le vrai casse-tête, c'est le bon, qui ne convainc que par l'absence de toute épaisseur, de toute propagation, tout en étant à l'opposé de la platitude et de la clôture, c'est un Ouvert, vivant de ses limites inaccessibles. Le bien est viscéral, le beau est aristocratique, le vrai est collectif - qu'y at-il au-delà du vouloir du sous-homme, du pouvoir de l'homme, du devoir des hommes ? - l'intensité du valoir du surhomme ! L'intensité, le contraire du progrès, du comparatif, du normatif. Comprendre ou maîtriser le monde – tant d'évidentes envies me conduisent à cette vision du rôle, que la providence me réserva ; mais seul le Bien me souffle ce besoin, vague et miraculeux, de caresser ce monde. La caresse, si grandiose et pure, à côté de la grisaille de l'acte et de la mesquinerie de la pensée. Dépourvue de langage, indicible, intraduisible, innocente, réceptacle de ma honte. Le bien souverain préoccupa tant de cerveaux oisifs, avant que les cœurs incisifs ne nous désenchantent, en montrant que cette fière souveraineté se limite à une seule contrée, le cœur lui-même, tandis que les républiques de l'acte et de l'idée suivent des lois sans aucune référence aux prérogatives régaliennes du bien. Rien ne me prouve l'origine divine de l'homme d'une manière plus - 359 - - Cioran - Bien - irréfutable que la gratuité du bien, au fond de mon cœur. Non seulement il est hors toute logique pragmatique ou évolutionniste, mais il s'avoue ne pas savoir quitter son lieu d'origine, pour s'incarner, comme s'incarne le beau et le vrai. Une pure potentialité ! Un élan sans but. Une flèche sans cible. Un feu sans matière. Tout le bien est dans une disponibilité, ou, comme le dit Valéry, dans un possible : Ce qui est le plus vrai d'un individu, c'est son possible. Le possible est pour la pensée ce que le disponible (readiness !) est pour l'acte (volonté en puissance et non de puissance, l'inutilité de l'intellect en acte : Le bien réel suppose un mal potentiel - Soloviov - Актуальное благо предполагает потенциальное зло). Ouverture vers l'altérité et l'indétermination. Art de placer des variables, où d'autres fixent des constantes. Capital de possibilités - l'implexe de Valéry ! Il faut choisir entre être dans le bien ou faire le bien. Imaginer leur cohabitation, c'est comme mettre sur un pied d'égalité le mystère de l'amour et le hasard de mes rencontres heureuses. La honte essentielle doit provenir de toutes mes fausses associations avec ce bien incommunicable. Non pas une erreur, un oubli ou une maladresse, mais une fatalité. Et je ne parle même pas du Malin, qui me dévoierait de mon droit chemin, et qui calme tant de consciences misérables. Comme les gnostiques, tu le traquais, lui, inexistant de toute évidence. Vous le proclamez Prince du monde et lui dédiez tant de véhémences. Et si l'homme fut prévu pour être une espèce d'hyène, et seule la civilisation fît, que nous nous évertuions à défier le serpent, la colombe ou le mouton ? Lorsque j'y pense, je pardonne tout au robot. M'attarder sur ce qui n'existe pas est signe d'une courte cécité ou d'une longue clairvoyance. Pourtant, seul le Bien indubitable prouve son existence par ma honte et mon désespoir. Se désespérer de son amour ou - 360 - - Cioran - Bien - de son honneur, c'est la meilleure preuve de leur existence - Bakounine Отчаяние в своей любви и в своем достоинстве служит наилучшим доказательством их присутствия в человеке - avec le bien, c'est encore plus flagrant. Que je me sente cerné par le mal (avec vous, les gnostiques) ou habité par le bien (le béat Socrate), ce qui compte, c'est l'élan et la noblesse, et peu importe dans quel sens – même vers un mal à fuir ou à peindre. Si le beau désespère, puisqu'il s'accompagne toujours du terrible, le bien désespère, puisque toute tentative de lui trouver une expression adéquate échoue lamentablement, que je lui applique le langage de mes gestes, de mes mots ou de mes idées. Décidément, je ne me repose qu'avec le vrai ! Comme la poésie me soulève par son inspiration de l'inexprimable, le bien me touche par la conscience de sa propre impossibilité, ou plutôt de celle d'émaner de moi-même : le bien réel ne peut venir que du dehors, jamais de notre effort - S.Weil. Nous ne pouvons irradier que la pitié : La pitié est un retour vers nous-mêmes - La Bruyère. Souvent, on marqua au fer rouge les réactionnaires, restant indifférents à l’œuvre du bien. On oubliait d'ajouter, qu'ils s'adonnaient souvent à son rêve. Presque malgré moi je suis réduit à l'état, où je ne peux plus nuire à personne, à l'état d'innocence ; et je découvre, que l'innocence est le boulet le plus sûr, pour m'attacher davantage au banc des accusés. Le bien a sa voix, il n'a pas son tableau de chasse, ou bien celui-ci est vide. Le bien est une pure musique, intraduisible en faits accomplis ou en oeuvres (opéra vient de là). L'appât du gain interpelle les hommes plus nettement qu'un principat vain. Et finalement, l'esthète s'approche du bien de plus près que l'ascète. À condition que la beauté reste aussi éloignée de la matière que le bien divin. Le poète en est plus conscient que le savant. Un savoir bien digéré - 361 - - Cioran - Bien - ne produit que de viriles, ironiques et hautes métaphores. Il ne faut pas attacher le sçavoir à l'âme, il l'y faut incorporer - Montaigne. La sainte honte est question d'ironie. Baudelaire, ce personnage sans honte, aurait pu être un Nietzsche français (tandis que Proust n'en avait aucune chance, n'ayant ni le talent ni la noblesse ni le savoir), si ses boutades étaient rehaussées d'un peu plus d'ironie distante ; Nietzsche choisit le bien du Crucifié pour contrainte négative, tandis que Baudelaire se ridiculisa avec le beau à nier. Le français pousserait à prendre parti, ce qui expliquerait l'échec des tentations nietzschéennes chez Valéry. La beauté souveraine des poèmes de Valéry parle à l'âme dans un langage, que la noblesse emprunterait, pour parler au cœur. Et que la faim attende, tant qu'on chante le mot ou l'idée ! Qui peut soulager un assoiffé ? - un marchand, un fonctionnaire, un mécène repu ! Non, plutôt appeler un chantre, même si je meurs près de sa fontaine enchantée. De l'irréductibilité des sens : dans le bien, le beau ne doit jouer aucun rôle ; dans le beau, il faut aller au-delà du bien. La pitié est la valeur extrême du bien, il faut donc aller même au-delà de la pitié, devenir impitoyable - tel est le message - nullement anti-humaniste ! - de Nietzsche. Mais la pitié est aussi une des valeurs extrêmes du vrai. Et que la vision de ce parcours est lumineuse chez Valéry : Il n’est point de pensée qui, poursuivie jusqu’au plus près de l’âme, ne nous conduise sur les bords privés de mots, où subsistent seules la pitié, la tendresse et l'amertume ! À Valéry et à Nietzsche, être au-delà du Bien et du Mal paraît être la condition de la liberté. C'est une liberté qui est déjà à portée des meilleures des machines. L'esclavage du rouge au front ne se programme qu'en deçà de l'homme. La liberté n'explique ni n'introduit rien dans mes rapports avec le mal. Le mal est inhérent à toute action ; l'homme le plus vertueux en commet autant qu'un robot, une hyène ou un mouton. C'est comme ces deux - 362 - - Cioran - Bien - personnages, sortis de la plume de Valéry, l'un calculant tout et l'autre tirant ses choix au hasard - et arrivant au même résultat. Ne prouvent la liberté que des sacrifices ou fidélités irrationnels : Agir de façon parfaitement rationnelle, ce n'est pas agir librement - Aristote. Et c'est encore Valéry qui parle de bassesse rationnelle et de hauteur irrationnelle. Ne vivre que de l'agir, c'est s'identifier avec la fourmi, le mouton ou le robot ; mais vénérer le seul non-agir, c'est vénérer la vache. Le Mal est dans l'identification de l'agir et du rêver ; ni la paix ni la tourmente ne me sauvent du Mal, et ta thèse bouddhiste : Le principe du Mal réside dans l'incapacité au quiétisme est fausse. La honte primordiale naît du bien, défiguré par tout acte (et la bonne conscience – de leur fausse identité). Bizarrement, tu inverses la cause et l'effet : Ce besoin de remords, qui précède le mal, que dis-je ! qui le crée. Ce n'est pas un besoin imaginé, mais un appel réel et irrésistible. La bonne conscience suit les traces du bien, sans savoir qu'il ne s'incarne jamais en actes. Non seulement la honte est dictée par un esprit contemplatif, mais elle sert de ressource à l'esprit créatif. Tu l'as bien vu : Les sources d'un écrivain, ce sont ses hontes ; celui qui n'en découvre pas en soi, ou s'y dérobe, est voué au plagiat ou à la critique. La bonne conscience, c'est le sentiment de faire un n + 1-ème pas, renvoyant la balle au n-ème ; la honte, c'est la conscience malheureuse du premier pas, où règne l'irresponsabilité des sources. Qui ne sait pas jaillir se fait courant. Faire de vertu nécessité - aurait pu être une devise de la noblesse ; à comparer avec Descartes : « faisons de nécessité vertu. La noblesse consiste à ne pas se laisser dominer par le nécessaire - Valéry - accorde trop de place au pouvoir au détriment du devoir. Esthétiquement et logiquement, la nécessité des choses peut être vue comme une beauté en soi, mais chez l'homme, l'impératif ne vaut pas grand-chose à côté de - 363 - - Cioran - Bien - l'instinct : L'instinct, revêtu de noblesse, est la grandeur des hommes Euripide. L'aboutissement moderne des idéaux antiques : le stoïcien - homme d'affaires ou écolâtre, le cynique - juriste ou journaliste, l'épicurien politicien ou artisticule, le sceptique - homme de la rue. Le romantisme aristocratique des Goethe, Byron, Chateaubriand, Leopardi, Lermontov ne fut qu'une parenthèse anti-antique, vite barrée des chroniques intellectuelles. Et en admirant passivement Nietzsche, Ortega y Gasset ou toi-même, je me sens écœuré en compagnie de vos admirateurs actifs. Une curiosité moderne – la réussite rend impitoyable. Tu élargis ce constat même au travail : Regardez la gueule de celui qui a réussi, qui a peiné. Vous n'y découvrirez pas la moindre trace de pitié. Que penser de ce monde, où les seuls à pratiquer l'ironie et la pitié sont ses ratés ! Tout triomphe non-simulé endurcit. Jadis, on pouvait consacrer son ascension à une idée traquée, auréolée d'un mensonge indocile et tendue vers un avenir radieux. Aujourd'hui, la seule idole est la vérité : irrécusable - donc pas d'ironie, mécanique - donc pas de pitié. L'homme parfait : une fusion entre Rousseau (la pitié de l'homme naturel) et toi-même (l'ironie de l'homme inventé). Les grands imparfaits : Nietzsche - le faible sans pitié, et Valéry - le fort sans ironie. Le paradoxe est une ruse technique, se prêtant bien à l'humour, mais n'atteignant pas à l'ironie ; c'est pourquoi, parmi les paradoxes - le moral du grave Nietzsche, l'esthétique de l'espiègle Wilde, ton psychisme du désespéré - seule l'esthétique est à sa place. L'éthique paradoxale – s'occuper de soi-même. Toi : L'ironie est le masque qu'emprunte la pitié de soi-même. Les orgueilleux portent leur pitié aux autres, sans masque, tous crocs dehors. Le contraire de l'ironie est le visage découvert. Je me rappelle, que le pathos du oui nietzschéen ne s'arrêtait qu'aux deux anicroches : la pitié et l'ironie, le tragique et le comique. Formant, - 364 - - Cioran - Bien - souvent, une balançoire : Il se vante, je l'abaisse ; il s'abaisse, je le vante - Pascal. Je me proclame grand - et, tout de suite, ma misère m'inonde ; je reconnais ma misère - et une grandeur insoupçonnée monte à mes yeux baissés. J'ai vécu au milieu des sauvages, qu'aucune modernité n'avait déviés de leur état de nature, et de terribles violences et brutalités constituaient leur quotidien. Le vrai ne figurait guère à leurs horizons microscopiques, le beau n'illuminait point leurs firmaments bien bas, mais le bon était nettement plus présent dans leurs cœurs que chez les humanistes universitaires. Rousseau vit juste : l'état de civilisation, engagé sur la voie du vrai et du beau, nous éloigne du bien. Au pays impitoyable et dévergondé, je suis reconnaissant de m'avoir appris, que la meilleure rencontre avec Dieu ne se fait ni dans la prière, ni dans la confession, ni dans l'action, mais dans la pitié et la honte. Je pratique une large démocratie dans le choix de mon jury de l'ombre : un comte, un secrétaire de direction, un vagabond - Tolstoï, Valéry, toi. Vous seuls pourriez comprendre mon attitude de condamné, s'accrochant au banc des accusés, au milieu des étoiles. - 365 - - Cioran - Voix - Voix Il s'agit ici de la voix individuée, sortant de toute chorale et dictée par la seule conscience intérieure. La rencontre du regard, du désir et des ailes produit une voix, et c'est d'après la voix qu'on peut juger et un homme et une image et une idée. Par le grain de ma voix on devinera le timbre de ma vie. Le regard naît avec la trouvaille de mon propre souffle. Que ce soit dans la lumière d'une imagination ou dans les ténèbres d'une sensibilité. Le contraire de regard s'appelle inertie. La vie noble s'oppose toujours à la vie par inertie - Ortega y Gasset - La vida noble queda contrapuesta a la vida inerte. Pour me proclamer libre, il ne suffit pas que la voix de mon âme s'élève au-dessus de la loi de mon esprit. Il faut, en plus, que cette voix soit de la musique divine et que cette loi ne soit pas lue au ciel. Toute noble liberté est triomphe de l'harmonie interne sur le calcul externe. Un simple interprète, non-compositeur, peut-il être libre ? L'originalité ne sert à rien dans les affaires courantes, elle est capitale dans la création d'entreprises. Ce qui détruit le plus sûrement mon originalité, et ma créativité, c'est le commerce avec les intelligents. L'écrivain doit fuir les capitales, pour ne pas gâter ce qui nourrit l'originalité, - ses propres matières premières. Tu n'aurais jamais dû vivre à Paris, au milieu de tes collègues, où ton talent fut gâché par la place, que tu accordes aux calomnies, humiliations, recensions. Je connus les deux plus passionnantes capitales mondiales : il fallut bien y affermir mon souffle, pour respirer – ailleurs. La vraie stature de l'homme est dans la capacité d'inventer des unités de mesure, plus que des balances et des procédés de mesurage. Le jeu de - 366 - - Cioran - Voix - l'incommensurable : En dehors de l'incommensurable rien d'intéressant Th.Mann - Nichts ist interessant außer dem Inkommensurablen - n'est jamais durable. Aucun philosophe n'aurait rien écrit avant Nietzsche, Valéry ou toi-même, votre œuvre garderait sa valeur intacte (contrairement à Aristote, Spinoza ou Hegel, dont l'intérêt relatif relève davantage de l'histoire de la philosophie), et sa lecture n'en deviendrait pas plus ardue - à comparer avec les connaissances philosophiques (un oxymoron insensé, puisque Foucault a raison : Il n'y a pas de philosophie, il n'y a que des philosophes, tandis qu'il existe bien l'art et non seulement des artistes, puisque le sens du beau est métaphysique et celui du vrai - mécanique), se réduisant à un vocabulaire emprunté, sans rigueur ni exubérance ni hauteur, et qui seraient indispensables pour une lecture des professionnels. La seule maîtrise, dont une bonne philosophie a besoin, est celle du degré zéro de la création, de la sensibilité et de l'intelligence. Il est très facile d'être philosophe ou poète, il suffit d'avoir son propre regard ou sa propre langue : La différence ne réside pas dans le contenu, mais dans le genre de regard ou de langue - Marx - Der Unterschied liegt nicht im Inhalt, sondern in der Betrachtungsweise, oder in der Sprechweise. La même monotonie, soit inertie soit ennui, accompagne ceux qui ne vécurent jamais un moment de grâce, d'illumination ou de conversion (contrairement à St Paul, St Augustin, Dostoïevsky, Nietzsche, Tolstoï, Valéry, Wittgenstein, Heidegger). Pour avoir sa voix reconnaissable, il faut avoir entendu des voix d'inconnus. Le style d'un auteur (Nietzsche, Nabokov) permet de reconstituer assez fidèlement non seulement son visage, mais aussi sa biographie, mais les auto-biographies de ceux qui manquent de style (St Augustin, Rousseau) embrouillent leur visage jusqu'aux paradoxes et mensonges. - 367 - - Cioran - Voix - Nous sommes condamnés à nous inventer un masque, pour, ensuite, découvrir que ce masque est notre véritable visage - O.Paz - Estamos condenados a inventarnos una mascara y, después, a descubrir, que esa mascara es nuestro verdadero rostro. Le symbole de ce masque est le regard, dans lequel ne se reconnaissent entièrement ni mes yeux ni ma cervelle. Les présomptueux (St Augustin, Rousseau, Tolstoï) imaginent pouvoir exhiber leurs vrais visages ; parmi les masqués avoués - profonds ou hautains - il y a ceux qui croient, que le masque les cache (Descartes, Nietzsche) et ceux, les plus lucides, qui les y réduisent (Valéry et toimême). L'homme ne vit pas, il s'invente - Dostoïevsky - Человек не живёт, а самосочиняется. Me montrer ou me cacher sont parfaitement équivalents ; m'inventer est mon seul visage transmissible. Trois hypostases, à hiérarchie variable, me résument : celui qui crée, celui qui connaît et celui qui aime. Leur fusion (l'ambition des sots) n'a aucun sens, bien que même Nietzsche succombe à l'illusion : Toute création est l'envoi de messages : tout y est un - ce qui connaît, ce qui crée, ce qui aime - Alles Schaffen ist Mitteilen. Der Erkennende, der Schaffende, der Liebende sind Eins. L'illusion vient de la fausse association du philosophe avec la connaissance et du saint - avec l'amour. Le philosophe, l'artiste, le saint - c'est tout un - Heidegger - Der Philosoph, der Künstler, der Heilige - Eins. Tandis qu'ils n'en sont que chantres, sans être ni savants ni amoureux ; réunis, ils forment un poète. Les connaissances – contraintes négatives, l'amour – positives. La création – chemin. Le meilleur en nous n'a ni langage ni émetteur ni force - ce terrible constat est source de la vraie souffrance. Ne communiquer avec le ciel qu'avec notre épiderme - et l'esprit et la langue en font partie - à croire que Dieu n'est pas amour verbeux, mais souffrance muette. La voix comme marque d'originalité est à ne pas confondre avec les voix grégaires qui atteignent aujourd'hui toutes les scènes publiques, tout en - 368 - - Cioran - Voix - étant totalement interchangeables et dépourvues de toute expression d'un esprit en éveil ou d'une âme en détresse. Une étrange mutation du mouton en robot ; de l'imitation mimétique à l'exécution mécanique. L'histoire moderne de l'originalité me renvoie en plein Orwell – plus les hommes pensent sortir des sentiers battus, plus ils les suivent ; le Ministère du Troupeau s'appellerait aujourd'hui Ministère de l'Individu. Ils oublièrent que ce n'est pas le contenu même des positions, qui compte dans l'épanouissement d'un individu, mais la forme de ses poses – le style de ses vitupérations ou de ses dithyrambes, la musique de ses paysages et la vigueur de ses climats. Ils cherchent leur voie, dans le labyrinthe des écoles ou des styles, tandis qu'il s'agit de me débarrasser de routes, de me mettre en hauteur, de chercher ma voix, qui est cette même perspective, devenu regard. Ne pas creuser - en temps de déluge de messages, la colombe est plus éloquente que la taupe. L'ouïe est le sens le plus abîmé de mes contemporains, puisqu'un brouhaha permanent bombarde leur attention, incapable, désormais, à détecter une seule vraie voix sur la scène, envahie par la cohue. On n'a peut-être jamais eu autant de belles voix, mais jamais ces voix n'étaient aussi inaudibles. - 369 - - Cioran – Axe - Axe Quand ils parlent de valeurs, le plus souvent, c'est du positivisme ou du négativisme, cohérents et systématiques, débouchant sur l'ennui ou le dogmatisme. Le négativisme devrait n'intervenir qu'en formulation de contraintes, et le positivisme n'apparaître que dans la manifestation du goût. Mais la même intensité, spirituelle ou artistique, devrait en constituer l'axe entier. La condition incontournable, pour l'entretien de cette construction, c'est la conscience et la maîtrise des ressorts poétiques du langage ; maîtrise, refusée à Parménide, Hegel ou Husserl, accordée à Nietzsche, Valéry et Heidegger. Les axes, qui polluent la scène philosophique, et sur lesquels dominent la grisaille et la stérilité : essence - existence, vérité - apparence, objectif subjectif, vital - conceptuel. Les deux seuls axes, dont aurait dû s'occuper la philosophie : caresses verbales et musicales, apportant de la consolation à l'homme angoissé, et des réflexions sur le rôle du langage, pour traduire nos frissons ou nos intuitions. Sur les axes vitaux, les uns opposent la bonne extrémité à la mauvaise, les autres y trouvent leur point d'appui ou d'origine, les troisièmes y cherchent des éléments neutres, annulateurs, invariants ; mais les meilleurs laissent sur tout l'axe leur propre empreinte d'intensité égale, ce qui rend tous les points - les mêmes, et fait de toute substitution - un retour, implacable ou éternel. Pour ne pas m'y profaner jusque dans un cynisme, un talent, selon toi, est nécessaire : Les mauvaises causes exigent du talent ou du tempérament. La pose axiologique ne t'a jamais effleuré. L'autonomie pluri- dimensionnelle de l'art, face au diktat de la vie d'expériences et de connaissances, resta en dehors de tes horizons, où tu déballes tes - 370 - - Cioran – Axe - valeurs unidimensionnelles, sans te soucier de leurs vecteurs. On pardonne tout au style, qui, tout compte fait, peut se permettre de négliger l'équilibre des extrêmes et de se consacrer au beau milieu. Donc, pas d'intensité égale au-dessus de l'axe, mais une sortie, ou plutôt une chute ou une dégringolade, de tout axe vers le dépotoir commun des enthousiasmes. Pour Nietzsche, au-dessus, ou mieux, au-delà de tous les axes, bien - mal, puissance - maladie, nihilisme - acquiescement, surhomme - dernier homme, seigneur - esclave, ce qui compte, c'est la mesure dite intensité, la pose, véhémente et incohérente, et non pas une position, sobre et argumentée. Pour se permettre d'être impitoyable et éhonté, par combien de hontes et de pitiés avalées a-t-il dû passer ! Et de même, Platon, avec ses diatribes contre la démocratie et les poètes dans la cité. Je ne connais que trop les positions des philosophes ; je n'en connais pas assez les poses. De Vinci ou Valéry apportent à l'art davantage d'intensité, en incluant la science au même axe artistique. Tout réduire à l'intensité et à l'acquiescement des commencements - la définition de l'éternel (commencements) retour (intensité) du même (acquiescement). Et si, en plus, on y vise les valeurs, c'est la définition même du nihilisme, qui est une technique pour se séparer du profane et un art pour produire du sacré. La poésie est affaire de l'élite peu partageuse ; la philosophie est de la poésie vulgarisée, à portée des machines ou des ingénieurs et à valeurs à faire partager. Il existe bien la pensée ou le sermon collectivistes, il n'existe pas de kollektivistische poésie Gedanken collectiviste und - H.Hesse Predigten, aber - Es es gibt gibt wohl keine kollektivistische Dichtung. La poésie - comme les meilleures de ses dérivations : l'art, la noblesse, la philosophie - est une valeur féminine, au moins ne se justifiant que par - 371 - - Cioran – Axe - une présence féminine. L'ignominie des temps modernes vient de la considération des valeurs masculines comme des seules valeurs humaines. Toi - l'étegnoir permanent, pour ne pas perdre le goût d'étincelles. Les pleureuses reprenant tout chant sirupeux ou épithalamique, pour le finir en hystérie, cinglante et lugubre. Une recherche programmée de points de chute sur toute trajectoire de mes illusions. La maturité traitée de pourriture ; la jeunesse exhibant ses futures infirmités. Exercices, hélas, trop faciles. Il ne s'agit ni de ricaner sur les valeurs vitales, ni de les réévaluer, ni de les effacer, mais de donner à leurs homologies artistiques assez d'ampleur et de les affecter d'intensité égale, dont est capable mon talent. J'aime cette indétermination d'échelle de la profondeur-hauteur de Zarathoustra, du savoir-pouvoir des Cahiers de Valéry, et même de ton jouir-vomir. Cette lecture fait de moi fabricant de balances, inventeur d'altimètres ou de tortures. Les attributs les plus connus d'une pose se puisent sur les axes : désespoir – espérance, souffrance – béatitude, fraternité – solitude, oui ou non au monde. Le poète choisit la pose, c'est à dire valeur, là où le philosophe préfère l'intensité, c'est à dire vecteur. La totalité de l'homme intéressant se révèle et se résume dans ces trois attitudes : la pose face à la noblesse, la posture face au mot, la position face aux idées - la hauteur, le style, l'intelligence. Suivant ces axes, j'ai trois complices et alliés : Pascal, selon le premier, Nietzsche, selon les deux premiers, toi, selon le troisième. Dois-je attendre mon Mémorial ? Mon cheval de Turin ? Mon illumination de Gênes ? Dans les deux cas une rupture douloureuse avec la raison. - 372 - - Cioran – Axe - L'intellectuel est celui qui invente des valeurs, le philosophe – celui qui les munit de vecteurs. Les régions sans valeurs n'existent que chez les faibles d'esprit ou pauvres d'âme. Les intellectuels sont ceux qui donnent des valeurs à ce qui n'en a point - Valéry. Et ne s'arrêtent pas à celles qui crèvent les cadrans ! Le moyen élégant de donner de la valeur au monde plein est de s'adonner à l'orfèvrerie du néant. Un intellectuel a trop de mots, il dit plus qu'il ne sait. La rareté augmente le prix, et le progrès - de l'homogène à l'hétérogène – les fait flamber, tandis que l'ironie - de l'hétérogène à l'homogène déprécie les marchandises, en les mettant sur le même rayon. Les choses les plus rares sont sans prix. La noblesse, par exemple. Et, en plus, ce qui est rare est beau (Valéry). Aujourd'hui, tout est réduit aux chiffres et rubriques. La chaire est triste : les fonctionnaires ex philosophiae, munis de licentia ubique docendi, trônent, gris et doctes, dans les têtes pensantes. Tout est cerné, ravagé, occupé par le journalisme. Aucune trace de Gide ni de Valéry dans les lettres françaises. Toi, dans une ultime convulsion, tu clos l'agonie de la lettre, qui n'est plus qu'un cimetière comblé, sans renouvellement de concessions crédible. - 373 - - Cioran – Axe - - 374 - Postface Mes mots portent les stigmates de leur première croix, plantée en Russie, au temps de ma jeunesse. J'ai beau traiter les écorchures françaises, les organes déficients ajoutent à la bile - de l'encre trouble. Il paraît que le mot est français, s'il est clair ; or, le mot n'acquiert sa russitude que s'il renonce à ses attaches visibles. Avec mes mots, je veux émouvoir les étoiles, et n'arrive même pas à faire danser les ours (Flaubert). Le pire, ce n'est pas l'ours, mais la lanterne incertaine (aux yeux tournés vers le bas), pour laquelle on prendra ma scintillante étoile. Et moi-même, je me prendrai pour celui qui prend sa bougie pour lui-même, la souffle et, à la fin, se prend pour la nuit G.Bataille. J'admets, que la non-reconnaissance a le grand mérite de préserver intacte l'infinie sphère de mes indifférences. Je ne pouvais me permettre ce que se permit ma compatriote, comtesse de Ségur : sans avoir cherché à m'enraciner dans le français, j'en réclamai des fleurs. L'arbre français me répondit par le silence de ses ramages ; je dus lui inventer un souffle, pour que mes feuilles bruissent. Sans entendre la musique à ses nœuds, ces accords des mots justes, je dus confier mon visage aux couleurs de ses mots troubles, juchés près de la cime ; mais je n'envie pas ceux qui, à l'inverse, peuvent dire : Je ne suis que parole, il me faut un visage - Jabès. Je dois me résigner à n'être connu que par l'extérieur, puisque l'intérieur de l'homme se révèle par la musique de sa parole - Böhme - das Innerliche arbeitet stets zur Offenbarung durch den Schall des Worts. La langue parlée, dans ce livre, ne retrouvera pas toujours, sur la même longueur d'ondes, la langue parlante (comme les messages hermétique et herméneutique de Plutarque, discours préféré ou discours proféré, - 375 - Hermès : se savoir un Dieu, mais ne pouvoir être perçu que comme un simple messager des autres Dieux) ; et dans ce couple, avec cette dissonance entre le message et la messagerie, les frictions et rejets mènent si facilement au divorce. J'ai une belle mélodie en tête, et je me mets à la chantonner ; mais je sais que je ne peux chanter que faux. Quelqu'un, qui devine la mélodie, la reconstitue dans sa conscience, et son ouïe se met à communiquer avec le compositeur et non pas avec l'interprète. Je suis à la fois compositeur et interprète, et ma voix, c'est mon français, mon ami idiolecte, et qui peut me trahir à chaque instant. Ce n'est pas lui, hélas, qui entourait de premiers sons le balancement de mon berceau. Depuis des années, je me livre à la lutte obscure avec cet ange de français, et, tout en me trouvant, chaque matin, boiteux, je tiens à raconter ma nuit et mon étoile. Ce qui donne un sens à cette écriture, c'est le lecteur idéal, mon alter ego (ou plutôt altus ego) celui qui, en découvrant ce livre, en serait jaloux, avant d'en être séduit. Mais ce sont mes égaux, imaginaires, impossibles, qui me comprendraient et pleureraient ensemble une défaite annoncée, un amour insensé, mais ils ne parviendraient jamais jusqu'à mes yeux. Des milliers de pages crispées, que je relis dans ce mélange obscur de fierté, d'humilité, de grandeur, de désespoir et de communion avec le dessein divin ; cent fois j'ai vécu cette bizarrerie larmoyante et irrésistible, que seul Nietzsche connut, en revisitant son Zarathoustra, et qu'auraient pu connaître Bach et Mozart, s'ils étaient moins casaniers ou moins bêtes. J'aimerais tellement qu'il se trouve au moins une oreille qui m'entende, et qu'on me dise : Vous êtes sûrement poète dans votre langue - ce qu'on disait des vers français de Rilke ou de Tsvétaeva. Je ne serais apprécié que par ceux qui savent ce que c'est qu'un langage inventé : Cioran ou un polyglotte. Entre ceux qui s'affirment et ceux qui s'inventent - pas de communication possible. Je veux peindre l'oiseau, et l'on ne découvre, sur ma toile, qu'une cage. Et - 376 - je balbutie, avec tous les sots, que le peintre ne doit pas apparaître dans ses tableaux. Plus que dans un cachot de l'esprit, c'est dans une tour d'ivoire de l'âme que j'ai besoin de barreaux : L'âme est le seul oiseau, qui soutienne sa cage - Hugo. Je vis le mieux ma liberté à travers, ou même en-deçà des contraintes : Il lui semble, que le monde est fait de barreaux, et au-delà de ce monde - aucun autre - Rilke - Ihm ist, als ob es tausend Stäbe gäbe, und hinter tausend Stäben keine Welt. C'est par la délicatesse des barreaux que je reconnais ma parenté avec les volatiles. La pensée est un oiseau qui, dans la cage des mots, peut déployer ses ailes - Gibran - Thought is a bird, that in a cage of words, may unfold its wings. La présence des autres, dans ce livre, n'est que l'air des métaphores, que battent mes ailes ; la hauteur et le souffle n'en sont qu'à moi. D'ailleurs, on ne devrait écrire qu'avec la sensation d'être le seul chasseur de métaphores, sous un ciel vide. Le texte est une forêt, où chasse le lecteur. Un bruissement au sous-bois, tiens - une pensée ; un gibier timide, une citation - à mettre au tableau de chasse - Benjamin - Der Text ist ein Wald, in dem der Leser der Jäger ist. Knistern im Unterholz - der Gedanke, das scheue Wild, das Zitat - ein Stück aus dem tableau - je ne cultive pas de textes, et donc pas de forêts, mais je tends tant d'arbres, chacun avec des ombres qu'il ne partage pas avec d'autres arbres, et ils ne se trouvent ni sous un même soleil ni à la même heure de la nuit. Difficile de reproduire la vie mieux que par l'image d'un arbre. Le récit, le plus souvent, me met déjà au milieu d'une bruyante forêt, cachant les soucis de l'arbre solitaire, tandis qu'une formule de deux lignes ne peut se vouer qu'à un arbre fier et silencieux. Si vous n'y entendez que du bruit, vos oreilles ne sont pas faites pour mes canopées, puisque j'y avais mis de la musique. Qu'est-ce que l'aphoristique ? - une écriture, qui tente d'éviter l'habitude, pour devenir acte pur, sagesse immaculée, conception sans pénétration. - 377 - Le soi inconnu se devine dans la continuité inexplicable de l'être, mais se traduit dans les césures évidentes du faire. Dans le langage monotone et disert d'une loi et dans la logique événementielle de rupture de son application. La passion et l'éclat, ou bien la durée et la cohérence, tels sont les traits qui divisent les hommes d'esprit en deux catégories difficilement compatibles : les laconiques brillants ou les bavards élégants. La hauteur proclamée ou la largeur acclamée et fondée sur la profondeur réclamée. Il est dangereux d'être bête, dans le premier cas ; dans le second, il ne sert à rien d'être intelligent. On risque de dégringoler dans la platitude, ou s'y affleurer à son insu. Noblesse de l'intelligence, caresse de l'existence, altesse de l'essence tels seraient les domaines, dans lesquels je plongerais ma réflexion, si l'on me demande, pour qui je me prends, - l'arrogance est la modestie des timides. - 378 - Index des noms Abélard 178 Adam 184,292 Adonis 185 Adorno Th. 26,117 Akhmatova A. 258 Alain 213,263,336 Alexandre le G. 83 Amiel J.-F. XII Andersen H.Ch. IV Antée 256,302 Apollon 27,66,75,97,130,142, 171,185,196,246 Apulée 243 Aragon L. 219 Arendt H. 116,243,297,324 Aristophane 222 Aristote XVIII,XXII,3,11, 19,24,64,74,37,97,110, 127,129,145,157,162,168, 189,199,204,208,225,234, 237,271,274,283,286,313, 346,353,356,358,363,367 Artaud A. 62,118,336 Artémis 248 Attila 248 St Augustin XVII,XXIII,3,24,33, 130,155,158,178,270, 274,291,296,333,368 Axelos K. 240 Baal 311 Bach J.S. 71,223,247,376 Bacon F. 24,292 Badiou A. 155,233 Bakounine M. X,19,312,361 Balzac H. 215,307 Barney N. 243 Barthes R. 233 Bataille G. 292,375 Baucis 185 Baudelaire Ch. 99,100,102,141, 157,169,218,223,272, 308,317,362 Baudrillard J. 21,42,138,152 Beauvoir S. 243 Beethoven L. 72,81,256,306 Benda J. 255,345 Benjamin W. 18,48,154,227, 332,377 Berdiaev N. X,57,75,236,260 Bergson H. 10,57,66,168,192, 195,285,336,238,353 Bernanos G. St Bernard Bias Blanchot M. Blok A. Bloy L. Boèce Böhme J. Borée Borgès J. Borgia C. Bossuet J. Bouddha Bourbaki Braque G. Breton A. Broch H. Bruno G. Buber M. Byron G. 135,261,313 180 177 19,125,304 70,299,318,324 254 232 375 XIII,97 XIII,288 53,88 227 74,202,211,292,317 XIII 317 6 XII,246 XI,82,305 77 VII,IX,XIII,26,82,231, 254,276,306,324,331, 364 Cagliostro 11 Calderón P. 344 Camus A. XIII,118,214,278,321 Canetti E. 239,339 Carroll L. 349 Casanova G. 321,324,331 Celan P. VII,XI Céline J.F. 197,318 Cervantès M. 158,167,273 César 75,125,259 Chamfort N. XXIII,XXVI,3,222 Char R. 16,48,121,140,167, 168,247,335,356 Chateaubriand F.-R. 53,132,213, 231,237-239,272, 305,315,364 Chesterton G.K. VII,170 Chestov L. V,X,X,XXIII,138, 191,236,238 Chomsky N. 225 Chopin F. 196 Churchill W. 287 Cicéron XVII,9,164,222,263 Cioran E. V-XIX,60,132,146, 158,159,174-178,184,189, 193,196,203,206,209,210, 216,219,229-231,234,236, 239,240,244,245,247-249, 253,254,259,261,263-374 - 379 - Claudel P. Cocteau J. Confucius Conrad J. Corneille P. Croce B. Custine A. Cyrano Dante Daphné Darwin Ch. David Debray R. VIII,45,152,213,223 X 74,127,262 VII 163 57 VII XXVI VI,XI,292,324 185 61,140 XI VII,XII,XXV-XXVIII, 60,137,169,178,260, 310,326 Deleuze G. 79,121,233,336 Déméter 284 Démocrite 108 Démosthène 131 Derrida J. 121,214,218,233 Descartes R. XI,XVII,XVIII,3,24,39, 41,53,70,95,112,126,145, 155,160,168,175,189,192, 204,210,211,213,218,229, 250,255,269,292,334,336, 344,346,363,367 Dickens Ch. 215,292 Diderot D. 197 Diogène 235 Dionysos VII,25,27,66,68,75, 107,142,196,246,284 Donne J. XIII,322 Dostoïevsky F. VIII-X,27,28,32, 36,55,81,85-88,97-99, 102,103,135,142,165,167, 172,178,194-197,204,223, 226,236,244,256,264,274, 292,300,303,307,324,330,368 Ecclésiaste 82,83,310 re M Eckhart 81,107,127,250, 269,317 Einstein A. 45,78,162,164, 192,288 Eisenstein S. III Eliot T.S. 205 Elizabeth I 259 Emerson R.W. 354 Enthoven R. 96,157 Épicure 112,124,150,279, 303,344 Éros 75 Eschyle 82 Euripide 263,364 Eurydice 298 Ève Faust Fénelon F. Ferrat J. Feuerbach L. Flaubert G. 182,184 88,238,323 222 XI 52 127,133,142, 167,176,194,197,215, 273,279,299,331,341,375 Foucault M. 62,79,121,130,135, 233,246,296,367 Fourier Ch. 124 France A. 135 Freud S. XI,62,75,198,218, 219,233 Galois É. 90 Gandhi M. 342 de Gaulle Ch. 53 Gibran Kh. 377 Gide A. 131,212,312,350,373 Goebbels J. 53 Goethe J.W. 22,47,60,61,80,96, 149,218,223,238,244,259, 273,307,308,331,335,364 Gogol N. 279 Gracián B. 24 Green J. 233 Grillparzer F. 340 Grimm V Guillaume le C. 296 Guitry S. XII Hamann J.G. 168,286 Hamlet 26,32,88,238,313,323 Hegel G. X,XVIII,XXII,3,13, 15,24,25,32,36,53,64,66, 79,91,95,104,111,127,145, 149,155,162,164,169,196, 203,204,208,218,222,225, 233-237,243,263,271,286, 293,300,314,317,321,338, 367,370 Heidegger M. XXIII,3,4,13,14, 16-20,26,32,34,37,53, 66-68,70,76-79,94,97, 107,111,116-119,122,127, 135,146,149,152,153,166, 168,182,188,192,195,201, 204,208,209,213,217-219, 229,230,233,236,243,274, 284,286,296,338,340,346, 350,368,369 Heine H. 32 Heisenberg W. 164 Hemingway E. 118,350 - 380 - Héraclite XVII,XVIII,XXIII,3,17,24, 26,41,50,85,90,103,116, 126,127,210,218,219, 236-241,246,294,302, 321,343 Hercule 75 Hermès 375 Herzen A. 83 Hésiode 229 Hesse H. 72,80,112,371 Himmler H. 54 Hippius Z. 317 Hitler A. 54,55,70,248 Hölderlin F. V,XIII,XXIII,19,49, 75,153,195,205,236, 296,300,339 Homère VII,XI,21,61 Horace 196 Houellebecq M. 212 Hugo V. XI,12,53,81,142,163, 215,218,237,292,331,377 Hume D. 235 Husserl E. 3,66,145,155,222, 233-235,271,283,370 Hypérion 167 Icare 302 Iris 205 Isis 349 Iskander F. 312 Jabès E. 375 Jacob M. 355 Jankelevitch V. 31 Jaspers K. 18,46,219,223 Jean de la Croix 269 Jésus 11,28,67,74,75,91,94, 96,107,110,126,127,146, 157,196,211,312,314,316, 323,351,354,357,362 Job 310,323 Joubert J. XII,XXII,3,106,237, 238,239,264 Joyce J. 93 Junon 195 Jupiter 185 Juvénal 178 Kafka F. 170,178,301,324,336, 341,350 Kant E. X,XVIII,XXII,3,43,51,64, 79,95,97,126,127,130,149, 155,157,162,164,169,173, 176,188,203,204,207,225, 233,236,238,252,274,283, 290,299,333,335,346,350,358 Kierkegaard S. 84,220,263,275, 278,310,351 Kirillov 293 Kojève A. 32,235,246 Kraus K. 38,239 Krishna 74 Kropotkine P. X Kundera M. VII La Bruyère J. 3,317,362 Mme La Fayette A. 243 Lacan J. 126 Lamartine A. 53,331 Lao Tseu 161,127,263,339 La Rochefoucauld F. V,124,243 Lec S. 337 Leibniz W. XIII,XVIII,32,77,84, 126,155,184 Lénine V. 70 Leopardi G. XIII,25,26,62,150, 254,289,292,308,364 Lermontov M. VII,117,151,218, 237,256,308,364 Léviathan 308 Levinas E. 19,168,329,358 Lichtenberg G. XXII,3,112,238 Lorca G. 169 Louis XIV XXV,259 Loyola I. 54 Lucien 325 Lucifer 308 Lucrèce 40,91,248 Lulle R. 209 Luther M. 250,323 Macduff 26 Mahler G. 73 Mahomet 74,75 Mallarmé S. 44,142,152,191, 218,254,256,292,316 Malraux A. 76,344 Mandelstam I. XI,174,258 Mann Th. XIV,367 Marat J.-P. 54 Marc-Aurèle 86,117,177,278 Marivaux P. XII Martial 305 Marx K. XVIII,6,16,19,27,53,54, 56,62,64,73,75,87,122, 130,234,235,243,260,283, 293,353,367 Maupassant G. 23 Melville H. 336 Mendéléïev A. 207 Méphistophélès 238 - 381 - Mercure VII Merleau-Ponty M. 107 Milton J. 222 Moebius A.F. 141 Moïse 74 Molière J.-B. XII,124,194 Montaigne M. XII,XIV,XVII,XVIII, XXIII,3,22,62,88,157, 159,171,177,212,229, 244,256,330,335,362 Montesquieu Ch. 339 Morgenstern Ch. 222 Morphée 198 Moussorgsky M. 223 Mozart W.A. 71,72,178,223, 256,304,316,376 Musil R. 271,285 Musset A. 216 Myrrha 185 Nabokov V. XI,118,238,250,281, 292,300,321,324,336, 367 Napoléon B. VII,44,55 Narcisse 171,174,196,312 Nétchaev 32 Néron 12,123 Nicolas de Cuse 19,127,158 Nietzsche F. IV-XIX,XXIV,1-142, 145,146,149-162,164, 167-177,184,187-189, 192-205,209,210,214-219, 222,223,225-232,235-239, 242-256,260-274,278,281, 283-286,292-297,299, 303-337,341-348,351-356, 362-368,370-372,376 Novalis F. 235 Ophélia 239 Orphée 174,196,284,298 Ortega y Gasset J. 57,107,306, 336,364,366 Orwell G. 368 Ovide 123,177,185,255, 324,344 Paganini N. 223 Pan 312 Parménide 13,17,126,127,168, 286,370 Pascal B. XVII,XXII,XXIII, 3,7,17,35,70,88,103,126, 152,153,172,176,195,212, 222,223,229,233,235,237, 244,278,303,306,310,313, 321,323,330,336,344,365,372 Pasternak B. 69,71,167,168, 183,218,219,237,244, 258,297,331 St Paul 263,367 Pavese C. 32,205,220 Paz O. 219,368 Perrault Ch. V Pessõa F. 177,337 Pétrarque XI,47,158,256,278, 324 Phénix 253,279 Philémon 185 Pindare 17,156,214 Platon VI,3,12,24,37,44,66, 71,73,74,97,122,124,127, 130,137,152,155,166,168, 183,211,213,216,230,235, 237,247,260,273,274,286, 292,296,303,321,327,328, 333,346,353,371 Pline l'Ancien 254 Plotin 286,303 Plutarque 248,344,375 Poe E. 94,280 Polémos 75 Pope A. 123 Popper K. 181 Pouchkine A. V,XIII,25,31,62, 131,167,218,237,250, 256,261,272,273,321,324, 349,367 Prichvine M. 256,291 Prokofiev S. 73 Prométhée 82,302,323 Protagoras 283 Proust M. 6,157,191,196, 238,292,362 Psyché 355 Pyrrhon 19,306 Pythagore 17,97,127 Pythie 171 don Quichotte 88,130,239,323 Quintilien 316 Rabelais F. 40 Racine J. 51,62,259 Raskolnikov F. 5 Reisner L. 264 Ricœur P. 233 Rilke R.M. XI,XXIII,25,26,86, 94,130,146,153,161, 167,168,217-219,234, 237,259,279,284,287, 297,330,336,339,376 - 382 - Rimbaud A. 9,142,153,183,184, 216,218,340 Robbe-Grillet A. 292 Robespierre M. 54 Robinson 221,222 Ronsard P. 279 Rorty 284 Rossini G. 316 Rousseau J.-J. XVII,11,14,82, 54,99,142,178,233, 248,250,349,351,364-368 Rozanov V. X Saint Exupéry A. 260 Saint-Simon C.H. XIII,269,292 Salomé L. 25,47 Sancho 238 Sartre J.-P. IV,17,19-22,32, 53,86,97,158,175,178, 201,215,233,237,243,252, 283,298,300,323,336 Satan XVIII,15,28,36,86,91,92, 98,102,103,171,271,307, 312,341,330,353,360 Satie É. 73 Schelling F. 202 Schiller F. 10,50,219 Schlegel F. 115,166,251 Schnitzler A. 176,223 Schopenhauer A. X,3,10,51,60, 66,68,82,84,111,118, 133,141,142,157,162,168, 175-178,197,236,256,264, 273,291,293,316,318,331, 353,366 Schweitzer A. 8 Ségur S. 375 Sénèque XIII,3,66,74,86,96, 123,324,332,358 Sévigné M. 269 Shakespeare W. IV,61,167,199, 200,218,239,259,265, 297,335 Shaw B. 99 Sisyphe 280 Sloterdijk P. 329 Socrate 11,30,40,74,82,108, 156-158,161,168,234, 238,254,312,323,361 Soljénitsyne A. VII Sollers Ph. XII Soloviov V. 360 Sophocle 296 Spencer H. 255 Spengler O. V Spinoza B. XVII,XVIII,XXII,3, 39,44,66,84,96,129,130, 155,164,168,178,179,200, 208,218,222,225,233,234, 237,255,269,271,283,292, 320,367 Staline J. 12,53,248,258 Stavroguine 323 Steiner G. XI,10,36,162,192 258,292,294,300 Stendhal X,6,50,255 Stuart M. 23,280 Suarès A. 6,132 Swift J. 62 Tacite 161 Tagore R. 202 Talleyrand Ch. 175 Tantale Tasse T. Tchaadaev P. Tchaïkovsky P. Tchékhov A. 280 62 62 72,330 6,250,304,316,330, 354 Tennyson A. 110 Térence 176 Thanatos 75 Thaumas 205 Thibon G. 36,158 St Thomas XVIII,33,54,200,358 Tiouttchev F. X,331 Tolstoï L. VI,X,XII,25,28,53,58, 61,78,98,135,142,178, 194,202,215,223,239,264, 274,292,300,303,331,335, 351,365,367,368 Torquemada 75 Tourgueniev I. 25 Trakl G. 345 Tsvétaeva M. 77,151,175,244,300, 304,331,332,343,346, 356,376 Ulysse 302 Valéry P. IV,VI,IX-XIX,XXIV, 4,6,35,60,64,91,112,117, 143-285,311,312,316,316, 318,329,332,336,357, 360-373 Van Gogh V. 62 Vauvenargues L. XXV,XXVI Verlaine P. 200,216 Vigny A. 213 Villon F. 312 de Vinci L. 369 - 383 - Virgile Voltaire A. 123,246,259 X,XII,XVII,54,77, 82,88,130,168,188, 212,215,219,233,239,250 Wagner R. 175,196,244,252,316, 323,345 Weil S. 117,183,193,279, 324,362 Werther 167 Wieland Ch.M. 351 Wilde O. 300,351,364 Wittgenstein L. XXIII,61,134, 135,149,172,178,193, 203,233,234,293,318, 367 Yeats W.B. 259 Zadig 168 Zarathoustra 31,74,108,112,168, 219,239,372,376 Zéphyr XIII Zweig S. XIII,4,47,56,324 - 384 - Table des Matières Sur l'auteur Préface Nietzsche Modernité Être et Devenir Solitude Nihilisme Vérité Doute Hauteur Politique Vie Intensité Musique Religion Souffrance Valéry Langue Savoir Doute Fond et Forme Soi Arbre Question Intelligence Élan Action Commencement Être et Devenir Modernité Cioran III XVII 1 5 13 20 27 33 39 46 53 59 64 69 74 80 Surhomme Retour éternel Bien Axe Regard Puissance Langue Arbre Aristocratisme Contrainte Fond et Forme Espérance Acquiescement 85 90 96 101 105 110 115 120 123 128 132 136 139 Poésie Solitude Vérité Ouvert Philosophie Maxime Grandeur Ruines Ironie Hauteur Politique Puissance 216 221 224 228 232 237 242 246 250 253 258 262 143 147 155 160 166 171 180 186 190 195 199 203 207 212 267 - 385 - Fond et Forme Souffrance Mystère Doute Langue Défaite Religion Musique Solitude 271 275 283 288 296 302 309 315 320 Postface 375 Index des noms 379 Table des matières 385 Caresse Regard Contrainte Vie Vérité Action Bien Voix Axe - 386 - 327 334 339 343 347 353 359 366 370