Nietzsche, Valéry, Cioran

Transcription

Nietzsche, Valéry, Cioran
Nietzsche, Valéry, Cioran mes métaphores et les vôtres
PHI
À ma mère,
qui m'a donné l'envie d'un ailleurs.
À mon frère d'âme et en esprit,
héros, poète et penseur,
qui m'a soufflé où cet ailleurs pourrait être.
À ma compagne,
qui, dans le sacrifice à cet ailleurs,
a lu la fidélité à ici et maintenant.
Table des Matières
Sur l'auteur
Préface
Nietzsche
Modernité
Être et Devenir
Solitude
Nihilisme
Vérité
Doute
Hauteur
Politique
Vie
Intensité
Musique
Religion
Souffrance
Valéry
Langue
Savoir
Doute
Fond et Forme
Soi
Arbre
Question
Intelligence
Élan
Action
Commencement
Être et Devenir
Modernité
III
XVII
1
5
13
20
27
33
39
46
53
59
64
69
74
80
Surhomme
Retour éternel
Bien
Axe
Regard
Puissance
Langue
Arbre
Aristocratisme
Contrainte
Fond et Forme
Espérance
Acquiescement
85
90
96
101
105
110
115
120
123
128
132
136
139
Poésie
Solitude
Vérité
Ouvert
Philosophie
Maxime
Grandeur
Ruines
Ironie
Hauteur
Politique
Puissance
216
221
224
228
232
237
242
246
250
253
258
262
143
147
155
160
166
171
180
186
190
195
199
203
207
212
Cioran
Fond et Forme
Souffrance
Mystère
Doute
Langue
Défaite
Religion
Musique
Solitude
267
271
275
283
288
296
302
309
315
320
Postface
375
Index des noms
379
Table des matières
385
Caresse
Regard
Contrainte
Vie
Vérité
Action
Bien
Voix
Axe
327
334
339
343
347
353
359
366
370
- Auteur -
Sur l'auteur
Les noms évoqués, les thèmes abordés, les visées plausibles d'un livre au
titre aussi ronflant feraient penser à un auteur, habitué des colloques
académiques, dans des abbayes abandonnées, répertoriées aux Relais et
Châteaux. En publiant ce pavé, l'auteur profiterait d'une occasion de
réimprimer ses articles, ce qui justifierait son statut universitaire.
Bien que le lecteur, tout seul, s'apercevrait très vite de sa méprise, je vais
tout de même effacer toute ambigüité quant à mon état d'esprit et à mes
ambitions.
Né sur la longitude de Calcutta et la latitude d’Édimbourg, au centre
géographique de l'Asie, exactement à mi-chemin entre l'océan Indien et
l'Arctique, le Pacifique et l'Atlantique, avec l'île de Pâques aux antipodes,
je ne fréquentai donc pas la rue d'Ulm. Un vaste bagne et une forêt
profonde constituaient le fond de mon enfance. Un poêle de moujik, dans
mon isba natale, me servait de berceau et de lit. L'ours me disputait mes
premières fraises des bois, le lynx se tapissait au fond de notre basse
cour. J'apprenais les skis et les patins de glace, en même temps que
j'apprenais à marcher. Par -50°, je voyais les moineaux, raides morts,
tomber du ciel ; j'enlevais la peau noirâtre de mes doigts ou orteils gelés.
La débâcle printanière était la plus grande fête ; je sautais d'un bloc de
glace à l'autre, sur la rivière réveillée de son hibernation ; un jour, je
reverrai
l'image
de
mes
chutes
dans
les
malheureux
chevaliers
teutoniques d'Eisenstein. Ensuite, cette rivière inondait la forêt sur des
kilomètres aux alentours, et j'allais cueillir des perce-neiges, dans la
barque de mon grand-père, au prénom splendide de Platon, en ramassant,
au passage, des lièvres, réfugiés sur des îlots secs, aux pieds des arbres
- III -
- Auteur -
submergés. Je pouvais encore observer in vivo deux empires se toucher :
le premier, où mes ancêtres s'appelaient Platon, Procope, Nicéphore,
Eudoxie, et le second – Paul, Victor, Valéry ; on dirait la Grèce passant le
relais à Rome, toutefois sans amphores ni aqueducs à l'appui, hélas.
Des traces de balles restaient encore sur la cheminée, au toit de mon isba.
Au printemps, des ossements de ceux qui avaient été égorgés au sabre,
trente ans plus tôt, par les Rouges ou par les Blancs, réapparaissaient sur
les berges de ma rivière, vers laquelle descendait la traverse du Théâtre
(dans le bourg, nul ne devinait le sens de ce vocable exotique), dans
laquelle je suis né.
La neige fut ma patrie (je souris en lisant : voici la neige, malheur à celui
qui n'a pas de patrie - Nietzsche - bald wird es schnein, weh dem, der
keine Heimat hat). Ensuite, j'occupai ma vie à inventer des patries, pour
donner corps à la sensation d'exil, qui ne me quitte jamais. Je m'exilais en
mathématique, pour chérir la poésie, ma première patrie. Et j'inventais
des églises ou des tribunaux, où ma honte trouvait un confessionnal ou un
banc des accusés.
J'aime la triade, qui manqua à l'enfance de Sartre : sans hériter ni l'ombre
ni le regard, presque sans nom - en effet, ce sont les premières choses à
inventer pour avoir droit au soi. Orphelin de nom, ignorant la première
lumière et livré aux choses - telle fut mon enfance, d'avant le premier
conte de fées, qui me débarrassa et de choses et de noms et me voua à
leur réinvention : Une chose perdue cherche un nom perdu - Shakespeare
- A lost thing looks for a lost name.
J'évoque ces détails pittoresques parce que c'est bien dans ce cadre qu'est
né mon regard intempestif sur la vie, et qui est à l'origine de mon intérêt
pour les personnages, éponymes de cet essai. Ils respirent la hauteur, la
dimension, qui me resta longtemps inaccessible, si vastes et énigmatiques
- IV -
- Auteur -
qu'étaient mes horizons sibériens. Le Russe ne voit pas les astres ; son
regard s'arrête à l'horizon - O.Spengler - Der Russe sieht die Sterne gar
nicht ; er sieht nur den Horizont.
Je commençai par des vues et hurlements d'un loup solidaire et je fus
propulsé, par un enchaînement de chutes et presque malgré moi, vers la
hauteur des requêtes solitaires, puisque, dans les platitudes terrestres,
personne ne sollicita ni ma voix de lycanthrope ni mon regard. Depuis, je
compris, qu'on ne monte pas vers la hauteur, on y tombe (Hölderlin).
Depuis l'âge de trois ans, ma mère (mon père inconnu aurait été un
bagnard comme les autres, d'origine, sans doute, soit germanique soit
juive), ma mère me gavait de contes de fées – Perrault, Pouchkine,
Andersen, les Grimm. Et, petit à petit, une ferme conviction, ou plutôt un
état d'esprit définitif, se forma dans ma conscience émerveillée – la vraie
vie est ailleurs ! Il doit exister un monde, où les gestes, les mots, les
images,
les
réflexions
auraient
tout
un
autre
sens
que
ne
me
communiquent mes copains, voisins, parents. Et ce sens ne dépendrait
que de ma propre imagination, de ma capacité de croire, de créer, de
crier.
Les contes de fées dans la tête et le bagne sous les yeux, ces deux
influences, conjointes et capitales, me laissèrent, pour le reste de ma vie,
le même message – la vraie vie est ailleurs. Plus tard, je compris, que
cette vision fut aussi l'un des matériaux possibles d'une bonne poésie ou
l'un des buts d'une bonne philosophie. La philosophie authentique est
celle du bagne - Chestov - Настоящая философия есть философия
каторги.
Par la suite, aucune étude ou lecture, aucune expérience ou révision, ne
me détournèrent de cette pose d'illusionné volontaire, négligeant les
postures matérielles ou les positions spirituelles. Je me laissais berner, je
me laissais bercer.
-V-
- Auteur -
Comme il y a des esclaves de l'amour, j'étais, et je reste, esclave de
l'éphémère et de fugitif. Les fugues, d'ailleurs, marquaient l'approche de
mon adolescence : la première, à pied, 2 km le long d'une rivière ; la
deuxième, en car, 100 km, en pleine tempête de neige ; la troisième, en
train, 400 km, chez ma tante mongoloïde ; la quatrième, en auto-stop,
5000 km, chez mon oncle caucasien. Et avec les enfants de déportés
j'apprenais, dans la rue, le polonais et l'allemand. La croix orthodoxe
battait mon cou ; le sang de mes ancêtres, orpailleurs et chasseurs d'ours,
affleurait dans mes actes.
Parmi les trophées, que l'Armée Rouge ramenait d'Allemagne terrassée, il
y avait beaucoup de livres. Non pas à cause d'un intérêt pour les
romantiques de Weimar, mais à cause des dorures sur le tranchant, qui
rendait tout admiratif le moujik, habitué à l'austérité des brochures de
propagande. Je tombais sur mon premier Nietzsche, qui, étrangement,
cherchait à découvrir une autre Sibérie, pour y expédier l'initiateur de
réévaluations de valeurs - ein Sibirien zu erfinden, um den Urheber der
Wert-Tentative dorthin zu senden - et qui m'apprenait que ceux qui me
lisent et m'entendent, tout naturellement, ce sont les Russes - meine
natürlichen Leser und Hörer sind die Russen. Assez curieusement, Valéry
et Cioran, que je découvrirai un quart de siècle plus tard, ne trouvèrent
aucun écho significatif en Russie.
Autour de moi, je voyais des ivrognes, des coupe-gorges, des suicidaires,
des mouchards, des gardiens de camp, je ne voyais pas de grands
lecteurs. Enfin, quelques arrivages de survivants de la Russie d'antan,
dans mon bagne natal, me rendaient compréhensibles ces lignes de
Nietzsche : L'intelligence fuit la Russie ; ce qui contribue à faire de sa
patrie, abandonnée par l'esprit, un dragon avancé de l'Asie - In Russland
gibt es eine Auswanderung der Intelligenz : so wirkt man dahin, das vom
- VI -
- Auteur -
Geiste verlassene Vaterland zum vorgestreckten Drachen Asiens zu
machen.
Voir dans la débâcle une source d'enthousiasme, je ne l'apprends qu'à
l'école russe. Dans cette école, le mot le plus entendu fut amour : amour
du paysage ou de la langue, de la musique ou de la mathématique, du
Tsar ou du Parti Communiste. Donc, une école de l'échec, puisque tout
amour est une défaite. J'apprendrai plus tard, qu'à l'école du monde
évolué, le mot omniprésent, envahissant, ravageant est réussite, où
l'acharnement et la routine ne laissent pas beaucoup de place à la pâme,
ni la lutte - à la pitié. Comparez ces deux écoles dans le tableau de
Chesterton : Nietzsche : on s'engage non pas pour aimer, mais pour
lutter. Tolstoï : on s'engage non pas pour lutter, mais pour aimer Nietzsche : we should go in for fighting instead of loving. Tolstoy : we
should go in for loving instead of fighting.
La mesure du gouffre creusé entre l'Europe et la Russie par le règne du
goujat : je n'ai aucune peine à tracer un chemin, qui mène de Byron à
Lermontov, sans ruptures ; de la conscience historique de Soljénitsyne je
n'arrive pas à atteindre même les Valaco-Bohémiens Conrad, Kundera ou
Cioran, quoique sa conscience tout court en fasse un Dante homérique,
toujours dans l'infernal ou dans l'épique.
Des
métèques-clochards,
comme
Celan
ou
Cioran,
sont
de
rares
promoteurs des poètes et philosophes russes ; le marketing triomphal de
leurs homologues américains est assuré par des hordes de professeurs
des Business Schools.
Entre un message dionysiaque transmis par un messager hideux et
barbare et un message sobre d'un souriant adorateur de Mercure,
l'hésitation aura été brève : L'Europe sera républicaine ou cosaque Napoléon. L’Europe sera républicaine, c'est-à-dire américaine. Exit la
- VII -
- Auteur -
Russie, et voilà que nous sommes tous Américains ! - R.Debray. Qui
écoute encore Nietzsche : Il faut absolument, que nous allions main dans
la main avec la Russie. Pas d'avenir avec l'Amérique - Wir brauchen ein
unbedingtes Zusammengehen mit Rußland. Keine amerikanische Zukunft.
Les plus grandes actions russes viennent des plus grands rêves et non pas
des calculs : le processus fascine le Russe plus que le but. Les Russes
usent de plusieurs sortes de balances pour peser leurs résultats. Celle
qu'applique Custine - La Russie : c'est un pays, où l'on peut faire les plus
grandes choses pour le plus mince résultat - est bonne pour les
ingénieurs, les marchands ou les économistes, mais elle n'est pas la plus
consultée dans ce pays de démesure. Ici, je chante ce que je peux faire,
comme d'autres dansent ce qu'ils veulent dire (Nietzsche) - à vous le récit
et le devoir.
Nietzsche, cet étrange Teuton cacochyme, insistait sur le rôle formateur de
la douleur avec des intonations, qui ressemblaient trop nettement aux
réquisitoires de Dostoïevsky. Tous les deux y voyaient des traces
musicales, remontant à la nostalgie russe, contrairement à certains
sourds : L'âme slave et la musique russe : une tristesse sans douleur Claudel. Je tire plus facilement des larmes en pratiquant la douleur sans
tristesse ; la douleur pince la peau, la tristesse - le cœur. Dans un monde
sans mélancolie, les rossignols se mettraient à roter - Cioran - et à voter !
Regardez-les, hilares, en volées administratives !
C'est à Saint-Pétersbourg que je devins nihiliste et adorateur du soleil, et
c'est dans le Midi que je m'adonnai aux jeux des ombres et à
l'acquiescement au monde. Nietzsche serait, à trois quarts, d'accord avec
cette géographie spirituelle : À Pétersbourg je serais nihiliste ; ici je crois
en soleil - In Petersburg wäre ich Nihilist. Hier glaube ich an die Sonne.
- VIII -
- Auteur -
Nonobstant le froid, la vermine et la famine, je vivais ailleurs, hors de mes
propres tracas et songeant plus aux béatitudes qu'aux géhennes. Je
connus sur ma peau toutes les formes de souffrance, qui se prêtent à la
grandiloquence des plumes sensibles, et je dis qu'elles ne comptèrent
presque pour rien au fond de mes souvenirs et de mes écrits. C'est à ce
que je n'ai jamais vécu, par exemple à mes rêves, que je dois mon
essence. Et, émerveillé, je tombe sur un accord avec cet intrus de mes
congères : Notre caractère est déterminé plutôt par l'absence de certaines
expériences que par des expériences réelles - Nietzsche - Unser Charakter
wird noch mehr durch den Mangel gewisser Erlebnisse als durch das, was
man erlebt, bestimmt.
Ce qui me rapproche des gouffres russes d'humilité, de servilité ou de
fatalisme, c'est l'ennui ou l'inertie de la lutte. Ce qui condamne à la
précarité des bords d'abîme : Le fatalisme russe se révéla chez moi, en
me faisant accrocher, des années durant, aux situations intenables ; ce
fut mieux que d'en envisager l'évolution, que de m'appuyer la-dessus.
Non, me prendre comme un destin - Nietzsche - Der russische Fatalismus
trat darin bei mir hervor, dass ich unerträgliche Lagen, Jahre lang zäh
festhielt, - es war besser, als sie veränderbar zu fühlen, - als sich gegen
sie aufzulehnen. Sich selbst wie ein Fatum nehmen.
Ni en Allemagne ni en France il n'y eut un seul vrai nietzschéen ; ils sont
nombreux en Russie, et sans la moindre imitation ni surprise : Nietzsche
est le plus russe de tous les philosophes occidentaux ; les épigones
académiques fouillent dans ses idées (qui sont bien pauvres), les épigones
littéraires - dans ses métaphores (qui sont fort belles), tandis que les vrais
nietzschéens se reconnaissent eux-mêmes - dans son ton (qui est, avant
tout, noble).
- IX -
- Auteur -
Berdiaev,
Chestov,
Rozanov
sont
nietzschéens
innés,
sans
aucune
influence directe. Ils sortent tout droit de Dostoïevsky, comme d'ailleurs
Nietzsche lui-même, qui est mi-français mi-russe ; il méprisa et la
lourdeur et les thèmes de Kant, Hegel, Schopenhauer, en prenant Voltaire
et Stendhal pour modèles de l'esprit ; il puisa ses images centrales - la
pureté s'empiégeant dans le péché, le surhomme, l'au-delà du bien et du
mal - dans Dostoïevsky.
Tous leurs emprunts, les Russes veulent les porter à l'extrême. Par
rapport à l'Occident, tout en Russie se hausse d'un degré : le scepticisme
y devient nihilisme, l'hypothèse dogme, l'idée icône - Cioran. N'as-tu pas
remarqué, que les baisses furent pratiquées par les Russes, avec la même
hantise ? Que de dogmes piétinés et d'icônes profanées par le mot !
Comportement de nomades ou d'insulaires : Nos savants ressemblent à
ces sauvages, qui se jettent sur les objets, provenant des naufrages Tiouttchev - Наши учёные похожи на дикарей, кои бросаются на вещи,
выброшенные им кораблекрушением.
Les Russes ne parviennent pas à emprunter d'abord une civilisation
banale ; il leur faut tout de suite une culture raffinée : La Russie, naïve,
mystique, sensuelle, a reçu pour premiers enseignements ceux des
écrivains français, immunisés et rompus aux contradictions, et ceux des
philosophes allemands, les plus extrêmes dans leurs déductions - Valéry.
Les élèves comprirent tout de travers : des leçons de la philosophie
allemande sont sortis les nihilistes mystiques (Dostoïevsky, Berdiaev,
Chestov) et des images de la littérature française - les anarchistes naïfs
(Kropotkine,
Bakounine,
Tolstoï).
Seul,
le
poète,
tendre,
sensuel,
déchaîné, est resté en accord avec ses notes nationales, mais l'acoustique
du russe l'isole de l'Europe.
-X-
- Auteur -
Grâce aux lectures mélancoliques, je finissais par rebâtir ma demeure
principale ; ce n'était plus ni une tour d'ivoire, ni un igloo, ni un
souterrain, mais les ruines, c'est à dire des réminiscences d'un passé
inexistant, que je recréais à chaque coup de mes rimes. Mes rêves ne s'y
sont jamais tenus debout, et mes ruines ne sont pas les ruines des idéaux
(dans lesquelles se vautrait le jeune Cioran), elles sont le seul écrin à
l'abri des appétits du chaland mesquin - de moi-même, fat ou calculateur.
Je préfère l'habitude de mes ruines à : Ils vivent dans des ruines de leurs
habitudes - Cocteau.
Finis, mes frissons silencieux devant la sévérité de la taïga sibérienne ou
de la pensée germanique ; je suis parmi les Méditerranéens bavards et
souriants. De mes trois patries adoptives - unheimliche Heimaten (Freud)
– je garde trois exils émus, trois nostalgies sans partage : la poésie
allemande, l'âme russe, l'esprit français. Mal du pays sans pays Nietzsche - Heimweh ohne Heim. Il m'arrive de regretter de ne pas être
Juif, comme Celan ou G.Steiner, pour me recroqueviller douillettement
dans une neutralité distante. L'exil est l'état d'esprit le plus propice à
l'écriture fébrile mais libre. Les Psaumes de David, Pétrarque, Dante,
G.Bruno, Rilke, Nabokov, Cioran.
La même distance me sépare des Russes, des Allemands, des Français. Et
non pas à cause de leurs servilité, discipline ou mesquinerie, mais à cause
de mon incapacité de m'enivrer comme un Russe, de pleurer comme un
Allemand, de sourire comme un Français. Le goût d'exil entretient ces
saines distances.
Ma France… Je pense à une récente journée, qui résuma si bien mes liens
viscéraux avec ce beau pays, une journée de rare intensité : le matin dans les collines, au-dessus du toit tranquille de Valéry ; l'après-midi traduire du Mandelstam se fraternisant, en français, avec Homère ; le soir
- XI -
- Auteur -
- serrer la main fraternelle de R.Debray ; la nuit - suivre l'agonie de
J.Ferrat. Dans ma jeunesse moscovite, seul et aux abois, j'écoutais la
belle voix de J.Ferrat me chanter la France, celle qui m'attendait. Celle qui
vint à ma rencontre, porta le nom de R.Debray, mon frère. Je ne fus
jamais moins orphelin, avec ma mère adoptive, la France, en compagnie
de ses deux plus belles voix.
La paix d'âme étant devenue marâtre correcte du Français moderne, la
perspective d'un exil intérieur n'attire plus que des persécutés virtuels,
comme l'étaient jadis les persécutés réels, tels Descartes ou Hugo. Je
n'éprouve aucune parenté avec la France des sédentaires - Molière,
Marivaux, Guitry, Sollers ; j'ai des sentiments filiaux et presque tribaux
pour la France, noble, grave ou ironique, ou les deux à la fois, de
Montaigne, Voltaire, Valéry, R.Debray. Je sais que c'est la première France
qui domine, et a toujours dominé, dans les … cœurs des Français, et la
seconde - seulement dans leurs têtes.
En songeant aux conditions les meilleures pour une écriture, au ton et à la
pénétration, dont je rêve, je jalouse les destins antithétiques de ceux
qu'enviaient Tolstoï ou Cioran - ceux des bagnards ou des persécutés - et
pour un objectif inverse au leur - plus d'authenticité et d'humilité. Je
jalouse J.Joubert ou H.-F.Amiel, leurs salons parisiens et leurs chaires
helvètes, où la bile et la peine attestent une totale et orgueilleuse
invention.
Mon enfance – famine et vermine ; mon adolescence – tangage et
vagabondage ; ma jeunesse – étude et solitude. Et contes de fées,
poèmes, mathèmes – en ornement et cadre.
Il doit exister une énigmatique relation de cause à effet entre l'exotisme
du lieu géographique et la tonalité de l'écriture, qui s'y éploie : quand je
- XII -
- Auteur -
compare mon environnement avec celui de Byron, Leopardi et Nietzsche,
je trouve d'amusants parallèles – hors de la Grande Bleue – point de
grandeur ni élégance.
Ce livre fut écrit parmi les ruines du pays du gai saber (ou de la gaya
scienza de Nietzsche), ce berceau de l'Europe poétique, où jadis s'entrefécondaient le chantre, le chevalier et le libre esprit, une rencontre
impensable aujourd'hui, et que j'essayai de reconstituer. À quelle hauteur
l'apocalypse peut-elle être gaie (fröhliche Apokalypse de H.Broch) ? À
quelle hauteur la poésie n'a plus besoin de science ? - c'en est le vrai
enjeu et non pas : à quelle profondeur la science devint gaie - Nietzsche aus welcher Tiefe heraus die Wissenschaft fröhlich geworden ist. La
métaphore troubadouresque serait le fameux masque musical, qu'aiment
aussi bien la profondeur que la hauteur.
Au même lieu méditerranéen, où j'inventais et l'astre et la chose et
l'ombre, Nietzsche chercha la lumière et Valéry trouva l'illumination - pour
mieux peindre leurs ténèbres, cérébraux ou mentaux. Entre la hauteur du
premier et la profondeur du second (entre Sète, Nice et Gênes), je m'y
sens à l'aise, en oubliant les astres et les choses et en vivant des ombres.
Pourtant, la pensée de Midi (Camus) m'est étrangère, je suis un homme
du Nord. Le Midi, c'est la faconde en continu ; le Nord, c'est le rêve en
pointillé. Avec des transfuges : Leopardi, Valéry ou Borgès, s'il le faut. En
reniant, à contrecœur, les congénères : Donne, Hölderlin ou Pouchkine.
Quand on est porteur des ardeurs autonomes, le Borée capricieux et froid
les accompagne mieux que le Zéphyr constant et douceâtre. Suivre son
Étoile du Nord et porter sa Croix du Sud. Inondé de mystère, cette
lumière boréale de l'âme - S.Zweig - Überlichtet von Geheimnis, Nordlicht
der Seele - c'est sous cette lumière discrète de l'âme que naissent les
meilleurs jeux d'ombres de l'esprit.
J'ai porté, à travers la vie, le même volume de lumière enthousiaste, avec
deux sources ou ressources : dans mon enfance, l'homme restait dans
- XIII -
- Auteur -
l'obscurité problématique et les hommes brillaient par leurs solutions.
Avec l'âge, cette proportion s'inversa : l'homme rayonne dans l'âme
mystérieuse et les hommes s'éteignirent dans les ténèbres sans mystère.
L'homme est un mystère, et toute l'humanité repose sur la vénération du
mystère de l'homme - Th.Mann - Der Mensch ist ein Geheimnis, und alle
Humanität beruht auf der Ehrfurcht vor dem Geheimnis des Menschen.
La langue française n'est pas ma terre, mais mon ciel d'accueil : sans
savoir où y mettre mes pieds, je cherche à y déployer mes ailes.
Je ne peux vivre dans la langue française, je ne peux que m'y pétrifier,
m'y graver. Je lui survis, comme les ruines survivent au Château en
Espagne, que personne n'aurait jamais habité. Ma cohabitation, en
fantôme visitant sa maîtresse, veut se réduire aux furtives caresses, loin
des cuisines et des garde-robes, près d'un toit ouvert sur les étoiles.
Je n'habite pas la maison du français, je la hante. Y avoir croisé beaucoup
de fantômes contribua à ma vision de mon soi inconnu, que j'y convoque,
aux heures astrales. Il n'y est jamais ni propriétaire ni locataire, mais
sursitaire, que le premier rayon auroral chasse. Je ne sais pas qui, la
langue ou le soi inconnu, détermine ou seulement colorie le style
architectural de l'autre – forteresse ou ruines ? Chez les autochtones, ils
se confondent : Plus je me hante, moins je m'entends - Montaigne.
Le français ne sera jamais, hélas, mon complice. Nous sommes tels sages
conspirateurs, qui ignorons tout l'un de l'autre, de sorte que toute
trahison, sous la torture, ne serait qu'un faux témoignage.
J'use de mon français, comme j'use de mon algèbre ; des Bourbaki
littéraires relèveront des bizarreries dans la notation de mes opérandes,
mais ils devront s'incliner devant mes opérateurs aux singularités mieux
dessinées que les leurs.
Étant exilé des terres et des cieux, je ne peux ni dresser un ciel russe (son
- XIV -
- Auteur -
âme) sur une terre française (sa douceur), ni amener sur la terre russe
(sa souffrance) un peu de ciel français (son esprit).
Ces sanglots ne furent entendus que par ma taïga natale. Orphelin
désormais complet. Comme si la dernière source de la bonté venait à tarir.
Comme si tous les contes de fées, déposés au fond de moi-même par ma
mère, que je viens d'enterrer en Sibérie, perdaient toute leur invariable
magie et se figeaient dans un cortège funèbre. Des remords qui coupent
le souffle, dessèchent les yeux et font hurler comme un fauve, sevré trop
tôt, pour survivre.
J'ai beau me débarrasser de la lourdeur des choses, sentir l'essor musical,
pictural ou intellectuel, - c'est la lourdeur des mots qui me clouera au
pilori, des mots, pour lesquels je ne suis qu'un intrus, lourdaud et
balbutiant.
- XV -
- XVI -
- Préface -
Préface
Si Nietzsche m'accompagne depuis mon adolescence sibérienne, où il
aurait pu être chez lui, Valéry et Cioran font partie de mes paysages
français, avec leurs tempéraments qui démentent leurs origines : un
Méridional converti à la gravité nordique et un Nordique (Cioran est plus
Allemand que Roumain, plus Saint-Simon que Montaigne) se découvrant
une verve gesticulante.
Leur trouver des points communs, à part leur goût de l'aphorisme, n'est
pas facile. Je me contenterai de dire, qu'ils m'inspirent une admiration
exceptionnelle, à aucune autre pareille. De mes nombreuses incursions en
pays de poésie et de philosophie je retiens ces trois noms, qu'aucun autre
ne s'y ajouterait sans créer de néfastes déséquilibres.
La philosophie sera le terrain commun, où je les planterai. Mais d'abord un
coup d’œil sur ce terrain.
De la philosophie antique on devrait ne garder que les illuminations
d'Héraclite, les mythes platoniciens, la rhétorique de Cicéron et de
Sénèque. Les autres sont démunis de cordes poétiques ou/et d'originalité.
Des crépuscules de la civilisation gréco-latine jaillit la belle voix de
St Augustin.
Ensuite, les ténèbres. Montaigne tente de renouer avec l'Antiquité
somptueuse, mais la sécheresse médiévale est trop épaisse, et de son
inertie naissent les lourdauds de Descartes ou Spinoza, malgré quelques
gémissements bien cadencés de Pascal.
Et quel bonheur que les Lumières ! Voltaire l'espiègle et Rousseau le
honteux libèrent les esprits et les âmes. Leibniz, le seul véritable
encyclopédiste, cherche l'harmonie entre le scientifique, le philosophique
- XVII -
- Préface -
et le divin.
Mais leur enthousiasme fut de courte durée. Surgirent les rats de
bibliothèques prussiens, pour enterrer l'âme dansante et décortiquer
l'esprit calculateur.
Nietzsche fut le premier – et le dernier ! - qui échafauda un équilibre
monumental entre la puissance de l'esprit et la créativité de l'âme. Toute
l'Histoire de la philosophie s'écrit selon le lieu de ses exercices : la hauteur
du Bien, du Beau ou du Vrai (d'Héraclite à Montaigne) ; la platitude du
méthodique ou du naturel (de Descartes à Leibniz) ; la profondeur des
limites humaines (de Kant à Marx) ; la hauteur de notre regard et de
notre souffle (Nietzsche). Sachant que toute profondeur finit par affleurer
à la platitude, il faut saluer tout retour à la hauteur, même au prix du
trépas de son Habitant d'antan.
Donc, vous n'entendrez pas beaucoup de louanges pour
Aristote,
St Thomas, Descartes, Spinoza, Kant, Hegel. Je pousserai mon arrogance
jusqu'à leur interdire l'entrée de la maison de la philosophie que je me
suis édifiée. J'allongerai ma liste jusqu'aux philosophes français, très
appréciés outre-Atlantique, mais insignifiants sur l'échelle de l'invariant.
Pour justifier ces partis-pris flagrants, il faut que nous nous entendions sur
la fonction même de la philosophie.
Au-delà du connu, du vrai, du maîtrisé, cohabitent le pas-encore-connu,
l'inconnu, l'inconnaissable, qu'essaient de déblayer ou d'étayer ma
sobriété performante ou ma griserie compétente, la prose ou la poésie. Et
ceci touche aussi bien l'art que la philosophie ou la science.
Et la prose et la poésie, ce sont des traductions de ce que dicte mon esprit
et/ou chante mon âme : c'est la part d'adéquation ou de musique qui en
déterminera le genre.
- XVIII -
- Préface -
L'élégance,
l'harmonie,
telles
sont
les
qualités,
que
je
découvre,
immanquablement, dans toutes les sciences. La richesse de langages,
l'expressivité sont propres aux maîtres de l'art. Le style, le tempérament
sont plus significatifs en philosophie que le savoir ou la rigueur. Ce besoin
simultané du fond et de la forme, besoin propre à toutes les activités
intellectuelles, peut être dénommé d'un terme générique commun – la
poésie.
La poésie, c'est une rencontre inattendue entre le langage, l'esprit, l'âme
et le corps. Le moyen naturel du succès de cette coopération peut être
appelé – métaphore, c'est à dire un attouchement, une caresse, une
délicate projection de la réalité sur ma conscience et de ma conscience –
vers celle du lecteur.
Non seulement aucune création, mais aucune écriture ne sont possibles
sans métaphores. Leurs contraires – les statistiques, les imitations
routinières, l'inertie d'un mouvement initié par les autres, les empreintes
mécaniques, l'accès familier et automatique aux objets consensuels.
Si les moyens poétiques sont assez clairs, les finalités en sont obscures :
émouvoir, plonger dans un monde imaginaire, dont les objets sont
artificiels et échappent aux règles de la seule raison. Et tant de nonpoètes visent, et y réussissent, les mêmes cibles.
L'essentiel de la poésie est contenu dans ses premières impulsions, dans
ses commencements, dans ses droits d'entrée inflexibles. Et j'en retiendrai
trois : la noblesse, l'intelligence, le style.
Cette triade devrait être présente dans toutes les branches de l'arbre
poétique, y compris la branche philosophique. Toute philosophie, qui
voudrait se détacher de cet arbre ne peut être que charlatanesque ou
stérile.
Les exigences de ces trois qualités sont si drastiques, que, tout de suite,
elles se répercutent sur les genres éligibles. La noblesse ne peut être que
- XIX -
- Préface -
laconique ; le verbiage des romanciers ou des essayistes les en exclut,
immédiatement. L'intelligence se manifeste surtout dans les définitions et
formules, ce qui exclut les philosophes des logorrhées pseudo-logiques,
autour des concepts indéfinis. Enfin, le style le plus séduisant doit être
local, au courant de l'instantané, des mots, et non pas des discours
panoramiques ou analytiques, ce qui met hors compétition les spécialistes
étroits, sans l'esthétique, née d'une culture générale.
Le seul genre, vérifiant ces contraintes, est le genre aphoristique. Seule
une maxime peut irradier, à la fois, une noble hauteur, une profonde
pénétration et une vaste maîtrise. Le développement discursif de thèses
est une tâche prosaïque ; en matières poétiques, l'enveloppement par le
mot, par la caresse verbale, est, de loin, plus adéquat. Les liaisons, les
colliers, sont rarement poétiques ; ne le sont vraiment que les perles
isolées. Tout bon esprit est capable de reconstruire le parcours, si les
vecteurs, les impulsions initiales et les contraintes ont été bien peints. Et
les meilleurs de ces esprits se contenteront d'admirer la tension de la
corde et le regard de l'archer, sans poursuivre le vol de la flèche ou
examiner l'état de la cible.
Pour mieux cerner ces trois rayonnements, il serait judicieux de
sélectionner les maîtres, qui seraient arrivés à l'un de ces trois sommets
respectifs. C'est ainsi que les noms de Nietzsche, Valéry et Cioran me
viennent tout naturellement à l'esprit. Leur supériorité sur les autres est si
manifeste, qu'élargir cette liste me paraît être tout à fait inutile et
superflu.
La stature d'un homme est définie surtout par la nature de sa pose de
créateur (à ne pas confondre avec la posture de combattant ou la position
de citoyen). Chez mes trois confrères, cette pose provient de trois sources
différentes : pour Nietzsche, elle est éthique – la pitié ; pour Valéry –
esthétique – l'aporie ; pour Cioran – mystique – la pureté.
- XX -
- Préface -
La pitié, car la généalogie de la morale est la plus inachevée, et, dans le
conflit entre l'homme et l'artiste, l'axe mal – bien (ainsi que les axes
parallèles faiblesse – puissance, négation – acquiescement) est le plus
déchirant : l'homme le voit sur une échelle ascendante (vers plus de
valeur positive – le progrès !), et l'artiste le couvre avec la même intensité
(d'où la métaphore de l'éternel retour).
L'aporie esthétique, car tout savoir ne me vient que de la représentation,
et celle-ci reste toujours un écho incomplet, asymptotique, de la réalité,
de cette pure perfection. Et entre la réalité et la représentation s'engouffre
le langage, pour multiplier mes perplexités et pour découvrir la jouissance,
provenant non pas des objets mêmes, mais du chemin délicat qui mène
vers ces objets, ce que j'appelle métaphore.
La pureté mystique, enfin, car l'ange ne veut pas quitter sa sphère du
parfait inarticulé, suspendu, et toute rencontre avec l'imparfait fixe le
blesse. La grâce artificielle de volatile, se brisant sur la pesanteur
naturelle de reptile. Et, comble d'horreur, quand l'ange et la bête, dans
deux mouvements réciproques, un descendant et un ascendant, se
rencontrent dans la platitude ! Où l'on vivra des souvenirs d'abîmes et de
chutes.
Voilà le résumé le plus court de ces trois approches.
Quels sont leurs points commun ? Ils sont esthètes (une raison de plus de
reconnaître en Valéry – le plus intelligent des trois). Et un esthète a une
manie de la forme laconique, de la perle, de la métaphore. Il se reconnaît
dans la verticalité, il a peur de se perdre dans l'horizontalité. Il veut
envelopper
ses
objets
de
ses
caresses
d'artiste ;
puisque
le
développement est rarement ascensionnel et me menace de platitudes
finales. L'esthète préfère la caresse à la justesse, l'élan à la maîtrise, la
- XXI -
- Préface -
corde tendue à la cible touchée. Seul un maître peut se permettre cette
pose, intenable pour les autres, car trop inscrits dans l'échange.
Par conséquent, ils ont horreur du genre descriptif ou apologétique.
L'aphorisme, comme la forme la plus achevée, pour exprimer la noblesse,
l'intelligence ou l'angoisse, ces trois domaines de prédilection des esthètes
du mot.
Ils sondent l'être profond (le réel) au moyen du haut devenir (la création).
Ils ne veulent ni du temps dans l'être (où ils s'intéressent surtout aux
invariants) ni de l'espace dans le devenir (où ils évitent la routine,
l'enchaînement, et cultivent le Grand Ouvert). Seule l'intelligence donne
une stature à l'être ; seul le talent en munit le devenir. L'heureuse
rencontre et l'équilibre entre l'intelligence et le talent me gratifient d'une
beauté supplémentaire – une force égale dans la création et dans le créé.
Donc, trois aphoristes : Nietzsche et son ton hautain, Valéry et sa
profonde vision du mental, Cioran, avec la préciosité de son français du
XVIII-ème siècle. Inimitables dans la grandeur, la subtilité ou la passion.
Un philologue, un poète, un philosophe – par le métier. Un grognon
cacochyme, un charmeur insouciant, un clochard bouseux – par le mode
de vie.
Ils dominent si outrageusement leur confrérie, que la présence, à leurs
côtés, même des noms tels que Pascal, Lichtenberg ou J.Joubert ne ferait
qu'abaisser le niveau de mon exposé.
Même si un seul des trois est reconnu en tant que philosophe, je
n'hésiterais pas à les classer, tous les trois, dans cette honorable guilde.
Arrêtons-nous un instant sur ce terme même de philosophie.
Je constate, que depuis l'Antiquité, deux clans revendiquent le titre de
philosophe. En gros, ce sont les prosateurs ou les poètes.
- XXII -
- Préface -
Les premiers définissent leur champ d'interrogations par les critères de ce
genre : type de réflexion, profondeur et rigueur des concepts, vision de la
vérité, part des connaissances, limites de mon savoir, art de vivre ou de
mourir, recherche du bonheur, fonctionnement du cerveau, sujets et
objets, catégories du sensible et de l'intelligible, réalité et ses attributs,
interprétations logiques, certitudes et doutes - cette liste est interminable
et … fastidieuse et banale.
Toutes
ces
définitions,
je
les
exclus
catégoriquement
du
champ
proprement philosophique, qui ne devrait contenir que des thèmes
poétiques et faire usage, surtout, de moyens poétiques. Le bon sens
d'Aristote, le more geometrico de Spinoza, la fumeuse transcendance de
Kant (trente définitions, les unes plus creuses que les autres), la Science
de la Logique de Hegel (où je ne trouve ni logique ni science),
l'intentionnalité phénoménologique, source de logorrhées gratuites des
jargonautes et des graphomanes, le tournant linguistique des rats de
bibliothèques anglo-saxons – ces mornes litanies en l'honneur du savoir
absolu, de la vérité, de la déconstruction, du non-être appartiennent à un
genre, autre que philosophique, il ne s'attache nullement à l'arbre
poétique. Seule l'inertie universitaire le maintient en vie.
Et je ne vois que deux domaines, où le philosophe, le vrai, est
irremplaçable : primo, la consolation, que la philosophie devrait aborder,
comme jadis l'abordait la religion, et, secundo, avec la science et l'art, - la
réflexion sur le langage, comme intermédiaire entre la réalité et la
représentation.
D'après ce charcutage radical, les raseurs précités ne présentent aucun
intérêt pour cette philosophie. Mes trois lurons, en revanche, ont tout,
pour y figurer en maîtres. Ils s'y trouveraient en compagnie d'Héraclite,
St Augustin, Montaigne, Pascal, Chamfort, J.Joubert, Hölderlin, Rilke,
Wittgenstein, Chestov, Heidegger.
Cioran écrit pour le salon (d'où l'importance du style) ; Valéry réfléchit
- XXIII -
- Préface -
devant Dieu (cet inexistant, indispensable pour une belle intelligence) ;
Nietzsche s'extasie devant lui-même (dans une solitude du mot et de
l'idée, nous bouleversant par leur musique). Je tente de réunir ces trois
milieux, en un lieu que j'appelle mon soi inconnu. Mes trois confrères ont
leur voix propre, puisqu'ils n'ont pas de collègues à rassurer ou à flatter ;
pourtant, c'est ce que cherche la gent professoresque, en écrivant dans un
jargon, vétuste, lourd et farfelu.
Nietzsche, Valéry, Cioran – mon confrère, mon collègue, mon convive. À
chacun de vous – une formule johannique : au Commencement était
l'Intensité, au Commencement était l'Étrange, au Commencement était la
Débâcle. Et je voudrais ouvrir et clore mes exercices d'admiration, en
proclamant, à mon tour, - au Commencement était la Caresse.
PHI,
avril 2015,
Paris,
www.philiae.eu
- XXIV -
Nietzsche
-1-
-2-
Chez toi, il n'y a pas de pensées, il n'y a que des métaphores. Une pensée
est une proposition, portant soit sur le savoir : ses pourquoi et comment,
son organisation, ses sources et limites, son état à une époque, - soit sur
la vie : ses mystères, le bien et le beau, l'individualité, la créativité. Tu es
au-delà des valeurs vitales (même si les professeurs te traitent de
vitaliste), tu es dans les vecteurs de l'art, vecteurs comme axes de
valeurs.
Les prosateurs commencent par exhiber leurs pensées, qu'ils chercheront
à habiller de métaphores (sous la forme de maladroites définitions), le
plus souvent fades, décevantes. Lisez Aristote, Descartes, Spinoza, Kant,
Hegel, Husserl. Le more geometrico n'a réussi à aucun philosophe. De
même, toutes les références des philosophes cathédralesques à la logique,
à la rigueur, aux connaissances, à la profondeur sont gratuites. La
philosophie, comme toute autre branche de l'arbre poétique, devrait ne se
vouer qu'à la hauteur, aux sujets qui excluent le consensus et favorisent
l'élaboration de langages différents et donc – la présence permanente
d'apparentes contradictions.
Les poètes font irruption avec leurs métaphores nues, au milieu
desquelles, miraculeusement, naissent des pensées, le plus souvent
imprévues
par
l'auteur
lui-même.
Ouvrez
plutôt
Héraclite,
Platon,
Montaigne, Pascal, Schopenhauer, Heidegger. Et toi - au-dessus de tous !
La proximité des genres aidant, je te trouve aussi des confrères chez les
moralistes
talentueux,
tels
que
Sénèque,
St Augustin,
La Bruyère,
Chamfort, J.Joubert, Lichtenberg.
La vraie herméneutique d'une œuvre consisterait à inventer des pensées à
partir des métaphores de l'original. C'est pour cela, que commenter un
Spinoza ou un Hegel m'écrase d'ennui, à moins que je sois un raseur moimême, répétant à l'infini leurs mornes pensées, dénuées de tout élan
esthétique. Et maintenant comparez avec la splendeur, philosophique ou
-3-
poétique, de tes meilleurs herméneutes – Heidegger et S.Zweig ! J'avoue
que l'existence de ces deux chefs-d'œuvre me gêne un peu et m'intimide.
Mais la joie de me retrouver en compagnie de ta noblesse fait taire toutes
mes sages réticences.
La profondeur, c'est dans le chapitre dédié au poète Valéry que je
l'aborderai. Chez toi, je ne vais ni creuser, ni percer, ni forer les
profondeurs illusoires, que te découvrent tes acolytes officiels ; je te
suivrai dans tes hautes envolées lyriques.
-4-
- Nietzsche - Modernité -
Modernité
La maîtrise du passé rend sensible au sacré ou au fraternel ; le penchant
pour l'avenir guide les fanatiques ou les charlatans ; enfin, le présent est
cible des sarcasmes des sages ou de l'avidité des sots. Ces trois facettes
polissent ma sensibilité et contribuent à la formation de mon goût pour
l'intemporel. Si ce faisceau est incomplet, je deviens pédant (fouillant le
passé), idéologue (obsédé par l'avenir) ou consommateur (englué dans le
présent). Mais le pire des cas est l'absence de toutes ces facettes
sensibles, ce qui est à l'origine de l'espèce que je qualifierais de rats de
bibliothèques. Et c'est une écrasante majorité des philosophes de métier.
Je veux commencer par te distancier de cette engeance : tous les termes
ronflants de la philosophie académique, tels
transcendantal,
se
traitent,
chez
toi,
que
absolu, éternel,
exclusivement
en
tant
que
métaphores.
Éternel est une métaphore, pour désigner la source ou le fond de nos
enchantements par le beau ou de nos béatitudes dans le bon, et
qu'aucune agitation rationnelle ne puisse troubler. D'après toi, l'une des
formes de l'éternité serait l'aphorisme.
Ce qui résiste le plus à la métaphorisation, c'est le présent ; c'est pourquoi
j'ouvre nos entretiens avec toi par une sobre descente vers l'actuel
pénible, donc dans le visible, en laissant l'intelligible et même le sensible
attendre leur tour.
Le philosophe n'est jamais de son temps ; non pas parce que celui-ci
serait pire que les autres, mais il est trop étroit pour accueillir le
grandiose. Mais en m'en désintéressant, je ne dois pas compter sur un
avenir mieux pourvu en intelligence ou en noblesse.
-5-
- Nietzsche - Modernité -
Par précaution, je commencerai, donc, par reconnaître, que la niaiserie du
être résolument moderne n'a d'égale que celle du s'adresser à l'homme
du futur. On me lira en 1939 - Stendhal, on me lira en 1969 - Suarès, il
ne faut me lire qu'en 1979 - Breton. Hélas, toi non plus, tu n'as pas
échappé à cette mesquinerie : Il faut me lire autour de l'an 2000 - man
wird mich etwa gegen das Jahr 2000 lesen dürfen. Celui qui vint en 1939,
1969, 1979 ou 2000 est sot, et celui qui viendra le sera davantage.
Tous ceux qui se livrent aux mots, rêvent du legor, legar - on me lit, on
me lira ; mais tu te trompas avec le non legor, non legar ; les pires
subissant le legor, non legar (ce que redoutent aussi les humbles : Après
ma mort, je serai lu pendant sept ans et ensuite - oublié - Tchékhov После смерти меня будут читать семь лет, а потом забудут) ; les
meilleurs s'illusionnant sur le non legor, legar ; je travaille pour celui qui
viendra après - Valéry. Le plus bête est Proust : Le monde entier me lira.
Au lieu de songer aux résurrections improbables dans l'outre-tombe ou de
rédiger mes épitaphes, il vaut mieux déployer mes meilleures espérances
à l'ombre de mes ruines en fleurs, à l'écart des touristes.
Je t'ai rencontré à Moscou. J'apprenais, que, avec la dernière étincelle de
ton cerveau, le jour même, où la folie t'éteignit définitivement à Turin, tu
balbutias, en t'apitoyant sur un cheval fouetté : Moscou, comme Rome,
c'est du grandiose - Moskau sowohl wie Rom sind grandiose Sachen. Cette
même image, qui t'enténébra, illumina Raskolnikov. Je me souviendrai,
que la douceur chrétienne ruina Rome, la générosité communiste abattit la
Russie. Désormais, l'humanité ne demandera à ses apprentis-sauveurs
que le taux d'intérêt ou la marge de profit – en absence des âmes, le salut
des esprits passe par la prédominance mesquine du lucre. La force
monétaire comme amorce planétaire.
Le combat entre le fort et le faible – ce thème central, que tu partages
avec Marx ; mais pour Marx, il se déroule entièrement en dehors de
-6-
- Nietzsche - Modernité -
l'homme, au milieu des hommes, sous forme d'une lutte des classes ;
chez toi, il est entièrement intérieur à l'homme, où le sous-homme fait
toujours son travail de sape ; tous les deux, vous êtes pour la victoire du
fort : Marx - en rendant fort le faible actuel, toi - en surmontant l'homme
banal, en soi-même. Aujourd'hui, les hommes triomphèrent à l'extérieur,
et le sous-homme - à l'intérieur ; l'homme est remplacé par le robot, et le
surhomme - par le mouton le plus habile ou chanceux.
Tes virulences commencent avec ta solitude, et la solitude, parmi les
sensations vrillées au temps, est celle qui assaille le plus l'homme,
bouillant d'une force brute et livré à une faiblesse secrète. Aujourd'hui, les
philosophes attitrés repus placent leur solitude quelque part entre deux
dîners en ville, mais la redoutent plus que les autres, tout en devisant sur
ses
bienfaits.
Pourtant,
le
plaisir
de
la
solitude
est
une
chose
incompréhensible - Pascal - puisqu'il est une chose trop basse. Dans la
vraie solitude naît la plus noire des souffrances et la plus pure des
métaphores. Tu trouves à ces souffrances de pacotille une juste place : Le
pessimisme
du
déjeuner,
qui
ne
passe
pas
-
Pessimismus
als
zurückgetretenes Mittagessen.
Même en musique, on peut devenir grégaire. Tu donnais ta préférence au
tambour ou au marteau, donc, au solo tout de même ! De nos jours, tes
indignes successeurs réunissent aisément des orchestres, avec baguettes
de la Bourse, violons des gazetiers, fifres du peuple, flûtes des intellos,
fanfares du barreau – tous, pour répandre la panique, l'apocalypse,
l'incurie sociale. Et leur auditoire, c'est le monde entier. Parmi la canaille
conformiste, vivre dangereusement – dans des restaurants, hôtels,
casinos - est l'une des devises le plus en vogue.
Mes dangers, comme mes actes, sont de la gymnastique ; je ne m'incarne
-7-
- Nietzsche - Modernité -
que dans mes mots. Il faut faire des dangers – des contraintes. Elles
pourraient être de toute première noblesse, comme le prouve ton mot
magnifique : Où te guettent les pires dangers ? - dans la pitié - Wo liegen
deine größten Gefahren ? – Im Mitleiden - pitié, qui te rejetterait vers les
derniers hommes, tandis que tu veux rester en tête-à-tête avec l'art
premier. La même place des mêmes critères (plutôt des mots), chez les
personnages de la vie banale ou de l'art intégral, illustre le gouffre qui les
sépare. Qu'est-ce qu'un robot humain ? - celui qui oublia l'ironie et la
pitié. Dans la vie ! Toi, tu dédaignes les mêmes – dans l'art ! La plus
mécanique et la plus organique des attitudes !
La pitié, en me tournant vers l'autre, m'annonçait une fraternité perdue,
m'ouvrait à la noble résignation, m'invitait à une sainte simplicité. Mais le
souci des hommes de paraître originaux et rebelles devint si commun,
qu'ils en sont maintenant parfaitement interchangeables et inoffensifs. Tu
l'as bien vu : L'homme s'épanouit : toujours plus intelligent, douillet,
médiocre, indifférent - Es geht ins Klügere, Behaglichere, Mittelmäßigere,
Gleichgültigere - der Mensch wird immer „besser“. Il sait où loge son soi
et ignore la demeure de son âme. Je me sens de plus en plus seul à
penser comme tout le monde et à sentir comme un ahuri !
Dieu plaça en moi un ver du remords et de la honte. Toute la modernité
s'efforça de m'en débarrasser, en envahissant mes oreilles de bruits
rassurants et endormants. Mais la bonne conscience est une invention du
Démon - Schweitzer. Toute la philosophie de l'Antiquité fut au service du
Malin, tandis que pour toi, le philosophe doit être la mauvaise conscience
de son temps - der Philosoph hat das schlechte Gewissen seiner Zeit zu
sein. Tant que le bon droit n'est qu'écrit, son encre se substitue au sang.
Le sang ne charrie que le remords. La bonne conscience est une question
de circulation.
Dans cette société sans honte, l'estime de soi, la volonté indéfectible de sa
suffisance, ces vertus le plus en vogue, suivirent ton mauvais conseil :
-8-
- Nietzsche - Modernité -
Épargner à quelqu'un une honte - le plus humain des gestes - Das
Menschlichste : jemandem Scham ersparen.
À défaut d'âmes, exerçant sur nous, jadis, une tyrannie aristocratique,
restent les esprits, fonctionnant comme des libres entreprises. Où sont
passés les rêveurs, esclaves de leurs âmes ? Je ne vois que des ruminants
libres, négociant avec leurs esprits. Au milieu d'eux, quelle révulsion
ressentirais-tu ! Rien ne m'est plus étranger que toute cette engeance,
européenne
et
américaine,
de
libres
penseurs
-
Nichts
ist
mir
unverwandter als die ganze europäische und amerikanische Species von
libres penseurs. Va pour les pensées, mais regarde du côté des
métaphores :
Même
les
métaphores,
chez
les
Américains,
sont
mécaniques - Rimbaud.
La mécanique des rapports humains évinça partout le chaos originel, ce
chaud milieu, où je puisse encore respirer. Là, tu as tout vu de travers :
La civilisation n'est qu'une mince pellicule au-dessus d'un chaos brûlant Kultur ist nur ein dünnes Apfelhäutchen über einem glühenden Chaos puisque l'épiderme, ce réceptacle de caresses, perdit sa sensibilité, tout
en gagnant en étanchéité de pachyderme ; derrière l'épiderme – aucune
fièvre, que du sang conditionné.
Mais la mécanique des idées alla encore plus loin. La pensée méditante a
fini par se confondre avec la pensée calculante. On n'écouta pas ton
avertissement : L'interprétation du monde, qui n'admet que calculs
mécaniques, est une ânerie - Die Welt-Interpretation, die mechanistisch
Rechnen und nichts weiter zuläßt, ist eine Plumpheit. Ton interprétation
s'opposait au fait, la leur s'y identifie. C'est ce qui valait pour l'homme,
prenant ses distances avec la machine qui, elle, est impuissante sans les
faits. Mais l'herméneutique a d'autant moins de chances de s'opposer aux
boutiques, que l'interprétation est de plus en plus câblée, devenant ainsi
un fait de plus.
-9-
- Nietzsche - Modernité -
Ce que les hommes font, est de plus en plus inattaquable. Ce qu'ils
pensent et ce qu'ils sentent est de plus en plus morbide. Mécanique des
gestes, mécanique des cœurs. La synthèse : le vivant plaqué sur du
mécanique (l'analyse de Bergson voyait le contraire). Et c'est précisément
ce caractère mécanique qui accorde les actes et les pensées et qui est à
l'origine du fléau de ce siècle - le pullulement des consciences tranquilles.
Tourné vers mon fond ardent et imprévisible, l'esprit perplexe devrait être
en ébullition ; il devrait être de glace, face au monde calculateur et froid,
mais tu constates, que votre esprit est emprisonné dans votre bonne
conscience - Ihr Geist ist eingefangen in ihr gutes Gewissen. La recta ratio
et la recta conscientia vont rarement de pair, contrairement à ce qu'en
pense Cicéron.
Ils se livrent au jeu : L'homme est homo ludens, le danseur nietzschéen à
l'orée du rien. Pour les maîtres contemporains du vide, les enjeux sont
d'ordre ludique - G.Steiner – et ces enjeux relèvent désormais de l'avoir
matériel et non pas, comme jadis, de l'être immatériel : L'homme n'est
tout à fait homme que là où il joue - Schiller - Der Mensch ist nur da ganz
Mensch, wo er spielt. Ce n'est plus la danse, le jeu, mais le calcul, la
rédaction de règles du jeu, qui mènent l'homo faber le plus loin dans la
mécanique moderne, puisque le jeu est vu désormais comme un cas
particulier du paradigme de scénario empirique. Le maître du vide, l'homo
ludens ou l'homo pictor, est évincé vers le désert. Remplissant de musique
son vide, redécouvrant la plénitude ailée, il devient homo altus.
La volonté guidée exclusivement par la raison, telle est la conséquence
mentale de la robotisation cérébrale des hommes ; la volonté de vie
(Schopenhauer) ou la volonté de puissance (toi-même), ces deux formes
d'un soi inconnu, unique, voué à une défaite glorieuse, disparurent au
profit de la volonté de réussir, cette forme d'un soi connu, transparent et
- 10 -
- Nietzsche - Modernité -
grégaire. Le romantisme, c'est l'élégance d'acceptation de la défaite ; le
contraire du romantique n'est pas le classique (qui est un romantique
apaisé), mais le robot, programmé pour la réussite du cerveau et la perte
de l'âme.
Les tendances de notre époque : les désirs inexprimables se grégarisent,
et le devoir verbalisé se personnalise. C'est pourquoi il vaut mieux passer
du je veux des buts banals au je dois des contraintes secrètes, à l'opposé
de ce qu'on cherchait à ton époque.
Le contraire d'organique s'appelle mécanique, le contraire de naturel
s'appelle robotique. C'est ainsi qu'il faut comprendre les appels au retour à
la nature (que tu as repris à Rousseau). Le robot, c'est la fusion des
hommes avec le sous-homme (l'homme de la nature s'identifiant avec
l'homme des hommes), l'oubli de l'homme (côté divin) et le désintérêt
pour le surhomme (côté créateur).
Reconnaissons, que l'idéal antique ne fut guère plus noble que la réalité
d'aujourd'hui. Si je prends à la lettre la vision de Platon et d'Aristote,
l'homme le plus heureux aujourd'hui serait un beau cadre homo, toujours
en compagnie des copains ou haranguant des garagistes. Et pour toi,
Socrate, c'était de la plèbe, et Platon n'était que Cagliostro. D'autre part,
toi, en axiologue anti-dialecticien, tu voyais en Socrate et en Jésus des
consolateurs contre la médiocrité, donc - des philosophes.
Et dire que l'homme, qui aujourd'hui se vautre dans une paisible platitude
et ne vise que l'étendue, fut un ange de hauteur, défiant toute chute.
Heureusement, il reste la femme, qui lorgne toujours, instinctivement,
vers la profondeur, naissant des caresses les plus superficielles. Tu l'as
bien démasquée : La femme doit trouver la profondeur menant à sa
surface - Das Weib muß eine Tiefe finden zu seiner Oberfläche.
- 11 -
- Nietzsche - Modernité -
Tu pensais, que tout philosophe, depuis Platon, se doit d'être en exil et de
conspirer contre sa patrie - seit Plato ist er im Exil und conspirirt gegen
sein Vaterland ; celui d'aujourd'hui s'exile en colloques et conspire contre
un groupe de recherches rival.
Il reste le peuple, la nation, un appel de fraternité, venant de la langue,
de l'histoire, de la sensibilité partagée. S'opposant à la foule : Car le
peuple est en haut, mais la foule est en bas - Hugo. Le peuple devient
foule, quand il croit aux proclamations bruyantes, disant qu'il est, tout
entier,
en
haut.
Dans
notre
société,
éthiquement
silencieuse
et
esthétiquement horizontale, tu jugeais, toi, que la populace est en haut,
la populace est en bas - Pöbel oben, Pöbel unten. La liberté crée le peuple
qui parle, la fraternité crée le peuple qui chante, mais l'inégalité en refait
la foule qui bavarde.
De tous temps, l'oppression portait le nom, avait un visage, affichait un
but. Aujourd'hui, aucun oppresseur en vue - et je suis opprimé ; aucun
gardien à ma porte - et je suis dans une cage ; aucun bâillon sur ma
bouche - et ma voix n'atteint aucune oreille. Humiliation, que tu connus
bien : Ce qui nous brise et torture le plus douloureusement, ce sont des
mains invisibles - Wir werden am schlimmsten von unsichtbaren Händen
gebogen und gequält. Tyrannie anonyme. Néron et Staline tenaient à leurs
noms pour propager l'adulation ou la terreur, mais la machine…
- 12 -
- Nietzsche – Être et Devenir -
Être et Devenir
Difficile, m'acoquinant avec la démarche philosophique, d'échapper à
l'attouchement cérémonial à ses vaches sacrées, tel le biscornu Être.
Depuis que l'irresponsable gazouillement poétique de Parménide intrigua
les philosophes, en manque de thèmes inépuisables, des torrents
d'inepties
déferlèrent
sur
les
pages
des
logorrhéens
de
métier.
Évidemment, tout logicien, tout anthropologue, tout cogniticien, s'en
moque ; jamais ces philosophes, handicapés de logique, n'apprirent ce
que sont la vérité, la négation, la preuve ; le hasard purement verbal y
règne ; le contraire de toutes leurs affirmations a toujours autant de droits
à être envisageable. Et finalement, tout ce malentendu est dû, en grande
partie, aux fonctions protéiformes du verbe indo-européen être, ainsi qu'à
la proximité phonétique de ce mot, en grec (et en allemand !), avec le
numéral un (d'où une autre logorrhée philosophale autour de l'Un).
N'empêche,
que
le
poète,
flairant
tout
ce
qui
est
éphémère,
a
parfaitement raison de s'en servir, comme, après Parménide, le fit
Heidegger. C'est Heidegger qui sentit mieux que quiconque la nature
triadique de notre regard sur le monde : le mystère poétique de l'être, le
problème philosophique de l'étant, la solution temporelle et technique de
l'être-là. Évidemment, à la place de ce mot trop galvaudé d'être il faudrait
mettre un autre, de la famille de réel ou parfait.
La nullité rationnelle de la logorrhée prosaïque sur l'être, chez Hegel,
Sartre, Levinas, s'établit facilement, en soumettant leurs discours à
l'épreuve par la négation : systématiquement le contraire de leurs
formules a autant de (non-)sens que l'affirmative. Avec les poètes, ce test
- 13 -
- Nietzsche – Être et Devenir -
ne marche pas : aucun sens sérieux ne se dégage de la négation de toimême ou de Heidegger, et dont la valeur irrationnelle réside dans le
langage, le ton et le talent.
Le seul intérêt philosophique d'être réside dans son opposition à devenir :
l'immuable spatial, face au fluide temporel. Ce ne sont ni la durée-étendue
de Rousseau ni ton intensité-profondeur des grands sentiments qui font
les grands hommes, mais l'intensité de la durée, du devenir, - la hauteur.
Je suis ce que je deviens, se dit l'homme d'élan ou de plume, tel fut le
sens de ta vie, que tu déformes toi-même dans le paradoxal : Comment
on devient ce qu'on est - Wie man wird was man ist - à moins que tu y
mettes simplement le comment au dessus du quoi, ce qui aurait dû
donner : comment on est ce qu'on devient. L'être ou le fond se subliment
en métaphores ; le devenir ou la forme – en métamorphoses.
L'ivresse créatrice fait s'arrêter le temps ; atteindre cette ivresse-intensité
fut ton but suprême : Imprimer au Devenir le caractère de l'Être - Dem
Werden den Charakter des Seins aufzuprägen. Ce qui persiste dans le
devenir (das Bleibende im Werden - Heidegger) est ce qui n'existe pas ; je
peux donc le nommer, à bon droit, Dieu ou Être. Mais l'Être n'est que le
Devenir de l'esprit en exil, et le Temps est peut-être l'Être du Dieu déchu.
L’Être - la puissance de la volonté ; le Devenir - la volonté de puissance.
Allant à leur rencontre, l'un vers l'autre, ils se muent, respectivement, en
l'étant et le devenu, ces synonymes. Le devenir, ayant atteint le caractère
de l'être, s'appelle création ; l'intensité expressive en fait une œuvre d'art.
Quand je comprends, que l'intensité maîtrisée est le point final des
pérégrinations du savoir et de l'intelligence, je vis l'éternel retour du
même (je renonce au changement,
à la négation,
je suis
dans
l'acquiescement cosmique).
Tant de lectures possibles de tes tableaux la-dessus : la poésie peint le
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- Nietzsche – Être et Devenir -
devenir fugitif, tandis que la philosophie scrute l'être immuable. Comment
rapprocher ces deux mondes ? - en donnant au premier la stature du
second et en munissant le second de l'intensité du premier. Rencontre
entre la volonté d'artiste et la puissance de penseur, les deux mondes
devenant le même : le devenir héberge le retour, l'être s'incarne dans
l'éternité.
Pour celui, pour qui le devenir (et non pas l'être) est son élément, la
méthode est plus chère que le système, l'inépuisable esthétique du
paradoxe - plus chère que l'éthique épuisée de la doxa. Enivré par un flux
de la création, toi, le créateur ébloui, tu dis :Aucun être à trouver endessous de l'action, de l'effet, du devenir - Es gibt kein Sein hinter dem
Tun, Wirken, Werden. En effet, ce qui émane de l'être n'est que le
commencement : L'être pur constitue le commencement - Hegel - Das
reine Sein macht den Anfang, et c'est aussi lui, l'être, qui conduit le pas
dernier, au seuil du sens ; le reste, le parcours, la durée, est palabre
humaine et silence divin.
Sur les chemins des passions, comme sur ceux de la connaissance, à tout
tournant, il y a deux types d'attitudes : le sacrifice ou la fidélité. Pour les
ancrer à la réalité, j'imagine les lieux de la fidélité et les instants du
sacrifice. Ce que sous-tend la fidélité s'appellera - sur ce parcours - l'être
immuable, et ce qui a la malchance de passer par le sacrifice sera voué provisoirement - au néant fluide. Tu fus plus concis que moi : Ce qui est
n'évolue pas; ce qui évolue n'est pas - Was ist, wird nicht ; was wird, ist
nicht. Dans un langage moins hypocrite on les appelait jadis Dieu ou
Satan.
Quand je vois, avec quelle facilité on réduit à l'état de ruines tout édifice
de l'être, j'accepte, modestement, de ne parler que d'obscure maison ou
d'anonyme demeure. Dans la maison de l'être, quels sont les obstacles ?
- 15 -
- Nietzsche – Être et Devenir -
Le plancher - pour ma stabilité, la porte - pour mon mouvement, les murs
- pour ma solitude, le souterrain - pour ma honte, le toit - pour mon rêve.
Mais, en tout cas, les obstacles franchis, il ne me resteront que des ruines,
bien à moi, et où l'être et le devenir se voient à la hauteur de mon étoile,
dont la lumière, nommé langage, se reconnaît aux ombres du Verbe, sans
domicile fixe. Le propre des ruines est d'être toujours les mêmes,
d'accueillir les ombres du langage, d'être, comme tu le vis bien, la
véritable maison de l'être : Éternellement se bâtit la même maison de
l'être - Ewig baut sich das gleiche Haus des Seins.
Les philosophes et les poètes d'origine possèdent la Maison, mais restent
des errants sans atelier ni maison - R.Char - ruines, le nom que prend la
Maison ainsi possédée et qui cesse d'être habitable. Ce qui réside
légalement dans le langage porte un nom beaucoup moins ectoplasmique
- la vérité cadavérique, réceptacle du désoubli de l'Être. Les ruines, cette
vénérable demeure, hantée par le rêve et la caresse, où l'on héberge les
invariants de tout mouvement (Goethe, n'y voyant aucune tour debout, ne
reconnut pas les ruines discrètes). L'être n'habite que la réalité, il est la
chose, qui est source des objets de la représentation et cible des mots du
langage. Pour toi, l'Être est une interprétation (métaphysique, donc
méprisable), pour Heidegger – une représentation (ontologique, donc
vénérable), pour moi - une réalité (prosaïque, mais incontournable, pour
valider nos représentations et donner un sens à nos interprétations).
Quand la maison est perçue comme une étable, surgit le problème du
pâtre : L'homme est le berger de l'Être - Heidegger - Der Mensch ist der
Hüter des Seins. Toute brebis galeuse étant écartée des pâturages, cet
homme, ce vagabond devenu sentinelle du néant (Pascal) ou surveillant
du devenir (Marx), est condamné à n'avoir sous ses yeux et dans ses
rêves que le troupeau. De gardien de son frère, l'homme devint citoyen de
la termitière. Tu le vois, déjà fondu dans la multitude : Pas de berger,
- 16 -
- Nietzsche – Être et Devenir -
qu'un troupeau ! - Kein Hirt und eine Herde !. Pourtant, il aurait pu être
vigile du mystère, être poète.
Le poète a toujours besoin de quelques soupirs ou gémissements ; pour
lui, le devenir serait souffrance, et l'être - délivrance par la volonté
(Heidegger n'y fait que te suivre) ; mais je vois dans la volonté surtout
une algorithmique indolore et dans l'être - un rythme douloureux.
L'objet à peindre, pour le poète, c'est le rêve. Même plongé en
philosophie,
le
poète
ne
peut
y
renoncer,
d'où
les
trois
clans
philosophiques, en fonction du modèle prévu pour l'être : la réflexion pour
Heidegger, l'action pour Sartre, le rêve pour toi-même.
Le poète est le dernier à faire encore appel à l'âme, tous les autres se
contentent de l'esprit. Mon âme s'émeut, donc mon esprit devient - c'est
ainsi que toi et Pascal, vous répliqueriez au cogito, et où les verbes
seraient aussi diserts que les noms, les pronoms et les conjonctions, plus
éloquents que penser et être.
L'esprit ambitionne le se connaître mécanique, le poète se moule dans le
devenir organique. Se moquer des oracles delphiques, de ton Deviens ce
que tu es - Werde was du bist, comme, bien avant toi, le réclamaient
Pythagore et Pindare - s'inventer en toute occasion (entwerden), se piper
soi-même (Pascal).
La ligne de partage intellectuelle la plus marquée est celle qui oppose la
hauteur à la profondeur, Héraclite à Parménide, le devenir à l'être, toimême à Heidegger, l'arbre qui fleurit, à l'arbre qui se ramifie, l'intensité à
la densité. Les meilleurs des héraclitéens maîtrisent tout ce que Parménide
a à dire ; l'inverse est rarement vrai.
Toute phrase peut être interprétée soit comme une requête (de l'être) soit
comme une assertion (du devenir) – avènement ou événement, pensée en
continu ou pensée de rupture. La science est dans le premier mouvement,
et l'art – dans le second. Pour toi, l'art suprême de la représentation
- 17 -
- Nietzsche – Être et Devenir -
ramène toute pensée au devenir - Die vollendete Kunst der Darstellung
weist alles Denken an das Werden ab.
Soulevé par le devenir, le créateur ignore le désespérant néant des creux
et puise de l'espérance dans le vide à acoustique prometteuse. Ce sont
bien des attributs du néant - mystère, hauteur, résignation - qui
remplissent le mieux mon vide exigeant.
Ce néant est un mauvais pendant à l'être ; le premier est ensembliste, le
second – combinatoire. L'intuition gréco-latine, tout en ignorant le nombre
zéro,
nous
a
composé
quelques
hosannas
lyriques
à
ce
néant.
Semblablement, l'imagerie allemande du devenir doit beaucoup à l'emploi
auxiliaire de ce verbe. Dieu est dans l'opération algébrique et non pas
dans les opérandes analytiques, et donc son devenir est son être - et ton
retour éternel est le devenir, avec la même ambition.
D'après toi, le néant serait l'aboutissement de toute résolution, de tout
dénouement. Ce qui devrait me rendre méfiant, dans mes arrêts trop
prolongés dans les nœuds, et dans ma croyance en continuité de ces
nœuds, pour me réfugier enfin, discrètement, dans le pointillé décousu de
l'être.
Dans le devenir, je tente de ne mettre que de moi-même, ce qui l'ennoblit.
Dans l'être, des résidus d'autrui sont inévitables, ce qui est perçu comme
une faute. L'être débute avec la honte de cette faute originelle (Au fond
de l'être de l'étant se trouve la faute - Jaspers - Seiendes ist im Grund
seines Seins schuldig) ; versé dans le devenir, il se mute en destin (Le
destin est la vocation du vivant pour la faute - Benjamin - Schicksal ist
der Schuldzusammenhang des Lebendigen) ; ce qui m'attire dans le
devenir, sans me convaincre, c'est, comme tu le dis : son innocence Unschuld
des
Werdens.
Est-ce
que
cette
innocence
est
dans
le
renoncement d'être un but et dans l'acceptation de n'être qu'un moyen ?
- 18 -
- Nietzsche – Être et Devenir -
Devant les flèches du désir vers l'autre rive - Pfeile der Sehnsucht nach
dem andern Ufer, te voir un pont et non un but - eine Brücke und kein
Zweck - c'est toujours de la voirie aménageant l'accès d'étables. À moins
que le pont soit l'origine, et non pas un but, des rives. Je préfère un
débordement de l'âme me mettant au pied d'un arbre, où je puis bander
mon arc, sans décocher de flèches.
Le talent et la noblesse sont des voix de l'éternité ; dès qu'ils réveillent
l'esprit ou le devenir, ceux-ci se transforment en l'âme et en la création, et
leur porteurs deviennent, à tes yeux, hommes à l'âme éternelle et
l'éternel devenir - Menschen mit ewigen Seelen und ewigem Werden sans attouchement par l'éternité, tout est bassement et médiocrement
mécanique.
Trois extrémités, ou trois facettes de mon être – le calcul, l'action, la
caresse - se déploient dans la déduction (Aristote), dans la production
(Marx), dans la séduction (toi-même), dévoilant la part du robot (que
devint l'homme calculateur), du mouton (que devinrent les hommes
serviles), du surhomme (que devint le sous-homme surmonté).
Cultiver l'âtre, au milieu des ruines, mon défi phonétique à l'être (comme
le Paraître le fut pour Pyrrhon, le Non-Autre pour le Cusain, le Naître après Sein und Schein - pour toi-même, l'Outre pour Bakounine, l'Autre
pour Levinas ou le Neutre pour Blanchot). Les contraires logique (le Urteil
de Hölderlin), spatial (le néant de Sartre) ou temporel (la Zeit de
Heidegger) sont moins chauds et plus ternes.
- 19 -
- Nietzsche – Solitude -
Solitude
Ceux qui prétendent être atteints par cette larmoyante singularité, se
divisent en deux clans : les repus, prenant leur mauvaise digestion pour
une rébellion contre l'humanité insensible, et les affamés, mourant de soif,
en plein acquiescement, près d'une belle fontaine. Les premiers, les
orgueilleux, disent chercher la solitude, sans succès, la foule hilare les
absorbant ; les seconds, les humbles, la fuient, sans succès, la foule
haineuse les évitant.
La solitude des forts et la solitude des faibles – la satiété d'indigestion ou
la soif inassouvissable.
Un homme fort et sociable, prônant ta morale, ne peut être qu'un
salopard ; elle n'est noble que chez ceux qui, comme toi-même, sont et
se sentent infiniment seuls et faibles.
L'essentiel, dans l'affrontement de nos forces et de nos faiblesses, n'est ni
dans la promesse du sensible (comme tu le penses), ni dans le souci de
l'effable (Heidegger), ni dans le geste du faisable (Sartre) - ce sont trois
types d'homme fort, trois types d'audace anticipante, qui finiront tous
dans le troupeau - l'essentiel est dans la vénération résignée de l'indicible,
tâche du philosophe de la faiblesse radicale et de la puissance séminale.
Avec la solitude comme avec la gloire ou avec la femme : c'est en la
négligeant que j'ai les meilleures chances de l'attraper. Ta guigne ne
prouve rien : Le philosophe se reconnaît à ce qu'il évite trois choses
éclatantes et bruyantes : la gloire, les princes et les femmes - Man
erkennt einen Philosophen daran, daß er drei glänzenden und lauten
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- Nietzsche – Solitude -
Dingen aus dem Wege geht : dem Ruhme, den Fürsten und den Frauen il les évite à la lumière des lampes et dans le bruit des sens et s'y baigne
à l'abri des regards et dans le silence du sens.
La solitude du créateur est bénéfique – moins je vois de femmes, plus
pure est ma vision de la féminité ; la solitude de la création est pénible –
sans frère, à mes côtés, je perds le sens de la proximité et du lointain.
Mon visage, c'est mon soi inconnu, le créateur ; mon soi connu, le
producteur, ne peut exhiber que des masques. Les masques, que produit
l'homme de la multitude, sont reproductions des visions communes, tandis
que le regard du solitaire invente ces masques, est obligé de les inventer,
pour se tourner vers le monde. Porter un masque n'a de sens qu'en
présence de spectateurs ; c'est pourquoi le solitaire, une fois face à luimême, n'a que son visage et, éventuellement, un lac réfléchissant. Les
visages, devenus copies d'un modèle, ne sont que des masques, dont tu
te moques : Vous, hommes du présent, votre propre visage est le meilleur
masque ! Qui vous reconnaîtrait ! - Ihr könntet gar keine bessere Maske
tragen, ihr Gegenwärtigen, als euer eignes Gesicht ist ! Wer könnte euch
– erkennen !.
Même chez les meilleurs, la mascarade peut devenir fanfaronnade. Ce que
tu dis de Spinoza : O combien de sa propre vulnérabilité trahit cette
mascarade d'un malade solitaire ! - Wie viel eigne Angreifbarkeit verräth
diese
Maskerade
eines
einsiedlerischen
Kranken !
-
s'applique
parfaitement à toi-même.
Et si Sartre avait raison, et l'enfer, c'est les Autres ? Qui se cachent dans
ma propre voix et que je démasque, confus, désarçonné, écœuré. Surtout,
s'il n'est permis à personne de dire : je suis moi ! D'où l'intérêt du
purgatoire de l'ironie. Qui dit, que je ne suis pas meilleur que les Autres.
L'enfer
d'aujourd'hui,
c'est
l'enfer
du
Même
(Baudrillard).
L'enfer
homérique, au-delà du Peuple des Songes, ce circuit astral, conduisant à
- 21 -
- Nietzsche – Solitude -
la vraie vie, traite les autres de - génération, à travers laquelle passe
l'errance de l'âme, pour nourrir mes songes. Tu es plus humaniste que
Sartre : Qu'aimes-tu dans les autres ? Mes espérances - Was liebst du an
Anderen ? Meine Hoffnungen. Les autres, pris comme moyen, font l'enfer
de mon existence ; pris comme but, ils me diluent dans un paradis
artificiel de la même substance ; pris comme contrainte, ils me laissent au
purgatoire de ma pureté essentielle. Le vrai paradis est celui où brille mon
étoile, dans mon ciel à moi ; ce que je dois demander aux autres, c'est
que, surtout, ils n'obstruent pas mon étoile et ne vident pas mon ciel.
La hauteur du ciel s'offre à tous, mais son appel est perçu de deux
manières : soit il fait chercher des chemins et met en marche nos pieds et
nos calculs, soit il se transforme en élan et réveille nos ailes et nos âmes.
Et Goethe : Du ciel, en passant par le monde, vers l'enfer - Vom Himmel
durch die Welt zur Hölle - parle d'un enfer collectif. Tu vois un ciel et un
enfer personnels : Le sentier vers mon propre ciel passe toujours par la
volupté de mon propre enfer - Der Pfad zum eigenen Himmel geht immer
durch die Wollust der eigenen Hölle, tandis que le ciel, ou Dieu, est
toujours commun pour les hommes fraternels. N'est personnel que l'élan,
mais il exclut tout chemin.
Mais chercher l'autre peut avoir des motifs opposés, y compris le
renoncement à la connaissance de soi-même. Tu le dis bien : Les uns
vont vers le Prochain, parce qu'ils se cherchent. D'autres - parce qu'ils
veulent se perdre - Der Eine geht zum Nächsten, weil er sich sucht, und
der Andre, weil er sich verlieren möchte. Dans les deux cas ils tombent
sur eux-mêmes, attendu que se perdre, c'est revenir à soi et je ne me
trouve pas où je me cherche : et me trouve plus par rencontre que par
l'inquisition de mon jugement - Montaigne.
Je peux être seul dans la forêt et au désert ; entre les deux, je choisirais
le désert, parce que je crois davantage en appât des clairières que des
- 22 -
- Nietzsche – Solitude -
oasis, l'oiseau me séduit plus sûrement que le prophète, mais je veux être
seul, si je veux rester moi. Penses-tu vraiment, que le désert croît ? (die
Wüste wächst ?) - tous les prophètes se réfugièrent dans des bureaux ;
personne n'étant plus dupe des mirages, tout ermitage doit à la cité son
éclairage et son chauffage. L'ère de lucidité ; aucun parvenu, tyran ou
poète ne peut plus compter sur : Le monde veut être dupe, qu'il le soit proverbe latin - Mundus vult decipi, ergo decipiatur.
Le monde me menace de vides collectifs, mais mon vide individuel se crée
tout aussi simplement. Mes plénitudes suivent les mêmes trajectoires. Je
me découvre une véritable vocation de solitude, quand je comprends
(comme Marie Stuart : mon pis et mon mieux sont les plus déserts lieux),
que mes meilleures joies et peines sont aussi sans partage. Je sais que tu
fis cette amère découverte : Je n'ai personne qui partage mon non et mon
oui - Ich habe Niemanden, der mit mir mein Nein und mein Ja gemein
hätte. Mais si le oui est grand par ce, à quoi il acquiesce, le non l'est par la
non-noblesse et la petitesse de ce qu'il nie. Et je finis par ne plus vivre
que du oui. L'originalité n'est plus dans la négation, elle est désormais
dans l'acquiescement exceptionnel. Tu savais que toute communion rend
commun - jede Gemeinschaft macht gemein.
L'un des avantages de la solitude est que je ne remplisse pas de vétilles
trop visibles mes vides communs : Quand nous sommes seuls longtemps,
nous peuplons le vide de fantômes - Maupassant – voilà ce que m'apporte
le désert, contrairement à la forêt. Ce vide n'est pas moins béant dans la
multitude, mais je n'y fourre que des choses ou des valeurs. Le vide du
solitaire est conçu pour être peuplé de voix de Dieu ou d'autres spectres,
en musique ou en mystique, non en mécanique ou en axiologie.
Privé de la compagnie des hommes, le solitaire finit par se dire, avec toi,
que l'amour des fantômes a plus de hauteur que celui des hommes höher als die Liebe zu Menschen ist die Liebe zu Gespenstern, mais ce
- 23 -
- Nietzsche – Solitude -
fantôme ne sera que la quintessence de l'homme réel - le surhomme
imaginaire.
Bien que toute mesure, dans le désert, est illusoire, tu y apprécies
l'intensité des mirages : À l'opposé du sentiment de désert, il y a l'ivresse
- Als Gegenteil des Gefühls der Leere steht die Trunkenheit - quoique
l'ivresse ne soit pas à l'opposé, mais bien au-delà du désert.
Et si, à force de regarder trop souvent le désert, je devenais un désert
moi-même ? Autour de toi, d'Héraclite, de St Augustin – un vide ; aucune
voix comparable, faussement solidaire, ne brouille le contact direct, sans
intermédiaires, avec votre poésie, vos passions, votre langue. Mais les
Platon, Descartes, Hegel ont tant d'imitateurs, d'acolytes, de plagiaires,
reproduisant le même contenu, les mêmes schémas, le même ton, sans
leur musique.
La stature d'un grand se devine d'après la virginité d'accès à sa musique ;
tu as vu, comme, facilement, le brouhaha des minables (lärmendes
Gezwirge) se filtre et se réduit au silence.
Le don de communication avec fantômes est réservé aux dieux et aux
anachorètes, et L'homme solitaire est ou un dieu ou une bête - Aristote.
L'inspiration de celui-ci, comme son acte, peuvent être ou divins ou
diaboliques. Celui qui est ravi d'être seul est une bête sauvage ou un dieu
- F.Bacon - Whosoever is delighted in solitude is either a wild beast, or a
god. C'est le seul à imaginer sa tanière sur Olympe. Toi, tu pensais,
qu'être les deux, à la fois, c'est être philosophe. Le savoir-vivre est peutêtre dans l'escamotage en moi de la bête. Celui qui sait vivre seul ne
ressemble en rien à une bête sauvage, en beaucoup - au sage et en tout à Dieu - Gracián - Aquel que puede vivir solo, no se parece en nada a la
bestia bruta, se parece mucho al sabio y se parece en todo a un dios.
Le fait que je suis deux : le soi connu et le soi inconnu, l'inspiré et
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- Nietzsche – Solitude -
l'inspiration, l'esprit et l'âme, se découvre le mieux dans la solitude. Toi,
tu dirais, que le cœur n'est pas au courant de cette ubiquité : Mon cœur
ne supporte pas le frisson de la plus solitaire des solitudes et m'oblige à
parler, comme si j'étais deux - Mein Herz erträgt den Schauder der
einsamsten Einsamkeit nicht und zwingt mich zu reden, als ob ich Zwei
wäre. D'où la tentation d'appeler ce soliloque - dialogue. Le connu,
s'adressant à l'inconnu et s'en contaminant, - l'essor de l'art, à l'opposé de
l'effort de la science. Le bienfait de la solitude, c'est son frisson profond,
qui me sauve de la chute vers la platitude et me prépare à la rencontre
avec la hauteur.
La saine dualité est bien ressentie dans l'état d'exil. Tu connus un bel
exemple d'un exil porté en tout lieu - L.Salomé, Russe exotique pour toi
et Rilke, Allemande bien rangée pour Tourgueniev et Tolstoï. Pourquoi ne
t'a-t-elle pas amené en Russie, comme elle le fit avec Rilke ! Quel Livre de
Retours y a-t-on manqué !
L'unique harmonie entre les meilleurs artistes français et le goût du
Français moyen ! À comparer avec l'incompatibilité de ton génie, comme
de celui de Byron, Pouchkine, Leopardi, avec vos compatriotes.
La solitude me prive de cette fameuse triple reconnaissance, à laquelle
aspire, d'après Hegel, tout homme. Même toi, tu ressentais dans le
silence autour de ton œuvre – une blessure incurable (die tödliche Wunde
keine Antwort zu haben) ; aucune onde de sympathie ou de fraternité n'a
dévié le courant de ta plume ; toutes tes incurabilités proviennent de toimême. La fraternité est affaire des solitaires ; c'est la rencontre, au fond
d'eux-mêmes, d'une nature et d'une culture qui dessine les frontières du
sacré fédérateur. Tout le contraire d'un troupeau : imitation de l'extérieur,
solidarité intéressée, nature tribale et culture provinciale. Je lis tant
d'humanité universelle dans le regard d'un narcissique doué ; tandis que
les
yeux
d'un
grégaire,
cherchant
- 25 -
à
embrasser,
emphatiquement,
- Nietzsche – Solitude -
l'universel, ne reflètent que son auge.
Les bêtes s'inscrivent dans le clan ingrat d'incompris, et les ironiques –
dans celui des trop bien compris : Je sais trop que nous vivons dans un
siècle, où l'on ne prend au sérieux que les imbéciles, et je vis dans la
terreur de ne pas être incompris - Byron - I know pretty well that we live
in an epoch, when only fools are taken seriously, and I live in terror of not
being misunderstood.
Le but de mon existence est de me sacrifier à la vénération passive du
bien (qui, par un étrange caprice divin, est intraduisible en actes) et de
rester fidèle au beau, quelle que soit sa proximité avec le terrible : Le
beau n'est qu'un seuil du terrible - Rilke - Denn das Schöne ist nichts als
des Schrecklichen Anfang. Car, immanquablement, je m'apercevrai, que le
beau ne se réduit à rien, ne s'appuie sur rien et je découvrirai la terreur
de ma vraie solitude : l'absence d'oreille pour mon message. En
domestiquant cette terreur, je deviens artiste. Leopardi inverse les rôles :
L'épouvante est le propre de l'impression produite par la beauté.
Heidegger
inverse
commencement
-
la
chronologie :
geheime
terreur
Furchtbarkeit
secrète
vor
der
devant
tout
Gestalt
alles
Anfänglichen, ce que notre époque semble justifier : il n'y a plus de
beauté que dans le regard, qui va à l'horrible - Adorno - es ist keine
Schönheit mehr außer in dem Blick, der aufs Grauen geht. Mais c'est toi
qui mets tout à sa place : pas de belles surfaces sans horrible profondeur
- es gibt keine schöne Fläche ohne schreckliche Tiefe. C'est à Macduff
(Horror, horror, horror, tongue cannot name thee) que répond Hamlet
(words, words, words) ; et cette mise au même niveau ne date pas
d'hier : Hadès est le même que Dionysos - Héraclite. Pégase est né du
sang de Méduse.
- 26 -
- Nietzsche – Nihilisme -
Nihilisme
Comme beaucoup d'autres, tu commenças ta carrière, en grommelant
contre le danger du nihilisme en Europe marxisante. Mais, comme c'est
toujours le cas avec tes réévaluations de valeurs, tu incarneras, en fin du
parcours, un excellent nihiliste.
Dionysos
fêté
élégamment
rejoint
Apollon ;
la
primauté
de
la
vie, enveloppée de belles métaphores, est indiscernable de l'idéalisme ; la
volonté
de
puissance,
auréolée
d'humiliantes
défaites,
égalise
le
ressentiment et l'acquiescement ; l'Antéchrist, à l'âme haute, tend la main
au Christ, à la tête basse, - quel nihiliste parfait tu es ! Et toi-même,
dans des moments de lucidité, ne reconnaissais-tu pas, que le nihilisme
était un mode de pensée divin (eine göttliche Denkweise) ?
Autant le mot néant n'intrigue que les creux, le mot nihilisme a la chance
d'attirer surtout les têtes bien faites, soit pour le saluer soit pour le
stigmatiser. La puissance de ce terme est due à son élasticité dans
l'application à toutes les étapes d'une aventure intellectuelle. Dans ses
commencements, le nihiliste n'aime pas les épaules des géants ; il
préconise la recherche de points zéro de l'écriture, de la réflexion et de la
tonalité. Dans ses parcours, le nihiliste veut se débarrasser de l'inertie du
passage du stade courant au stade suivant ; il prône les ruptures, la
discontinuité, le pointillé. Dans les finalités, le nihiliste tente de réduire
leur rôle au profit des contraintes bien formulées par le goût électif ou le
regard
sélectif,
contraintes
qui
se
substituent,
efficacement
et
élégamment, au cap commun, fixé par le calcul collectif et les yeux
captifs.
- 27 -
- Nietzsche – Nihilisme -
C'est d'après la place que j'accorde au nihil qu'on reconnaît le genre de
nihilisme que je pratique. Dans le meilleur des cas, c'est le point de départ
qui est visé, l'origine ou le point zéro de mon regard sur le monde, et que
j'aurais débarrassé de la présence d'autrui. Les autres placent ailleurs
leurs foyers : les démons de Dostoïevsky se concentrent dans les finalités,
et tes aigles et serpents tournoient ou rampent autour du parcours.
Le nihilisme des commencements - ne pas se hisser sur les épaules des
autres ; le nihilisme des contraintes - en être le seul auteur ; le nihilisme
des moyens - savoir se servir de ses faiblesses ; le nihilisme du parcours tenir davantage au regard qu'aux pieds ; le nihilisme des finalités - en
reconnaître l'insignifiance. Je pense en être très proche.
Les plus coriaces de toutes les valeurs, résistant à la volonté de les juger
par-delà d'elles, sont celles qui viennent des buts. Tu leur accordes trop
d'importance : Que veut dire le nihilisme ? - que les valeurs suprêmes se
dévalorisent. Que le but fait défaut ; la réponse au 'pourquoi ?' - Was
bedeutet Nihilismus ? Daß die obersten Werte sich entwerten. Es fehlt das
Ziel ; es fehlt die Antwort auf das 'Warum ?'. Dès que le comment et le
qui du talent et de la noblesse sont organiquement là, le pourquoi de
l'intelligence se manifeste presque mécaniquement.
L'absence de sens dans ce qui est grandiose – n'importe quel absurdiste
péremptoire peut le clamer. Mais seul un nihiliste est capable de le créer
ex nihilo ; tu l'as bien vu : Introduire un sens, admis qu'il n'y réside
aucun sens - Einen Sinn hineinlegen, gesetzt daß kein Sinn darinliegt.
Sur l'axe du nihilisme, tes paradoxes allèrent plus loin que sur les axes :
bien – mal, force – faiblesse, art – vie, profondeur – hauteur, négation –
acquiescement. Au début, tu voyais dans le nihilisme une maladie de la
volonté, mais tu finis par y reconnaître une santé du rêve. Le rêve est une
volonté spiritualisée de me supporter tout seul ; la volonté est un rêve
- 28 -
- Nietzsche – Nihilisme -
incarné de me mêler aux autres.
Tu vois trois niveaux de nihilisme : l'ontologique - nier l'être des choses
réelles ; croire, que tout créateur doit partir de ses propres modèles de la
réalité ; exclure tout lien entre le réel et le représenté ; tu condamnes le
premier et le troisième, mais tu es, toi-même, nihiliste, dans le
deuxième sens.
Le plus accompli des nihilistes, tu parlais de celui qui a vécu le nihilisme
au fond de soi-même jusqu'au bout et le garde derrière soi, en-dessous
de soi, en dehors de soi - hat den Nihilismus in sich zu Ende gelebt, – der
ihn hinter sich, unter sich, außer sich hat. Mais il gardera la hauteur, c'est
à dire il saura prendre de haut même les plus nobles de ses propres
emportements.
La grandeur se mêle du débat sur le nihilisme ; la mesquinerie ravage ses
adversaires. Les goûts du médiocre viennent des habitudes aléatoires, et
ses partis pris - des actions imposées. Mais le parti pris dans le goût et
l'habitude dans le geste sont peut-être moins blâmables. La philosophie
que tu préconises, ne devait-elle pas anticiper les possibilités du nihilisme
de
parti
pris
-
die
Möglichkeiten
des
grundsätzlichen
Nihilismus
vorwegnehmen ? L'homme est si prompt à se fabriquer des scénarios, de
raisonnement
ou
de
conduite,
que
l'hypothèse
darwinienne
qu'au
Commencement divin était l'Habitude a l'air assez plausible.
La généalogie du nihilisme, évidemment, me conduit en Russie, mais
aussi en France. En énumérant les symptômes du pessimisme, tu mettais,
jadis, avant Dostoïevsky et Tolstoï, les dîners chez Magny. Les dîners en
ville (comme jadis les dîners chez Agathon) continuent à avoir, en France,
une place d'honneur, même à l'époque d'un optimisme général.
Les Russes, étant anarcho-nihilistes, ne sont faits ni pour la liberté ni pour
la tyrannie : ne pas croire en ce qui est - croire, fanatiquement, en
l'incroyable. Tu as tôt compris ce qu'ils manigançaient : Le nihilisme selon
- 29 -
- Nietzsche – Nihilisme -
la mode de Saint-Pétersbourg : croire en incroyance, jusqu'au martyre Nihilismus nach Petersburger Muster, Glauben an den Unglauben, bis zum
Martyrium.
Ce n'est pas le dit nihiliste qui t'inquiétait, mais le fait : Un nouvel
explosif, une dynamite de l'esprit - la «nihilite» russe, un pessimisme de
bonne volonté, dont le non n'est pas seulement dit ni voulu, mais - fait Ein neuer Sprengstoff, ein Dynamit des Geistes - ein Russisches Nihilin,
ein Pessimismus bonae voluntatis, der nicht bloß Nein sagt, Nein will,
sondern - Nein thut. L'injection de néant à l'âme - la «nihilite»
européenne, pratique plus radicale pour stopper net, sans explosion,
l'épidémie de la justice, qui se propageait dans les âmes, lorsqu'il y avait
des âmes. Tout se désamorce et se désarme par le chosisme, cet héritier
cérébral imposteur du nihilisme spirituel déclinant.
Décidément, le nihilisme russe envahissait toutes les sphères, tu le
résumes bien : Principaux symptômes du pessimisme : le pessimisme
russe ; le pessimisme esthétique ; l'art pour l'art ; le pessimisme
anarchique : «la religion de la pitié» , le pessimisme éthique - Die
Hauptsymptome des Pessimismus : der russische Pessimismus ; der
ästhetische Pessimismus ; l'art pour l'art ; der anarchische Pessimismus ;
«die Religion des Mitleides», der äthische Pessimismus. Ces symptômes
sont à égale distance du pessimisme et de l'optimisme. Je suis pessimiste
dans le secondaire : les faits, les yeux, la raison, et optimiste dans
l'essentiel : la vision, le regard, le rêve. Et toute parole riche peut s'écrire
à la lumière des chiffres ou à l'ombre du verbe. Pessimisme de la force
brute, optimisme de la fine faiblesse. Toi, chantre de la tragédie antique
et de la tuerie nihiliste, ou le décadent Socrate, tueur de la tragédie.
Tu méprises les piètres opposants à la grandeur nihiliste russe : Je vois
plus de propension à la grandeur dans les sentiments des nihilistes russes
que dans ceux des utilitaristes anglais - Ich sehe mehr Hang zur Größe in
den Gefühlen der russischen Nihilisten als in denen der englischen
- 30 -
- Nietzsche – Nihilisme -
Utilitarier. L'Anglais tient au primat de la liberté extérieure ; pour lui,
l'intérêt dicte le degré de fraternité et fixe la frontière de l'égalité. Le
Russe est fanatique de la liberté intérieure ; pour lui, le sacrifice crée le
frère et indique la voie vers l'égalité.
Le Russe a la manie de négations faciles, grandioses et gratuites. Presque
toute la culture russe est de nature nihiliste ; Pouchkine fut le seul diseurdu-oui ironique, léger et gracieux. Toi, tu n'en faisais pas de différence :
La volonté, en Russie, est suspendue, et l'on ne sait pas si elle sera pour
le non ou pour le oui - In Russland wartet der Wille, ungewiß, ob als Wille
der Verneinung oder der Bejahung. Pouchkine étant resté sans héritier, la
réponse, hélas, est évidente.
Le nihilisme est précieux pour le choix du style architectural de mes
demeures : dans l'édifice de mon âme, seuls les soubassements doivent
garder leurs attaches spatiales, que je refuserai aux fenêtres et aux toits ;
ainsi je me retrouverai dans les ruines nihilistes - privées d'attaches
temporelles ; débarrassé de l'irréversible devenir, j'y vivrai un éternel
retour de l'être atemporel, à opposé du toi-même simple, pour qui, c'est
la réminiscence du devenir qui rend éternel le retour (mais c'est l'un de
ces opposés que le toi-même complexe aime épouser avec tant
d'égalisante intensité – retour du même !). Zarathoustra, à midi sans
ombres, la lumière étant portée par l'aigle et le serpent - comment
s'imaginer le retour de cette aveuglante foi ? - à minuit, où tout n'est
qu'ombre dévoilante, un chien hurlant à la lune, - une conversion, grâce
au même vecteur, plutôt qu'inversion ou réévaluation des valeurs, le
nihilisme extérieur (derrière moi, en-dessous de moi, hors de moi - hinter
sich, unter sich, außer sich) se convertissant en nihilisme intérieur (mon
meilleur soi m'est inconnu). Je suis séduit par ce pathos universel de
l'illusoire réminiscence - Jankelevitch. Et moins je vois les attaches
banales, mieux je m'attache à la grande distance. Avec mes dégagements
- 31 -
- Nietzsche – Nihilisme -
de toute succession, je deviens, dans votre vocabulaire, adversaire de
Dieu ou des hommes ; dans mon acception, à moi, cet adversaire n'est
autre que mon soi inconnu, apparenté à Dieu et résumant ou surmontant
les hommes, ce que tu appellerais surhomme.
Tout bon nihiliste est aristocrate ; sa force est dans la disponibilité (à la
Hamlet), dans la compétence, méprisant la performance. Comme tu le
disais : ce n'est pas parce que la cible lui fait défaut que le nihiliste
néglige de lâcher ses cordes, mais la vulgarité des flèches lui fait mépriser
le métier d'archer. Comme d'ailleurs les métiers de vivre ou d'écrire :
Avoir écrit te laisse comme un fusil, une fois le coup parti - Pavese - Aver
scritto ti lascia come fucile sparato.
Le nihilisme est la liberté du sens à donner aux motifs de l'action. À tort,
tu voyais dans l'absence de sens le danger des dangers et tu me tendais
un marteau pour abattre le nihilisme négateur (tandis qu'il était en
suspension de jugement), celui même qui n'est pas du tout l'absence de
sens, mais l'appel à le recréer à partir du point zéro de l'imagination et de
la sensibilité, au lieu de vivre d'une répétition quelconque, fût-elle appelée
éternel
retour.
commencements !
Que
-
mes
interrogations
Anfänglicher
Fragen !
soient
plus
(Heidegger).
près
des
Aujourd'hui,
autour de moi, tout n'est mû que par le sens commun, tempéré par la
sensation et abandonné du sentiment.
Racines phonétiques du nihilisme : Henri Heine ou Nietzsche, prononcés
Un Rien
et
Nichtssche
(Nichts
- rien), Nétchaev,
prototype chez
Dostoïevsky, - Нечаев (de Nitchego - ничего - rien). De même, les jeux
phonétiques de Kojève, avec nitchto et netchto (un néant et un quelque
chose), pour se moquer du bon Dieu, le même thème traité assez
platement par Leibniz, Hegel ou Sartre.
- 32 -
- Nietzsche – Vérité -
Vérité
Si la chimère de l'être peut s'animer, sous le souffle d'un talent vivant, la
vérité cadavérique a beaucoup moins d'espoir de se voir ressuscitée. Ce
sujet, qui aurait dû être réservé aux scientifiques, surtout aux logiciens,
gagna en renommée, auprès des ignares, puisque les barbus archaïques,
les sophistes surtout, devaient justifier leurs salaires et les flots de leurs
paroles ronflantes. Parmi les balbutiements sur l'art de vivre, la paix
d'âme et la raison efficiente, ils plaçaient l'hymne à leurs grandes
découvertes, cachées à l'homme de la rue et révélées à leur perspicacité.
Le naïf errerait et se tromperait ; le sage veillerait et fixerait ce qui est
éternel. Ce qui, aux yeux des badauds, donnait du prestige au prêtre
attitré et au vagabond instruit.
Pour les philosophes bavards ou analphabètes, le contraire de la vérité
sera l'erreur, le mensonge ou l'inadéquation. Depuis St Thomas d'Aquin,
on mêle la réalité de ce qui ne la regarde pas : La vérité, c'est l'accord
entre les choses et la raison - Veritas est adaequatio intellectus et rei. Et
depuis St Augustin, on cherche à nous contenter de cette veritas optima,
une merveille hors la raison, tandis que veritas vera, la seule vérité, ne
quitte jamais la raison et ignore les choses.
La pensée veut exprimer les choses, en s'imprimant dans les mots :
l'arbre intelligible, s'unifiant avec l'arbre sensible, en se servant de l'arbre
logique – trois univers qui ne se touchent guère. L'objet est dans le
modèle conceptuel, l'affirmation - dans le modèle linguistique, la vérité dans le modèle logique. Et cet accord, ces va-et-vient entre ces modèles,
est proprement ce que j'appelle le sens. D'après toi, dans le meilleur des
cas, ce sens est adaequatio iubilationis et intellectus !
- 33 -
- Nietzsche – Vérité -
Autant les philosophes sont prolixes à décortiquer le non-être, autant ils
s'avèrent timides à interpréter la fausseté, syntaxique, sémantique ou
pragmatique, en tant qu'empêchement que l'aléthéia, le dévoilement, ait
lieu. Aucun philosophe n'a jamais su manipuler la négation, et de très
rares comprirent que la demeure de la vérité est le langage, avec sa sousjacente représentation (et, donc, - le sujet), et non pas la réalité (et,
donc, - l'objectivité).
Tout ce qui s'exprime et s'évalue à vrai dans un langage concerne la
représentation et seulement par un ricochet – la réalité. La vérité du réel
est indicible, au sens propre du mot ; tout ce qui se verbalise ne touche
pas au réel, en est un écart. La vérité n'est jamais autre chose qu'une
apparence qui parvient à dominer, donc une erreur - Heidegger Wahrheit ist immer nur zur Herrschaft gekommene Scheinbarkeit, d.h.
Irrtum - la vérité dominante s'appelle doxa. Mais l'erreur, contrairement à
ce que vous pensez tous les deux, n'existe que dans les représentations
et non pas dans le monde.
Tu ne te livres ni aux incantations gratuites ni aux démonstrations
puériles. Ta vérité est une pure métaphore, se reflétant tantôt contre la
foi, tantôt dans la modalité, tantôt sur l'axiomatique, tantôt avec la fuite
vers l'éphémère. Tu acceptes, avec les bavards, la nécessité de chercher
la vérité (tandis que, en fonction des acceptions du terme, cette recherche
aurait dû être réservée au scientifique, à l'inspecteur de police ou des
finances, à l'espion) : Quand on a la foi, on peut se passer de la vérité Wenn man den Glauben hat, kann man der Wahrheit entbehren. La foi,
c'est ce qui me pousse à chercher, en vain peut-être, la vérité. Sans la foi
l'homme est tellement sûr de la posséder, qu'il ne se donne même pas la
peine de la chercher.
Des convulsions, des crampes, des séismes, c'est ce que promettent les
chercheurs et porteurs de vérités nouvelles, ces ennemis du mensonge
- 34 -
- Nietzsche – Vérité -
(toi y compris), bien calés devant leurs bureaux, tandis que cette
agitation
de
bocal
n'aboutit,
dans
le
meilleur
des
cas,
qu'à
un
aplatissement de plus de quelques aspérités de l'existence de salon.
Le bon créateur se désintéresse de la vérité, car celle-ci n'est jamais dans
la création ouverte (quoi que tu en dises : La vérité n'est que dans la
création - Nur im Schaffen gibt es Wahrheit), mais toujours dans le créé
figé. Dans le cadre de ce créé, je formule des requêtes, et accède à la
vérité de ces propositions. Celle-ci s'attache donc non pas au créé, mais à
la requête. Et tu frôles le juste, en disant : La vérité n'est pas une chose
à découvrir, mais une chose à créer - Die Wahrheit ist nicht etwas, das zu
entdecken wäre, - sondern etwas, das zu schaffen ist. Les deux sont
possibles, mais la première préexiste, elle est tautologique dans un
modèle figé, la seconde naît d'une révision du modèle ou du langage.
Pourquoi le sage aime-t-il défier les vérités, en songeant aux nouveaux
langages ? Serait-il plus sceptique que le sot, face aux preuves ? Non, le
sage fait davantage confiance à l'Horloger du vrai, mais il sait, par
expérience, que plus on soumet la vérité aux épreuves du paradoxe, plus
majestueux est le nouveau langage, dans lequel elle se réincarne et se
renomme, dans une espèce de tautologie de rupture. La-dessus, tu te
places à la hauteur d'un Valéry : La législation langagière engendre aussi
les premières lois de la vérité - Die Gesetzgebung der Sprache giebt auch
die ersten Gesetze der Wahrheit.
Le vrai est toujours logé dans un univers clos, et la création est une
modification de l'univers, donc – un défi explicite au vrai ancien et la
naissance implicite du vrai nouveau. Le vrai, contrairement au beau, ne
demande ni volonté ni intelligence internes ; il est produit collatéral et
secondaire d'une volonté de la création externe. Dans tes moments de
lucidité, tu reconnaissais : Volonté du vrai - c'est l'impuissance dans la
- 35 -
- Nietzsche – Vérité -
volonté de créer - Wille zur Wahrheit - die Ohnmacht im Willen zur
Schaffung. Le créateur produit des images, qui forment un arbre
requêteur, et que l'observateur unifie avec son propre monde, l'unification
devenue possible grâce à l'adaptation au nouveau langage et à la vérité
établie, fugitivement et mécaniquement, de la proposition.
La création est dans les contraintes esthétiques ; elle se substitue à la
liberté éthique. Dans une écriture honnête, il faut accepter une fusion
entre le sous-homme du souterrain dostoïevskien et le surhomme de ta
montagne, entre une canaille au fond et un ange de la forme.
Chez l'homme réel, je constate toujours une fusion inextricable de la bête
et de l'ange pascaliens ; Dostoïevsky et toi-même, vous essayez de les
séparer : les héros de Dostoïevsky sont exclusivement des bêtes ou des
anges, et chez toi, l'ange, le surhomme, est appelé à triompher de la
bête, du sous-homme. Mais les hommes firent pire : ils abaissèrent l'ange
et apaisèrent la bête, le produit ressembla dangereusement au mouton,
avant de tourner en robot. Tu as vu cet aplatissement sous un angle
thérapeutique : Personne ne meurt plus de vérités mortelles : il y a trop
de contrepoisons - Niemand stirbt jetzt an tödlichen Wahrheiten : es gibt
zu viele Gegengifte. En mourir, ne plus pouvoir la falsifier par des
incantations du langage. La meilleure guérison est une résurrection. Je
manque de seringues ou d'ironie, quand je dis : L'esprit philosophique
consiste à préférer aux mensonges, qui font vivre, les vérités, qui font
mourir - G.Thibon.
La vérité est l'une de mes intonations, la plus neutre et plate. Mais ma
voix aspire à l'unicité symphonique : Rendre la voix polyphonique de
notre conscience par une seule voix - G.Steiner - Dramatizing through a
single voice the many-tongued chaos of human consciousness - ce sera la
voix de l'une des deux autres de mes hypostases : celle de l'homme ou
celle des hommes. Le surhomme crée les langages, ces prérequis de la
- 36 -
- Nietzsche – Vérité -
vérité, les hommes formulent les requêtes, l'homme les démontre, accède
à la vérité provisoire et exprime le besoin de nouveaux langages, le soushomme les applique – c'est un cycle.
Dans tes élucubrations sur le surhomme et sur la volonté de puissance,
tu commets une méprise : tu prends la recherche de la vérité effectivement, une manie des sots ! - pour la morale (qui suppose le
respect du faible et le sacrifice par le fort). Heidegger, en n'y voyant que
la machine, fut plus lucide : La vérité de l'être revendique le sacrifice de
l'homme - Die Wahrheit des Seins nimmt das Opfer des Menschen in
Anspruch - de deux concepts cadavériques résulte ou, plutôt, surgit le
geste vital, le sacrifice, ce concept vital appelant, en général, au
renoncement du geste ou même au suicide en musique : La mort est la
hauteur insurpassable de la vérité de l'être dans le chant du monde Heidegger - Der Tod ist das höchste Gebirg der Wahrheit des Seyns im
Gedicht der Welt. La mort me révèle le mystère de l'être, qui donc est
bien représenté dans le temps (Heidegger), mais je ne peux l'interpréter
que dans l'espace : en le ravalant dans l'étendue de mes idées (Platon),
en le dévoilant dans la profondeur de ma vérité (Aristote), en m'envolant
vers la hauteur de ma valeur (toi-même).
Ta production de vrai (das Wahre hervorbringen) serait à l'origine de la
volonté de puissance ; mais produire peut signifier aussi bien créer (la
représentation) que prouver/comprendre (l'interprétation et le sens), mais
tu ne vois que le second procédé. La reconnaissance du beau serait la
seule véritable prérogative de la volonté de puissance, qui n'est pas une
idée vitale, mais artistique.
L'image ou la réalité de l'impuissance te poursuivirent et dans la vie et
dans l'art : L'impuissance pour le mensonge est loin d'être l'amour pour la
vérité - Ohnmacht zur Lüge ist lange noch nicht Liebe zur Wahrheit. La
puissance, même en fabrication de contre-vérités, peut ramener à l'amour
- 37 -
- Nietzsche – Vérité -
de la sagesse, qui consiste en sagesse de l'amour. Ce n'est pas la vérité
qu'il faut aimer, ni son impossible création, mais la création elle-même, à
partir
de
laquelle
naissent,
successivement
–
un
langage,
une
interrogation, une interprétation, un sens. Tout créateur commence par
créer un nouveau langage ; et celui-ci, sortant des habitudes des autres
langages, se présente, au début, comme une contre-vérité. Seul un
créateur comme toi peut témoigner que : L'homme du vrai finit par
comprendre qu'il ment toujours - Der Wahrhaftige endet damit, zu
begreifen, daß er immer lügt.
Le regard et le langage - deux outils qu'entretient un bel esprit ; le
médiocre, le mal instrumenté ou le mal inspiré, s'occupe de matières
premières, des vérités. La Caresse ou le Verbe, c'est à dire la poésie
personnelle, se concentrent aux Commencements ; des vérités traînent
auprès des finalités aléatoires et communes. Ceux qui manquent d'audace
et de personnalité, se plient aux jugements universels, absolus : Ce qui
vient de moi-même, dans ma philosophie, est faux - Hegel - Was in
meiner Philosophie von mir ist, ist falsch. Le créateur audacieux dit :
C'est le regard qui exprime la vérité - Die Wahrheit spricht der Blick aus.
Heureusement, tu fus protégé de l'ennui des pseudo-logiciens par ton
genre même : L'aphorisme n'est pas congruent avec la vérité ; il en est
une moitié ou une vérité et demie - K.Kraus - Der Aphorismus deckt sich
nicht mit der Wahrheit ; er ist entweder eine halbe Wahrheit oder
anderthalb. Il n'est ni amortisseur ni amplificateur ; il est le poids et le
mesureur, la balance et l'unité de mesure. La vérité se moque de
métaphores, l'aphorisme ne vit que d'elles. Toi, tu confonds vérité et
pensée : tu vois dans la vérité un ost de métaphores, métonymies et
anthropomorphismes
en
mouvement
-
ein
bewegliches
Metaphern, Metonymien und Anthropomorphismen.
- 38 -
Heer
von
- Nietzsche – Doute -
Doute
Trop souvent j'accorde au doute des vertus qu'il n'eut jamais. J'exagère
jusqu'à proclamer la découverte du doute, à une date donnée, par un
auteur donné. Le doute n'a jamais quitté les têtes des hommes, qu'ils
soient illuminés ou bouseux. Ces titres immérités, le doute les doit surtout
au lent et pénible dégagement de la pensée de l'emprise ecclésiastique, à
la Renaissance. C'est, d'ailleurs, le seul mérite que je vois aux adulés
découvreurs du doute comme Descartes ou Spinoza. Une fois la liberté de
pensée acquise, la postérité reconnaissante aurait dû ne garder de ces
courageux libres penseurs que leur salutaire obstination et oublier leurs
fumeuses méthodes, théodicées et corollaires.
Le doute s'incarne dans les sceptiques, et les certitudes – dans les
dogmatiques. Or, tout homme intéressant est une union d'un sophiste,
pour exercer son intelligence, et d'un dogmatique, pour affirmer son goût.
C'est le médiocre qui est toujours sophiste ou toujours dogmatique.
La foi, même vide de contenu mais puissante de forme, peut être
précieuse en tant que récipient de ce qui est au-dessus de la véracité
coulante. Par exemple - du scepticisme aristocratique, que tu aimas : On
peut se payer le beau luxe du scepticisme, quand on a une foi forte - Hat
man einen starken Glauben, so darf man sich den schönen Luxus der
Skepsis gestatten.
Le doute s'associe avec les ombres, et la certitude – avec la lumière. Mais
le doute, exhibé sans indice des sources de lumière, qui le mettent en
relief, est misérable, comme l'est la lumière commune, dont vous ne jetez
pas la moindre ombre personnelle.
- 39 -
- Nietzsche – Doute -
La
demeure
pragmatique) ;
des
la
certitudes
est
la
croyance
s'ancre
représentation
dans
la
(scientifique
réalité
(physique
ou
ou
métaphysique). Ne croire en rien est donc une pose dogmatique, à
l'opposé du nihilisme, bien que toi-même, tu en fasses le mode de
penser de l'homme créateur. Pourtant, philosopher, c'est réduire toute
espérance et tout savoir - au croire.
Le grand peut-être rabelaisien est pire que les petites certitudes des
grenouilles de bénitier ; le néant absolu, qui t'attend, ne doit pas être
entaché de relativisme. Vu en grand, même les certitudes apportent de la
saine anxiété à l'allergique du sédentarisme. Toi-même, n'as-tu pas
succombé à un afflux de lumières trop aveuglantes : Ce n'est pas le doute
qui rend fou, c'est la certitude - Nicht der Zweifel, die Gewissheit ist das,
was wahnsinnig macht. C'est le hasard matérialiste (le fors de Lucrèce)
qui ne promet que la certitude d'ennui et d'horreur.
La lumière personnelle étant une chose rarissime, et pour ainsi dire
inanimée, tout sculpteur de son soi s'attache, naturellement, à ses
ombres. Si, en plus, je suis poète, je projetterai mes ombres sur l'axe
vertical, toute lumière se concentrant dans l'horizontalité, humaine et non
astronomique. Je n'apprécie pas la verticalité de la lumière de midi, qui
t'est si chère, je tiens à la verticalité des ombres, que réussissent le mieux
les matinaux, ceux qui vivent des commencements. L'école romantique
qualifiait de penseurs matinaux - les pré-socratiques, ce qui est un beau
compliment.
Rien que de belles ombres, même dans l'oubli des choses nécessaires,
même d'une méchante lumière, - ma réplique à ta visée trop basse : rien
que de la lumière, même par-dessus de méchantes choses - Licht, nur
Licht auch über schlimme Dinge.
Je suis inondé de cette lumière, qui existe avant tout langage et ne vaut
que par sa source mystérieuse, refusant toute reproduction verbale fidèle.
- 40 -
- Nietzsche – Doute -
Je vis de la lumière de mes hauts frissons, que la pensée transforme en
ombres profondes. Tu l'as bien vu : Les pensées sont les ombres de nos
sentiments - Die Gedanken sind die Schatten unserer Empfindungen.
Quand je tiens à l'intensité, tout reflet par le mot prend inexorablement la
consistance ombrageuse.
C'est leur beauté ou leur délicatesse qui désignent aux doutes et
certitudes leur place à l'échelle verticale. La pesanteur ou la platitude les
éloignent de la hauteur. Il s'agit de me débarrasser de doutes et certitudes
aptères, il s'agit de les munir d'ailes. Tu ne regardes pas dans la bonne
direction : Il faut douter plus profondément - Es muß gründlicher
gezweifelt werden, mais c'est toujours mieux que de ne pas douter de la
plus grande des incertitudes - de mon soi (Descartes). Plus on va et mieux
on comprend, que ce n'est ni la part du doute ni la part des certitudes qui
déterminent la stature d'un homme, mais bien la qualité des métaphores
qu'il met en jeu, pour faire jouer son désarroi ou son arrogance.
La naissance de la pensée : choisir un bon langage, formuler une bonne
négation, viser une bonne hauteur - une belle croyance émergera d'un
beau doute. Dans la hauteur sévit le vaste acquiescement ; le doute se
tapit surtout en profondeur, et l'attraper relève souvent plus d'un hasard
que d'une maîtrise. Tu en fis des amères expériences : Le public confond
facilement celui qui pêche en eau trouble avec celui qui puise en eau
profonde - Das Publikum verwechselt leicht den, welcher im Trüben fischt,
mit dem, welcher aus der Tiefe schöpft. L'essentiel est de surnager, en
tenant la poésie hors de l'eau, tout en gardant le souffle, coupé par la
hauteur.
Les philosophes du soupçon dégradèrent un peu plus ce pauvre doute
sans défense, en lui cherchant des séjours secrets jusque dans mon âme.
- 41 -
- Nietzsche – Doute -
Qu'est-ce que je trouve dans mon âme ? - une musique silencieuse, une
peinture des yeux fermés, une raison d'avant le Verbe, des attirances sans
objets, et la tâche humaine d'introspection est tout de traduction ; je n'y
vois aucune place pour la dissimulation, le refoulement, l'aliénation. Même
ton école de suspicion - die Schule des Verdachts - lorsqu'elle s'écarte du
mépris - der Verachtung, ne s'adresse pas à l'homme, mais au robot, qui
s'imagine, que ses copies sont plus authentiques que ses dissimulations.
L'apparence, en revanche, est suffisamment réelle et obscure, pour que je
m'y attarde. Toutes les bonnes têtes finissent par admettre, que le
cheminement : l'être, le paraître, l'apparence - est un progrès. L'être est
une fiction vide - Héraclite ; et toi, tu fais un pas de plus dans la même
direction : le monde des apparences est le seul, le monde «vrai» est une
affabulation - die «scheinbare» Welt ist die einzige : die «wahre» Welt ist
nur hinzugelogen. Mais, dans la plupart des cas, il est trop tard : une
authenticité de robot ou de macchabée les empêche de se reconnaître
dans l'invention.
Par ailleurs, le fameux sens naît certainement davantage des apparences
que de l'être. Le sens, c'est une passerelle extra-langagière et extraconceptuelle entre ce que nous concevons dans une représentation et ce
que nous percevons dans la réalité correspondante, la validation de
l'essence (le problème) par l'être (le mystère), face à l'étant (la solution).
Même si le sens ne se réduit à aucun modèle théorique, tout homme
sensé perçoit, sans concevoir, sa naissance tout à fait opératoire. Donc ne
nous moquons pas de tout ce qui reste, par définition ou caprice divin,
inarticulable : Celui qui croit au sens périra enseveli sous l'ironie des
apparences - Baudrillard. Le sens est un bon refuge, en bonne hauteur,
que
j'apprécie
surtout
après
le
déclenchement
des
avalanches
interprétatives, même ironiques. Toi, tu voyais dans l'apparence quelque
chose de plus grandiose que refuge : La vie dans l'apparence comme but Das Leben im Schein als Ziel - y vivre porterait plus de sens que vivre
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- Nietzsche – Doute -
dans la vérité. Ce but inatteignable fut placé par Kant, le sédentaire de
son île de la vérité, dans un vaste océan, demeure de l'apparence - einen
weiten Ozean, Sitz des Scheins. Le sens s'éploie dans la hauteur de ma
voile et se dépose, finalement, dans des bouteilles de détresse, coulant au
fond de ma vie.
L'illusion, elle aussi, peut être bonne alliée du doute. La hauteur de
l'illusion peut en faire une divinité inaccessible, la profondeur - seulement
une idole familière. La vérité, qui selon toi serait une illusion, peuplerait
soit temples soit usines. Tu dis, qu'en matière d'illusions, l'agitation ou la
drogue ont le même but que l'art : L'art au service de l'illusion, voilà tout
notre culte - Die Kunst als die Pflege des Wahns - unser Kultus.
L'abîme, cette image ambivalente, que j'associerais plutôt avec l'homme
enchaîné dans ses certitudes, une invitation à faire du sur-place, tandis
que pour toi, il est le fond même du doute, une invitation à danser : Un
esprit libre abandonne tout désir de certitude, pour se tenir sur des cordes
et même à danser jusque sur le bord des abîmes - Ein freier Geist gibt
Abschied jedem Wunsch nach Gewissheit, geübt, wie er ist, auf leichten
Seilen sich halten zu können und selbst an Abgründen noch zu tanzen. Le
même exercice apprendra à un esprit d'esclave le métier d'équilibriste,
tandis que c'est celui de prestidigitateur qui est mis en valeur ici.
Malheureusement, si le cirque de la vie m'applaudit, c'est qu'on m'a pris
pour clown. S'il se tait, c'est qu'il n'a vu ni abîme ni corde. Sans ce qui
existe l'imagination serait sans poids ; sans ce qui n'existe pas la vie
serait sans ailes.
Une autre conséquence d'un doute systématique, et donc bête, est la
manie de réfutation, pratiquée souvent par les parricides philosophiques.
Aucune trace d'une vraie logique ne figurant chez les écolâtres, les réfuter
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- Nietzsche – Doute -
est un exercice d'une grande futilité. Il n'y a rien à réfuter chez un
Spinoza - c'est du verbiage gratuit, prétentieux et creux ; mais que
j'essaye de te réfuter, toi ! - c'est toujours passionnant et exige une
grande rigueur ; pourtant, c'est toi qui te moquais le plus des rigoristes,
comme Platon se moquait des poètes ; mais c'est bien chez vous, tous les
deux, que je trouve de la rigueur et de la poésie.
J'abuse de la clarté, dans laquelle je vois un produit du doute. La clarté
n'est que de l'honnêteté, quand il s'agit d'un net objet de la science. Mais
dans l'art, et donc en philosophie, l'objet est intrinsèquement vague, et le
culte de la clarté ne peut être pratiqué que par les sots ou par les naïfs,
dépourvus du don de peindre les ténèbres primordiales. Le sage voit, que
de l'expliqué il arrive, par plus ou moins de chaînons, à l'inexplicable. Pour
le sot, l'expliqué est toujours un dernier chaînon. Il ne faut pas généraliser
jusqu'aux poètes ce que tu dis des tribuns : Qui se sait profond tend vers
la clarté ; qui veut le paraître devant la foule - vers l'obscurité - Wer sich
tief weiß, bemüht sich um Klarheit ; wer der Menge tief scheinen möchte,
bemüht sich um Dunkelheit. Mais rien de plus obscur, pour le sot, que la
clarté du sage. La musique est-elle claire ? Qui se sait hautain tend vers la
musique. Mais la lumière doit être profonde, pour que les ombres soient
hautes. Avec de plates lumières, je n'obtiens que de plates - et obscures –
ombres.
N'apprécier que des chemins inaboutis (des Holzwege de Heidegger), à
travers une forêt obscure (la selva oscura de Dante), et m'abandonnant
au pied de mon arbre, qui sera mon œuvre, la ruine des chemins et
clartés.
Le doute et le hasard se complètent : le doute, ayant épuisé ses armes de
séduction auprès de la loi tranchante et fatale, finit par se rabattre sur la
fade loi aléatoire. Et dire que hasard veut dire jeu de dés… On essaya de
philosopher la-dessus : Le calcul vaincra le jeu (Napoléon), Le coup de
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- Nietzsche – Doute -
dés jamais n'abolira le hasard (Mallarmé). Le tirage de loterie n'exclut pas
ma chance ou le coup d'œil préservant le regard - c'est aussi profond et
inepte. Pour Einstein, Dieu répugne le jeu de dés probables et se consacre
aux lois nécessaires ; tandis que toi - en extase devant les coups de dés
divins, pour de nouvelles créations - zitternd von schöpferischen neuen
Götter-Würfen, tu en fais l'initiateur du possible artistique.
Le doute peut être, également, un discret écrin, pour les perles rares, trop
éclatantes, pour être exhibées dans la transparence des valeurs prouvées.
Ce qui est étincelant se réfugie, chaque jour davantage, dans les ombres.
En charge des lumières ne reste plus que la grisaille. Les meilleurs, pour
briller, cherchent l'obscurité. Mais tu as vu aussi les pires : Les hommes
se pressent vers la lumière non pas pour mieux voir, mais pour mieux
briller - Die Menschen drängen sich zum Lichte, nicht um besser zu sehen,
sondern um besser zu glänzen. La lumière visible ne produit que de pâles
reflets et de piètres ombres. À l'invisible s'applique la règle de Claudel :
Deux manières de briller : rejeter la lumière ou la produire.
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- Nietzsche – Hauteur -
Hauteur
Parmi
les
mots
désespéramment
galvaudés
et
profanés
se
terre
l'innocente et presque immaculée hauteur. Pour l'homme de la rue, elle
signifie surtout le mépris, qu'un imposteur crache sur ceux qu'il considère
indignes ou incapables de voir en grand, comme lui, qui plane au-dessus
des incultes et énonce des vérités éternelles, inaccessibles au simple
mortel, empêchant son oracle à communiquer avec le Seigneur. Mais la
bonne hauteur ignore la géométrie et les rapports de domination ; elle
évite tout comparatif, pour se vouer, exclusivement, au superlatif. La
hauteur est une attitude, qui sait égaliser toutes les positions de mes
mains, pensées, sentiments, afin que, à la place des choses vues, naisse
le regard.
Tant que je suis dans le comparatif, je ne touche pas à la vraie hauteur,
qui n'est atteinte que par le tu vaux, par l'unification du talent et de la
noblesse. La philosophie de la valeur est au-dessus de la philosophie de
l'être, dans laquelle, parfois, tu glisses : Au-dessus du «tu dois» - «tu
veux ; au-dessus du «tu veux» - «je suis» - Höher als „du sollst“ steht „du
willst“, höher als „du willst“ steht „ich bin“. Le soi existentiel est toujours
en-dessous du soi essentiel. Ceux qui pensent le contraire : La philosophie
de l'existence est un mode de pensée, grâce auquel l'homme peut devenir
soi-même - Jaspers - Die Existenzphilosophie ist das Denken, durch das
der Mensch er selbst werden möchte - ne comprennent pas, que ce soi,
bien connu et commun, est un piètre but, à côté des contraintes
monumentales du soi inconnu, se manifestant d'au-delà des valeurs
mêmes.
À l'origine de ton axiologie se trouve cette magnifique remarque de
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- Nietzsche – Hauteur -
L.Salomé : À bonne hauteur, ardeur et froideur sont ressenties comme
presque identiques - Auf richtiger Höhe, Brand und Frost fühlen sich fast
identisch an. Tenir à la hauteur, c'est vouer mon regard à l'altimètre,
m'éloigner
des
choses,
de
leurs
baromètres
(ton
erreur !)
et
thermomètres (dénoncé par Pétrarque). En hauteur, s'égalisent la beauté
et la terreur, la loi et la liberté : En Italie, Goethe cherche la profondeur
des liaisons, Nietzsche - la hauteur des libertés - S.Zweig - In Italien,
Goethe sucht tiefere Zusammenhänge, Nietzsche - höhere Freiheiten.
Dans le meilleur des cas, cette égalisation est due à ce que tu appelles
pathos de la distance (Pathos der Distanz) - ignorer les mesures de la
platitude, c'est tenir à la hauteur. La hauteur, qui ne laisse à ma portée
que le lointain ; ce qui met au-delà des horizons toute proximité gagnée
de haute lutte. La hauteur ne m'immunise pas contre la bassesse, elle
rend celle-ci aussi invraisemblable qu'un bien réalisé (le bien est fait pour
que j'en vive ou rêve, et non pas pour que je le fasse).
Mes visions et mes actes sont en permanence exposés au danger de
platitude, et une part importante y succombe, fatalement, puisque le bien
m'égare, la liberté s'avère mesquine ou la grandeur fiche le camp. Acte
(élément d'algorithme), action (déclenchement d'algorithme), activité
(algorithme) – que peut-on opposer à ces attributs de la platitude ? - des
attributs
du
rythme :
périodes
(ampleur),
force
(profondeur),
tempérament (hauteur).
Le rouge au front, je baisse les yeux, ou même je les ferme, les yeux
dépassionnés passent le témoin au regard enflammé, les bras appellent
les ailes, la marche se met à rêver de la danse, la prose du monde veut se
muer en poésie. Dans le cas le plus invraisemblable, de cet état de honte
innée surgit l'état de contes de fées, que j'appellerai hauteur. Autrui est
absent de ce regard hautain, qui n'est qu'une honte avalée, surmontée,
sanctifiée, pour ma propre âme, ouverte à la fierté et l'amour, éloignée de
- 47 -
- Nietzsche – Hauteur -
l'orgueil et de l'amour-propre.
L'orgueil vient de l'esprit, et la fierté – de l'âme. Je dois apprendre au
premier à baisser ses yeux et à la seconde – à garder sa hauteur. La
hauteur appartient au regard qui trouva et non pas au regard qui cherche.
Et toi, tu t'adresses bien aux yeux de l'esprit et à l'altimètre de l'âme :
Vous voulez vous élever et vous levez vos yeux ; moi, je baisse mes yeux,
car je suis en hauteur - Ihr seht nach oben, wenn ihr nach Erhebung
verlangt. Und ich sehe hinab, weil ich erhoben bin.
La mutation des yeux en regard commence par la création d'un vide, par
l'élimination du bruit, afin d'accueillir une musique. La hauteur : ne pas
m'occuper des choses, mais des places qu'elles occupent, des topoi. C'est
valable même pour les idoles ; pour les chasser, ou les dégonfler, je
n'aurais plus besoin du marteau, qui de toute façon finira par tourner en
encensoir (comme tu le présages, en compagnie de R.Char). Mes ruines
virtuelles acceptent les débris ; leurs murailles écroulées servent de
catacombes aux déchus des fausses hauteurs ; les piédestaux sans
statues sont comme les étiquettes sans flacons, ils promettent l'ivresse
aux regards et aux âmes, à défaut des yeux et des esprits.
La profondeur est destinée au savoir, l'ampleur dessine la civilisation, la
hauteur accueille la musique de la création.
Le malentendu avec le ballast du savoir : on se trompe de moyen de
transport(s) - ce qui devrait être une montgolfière est pris pour un sousmarin. Au lieu de s'en charger pour atteindre des profondeurs sans vie, on
devrait s'en délester pour se laisser entraîner vers une hauteur sans poids.
Le contenu d'une œuvre d'art est un ballast, dont se débarrasse le regard
- Benjamin - Im Kunstwerk ist der Stoff ein Ballast, den die Betrachtung
abwirft.
Toute âme d'exception est dans un déséquilibre, étant expression d'une
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- Nietzsche – Hauteur -
seule des extrémités humaines - l'ampleur, la profondeur, la hauteur ;
mais mon esprit a besoin d'équilibre, pour agir et créer ; c'est lui qui
conquiert la hauteur, pour que l'âme s'y installe.
Je ne connais pas de montées réussies vers la hauteur. En revanche, je
l'atteins souvent, suite aux chutes. On peut chuter aussi bien en hauteur
qu'en profondeur - Hölderlin - Man kann auch in die Höhe fallen, so wie in
die Tiefe. L'anodine et monotone chute en profondeur ne promet pas
d'azur, - que des bleus sans lendemain et le glissement vers une platitude
finale. À moins que j'y cherche la hauteur, comme toi : Il me faut monter
en profondeur - Ich muß in die Tiefe steigen.
Les deux extrémités de la verticalité s’entraident, même si moi,
contrairement à toi : C'est de la sublime profondeur que le haut sublime
doit jaillir vers sa hauteur - Aus dem Tiefsten muß das Höchste zu seiner
Höhe kommen - je ne connais pas de chemins entre le profond et le haut.
Ton astronomie est belle, ta géographie est irrecevable : Personne avant
moi ne connaissait le droit chemin, le chemin qui monte - Niemand wußte
vor mir den rechten Weg, den Weg aufwärts. Au Sinaï et au Golgotha,
d'autres spécialistes de voiries prétendirent à la même exclusive. Les
chemins ne servent qu'à ceux qui marchent ; pour la danse que tu
proposais conviendrait plutôt une scène, dans la hauteur d'un théâtre en
ruines, mais sous les yeux d'un Spectateur, qui en commande la musique.
Ailleurs, tu disais mieux : Les faibles suivent le droit chemin, les héros
suivent les hauteurs - Die Schwächlinge gehen den geraden Weg, die
Helden gehen über die Gipfel.
Le vrai rapport entre mes dimensions est d'ordre musical : l'ample crée
l'acoustique, le profond fabrique et accorde les instruments, le haut écrit
la musique. La hauteur, c'est la fidélité à la profondeur des sources, c'est
le sacrifice des bas bruits, à l'autel de la haute musique.
Mais pour me sentir en hauteur, l'existence des ailes est nécessaire,
- 49 -
- Nietzsche – Hauteur -
comme une corde tendue est nécessaire, pour tester mes qualités
d'archer. Ce que les autres remarquent, ce sont justement les coups
d'ailes. Ce sont elles qui m'éloignent des aptères, comme tu l'as bien vu :
Plus tu t'élèves et plus petit tu parais aux yeux de ceux qui ne savent pas
voler - Je höher wir uns erheben, um so kleiner erscheinen wir denen,
welche nicht fliegen können. Et plus petit encore aux yeux de ceux qui le
savent ! La capacité de compter les marches, de s'élever prouve ma
foncière petitesse, l'absence d'un noyau immuable. Le vrai avantage de la
hauteur est de devenir invisible aux yeux des rapaces, qui volent bas :
Plus un grand homme s'élève, moins il est visible - Stendhal.
La hauteur sert à accueillir mes douleurs, mais aucune douleur ne me
propulse vers la hauteur. Cultiver une solitude ou une souffrance est une
chimère des repus et des indifférents, à laquelle il t'arrive de succomber :
Toute hauteur de l'homme est gagnée par la culture de la grande
souffrance - Die Zucht des grossen Leidens hat alle Erhöhungen des
Menschen geschaffen. Mais ce n'est pas la volonté de puissance, stoïque
ou héroïque, qui rend possible cette culture, mais la résignation de ne pas
prêter trop attention à la souffrance mesquine, facilitant la profondeur et
la platitude. Et la création haute, non pas en tant qu'un anesthésiant (la
grande délivrance de la souffrance - die große Befreiung vom Leid), mais
en tant qu'un excitant. Au vaste ennui d'énoncer et à la profonde bêtise de
dénoncer j'oppose la haute paix de renoncer.
La hauteur est aussi fascinante, car elle n'est pas une valeur, mais un
vecteur. Elle n'est pas, comme tu le vois, dans la capacité d'indiquer les
directions (Schiller fut du même avis), mais dans celle de voir nettement
les chemins à ne pas parcourir. Tous les chemins se dessinent dans
l'horizontalité ; dans la verticalité, il n'y a ni tournants ni pentes, que des
élans et des chutes : Le chemin vers la hauteur et le chemin vers la
profondeur sont un - Héraclite - et il n'est ni spatial ni même
bidimensionnel, mais réduit à un point, où demeurera mon regard.
- 50 -
- Nietzsche – Hauteur -
Vu de la hauteur, mes omniprésentes ruines s'opposent à la caverne : je
découvre ma caverne - je touche à la profondeur ; j'en fais des ruines - je
deviens accessible à la hauteur. J'existe dans ma caverne, mais je suis
mes ruines. Tu es d'accord avec moi : Ton essence vraie n'est pas cachée
au fond de toi, elle est placée infiniment au-dessus de toi - Dein wahres
Wesen liegt nicht tief verborgen in dir, sondern unermesslich hoch über
dir.
La hauteur fait prendre mon masque pour mon visage, mon haut jeu
d'acteur – pour une dramaturgie profonde. Tu en devinais les ressorts :
Tout ce qui est profond aime le masque - Alles was tief ist, liebt die
Maske. Ce n'est pas un choix, mais une nécessité, les vrais visages
demeurant toujours dans la hauteur. Dans la profondeur, je n'aime pas, je
scrute ; j'aime ou je crée dans la hauteur. Tout ce qui est haut aime la
musique, cette métaphore sans objet, elle est mon vrai visage, obscur et
imprévisible, toujours recommencé. Aux mascarades de la vie plate, le
parquet est envahi par les grimaces découvertes et prévisibles.
La hauteur, en tant qu'état, suggère, plus nettement que la profondeur,
l'état abyssal. Cette dernière aberration dimensionnelle est d'origine
teutonne - l'image d'abîme (Abgrund), est associée, bêtement, à la
recherche de causes premières (Grund). Kant et toi-même, vous y êtes
passés par là, pour me détourner de la hauteur, cette vraie source, qui
entretient les meilleures soifs.
L'air, symbole de la verticalité, représenté, dans l'Antiquité, par une ligne
verticale, les autres éléments étant réduits à la géométrie incertaine de
carré, de zigzag et de spirale ; l'air de la hauteur, que tu appelais air
tonique (eine Luft der Höhe, eine starke Luft).
L'appel de la proximité, auquel je réponds par : me perdre dans l'ampleur
(tout le monde), chanter la hauteur (toi-même) ou viser la profondeur
(Schopenhauer). Cette magnifique indécision spatiale : Présente, je vous
fuis, absente, je vous trouve - Racine - vous tenir, dans mes bras,
- 51 -
- Nietzsche – Hauteur -
absente, - est plus belle que l'indécision temporelle du To be or not to be !
Constat désabusé : toute tentative de réduire la source d'enthousiasme au
feu (le geste), à la terre (la mémoire), à l'eau (la vie) - échoue. Il ne
reste, pour tout ce qui se veut ailé, que son élément naturel - l'air (le
rêve), pour être porté non pas comme la lumière, mais comme le son.
L'élément de la parole est l'air, le médium vital le plus spirituel et le plus
universel - Feuerbach - Das Element des Wortes ist die Luft, das
spirituellste und allgemeinste Lebensmedium.
Je ne suis qu'intensité, mais il faudrait que cette intensité maîtrisât la
terre - pour marquer l'époque : l'air - pour être respirable, le feu - pour
laisser des empreintes et l'eau - pour que l'encre la couche sur papier. De
ce besoin d'intensité tu fais naître toutes mes métaphores vitales : Ce
n'est pas l'éternité que tu demanderas à la vie, mais l'intensité - Auf die
ewige Lebendigkeit kommt es an, nicht auf das ewige Leben. Le nom
d'intensité est équivalent du verbe être. Et le vrai tourment, ce n'est pas
de ne plus être, mais de ne pas savoir être sans avoir, cet éteignoir de
toute intensité.
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- Nietzsche – Politique -
Politique
La politique est peut-être la seule facette de l'Histoire, qui en rend
instructive l'étude, puisque tout le reste n'est qu'un fatras de hasards et
d'absurdités imprévisibles. Je n'apprends strictement rien de l'Histoire,
pour mieux guider mes pas dans le présent et encore moins pour me
prémunir contre un mauvais avenir. Ce constat gênant rapproche l'Histoire
de la poésie et, en particulier, de la philosophie, mais l'éloigne de la
science, malgré tout le prestige de l'oxymoron – sciences politiques.
Athènes et Descartes doivent être remerciés pour avoir introduit deux
grands principes : la liberté dans la cité et le système dans la philosophie,
- leurs valeurs sont indubitables. Ensuite, les héritiers épigones les
mettent en pratique : les politiciens fondent tout sur le commerce et les
impôts, et les philosophes – sur le savoir et la vérité. Et puisque le
parcours est rarement d'accord avec la source, ne gardent un contact avec
les commencements que les adeptes de la grandeur ou de la poésie, de
Gaulle ou toi-même.
Le goût pour la poésie est des plus anti-démocratiques et antihumanistes. Toutes les grandes idées sont tyranniques ; je ne peux pas
imaginer un chantre philosophique de la démocratie. Mais Hegel, tout
naturellement, s'entiche de Napoléon, toi-même - de César Borgia,
Sartre - de Staline, Heidegger - de Hitler.
L'absence de toute honte pour vos privilèges, implicitement ressentis
comme mérités, chez Chateaubriand, Lamartine ou toi-même, disqualifie
l'homme, mais n'atteint nullement le poète. La honte sociale, chez Hugo,
Marx ou Tolstoï, honore l'homme, mais engrisaille le poète.
- 53 -
- Nietzsche – Politique -
Puisque toute réalité est double, historique par la représentation et
musicale par interprétation, la confusion entre ces deux visions rend
souvent un mauvais service aux musiciens, pris pour prophètes. Toi, tu
en est l'une des victimes les plus flagrantes. Tes images musicales, ou tes
danses, mettant en scène la force et la faiblesse, le surhomme, cet
homme nouveau, et le dernier homme, la puissance et la maladie, le
serpent et l'aigle, la belle éternité et la vilaine temporalité – tout fut pris
pour un programme politique réactionnaire, visant l'écrasement du faible
par le fort. Et il ne sert à rien de rappeler, que toutes les luttes que tu
décris se déroulent à l'intérieur d'un seul homme, et en plus – d'un
homme seul. Et qu'aucun souci du troupeau ne t'effleurait, toi, tourné
exclusivement vers le berger solitaire, réfugié à une altitude, où les
hommes et les bêtes sont rares, les rencontres improbables et les cieux
accueillants.
N'empêche que le nihilisme de l'homme ou de l'ordre nouveaux doit
beaucoup à la rhétorique belliqueuse de tes nouvelles valeurs. Le funeste
projet, né dans vos têtes exaltées, la tienne et celle de Marx, celui
d'éduquer un homme nouveau, fut mis en chantier par les bolcheviques et
les nazis, mais toute tentative de créer un homme nouveau, intérieur et
céleste - St Thomas - homo novus interior et celestis échoue à cause de
l'homme archaïque, tout à l'extérieur et si terre-à-terre.
Le communisme est enfant des Lumières, comme le nazisme est celui de
la Renaissance ou du Moyen Âge. Parmi les commissaires du Peuple,
l'Agitprop trouvait de nouveaux Voltaire et Rousseau et érigeait des
statues à Marat et Robespierre. La Propagande de Goebbels s'inspirait de
la propaganda fide de la Curie romaine, comme le modèle de la SS de
Himmler, ce Loyola de Hitler, fut l'Ordre des Jésuites, qui est le modèle
originel de tout totalitarisme.
- 54 -
- Nietzsche – Politique -
Tu serais horrifié par le nazi, ce plébéien, ce dernier homme, qui te porta
aux nues, toi, t'ennuyant dans la lourdeur germanique : La «profonde»
réflexion allemande n'est souvent qu'une pénible digestion - Das «tiefe»
deutsche Überlegen ist oft nichts anderes als ein schmerzliches Verdauen.
Vu d'une époque, où, surtout, on mâche et remâche, en n'avalant que
pour remplir des cases d'une mémoire mécanique, - digérer ne me paraît
pas si ennuyeux. Bien que je reste partisan inconditionnel de goûter.
Mais la barbarie politique russe ne t'inspirait pas de meilleurs sentiments :
La menace croissante russe contraindra l'Europe à se forger sa propre
volonté - Eine solche Zunahme der Bedrohlichkeit Rußlands, daß Europa
sich entschließen müßte, einen Willen zu bekommen. La prophétie se
réalisa. Mais pour redonner de la consistance à la volonté russe en bouillie
(de ces admirables barbares de l'avenir » - bewunderungswürdigen
Barbaren der Zukunft), il faudrait désormais non pas un forgeron mais un
réanimateur.
Le nazisme se soucie du surhomme, le communisme - du sous-homme, la
démocratie - des hommes. Selon Dostoïevsky et toi-même, à cette triade
manque le quatrième élément - l'homme, jadis au centre de l'humanisme,
aujourd'hui évincé au profit du robot, qui prit sa place (comme le mouton
s'était substitué jadis aux surhommes et sous-hommes).
Mais tu prophétisas bien le poids des idéologies : La lutte pour la
domination
du
monde
se
déroulera
sous
le
signe
des
principes
philosophiques - Der Kampf um die Erdherrschaft wird im Namen
philosophischer Grundlehren geführt werden. C'est ainsi que fut pressentie
la dernière guerre européenne : le bolchevisme contre le nazisme, où,
mécaniquement, le premier aurait dû succomber au second. Mais le conflit
dévia et, au lieu d'être une lutte de classes, devint une guerre de races,
où l'âme slave s'avéra supérieure à la raison germanique.
Après les holocaustes du XX-ème siècle, tant de lamentations sur le mal
- 55 -
- Nietzsche – Politique -
radical, qui ferait partie de la nature humaine, et sur la scélératesse des
idées, tandis que la leçon principale aurait dû être la séparation définitive
entre les idées et les actes et le retour des plus belles des idées dans leur
milieu naturel - le rêve.
Le socialisme cherche à arracher les crocs aux loups ; le capitalisme - à
insérer ceux-ci parmi les moutons et à anesthésier la saignée. Mais le
principe du troupeau est le même, bien que tu t'y montres trop partisan :
Le socialisme est l'aboutissement de la morale du mouton - Sozialismus
ist zu Ende gedachte Herdentiermoral.
Appartenir au grand ou bien petit nombre est la même chose ; et le
bonheur du plus grand nombre, comme idéal d'une société, ne me gêne
en rien ; pour en avoir la nausée, toi, bêtement, tu dois avoir mis le nez
dans l'étable. Mon bonheur ne devrait pas dépendre du nombre ; le
malheur, commun, me rattrapera partout.
Le triomphe du capitalisme prouve, que moins d'exigences morales forme
une croyance, face à l'individu, plus vaste est le troupeau qui l'applaudit S.Zweig - je geringere moralische Anforderungen ein Glauben an das
Individuum stellt, um so weiteren Kreisen wird es willkommen sein. On n'a
pas écouté Marx, si sobre dans la reconnaissance, que la compétition
impitoyable des forts sera toujours plus performante que la pitié inefficace
pour les faibles, d'où la débâcle économique de la tentative soviétique.
Quand je ne vis, comme toi, que dans une seule dimension, dans la
verticalité, toute idée d'égalité apparaît comme profanation de la hauteur ;
mais la politique, c'est la pratique de l'horizontalité, et la recherche d'une
supériorité dans la platitude devient saugrenue, tandis que celle de
l'égalité est signe d'une vraie supériorité éthique et même esthétique.
Le culte de l'inégalité, dans nos sociétés repues, découle directement de la
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- Nietzsche – Politique -
sensation de force, qu'éprouvent même ceux qui se trouvent en bas de
l'échelle sociale. Pour rendre l'homme – fraternel, il faudrait lui rappeler
qu'il est faible. Et la liberté se vit mieux en tant qu'un songe qu'une veille.
Tu as bien décrit l'avènement de la liberté : L'épuisement est le chemin le
plus court vers l'égalité, vers la fraternité, et c'est le sommeil qui y
ajouterait la liberté - Die Ermüdung ist der kürzeste Weg zur Gleichheit
und Brüderlichkeit – und die Freiheit wird endlich durch den Schlaf
hinzugegeben. Il n'existe pas de rêves, nés dans l'abondance ; l'utopie est
affaire de la misère, réelle ou imaginaire ; la satiété fruste tue la société
juste.
Tant d'hommes libres restent indifférents au scandale de l'inégalité
matérielle ; tant d'esclaves misérables vomissent leur haine face au
monde libre ; c'est la rencontre future entre la honte et la noblesse qui
réconciliera un jour la liberté et l'égalité ; cette rencontre s'appellera peutêtre fraternité.
Impossible de vénérer la liberté dans les plates affaires des hommes.
Aucune profondeur casuistique ne l'héberge pas non plus. La liberté ne
brille que par les sacrifices, fraternels ou héroïques, qu'exige la fidélité à la
hauteur, comme tu le vis si bien : Selon quel critère juge-t-on la liberté ?
- d'après l'effort pour préserver la hauteur - Wonach misst sich die
Freiheit ? Nach der Mühe oben zu bleiben.
La grande chance de la démocratie, en France et en Angleterre, fut le
positivisme
philosophique,
qui
régnait
dans
la
plupart
des
têtes
pensantes ; toute démocratie, qui veut survivre, devrait se donner pour
tâche prioritaire la détection à temps d'un nouveau Nietzsche, B.Croce,
Ortega y Gasset, Berdiaev, pour le mettre à son service ; la place d'un
lyrisme philosophique est dans un salon, un sous-sol ou une ruine, jamais
- sur une place publique.
Les sociétés fermées se projettent sur le firmament voûté ; les sociétés
ouvertes - sur les platitudes de l'histoire. Dans les premières on redresse
- 57 -
- Nietzsche – Politique -
les têtes récalcitrantes - par le bâton ou par la boue sous les pieds. Dans
les secondes on les rabaisse - par la carotte et par le vide des cieux. Cette
opposition entre le clos et l'ouvert, si banale dans un contexte social
(Bergson s'y appliqua), devient passionnante, si l'on l'applique à l'homme
seul, et où les dimensions s'inversent : l'homme fermé se vautre dans la
platitude, et l'homme ouvert se voue au ciel.
Le niveau politique d'une civilisation est défini par la lucidité de la
compréhension de ce que la liberté est et de ce que je peux faire grâce à
elle. Toi, voulant passer pour un homme d'action, tu n'apprécies qu'une
seule facette : Je ne te demande pas de quoi, mais à quoi tu es libre - Ich
frage dich nicht wovon du frei bist, ich frage dich wozu du frei bist. Chez
l'homme, dit libre, je constate, que plus vaste est son de quoi (wovon),
plus étriqué est son à quoi (wozu). Chez l'esclave, ce sont des
synonymes ; la différence n'est de taille que chez le créateur : il est libre
aux images virtuelles, il est libre des choses réelles.
L'hypocrisie est le ciment tout à fait désirable de la solidarité sociale,
même si toute force centrifuge des hommes est mensonge. Toute force,
qui libère chaque particule d'une multitude, est vérité - Tolstoï - Сила
сцепления людей есть ложь, обман. Сила, освобождающая каждую
частицу людского сцепления, есть истина. Et ce qui libère pour unir ?
Ou ce qui unit pour libérer ? Des vétilles ! N'est vrai que le premier pas,
dans
n'importe
quelle
direction,
mais
découlant
de
mes
propres
contraintes ; la grandeur, contrairement à tes vues, n'est pas dans le
vecteur, dans la direction, mais dans le commencement, poétique ou
héroïque. La direction, c'est déjà tout pas second, expression de la force
mécanique, de l'inertie.
- 58 -
- Nietzsche – Vie -
Vie
Un malentendu a toujours opposé les artistes aux vitalistes, les esthètes
aux ascètes, créer à sentir. Pourtant, toutes les manifestations de mon
esprit, de mon âme, de mon cœur, ont le même droit à leur marque de
fabrique – à mon humanité. Que je calcule ou que je rêve, que j'invente
ou que je suive une inertie, que je m'oublie ou que je me cherche, c'est
toujours ma nature qui parle. Opposer la vie à l'art, la physiologie à la
psychologie a quelque chose de dogmatique et borné. Cette fausse
querelle est soulevée, le plus souvent, par des soi-disant vitalistes,
dépourvus de talent artistique et jaloux de la dextérité des maîtres de
plume. La vraie querelle oppose les goûts et non pas les motifs ou les
contenus. Ou bien je prône la rigueur, la précision, l'ordre, ou bien je suis
les méandres de mes états d'âme, de mes caprices et rêves. Ou bien je
laisse le dernier mot au savoir, à la responsabilité, à l'objectivité, ou bien
je fais confiance à la musique, à l'intensité mentale ou à la noblesse
tonale. La part de la vie est exactement la même, dans tous les écrits
relevant de l'art ; ce sont les mélodies et les couleurs qui en déterminent
la valeur ajoutée. La valeur pragmatique, c'est à dire des répercussions
éventuelles d'une œuvre dans la vie pratique, ne devrait même pas
m'interpeller.
Toi, tu eus la bonne idée de proclamer l'identité entre l'art et la vie.
Curieusement, pour maintenir cette équivalence, la maîtrise langagière
s'avère être décisive ; au moins, elle pèse beaucoup plus qu'une vie bien
réglée.
Voici le cycle vital d'un artiste complet : l'écoute stoïque de tout courant
- 59 -
- Nietzsche – Vie -
de la vie (libido sciendi), le désir de puissance artistique (libido
dominandi), l'aristocratique regard, baignant dans la pitié et la honte
(libido sentiendi). Toi, tu n'accomplis que la moitié du parcours, prenant
trop à la lettre les substantifs, te trompant systématiquement d'adjectif et
oubliant le verbe !
La sagesse de la vie peut se formuler sur trois niveaux : en tant que
solution - en évaluer le prix ; en tant que problème - réfléchir sur sa
valeur ; en tant que mystère - vibrer du vertige de sa hauteur, de son
intensité (ta lubie conceptuelle) ou de ses vecteurs (R.Debray). La plupart
des sages s'arrêtent à mi-chemin : Si tu veux, que la vie te sourie, tu dois
la doter d'un bon prix - Goethe à Schopenhauer - Willst du dich des
Lebens freuen, so musst der Welt du Werth verleihen.
L'axe originel art – vie fait pendant à l'axe bien – mal ; tous les deux se
projettent sur tous les autres axes. Ces axes te servent de terrain
d'application de ta métaphore du retour éternel du même. L'axe art – vie
me permettra de comprendre que vivre, c'est vivre en artiste, ce qui
munit les deux extrémités, ou tout point intermédiaire, d'une même
intensité. Donc, ce qu'on appelle communément vital peut être qualifié, au
même titre, - d'artistique. C'est surtout palpable aujourd'hui, où la vie est
sans art et l'art - sans vie.
Toi, tu associes vouloir, pouvoir, devoir, ces sources et outils de l'art,
directement avec la vie ; les autres les lient à l'intelligence ou à l'éthique.
Il serait plus précis de parler de vouloir un type de pensée (Valéry), de
pouvoir révoquer ma suffisance (Cioran), de devoir faire danser la vie
(toi-même).
C'est en surmontant la fatigue vitale (Lebensmüdigkeit) que tu espères
descendre jusqu'au problème vital (Lebensaufgabe). Oh combien plus
- 60 -
- Nietzsche – Vie -
prometteur est de céder à la puissance vitale pour monter vers le mystère
vital !
L'art devrait faire admettre la présence, permanente et enthousiasmante,
de mystères dans la vie, pour l'anoblir ainsi. Tu saluais même un beau
pessimisme, faisant aimer la vie : Toutes les bonnes choses sont des
excitants de la vie. Même tout bon livre écrit contre la vie - Alle guten
Dinge sind Reizmittel zum Leben, selbst jedes gute Buch, das gegen das
Leben geschrieben ist. Et dans la souffrance, non plus, tu ne vois pas une
raison, pour s'insurger contre la vie : La douleur ne peut pas servir
d'argument contre la vie - Das Leiden ist kein Argument gegen das Leben.
La vie s'évalue surtout d'après le type d'opérateurs passionnels composés,
plutôt que d'opérandes événementiels imposés. Et le sens est donné à la
valeur de vérité par un acquiescement religieux.
L'utilitaire au détriment de l'imaginaire, cette dérive peut frapper même
les artistes eux-mêmes. Les mêmes sentiments troubles furent à l'origine
des boutades platoniciennes contre Homère ou des grognes tolstoïennes
contre Shakespeare (Goethe et toi-même, deux autres frères de Tolstoï,
vous avez subi les mêmes foudres – qui aime bien punit bien) : Une paire
de bottes vaut mieux que tout Shakespeare - Tolstoï - Пара сапогов
ценней всего Шекспира. Soit on y voit l'ennoblissement du bottier, soit
l'un des plausibles ressorts de la plume shakespearienne, la honte. Les
besoins des pieds seraient-ils plus vitaux que ceux des narines : J'ai
essayé de lire Shakespeare, et je l'ai trouvé si niais, que j'en ai eu la
nausée - Darwin - I tried to read Shakespeare, and found it so dull that it
nauseated me - et Wittgenstein fut aussi intraitable, face à l'immoralisme
shakespearien.
La pensée s'inscrit, en Allemagne, dans une philosophie, en France - dans
une littérature, en Angleterre - dans une politique, en Russie - dans la vie,
- 61 -
- Nietzsche – Vie -
ce réseau de riens. En Allemagne on veut la pensée pour la méditer, en
France - pour l'exprimer, en Angleterre - pour l'appliquer, en Russie pour rien - Tchaadaev. L'absence d'œuvres serait la définition même de la
folie (Foucault, et l'œuvre de Pouchkine n'était pas encore venue consoler
ce pauvre Tchaadaev, comme Montaigne vint à la rencontre du Tasse),
folie dont un oukase te stigmatisa, pour que tu y rejoignisses, malgré toimême, Swift, Nietzsche, Van Gogh, Artaud.
L’Orient apporte la réponse à : Comment bien vivre ?. L’Occident pose la
question : Qu'est-ce que vivre ?. La Russie balbutie : Pourquoi vivre ?.
L'ironiste montre où et quand vivre. Le pourquoi étant le premier souci du
philosophe, tu penses que l'artiste ne peut retrouver son souffle vital
qu'en Russie - in Rußland wieder aufleben kann.
L'indignation semble, aujourd'hui, être la pose commune du chômeur, du
footballeur, du député, du poète. Les diseurs-du-oui se font rares, la
résignation est honnie, l'alacrité d'appelés d'ici-bas évinça la fraternité
d'élus de là-haut. Nous sommes ou trop près ou trop loin les uns des
autres ; comment retrouver le lointain enthousiasmant ou l'émouvante
proximité ? C'est le talent et le frisson, maîtres de la proximité, qui
rendent équidistants le pour et le contre, l'extase et l'abattement. Mon
unique espérance est dans mon désespoir - Racine. L'horreur, dite
admirablement, amène un espoir indicible. Le nez-à-nez avec la vie,
s'appelle action endormante ; son plus beau panorama - hauteur
excitante.
À cette immobile hauteur se confie même le gémissement, à la hauteur
qui est ce séjour, d'où rien ne tombe à terre, et que je reconnais chez le
plus germanique des poètes italiens : Nulle chose ne mérite ton élan, ni
de tes soupirs n'est digne la terre - Leopardi - Non val cosa nessuna i moti
tuoi, nè di sospiri è degna la terra. Une fois constatée l'indignité terrestre,
les refuges possibles sont : la vie (le corps), l'art (l'âme), la beauté
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- Nietzsche – Vie -
(l'esprit). Les Italiens et les Russes en appellent à la vie (les premiers
acceptant tout, du vulgaire au sublime, et les seconds refusant tout, sauf
de vagues projections dans l'avenir), les Allemands veulent ne respirer
que la pureté des hauteurs poétiques, et les Français emménagent dans
des châteaux raffinés ou dans d'élégants salons littéraires. Seuls les
Français appliquèrent ton équation : la vie et l'art, c'est la même chose !
Le mirage est ma destination ; le désert - le milieu qui le promet ; l'oasis l'arrêt, où boire n'est qu'alimentaire et élémentaire et où ne doivent pas
s'échanger les cargaisons ou fardeaux sans prix. Tu te trompes de lieu et
d'instant - et de gravité des profanations : La vie est une source de
volupté, mais où la canaille vient boire, toutes les fontaines sont
empoisonnées - Das Leben ist ein Born der Lust, aber wo das Gesindel
mittrinkt, sind alle Brunnen vergiftet.
La vie devrait être vue comme une impossible féerie, un mensonge
mélodieux, mais les hommes la réduisent à une vérité sans éclat ni
musique. La musique, mieux que tout, m'égare, me laisse hors des vérités
battues, me rend sédentaire nostalgique d'une patrie inconnue, c'est ce
que tu veux dire : Sans la musique la vie serait une errance - Ohne Musik
wäre das Leben ein Irrtum (et non pas une erreur ; c'est la musique qui
est l'erreur salutaire).
Ils veulent débarrasser l'homme réel de ses défigurations par le travail
(Marx), le sexe (Freud), la volonté (toi-même) ; mais ce sont exactement
les dimensions centrales de sa réalité, l'autre face, l'homme idéel, ne
contenant que le rêve, qui est l'homme même, son style vital.
- 63 -
- Nietzsche – Intensité -
Intensité
Si la noblesse est ton commencement, l'axiologie (de l'axe et non pas des
valeurs !) – ton moyen, l'intensité est ta finalité. Et puisque te mettre
par-dessus (ce qui est mieux qu'au-delà) tout axe, transformer la valeur
en vecteur, est ton souci permanent, - partant de l'intensité, tu
déboucheras sur ton image centrale – l'éternel retour (dénonciation de la
linéarité, du progrès, de la confusion entre l'éthique et l'esthétique, le
culte d'un art émancipé, souverain).
L'art s'arrête, quand la fidélité à la vie courante atteint une telle efficacité,
qu'elle fait oublier le goût du sacrifice. L'art commence par le sacrifice de
la fidélité à l'efficacité - Valéry. Dans la vie comme dans l'art, l'intensité
l'emporte sur la véracité, cette chimère des impuissants. L'authenticité,
dans l'art, est dans l'écoute de son soi inconnu.
Sur les axes des valeurs, Aristote cherche des commencements, Kant des frontières, les épigones - leurs points préférés respectifs. Mais toi, tu
ennoblis l'axe tout entier, en le munissant d'une même intensité, qui est le
fond de mon soi ; cette axiologie s'appellera l'éternel retour du même ; ce
qui change en moi n'est pas moi.
Hegel assigne à la philosophie la tâche d'interpréter le monde, Marx - de
le changer, Aristote - de le représenter : le sens, le devenir, l'être. Le
relatif de l'absolu, l'absolu du relatif, l'absolu. Mais, en tout cas, c'est la
musique et l'intensité du langage, c'est à dire le regard, qui feront, que ce
monde est bien à moi. Par ailleurs, ton intensité n'est pas la force, comme
on le croit bêtement, mais exactement - la musique ! Comme ta force
consiste à savoir t'appuyer sur ta noble faiblesse.
- 64 -
- Nietzsche – Intensité -
La fidélité à l'intensité ne peut être qu'une pose, et en tant que telle elle
s'oppose à la (prise de) position, à une préférence extra-artistique et trop
plausible, dictée par le bon sens et qu'un bon goût refuse. Le médiocre est
trop mou, dans la peinture du mignon, et trop ronflant, dans celle de
l'abject. Le maître de l'intensité peut se permettre la même virtuosité, en
affrontant le bien ou le mal, la force ou la faiblesse, la révolte ou
l'acquiescement. Il laisse la tâche ingrate du désaveu de l'extrémité moins
sympathique de ces axes – aux artisans, à ceux qui veulent subordonner
l'art aux normes de bienséance sociale. Le beau se trouve plus
naturellement dans le voisinage de l'horrible que dans celui du joli. Et ce
n'est pas un cynisme inhumain qui y conduit l'artiste, mais une fidélité à
l'intensité de sa plume. L'écoute d'une âme palpitante plutôt que d'un
esprit égalisateur. L'excellence musicale, même dans l'injuste, plutôt que
l'obéissance mécanique à l'inertie du juste.
Tous les sages étalent des apologies élogieuses de la raison ou de sa face
articulée ou figée, l'esprit. De très rares poètes, comme toi, se tournent
vers sa face à articuler, l'âme, et en chantent l'envol ou la vitesse
(l'intensité). Mais c'est son accélération (le vertige) qu'il faudrait mettre en
musique, en premier. Les dérivées de la raison, plutôt que la raison ellemême. À la raison panoramique opposer le regard vertical.
Quand je sais, que la hauteur n'est pas un lieu, mais un état d'âme, je
comprends sa parenté avec l'intensité. Ma hauteur atopique est assez
proche de ton intensité physique, mais je crois, que le seul point d'arrivée
non dérisoire d'une intensité est bien la hauteur, ce qui entretient la
stridence, initiale ou finale. De l'état de glace à l'état de grâce, tout en
tenant à l'état de race.
Tracer les frontières entre les clans ou écoles philosophiques est une tâche
- 65 -
- Nietzsche – Intensité -
sans trop d'intérêt. Mais je peux commencer par le regard, que les
philosophes eux-mêmes portent sur leurs exercices, et alors la première
ligne de démarcation séparerait les scientistes des artistes. Chez les
premiers, il y a deux groupes : discours léger et prétention à la sagesse
(Platon, Sénèque), ou discours lourd et prétention à la rigueur scientifique
(Spinoza, Hegel, Husserl). Chez les seconds, il y a aussi deux groupes : le
verbalisme rhétorique de Heidegger ou ton intensité poétique, mais chez
tous les deux, je sens l'appel du lointain, l'appel qui m'ouvre aux plus
belles des proximités ou fraternités. La nostalgie est la douleur, que nous
cause la proximité du lointain - Schopenhauer - Die Sehnsucht ist der
Schmerz, den uns die Nähe der Ferne verursacht. Cette nostalgie-langueur
est proche de ton intensité, née d'une fusion entre la douleur et la beauté,
d'une noblesse créatrice, noblesse du regard, créateur de distances, l'oubli
souverain d'une proximité impossible et dégradante, mais l'attouchement
par le lointain.
Me retournant vers la vie, je comprends, que même la faiblesse, même le
désespoir, même le vide peuvent être vécus avec intensité - ta leçon
centrale (déjà amorcée par Platon : Le plus beau des liens est celui qui
rend au plus haut degré un soi-même et les termes liés) ; la volonté de
puissance vise surtout l'intensité d'une vie à créer. L'intensité de
l'inconscience - source de toute poésie ; l'intensité de la conscience critère de la liberté (Bergson).
Vie, volonté de puissance, art - comme trois hypostases d'une même
substance tragique ! Il est beau, ton projet : faire parler le désir et non
pas la pensée. Il se trouve, que celui-là débouche, malgré toute injonction
de celle-ci, sur la solitude, imitation (Nachfolge ou Nachahmung), vindicte
ou ressentiment (Rach- ou Nachgefühl). Et la pensée préconçue n'y est
pour rien. Apollon n'a qu'à suivre Dionysos ; mais main dans la main, ils
ne se retrouvent que dans la tragédie.
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- Nietzsche – Intensité -
Ce qui est grand dans ton combat, c'est qu'on ne voit jamais ni tes
ennemis ni tes alliés ni l'origine du conflit ni les trophées escomptés ni la
direction de tes flèches non-décochées. Je sens une corde bandée, j'oublie
les carquois. L'intensité. Tes cibles, ce ne sont ni le Christ, ni la morale, ni
le nihilisme, mais les extrémités des cordes tendues, sur lesquelles
s'exerce ton intensité musicale ; tu n'es ni négateur (comme les sots) ni
dialecticien (comme les pédants), tu es musicien.
Je dois avoir un thème musical unique, qui traverserait ma vie,
rhapsodique ou symphonique, de part en part, tel un retour éternel, fusion
du continu et du discret. Pour toi, l'éternité est une question, bannie de la
vie et tournée vers l'art : Il y va de l'intensité et non pas de la vie
éternelle - Auf die ewige Lebendigkeit kommt es an, nicht auf das ewige
Leben. Mais si la vraie vie est dans l'art, le sens de mon existence l'intensité de mon regard, c'est à dire de mon rapport avec la vie, et qui
s'atteint surtout grâce aux contraintes que je m'impose : mettre le désir
au-dessus de la force (la volonté de puissance), ne pas m'attarder sur les
choses, qui changent, entretenir l'excellence du regard (l'éternel retour du
même), me mettre au-delà des valeurs, pour être moi-même leur vecteur
(la réévaluation de toutes les valeurs) - trois synonymes de ton plan.
À part le talent, qu'est-ce qui entretient l'intensité ? - la volonté. La
volonté de ne pas subir la règle criarde de mon soi connu et de suivre la
loi, opaque et oblique, de mon soi inconnu, de mon inspirateur. Et,
inévitablement, ce sera un combat, où s'affronteront la puissance d'esprit
et la puissance d'âme. Volonté de puissance : accéder à la hauteur audessus de son soi - Heidegger - Wille zur Macht heißt : die Ermächtigung
in der Überhöhung seiner selbst. Cette volonté ressemble beaucoup à mes
contraintes, et que tu appelles volonté d'un ordre (Wille ist Befehl) :
l'action extérieure en est exclue, seule est visée l'intensité intérieure,
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- Nietzsche – Intensité -
intensité qui est fusion de la volonté et de la puissance, du sentiment et
de la raison. Et le soi inconnu serait la hauteur même.
L'intensité a les mêmes rapports avec la correction de la raison que les
ombres d'artiste - avec la lumière commune. L'ardeur face à la fadeur. La
volonté est ardente, et l'intellect - lumineux - Schopenhauer - Der Wille ist
die Wärme, der Intellekt - das Licht. Tu tentas de renverser cette banalité,
en faisant de la volonté un guide et de la vie intellectuelle - une intensité.
À l'époque romantique, la volonté fut chargée de rythmes ; à notre
époque robotique, elle n'exprime que des algorithmes. Jadis, l'âme se
servait de la lumière intellectuelle, pour répandre de belles ombres ;
aujourd'hui, les âmes sont paralysées par la grisaille des intellects
calculateurs.
Avec un bon auteur : autant de lectures que de lecteurs. C'est toujours
toi, une fois de plus, qui t'y fais remarquer ; le surhomme et l'éternel
retour en sont les plus beaux exemples ; même Heidegger y fait appel,
grossièrement, à l'histoire, à l'évolution des hommes ou à la métagéométrie (retour à soi-même, la mêmeté comme l'être idéel, contrôlant
le tout-étant), au lieu d'y voir l'intensité entretenue comme la seule
justification de mon intérêt pour les choses.
Dans tous les hommes, tu vois des ruminants : les bons (ceux qui
réussissent à digérer, les dionysiaques) et les mauvais (ceux qui y
échouent, les hommes du ressentiment). Mais tu ne comprends pas, que
le filtrage - ne pas mettre à la bouche ce qui répugne au bon goût - est le
meilleur remède contre l'indigestion. Dionysos est le philosophe de
l'éternel retour, c'est à dire de l'intensité en tant que dénominateur
commun de mes expériences ; or, sur le minable - aucune intensité
acquiescente n'est possible.
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- Nietzsche – Musique -
Musique
Parmi tous les langages, la musique est certainement celui qui est le plus
proche du dessein divin. Tous les autres supposent l'existence d'un
interprète intermédiaire, traduisant les signes en concepts ou en affects.
La musique pénètre dans l'âme, sans avoir subi la moindre transformation
par l'intellect. Cette immédiateté est aussi miraculeuse que la persistance
du bien dans mon cœur endurci. Que le chant, la danse, le poème, ces
branches de l'arbre musical, soient présents chez toutes les peuplades de
la Terre prouve, que cette corde humaine est primordiale et universelle.
Je ne sais pas si Dieu créa l'accord musical ou seulement le bruit
désaccordé. Dans mes oreilles, je dois avoir un équivalent de la dyade
oculaire, les yeux – le regard ; les premiers capteraient le bruit, le second
le transformerait en musique. Le philosophe, par définition, est celui qui
devrait maîtriser ces deux outils de connaissance (comme processus et
comme résultat). Il tente d'imiter Dieu, ou au moins de se substituer à
Lui, pendant Ses absences. Mais si Dieu ne fait, sans doute, que concevoir
Sa musique, le philosophe, en plus, doit interpréter le bruit du monde
comme tout quidam. Et sa fonction première consisterait à en extraire la
musique, ce qui, Dieu merci, est toujours possible. Tes marteaux
pianistiques seraient un outil philosophique.
Mais avant d'avoir produit de la musique, il est utile d'y être conduit. De la
cuisine – au salon, en salle de concert, et ensuite – dans l'atelier d'artiste.
D'auditeur et d'interprète – au compositeur, en sacrifiant le médiocre au
grandiose. C'est la profondeur de mes sacrifices qui déterminera la
hauteur de ma fidélité. Deux exemples éclatants : toi et Pasternak,
renonçant à la musique, pour tendre vers les sommets de la philosophie et
- 69 -
- Nietzsche – Musique -
de la poésie.
Dans un vrai livre de philosophie, on doit faire appel à une haute musique
de poète, à un vaste style d'écrivain, à un profond regard de penseur. Tu
fus le seul à atteindre à cette harmonie. Mais dès que les hommes
imaginèrent, que seule la dernière dimension justifiât le titre de sage, ils
proclamèrent,
paradoxalement,
la
préséance
du
langage,
et
leur
profondeur universitaire, sans nulle forme musicale, se mua aussitôt en
platitude.
La démarche la mieux réussie vers la musicalité d'une œuvre, c'est ta
démarche bien calculée : la sélection d'axes intéressants, la création d'une
tension entre les extrémités, entre deux langages respectifs également
défendables, le refus de faire son choix sur cet axe et donc la confiance
aux langages, le maintien de cette intensité comme ressource, contrainte
et but de l'art.
La prépondérance de la vision musicale de la vie crée tant de malentendus
entre l'artiste, l'homme de rêve, et l'activiste, l'homme d'action. Il y a
deux réalités : le fond de l'une est l'Histoire, de l'autre - la Musique A.Blok - Есть две реальности : одна историческая, другая музыкальная.
Dans la première - des chiffres, dans la seconde - des rythmes. Des
gestes et des messages. Des faits et des mots. Le sérieux et l'ironie. La
première est toujours désaccordée et clonable, la seconde toujours
arbitraire et irréproductible. L'art est plus proche de l'oreille que des
yeux ; et ce que ceux-ci entendent est souvent du galimatias pour celle-là.
À comparer : l'historicité cartésienne et la musicalité pascalienne. A.Blok
entendit la musique de Lénine exactement comme Heidegger - le pathos
d'Hitler, dans une de ces trois ek-stases de la temporalité (drei Extasen
der Zeitlichkeit), que toi, tu qualifiais de monumentale, antiquaire ou
critique (monumental oder antiquarisch oder kritisch) : privée de musique
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- Nietzsche – Musique -
organique, la réalité est dédaignée de Muses et vouée à la poussière des
musées ou à la mécanique musique dans la glace (музыка во льду –
Pasternak).
En philosophie, là où je n'entends pas de musique (toujours ton marteau
auriculaire), il n'y a rien à chercher ; l'âme est l'esprit sachant réduire à
l'ouïe tous mes sens, et la philosophie est exactement la fonction, qui
réalise cette transformation. Le cœur réduit le même esprit au toucher, à
la caresse. La musique, le regard, la caresse semblent être des
synonymes, ou des traductions d'un même mot dans des langages divins
différents.
Que mon existence soit tragique, la meilleure preuve en est apportée par
la musique, qui est toujours mélancolique ou nostalgique. Elle me
rappelle, mieux que tout discours, pris de panique, que la vraie vie est
ailleurs. Et que même la caresse peut s'ouvrir sur les ténèbres. Tu
entendais un chant, si lumineux, si doux, qu'il inviterait la noirceur même
à y mêler sa voix - ein Lied, so sonnig, so leicht, daß es die Grillen einlädt,
mitzusingen. La musique doit être lumière, pour que la danse des ombres
en soit un reflet fidèle, une voix, un visage.
Tout commence par le corps, la-dessus même Platon est d'accord avec toi.
Mais que ce soit une déchirure, une volupté ou un contact mécanique, la
première tâche de la philosophie consiste à le transformer en caresse. Et
la caresse, c'est d'abord, l'immobilité. La musique en mouvement ne peut
conduire qu'en caserne ou en cimetière ; c'est la musique de l'immobilité,
n'ayant besoin d'aucun chemin, qui m'approche de ce qui m'est infiniment
cher et lointain. Aucun silence ne peut la remplacer, bien que tu penses le
contraire : Le chemin vers tout ce qui est grand passe par le silence - Der
Weg zu allem Großen geht durch die Stille.
Il y a tant de penseurs, qui louent les vertus d'un silence révélateur, et qui
abusent de mes oreilles avec leur interminable bavardage. Dans un
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- Nietzsche – Musique -
domaine, où compte avant tout la musique, faite de violences et d'arrêts
de souffle. Toi aussi, tu tombes dans ce travers : L'essentiel de ta vie se
déroule non pas aux plus bruyantes, mais aux plus silencieuses de tes
heures - Die größten Ereignisse, das sind nicht unsere lautesten, sondern
unsere stillsten Stunden - l'essentiel n'est pas dans la force du son, mais
dans son amplitude-intensité, dans la ligne musicale de crête ou de faîte.
Il faut faire comme Beethoven et se dire, en permanence, que le vrai
sourd, c'est le monde, et ne pas chercher des oreilles adéquates.
Chant accueillant un beau rêve et parole rébarbative ; danse, où vibre une
belle âme, et marche disgracieuse ; musique touchant mes meilleures
fibres et rugissements qui glacent ; intelligence atteignant de hautaines
cimes et bêtise à me terrer de honte - tel est mon pays natal, le plus
déséquilibré et le plus déconcertant du monde. Le petit bourgeois,
offensé, ricane de ces chants, le saint visionnaire a les yeux pleins de
larmes - H.Hesse - Über diese Lieder lacht der Bürger beleidigt, der
Heilige und Seher hört sie mit Tränen. Pour toi - une triple énigme : Les
méchants n'ont pas de chants. - Mais d'où vient le chant des Russes ? Böse Menschen haben keine Lieder. - Wie kommt es, daß die Russen
Lieder haben ?.
La musique la plus pure fut écrite par deux sales personnages, Mozart et
Tchaïkovsky ; la musique la plus optimiste et fraternelle - par ce sinistre
misanthrope de Beethoven ; la musique la plus noble et divine - par ce
petit-bourgeois et grenouille de bénitier, Bach. Et l'accord entre le
personnage et son œuvre annonce, si souvent, une médiocrité. À
comparer avec toi en tant qu'homme : un minable petit-bourgeois,
respectueux des titres, grades et fortunes, guettant des signes de
reconnaissance ou d'admiration de la part de n'importe quelle canaille c'est parmi les petits-bourgeois, hélas, que se recrutent les adorateurs du
surhomme.
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- Nietzsche – Musique -
De l'homme à l'artiste il n'y pas de passerelles continues ; des mots à la
musique – le chemin est toujours plein de ruptures. Je me sens porteur
d'une musique, mais je dois la confier aux mots. On peut avoir une idée
du désastre en tombant sur d'effarants livrets, accompagnant les meilleurs
morceaux de Mozart ou Tchaïkovsky. Les arpèges des mots sont souvent
souillure d'une partition vitale. Mais la pensée est contre-indiquée à la
musique, comme à la poésie ; écoutez du Nietzsche, du Marx ou du
Platon, mis en musique par Mahler, Prokofiev ou Satie.
En morale, comme en intelligence, les plus belles poses ou idées,
surgissent des représentations et non pas des interprétations ; toi, qui ne
vois que des interprétations, tu es un mauvais juge et de l'une et de
l'autre ; tu restas au-delà et du bien et de l'intelligence ; il ne te resta que
la musique, mais qui est au-dessus de tout.
Aimer la musique, c'est redécouvrir ma jeunesse, c'est à dire chercher à
me mettre sur les épaules des géants, pour mieux voir et avancer vers les
fins. La vieillesse : chercher des points zéro, pour, immobile, mieux rêver
des commencements. C'est la place de la musique qui distingue le jeune
du vieux : elle est le commencement du jeune ; pour les vieux, elle n'en
est qu'un dernier écho (le terme est à toi).
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- Nietzsche – Religion -
Religion
Ayant christianisé Platon, Aristote, Sénèque et épuisé toutes les arguties
des Pères de l'Église et des scolastiques, avant de les railler au siècle des
Lumières, l'Européen, aux siècles précédents, se rabattit sur Confucius, le
Bouddha, Krishna, pour se faire de nouveaux muscles. Aujourd'hui, il y
ajouta Mahomet et revint sur Moïse. L'ennui, plus que la curiosité et
l'ouverture d'esprit, orienta ses recherches.
La notion de Dieu surgit devant tout créateur, qui a l'intelligence de se
demander - devant qui il doit écrire. Ceux qui ne se posent pas cette
question
écrivent
pour
leurs
contemporains,
collègues,
maîtresses,
éditeurs. Le maître écrit devant un lecteur impossible, Dieu ou un
personnage divin. Ton Zarathoustra hyperbolique est un clair clin d’œil au
Socrate elliptique et au Crucifié parabolique.
Accordant à tous les dieux officiels le même stade d'inexistence, je ne les
envisage que sous deux angles, l'historique et le culturel. Nos ancêtres
parlaient d'humilité, de souffrance, d'expiation, de repentance plus
souvent que d'orgueil, de bonheur, de joie, d'innocence. Ce qui fait de
nous – peuple chrétien, quelle que soient la confiance que nous accordons
aux événements, censés se dérouler en Judée, à Damas, à Athènes et
Rome, il y a deux mille ans.
La compassion me fut léguée par le Rédempteur. Ni toi, avec ton culte de
la force impitoyable, ni Aristote - Le but du poète est de nous guérir de la
pitié, source de tous les maux - ne m'en détournent. Cette vue vous vient
d'un mauvais culte de la tragédie ; la pureté ou l'intensité seraient
incompatibles avec la faiblesse ; heureusement, le christianisme reste le
dernier à prôner la compassion pour le vaincu. Les cœurs en bronze,
- 74 -
- Nietzsche – Religion -
hélas, évincèrent les cœurs brisés.
Je peux admirer la rhétorique abstraite hébraïque ou compatir aux
épreuves, subies par certains marchands de tapis saoudiens, je ne peux
pas leur porter la même proximité sentimentale qu'au message du
Nazaréen, où la poésie frôle si étroitement la pensée et la tragédie.
Le christianisme est la religion d'une Vérité crucifiée - Berdiaev Христианство есть религия распятой Правды. Pour qui connut la solitude
et la souffrance, comme toi, par exemple, le Christ crucifié est le plus
sublime de tous les symboles -
Christus am Kreuz - das erhabenste
Symbol. La vérité persécutée et le mensonge triomphant disparurent, la
vérité mesquine triomphe et le mensonge rêveur périclite.
Depuis Jésus, on sait que Dieu est Amour (Éros), mais Marx lui oppose
Polémos, toi-même – Dionysos, Freud – Thanatos. Le soupçon tue
l'amour.
Le
Christ,
dans
la
perception
européenne,
est
une
figure
fondamentalement apollinienne ; chez les Russes, il est hautement
dionysiaque.
Inquisiteur,
Le
ou
Christ
le
russe,
Christ,
pitoyable,
assisté
de
en
compagnie
Torquemada,
frère
du
Grand
d'Hercule
(Hölderlin), ou prêtant son âme à César, comme le fait ton surhomme.
La chance unique du christianisme - la fusion entre un Dieu juif et un Dieu
grec, entre un étant, qui chante et résonne, et un être, qui alimente et
raisonne, entre celui qui hésite, dans la douleur du bien, et celui qui crée,
dans la certitude du beau. C'est Dionysos qui souffla au Christ sa plus
belle leçon, me dis-tu : L'œuvre essentielle du Christianisme, c'est d'avoir
révélé, que la vie la plus misérable peut, par la chaleur de son intensité,
acquérir une inestimable richesse - Wenn das Christentum etwas
Wesentliches getan hat, es war die Entdeckung, daß das elendeste Leben
reich und unschätzbar werden kann durch eine Temperatur-Erhöhung.
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- Nietzsche – Religion -
Les trois hypostases chrétiennes sont étrangement peu solidaires entre
elles et semblent même s'ignorer complètement. Je peux dire la même
chose de la trinité humaine : l'intelligence, la création, la noblesse, qui
vivent en toute indépendance les unes des autres. En imaginer l'unité est
un exploit des théologiens ou des poètes, comme toi : Celui qui connaît,
celui qui crée, celui qui aime, c'est tout Un - Der Erkennende, der
Schaffende, der Liebende sind Eins. Qu'est-ce qu'un homme ? - sa foi ! Le
surhomme est l'homme trinitaire. La foi joue le même rôle dans ma
psychologie que la croyance – en mathématique. Incontournable, mais
inanalysable.
Dieu est visiblement sensible à la beauté, au bien et à l'intelligence ; en
revanche, je ne vois aucune trace de son intérêt pour la puissance (ni
pour l'éternité ni pour l'infini) qui, pourtant, sauterait aux yeux de tous les
théodicéens.
Aucune religion ne favorisa l'art autant que le Christianisme. Il semblerait
même, que chez nous le seul domaine, où le divin soit visible, est l'art Malraux. Il veut dire lisible. Le divin est surtout visible dans ce qui n'est
pas artificiel. Hélas, l'art divinement artificiel (le tien – die göttlich
künstliche Kunst) est risible. La superstition est l'une des formes du
manque de talent qui pousse à placer Dieu au milieu des vétilles.
L'activisme actuel du diable étouffe toute présence de Dieu. Et dire que
c'était de l'oisiveté de Dieu que naissait, d'après toi, le diable lui-même.
De la fainéantise, à l'inexistence et à la mort, il n'y a qu'un pas.
La liberté joua son rôle sinistre : entre le rêve et le calcul, l'homme choisit
le calcul, scellant la mort du seul Dieu crédible, celui du rêve incalculable
(et non pas celui des valeurs, même transvaluables, que tu proclamas
mort). Si Dieu, lui, est mort, le monde, livré au calcul, demeure et inclut
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- Nietzsche – Religion -
partout dans ses calculs - l'homme - Heidegger - Wenn Gott tot ist, die
gerechnete Welt bleibt noch und stellt den Menschen überall in ihre
Rechnung. Les autres dieux sont pires que l'homme : Le monde se faisait,
tandis que Dieu calculait - Leibniz - Cum Deus calculat, mundus fit. Les
signes, symboles et mythes s'évaluent désormais dans des genèses et non
plus dans des exégèses.
Dieu est mort, puisque l'homme apprit la sage parole et désapprit le chant
fou. Tu L'identifiais avec la folie même : Dieu serait l'excitation et la
terreur de la folie humaine - der Gott wäre der entzückte und entsetzte
Wahn der Menschen. La poésie, la musique, le rêve ne sont que des folies
me sauvant de la solitude ; Dieu, c'est l'impossibilité de la solitude du
chant ; tandis que ni la parole, ni même le cri, ne m'ouvrent plus à
l'écoute divine. Non, Dieu du chant, de l'intensité, qui n'est pas la force,
ce Dieu n'est pas mort ; s'Il l'était, je serais condamné au soliloque ; une
sensation impossible pour tout créateur de mélodies. De la vie, qui est un
autel, l'homo faber fait un atelier ; l'homo sacer fait de son atelier - un
autel.
On ne jugerait les hommes qu'après leur mort ; et si la même chose valait
pour les dieux ? On comprendrait alors ton annonce calculée de la mort
de Dieu : Pour les dieux, la mort n'est jamais qu'un pré-jugement
(préjugé) - Den Göttern ist der Tod immer nur ein Vor-Urteil. Je
comprends l'avantage (Vor-Teil) d'être prescrit, qui, sans solidité des
pièces à conviction, n'est qu'une partie (Teil) d'un bref sursis.
Mais peut-être, Dieu ni ne se retire (Heidegger), ni ne se meurt (toimême) ni ne s'éclipse (Buber), puisqu'Il se cache soit dans l'inétendu soit
dans l'intemporel. Dieu mérite de n'exister que dans le vide sacré de
l'innommé. Je ne connais Dieu qu'à travers le non-advenu - Tsvétaeva Бога познаю только через не свершившееся.
- 77 -
- Nietzsche – Religion -
Devant l'échiquier de la vie, mon Dieu est une belle combinaison à
sacrifices. Le tien - une bévue, une bourde, une gaffe. Les grosses têtes
(Einstein) refusent à Dieu un intérêt pour les jeux de hasard. La féerie du
monde est trop cohérente ; peu importe quel nom je donne à son auteur Dieu ou le hasard. Mais le caractère ludique de la partie, qui m'oppose au
monde est indéniable ; tu en fus conscient : quelqu'un joue avec nous cher hasard ! - Einer spielt mit uns - der liebe Zufall !.
Une légende bien naïve, que tu entretenais : jadis, il aurait existé des
valeurs suprêmes, témoignant de la présence divine dans les affaires des
hommes, et qui auraient sombré, suite aux réévaluations nihilistes, et le
vide ainsi créé justifierait le constat de mort de Dieu. Ces valeurs
n'existèrent jamais. Ce qui est beaucoup plus dramatique, c'est que les
vecteurs disparurent, ces porteurs d'élans et d'enthousiasmes, de tours
d'ivoire, de temples et de ruines.
L'artiste peut se permettre des mensonges iconoclastes à peindre ; le
peuple aurait besoin de mensonges idolâtriques, transmis par des fripons ;
quand je vois les résultats minables des prêches antichrétiens, contre la
dévotion ou contre la morale, de Voltaire ou de toi-même, j'ai envie de
remobiliser l'Inquisition et de rehausser les bûchers, puisque tout feu est
désormais éteint, et y règne un terre-à-terre asphyxiant.
Même de faux dieux entretiennent ma soif de mystères. Ces dieux sont
pour la perplexité et l'admiration, que la connaissance ne réfute pas et
que la foi, peut-être provisoire, bénit. De mon regard sur la vie, il faudrait
bannir la religion et garder la foi et le mystère. Pourtant, toi-même et
Tolstoï, vous formulez une religion sans foi ni mystères. L'aigle et la
colombe manquent de dons de la chouette. Mais à la religion de la tête ou
à la religion du cœur il faut préférer, au moins, la religion de l'âme, la
- 78 -
- Nietzsche – Religion -
poésie.
Mais, suite à ta grande annonce, le débat autour de Dieu ne cesse de se
dégrader. Après de grands constructeurs (Kant, Hegel), après de grands
déconstructeurs
(toi
avec
Heidegger),
voilà
de
petits
instructeurs
(Foucault, Deleuze). Les premiers s'intéressaient aux premiers pas de
Dieu, imaginant l'homme, les deuxièmes - aux derniers pas de l'homme,
abandonné de Dieu, les troisièmes - aux pas intermédiaires du mouton,
imitant le robot. Comme tu l'as prévu, ils finissent par mettre mon Dieu
silencieux dans les arcanes phonétiques et grammaticales : J'ai peur qu'on
n'arrive pas à se débarrasser de Dieu parce qu'on continue à croire en
grammaire - Ich fürchte, daß wir Gott nicht loswerden, solange wir noch
an die
Grammatik
glauben.
Pourtant,
c'est
l'existence
même
des
excellents analyseurs sémantiques de la langue qui témoigne de la
présence d'un excellent synthétiseur mystique du Verbe.
Dieu est encore moins incarné qu'Amour, Verbe, Action ou Mystère ; il est
Opération, opération presque algébrique. La vie est un résultat donné, que
l'homme cherche à reconstituer à partir des opérations binaires, ternaires
etc. - jusqu'à l'infini. Et un jour il se rend compte de l'insignifiance
grandissante des opérandes et de l'admirable majesté de l'Opérateur.
- 79 -
- Nietzsche – Souffrance -
Souffrance
Il faudrait exclure de ce chapitre ce qui ne mérite pas le noble titre de
souffrance et relève de mes tracas physiologiques ou sociologiques : les
déficiences du corps, les piqûres de l'amour-propre, les blessures à ma
bêtise. Tout cela devrait, au contraire, me faire redresser la tête. Par
exemple : Même la misère rend fier, quand elle n'est pas méritée - Goethe
- Armut selbst macht stolz, die unverdiente. Dès que je pèse les mérites,
je suis dans l'aigre ressentiment ou dans l'insipide bonne conscience. La
fierté est presque toujours dans l'acquiescement, même si le sel ou la bile
s'y mêlent. L'acquiescement transforme malheur en bonheur - H.Hesse Unglück wird zu Glück, indem man es bejaht. Il serait utile de me souvenir
de ta grande leçon sur la libération du ressentiment (Erlösung von der
Rache) de l'homme qui souffre.
La mélancolie et le ressentiment ont la même origine : un manque de
caresses ; mais, pour le ressentiment, c'est l'amour-propre qui en éprouve
l'aigreur, tandis que, avec la mélancolie, c'est l'âme ou l'épiderme qui en
souffrent ; le ressentiment fait haïr le monde, et la mélancolie - l'aimer.
Pâtir pour de bon veut dire toucher au fond tragique de mes meilleurs
sentiments et pensées. Et ce drame n'est nullement associé à une
délicatesse
excessive,
exceptionnelle,
défiante
de
mes
aspirations,
m'inondant de bile, mais, au contraire, à une banalité flagrante, au double
constat : premièrement, le gouffre infranchissable entre la troublante voix
du bien, au fond de mon cœur, et le désespérant mutisme de mes actes,
censés traduire ce bien ; deuxièmement, l'évanescence, le tarissement, le
lent désamorçage de mes plus belles pulsions – l'amour, l'ardeur du talent,
les palettes de l'enthousiasme, les arsenaux de ma noblesse. Je
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- Nietzsche – Souffrance -
commence par chercher à assouvir mes soifs, ensuite je me délecte de
mourir près de la fontaine et je finis par être abonné à l'eau courante et à
la vie coulante. Je serai maintenu en vie ; finies les promesses tenues par
l'esprit ou les soifs entretenues pour l'âme. La raison froide pénétrera tous
mes pores ; une mélancolie, impuissante, ne jaillira plus comme jadis, une coulée, pas une avalanche. Cette condamnation épargne les petits
sentiments, sur lesquels je finirai par me rabattre.
L'avantage des souffrances est de m'intéresser à mes limites. La douleur
ne rend ni meilleur ni plus profond, mais elle me laisse un libre choix entre
une extrême hauteur et une extrême bassesse. Tu t'égares souvent dans
cette bassesse, qui, il faut l'avouer, ressemble si fort à de la profondeur :
Seule la grande douleur nous contraint à descendre dans notre extrême
profondeur - Erst der grosse Schmerz zwingt uns in unsre letzte Tiefe.
Que l'autre refuge, à l'opposé, m'est plus cher : Souffrons, mais souffrons
sur les cimes ! - Hugo.
Dans la douleur, toi, tu lis une profonde noblesse, Maître Eckhart - une
étendue de la perfection : L'animal le plus rapide, qui vous porte à la
perfection, c'est la souffrance - Das schnellste Tier, das euch zur
Vollkommenheit trägt, ist Leiden et Beethoven – une hauteur sacrificielle :
La croix, dans la vie comme dans la musique, signifie la hauteur - Kreuze
im Leben des Menschen sind wie Kreuze in der Musik : sie erhöhen. Ta
hauteur rejoint la haute intelligence, que Dostoïevsky attachait à la
douleur.
Comme toute lutte avec le réel, au lieu de l'imaginaire, la douleur, elle
aussi, affleure au quotidien et me plonge dans la platitude. Je ne compte
accéder, par la souffrance, ni à la hauteur ni à la profondeur, comme tu
me le promets : Je doute que la douleur nous rende meilleurs, mais elle
nous rend plus profonds - Ich zweifle, ob ein solcher Schmerz verbessert,
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- Nietzsche – Souffrance -
aber ich weiß, daß er uns vertieft - elle ne fait que renforcer les positions
acquises sans combat. Toute lutte finit par dévitaliser un peu davantage
mon esprit ; la résignation schopenhauerienne et ta vitalité ne s'opposent
guère et, souvent, l'une aboutit à l'autre, pour donner naissance à une
tragédie.
Difficile d'imaginer une haute souffrance ; difficile de placer la joie ailleurs
que dans la hauteur, des joies profondes n'existent pas. Et tu te trompes
de signe : La volupté est plus profonde que la peine de cœur - Lust ist
tiefer noch als Herzeleid. Ailleurs, tu es plus précis : on peut classer les
hommes d'après la profondeur, que peut atteindre leur souffrance - die
Rangordnung, wie tief Menschen leiden können, mais la hauteur de leurs
joies discrimine plus nettement.
L'Ecclésiaste exagère le rôle du savoir dans la multiplication de mes
misères ; la souffrance et la connaissance appartiennent aux arbres
différents : Le savoir est dans la douleur, mais son arbre n'est pas celui
de la vie - Byron - Sorrow is Knowledge… The tree of Knowledge is not
that of Life. Eschyle est plus souple, comme s'il était au courant des
substitutions d'arbres : Par la souffrance - la connaissance, telle est la loi
souveraine, tandis que Prométhée aurait inversé l'effet et la cause, tout
comme l'Ecclésiaste et G.Bruno : Qui accroît le savoir, accroît la douleur Chi accresce il sapere aumenta il dolore. Et toi, tu dénonças la sotte
espérance socratique de pouvoir guérir par la connaissance l'éternelle
blessure de l'existence - durch das Erkennen die ewige Wunde des
Daseins heilen zu können. Seuls les plus obtus des philosophes, les
spinozistes, promettent de la joie, qui consisterait en connaissances.
Face à la douleur, les philosophes de la connaissance ou bien tentent de
me persuader, que je ne souffre point, ou bien me tendent une thérapie
de choc ou d'anesthésie. Les philosophes de la souffrance m'invitent à la
- 82 -
- Nietzsche – Souffrance -
vivre pleinement, en musique, qu'elle soit funèbre ou joviale. Nous ne
sommes point médecins ; nous sommes douleur - Herzen - Мы не врачи,
мы боль - je comprends pourquoi toi, ayant perdu la tête, tu te prenais
pour A.Herzen.
Dans l'insipide jungle moderne, l'Ecclésiaste bureautisé déracina toute
libido sciendi, toujours solitaire, tandis que le nom même d'Ecclésiaste
désigne celui qui prêche à la foule. J'ai beau placer mon Golgotha au
milieu du jardin d'Éden, - la croix ou le pommier - c'est la rencontre des
crânes et le divorce des désirs. Dans l'arbre du rêve, le savoir est ce qui
en soude les branches ; la douleur - ce qui amène la sève et colorie les
fleurs. Tout ce qui n'est pas tenté par la hauteur d'arbre est teinté de
platitude.
Un même écrit est vraiment bon, s'il peut servir de baume, de poison ou
d'antidote, en fonction de mes plaies du moment, lui-même n'étant qu'un
adjuvant, et, selon toi-même, le poison du faible peut servir de
nourriture au fort (tu aurais volé cette maxime à Alexandre le Grand : Ce
qui ne me tue me rend plus fort et me nourrit). Et si, en plus, je pouvais
me permettre d'alterner les attitudes de guérisseur, de cobaye ou
d'immortel… Tu fus un bon apothicaire des incurables : Tous les idéaux
sont des poisons, mais temporairement indispensables comme remèdes Alle Ideale sind Gifte, aber als zeitweilige Heilmittel unentbehrlich. Les
idéaux sont des mystères vécus comme des problèmes, tandis que la
maladie, c'est vivre dans l'asile des solutions. Le remède - tant soit peu de
liberté surveillée.
Creuser est un mauvais procédé, caresser en est un, plus profond ; le trou
normand me ferait faire d'amères découvertes, comme tu l'as bien vu :
Celui qui laisse toute coupe moitié vide ne veut pas admettre, que toute
- 83 -
- Nietzsche – Souffrance -
chose a sa lie et son fiel - Personen, welche jedes Glas halbausgetrunken
stehen lassen, wollen nicht zugeben, daß jedes Ding in der Welt seine
Neige und Hefe habe. La vraie soif naît du goût de la lie ou du dégoût de
la vie, surtout chez les turbulents du bocal. La meilleure - de son avantgoût dès les premières gorgées, dans un verre trop plein.
Chez les philosophes, les mélancoliques furent, jadis, majoritaires ;
aujourd'hui, domine le jovial, le juste, le réussi. Spinoza et Leibniz se
rangent du côté du bonheur et de la joie, Schopenhauer et Kierkegaard –
du côté de la souffrance et du désespoir, mais toi, tu es le seul à parvenir
à joindre ces deux bouts, que couronne l'intensité de la vie et de l'art,
l'éthique cédant place à l'esthétique. Le fond de la vie est bien animé par
le bien, mais c'est le beau qui en crée la forme - l'art.
Pourquoi le beau caresse l'œil et l'âme ? Comment le regard et l'esprit
doivent combattre l'horreur ? – ces questions sont les sources premières
de mes étonnements de créateur. Peu y importe la chronologie, même si
toi, tu veux l'imposer : La philosophie devrait commencer non pas par
l'étonnement, mais par l'effroi - Philosophie muß nicht mit dem Erstaunen,
sondern mit dem Erschrecken beginnen - c'est la topologie qui compte.
L'exclusive y est toutefois injuste : l'effroi doit venir de moi, et
l'étonnement, surtout, - du monde.
Pourquoi l'homme Nietzsche est si mesquin et malheureux ? - parce qu'il
te manque l'ironie, ce contraire du sérieux et du grave (dans la vie et
dans l'art), et la pitié, ce compagnon du Bien (dans la vie). Ignorant ces
deux élans, tu les opposais ; pour toi, l'ironie de Voltaire et la pitié de
Rousseau furent incompatibles.
- 84 -
- Nietzsche – Surhomme -
Surhomme
Aux yeux de tes lecteurs naïfs, le surhomme serait une espèce de
superman, terrassant le chétif, inspirant l'admiration, édictant des lois
nouvelles et éternelles. Un millionnaire sophistiqué, abusant de la sueur
des faibles, - c'est ainsi que le goujat se représente le surhomme, tandis
que pour toi, celui-ci, solitaire, serait avec son peu de besoins, plus
pauvre et plus simple que l'ouvrier, mais imbu de puissance - durch
Bedürfnislosigkeit, ärmer und einfacher als der Arbeiter, doch im Besitz
der Macht.
Le surhomme se moque de ses muscles, de ses pensées, de son avoir et
même de son être, il est dans un devenir artistique, dans une beauté
naissante et non pas dans une vérité déclinante ; il est, donc, un grand
consolateur de l'homme solitaire et désespéré. Et son langage vaut par sa
musique haute plus que par son message profond. L'art et le langage
forment la vie et ont pour dénominateur commun – l'intensité. Ainsi, tu
mérites le titre de seul philosophe complet de l'histoire.
Heureusement, je peux t'interpréter aussi librement que lire Héraclite,
pour échafauder ta statue sur mon propre socle de partis pris et de
préjugés.
Je vois ton énergumène au sein d'un quadripartis, en compagnie de trois
autres personnages, présents dans chacun de nous : l'homme biologique,
les hommes sociologiques, le sous-homme mécanique ; le surhomme, lui,
est organique. Mon héritage charnel, tribal, machinal, viscéral.
En effet, je porte en moi quatre acteurs : un homme secret, un condensé
des hommes, un sur-homme potentiel et un sous-homme actuel (les
- 85 -
- Nietzsche – Surhomme -
quatre masques antiques portés par tout humain). Le surhomme serait-il
ce dieu intérieur, sur lequel doit veiller le philosophe (Marc-Aurèle) ? Et
surmonter l'homme mystérieux - quel beau programme pour celui qui vit
du rêve ! Avoir surmonté tous les quatre, c'est être poète ; c'est ce que fit
Rilke, en te surmontant !
Tout homme porte en lui ces quatre parties égales en puissance : un soushomme (l'homme du souterrain de Dostoïevsky), un surhomme (le soi
inconnu, ton homme d'acquiescement), un homme (le soi connu) et le
reflet des hommes (l'Autre en moi de Sartre). Le dernier quart devint
l'homme effectif, au détriment de l'homme électif, qui résumait les trois
premiers. Le sous-homme devrait être pris au sérieux, c'est sur le
surhomme qu'il faut concentrer mes sarcasmes. Pour ne pas devenir
porte-voix des hommes, il faut ne parler qu'à l'homme. Chaque face ne se
polit qu'au contact avec l'interlocuteur de la même race ; c'est pourquoi :
Chaque fois que je me suis trouvé parmi les hommes, je suis revenu
moins homme - Sénèque - Quoties inter homines fui, minor homo redii.
On t'imagine en surhomme, tandis que tu es, si nettement, le dernier
homme, tel que tu le décris toi-même, en train de poser les meilleures
des questions : Qu'est-ce que l'amour ? Qu'est-ce que la création ?
Qu'est-ce que le désir ? Qu'est-ce que l'étoile ? - Was ist Liebe ? Was ist
Schöpfung ? Was ist Sehnsucht ? Was ist Stern ?. Avec ses réponses, le
surhomme, succédant au Dieu mort, est aussi peu crédible que son
prédécesseur.
Dans le genre discursif, les seuls archétypes, qu'on aurait dû peindre,
seraient l'ange et la bête, ou les deux à la fois, au sein d'un même
personnage. Les seuls à l'avoir tenté sont Dostoïevsky et toi-même ;
chez les autres, il y a tellement d'impuretés ou de puretés mesquines,
débouchant sur la grisaille réaliste.
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- Nietzsche – Surhomme -
C'est le même homme que vous voyez, tous les deux, mais vous le jugez
soit de la profondeur d'un sous-sol, soit de la hauteur d'une montagne ; la
pitié s'adresse à l'esclave, et l'ironie - au maître, mais c'est le même
personnage, perdant sa face et cherchant à gagner sa vie ; la résignation
extérieure et la révolte intérieure aboutissant au même surhomme ou à
l'homme du souterrain, en butte au mouton ou au robot.
Le sur-moi freudien est plutôt un sous-moi, puisque la psychologie des
profondeurs
est,
en
réalité,
une
psychologie
de
la
bassesse ;
la
psychologie du souterrain fut créée par Dostoïevsky, avec son soushomme, et celle de la hauteur - par toi-même, avec ton surhomme.
C'est, d'ailleurs, encore une image russe incomprise : l'homme du
souterrain, dans lequel l'Européen voit un outsider, einen unbehausten
Menschen, un sans-abri (tu fus le seul à en comprendre le vrai sens),
tandis qu'il n'est qu'un composant sur quatre (avec le surhomme, les
hommes et l'homme tout court) de tout homme – le sous-homme.
Ton surhomme aura laissé deux héritiers naturels, en Allemagne nazie et
en Russie soviétique : ce qui aurait dû incarner des valeurs nouvelles (et
le mépris des mots anciens, l'oubli de l'Histoire), dans un pessimisme
hautain, donna l'Ordre Nouveau et l'Homme Nouveau, avec leurs plats
optimismes, le chant solitaire et tragique devenu marches militaires ou
folkloriques.
Deux
abstractions
étonnamment
semblables,
ton
surhomme
et
le
prolétariat de Marx. Une utopie de solitaire et une utopie de solidaire. Une
voix de l'esthétique, par-delà l'éthique, et une voix de l'éthique, par-delà
la politique. Mais le même appel de la noblesse et du pathos. Frères sur
papier et en rêve, ennemis en pratique et chez les acolytes.
Ton écriture fait penser à l'esprit français et au ton russe. Le style de
- 87 -
- Nietzsche – Surhomme -
Montaigne, Pascal ou Voltaire, le sujet y dominant le projet, et l'élégance
de forme se moquant de la rigueur de fond. La véhémence et
l'aristocratisme
de
Dostoïevsky,
la
pureté
et
la
honte
y
étant
inextricablement mêlées sur le même axe vertical. L'homme, ce soi connu,
le soi haïssable, qui doit être surmonté par le surhomme, ce soi inconnu,
le soi admirable.
L'antihéros, l'homme n'élisant d'adversaires qu'au fond de soi-même. Ton
surhomme en est un bel exemple, qu'un fâcheux malentendu classa parmi
les héros (César Borgia, chez les blasés du pouvoir, a la même place que
Hamlet, chez les blasés du devoir, Don Quichotte, chez les blasés du
vouloir, et Faust, chez les blasés du savoir).
Se moquer des concepts philosophiques, évincer de soi le sous-homme (le
surmonter) et pratiquer le dithyrambe - pour ces trois audaces, questions
de vocabulaire, de gymnastique et de genre, je peux te pardonner ton
culte de l'âme et ton oubli du cœur. La lutte en elle-même, ne mérite pas
d'être encensée. Et ce pugilat mythique, entre l'homme divin (le
surhomme, ou l'homme surmonté) et l'homme vain (le sous-homme, ou la
machine des hommes), qui cohabitent en moi, est plutôt légendaire que
réel. Toi-même, tu n'en prônes qu'un combat sans noblesse : J'apporte
la guerre : pas entre peuples, pas entre classes, une guerre entre
l'homme et l'homme - Ich bringe den Krieg, nicht zwischen Volk und Volk,
nicht zwischen Ständen, einen Krieg zwischen Mensch und Mensch.
Ton surhomme et ta guerre appartiennent au monde intérieur d'un
individu et n'apparaissent jamais sur la scène publique. Ta guerre
n'oppose
ni
races
ni
classes,
mais
le
sentiment
acquiescent
au
ressentiment envieux.
Le seul intérêt des indéfendables notions de caste et de domination, dans
la société, consiste à examiner, sous le même angle, ma propre âme et d'y
instaurer des hiérarchies aristocratiques. Aux états généraux tu préfères
- 88 -
- Nietzsche – Surhomme -
les
états
d'âme
particuliers :
Ce
désir
des
distances,
toujours
recommencées, toujours plus grandes, à l'intérieur de l'âme même, cette
formation d'états d'âme, toujours plus hauts, plus rares, plus lointains,
plus vastes - Jenes Verlangen nach immer neuer Distanz-Erweiterung
innerhalb der Seele selbst, die Herausbildung immer höherer, seltnerer,
fernerer, weitgespannterer Zustände.
Pour l'avenir de l'homme, il n'y a pas de pire danger que l'intérêt que les
hommes porteraient au surhomme, car ils le confondent avec le soushomme. Pour conjurer cette calamité, tu préconisais le retour des
hommes au singe, mais, hélas, c'est le robot qui s'y substitua. Selon toi,
ce retour serait l'homme même : L'homme est une corde tendue entre la
bête et le surhomme - Der Mensch ist ein Seil, geknüpft zwischen Thier
und Übermensch. Vue à l'horizontale, elle devient vite sentier battu ; mais
vue à la verticale, elle n'est pas bonne : même pour se pendre, elle
devient épiphane, réticente à tout effort et ne se livrant qu'au regard.
- 89 -
- Nietzsche – Retour -
Retour éternel
Si à partir de épochè, cogito, transcendance, savoir absolu, intentionnalité
je ne peux pas faire plus de deux pas sans m'embourber ou tomber dans
l'ennui des sentiers battus, retour éternel du même, avec ses trois mots à
radiations multiples, engendra d'infinis réseaux herméneutiques. Aucun ne
me séduit. Et heureusement, tu ne te donnas pas la peine d'en ébaucher
une définition décente. L'exemple malheureux du Chinois de Königsberg a
dû te mettre une puce à l'oreille. Et tel Évariste Galois, tu laissas ta
merveilleuse découverte au stade d'une annonce triomphale et vaguement
entamée.
Dans l'éternel retour du même, le mot-clé est le même ; cette métaphore
s'oppose aux idées de changement, changement comme moteur et
objectif de nos parcours. Quelle attente mets-je dans les retrouvailles
avec ce que j'avais déjà croisé ? Où se trouve l'essentiel de mon
étonnement ou de mon enthousiasme ? En moi ou en chose même ?
Qu'est-ce qui résume le lien avec le commencement, avec la première
rencontre ? Ce ne serait ni un plus (la croissance des progressistes) ni un
moins (le détachement des Orientaux), - en poids, en prix ou en valeur, mais la même intensité, ou la même hauteur, avec lesquelles je
redécouvre cette chose.
L'éternel retour n'est donc ni cycle ni instant, mais la domination de
l'artiste sur le vitaliste. Ni devenir ni processus du second, mais résultat
du premier. Dans la vie, Héraclite entre dans le fleuve ; dans l'art, le flux
entre dans Nietzsche.
L'artiste est un navigateur sur une planète aux horizons inexplorés,
toujours recommencés ; cette planète est ronde, ce qui reste à prouver
- 90 -
- Nietzsche – Retour -
par mon souffle et par mes voiles ; une fois en mer déchaînée, l'artiste
fera le tour du monde et vivra le retour, l'éternel. Le vent se lève ! . . . il
faut tenter de vivre ! - Valéry. Renoncer à la posture de Lucrèce, adopter
la pose de naufragé, nouvellement embarqué.
Dans le retour éternel du même, tu es avec le Crucifié contre Hegel. À la
lutte, au Dire-Non, à la dialectique mécanique de la contradiction
hégélienne tu opposes le Dire-Oui, d'une même intensité. Et dans le
retour tu vois la même chose que le Nazaréen – une conversion (die
Wieder-Kehre), se cachant derrière une réévaluation de valeurs éternelles.
Réévaluées par la puissance, les valeurs courantes finissent par s'auréoler
d'un même Oui. Tous ces termes n'ont de sens intéressant que pour
l'artiste ; Hegel ne l'est pas. J'y retourne.
Je procéderai par éliminations et axiomes. Ton bouquet concerne l'artiste,
face à un thème, ou plutôt à un critère, à traiter. D'une extrémité de ce
thème à l'autre, l'artiste complet doit maîtriser toute l'étendue, sans
garder l'exclusivité d'une valeur, sur cet axe, valeur dictée par la morale
ou une autre convention. Les médiocres envisagent la maîtrise comme un
processus linéaire et voient dans le progrès le sens de la création, tandis
que le maître met sa puissance maximale dans les commencements, tout
point de parcours gardant donc la même intensité. Tout point du parcours
peut, ainsi, servir de commencement, ce qui en constitue le retour. Et
puisque le temps, dans ce processus de maîtrise, perd toute son
importance, parler de progrès, de croissance, d'avancement n'a plus de
sens, ce processus est donc atemporel ou, métaphoriquement parlant, éternel. L'absence fait du retour – antonyme de as(des-)cendance, fait
d'éternel - synonyme d'omniprésent, égal en intensité ou ouvert et
attribue au même – l'autorité suprême du sujet-maître.
La volonté de l'éternel retour est une réaction au néant des finalités,
proclamé par le mauvais nihilisme, mais elle se réalise dans le néant des
- 91 -
- Nietzsche – Retour -
commencements, ce bon nihilisme, cette recherche de l'impulsion initiale
et initiatique, puisque la vraie source détermine le rythme ou l'intensité du
fleuve anti-héraclitéen, métaphore qui t'obsédait : Le fleuve se reverse
toujours en lui-même ; et toujours vous entrez dans le même fleuve,
vous, les mêmes - Der Fluß fließt immer wieder in sich zurück ; und
immer wieder steigt ihr in den gleichen Fluß, als die Gleichen.
Ce misérable schéma hégélien : le progrès de l'esprit, la dialectique
comme moteur de ce progrès, la contradiction comme matière première
de cette dialectique. Et que, à côté de cette grisaille, ton éternel retour
est beau ! - m'attacher à l'invariant vital, qui est le seul à être noble,
atteindre sa hauteur artistique, finir par un acquiescement majestueux à
cette vie divine, revue, repensée, unifiée avec l'art ! Une ridicule et
orgueilleuse
prétention
à
la
scientificité
et
une
fière
et
humble
identification avec l'art.
Quand on a une vie intérieure suffisamment intense, tout événement
extérieur se vit comme un insignifiant retour du même, puisqu'il ne
modifie pas l'essentiel. Ce qu'un démon te hurla comme un incipit
tragique et banal, un ange me chanta comme un sufficit ironique et
musical. Mais ce retour est éternel, puisqu'il ne concerne que des démons
ou des anges, ignorant le temps et s'entourant d'être. À moins que ce soit
le même personnage, puisque le démon, qui étend son acquiescement
jusqu'à sa propre chute fatale, redevient ange.
Pour appuyer ta vision de l'éternel retour, tu vois un sablier, qu'on
retournerait après chaque tour temporel. Moi, je prendrais un cadran
solaire, méprisant la lumière, jouant de mes ombres, devenant altimètre.
J'y effacerais les chiffres et éliminerais les aiguilles, pour lire la haute
musique de mon espace intérieur, au lieu du bruit profond du temps
extérieur. La musique n'a pas besoin de sable, elle s'éploie dans le temps,
- 92 -
- Nietzsche – Retour -
tout en étant ambassadrice de l'éternité. Donc, ni sablier ni marteau, mais
la lyre, comme tu le dis ailleurs toi-même.
Je vis au milieu des changements permanents de modèles et de langages,
mais le sens (donné par moi et non pas par Dieu) en résulte après une
confrontation avec l'immuable réalité (ou l'être). J'ai beau tourner autour
du passager, je retourne toujours à ton éternel : L'être, dénué de sens et
de fins, sans aboutissement dans un néant, c'est l'éternel retour - Das
Dasein, ohne Sinn und Ziel, ohne ein Finale ins Nichts : die ewige
Wiederkehr.
Pratiquer l'éternel retour : savoir prendre tout état de l'être permanent
pictural pour un point zéro du devenir instantané musical. Retour au
donné par détour de l'acquis. Festival, sans péché ni Dieu, se substituant
au carnaval idolâtre de a vitio of recirculation (Joyce) ou de ton circulus
vitiosus deus.
Le thème de retour est joué par toi et par Heidegger : tu veux échapper à
l'espace dans l'égale intensité du devenir vital, et Heidegger veut
échapper au temps dans le déplacement du regard, de l'étant intelligible
vers l'être suprasensible. La hauteur de regard semble être votre
dénominateur commun ; en privilégiant la hauteur, je prône la musique,
et en me concentrant sur le regard, je me condamne à la profondeur.
L'être, par rapport au devenir, est ce que le soi inconnu est au soi connu,
le regard - à la pensée.
Dans une perspective horizontale, plus je me rapproche d'une chose, plus
je m'éloigne d'une autre ; dans une perspective verticale, plus je m'élève,
plus lointaines deviennent toutes les choses, qui finissent par devenir les
mêmes, pour mon regard nouveau-né, - tout retour éternel du même est
là – tout est question des ailes et de l'intensité du regard. L'indifférence
aux choses, l'ironie aux idées et au-delà - la caresse de l'art et la musique
- 93 -
- Nietzsche – Retour -
de la vie.
Toute chose peut être vue sous un angle soit temporel : progrès ou
décadence, soit intemporel : hauteur ou intensité ; la mort ou la vie, la
puissance de la volonté ou la volonté de puissance, la force irréversible ou
le réversible éternel retour, éternel soulignant l'insignifiance du temps et
non pas une répétition quelconque. L'éternité surgit, quand le temps perd
toute son importance, et s'impose l'intensité. L'éternel retour du même,
c'est l'inépuisable intensité de la vie en tant que joie-douleur - Heidegger
- Die ewige Wiederkunft des Gleichen - die unerschöpfliche Fülle des
Freudig-schmerzlichen Lebens, c'est un équivalent de la hauteur, ton
sommet du regard (Gipfel der Betrachtung).
Tous les nietzschéens ont une vision mécaniste de l'éternel retour ;
pourtant, le père de cette jolie métaphore (et de cette misérable pensée),
se
désavoue
mathématique :
lui-même,
Tout
avec
processus
cette
infini
flagrante
doit
être
bêtise
périodique
pseudo-
Ein
unendlicher Prozess kann gar nicht anders gedacht werden als periodisch.
Celui qui ignore la théorie des suites devrait être interdit de réévaluer les
valeurs.
Ton éternel retour est tragique puisque éphémère ; le einmal, nur einmal
(une fois, qu'une fois) de Rilke ou le never more (plus jamais) de Poe sont
comiques puisque réels. Le retour à chercher n'est pas celui du jour et de
la nuit, du sommeil et de la veille, mais de la réalité et du rêve, ou de la
réalité et de la mémoire, la réalité se définissant ensuite par l'intensité
entretenue des songes ou des représentations. Ce retour éphémère, ce
sacrifice du nouveau, entretient le bonheur éphémère, le seul digne de ma
fidélité.
Tu cherchas un contre-pied à la Bonne Nouvelle du Crucifié, et tu crus
- 94 -
- Nietzsche – Retour -
l'avoir trouvé dans le retour éternel. Le Christ s'adressait aux cœurs ; tu
voulus séduire les âmes : La pensée du retour doit devenir une religion
des esprits les plus épris de liberté, d'extase et de hauteur - Der
Wiederkunftsgedanke soll die Religion der freisten, heitersten und
erhabensten Seelen sein. Et voilà qu'une permanence du devenir évince
l'éternité de l'être, l'indifférence dans le temps l'emporte sur l'identité
dans l'espace, un cercle vicieux du retour se substitue aux girons
infernaux et captivants. Il est bête de faire d'un chant - un libelle ; encore
plus bête est d'en faire un missel.
Le retour du même s'oppose au voyage et prône l'exil. L'exil, c'est
l'entretien de la sensation du voyage permanent, sans routes ni jalons ; et
Descartes dit quelque part, qu'on ne réfléchit qu'en villégiature (Kant et
Hegel se contentant d'une marche, et toi, tu prêches l'immobilité de
l'éternel retour, ce contraire de toute bougeotte). Quel dommage que le
Moi sédentaire du je suis ne soit connu des autres que par l'erratique nonmoi du je pense !
Même à l'écriture je peux appliquer ton inépuisable métaphore ; elle est,
hélas,
mouvement ;
mais,
heureusement,
deux
courants
y
sont
possibles : une avancée vers la différe(a)nce (espace/temps) avec le
passager
ou
bien
un
retour
éternel
de
l'Identique
(chaldéen
ou
nietzschéen).
Enfin, pour en finir avec l'éternité trop galvaudée, je signalerais sa
minable étymologie : éternité - Ewigkeit, faisant de l'âge (ævum) son
ancêtre (вечный n'ajoute pas grand-chose : du siècle) ; pourquoi le
retour nietzschéen est-il éternel ? - parce qu'il est retour du passé, qui
s'avère le même, donc indépendant du temps.
- 95 -
- Nietzsche – Bien -
Bien
En absence d'objets et de logiques, et grâce aux caprices du Créateur,
mon âme perçoit déjà le beau et mon esprit perçoit déjà le vrai ; les
mêmes âme et esprit savent concevoir les mêmes valeurs métaphysiques
– l'a priori dialogue avec l'a posteriori, l'a posteriori se justifie devant l'a
priori. Rien de semblable avec le bien, ce locataire de mon cœur. Le bien
n'a aucun langage ; impossible de le traduire en langage des actes et
même des idées, d'où l'origine de mes pires inquiétudes.
Pourtant, aucune relation rationnelle entre ma (non-)participation à
l'œuvre du bien et l'intensité de l'angoisse, qui m'étreint. La gratuité du
bien est absolue. L'être y est plus près de la source mystique que le
devenir : être bon y est la seule solution du problématique faire le bien.
Certains prêtent au Christ (à travers toi-même) cette belle parole : Pour
être bon, il suffit d'être faible (Enthoven).
Ce qui me rendit le bien sujet digne de curiosité, c'est l'unique cafouillage,
chez les sages, pour le définir : la connaissance des choses - Sénèque ;
ce qui est utile - Spinoza ; ce qui élève et valorise - Goethe. Mais je ne
peux pas le voir comme toi : ombres furtives, accablements humides,
nuages fugitifs - Zwischen-Schatten, feuchte Trübsale, Zieh-Wolken.
L'approche
apophatique,
si
efficace
dans
le
rationnel,
s'avère
complètement inopératoire avec le bien, si singulier que le mal, la
méchanceté ou la malice, visiblement, s'inscrivent dans les axes,
fondamentalement étrangers au bien.
Tous les prophètes, vétérotestamentaires ou nietzschéens, divisent les
- 96 -
- Nietzsche – Bien -
hommes en bons et méchants. Mais le contraire du bon n'est pas le
méchant, mais l'agissant. Est bon celui qui vénère la voix du bien, sans en
connaître les voies. Est méchant celui qui les confond.
Le bien n'est peut-être que sym-bolique, l'Un platonicien ; c'est dans le
multiple, le dia-bolique, que s'incarne le mal. La parabole va au
symbolique, l'obole sied au diabolique. C'est pourquoi l'inventeur de
nouvelles variables, que tu appelles créateur d'inconnus, cherche dans
l'unification un rachat ou un équilibre. L'harmonie est l'unification, la
pensée commune de ce qui pense séparément - Pythagore, qui mérite
vraiment son titre d'Apollon Hyperboréen !
Si toi, avec les sophistes, vous effacez la frontière entre le bien et le mal
(die Grenze zwischen Gut und Böse verwischt sich), cela ne veut pas dire,
que la vie en soit entachée au même point, mais que, au royaume des
actes, cette frontière est impossible à tracer ; mais devant la conscience
et devant les mots, cette frontière est chaque fois recréée et redessinée
avec netteté, par la sensibilité ou par le talent. Platon et Aristote
m'ennuient avec leurs valeurs ou prix fixes, tandis que ce sont des
vecteurs à variables (des arbres !) qui décrivent mieux le monde.
Ils voient la racine du mal dans le mensonge, dans le trucage, dans
l'irrationnel. Tandis qu'il envahit le vrai, le translucide, le raisonnable. Le
mal est vraiment radical (das radikal Böse de Kant, dont on ne voit
aucune raison compréhensible - kein begreiflicher Grund ist da), et la
racine s'appelle (tout) acte (et le poing nu y est aussi pernicieux que la
technique, dans laquelle Heidegger place son mal radical à lui, semblable
à Sartre ou aux Orthodoxes, avec leur manque d'être, en tant qu'origine
du mal, à rapprocher de l'oubli de l'être). Et aucun péché originel n'en
couvre la moindre parcelle ; le seul palliatif étant agir, les yeux et l'âme
éteints.
- 97 -
- Nietzsche – Bien -
L'opposition entre le bien et le mal (le ressentiment de Dostoïevsky, l'idée
que
tu
lui
empruntes)
est
bête,
puisque
le
vrai
mal
naît
de
l'incompatibilité entre le muscle et le rêve. La vraie innocence est la vraie
honte, puisque, pour atteindre à l'une ou l'autre, il faut aller au-delà du
bien et du mal, dans une même direction.
Donc, mes rapports avec le bien ne peuvent être qu'une lutte : contre ma
bonne conscience, contre le prurit des actes, contre la justification morale
du geste commis. Mais cloué au banc des accusés, je ne perçois
cependant aucun juge ; ni le réquisitoire de Dostoïevsky ni ta plaidoirie qui a le droit de juger ? - ne me concernent ni ne m'intéressent. L'éthique
se ressent, et l'ontologie se réfléchit ; le coupable en moi a la primauté
sur le capable.
L'ennui, avec la lutte, c'est que l'acceptation du combat avec le mal en
contamine le bien - Tolstoï - добро заражается злом в борьбе. Tu le
voyais sous le même angle : Qui combat le monstre devrait faire attention
de ne pas en devenir un - Wer mit Ungeheuern kämpft, mag zusehn, daß
er nicht dabei zum Ungeheur wird. Avec tous les contrepoisons qu'on
inventa le risque s'amenuisa considérablement. Le mal changea de
bannières et il les plante plus volontiers devant des vitrines que sur des
lances. Le contenu des combats, comme leur forme, se réduit, de plus en
plus, aux alignements de chiffres. Les redditions résultent des additions,
les charges se rapportent au fisc, les retraites sont de plus en plus
anticipées.
La révolte du mal contre l'avoir avait engendré l'idylle socialiste ; celle du
bien contre l'être - le souriant humanisme. De nos jours, les accointances
du bien avec l'avoir et du mal avec l'être enfantèrent du monstre froid du
libéralisme.
M'estimer devant ma conscience est plus facile que devant autrui. Devant
- 98 -
- Nietzsche – Bien -
une conscience somnolente, le respect de soi n'est qu'un somnifère de
plus. Pour la réveiller, rien de plus efficace que le sentiment de honte. Plus
tu as de hontes, plus tu vaux - Shaw - The more things a man is ashamed
of, the more respectable he is. Être sans honte, c'est être sans liberté,
puisque la liberté, c'est le pouvoir d'agir contre soi. Et toi, tu m'invites à
la servitude : Le sommet de la liberté : ne plus avoir honte de soi-même Das Siegel der erreichten Freiheit : sich nicht mehr vor sich selber
schämen.
La vie veut me soumettre à la loi éthique, et l'art me conjure à suivre la
liberté esthétique. Le choix est entre la honte et la noblesse, entre Tolstoï
et toi-même, être fidèle à la vie, en l'élargissant à l'art, ou la sacrifier, en
la rehaussant par l'art.
Beaucoup de vices commencent par la vision des tortures qu'on infligerait
aux autres ; peu se les destinent : La conscience que tu mérites le fouet
est le commencement de la vertu - Dostoïevsky - Сознание, что тебя
стоит высечь, - есть уже начало добродетели. Toi, pour te faire rosser,
tu n'allais vers la femme qu'avec un fouet. Baudelaire fut encore plus
indépendant : Je suis le soufflet et la joue. Pour être libre, rien de plus
efficace que la honte : Je suis esclave par mes vices, et libre par mes
remords - Rousseau.
Le bien simplifie, le mal complexifie. C'est pourquoi il y a plus de diables
que d'anges. Qu'est-ce qui est à l'origine de l'homme, la chute d'un ange
ou la socialisation d'une bête ? La première version, la rousseauïste, est
invraisemblable, le progrès global paraissant être une norme. Mais la
seconde hypothèse voudrait dire, que tu as raison, et que la pitié mène à
la décadence, à la chute. Seulement, il ne faut pas oublier, que sans la
pitié, la société ne peut converger que vers deux modèles : le mouton et,
en second lieu, - le robot, les deux espèces ignorant aussi bien la chute
- 99 -
- Nietzsche – Bien -
que l'essor.
Le faible, qui ne peut pas être assisté, et qui doit donc périr, est celui dont
la palette est pauvre, et son pinceau - impuissant ; le fort, qui doit
triompher, a la puissance au bout de sa plume. C'est ainsi que je dois lire
le cas critique de la morale, que tu as exploré.
Les poètes s'entendent péniblement avec le mystère du bien (ils sont plus
à l'aise dans les problèmes du beau et les solutions du vrai). Le poète
aime le printemps pour les chimères qui naissent et l'automne - pour
celles qui se meurent. Les fleurs à peine nées et les fleurs à peine mortes.
Chanter apparitions, pleurer disparitions - le contraire de toi-même :
être sans pitié pour ce qui est faible ou mourant - unerbittlich sein gegen
alles, was schwach und alt an uns ist.
Aller au-delà du beau et du hideux (Baudelaire), au-delà du bien et du mal
(toi-même), ne devient possible que grâce au regard, qui va au-delà du
vrai et du faux : au-delà des valeurs je trouve leur rêve prévalent, moitié
vrai moitié faux, j'y trouve leur fontaine, digne que je continue à mourir
de soif à côté d'elle. L'appel ou la conscience de l'au-delà, ne seraient-ils
pas la définition même de la poésie ? Si la prose est une physique de
l'écriture, la poésie en est une métaphysique.
Deux pitoyables artifices, fondés sur une négation mécanique : Baudelaire
et toi-même, vous imaginant qu'en renonçant au beau ou au bon, vous
puissiez les rejoindre, les réinventer ou les réévaluer au-delà du bien et
du sublime, qui, eux, sont toujours en-deçà de mes épidermes, cervelles
et âmes.
- 100 -
- Nietzsche – Axe -
Axe
L'art importe toutes les valeurs de la vie, mais, au lieu des échelles
ascendantes, il en fait des axes, dont tout point peut être abordé par l'art,
avec la même qualité de plume, d'âme et d'esprit, avec la même intensité
et avec des hiérarchies nouvelles. Un axiologue ne réconcilie pas les
extrémités des échelles de valeurs vitales ; il jubile, en réussissant à
peindre toutes les valeurs de cet axe avec le même pathos, tout en se
plaçant au-dessus des objets et en affermissant le sujet souverain en
hauteur tonale. C'est l'art d'acrobatie mentale, et non pas la vie d'inertie
sociale, qui y dicte les couleurs employées. Le contraire d'axiologue est
imitateur ou dogmatique : copier dans l'idéel les hiérarchies de valeurs
collectives ou personnelles, existant dans le réel.
La philosophie la plus noble n'est ni métaphysique, ni transcendantale, ni
ontologique, ni phénoménologique, mais - axiologique. Tu fus le seul à
l'avoir mis en pratique (sans jamais l'avoir bien formulé) : ta réévaluation
de toutes les valeurs signifie, en pratique, que, pour un axe donné
(sélectionné par mon goût de noblesse), ce ne sont pas mes valeurs
privilégiées qui comptent, mais l'intensité égale (éternel retour du même),
dont mon talent et mon intelligence sont capables de munir les deux
extrémités de cet axe. Le nihilisme, le bien et le mal, la volonté de
puissance fournissent les exemples les plus frappants de cette noblesse
insurpassable.
L'axiologie est donc culte artistique de la puissance, confiance accordée au
beau, censé ne pas froisser, au passage, le bon.
La valeur étant matérialisée par un point sur l'axe, l'axe lui-même est
défini par son point de départ, le commencement, la flèche liant celui-ci
- 101 -
- Nietzsche – Axe -
aux finalités, la contrainte. Vu ainsi, l'axe peut être nommé vecteur.
Si la liberté d'artiste existe, elle se traduit le plus nettement par la
préférence, donnée aux vecteurs au détriment des valeurs. Dans la vie
hors l'art cette préséance, le plus souvent, s'inverse. Retranché dans ma
jouissance d'artiste, j'ai beau aller au-delà du beau et du moche
(Baudelaire), ou du bien et du mal (toi-même), une fois replongé dans la
vie réelle, je suis rattrapé, comme tout le monde, par la bonté et la
beauté banales, inséparables de l'âme en paix.
L'erreur courante des non-axiologues : faire les choix artistiques (et, par
conséquence, - philosophiques), sans quitter le sol du réel, où ils
s'accrochent à un paysage singulier, au lieu d'un climat universel. Les plus
obtus, ou les plus rapides, ou les plus sourds, s'imaginent le trouver dans
le vrai livide ou dans l'être insipide et se mettent à hurler soit à la
résurrection, soit sur la mort de Dieu, tandis que, par cette fission, c'est
leur propre vie d'artiste qui fiche le camp au profit de la seule cervelle
d'imitateur.
Un regard philosophique aide l'artiste à fixer conceptuellement cette pose.
Avant la philosophie, ce fut la psychologie qui s'en chargeait. Par exemple,
le mérite principal de Dostoïevsky est d'avoir compris, que ce n'est pas
une valeur, singulière, univoque et indubitable, qui distingue un homme,
mais tout un axe équivoque, dont cette valeur n'est qu'un cas particulier :
de chute à salut, d'espérance à désespoir, d'ange à bête. Mais toi, tu es le
seul à avoir compris et mis en images ce terrible et authentique constat.
La perplexité et la honte de Dostoïevsky et ta noblesse et ton style, la
conscience et le talent, mais, chez tous les deux, - la même place de la
souffrance et de l'art.
Ton plus grand mérite est de m'avoir convaincu, que le bonheur peut
cohabiter avec le malheur : dans la nature, dans la vie, dans l'art, puisque
l'homme entier est dans les axes et non pas dans les valeurs.
- 102 -
- Nietzsche – Axe -
Pascal, déjà, était sur la bonne voie : On ne montre pas sa grandeur pour
être à une extrémité, mais en touchant les deux à la fois et en
remplissant tout l'entre-deux. La fidélité et le sacrifice, la pitié et l'ironie,
la passion et le génie, l'humilité et l'outrecuidance, la foi et le doute, la
justice et l'intimité, le héros ou l'ermite, le nihilisme et l'acquiescement. Je
peux toucher aux oasis opposées et mirifiques des mots-mirages, sans
remplir le désert de narration. Tout remplissage des bas-fonds rabaisse les
sommets. Tu as accompli ce dont rêvait Pascal !
L'unification, au sein d'un même homme, de la pureté et de la honte, de
l'ange et de la bête, est le mystère central de la morale et qui rendait
Pascal - ironique, Dostoïevsky - perplexe, et toi-même – lucide.
Dieu créa les axes (Dieu est jour/nuit, satiété/faim - Héraclite ; les
oppositions héraclitéennes semblent être l'approche du divin la plus
sensée de tous les temps), la liberté de l'homme y lit - plus qu'elle ne
choisit ! - des valeurs (l'ombre, à laquelle je tiens, et la soif, que
j'entretiens, désignent les plus libres). La terne dialectique hégélienne
profana ce beau culte des axes, que tu repris, avec vie-art, bien-mal,
nihilisme-acquiescement, chute-élan, puissance-résignation.
Je commence par chanter la force, le bien, la beauté ; porté par ma plume
et ma noblesse, je touche aux autres cordes, plus étonnantes et délicates
– la faiblesse, le mal, l'horreur – et je comprends, que mon chant est plus
important que la chose chantée, que l'élargissement de gammes est plus
porteur que l'approfondissement de thèmes, que la hauteur de ma voix
assure la même intensité de mes fibres au-dessus de tout axe de valeurs.
Au pays de mes pensées païennes, je dois être missionnaire, pour les
convertir à une foi des rêves ; c'est le retour à la pureté initiale (ton
retour, die Wieder-Kehre, est une tentative de conversion !).
Tout homme intelligent passe par la tentation du dogmatisme ou du
- 103 -
- Nietzsche – Axe -
relativisme ; pour se débarrasser de celui-ci, suffit le talent ; pour
maîtriser celui-là, suffit la noblesse ; les deux - armés d'ironie, c'est à dire
d'une saine distance. Le fruit de cette fusion, c'est le culte de l'intensité
égale sur l'axe des idées et des valeurs : me détacher de l'horizontalité du
bruit, pour demeurer dans la verticalité de la musique, devenir vecteur de
ce qui tend vers le beau ou le sublime. Cet axe, unifié par la dialectique
(Hegel) ou par l'égale intensité (toi-même), peut s'arracher à son unique
dimension et se généraliser en arbre à inconnues, ouvert à l'unification
avec d'autres arbres.
C'est sur les axes, sur lesquels je suis le plus vulnérable, que surgissent
surtout mes extravagances et paradoxes, - écoutez ce faiblard de
Nietzsche s'égosiller en faveur des forts ; mais tu ne commets pas de
faute musicale : c'est bien sur l'axe de la force que se concentrent les
gammes les plus vastes.
L'axe contrainte - liberté reste assez insignifiant ; à contrainte il faut
chercher un opposé, suivant le sens du toucher, et je le verrais dans
caresse. Au commencement était peut-être le toucher : la caresse ou la
contrainte (ta Zucht).
Deux axes, sur lesquels je positionne la vérité : l'opposition stérile entre
l'adéquation et l'erreur et l'opposition opératoire entre le succès et l'échec.
Il est flagrant, que toi, tout en employant le vocabulaire de la première,
tu suis partout les conséquences de la seconde vision. La revalorisation de
l'échec en est une.
Le choix de ton axe central fit de toi chantre du Mal. Le vrai mal, pour un
créateur, est d'ordre esthétique ; ce n'est pas sur l'axe du bien et du mal
(l'axe du fond) qu'il faut le chercher, mais sur celui du bon et du mauvais
(l'axe de la forme). C'est l'une des explications de la généalogie de ta
morale.
- 104 -
- Nietzsche – Regard -
Regard
L'image crue, ou matière première, envahit les consciences ; le mot,
critique ou créateur, et ses productions – la pensée, la musique, les
tableaux – disparaissent de l'intimité humaine. Les yeux, c'est à dire les
choses vues, rendent le regard, c'est à dire la raison commune, munie
d'une âme personnelle, - caduc, pour cette humanité mécaniste.
Le contraire du regard n'est pas la croyance (il t'arrivait de les opposer :
Schauen - Glauben), mais les choses vues (maîtrisées, stockées, pesées) ;
la part de croyance est la même chez ceux qui possèdent leur propre
regard et intensité que chez ceux qui se remettent à la vision et à la
mesure communes.
Le regard me rend humain au même point que le chant, la danse ou la
poésie, à mes heures astrales, où j'interromps la routine de la palabre, de
la marche ou de la prose. Quand le mot est poétique, il devient regard.
Quand j'obéis à mes ailes, mes mouvements deviennent regard. Quand le
rythme, la mélodie, l'harmonie d'un discours me font ressentir sa
musique, je suis en présence d'un regard. Quand, dans un paysage de
raison, je devine un climat d'âme, je sais que le peintre s'appelle regard.
Le regard ne devrait pas servir de guide aux pieds, mais d'élan aux ailes ;
il sied davantage au toit inexistant des ruines qu'aux fenêtres étanches
des étables ou des salles-machine ; le regard deviendrait désir et non plus
volonté.
C'est la caresse, et non pas le regard, qui remplit le mieux l'horizontalité,
le lointain se substituant à la proximité, le caressé se détachant du
caressant. Quant au regard, son lieu de naissance n'est pas l'horizon, mais
le firmament, l'enveloppant motivé par la hauteur, l'enveloppé tenant à la
profondeur.
- 105 -
- Nietzsche – Regard -
La plus heureuse aventure, dont rêve tout artiste, est la liaison d'un talent
avec une intelligence. Or le regard est exactement cette intelligence
intuitive. Enfanter de choses belles. Cloner des choses réelles est affaire
de l'intelligence réflexive. Regard : contemplation se nourrissant d'ellemême.
Dans le regard, il devrait y avoir de la grâce et de la pesanteur, de ce qui
est charmant et de ce qui est charmeur, comme dans le regard de femme,
qui prolonge ou complète ce que la bouche n'ose pas prononcer. Personne,
mieux que toi, n'a perçu le mystère féminin : La femme enrichit la
hauteur de la vie et en multiplie la profondeur - Durch Frauen werden die
Höhepunkte des Lebens bereichert und die Tiefpunkte vermehrt. Elle voit
plus de branches à variables que de constantes racines. Le regard est un
interprète, et l'interprétariat, c'est le contraire de l'empreinte.
Le regard est question d'un goût, qui n'est pas à justifier, et le goût, en
présence d'une espèce, est une préférence gratuite, donnée à certains
genres ; c'est l'esprit qui a besoin de justification de ses unifications
d'arbres, qui est sa première fonction, et où il cherche surtout des
similitudes des espèces. Vu sous cet angle, ton mot : Voir partout des
similitudes et en faire des égalités sont le signe de mauvaise vue Ähnlichseherei und Gleichmacherei sind das Merkmal schwacher Augen juge l'esprit et non pas le regard. Dans les affaires de la cité, c'est une
myopie voulue, puisque l'égalité à faire est en bas, mais la liberté à rêver
est en haut.
Mon regard doit être à moi, il est ce qui m'exprime mieux que mon action,
qui, strictement parlant, ne m'appartient pas. Chacun ne peut voir qu'à sa
lampe ; mais il peut marcher ou agir à la lumière d'autrui - J.Joubert.
La profondeur de mon regard permet de toucher aux choses essentielles
de l'être, son ampleur – d'interpeller les relations essentielles du devenir,
- 106 -
- Nietzsche – Regard -
sa hauteur – de faire entendre ma propre voix, visant l'intensité et la
noblesse. Le bouquet complet s'appelle grand regard (ton großer Blick).
Les regards, dont je parle, ne sont pas seulement mes regards ; je me
sens regardé, ce qui me métamorphose ; je deviens théâtral, bien que ce
soit par une serrure et non point de la loge royale, que le Spectateur
m'épie. La pantomime devient mon art. Ce n'est pas ton courage de
l'aigle qu'aucun Dieu ne regarde - Adler-Mut, dem kein Gott mehr zusieht,
mais l'angoisse de la chauve-souris, dans sa Caverne soudainement
animée, où elle prendrait ses parois pour un bon miroir : Je me sens
regardé, ce qui est le sens second et plus profond du narcissisme Merleau-Ponty.
La pensée atteint le grade de regard, lorsque disparaît le spectre d'un
destinataire existant, d'une oreille d'homme par exemple. Et je ne sais
plus si je regarde ou si je suis regardé. Le regard, par lequel je Le
connais, est le regard même, par lequel Il me connaît - Maître Eckhart Mein Erkennen ist Sein Erkennen - c'est ton abîme, qui finit par te
regarder !
Les plus belles pensées ne seraient que des regards (Er-eignis - Er-äugnis
– ta belle généalogie du regard !) et non pas des événements (qui,
étrangement, me dévoient vers le de-venir ou vers l'être - со-бытие - le
co-être - ou vers leur fusion dans le soi, qui serait un événement
d'appropriation : Er-eignis der Er-eignung - Heidegger - un joli jeu de
mots, en allemand, et un impossible charabia en français). Le regard,
c'est une flèche visuelle décochée vers l'infini - Ortega y Gasset - Mirar es
disparar la flecha visual al infinito - c'est l'absence des choses qui fait de
l'infini une vraie cible. Dieu même, au moins le Dieu des Grecs, hésite
entre le regard (theoro - je vois) et l'action (theo - je cours).
- 107 -
- Nietzsche – Regard -
Le bien, la faiblesse, le nihilisme – tant de fausses cibles pour ton regard,
tandis qu'il n'y fait qu'exercer la puissance de ses cordes et la rigueur de
son arc, sans vraiment lâcher de flèches. L'ultime adversaire-frère – le
Christ, ouvrant les bras à Dionysos et Socrate.
Tout ce que voit un sot a déjà un nom ; le sot est privé de regard. La vue,
c'est la connaissance, le regard, c'est la reconnaissance. Le regard est la
vision des choses innommées. Tu as bien vu le prérequis de la poésie :
Voir ce qui n'a pas encore de nom, bien qu'offert à tous les yeux - Etwas
sehen, das noch keinen Namen trägt, ob es gleich vor Aller Augen liegt.
La démarche des sots philosophiques n'est pas très différente de celle des
sots tout court. Leur verbalisme puise les termes-notions dans le
vocabulaire académique, notions aussi vagues et patraques que chez les
fous. Tu voyais dans ces notions indéfinissables – des meurtriers du
regard : La langue contribue à échafauder des concepts, cette tombe du
regard - An dem Bau der Begriffe, der Begräbnisstätte der Anschauung,
arbeitet die Sprache. Le regard ne doit que très peu au choix de concepts,
choix, qui ne doit presque rien à la langue. C'est, d'ailleurs, l'une des
définitions même du regard que d'être indépendant du libre arbitre du
concepteur. La mise au tombeau du regard, c'est l'oubli du langage et
l'auto-identification avec les concepts. Au-dessus des tombes, les larmes
les plus belles se versent au sujet des mots non-dits, des regards non
croisés et des actions non osées.
La vérité, elle non plus, n'a pas grand-chose à voir avec le regard, qui la
précède, sans l'accompagner. Le regard est au firmament, et la vérité est
au fond de l'abîme - Démocrite. Elle descend, en effet, du haut (où naît le
langage du désir), puis elle prend corps en bas (où j'accède aux choses).
Il vaut mieux laisser mon regard en compagnie du langage, en haut ;
sinon je risquerais de confondre eaux stagnantes, cloaques et abîmes. Tu
- 108 -
- Nietzsche – Regard -
as bien vu le danger : Si tu persistes à vouer ton regard à l'abîme, l'abîme
déposera son regard au fond de toi-même - Wenn du lange in einen
Abgrund blickst, blickt der Abgrund auch in dich hinein - et je perdrai la
hauteur de mon propre regard.
En jugeant de l'immensité géographique à parcourir des yeux en Russie,
tu te trompas de dimension : Le regard habitué à porter loin - et
Zarathoustra voit plus loin que même le Tsar ! - ce regard se fait violence
pour mieux saisir le proche, le temporel, l'immédiat - Das Auge, verwöhnt
fern zu sehn - Zarathustra ist weitsichtiger noch als der Czar -, wird
gezwungen, das Nächste, die Zeit, das Um-uns scharf zu fassen. Cette
immensité ne joua pas un grand rôle dans la prise de hauteur par les
meilleurs des Russes. C'est l'immensité verticale - la souffrance et la honte
qui les en approcha.
Dans le regard, tu aperçus une belle rencontre paradoxale : L'humilité et
la fierté sont étroitement liées ; leur dénominateur commun : le regard
froid, qui évalue - Bescheidenheit und Stolz gehören eng zueinander. Das
Gemeinsame ist : der kalte Blick der Schätzung - j'ajouterais : le regard
chaud, qui est la valeur même. L'action est une traduction libre, ce qui
justifie cette cohérence : l'humilité devant ce qui est produit, ma face
traduite, la fierté devant ce qui produit, ma face intraduisible.
- 109 -
- Nietzsche – Puissance -
Puissance
Dans
la
vie
réelle,
les
aspects
éthique,
esthétique
ou
mystique
s'entrecroisent en permanence, ce qui prive de critères objectifs les
notions hétérogènes de vérité, de connaissance ou de force. En mystique,
par exemple, la force, l'audace, sont toujours à saluer. En éthique, la force
est vue plus souvent comme origine du mal qu'instrument du bien ;
depuis le Christ, la faiblesse gagna beaucoup en titres de noblesse. Enfin,
en esthétique, qui me préoccupe en premier chef, la force doit muer en
volonté, la corde tendue – en bon choix de cibles.
Les flèches virtuelles des souffrances réelles n'abattent que de mauvais
archers ; elles garnissent le carquois d'un maître des bonnes cordes. Dans
la tension de tes cordes, tu découvres la disponibilité, l'ouverture du
puissant aux extases multiples : en état d'un arc bandé à l'extrême, tout
affect est bienvenu - in einem Zustande eines bis zum Springen
gespannten Bogens tut einem jeder Affekt wohl.
La volonté de puissance (ou plutôt le désir de force) ne concerne ni les
muscles ni, encore moins, la flèche décochée, mais exclusivement, la
corde, sa tension, l'intensité entre elle, mes doigts et mon regard (c'est la
dynamique aristotélicienne, face à son énergie). Mais les hommes n'en
retinrent que la force de frappe et la cible frappée. L'homme vaut par les
flèches, sans cible, de sa raison - Tennyson - the viewless arrows of his
thoughts.
Disons une fois pour toutes : les termes de puissance, domination,
hégémonie, force s'appliquent exclusivement à mon monde intérieur, où
mon surhomme affronte mon dernier homme. Le regard de haut en bas,
et non pas des choses vues - de bas en haut.
- 110 -
- Nietzsche – Puissance -
L'impuissance, c'est le ressentiment, la dialectique du Dire-Non ; la
puissance, c'est la volonté arbitraire du Dire-Oui.
Personne ne chanta mieux que toi l'ombrageuse fierté de la faiblesse,
mais les hommes ne retinrent de ta métaphore ironique (spöttischer
Ingrimm) de surhomme (über sich selbst hinaus) que des mots de
puissance orgueilleuse. Ce qui est au-dessus de l'homme, c'est la volonté
et non pas la puissance ; la puissance divine, salutaire et solidaire de la
faiblesse humaine, s'appelle hauteur ou surhomme.
La puissance artistique servira à me libérer de la pesanteur terrestre, pour
me tourner vers la grâce céleste. Le bon sens, la raison diurne, les
paysages de mes yeux, ne doivent pas être mes guides attitrés ; le regard
de mon climat, mes fantaisies nocturnes, mes sens en pointillés ont leurs
propres échelles de valeurs ; pour m'y reporter, j'ai besoin de sacrifier, ou
plutôt d'oublier, provisoirement, la voix des premiers, et de rester fidèle
aux voies, tracées par les seconds.
Si l'exigence éthique répugne à la puissance, la violence est possible en
esthétique et nécessaire – en mystique. À la justice des faibles, la
reconnaissance et la représentation (Hegel), tu opposes une justice des
forts, l'irresponsabilité et l'interprétation, - la consolation.
Le rôle de la puissance n'est pas le même dans les deux tâches
intellectuelles principales – la représentation et l'interprétation. La
première exige de moi surtout un libre arbitre : je tranche, pour affirmer
le définitif, l'irréfutable. La seconde est affaire de ma liberté : je
sélectionne, je préfère, je trie, pour atteindre le sens, ouvert, suspendu
entre le réel et l'imaginaire.
Tout
raisonnement
n'est
peut-être
que
des
enchaînements
de
représentations : La pensée est une représentation - Heidegger - Der
Gedanke ist eine Vorstellung. Ou, au contraire, toute représentation n'est
que résultat des réinterprétations volontaristes (comme tu le penses, et
que Schopenhauer oublie d'ajouter à volonté et représentation) ; la
- 111 -
- Nietzsche – Puissance -
volonté arbitraire et la représentation fatale se courent derrière ; tu l'as
senti sur ton parcours : Le destin fut impérieux avec moi, mais plus
impérieuse encore fut ma volonté - Das Schicksal war herrisch zu mir,
aber herrischer war mein Wille. Un trait subtil, représenter les mondes
hypothétiques, où germent la volonté de renaissance et la représentation
de commencements : Ne parle pas d'hypothèses, encore moins de
théories, mais de mode de représentation - Lichtenberg - Nicht zu sagen
Hypothese, noch weniger Theorie, sondern Vorstellungsart.
L'abus de puissance peut me priver d'indispensable hauteur. La hauteur
me fait mépriser la force, la profondeur me rend maladif - c'est dans
l'étendue seule que je peux encore placer mon espérance dans la force et
ne pas me savoir incurable. Tu voyais la puissance et la virilité – dans
l'ampleur : Tout vivant ne peut devenir sain, fort et fécond qu'à l'intérieur
d'un certain horizon - Jedes Lebendige kann nur innerhalb eines
Horizontes gesund, stark und fruchtbar werden.
La sensation de puissance vient soit de l'action (force matérielle), soit de
la maîtrise des métaphores (force créatrice), soit, enfin, de la noblesse
(force de l'âme). Tu es fort, dans le deuxième sens, ton Zarathoustra dans le troisième, mais tous les deux, vous êtes dérisoirement faibles,
dans le premier sens. D'où toute l'ambigüité de la volonté de puissance.
Toute mon action est résultat de ma faiblesse - H.Hesse - All mein Tun
kommt aus Schwäche. Il faut avoir du cœur, pour admettre la valeur
thérapeutique de nos faiblesses, pour avoir honte d'une force mécanique,
pour ne pas avoir honte d'en appeler à la pitié et à la consolation. Je ne
sais pas si Valéry avait du cœur : Rendre faible quelqu'un est un acte non
noble. Oh combien moins noble est de faire oublier nos faiblesses divines !
Il faudrait parler de volonté en et non pas de puissance, puisque tu
refuses à cette volonté le statut d'une faculté, devant déboucher sur une
action ; chez toi, elle n'est qu'en puissance, puisqu'elle se réduit à une
pulsion, à un affect, à une intensité, qui peuvent se passer de faits et de
- 112 -
- Nietzsche – Puissance -
causes.
La fidélité au désir ou son sacrifice, l'épicurien ou le stoïcien, auraient pu
s'équivaloir si, au lieu de s'intéresser à la volonté, c'est à dire à l'inertie ou
à la fuite en avant, ils se penchaient sur la puissance, c'est à dire sur
l'intensité et son retour éternel ; c'est ainsi que tu interprétas la misérable
idée spinoziste : la béatitude (le conatus) résiderait dans l'augmentation
(le progrès, donc, – à l'opposé de l'éternel retour) de la puissance d'agir,
tandis que, pour toi, il s'agit de la puissance de rêver. Comme quoi, les
(pseudo-)parentés philosophiques se fondent sur les mots et non pas sur
le sens.
La théorie évolutionniste annonce la suprématie du fort ; tu dénonces
celle du faible. Tous les cartésiens voient en l'esprit le sommet de mes
facultés ; et toi, tu en fais la lie. Pourtant, la contradiction n'est pas du
côté, où l'on la cherche ; elle n'est que psycho-langagière : tu appelles
faible celui que tout le monde, moi y compris, appelle fort ; et ton esprit
est vaste, tandis qu'il n'est respectable que profond, tout en s'opposant à
la hauteur d'âme. Cette exclusion de l'esprit de la sphère de puissance est
ton coup de génie : Celui qui a de la force, se défait de l'esprit ; j'entends
par esprit la grande maîtrise de soi-même - Wer die Stärke hat,
entschlägt sich des Geistes ; ich verstehe unter Geist die grosse
Selbstbeherrschung - et je finis par me solidariser avec mon âme, le
porte-voix de mon soi inconnu !
Des forces hétérogènes animent, respectivement, nos corps, esprits et
âmes ; et tout homme, consciemment ou non, crée, pour chacun de ces
organes, une hiérarchie de ces forces, - une tâche de pure psychologie et
que tu appelles volonté de puissance. Un don d'artiste permet de munir
ces hiérarchies d'une même intensité – c'est le retour éternel du même,
l'équivalence de la vie et de l'art, l'intronisation du surhomme.
Tant d'enthousiastes rêvaient du jour, où la vérité serait la force, où le
- 113 -
- Nietzsche – Puissance -
savoir se traduirait immédiatement en pouvoir. Ce jour est venu. Je
pourrais continuer à tenir à la beauté du mot, je serais sans doute horrifié
de la complicité du savoir et du pouvoir. Tu en connaissais le prix : On
paye cher l'accès au pouvoir : le pouvoir abêtit - Es zahlt sich teuer, zur
Macht zu kommen : die Macht verdummt - mais encore davantage abêtit
le savoir moderne. Quand la force était la vérité, quels beaux mensonges
je chérissais !
Le terme, qui revint à la mode - le déploiement, pour parler d'une
expansion commerciale ou des antennes captant le bruit du monde. Jadis,
on l'associait aux voiles ou aux ailes. Tu y voyais le premier instinct de
tout être vivant cherchant à déployer sa force (seine Kraft auslassen).
Mais qu'est-ce que je peux déployer ? - mon savoir, mon tempérament,
mon talent, mes faiblesses, ma solitude ? Et dans quelle direction ? - vers
la platitude du vous, vers la profondeur du nous, vers la hauteur du soi ?
Si toi, tu te limites à la tension de la corde, en Russie, en plus, tu vois
tout arc pendu et la volonté – en berne : En Russie, la puissance de la
volonté est réprimée et mise en réserve - In Russland ist die Kraft zu
wollen zurückgelegt und aufgespeichert. Rester en puissance ou miser sur
la puissance, farauder de ne pas faire ou être orgueilleux de son fait,
s'enivrer du possible ou se dissoudre dans l'intelligible – les Russes
penchèrent pour le premier choix. La volonté de puissance demeure dans
l'âme ; la puissance de la volonté ne quitte pas l'esprit.
Ni devoir ni action, mais bien la volonté, qui doit (veut ? peut ?) rester
une pure volonté de puissance. Si, en plus, on se souvenait, que Nature
voulait
dire
naissance
ou
commencement :
rester
fidèle
commencement s'appelle rythme - la vertu serait donc de la musique !
- 114 -
au
- Nietzsche – Langue -
Langue
La position intermédiaire, entre la représentation et la réalité, fait du
langage un sujet philosophique central. Mais comme la majorité de
mathématiciens est incapable de définir la nature métaphysique de leurs
objets, de même, la plupart de linguistes est incapable de voir la place de
la représentation dans l'analyse langagière ou dans la synthèse du sens.
Un
immense
malentendu
s'est
propagé
jusque
dans
les
têtes
philosophiques : le langage serait le responsable principal de la tâche
représentative, son analyse, indépendante de la représentation, serait
autonome et pourrait donner le sens exhaustif. Deux clans d'ignares, les
linguistes et les philosophes analytiques anglo-saxons, sont unis la-dessus
dans ces aberrations insensées.
Jadis, plus de connaissances des Lettres signifiait plus de noblesse.
Aujourd'hui, on gère la littérature comme on gère un garage. Tout
littérateur compte sur ses griffes et non plus sur ses plumes. En devenant
reptile, il espère avoir une langue bien pendue.
La majorité des philosophes pense, que ce qui caractérise tout savoir
humain est qu'il est lié à la langue - F.Schlegel - das charakteristische
Kennzeichen
alles
menschlichen
Wissens,
daß
es
an
die
Sprache
gebunden ist. Ils se trompent de sens de cette liaison : ce n'est pas le
savoir qui est lié à la langue, c'est la langue qui se colle, qui se met pardessus le savoir. Le savoir est assertif, la langue - interrogative. Tu ne dis
pas autre chose : La langue, porteuse d'opinions et non pas de savoir Die Sprache will nur eine doxa, keine épistémé tragen.
Chez
les
philosophes
écolâtres
-
tant
de
bavardages
sur
leurs
connaissances, tandis que celles-ci ne laissent aucune trace lisible dans
- 115 -
- Nietzsche – Langue -
leurs systèmes échafaudés. Ni l'intelligence ni le savoir ni la conscience ni
la rigueur ne sont pré-conditions d'un discours philosophique ; son unique
élément est le langage, qui est à la fois contrainte et ressource ; tout s'y
formule en termes d'un vocabulaire et non pas en concepts ; tu es parmi
les rares à l'avoir compris, avec Héraclite et Heidegger.
Les disputes philosophiques les plus passionnantes se déroulent autour
des mots et non pas des concepts. Tu voues de belles véhémences au
mot nihiliste, avant d'en forger le concept et de t'y reconnaître toimême. Tant de tes appels pathétiques à être impitoyable (dans les
mots), avant que tu sois terrassé par la pitié (un concept) pour un cheval.
Le mot devient littéraire, lorsqu'il ne s'identifie plus ni avec la chose ni
avec le concept. Ce troisième univers, ce refuge des mots exilés, la
Métaphorie Intérieure, a ses propres horizons et ses propres raisons. Le
concept serait ta métaphore fixe (usuelle Metapher). Tous les termes
philosophiques sont des métaphores, des analogies figées - H.Arendt Alle philosophischen Termini sind Metaphern, erstarrte Analogien - la
philosophie ne peut donc être que poétique. Cependant, des prosateurs
invétérés persistent dans leurs misérables mises en garde : Que le
philosophe se méfie de métaphores - Berkeley - A metaphoris autem
abstinendus philosophus.
L'art commence par la création d'un langage, et donc, dans l'ancien, il est
mensonge : L'art est de la magie, débarrassée du mensonge d'être vraie Adorno - Die Kunst ist Magie, befreit von der Lüge Wahrheit zu sein. Je
bricole de la vérité dans l'authentique, je crée du beau dans l'inventé. La
vérité aide à vivre, mais la beauté apprend à rêver, bien que tu penses le
contraire. Mais pour celui qui s'identifie avec l'axe entier art - vie, ce n'est
qu'un retour du même.
La langue - une grâce de l'esprit ; l'amour - une grâce du cœur ; la foi une grâce de l'âme ; l'inspiration - une grâce de la poésie ; le visage de
- 116 -
- Nietzsche – Langue -
femme - une grâce d'outre-formes.
Désirer, c'est avoir une requête à soumettre. Le sot, qui imagine, que les
mots représentent le monde, trouve son désir plein. Le désir du sage est
vide, et il ne cherche qu'à être rempli par l'interprète le plus inspiré.
Remplir, c'est substituer aux inconnues - des représentations d'au-delà
des mots. Si l'on manque d'inconnues, si l'on ne cherche pas à s'unifier
avec le monde, même imaginaire, on méritera le mot de Lermontov :
L'homme le plus vide est celui qui n'est rempli que de soi - Тот самый
пустой человек, кто наполнен собою, à moins que ce vide artificiel ne
serve que pour y accueillir une musique ou une voix de Dieu.
La compréhension des thèses d'un auteur se détermine par le choix de
leurs négations (ou antonymes). Je découvrirai chez toi, par exemple, que
le contraire de danser ou vibrer s'appelle maîtriser, de l'Éternel Retour - le
gain en maîtrise, du surhomme - le maître de soi. N'oublions pas, que les
sept péchés capitaux ne sont pas des négations des sept vertus. Et qu'en
grec, la vérité (aléthéia) serait opposé à l'oubli et exister (ek-sister) - à
rester en soi-même.
Par ton goût, comme par celui de Marc-Aurèle, Valéry, Heidegger, S.Weil,
par votre goût philologique, vous me donniez l'envie de devenir Grec ;
mon échec est peut-être le plus grand regret linguistique de ma vie.
Ton univers se moque du réel, il est habité de fantômes : Dieu, la Grèce,
le nihilisme, la puissance, la vérité, la philosophie y sont des fantômes –
(ré)inventés à chaque retour de l'intense devenir. Tant d'apparentes
contradictions, tandis qu'il s'y agit chaque fois de changements de
langage.
Toute langue naturelle est une généralisation de la logique formelle. Sortie
du paradigme purement logique (connecteurs, négation, quantificateurs,
modalités du sujet), la langue offre des moyens lexicographiques et
morphologiques pour accéder à deux types d'entités de la représentation
- 117 -
- Nietzsche – Langue -
(et non pas de la réalité) – les objets et les relations. Et puisque tout
discours s'analyse dans le temps, la langue dispose de moyens implicites
d'affecter des priorités ou précédences de traitement de ces références.
Ce schéma universel s'applique à toutes les langues et aurait dû servir de
point de départ de toute étude grammaticale de langues particulières.
Les grammaires s'adaptent aux représentations, et presque jamais
l'inverse. Toi aussi, hélas, tu commets la même erreur : Le plus vieux
fonds métaphysique s'est incorporé aux catégories grammaticales - Der
älteste Bestand von Metaphysik verleibt sich in den grammatischen
Kategorien. Ce fonds, quand il est profond, ne porte presque aucune trace
des langues.
Quand un philosophe devient attentif jusqu'à la phonétique, il s'approche
encore plus du poète. Tes trois W, mères de l'être : Wahn, Wille, Wehe accès (crise), succès (volonté), excès (douleur). Trois s tournés vers l'âme
en appellent le salut : son, soin, souci - musique, pathologie, intelligence.
Même la morphologie s'en mêle. On a raison de traiter les adjectifs en
valets de chambre ou écuyers, accompagnant leurs chevaliers jusque dans
la bataille. D'où le secret de l'écriture chevaleresque de Hemingway et de
Camus, où l'adjectif est presque invisible (à moins que ce soit le défaut de
leur veine journalistique) ! Rares sont les adjectifs qui auraient du
panache, justifiant un ralliement ou une poursuite. Et la bataille, c'est le
verbe : Nabokov rêvait d'une littérature, où le verbe affronterait l'adjectif.
C'est dans la folie que le bon goût lexical se manifeste le mieux : ton
intensité part, presque exclusivement, des beaux noms, élancés vers la
hauteur,
tandis
que
chez
un
Artaud
se
démènent
les
adjectifs,
m'entraînant dans des abîmes, ses fausses profondeurs.
Le combat des verbes, chez Schopenhauer (le vouloir contre le savoir) ou
chez toi-même (le pouvoir contre le devoir) ne fait que substituer des
idoles. En revanche, le combat des noms (la représentation contre
- 118 -
- Nietzsche – Langue -
l'interprétation ou la noblesse contre la faiblesse) produit des unifications
fécondes.
La polysémie est souvent déroutante : pourquoi ordre, en français, veut
dire aussi bien un bon rangement, qu'une consigne ? Tant d'ordres furent
donnés pour ne créer que du désordre chez l'adversaire ! Et qu'entend un
Français dans ta volonté comme ordre ?
Tu apportes l'exemple le plus convaincant de la domination du mot sur
l'idée : quand tu maîtrises le mot, c'est à dire la métaphore, le ton, la
mélodie, l'harmonie, le timbre, tu peux te permettre de tirer au sort
n'importe quelle idée (et même l'appeler, le plus gravement du monde, la
pensée la plus grande) et de l'habiller avec ce que la haute couture
verbale daigne de t'offrir. N'empêche que certains visionnaires (tel
Heidegger) pourront disserter même sur la beauté du corps, devinée
derrière les plis du langage.
Nos fraternités, elles aussi, naissent dans ces plis, même si la seule
fraternité que j'entre-perçois serait fondée sur un aristocratisme, sur une
élection donc. Mais j'égrène les aristocratismes du terroir, de l'histoire, des
attitudes, des idées - et je reste sceptique, c'est trop mécanique. Le seul
aristocratisme spontané et durable, créateur de fraternités, est celui des
mots.
- 119 -
- Nietzsche – Arbre -
Arbre
L'image d'arbre, si chère aux botanistes, mathématiciens, cogniticiens,
périclite chez les philosophes. Ils préfèrent le labyrinthe aporétique (quand
ils sont perdus) ou la preuve théorique (quand ils s'imaginent porteurs de
vérités solides).
Tout le savoir s'attache à un arbre. Tout discours est un arbre. Tout
interprète porte en lui un arbre, qu'il cherche à unifier avec l'arbre du
locuteur.
La métaphore d'arbre couvre le concept de réseau, avec ses arètes
hétérogènes, avec ses implexes, avec ses hiérarchies horizontales et
verticales.
Cette métaphore permet de décortiquer tant de constructions autrement
plus embrouillées : comment s'insèrent les nouvelles connaissances ?
comment
naît
le
désir
pré-langagier ?
comment
s'articulent
les
syntagmes ? comment progresse l'analyse des propositions ? comment
s'enrichissent les références d'objets et de relations ? comment résumer
et présenter les résultats d'une interprétation du discours ?
Ce qui est fascinant dans l'arbre abstrait, c'est que, après de subtiles
substitutions, je puisse placer ses racines ou ses fleurs dans n'importe
laquelle de ses parties, comme ses ombres ou ses fruits. Cette démarche
abstraite d'esprit
me fait
courir le
risque
de sécheresse et doit
s'accompagner d'un feu d'âme. L'âme sèche est excellente, avec son feu
toujours vivant - Bhagavad-Gîtâ. Et je parierais, que les fruits à admirer y
précèdent les fleurs à goûter. Comme mon étoile, que je vois dans une
profondeur, et qui me permet de projeter mes ombres - vers le haut, que
n'habitent que les rêves ; tout le contraire de ton étoile-pensée,
répandant
sa
lumière
sur
chacun,
- 120 -
vers
en-bas
(zu
jedermann
- Nietzsche – Arbre -
hinunterleuchten).
En quelle saison je veux unifier mon arbre ? Est-ce que je veux privilégier
la fleur, le fruit ou le bois de chauffage ? La lumière de sa cime, l'ombre de
ses ramages, la ténèbre de ses racines ? Ce qui est visible, ce qui est
lisible, ce qui est intelligible ? Les commencements, tu veux les laisser
dans l'ombre : Les principes philosophiques sont les racines de notre
pensée et de notre volonté ; c'est pourquoi ils ne doivent pas s'exposer à
la vive lumière - Philosophische Grundanschauungen sind die Wurzeln
unseres Denkens und Wollens : deshalb sollen sie nicht ans grelle Licht
gezogen werden - cette préférence de la hauteur ne te rend pas moins
profond, mais moins bavard.
Je constate une miraculeuse solidarité entre la sobre profondeur et la
hauteur enivrante. Tu la places, toi aussi, dans l'arbre : Avec l'homme
c'est comme avec l'arbre : plus il aspire à la hauteur et à la lumière, plus
fort est l'appel de ses racines vers la terre, vers le ténébreux et profond,
vers le mal - Es ist mit dem Menschen wie mit dem Baume. Je mehr er
hinauf in die Höhe und Helle will, umso stärker streben seine Wurzeln
erdwärts, abwärts, ins Dunkle, Tiefe - ins Böse. Et comme avec l'arbre, la
hauteur de l'homme se mesure par ses appétits : le fruit, la fleur ou le
climat. Je ne crois pas à la légende d'un mal se tapissant dans des
profondeurs ; le mal est dans la platitude ou l'étendue de l'action ; les
racines, qui en seraient contaminées, ne sont que rhizomes surfaciques,
parasitaires ou rapaces.
Le déracinement fructueux vise un exil, que l'esprit entreprend, dans un
nouveau climat, réclamé par l'âme. Où l'esprit ne déracine plus, mais
replante et soigne, je nais - R.Char. L'esprit devrait savoir justifier toutes
les saisons de l'arbre, de la graine au déracinement. L'arbre, lui aussi,
symbolise le culte du commencement, comme tu l'as bien vu : Le
dégustateur pense que l'arbre se dévoue aux fruits, tandis que celui-ci se
voit en graine - Jeder Geniessende meint, dem Baume habe es an der
- 121 -
- Nietzsche – Arbre -
Frucht gelegen ; aber ihm lag am Samen. Et même en saison morte les
emplois de l'arbre sont respectables : ne plus être du feu, mais du bois.
Toi, comme Heidegger, vous semez des inconnues à profusion, unifiables
avec l'art ou avec la vie, – un vrai régal pour tout herméneute. Mais quel
sens peut avoir un commentaire sur tous ces Foucault, Deleuze, Derrida,
Ricœur, où il n'y a que des constantes ?! - écrits sur écrits sur écrits.
Plus j'appuie sur la touche unique d'un système, plus je frappe à côté de
la vie. Et l'arbre se trouve, justement, à mi-chemin entre un système
artificiel et un chaos naturel, mais qui te suivra dans cette voie : L'homme
du système ne veut plus avouer à son esprit qu'il vit comme un arbre,
qu'il aspire à l'ampleur comme un arbre - Der Systematiker will seinem
Geiste nicht mehr zugestehen, daß er lebt, daß er wie ein Baum, in Breite
um sich greift ? Cette perte d'ampleur vivifiante est due au manque de
hauteur palpitante.
Il existe bien un parallèle profond entre l'interprétation de l'être du monde
et l'interprétation d'un discours, intelligent et original : dans les deux cas,
je peux, techniquement, faire abstraction du créateur et reconstruire mon
propre arbre de connaissances ; mais les créateurs ont leur propre arbre,
mystique ou artistique, présent derrière tout phénomène et tout mot, avec
tant de belles inconnues, qui n'appellent qu'à être unifiées avec des
branches interprétatives ; donc, pas de belles interprétations sans grandes
représentations ; le monde ne peut pas se réduire à son interprétation,
comme tu le veux.
Le sage représente le monde, le poète l'interprète, le journalier le
modifie ; Platon se moque de Marx, toi, tu ne le remarques guère ; tant
d'invariants réels ou d'unifications imaginaires me laissent devant le
même arbre.
- 122 -
- Nietzsche – Aristocratisme -
Aristocratisme
Menant une vie matérielle des smicards, je peux, impunément, porter aux
nues l'âme aristocratique ; si j'avais eu accès aux aises des titulaires de
chaires, de filiales commerciales ou industrielles, j'aurais été peut-être
attiré par la jérémiade en faveur de l'esprit des bouseux.
Dans les besoins et plaisirs matériels, nous sommes égaux ; nous sommes
inégaux dans les affaires spirituelles. Donc, ta formule : Aux égaux –
égalité, aux inégaux - inégalité - Den Gleichen Gleiches, den Ungleichen
Ungleiches - s'applique aux mêmes hommes ; elle est une heureuse
réconciliation entre un communisme fraternel et un aristocratisme élitiste.
Les soifs, dont mourait notre âme, devinrent soifs, dont vit l'économie.
Mais il est inepte de dénoncer le plaisir de la possession matérielle :
L'exécrable soif de l'or - Virgile - auri sacra fames ou la misérable passion
de richesses - Ovide - amor sceleratus habendi, sans comprendre, qu'avec
l'égalité matérielle, ce désir est aussi dépassionné que la santé ou le bon
appétit.
Le péché du pauvre - l'envie et la révolte - s'absout dans l'égalité des
goûts. Le péché du riche - le brigandage et la malice - s'estompe dans la
liberté d'entreprendre. Et la tentation - vivre en fraternité - n'effleure plus
ni les uns ni les autres. Satan, aujourd'hui, est plus percutant que jadis : il
tente par la richesse et non plus par la pauvreté - A.Pope - Satan is wiser
now than before, and tempts by making rich instead of poor. Deux
troupeaux, les riches et les pauvres, partagent, aujourd'hui, les mêmes
valeurs, même s'ils n'ont pas les mêmes moyens. Impossible aujourd'hui
de classer les goûts en fonction de la richesse ; le seul déclassé,
aujourd'hui, c'est l'exilé des forums.
- 123 -
- Nietzsche – Aristocratisme -
Toi, comme Platon, vous voyez dans la société le milieu naturel, dans
lequel doivent s'exercer les tâches les plus nobles d'une aristocratie. Ces
tâches n'existèrent jamais. Ne sont aristocratiques que les contraintes. De
plus, le milieu aristocratique, c'est la solitude, où mûrit la création, dans la
rencontre de l'ironie avec la pitié (le sérieux et la justice s'y opposent).
Tout vrai philanthrope est agoraphobe.
Jadis, le degré de noblesse, dans un écrit, allait de pair avec la forme et la
couleur de nos talons – regardez La Rochefoucauld et Molière. Aujourd'hui,
les porteurs de particules embrassent plus volontiers la carrière et la
grossièreté de banquiers, et je ne trouve un vrai aristocratisme de pose,
de pensée ou de ton que chez les bouseux, les vagabonds ou les ratés.
Un pasteur allemand, selon son prestige social, c'est à peu près comme un
pâtissier français ; et ils constituaient les viviers respectifs inépuisables
des romantiques ou des maréchaux. Le poète allemand, parmi la
soldatesque, c'est comme le peintre français, parmi les assureurs. Le rejet
d'uniformes ou de soutanes doit être plus radical que celui de complets ou
de tabliers, puisqu'il y a plus de rêveurs en Allemagne qu'en France. Et
toi, tu en es un, et des plus aristocratiques !
Je ne sais pas si, sans le coup de pouce de la part des égorgeurs et
gazeurs nazis, ton infraction dans la sobre confrérie philosophique aurait
eu un tel impact. Toute la philosophie allemande, qui te précède, préparait
le chemin du robot, et paradoxalement ce sont les pires des robots
allemands qui t'ont choisi pour symbole ! On reconnaît une noble pensée
par les catastrophes, que déclencherait sa mise en application. Néron eût
été un grand prince, s'il n'eut été gâté par le galimatias de Sénèque Ch.Fourier.
Et pourtant, la seule philosophie, à laquelle j'adhérerais, est la philosophie
de la noblesse, dont tu posas la première pierre. Celles de l'ironie, vers
soi-même,
et
de
la
pitié,
pour
l'homme,
- 124 -
-
ces
deux
pendants
- Nietzsche – Aristocratisme -
complémentaires - attendent leur architecte. Ta souffrance t'a fait
découvrir l'aporie de la honte : L'homme noble s'impose la honte devant
tout ce qui souffre - Scham gebeut sich der Edle vor allem Leidenden - il
te resterait à apprendre l'identité de la honte et de la pitié.
Les stoïciens, épicuriens, cyniques ou sceptiques s'occupent du soushomme, qui devrait tenir la tête haute ; l'aristocrate cultive l'homme à
l'âme haute.
Être aristocrate, c'est avoir découvert les délicats ressorts et ressources de
la faiblesse. Cette attitude ne convient ni au bourgeois ni au prolétaire. Il
t'arrive de trahir ta basse extraction : Dans toute morale aristocratique, la
compassion passe pour une faiblesse - In jeder aristokratischen Moral
wird das Mitleid als eine Schwäche wahrgenommen. Quand je sais, qu'un
certain aristocratisme consiste à cultiver la faiblesse ou la défaite, je
retourne facilement cette piqûre en éloge. Le goujat est connu pour
n'apprécier que la force. Ou, plus précisément, il ne sait pas tirer profit de
ses faiblesses.
Les contraintes que je m'impose, préférées à la frénésie des moyens, - tel
est un autre signe de noblesse. Détacher le regard des choses est une
gymnastique, qui munit mon esprit de la noblesse de mon âme. Tu
t'approchas de tant de fantômes, mais il y a si peu de choses visibles, sur
lesquelles tu t'attardes : Qu'il est beau, le regard sur les choses ; qu'il est
horrible de devenir choses - Es ist schön die Dinge zu betrachten, aber
schrecklich sie zu sein.
L' aristocratie d'abstention est parmi les plus subtiles. Le droit de ne pas
choisir est un privilège - Blanchot. Cette aristocratie, auto-proclamée et
discrète, est experte elle-même en menus élégants et à choix multiples. Je
ne fais que désélectionner furtivement, sans déclencher le moindre
événement, sans souffler sur la chaude aboulie. Même si je suis
embarqué, je peux, plutôt que marquer sur l'axe de mon parcours un
- 125 -
- Nietzsche – Aristocratisme -
point privilégié, par pari, par tri ou par parti pris, donc par Pascal,
Descartes ou Leibniz, et aussi extrême que soit cette valeur élue, je peux
donc - mon talent peut ! - créer par-dessus tout cet axe une égale
intensité, une polarité assumée, sacralisant l'axe tout entier. Et c'est toi,
le premier, qui le compris.
Face à ta noblesse – l'insignifiance de l'être (Parménide), de la pensée
(Descartes), de l'analyse (Kant). L'élan du poème (Héraclite), de la
passion (Pascal) ou même l'anti-philosophie (Lacan) méprisant le verbiage
et retrouvant le Verbe.
La noblesse est un trait élémentaire, indécomposable. On y converge sur
les chemins de l'ironie (pour soi-même) ou de la pitié (pour les autres) ; à
leurs croisements, on devine la proximité de la noblesse. Tu en es un
contre-exemple : ne connaissant ni l'ironie ni la pitié, tu es pourtant si
noble.
Et le Verbe messianique fut pour toi synonyme de Vérité (je n'aime guère
ce vocable, vide de sens, mais il te fallait trouver un terrain d'entente
verbale avec le Crucifié). En unités de représentation ou de langage, les
vérités coûtent de plus en plus cher. Consolation : cherté, c'est rareté. La
banqueroute de toute aristocratie est inéluctable, la noblesse exigeant des
règlements en monnaie de sa pièce (quand ce n'est à son effigie), qui n'a
plus cours. Tu cherchas à te substituer et à Dieu et à César : Garder
notre dette, plutôt que de nous acquitter avec une monnaie, qui ne porte
pas notre effigie - Lieber schuldig bleiben, als mit einer Münze zahlen, die
nicht unser Bild trägt.
Ta Vérité musicale est si loin de la vérité criarde de la populace ; n'aimant
pas le bruit, tu l'appelles mensonge : Tout aristocrate tient fermement
pour menteurs toute la plèbe. Nous, les véridiques, c'est ainsi qu'en Grèce
ancienne, se nommaient les nobles - Es ist ein Grundglaube aller
Aristokraten, daß das gemeine Volk lügnerisch ist. Wir Wahrhaftigen - so
- 126 -
- Nietzsche – Aristocratisme -
nannten sich im alten Griechenland die Adeligen. Tout le contraire de ce
qu'on vit aujourd'hui, où seul le noble ose l'inventé, ce rêve mensonger et
vital. Tout ce qu'on invente est vrai - Flaubert. D'ailleurs, ton message
doit sa beauté surtout au fait, qu'il est entièrement inventé (erdacht).
La supériorité en profondeur du savoir et en ampleur - de l'action n'est pas
une supériorité noble ; elle ne peut l'être qu'en hauteur du regard.
Dommage que tu acceptes le comparatif pour les âmes : Il faut être
supérieur à l'humanité par sa hauteur d'âme - Man muss der Menschheit
überlegen sein durch Höhe der Seele - il aurait dû être réservé aux
esprits.
L'interminable série de défaites de la noblesse par plagiats-perversions :
Héraclite
voue
la
philosophie
au
discours
poétique,
et
Parménide
l'encanaille dans une logique bancale ; Pythagore cultive une lumineuse
mystique du nombre, et les éléatiques récoltent une casuistique des
ombres ; Lao Tseu place le tao dans une inaction altière, et Confucius
l'embrigade dans de bas rites ; Platon hisse l'idée lyrique hors du sol, et
Aristote la souille par un enracinement empirique ; le cynique prône le
mépris hautain, et le stoïcien bassement l'arraisonne ; les murs de Jésus
ne convainquent personne, mais les portes des églises rameutent ; la
mystique d'une Déité de Maître Eckhart sombre dans le charlatanisme de
l'Unité de Nicolas de Cuse ; Kant trouve, pour le savoir divin, un refuge
dans la transcendance, et Hegel le réduit à l'état de caserne dialectique ;
toi, tu t'ouvres à l'ivresse des sens, et Heidegger l'évente dans la sobriété
de l'être et de l'essence.
- 127 -
- Nietzsche – Contraintes -
Contraintes
Dans certaines situations, les plus significatives pour le bilan de mon
existence, je suis amené à assumer les fonctions de réalisateur d'un
scénario. Je suis impliqué dans sa conception, dans le choix de son genre,
dans les prérequis de sa réalisation, dans l'enchaînement de scènes, dans
la nature du dénouement. Le succès de ces scénarios sera jugé par le
dramaturge, par le commanditaire, par le public. Mais c'est moi qui aurai
fixé toutes les préférences. Voilà le cadre des événements centraux de ma
vie d'amoureux, d'artiste, de penseur, d'homme d'action.
Il s'agit maintenant de me juger en tant que scénariste. Quand vous
comparez les finalités, affichées par les sages ou les cornichons, les
puissants ou les chétifs, les tendres ou les pachydermiques, vous vous
apercevez d'une étonnante similitude. Vous regardez du côté des moyens,
et vous constatez leur rôle mécanique, dévoilant très peu la spécificité
organique
de
l'auteur.
Les
plus
éloquents
des
signaux,
vous
les
découvrirez dans la manière d'entamer le scénario et, en particulier, dans
le choix de directions initiales, conduisant aux lointaines finalités. Plus
vous
creusez
dans
les
déclenchements
admirables,
mieux
vous
comprenez, que la qualité essentielle de ces beaux débuts est dans la
délicatesse des contraintes, que l'auteur s'impose, avant même d'évaluer
ce qui le sépare du but.
L'opposition centrale, dans la vie, est entre le réel et le rêve ; il vaut
mieux être plus près du rêve du monde que du soi-même réel ; les appels
grandiloquents, qui visent les fières retrouvailles avec ce soi, visent, le
plus souvent, le soi réel, le connu, l'inférieur. Mais le soi de rêve est
inaccessible comme but et ne se manifeste que dans les contraintes.
- 128 -
- Nietzsche – Contraintes -
Dans l'art, ce qui compte, c'est ce qui ébranle la beauté ou le rêve. L'art
pour la vie et la vie pour l'art - le but et les moyens. Mais par-dessus tout
- la noblesse des contraintes : quand je maîtrise le qui et le quoi, je
m'entends avec n'importe quels pourquoi et comment. Mais toi : Tout
comment est bon pour celui qui a, dans la vie, un bon pourquoi - Wer ein
Wofür im Leben hat, der kann fast jedes Wie ertragen - tu n'y fais que la
moitié du bon chemin.
Chez un maître, et les buts et les contraintes sont ce qui reste invisible
dans le résultat. Tu te donnes pour but la transformation (Umgestalten),
et moi je surveille surtout ma contrainte – éviter, par filtrage, tout ce
qu'un autre aurait pu dire à ma place. Mais nos résultats peuvent se
mettre à l'unisson, tout en refusant toute amplification ou propagation.
Les contraintes peuvent être vues comme des moyens nobles. Tu en as
bien vu la purifiante propagation : Dans l'art, le but n'ennoblit pas les
moyens ; mais des moyens nobles peuvent ennoblir le but - In der Kunst
heiligt der Zweck die Mittel nicht ; aber heilige Mittel können hier den
Zweck heiligen. J'aimerais toucher celui-ci, sans toucher à ceux-là. La
noblesse a besoin d'attouchement, d'adoubement.
Tu arrives bien à ce postulat désabusé : il n'existe pas de moyens nobles
pour atteindre un but noble ; mais au lieu de rétrograder le but visible au
titre de source illisible, tu te mets à accepter tous les moyens, y compris
ceux qui n'anoblissent guère le but.
Le culte de l'avant-dernier pas a des noms malheureusement compromis :
avant-décision - hypo-crisie, ou avant-jugement - pré-jugé (l'exemple
célèbre est donné par la mort, qui, selon toi, n'est aux yeux de Dieu qu'un
pré-jugé, Vor-Urteil). Il ressemble au désir d'Aristote ou Spinoza - vision
des fins, dépourvue de moyens - mais je l'associe plutôt au repérage de
- 129 -
- Nietzsche – Contraintes -
contraintes. Cette recherche débouche souvent sur un autre nom
compromis : la scolastique - la noble oisiveté.
Ne viser que les premières ou les dernières des cibles de l'homme, sans
relâcher la corde de mon arc, comme ton marteau philosophique ne visait
que les clous, destinés au berceau ou au cercueil de l'homme. Il faut être
grand, pour m'appliquer de grandes contraintes : la médiocrité des
contraintes est pire que la médiocrité des buts.
Ta philosophie au marteau dionysiaque (ou le marteau de l'art, chez Marx,
défiant le miroir, ou le bistouri de Foucault neutralisant la folie) porte la
même innocuité que l'arc d'Apollon, dont je ne fais que bander les cordes,
ou la lance de Don Quichotte, qui ne sert qu'à pointer le ciel, tout en
ratant les moulins.
Je suis indifférent à Platon, à Spinoza, à Kant ; mais je ne puis pas en être
ennemi ; combattre la grisaille, c'est profaner mes propres couleurs. Mais
il faut que je sache me dresser en ennemi de St Augustin, de Voltaire, de
toi-même, pour mettre à l'épreuve mes palettes.
L'une des plus utiles contraintes est celle qui interdit à mon regard de voir
certaines choses, que mes yeux, pourtant, voient. Toi et Pouchkine, vous
appelez ce refus - mensonge qui élève ; voir ce que voit tout le monde est
certes une vérité, mais elle me rapproche de la platitude.
Les yeux suffisent pour fixer mes buts ; pour poser mes contraintes, j'ai
besoin de regards ; les yeux saisissent mes frontières visibles, le regard
me fait tendre vers mes limites, qui ne sont pas à moi, il me rend Ouvert.
Mon côté animal perçoit un monde clos ; mon côté humain conçoit un
monde ouvert. Beaucoup de liberté sur cet axe, pour un créateur inspiré :
De tous ses yeux l'animal perçoit l'Ouvert, sa profondeur se lit sur son
visage. Son être est sans regard - Rilke - Mit allen Augen sieht die Kreatur
das Offene, das im Tiergesicht so tief ist. Sein Sein ist ohne Blick - la
- 130 -
- Nietzsche – Contraintes -
hauteur de cet Ouvert s'écrit par le regard. Ce que ne voient que les yeux
m'enferme, fait de moi - une bête, dont la frontière devient sa cage.
Ni plate vérité ni vaste liberté ne valent les hautes contraintes. Tu voyais
l'action, comme Démosthène - la rhétorique, avec la bouche pleine de
pierres : Librement tu ne peux que rêver, quant à faire - jamais - Frei
können wir nur träumen, nicht machen. Je peux mettre du rêve dans
l'action en y apportant de bonnes chaînes ou de bonnes œillères. La
noblesse est dans les bonnes contraintes, qui m'évitent le tête-à-tête avec
les choses.
Même dans le ton de tes livres, on trouvait les traces de tes contraintes :
Je trouvai chez Nietzsche, non point une incitation, mais bien un
empêchement - Gide. Type de livre, qui me plaît : débouchant sur
déshérence
plutôt
que
source
à
résonances
et
encore
moins
à
conséquences. Je veux sentir davantage ce qu'on exclut, que ce qu'on
enferme.
En allemand et en russe, la surabondance de moyens morphologiques et
rythmiques rend trop facile l'illusion de pensées profondes ou de vaste
lyrisme. En français, les contraintes stylistiques excluent du Parnasse les
inhabitués des hauts sentiers. Je reconnais l'élite par la place qu'elle
accorde aux contraintes. Toi et Pouchkine, vous êtes d'heureux exemples
de l'application de contraintes à la française aux moyens expressifs de vos
langues maternelles.
- 131 -
- Nietzsche – Fond et Forme -
Fond et Forme
De plus en plus massivement, les hommes se désintéressent de
l'expression, pour ne guetter que l'information. Les données statistiques,
historiques, techniques, pragmatiques couvrent de leur bruit monotone la
musique des styles, des tempéraments, des féeries verbales, picturales,
intellectuelles.
Cette calamité n'épargna pas la philosophie. Je n'entends plus, chez la
gent professoresque, ni soupir, ni râle, ni dithyrambe. Le dernier Français
à exhiber ses états d'âme, dans un style époustouflant, fut Cioran. À
toutes les époques il y avait des raseurs, mais dans la nôtre, il n'y a que
des raseurs ! Partout s'imposa l'écriture sobre et linéaire ; aucune trace de
l'ivresse hyperbolique (Chateaubriand) ou parabolique (toi-même).
Ils sont tellement habitués à la compagnie de caniches ou de bergers,
qu'ils prennent le hurlement d'un loup solitaire pour aboiement : Chien de
Nietzsche, tu prêches le style à l'aboi ! - A.Suarès - les chiens de
compagnie s'entendent rarement avec des lycanthropes.
Quand je choisis mon adversaire en fonction du fond, je débouche, le plus
souvent, sur des inepties du genre de la
dialectique (historique,
philosophique ou politique). Le bon choix, c'est la forme ; ce n'est pas la
profondeur du combat qui détermine ma stature, mais la hauteur de mes
admirations ou de mes dégoûts.
Ce qu'ils appellent le fond se réduit à : une certaine audace pseudologique, d'infinis commentaires des autres, un jargon sans grâce, ayant
pour but – se faire passer pour savants. Deux courants y dominent : la
phénoménologie et la philosophie analytique. La première réunit surtout
- 132 -
- Nietzsche – Fond et Forme -
les
jargonautes
professionnels,
combinant,
robotiquement,
quelques
douzaines de noms, adjectifs et verbes, dans un ordre aléatoire ; un
informaticien pourrait facilement écrire un programme qui générerait un
flux continu de leurs discours préfabriqués. La seconde réunit de bons
spécialistes de la psychologie, de la linguistique, de la sociologie, mais
manque fatalement de bons cerveaux et, surtout, - d'âmes ; aucun poète
dans ce foyer à dominante anglo-saxonne ; ne reconnaissant que la
source langagière de nos messages, ils espèrent se dépatouiller et
atteindre le sens, sans faire appel à la représentation – ces moyens
mécaniques sont trop pauvres, pour rendre compte des fins organiques.
Certes, avoir une bonne cervelle permet d'entretenir le respect ; mais
pour être admiré hors temps, il faut un don poétique, une ouïe musicale,
un style original. En philosophie, le style n'est pas un décor, mais le
meilleur moyen d'exprimer la pensée. Le style contient, en lui-même, la
beauté des idées, tandis que chez les pseudo-penseurs le style est censé
les rendre belles - Schopenhauer - Der Stil erhält die Schönheit der
Gedanken, statt daß bei den Scheindenkern sie durch den Stil schön
werden sollen. Les mots, tombés amoureux d'une beauté, se transforment
en idées. L'esprit prétendant épouser la beauté, sans amour du mot, est
début de mésalliances. Tu as compris, que ce n'est pas la pensée qui dicte
un style, mais plutôt l'inverse : Améliorer le style, c'est améliorer la
pensée - Den Stil verbessern heißt den Gedanken verbessern.
Les raseurs ont toujours beaucoup de choses à dire, ils se plaignent d'être
débordés de pensées et, pour les exprimer, - de manquer de formes. Nous
avons trop de choses et pas assez de formes - Flaubert. Cette bêtise
coupa net mon intérêt pour ta cervelle. Avec de la hauteur, le nombre de
choses dont la forme importe devient infime. Le premier jaillissement de
la forme est dans un caprice sonore, pictural ou intellectuel, et très
- 133 -
- Nietzsche – Fond et Forme -
rarement dans une chose. Près de la fontaine, la meilleure soif naît de la
hauteur de la forme ; peu en importe le fond. Même les pensées n'en sont
qu'un composant minéral et non pas vital, surtout pour toi : tes pensées
sont un accompagnement sonore de tes métaphores vocales : L'écriture
est un pis-aller : je n'ai pas encore trouvé un autre moyen de me
débarrasser de mes pensées - Schreiben ist eine Nothdurft : ich habe
bisher noch kein anderes Mittel gefunden, meine Gedanken los zu werden
- tes pensées servirent d'engrais, à travers lesquels poussèrent tes belles
hontes.
L'homme de troupeau, c'est l'homme fort ; la pitié reste l'apanage de
l'homme noble en déroute ; les valeurs sans prix ne gagnent rien dans
une transvaluation ; l'intelligible est un matériau de l'art plus souple que
le sensible - quand je comprends tout cela, je ne garde de toi que tes
métaphores et je jette sans regret, à la poubelle, tes pensées.
La métaphore n'appartient pas à la langue ; elle naît d'une double et
désespérante
méfiance :
face
à
l'indicibilité
de
la
chose
et
à
l'impondérabilité des mots ; la métaphore cherche à idéaliser la chose en
en libérant le mot. Et toi, tu n'y compris pas grand-chose : les tropes ne
surgissent pas dans les mots que sporadiquement, ils sont la nature
même des mots - die Tropen treten nicht dann und wann an die Wörter
heran, sondern sind deren eigenste Natur - l'expression est dans
l'élégance de la référence et dans l'originalité du référencé, et presque
jamais - dans le mot même.
Je m'évertue à projeter la grande triade - la noblesse, l'intelligence, la
beauté - sur l'idée platonicienne, sur ta valeur, sur l'être heideggérien - je
ne parviens pas à la même harmonie, que me procure le mot
métaphorique. Dans tout ce qui est grand, la forme domine le fond.
Je peux juger de l'intérêt d'un courant d'idées par la variété ou l'amplitude
- 134 -
- Nietzsche – Fond et Forme -
des talents qui s'y adonnent : quand je vois l'ennui d'un même ordre, qui
émane
des
meilleurs
ou
des
pires
des
psychanalystes
ou
des
phénoménologues, je comprends pourquoi, parmi les nietzschéens, on
trouve les pires et les meilleurs des talents.
Ni Dostoïevsky ni Tolstoï ne trouvèrent en France d'adeptes de talent (je
ne peux pas prendre au sérieux les G.Bernanos ou A.France) ; c'est
d'autant plus étrange que toi-même ou Wittgenstein, vous en soyez les
héritiers enthousiastes et pénétrants.
Je bâille ferme, lorsque le philosophe ne parle que de philosophie, ou le
philologue - que de philologie ; c'est l'intérêt ou la volonté que le
philosophe tourne vers la forme langagière ou le philologue - vers le fond
conceptuel, qui sont plus prometteurs. Ce qui est curieux, c'est que
l'incompétence ne gêne en rien les philologues (toi ou Heidegger) et
ridiculise - les philosophes (Wittgenstein, Foucault).
Le sage est pessimiste des fins et optimiste des commencements ; et pour
assurer un fond joyeux de son existence, il tient à donner à son essence
une forme toujours initiatique.
- 135 -
- Nietzsche – Espérance -
Espérance
Tous mes engouements gustatifs, toutes mes précipitations sentimentales,
toutes mes extases intellectuelles étant condamnés à tomber un jour sur
un mur, une tombe ou une platitude, je suis tenté d'adopter la pose d'un
loup solitaire, hurlant sur la lune, captivante et traîtresse. Mais un
philosophe est celui qui salue tout désespoir ; il exerce la-dessus ses dons
de consolateur. Car il vit avec la double sensation du miracle : celui du
Bien, vrillé dans tout cœur humain, et celui du Beau, qui émeut toute âme
humaine. Aucune énumération d'horreurs et de hideurs ne dévie le
philosophe de sa vénération primordiale devant cette œuvre divine qu'est
la vie.
L'espérance est ce qui m'aide à aimer la vie ; et, selon toi, cet amour et
l'espérance
même,
seraient
la
même
chose,
chez
l'homme
d'acquiescement universel : Que ton amour de la vie soit l'amour d'un
espoir suprême - Eure Liebe zum Leben sei Liebe zu einer höchsten
Hoffnung. Que je n'atteindrai jamais et n'en palpiterai que de loin.
L'espérance s'adresse à mon regard, non pas à mes projets ; plus que
l'horizon de mon acte, elle forme le firmament de mon rêve.
Le terme de consolation étant trop galvaudé par le prêtre ou le médecin,
le philosophe préfère celui d'espérance. Comment m'enthousiasmer, étant
cerné par la grisaille, l'injustice ou la souffrance, – telle est l'interrogation,
à laquelle est censée répondre l'espérance.
Donc, la philosophie, comme la religion, cherche à aider l'homme à garder
l'âme et le cœur – hauts. Comme l'art et la science, la philosophie cherche
à donner de l'ampleur et de la profondeur à la connaissance et à
- 136 -
- Nietzsche – Espérance -
hiérarchiser les langages de l'homme : le sujet, le désir, la représentation,
la langue, l'interprétation, la donation de sens. Consoler en hauteur,
déconstruire en profondeur – deux tâches philosophiques principales.
Ces deux genres, la consolation et le langage, sont presque disjoints
(seuls Platon et toi-même, peut-être, qui parvenez à les mélanger). Et
tout grand écrivain, inévitablement, est touché par l'appel de l'une de ces
deux branches philosophiques. Et c'est ici peut-être que réside la
différence la plus profonde entre les littératures russe et européenne : la
première est toujours dans la sphère de la consolation (le salut, la honte
et la pitié), et la seconde – dans celle du langage (les représentations et
les interprétations).
Quelle consolation j'attends d'un discours philosophique ? Celle de vérités
et de certitudes, qui m'enracineraient davantage dans la profondeur de la
vie ? Ou celle d'images et de rêves, qui m'arracheraient à la terre et me
laisseraient en vue du haut ciel ? Ceci - en réponse à Wittgenstein, qui ne
trouve pas chez toi beaucoup de consolation.
L'espérance est digne de ce nom, quand sa cohabitation avec le désespoir
est féconde, elle y gagnerait même en intensité. Elle est le maintien de
mon regard en hauteur, et ce regard est intemporel et donc, selon toi,
étranger à l'attente : Ne plus rien attendre – la première sagesse de la vie
- Erste Lebensklugheit – nicht mehr zu warten.
Le désespoir, évidemment, a beaucoup plus de raisons, pour m'étouffer,
que l'espérance n'en a, pour me donner un nouveau souffle. Pour adhérer
à l'espérance, il faut savoir s'appuyer sur la faiblesse. Quelle force que de
n'avoir jamais cédé à l'espoir - R.Debray - surtout quand je ne suis pas
assez pusillanime, pour combattre le désespoir. Par ta volonté de
puissance, tu défendis bien la vie contre le désespoir, la souffrance, la
satiété, mais succombas à l'invasion par la solitude. Solitude, ce point de
départ d'un nouveau cercle vicieux ou du même éternel retour : du soi
- 137 -
- Nietzsche – Espérance -
connu qui se désespère - vers le soi inconnu qui espère, et de cette
duplicité naît la volonté de puissance, la volonté d'authenticité cédant à la
volonté d'invention.
Avec l'espérance, fille de la fatalité, je peux fêter la hauteur ; avec le
désespoir, bâtard du hasard, je porte le deuil de la bassesse. L'ironie de la
fatalité est plus grande que celle du hasard, ce qui la rend plus hautaine
et plus séduisante - Baudrillard. Toi, tu rêvais de jumeaux : le désespoir
le plus profond précédant la plus haute espérance. Toute pensée profonde
doit commencer par le désespoir - Chestov - Всякая глубокая мысль
должна начинаться с отчаяния.
Je sais que ne chantent sincèrement l'espérance que les faiblards
moribonds ; pour retrouver de la force vivifiante, rien de plus stimulant
que le désespoir (la toute-puissance d'un désespéré de Hölderlin, die
Allmacht eines Verzweifelten).
Face à la tristesse, tout homme songe à la consolation : Schopenhauer la
méprise, Kierkegaard la refuse, toi, tu l'inventes. Est philosophe celui qui
sache concilier ces trois attitudes.
L'immortalité est une image trop bête, pour servir de consolation ; mais la
foi en intensité du beau peut faire oublier la désarmante certitude du vrai.
Cette intensité est au cœur de ta métaphore de l'éternel retour, qui serait
un succédané de la croyance en immortalité - ein Ersatz für den
Unsterblichkeitsglauben.
- 138 -
- Nietzsche – Acquiescement -
Acquiescement
Depuis que s'indigner contre les imperfections du monde devint la dégaine
de la majorité - des penseurs, des camionneurs, des députés – lui dire oui
est perçu comme signe de lâcheté des inconscients, des planqués et des
presbytes. Je m'en réclame. La perfection, en effet, aveugle, comme
l'imperfection ouvre les yeux. Même les aspérités de cet univers
présentent, à mes yeux éblouis, d'éclatantes harmonies ! Derrière les
horreurs absolues se cachent d'absolus mystères. Dans les flagrantes
injustices, je devine un ordre supérieur, me coupant le souffle.
Ce qui est particulièrement décevant chez les négateurs, c'est leur
incapacité de formuler des négations intéressantes. Cet art est réservé
aux délicats ; or, il se trouve que c'est justement chez eux que se
recrutent les diseurs du oui ! Mais dire oui n'est pas une pose de
combattant, pose debout ; c'est plutôt m'agenouiller, de vénération et
d'émotion,
reconnaître
ma
perplexité,
mon
incompréhension,
ma
résignation à rester en marge d'un mystère qui me dépasse.
La naissance d'une nouvelle philosophie, comme la naissance d'une
nouvelle religion, c'est l'invention d'une nouvelle consolation, c'est la
reconversion à l'acquiescement, la réinterprétation des anciens Oui et
Non, en en faisant une même valeur, un nouveau Oui. Neutraliser les Non,
c'est se détacher de la réaction servile et s'adonner à l'action libre. Mais
c'est la fatalité, l'irresponsabilité, la résignation qui m'y amènent et non
pas la quête de preuves ou de reconnaissance.
La négation n'a de sens qu'en tant que position, tandis que la résignation
ne vaut qu'en tant que pose. Tu la réduis à une simple contrainte :
- 139 -
- Nietzsche – Acquiescement -
Détourner le regard : que ceci soit ma seule négation ! - Wegsehen sei
meine einzige Verneinung !. La résignation a plus de ressources en
expressivité, comme la négation – plus de sources d'ennui. Mais, en
restant dans l'immédiat, l'acquiescement éclaire le visage, le refus lui
donne la beauté - R.Char – et avec un peu de recul, je m'apercevrai, que
mon visage s'illumine et que ma beauté rebelle n'était que de la joliesse
publique.
Les indignés d'aujourd'hui m'abreuvent de plates vérités de ce jour, tandis
que les rêves, ces mensonges musicaux, ces échappatoires d'une réalité
cacophonique, devinrent l'apanage des résignés. Les fondements de
l'acquiescement sont indicibles et, donc, indéfendables ; aucune vérité
plausible ne leur vient en appui ; cette pose ne peut se réclamer que
d'une grâce, dont sont dépourvus les négateurs, avec leurs vérités
courantes et mensonges figés. Et puisque moi, l'acquiesceur, je suis obligé
d'inventer un langage, pour me justifier, je m'écarte plus souvent des
vérités du langage commun, et ces écarts y sont perçus comme
mensonges. Et donc, tu as tort : Nul ne ment autant qu’un homme
indigné - Niemand lügt soviel als der Entrüstete - à moins que tu le
plonges dans un langage supérieur.
Un autre handicap des indignés, c'est leur surdité, face à la musique du
merveilleux. Ils attribuent à la mécanique darwinienne le passage du
minéral au végétal et à l'animal ; aucune merveille du vivant ne les
frappe ; aucune faiblesse de la raison, pour s'agenouiller devant le
spectacle féerique de ce monde inconcevable, impossible et pourtant réel.
Mais soyons justes, cette indignation générale et mesquine eut un effet
fort bénéfique pour la douceur de la cohabitation humaine : les abus des
puissants diminuent, la violence est matée, le faible se réjouit de l'illusion
d'avoir apporté sa pierre à l'édifice collectif. S'ébahir devant la perfection
des fleurs, des cerveaux ou des fourmilières reste le privilège des
- 140 -
- Nietzsche – Acquiescement -
anachorètes, des vagabonds et des poètes, ces solitaires asociaux, dont
s'occupera un jour un service de solidarité et d'insertion.
Brandir un non retentissant est déjà une erreur de jeunesse ; à l'âge mûr,
on se rattrape par le chant, la prière ou le silence autour d'un oui
monumental,
de
ton
acquiescement,
qui
est,
en
fait,
un
méta-
acquiescement, dans un nihilisme fondé sur des principes : laisser
cohabiter le oui et le non, grâce à la maîtrise simultanée de l'intensité des
deux. De la valeur - au vecteur ! Tu accables le nihilisme, avant de
l'embrasser, sur une autre spire de ton retour éternel, de cette spirale qui
s'avère être ruban de Moebius.
Le renversement ou le retournement des valeurs, auxquels toi, avec
Baudelaire,
vous
m'invitez,
prendront,
inévitablement,
l'aspect
mécanique, comme négations ou changements de signes. Lire les valeurs
des autres et les renverser est un travail ingrat et sans grâce ; il faut que
j'invente mes propres unités de mesure, ma propre balance et ma propre
lecture des empreintes d'idées et de choses.
Être humble avec les buts, ironique avec les moyens et royal avec les
contraintes, telle est la forme d'acquiescement à la vie ; et lorsque la
contrainte porte sur la même intensité de mon regard (et non pas sur la
multiplication
d'objets
regardés),
elle
s'appellera,
selon
ta
méta-
métaphore, éternel retour : La pensée d'éternel retour du même est la
plus haute formule d'acquiescement - Der Ewige-Wiederkunfts-Gedanke
ist die höchste Formel der Bejahung.
L'acquiescement au monde ou la résignation de ne pas y triompher, et
même d'y échouer, ces deux apparentes antinomies, en se solidarisant,
deviennent deux facettes d'une même tragédie ; donc, toi, la-dessus, tu
n'es qu'un prolongement de Schopenhauer.
- 141 -
- Nietzsche – Acquiescement -
Il faut savoir porter ce paradoxe : l'excès de pessimisme donne des ailes à
ma révolte, l'excès d'optimisme m'enfle de résignation. Les deux ne sont
que deux figures du nihilisme, aux saisons différentes. La révolte est
comique et la résignation - tragique : La vie est indigne de notre
attachement : l'esprit tragique conduit à la résignation - Schopenhauer Das Leben ist unserer Anhänglichkeit nicht werth : der tragische Geist
leitet zur Resignation hin. Mais Schopenhauer ne connut jamais le vrai
Dionysos, il ne pouvait pas admettre, que la résignation devant la vie
pouvait signifier révolte du rêve, ce que toi, tu compris.
C'est ma liberté qui me permet d'admirer la nécessité grandiose du
Créateur ; tu L'as vu plus près de l'Apollon sur la défensive que de
l'Apollon gaspilleur de flèches : Bouclier de la nécessité, non entaché par
aucun Non - Schild der Notwendigkeit, das kein Nein befleckt. Le Non,
c'est la préférence que je donne à la flèche, annihilant les cibles presque
aléatoires, par rapport à la flèche, nécessaire et renaissante, sur l'arc du
beau. Apollon, enivré de la tension de ses cordes, devient Dionysos. Les
flèches apolliniennes les plus pénétrantes ne sont jamais décochées. Le
Oui, c'est la préférence que j'offre à la beauté du regard, au détriment de
la révolte des yeux.
Les faux rebelles : Hugo, Flaubert, Dostoïevsky, toi du surhomme,
Mallarmé, les surréalistes, les nouveaux de tout poil des années 60-90 du
siècle dernier. Les vrais : Rousseau, Rimbaud, Tolstoï, toi du trop humain.
- 142 -
Valéry
- 143 -
- 144 -
Si, avec Nietzsche, je suis, tout de suite et irrésistiblement, envahi par
l'ivresse, ta compagnie à toi, me pousse à retrouver les beaux charmes
d'une sobriété. Mais la hauteur d'admiration est la même ; la noblesse et
l'intelligence doivent avoir certaines dimensions communes.
Qu'Aristote, Hegel, Husserl me pardonnent : je ne sais pas si vous êtes
intelligents. Toi, tu me combles de la certitude de ta prodigieuse cervelle.
Chez les sages académiques, il y a deux types d'affirmations : des constats
de phénomènes banals et des propositions d'apparence logique et touchant
aux abstractions, qu'ils sont incapables de bien définir : connaissance,
vérité, substance, essence, savoir, catégorie, conscience. Règne de l'ennui
bancal ou du hasard grammatical. Ils ne m'apprennent rien de ce que je ne
sache
déjà ;
leurs
formules
se
retournent
facilement
en
miriades
d'équivalents, aussi gratuits et aléatoires. Plaisir à part, comme tu ironisais
si bien, à part donc leur plaisir de pédants universitaires, je ne vois pas
quelles nobles cibles seraient visées par d'aussi lourdes flèches. Quelles
fibres pourraient se mettre à vibrer, en s'interférant avec leur bruit, si
monocorde, si dépourvu de mélodies et de rythmes ? Quel respect puis-je
porter à leur profondeur, si elle affleure à la platitude, après un modeste
travail de la raison ?
La sagesse, est-elle possible sans la poésie ? Ayant fait le tour de tous les
impétrants, je réponds catégoriquement – non ! Exit la gent professoresque.
Le langage, lui qui révèle les ressorts poétiques, peut-il être emprunté à la
science, pour fonder une philosophie, séduisante et crédible ? Non, le mode
géométrique a toujours fini par ridiculiser les ignares de géométrie.
Tu n'es pas linguiste, mais aucun linguiste n'a eu une vision aussi subtile
des rôles que joue la langue dans toutes les sphères intellectuelles et
artistiques.
Tu n'es pas cogniticien, mais aucun cogniticien ne concevait de structures
- 145 -
représentatives
aussi
riches
et
justes,
ne
voyait
de
démarches
interprétatives aussi rigoureuses.
Tu n'es pas mathématicien, mais aucun mathématicien n'a vu aussi
profondément la place du savoir mathématique dans la conception et la
compréhension du monde.
Toi, tu fus la cible inspiratrice de Cioran, comme le Crucifié le fut de
Nietzsche, mais toi-même, tu n'as pas de parenté intellectuelle, et tes
propres renvois à Descartes ne sont que boutade.
Ta poésie est tout pénétrée de philosophie, et ta philosophie s'exprime dans
un langage poétique. Et Rilke et Heidegger t'apprécieraient.
- 146 -
- Valéry - Langue -
Langue
La place de la langue dans nos aventures intellectuelles est le sujet le plus
controversé de la philosophie. Toute une couronne de sciences se dédie
aux différentes facettes du phénomène langagier – la psychologie, la
linguistique,
la
logique,
la
gnoséologie,
l'anthropologie,
cognitique,
l'intelligence
l'ethnologie…
Mais
la
artificielle,
la
philosophie,
ne
s'occupant que du merveilleux, devrait y trouver un prolongement de sa
première fonction, la consolation de nos chutes, et découvrir des
consolations de nos envolées, provoquées ou accompagnées par la
langue. Les deux consolations ne peuvent se reposer que sur le mystère ;
laissons la science formuler les problèmes solubles. Le philosophe ne
respire que dans l'insoluble.
On néglige souvent d'ajouter le langagier au sensible et à l'intelligible, les
mots aux affects et aux concepts. Pourtant, rien n'explique mieux son
indépendance que la genèse plausible des langues, chez l'homme préhistorique : les ordres à intimer, les noms à coller aux objets, l'affectivité
à exprimer. Dans le sensible, c'est le miracle d'une coopération entre le
cerveau et les organes qui fascine ; dans le langagier, c'est le miracle de
la formation des grammaires, de l'autonomie croissante de la langue vers
plus d'expressivité ; dans l'intelligible, c'est le miracle des structures
conceptuelles
d'une
foudroyante
efficacité.
Le
sensible
dicte
nos
représentations, le langagier en formule des requêtes, l'intelligible permet
leur interprétation. Et au-dessus de ces trois outils humains trône l’œuvre
divine – le réel. Dire qu'il n'est constitué que des atomes de l'univers et
de quelques esprits sur notre planète n'éclaircit en rien son mystère, qui
reste intégral et, donc, favorise la tâche consolatrice du philosophe.
Puisque la seule consolation philosophique ne s'appuie que sur le
- 147 -
- Valéry - Langue -
mystérieux.
Le caractère instrumental et non grammatical irrigue les structures
langagières profondes. Le langage est là pour traduire nos faits, nos idées
ou nos états d'âme, qui, ensuite, seraient projetés sur une représentation
(pour les hommes de rêve) ou sur la réalité (pour les hommes d'action).
Le
langage
est
une
transition,
qui
doit
se
réaliser
d'abord
en
représentation et en dernière instance, en perception complète des
choses mêmes. Ce n'est pas une grammaire qui est innée, mais la logique
et l'orientation spatio-temporelle de notre esprit ; toute évolution d'une
langue est une adaptation grammaticale à ces deux prérequis. Des cris,
grognements, râles, onomatopées de l'homme des cavernes on est arrivé
au discours. Mais on a tort, en analysant le discours, d'oublier les soupirs
ou rires, qui en forment le fond.
Ce grand paradoxe, dont, à ma connaissance, ne s'aperçut que toimême : la composante la plus expressive du discours n'est pas de nature
langagière ! Les métaphores ne naissent ni dans la langue ni dans les
choses mêmes, mais dans le modèle sous-jacent, où l'inévidence ou la
subtilité du chemin vers les objets référencés créent des images ou des
sensations ; exactement les mêmes signifiants, au-dessus d'un autre
modèle ou dans une autre langue, auraient pu ne produire aucun effet
tropique. La langue n'offre que des ressources phonétiques, lexicales,
morphologiques, syntaxiques, qui, en tant qu'outils, ne suffisent, en
général, qu'aux dilettantes.
En disant que le langage est un intermédiaire sans valeur propre. La
pensée, poursuivie jusqu'au plus près de l'âme, nous conduit sur les bords
privés de mots, tu as parfaitement raison, lorsqu'il s'agît de n'exhiber que
l'intelligence (en s'appuyant sur le modèle, où le langage ne peut être que
requête) ou de ne viser que des démonstrations (sans chiffres à l'appui,
- 148 -
- Valéry - Langue -
dans l'insupportable verbalisme des philosophes, où se noie la réalité
ontologique) - une fois interprété, le langage y doit disparaître, pour
laisser la place aux substitutions de la représentation ou au sens dans la
réalité. Néanmoins, la littérature ne commencerait-elle pas, lorsque le
modèle et la réalité sous-jacents laissent le langage les recréer ? Le
philosophe doit choisir entre poète et cogniticien, s'il ne veut pas être
assimilé à l'idiot du village. La pensée privée de mots ne garderait que la
pitié et la tendresse.
Dans tout discours, la part purement langagière est entrelacée avec les
couches conceptuelle et poétique, la référentielle et l'expressive ; quand
ces deux dernières sont trop misérables, ne conduisant ni à un
approfondissement fécond ni à un rehaussement musical, je peux appeler
ce
discours
exclusivement
langagier,
c'est
le
silence,
dont
parle
Wittgenstein ; toi, tu as compris, que dans un discours intellectuel ou
poétique, au contraire, après l'unification avec des idées ou images,
disparaît le langage.
Dans le discours sur les connaissances, la question centrale est la
distinction entre ce qui est conceptuel et ce qui est langagier ; je n'ai pas
besoin d'une vaste culture philosophique, et encore moins d'une culture
linguistique, pour en juger ; seul un poète, doué d'une intuition
philosophique et de quelque savoir technique, peut en dresser un tableau
intéressant. À l'opposé, ni Kant, ni Hegel, ni Nietzsche, ni Wittgenstein, ni
Heidegger n'eurent jamais une intuition linguistique valable, pour formuler
une théorie complète des connaissances, sans parler des Anciens, chez
qui, la-dessus, je ne lis que des balbutiements. Seul toi, le grand
visionnaire, fus lucide, avec tes états mentaux et ta vision des
substitutions.
Un
discours,
démuni
de
toute
poésie,
- 149 -
peut
se
réduire
à
une
- Valéry - Langue -
représentation ; le mot ne s'émancipe de la représentation sous-jacente
que par la musique, qui émane de lui et de son entourage. Ton regard ladessus est sans appel : Il faut des mots qui ne sont jamais identiquement
annulés par une représentation – des mots-musique.
Sans intelligence ni poésie, tout dithyrambe au langage sonne faux et
creux. Mais qu'il est juste, à double titre, chez toi et Goethe ! Le langage
aurait dû être le seul lien visible de l'écrivain avec son siècle. Qui réussit
cette gageure ? - toi, Leopardi, Nietzsche. Tu es le seul à avoir réussi à
mettre tes soucis hors de ton siècle, en-dessous de ton orgueil et pardessus ta langue.
Le langage sert à approfondir la réalité ou à rehausser le rêve ; dans le
premier cas, il est outil et il doit disparaître, une fois le but intellectuel
atteint ; dans le second cas, il est contrainte et il doit persister, pour être
le seul support de l'émotion. Tu es le seul à distinguer nettement ces
deux fonctions.
Je peux décortiquer le langage de l'intérieur, indépendamment du modèle
de l'univers ; mais pour interpréter un discours, je ne peux pas me passer
de modèle. Une fois qu'il a donné à la pensée une orientation correcte, le
langage peut disparaître pour faire place à un parcours mental - Épicure
(la sentence aurait pu être de toi, pur, mais, curieusement, tu appelais le
modèle – Non-Langage).
Le terme de langue couvre trois entités profondément différentes :
- un système de signes faisant abstraction de son usage et comparable en
tout point avec un langage de programmation : alphabet, vocabulaire,
morphologie, grammaire - astucieux, rigoureux et délicat, mais sans
vraiment de merveilles
- un système bâti au-dessus d'un modèle conceptuel - un outil de
connaissance et de communication ; on devrait y parler de langage, que
- 150 -
- Valéry - Langue -
tu définis comme relais par signes - la plus précise des définitions !
- un outil d'expression, le modèle sous-jacent fondé sur l'esthétique ;
strictement parlant, à chaque usage on y crée une nouvelle langue.
Aucune relation transitive n'existe dans la triade langage - modèle réalité (interprétation - sens, ou valeurs - significations). Tu confonds
transitif et transitoire. Mon cher Maître, dans la chaîne de l'acte, vous
placez mal le langage. : La liberté implique le langage, qui crée la
possibilité de l'intervalle conscient. La liberté intervient entre le désir et le
choix, où se déroulent les où et quand, les pourquoi et comment, qui sont
des requêtes extra-langagières. Le langage n'est impliqué qu'à partir de
l'embarras, pour atteindre un objet ou désigner une relation.
Tu as une vision d'une profondeur inouie : Les mots ne sont pas dignes de
figurer dans mes vrais problèmes et dans mes solutions ! Que le modèle
et la réalité s'en chargent et laissent aux mots transitoires le souci du haut
mystère inventé ! Ce n'est ni mot ni regard que je pleure, - je pleure le
mystère perdu - Tsvétaeva - Жаль не слова и не взора - тайны
утраченной жаль.
Pour un poète, le mot est un accord musical, que son sens inné
d'harmonie insère dans une partition. Le goût, le tempérament, la
noblesse du poète forment sa représentation du monde. Le mot n'a aucun
sens propre en dehors de cette représentation. Le poète fait se rencontrer
des mots qui s'ignoraient, et leur sens s'enrichit avec chaque nouvelle
rencontre.
Ceux qui ne maîtrisent pas le mot poétique, dénoncent, dépités, son sens
non rigoureux et se déclarent partisans de l'idée – solide, bien charpentée,
irréfutable. Je dis, tout de suite, que, premièrement, je ne connais aucun
penseur des seules idées, qui soit capable d'en justifier le poids ou
l'universalité, et, deuxièmement, les poètes, touchés par la grâce du mot,
produisent des idées infiniment plus pénétrantes que les austères
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- Valéry - Langue -
détenteurs de connaissances.
Le mot en pointillé crée des états d'âme éclectiques ; mais modulés par la
trajectoire des idées (l'idée est l'acte du mot), ils doivent prendre une
forme syncrétique, nuage de points orienté. L'idée organique traduit une
image d'une seule pièce, le mot thaumaturgique la recrée de toutes
pièces. Les idées sont des créatures organiques ; la forme leur est donnée
à la naissance, et cette forme est l'acte - Lermontov - Идеи - создания
органические : их рождение даёт уже им форму, и эта форма есть
действие - ce qui ressemble à tes formes fécondes en idées.
Quel beau paradoxe : toi, le maître du mot, tu es l'auteur des idées les
plus profondes ; ceux qui se consacrent entièrement aux idées (Platon,
Nietzsche, Heidegger) ne laissent derrière eux que de belles métaphores !
Ceux qui se proclament hommes d'idées sont parmi les plus raseurs ; le
seul homme d'idées, qui m'inspire une franche admiration, c'est toi, mais
tu es aussi, et surtout, l'homme du mot, c'est à dire des ombres, tandis
que tu éteins, toi-même, la vaine lumière annoncée par l'idée naissante
et portée par l'idée fixe.
Laisser l'initiative aux idées, c'est abandonner son souffle à l'Alcootest.
Mallarmé laisse
l'initiative aux mots. Comme
l'homme ivre laisse
l'initiative aux jambes - Claudel. L'initiative devrait aller, tour à tour, à
l'imprévu : au mot, à l'idée, au son. Les mots sont générateurs d'idées,
plus encore que l'inverse - Baudrillard. Le poème, qui ne s'appuie que sur
le mot, s'écroule aux frontières des langues et des époques ; ce que tu as
très bien compris.
Chez les plus grands, je trouve de l'indifférence aux idées : Pascal écoute
le sentiment, Nietzsche soigne le ton, toi, tu interroges l'expression du
mot et la perfection du réel. En revanche, tous les sots sont submergés
d'idées, qu'il faut déverser sur un public ignare et avide de vérités.
La fusion de mots et d'idées produit des métaphores. Les métaphores ne
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- Valéry - Langue -
naissent pas à l'intérieur de la langue, mais au sein de la perception
représentative du poète. Elles sont dans la musicalité de l'accès aux
objets ; une danse, plutôt qu'une marche, qui me conduit au sens ; sur un
sentier vierge ascendant, je suis saisi de vertige ou d'ivresse ; et la
sensation poétique naît de ma confiance aveugle à ce guide, séducteur et
invisible, et qui n'accompagne que mon âme enchantée.
Entre la maxime verbale et la pantomime musicale se joue la création
humaine.
J'ai une tendresse particulière pour l'initiale I (même si Rimbaud se
trompa de sa couleur – elle est bleue et non pas rouge), elle forme
l'anneau de la création : idée, icône, idole (que la mauvaise hiérarchie
platonicienne associait à Dieu, à l'artisan, à l'artiste). Tous en créent, mais
seul l'artiste rend l'idée – palpitante, l'icône – vivifiante, l'idole – sacrée.
Tu pars d'un concept improvisé, effleurant à peine les choses, pour
aboutir à un mot poétique. Heidegger part d'un mot improvisé, ignorant
les choses, pour aboutir à un concept prosaïque. Privez le langage de
suffixes, vous coupez toute source d'inspiration de Heidegger. Oubliez
toute la culture, ta cible garde toute son excitabilité.
La langue de philosophie, c'est le français, comme la langue de poésie,
c'est l'allemand. La logomachie française pousse à soigner la ligne
sémantique, musicale, du discours ; la logomachie allemande favorise le
goût de l'édifice syntaxique structurel. La morphologie indigente du
français oblige à créer des concepts avant les mots ; la morphologie
allemande invite à créer des mots avant les concepts. Les contraintes
vaincues expliquent souvent le succès intellectuel ; c'est pourquoi la
meilleure philosophie française est poétique (Pascal ou toi-même) et la
meilleure poésie allemande est philosophique (Hölderlin ou Rilke).
Dans l'émergence d'un nouveau concept, les mots ne sont presque pour
rien. Le concept doit sa détermination à la place dans un arbre (graphe)
conceptuel, à ses liens sémantiques avec d'autres concepts, à ses
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- Valéry - Langue -
attributs, aux rôles qu'il pourrait jouer dans des scénarios impliquant
d'autres concepts. Ta magnifique prémonition : Au lieu de concept, on
peut former une Scène, est réalisée en Intelligence Artificielle ! Les mots
ne servent que de mode d'accès plus ou moins paraphrastique aux objets.
Dire que les concepts proviennent du langage et non pas de la science
(Benjamin) est une pitoyable ânerie !
Quels objets ils manipulent ? Au-dessus de quelle représentation ? Les
scientifiques – les concepts, rigoureuse ; les philosophes académiques –
les
mots,
intuitive ;
les
poètes
–
les
métaphores,
intuitive ;
les
philosophes-poètes – les métaphores, rigoureuse.
Mes
ruines
des
mots
sont
un
compromis
entre
deux
regards
diamétralement opposés sur la langue : celui de Heidegger, qui y voit une
maison hantée par le mystère de l'être, et le tien, qui en fait un fantôme
fugitif, disparaissant dans le devenir du sens. Évidemment, tu es plus
intelligent et pertinent, mais tu n'avais aucun soi à loger, le souci, que je
partage avec Heidegger.
- 154 -
- Valéry - Savoir -
Savoir
St Augustin connaît les Évangiles, Descartes la géométrie, Spinoza
l'optique, Leibniz l'analyse mathématique, Hegel l'histoire, Husserl la
logique ; mais quelles répercussions ce savoir a-t-il eu dans leurs
productions philosophiques ? - nul et non avenu ! Et l'on continue à me
terroriser avec ce savoir fantomatique, dont seraient chargés les sages
officiels.
Qui accumulait le plus de connaissances et y voyait et les buts et les
moyens d'une réflexion ? - Hegel et Husserl. Quel en est le bilan ? - l'ennui
et la platitude. Qui se moquait des connaissances ? - toi et Nietzsche,
vous n'y voyiez que de modestes contraintes. Quelle est le fond de votre
œuvre ? - la musique et l'intelligence.
L'homme Nietzsche n'a rien à voir avec la puissance, comme l'homme
Valéry - avec l'action ; mais, pour tous les deux, savoir est synonyme de
vouloir, d'où un remarquable parallèle entre la volonté de puissance et le
savoir-faire, que vous choisissez pour vos emblèmes respectifs.
Les objets d'une grande philosophie – les troubles de l'âme humaine et la
place du langage dans la spiritualité humaine – n'exigent aucune
préparation professionnelle. Un mystère enveloppe l'âme, un mystère
aussi épais couvre l'esprit, qui représente, interroge ou interprète. Et pour
affronter les mystères, on a besoin de sensibilité, d'intuition, de foi, de
poésie et non pas de manuels de logique ou de physique. Le savoir est
nécessaire pour formuler des problèmes et les résoudre ; il est inutile là
où règnent de furtives images et d'indicibles merveilles.
Dès que j'entends un philosophe - qu'il s'appelle Platon, Kant ou Badiou parler de connaissances comme du but de leurs travaux, je suis sûr de
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- Valéry - Savoir -
tomber sur des balivernes ; même en tant que moyen, la connaissance ne
joue qu'un rôle microscopique dans un écrit profond ; et même le discours
le plus pertinent sur la connaissance est formé par ceux qui n'en
possèdent pas beaucoup. Toi, tu en présentes un bel exemple : Un
philosophe est celui qui connaît moins que les autres, parce qu'il doute
mieux.
Le savoir, pour un philosophe, est une matière première, comme la logique
ou la linguistique. Il peut manipuler les places qu'occupent ces savoirs,
sans maîtriser leurs poids et volumes.
En plus, les meilleures sources de la création et de l'amour se trouvent
dans les objets, que la raison seule ne maîtrise ni ne comprend –
l'ignorance étoilée m'apporte plus de hauteur que ne m'apporte de
profondeur le savoir aptère. Et ta logique est juste : Je t'aime, donc, je ne
te sais pas. Donc je te bâtis ! Et plus cette architecture s'inspirera des
ruines, et son confort - d'une auberge espagnole, plus délicieuse y sera
l'illusion d'un château en Espagne.
Tu en fais profiter et l'amoureux et le créateur : On demande des
modifications, car on n'aime jamais qu'un fantôme. La face réelle de l'aimé
devrait ne servir que de contrainte, facilitant le glissement vers le but
fantomatique. Le contraire de l'artiste, dont le but est réel et les
contraintes – fantomatiques.
Une bonne tête ignore la source de son savoir, et celui-ci se réduit aux
beaux commencements (Avoir compris signifie la fin - Nietzsche - Das
Begreifen ist ein Ende) ; les rats de bibliothèques brandissent leur savoir
livresque, qui ne peut être qu'accumulatif et cadavérique : Un homme
intéressant tient de la nature son grand savoir ; ceux qui ne savent que
pour avoir appris croassent dans leur bavardage intarissable - Pindare.
Les autres savent car ils sont performants ; le philosophe en sait moins
car il est compétent – c'est ce que tu voulais dire par : Un philosophe est
celui qui en sait moins que les autres - (et en quelque sorte moins que
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- Valéry - Savoir -
l'homme qu'il est). Socrate le prit justement à la lettre, c'est ce qu'on
appellera docte ignorance ! L'art d'ignorer les évidences, en les méprisant,
et de maîtriser les apories (étymologiquement, les doutes), en s'y noyant.
Les Grecs avaient déjà un mot, pour désigner la docte (ou feinte)
ignorance de Socrate, - l'ironie !
Je ne sais que dans un langage fermé ; et la création est ce qui me rend
ouvert, ces Ouverts, dans lesquels je converge vers mes limites, sans les
atteindre en moi-même. La meilleure, la profonde conscience de soi
aboutit à la haute, à la féconde méconnaissance de soi. Et même du
monde : Le philosophe est un innocent, qui persiste à tenir pour
énigmatique le monde, qui va de soi - Enthoven. Et s'il va jusqu'au bout
de tous les problèmes (Schopenhauer), c'est pour découvrir, derrière
chacun d'eux, - des mystères.
Un savoir bien digéré ne produit que de viriles, ironiques et hautes
métaphores. Il ne faut pas attacher le sçavoir à l'âme, il l'y faut incorporer
- Montaigne. Baudelaire aurait pu être un Nietzsche français (tandis que
Proust n'en avait aucune chance, n'ayant ni le talent ni la noblesse ni le
savoir), si ses boutades étaient rehaussées d'un peu plus d'ironie
distante ; Nietzsche choisit le bien du Crucifié pour contrainte négative,
tandis que Baudelaire se ridiculisa avec le beau à nier. Le français
pousserait à prendre parti, ce qui expliquerait l'échec de tes tentations
nietzschéennes.
Tu illustres bien la place de la représentation, tu vois le cheminement
débouchant sur la naissance du sens : Ma philosophie ne tend qu'à
représenter et à tenter de voir ce qu'une représentation suggère de
changer dans les valeurs et les connexions. C'est la définition même du
concept, de la classe, du modèle ! Qui est non-langage, au-dessus de la
vie-réalité. Aujourd'hui, tu serais cogniticien ! Comme Aristote et Kant !
- 157 -
- Valéry - Savoir -
Le savoir suffit, dans les affaires les plus banales de mon existence
sociale. Et tu invites le philosophe à ne les point toucher : N'invente pas,
quand il suffit de savoir. L'invention la plus précieuse ne vise que mes
propres productions immatérielles. J'invente, lorsque je tiens à la qualité
de cheminement et de contraintes.
En te désintéressant de tes propres productions cérébrales fixées, tu
devais te douter de l'avenir de ce genre - être à portée des machines. La
puissance écoulée du sentiment s'avère, à la longue, plus digne de ma
plume que la terreur devant l'impuissance prochaine de la pensée.
Les sots te reprochent souvent ton manque de connaissances. Quand je
lis leurs propres réflexions, eux qui voient la place de ta pensée dans un
album pour filles, j'y tombe sur un ennui, épais et plat, qui paralyserait et
poétesses et duchesses et concierges. Même Sartre est comique, lorsqu'il
parle de ton ignorance. Comment leur faire comprendre, que ce n'est pas
le savoir, mais le savoir du savoir, le temps hors du temps, idea ideæ, qui
est signe d'un esprit supérieur ? Leurs réponses aux questions des autres
sont incolores ; aucune envie de répondre à leurs questions grisâtres. Je
ne sais même pas, si Sartre est un peu intelligent ou non.
Le ratage le plus irrémissible, celui dans l'art de la docte ignorance (où tu
excelles,
comme
excellèrent
Socrate,
Pétrarque,
Nicolas
de
Cuse,
Cervantès, G.Thibon, Cioran) : une savante ignorance, instruite par
l'Esprit de Dieu, qui soutient notre faiblesse - St Augustin - docta
ignorantia, sed docta spiritu Dei qui adiuvat infirmitatem nostram. Au
genre ridicule, la gnose livra plus d'échantillons que la crédulité.
L'homme d'esprit vit du manque, l'homme de cœur - du trop plein.
L'homme de goût sait provoquer chacun des deux quand il le veut. Chez
celui qui n'a que le talent, je remarque les défauts de ses qualités ; le
génie est marqué par la qualité de ses défauts. Tu en vois l'utilité jusque
dans nos lacunes : L'esprit est si bizarre fonction, que l'on ne peut jamais
- 158 -
- Valéry - Savoir -
décider si le manque de telles connaissances ne lui sert pas plus qu'il ne le
gêne. Ce qui gêne l'esprit, souvent réjouit le sentiment. Les connaissances
les plus volumineuses se réduisent à un point, une fois digérées.
Attendre de l'art, qu'il m'apprenne quelque chose, qu'il m'arme, - étrange
obsession des meilleurs, toi y compris. Je n'apprends que dans des guides
statistico-savants ; une œuvre d'art devrait donner aux inéluctables fuites
de soi la fraîcheur des sources, me démunir de pores ou munir d'a-pories
vitales, me désarmer, pour rendre la débâcle moins humiliante et plutôt
cérémonielle.
L'imagination n'est qu'une intellection vibrante. Manier les états mentaux
(comme toi) ou manier les états d'âme (comme moi) relève des mêmes
cordes. L’Ange pur, astreint par la pudeur du sentiment ; l'ange impur,
contraint par la honte du penser calculateur.
Le vrai savoir sert à affiner la qualité et l'épaisseur du doute ; quant à sa
hauteur, seuls ses aristocrates (Cioran ?) en font leur pierre de touche.
Une bonne pierre d'achoppement convient mieux pour façonner le doute
qu'un mol oreiller (Montaigne).
Si ignorer, c'est être arrêté par la limite de la certitude, connaître, c'est
discerner la portée de l'Illusion - Cioran. Savoir, c'est fixer les frontières du
Vrai.
- 159 -
- Valéry - Doute -
Doute
Quoi qu'en pensent les cartésiens, le doute fut omniprésent dans toutes
les époques, dans toutes les écoles. Et le constat désabusé est, que les
certitudes obtuses apportèrent beaucoup plus de fraîcheur et de vivacité,
aux débats philosophiques, que les doutes, toujours faciles, comme les
questions, que les idiots jettent à la figure des sages décontenancés.
La seule utilité du doute, bien localisé dans le temps d'intolérance et dans
l'espace de libres penseurs, est de rabattre le caquet des inquisiteurs de la
pensée. Mais une fois ce sain travail de sape accompli et les mauvais
tuteurs neutralisés, on peut oublier l'exploit du doute, exploit qui n'a
aucun contenu philosophique.
Mais il y a des domaines, dont toute certitude est bannie. La quête ne
peut s'y effectuer qu'à force de remise en doute des interprétations
rationnelles des phénomènes mystérieux. Et la réflexion sur tes états
mentaux fait partie de ces tâtonnements obligatoires. Dans l'étude de la
pensée, tous les processus pré- et post-langagiers relèvent de cette
problématique. Tu prouves ton intelligence, en reconnaissant l'existence
de la pensée non-langagière, que refuse la majorité d'écolâtres.
Le doute ne traduit rien d'intéressant en moi, car ce que j'ai de plus
passionnant, c'est à dire la noblesse et le goût, ne se manifestent que
dans des certitudes viscérales et même dogmatiques. Mais le dogmatisme
de mon âme se complète par la sophistique de mon esprit. Et puisque
l'esprit, plus que l'âme, t'intriguait, tu retrouvais la rhétorique comme
l'essence même de la philosophie : Tout ce qu'il y a de positif en
philosophie est sophistique. Le doute est bon pour chercher du vrai ; il ne
vaut pas grand-chose pour créer, extraire ou vénérer le beau.
Je ne pense que dans la mesure, où je m'exprime, et la clarté n'est pas
- 160 -
- Valéry - Doute -
dans l'expression, mais dans le jugement de son interprète. La poésie
n'est pas moins claire que l'algèbre (elle est, selon ta belle formule, la
logique
de
l'indéfinissable,
comme,
toujours
d'après
toi,
-
la
métaphysique), mais, malheureusement, le regard (interprète) algébrique
est plus répandu et topique que le regard poétique. Et la pensée,
essentiellement, se réduit à l'algèbre ; toi, tu la descendais même au
rang de machine : Visitez la pensée, vous y verrez des engrenages
comme dans la machine et des hasards comme dans la rue. Mais il n'est
pas donné à tout le monde de pressentir les moyens des roues dentées, ni
d'admirer le but obscur et chaud d'un hasard heureux, d'une roue de
fortune.
L'homme, en moi, s'affirme à travers mes penchants aveugles, et les
hommes, une autre de mes hypostases, se font remarquer par leurs
doutes. Les hommes sont transparents, l'homme est impénétrable. Parmi
ceux-là - rien à chercher ; devant celui-ci - tout à croire. Il s'agit de
trouver l'homme. Tu appliquais à la France ce qui vaut pour tout homme
complet : Les Français ont plus de foi dans l'homme qu'ils n'ont d'illusions
sur les hommes.
La lumière pragmatique inonde le quotidien des hommes, qui vivent de
plus en plus dans l'illusion d'un milieu sans ombres. D'où la chute de l'art
et de la philosophie, qui ne vivent que des ombres. Selon toi, même Dieu
serait du côté des ombres : Au fond de chacun, il y a son noyau inconnu,
masse d'ombre, qui joue le moi et le dieu. Dieu voulut, à l'opposé de
Nietzsche, que ce noyau fût fait de faiblesses (Kern voll Schwäche Rilke !) ; dans l'inconnu de la volonté de puissance il y a autant de
sources d'ennui que dans le connu de mes défaites : L'inconnu passe pour
grandiose - Tacite - Ignotum pro magnifico est.
Tant de mes lumières mesquines doivent être éteintes, pour que je puisse
me livrer, ravi, aux ombres projetées par mon seul astre, mon anti-étoile.
Égaliser les lumières, unifier les ombres - Lao Tseu - on s'approfondit dans
- 161 -
- Valéry - Doute -
l'Un, on se rehausse dans l'unification d'arbres.
La lumière est une fin ; les ombres sont des annonces. Mais il faut avoir
vécu quelques illuminations, pour que mes ombres aient assez d'intensité.
Il faut avoir cru au révélé dans le désert pour oser placer, dans le désert
au carré, le révélable.
Je préfère les ténèbres à la lumière, car lumière veut dire mouvement,
reflet, sens de l'ombre. Seules les ténèbres préservent la valeur de ce qui
n'est regardé par personne. Que d'autres pensent, que l'homme ordinaire
projette de l'ombre ; le génie projette la lumière - G.Steiner - the ordinary
man casts a shadow ; the genius casts light - tout génie a un stock de
belles ombres, que ne voient que ceux qui sont à l'aise dans le noir. Le
génie maîtrise le chaos, seuls les sots tiennent à l'ordre - Einstein - Genies
beherrschen das Chaos, nur Dumme halten Ordnung.
C'est le lieu et la nature de ce qui est rigoureux et de ce qui est flou, dans
les concepts et dans le discours, qui prédéterminent la stature d'un
philosophe : le flou poétique des concepts et le flou poétique du discours
(les pré-socratiques, Nietzsche), la rigueur prosaïque des concepts et la
rigueur prosaïque du discours (Aristote, Kant), le flou poétique des
concepts et la rigueur prosaïque du discours (Hegel, Schopenhauer), et ta
rigueur poétique des concepts et ton flou poétique du discours. C'est la
dernière combinaison qui est la plus heureuse. L'harmonie obscure dicte
mes premiers pas, et mes concepts ne se profilent que vers la fin du
parcours, où tu les places : Je prends la plume pour l'avenir de ma
pensée, non pour son passé. Je parle bien, si je bâtis en même temps que
je parle. Surtout si la forme architecturale est dans la résolution de
contraintes présentes, tandis que le passé du but n'en donne qu'un fond
utilitaire. Dans la conception, charnelle ou poétique, je ne connais point
l'enfant à naître.
Il n'y a que mon étoile qui peut me combler aussi bien par une lumière,
qui me fait ouvrir les yeux, que par une ténèbre, qui me les fait fermer au
- 162 -
- Valéry - Doute -
bon moment. Cette obscure clarté, qui tombe des étoiles - Corneille.
Rebondissant en obscurité ostentatoire (telles tes valeurs somptuaires,
opposées aux valeurs fiduciaires) et remontant au ciel. L'état d'âme
embue l'œil, l'état d'esprit le dissipe et dessèche. Dieu, ce mot ténébreux,
gonflé de clarté - Hugo.
Tu vois l'artiste en compagnie de son âme plus souvent que dans celle de
l'esprit, où le bouseux fréquente les mêmes certitudes que le penseur : Le
manœuvre vit dans un monde clair et diffus, et ce penseur - dans un
obscur à points brillants. L'intensité des points d'un pointillé ou la fadeur
de la continuité des lignes, surfaces, volumes. Des rythmes rarissimes des
points bien nommés ou des algorithmes anonymes tombant à point
nommé.
Le
doute
d'artiste
est
radicalement
différent
de
la méfiance
des
professeurs. Leurs théories du soupçon ou du déguisement partent de
l'hypothèse d'une authenticité possible, dans le verbe ou dans le geste,
qui
rendraient
fidèlement
mon
soi,
habituellement
inavouable
ou
indépistable. Authenticité impossible, car seule l'invention-création (que
tu appellerais transformation, car toute création est de la traduction, ce
qui suppose un original à transformer) est le vrai visage de l'homme, la
visagéifiction. Une vraie différence entre l'artiste et le mouton-robot est
dans les deux acceptions du terme de modèle : le second reproduit le
modèle courant, le premier en crée une représentation nouvelle.
Tu es insurpassable de précision, dans ta vision des rôles que joue le
créateur complet : L'auteur se sent être tout ensemble source, ingénieur
et contraintes. La source est le mystère du premier pas, l'ingénieur
agence l'enclenchement des pas successifs, les contraintes en déterminent
la direction, la cadence ou la palpitation. L'oreille reconnaissante, l'oreille
concentrée, l'oreille recueillie. Je vois, que c'est un poète qui parle et
s'écoute.
- 163 -
- Valéry - Doute -
Les autres parlent devant leurs confrères ou collègues, le poète est le seul
à parler devant Dieu ; la simplicité de ses mots rappelle le Chaos d'avant
la Création. Le mystère est généralement absent dans ce qui est
humainement complexe, il se loge plus volontiers dans ce qui est
divinement simple. Dans les crépuscules, le créateur sent l'approche du
premier souffle, l'habitué de la clarté du jour les trouve irrespirables.
Rarement le premier élan jaillit d'une source limpide. L'imagination, l'ami
certain de l'incertitude (amicus certus in re incerta - Cicéron).
Les facettes des choses, invoquées par l'art, sont éphémères, seuls leurs
arrangements persistent. Tu le dis mieux que moi : Le seul réel dans l'art,
c'est l'art. L'art, c'est mettre face-à-face les choses, qui s'ignorent, et qui
finissent par s'attacher les unes aux autres.
Tu n'as aucune ambition pour la rigueur d'un système, et pourtant tes
phrases sont rigoureuses, et derrière elles je peux reconstituer facilement
un système complet, profond et subtil, qui t'inspire. Tout, chez Nietzsche,
n'est que rhapsodique, mais j'y entends une symphonie, grandiose et
harmonieuse. Spinoza, Kant, Hegel brandissent leur prétention à la
rigueur scientifique, mais chacune de leurs phrases est un fatras
disgracieux, anti-conceptuel, anti-logique, anti-poétique, où tout n'est que
verbiage, hasard, irresponsabilité, arbitraire, que même le sens commun
réfute sans peine, retourne ou s'en moque.
Que la gent de la physique est supérieure à la gent lyrique, en témérité
des
liaisons !
Comparez
avec
la
belle
incertitude
quantique
de
Heisenberg : je suis onde et je suis matière ! Un chaosmos ! C'est ainsi
que je devrais voir ma lumière ou mon livre ! Mieux vibrer à l'évocation
d'une onde, plutôt que d'un corpuscule. Toi, tu surclasses Einstein, en
profondeur de ces parallèles : poésie, percevoir l'onde plus que le corps.
Pour voir du Chaos, il faut de bonnes oreilles ; pour le faire parler - de
bons yeux. Quand j'invertis, benoîtement, les rôles, je n'obtiens que du
- 164 -
- Valéry - Doute -
désordre. Les moments à guetter : l'ordre s'avérant harmonie (l'esprit
français bien reflété par toi), le désordre se sublimant en chaos (l'âme
russe vue par Dostoïevsky). Tu te plaçais, harmonieusement, entre ces
deux périls : Deux dangers : l'ordre et le désordre. Puisque plus j'écoute
l'un, plus je subis l'autre. Comme avec le savoir et le non-savoir. Il faut
leur imposer mon jeu et mes dangers, en alternance.
Tant que je ne fais que chercher, le désordre m'accompagne ; mais il se
métamorphose en ordre dès que je trouve. Tu y découvres même une
dimension verticale : L'esprit est absurde par ce qu'il cherche, et grand
par ce qu'il trouve. Il cherche l'idée et ne trouve que le langage. L'idée
n'est qu'un projet, les mots sont des objets, naissant des contraintes et ne
devant pas grand-chose à l'idée.
La part du doute et de l'imagination se voit jusque dans les différences
ethniques, comme tu l'insinues pertinemment : Les Anglais voient les
choses comme elles sont ; les Français comme elles devraient être ; les
Allemands, comme elles pourraient être. Les Russes voient les choses
comme ils les veulent, soumises à leurs quatre volontés. Dans le domaine
des idées, ils veulent exercer le même despotisme, la même incohérence,
au nom d'un droit imprescriptible de caresser les chimères. Ni cynisme ni
idéalisme ni romantisme, mais caprice, arbitraire et imprévisible.
- 165 -
- Valéry – Fond et Forme -
Fond et Forme
Dans l'art, la poésie est un matériau idéal, pour le fond, et le ton idéal,
pour la forme. Il n'est donc pas surprenant, que les œuvres les plus
parfaites sortent de la plume des poètes. Je soupçonnerais même que les
termes talent et poésie soient synonymes (de balance et de poids). Deux
auxiliaires leur apportent leur assistance – l'intelligence et la noblesse. La
première assure au fond terrestre sa profondeur extrême ; la seconde
entoure la forme aérienne d'une stimulante hauteur.
Une fois dans leur vrai métier, le philosophe ou le poète, nous arrachent
du réel ou de ses copies, pour nous charmer ou émouvoir par un chant
utopique, idéel ou prophétique. Ils culminent en s'échangeant leurs fonds
et formes respectifs : Le philosophe poétisant, le poète philosophant sont
des
prophètes
-
F.Schlegel
-
Der
dichtende
Philosoph,
der
philosophierende Dichter ist ein Prophet. Et puisque la forme, chez un bon
penseur, précède le fond, Heidegger a raison : Avant que la chose soit
conceptualisée, elle doit toujours être d'abord poétisée - Bevor gedacht
wird, muß immer zuerst gedichtet werden.
Toutes les tentatives de la philosophie officielle de trouver son fond dans
la science et munir sa forme de rigueur logique échouèrent et ne méritent
pas le moindre commentaire. La philosophie n'a aucune chance de se
détacher de l'arbre poétique, sans se muer en quelque chose de
squelettique, mécanique ou mentalement arriéré ou dérangé, sans perdre
tout contact vivant avec les appels de notre cœur, l'élégance de notre
esprit et les quêtes de notre âme.
Il est des fonds, sensations ou images, qui envoûtent l'âme, mais
désespèrent la forme, la langue : le bonheur, Dieu, la bonté - qu'aucune
forme langagière sérieuse n'épouse ; je suis condamné à les laisser dans
l'antichambre des métaphores platoniques, comme toi, n'ouvrant les yeux
- 166 -
- Valéry – Fond et Forme -
que lorsqu'une paix d'esprit calme les troubles d'âme : Le bonheur a les
yeux fermés.
L'écriture devrait servir à maintenir à une hauteur recherchée mes
troubles d'âme. Non pour chatouiller ma vanité par des visions de chutes
ou d'envolées. Je veux garder ma disponibilité de volatile, comme tu le dis
si bien : Être léger comme l'oiseau et non comme la plume. Ce qu'on
apprécie dans la littérature : soit de la matière intelligente, relevée par le
talent (ta démarche), soit de la manière palpitante, se prêtant à la lecture
à travers les pleurs ou, à la fois, à travers les rires (Shakespeare et
Cervantès). Mais ces deux sources, apparemment, ne se croisent jamais.
Mais c'est la présence de la honte qui me signale une âme-sœur ; ses
symptômes – que l'auteur se sente juge dessaisi ou accusé par
contumace. Dans un genre qui se rapprocherait d'un testament ou d'une
correspondance. Le genre épistolaire ne réussit que dans les pays, où
l'auteur et l'homme ne sont pas la même personne. L’Allemand, avec son
culte d'objectivité, d'unité et de cohérence, y est particulièrement
insignifiant (pas d'équivalent réel de l'Hypérion ou du Werther), tandis que
le Français (Flaubert ou toi-même) et le Russe (Pouchkine ou Pasternak)
y excellent.
Signes d'une noble écriture : un ton, qui conviendrait au plus illustre et au
plus obscur des hommes, au plus ambitieux et au plus humble, au
pécheur et au vertueux. Cervantès, Dostoïevsky, toi.
La littérature moderne étant absorbée par les mêmes fonds et formes que
le journalisme, la politique, l'économie, la sociologie, il ne reste, aux
meilleures
plumes
poétiques,
que
redescendre
vers
ses
nœuds
philosophiques. Toi, Rilke, Pasternak, R.Char, vous êtes la plus belle
illustration de cette vocation ultime du poète.
Un immense tempérament ou une immense intelligence, Nietzsche ou toi,
vous abordez toutes les questions de la philosophie académique, en les
- 167 -
- Valéry – Fond et Forme -
débarrassant de tout verbalisme, argumentatif ou narratif, dans lequel
nagent
les
philosophes
logorrhéiques.
Vous
n'exhibez
que
des
métaphores, ardentes ou sèches. Le contenu, qui s'opposerait aux tropes
et concepts et se réduirait aux mots, a toutes les chances d'être trop
borné ou trop bête. Et les concepts philosophiques sont épuisés, essorés
jusqu'à la dernière goutte de sens ; on ne peut qu'en redessiner
vaguement les frontières.
Le frisson métaphorique reste la dernière ressource d'une philosophie de
la vie. La métaphore règne aussi bien en poésie qu'en prose et en
philosophie ; elle se plonge, respectivement, dans le langage, dans la
représentation ou dans la réalité. Les plus courues des métaphores de la
réalité :
Dieu
(pour
tous
les
angoissés),
l'Être
(de
Parménide
à
Heidegger), l'Idée (Platon), les catégories (Aristote), la perfection (de
Spinoza à toi-même), la pensée (Descartes), la chose en soi (Kant), la
volonté (Schopenhauer), l'intensité (Nietzsche).
Quant aux pensées, il n'y en a que deux types : la scientifique ou la
poétique. Quand la profondeur de la première se fusionne avec la hauteur
de la seconde, on assiste à la naissance d'une pensée philosophique.
Désolé, je ne trouve aucune profondeur dans l'idée platonicienne, le cogito
cartésien, le conatus spinoziste, l'éternel retour nietzschéen ; je serais
charlatan, si je les proclamais pensées. En reconnaissant leur vrai statut,
celui des métaphores, je deviens libre à les interpréter comme bon me
semble.
Les
meilleures
sources
des
secondes
pensées
sont
les
premiers
sentiments ; c'est chez les poètes – Rilke, toi, Pasternak, R.Char – qu'on
trouve cette alchimie d'alliage de l'âme et de l'esprit. Voici, par exemple,
comment une intensité métaphorique peut résumer l'éternel retour : On
peut réduire toute valeur suscitant une pulsion à une pulsion suscitant
une valeur - Levinas.
Je reconnais facilement, que le ton et le style à toi, comme ceux de
J.G.Hamann ou de Nietzsche, sont supérieurs à, respectivement, Bergson,
- 168 -
- Valéry – Fond et Forme -
Kant ou Hegel, mais je devrais aussi me rendre compte que, même en
intelligence, les premiers dépassent les seconds.
Paradoxalement, la légèreté, l'apesanteur de la forme, consolide le fond,
chez les maîtres du style, comme toi : Les pensées, les émotions toutes
nues sont aussi faibles que les hommes tout nus. Il faut les vêtir. Le
couturier dominant fournit les uniformes ; la première noblesse arrache
les insignes et ose le haillon ou la charpie. L'homme nu sur Pégase sans
ailes - Lorca - Hombre desnudo en Pegaso sin alas.
Mes rêves défient mes actes infidèles, et le style défie mes rêves
impuissants. Le style est la revanche de ce que l'homme veut sur ce qu'il
est - R.Debray. Une revanche au goût amer, car, pour y parvenir, il faut
passer par la débâcle de ce que l'homme doit ou l'embâcle de ce que
l'homme peut. Le style est un rêve, qui vaut par le désir de ce qui n'est
pas. Mieux je veux, plus je vaux, c'est mieux que : Plus on veut, mieux on
veut - Baudelaire ou ton Je vaux ce que je veux.
Ce que je préserve dans mes ruines des actes, toi, tu veux le garder dans
la consistance des momies du style : Ce style sec, qui traverse le temps
comme une momie incorruptible. À vrai dire, un sarcophage m'apprend
mieux les grimaces d'un homme que sa momie. Le livre n'est qu'un
excitant inerte ; son pouls n'existe qu'en âme de chacun. L'artiste, pour
résonner, est-il condamné à porter le regard d'airain - der Künstler, der
wie Erz blickt - Nietzsche – qu'aucun objet solide ne frappe ?
Dans un écrit, il y a du réel, ce qui est porté par l'évidence d'une lumière les faits et les pensées, et il y a de l'inventé, ce que me font ressentir les
jeux
d'ombres,
le
style.
Tu
effectues
une
étrange
inversion
terminologique : La structure de l'expression a une sorte de réalité tandis
que le sens ou l'idée n'est qu'une ombre - tandis qu'au fond, je suis
d'accord sur la place de la forme.
Ta lecture intellectuelle : œuvre – masque - machine. Lecture affective :
plaisir impur - admiration purifiante - enthousiasme pur. Je sais qu'en
- 169 -
- Valéry – Fond et Forme -
jetant les masques, c'est-à-dire en renonçant au style, je n'offre au regard
qu'un visage impur, et que la machine ne peut tourner qu'à l'essence
impure.
Maîtrise de mon métier : donner à l'exercice l'intensité de la fatalité.
L'intensité elliptique – l'ironie ; l'intensité parabolique – la métaphore ;
l'intensité hyperbolique – le style. Le talent, c'est la maîtrise de ces
sections, obtenues par les trois angles de vue sur le même objet spatial.
Et quand, avec toi ou Kafka, je me dis, que la grande œuvre n'est qu'un
exercice, je ne suis plus fâché avec ces contre-maîtres de constructeurs,
tout en retournant chez les architectes des ruines (le mot ascèse vient du
mot exercice). Il se trouve, que leurs maîtres sont les mêmes que ceux
qui bâtissent les châteaux en Espagne, mais leur style reste inconnu des
apprentis : Il n'y a aucune règle d'architecture des châteaux en Espagne Chesterton - There are no rules of architecture for a castle in the clouds.
Enfin, j'oublie presque que tu fus l'un des plus grands poètes classiques
français.
Contrairement
à
l'allemand,
le
français
prédispose
à
la
philosophie et anémie la poésie. Tu juges ridicule la scansion métrique,
mais les plus beaux vers français, que tu cites, sont tous métriques ! Et
dans ses lourds cheveux, où tombe la rosée, le dur faucheur avec sa large
lame avance, L'ombre est noire toujours même tombant des cygnes !
Dans le dernier vers tu entends un beau cadrage des m ; or la moitié des
lettres m n'y correspondent pas au son m ! La misérable orthographe
mieux écoutée que le mètre musical ! Et dans tomba - pont bas tu
n'entendrais même pas de rime…
- 170 -
- Valéry - Soi -
Soi
Pour les sages delphiques, ces vastes béotiens, le soi, aux frontières
universellement reconnues, était un net objectif, à portée de mes
connaissances, de ma tête chercheuse. La Pythie assistait Apollon dans le
massacre de reptiles et dans la naissance de volatiles.
Le seul moyen (d'essayer) de me connaître moi-même est de peindre mon
image, mais tu m'avertis, que le portrait que j'ai de moi est aussi peu
Moi, que le portrait que j'ai de toi. Et seuls les Narcisse nés trouvent un
bon lac, pour que les yeux de l'âme puissent se passer du pinceau de
l'esprit.
Deux porte-voix possibles, pour m'exprimer : le soi connu ou le soi
inconnu. Mes maîtrises et mes expériences, ou mes perditions et mes
rêves ? Dois-je coller mon verbe à mon corps et à mon esprit, pour qu'il
en soit solidaire, ou bien dois-je créer un personnage imaginaire, en
contact mystérieux avec mon âme irresponsable, tenant des propos
imprévisibles ? Je penche pour le second choix, mais ce que furent
Socrate pour Platon, Zadig pour Voltaire, Zarathoustra pour Nietzsche,
s'appelle, chez moi, - mon soi inconnu.
En philosophie, le soi apparaît avec Montaigne et culmine avec Nietzsche.
Dans les écrits des impersonnels, le soi et les autres ont les mêmes
attributs ; la même profondeur ou la même platitude leur étant réservées.
Le visage est nu, et le soi porte des habits des autres, ou au moins par
tous endossables (je ne pousserai tout de même pas jusqu'à l'appeler haïssable). Le soi cherche des prouesses, le visage se contente de
caresses.
- 171 -
- Valéry - Soi -
Mais la peinture de soi est la preuve de hauteur : Sur soi on écrit à la
hauteur, à laquelle on est - Wittgenstein - Über sich schreibt man, so
hoch man ist.
En gros, le soi resta unique et indivisible jusqu'à Dostoïevsky et Nietzsche,
qui reconnurent la cohabitation, dans chacun de nous, de l'ange et de la
bête, du bruit et de la musique, de l'acteur et du rêveur. Certes, de tous
les temps, les poètes savaient déjà, que l'inspirateur et l'inspiré se
disputaient le titre du soi poétique.
On est souvent tenté d'appeler, paradoxalement, ce soi indicible – le
verbe, et le soi articulé, maître du langage, pourtant préexistant, – le
créateur. Le souffle et l'élan, le vecteur et la valeur, l'appel des sources et
le rythme soutenu, la fidélité injustifiable et le sacrifice justifié – tant
d'axes, qui accueillent mes deux identités, sans que j'en reconnaisse dans
un seul – mon représentant exclusif. Et puisque la connaissance ne se
résume qu'en langages, j'appellerai les antagonistes – le soi inconnu et le
soi connu (connaissable serait un terme encore plus précis, mais trop
galvaudé).
La joie de créer se loge dans l'imaginaire, et le bonheur de vivre - dans le
réel ; un élan solitaire, une rencontre, fragile et irresponsable, entre le
beau, le bon et le noble, au fond de mon soi inconnu, ou une caresse,
venue d'autrui, pour enivrer mon soi connu, mon soi vrai ; un hymne à ce
que je suis, ma création, ou une récompense de ce que j'ai, de ma
possession.
Le soi inconnu est, tandis que la meilleure facette du soi connu, la
créatrice, devient. La musique, cette traduction de l'indicible voix du soi
inconnu, est un processus et non pas un état. Ce serait le sens de l'appel
nietzschéen de devenir ce que je suis.
Pascal, Nietzsche et toi-même, vous êtes d'accord, pour ne pas glorifier
le soi connu, c'est à dire mes productions ; mais là où Pascal le proclame
- 172 -
- Valéry - Soi -
haïssable, et Nietzsche lui voue une haine farouche, toi, le plus intelligent
des trois, tu te contentes de le trouver insignifiant : Le moi le plus vrai
n'est pas le plus important. Le moi réel est l'action, le moi imaginaire l'œuvre, le moi complexe - l'esprit créateur. Une hiérarchie des poupées
gigognes. Dans les cendres de mon soi connu éteint, renaîtra la flamme
de mon soi inconnu.
Mon soi connu, par ses problèmes et ses solutions, communique aisément
avec d'autres hommes, mais il serait naïf de lui prêter plus d'universalité
qu'à mon soi inconnu, caché dans son mystère. Le premier est dans
l'invention de langages, et le second – dans la pureté indicible. Tu
indiquas l'un des chemins, qui mènent à la demeure du soi inconnu : Une
parole intime, où il n'y a point d'effets ni de stratagèmes, ne peut pas ne
pas être universelle - après ce dépouillement, il ne restent que la logique
et le nombre, ces traces de l'ontologie divine, n'ayant pas besoin de mots.
Mon soi connu n'est bon qu'en tant qu'outil ; le dissimuler ou chercher son
authenticité sont deux bêtises d'égale banalité. Parler de soi, ce n'est pas
trahir son soi : Parler beaucoup de soi est un moyen de se dissimuler Nietzsche - Viel von sich reden ist auch ein Mittel sich zu verbergen - c'est
se tromper de matière ; le soi en tant que matière n'est pas plus
révélateur que n'importe quelle chose ; le soi en tant qu'outil, c'est le mot,
éclipsant la chose.
Le soi, précieux et original, se refuse à la lumière, également répartie et le
condamnant à la platitude ; je ne le perçois qu'illuminé par des étincelles
soudaines ; ton exercice ou celui de Nietzsche (der Versuch) relèvent de
la même vision.
Ton soi pur est trop lié au tout du monde, le soi absolu de l'idéalisme
transcendantal de Kant est trop mécanique, mon soi inconnu a l'avantage
de ne se mêler ni des opérations analytiques ni des opérandes
ensemblistes.
- 173 -
- Valéry - Soi -
L'agaçante capacité protéiforme du verbe faire – de l'action au constat, de
la création au bilan. Pour moi, le soi inconnu est fait ; pour toi, il est à
faire : C'est ce que je porte d'inconnu à moi-même qui me fait moi - je le
traduirais par : ce qui devient connu quitte mon meilleur soi.
Ta répugnance pour ce soi impur, soi qualifié ; tu lui opposes l'ange pur,
Dieu sans nom, la femme sans ombre, l'homme sans qualités ou les
qualités sans l'homme. Mais tu oublies, que tout qualificatif (satellite de
syntagme), dans un autre langage, peut aboutir à une pureté conceptuelle
(paradigme).
Toi, Narcisse incurable, tu te passais si facilement, et perfidement, de ton
prochain : Si le moi est haïssable, quelle ironie que d'aimer son prochain
comme soi-même. Je dois traiter mon prochain, comme je traite mon soi
connu, et qui peut être parfaitement haïssable ; le soi aimable est le soi
inconnu ; mais l'aimer comme un lointain étranger n'est pas à portée de
tout le monde.
Comment je tombe dans le narcissisme ? - en m'enquiquinant à mort des
originaux ou des miroirs des autres, en découvrant, que la seule
authenticité digne de mes étonnements est mon image, surgissant sous
ma plume, dans le miroir de ma pitié, en absence de spectateurs. Quand
on est Orphée de représentation, on devient Narcisse d'interprétation.
Tout travail littéraire est érection d'un temple, autour de mon image, que
j'aimerais vénérer. Les apports des autres sont de deux types : fournir des
matériaux impérissables ou démolir d'autres idoles. La dernière catégorie
est la plus rare, et son rôle est capital ; ma reconnaissance va à toi, à
Nietzsche, à Cioran, les seuls à savoir renverser les épouvantails du savoir
et des écoles. Je me construis autour de vos questions : Pourquoi je suis
le mieux sculpté ? Où mes miracles sont-ils le plus inattendus ? Comment
prier au milieu des ruines ?
En absence des autres, je me place, spontanément, aux extrémités de
- 174 -
- Valéry - Soi -
tous les axes de valeurs ; mais mes superlatifs s'effondrent à chaque
épreuve du comparatif. Être dans la vie ou dans l'art, parfois, surtout si
l'on n'est pas Nietzsche, s'excluent : Je compare, donc je vis - Mandelstam
- Я сравниваю — значит, я живу. Il faut savoir choisir entre le regard et
le poids : Quand je me considère, je me désole ; quand je me compare, je
me console - Talleyrand. Dans considérer, je sens la présence des astres ;
dans comparer, gît une égalité des pareils. Tu vas jusqu'au bout de cette
logique : Si je me considère, je m'annule. Le soi connu, dont il est
question ici, est, en effet, source de mes hontes, il est dans le
comparatif ; le superlatif ne s'applique qu'au soi inconnu, dont on dit :
Humble quand je me compare, inconnu quand je me considère Tsvétaeva. Le soi le plus susceptible, qui est aussi le soi authentique, se
reconnaît moins dans mes certitudes que dans mes hésitations.
M'être familiarisé avec toutes les meilleures plumes du monde tua en moi
le lecteur ; aucune chance que je tombe encore sur un auteur à la hauteur
de Nietzsche, à la profondeur de ton intelligence, à l'ironie de Cioran. La
source livresque s'est définitivement tarie. De bonnes soifs ne peuvent
dorénavant jaillir que de moi-même.
Ce livre aurait gardé tout son sens, si je n'avais pas lu un seul des
auteurs, qui en constituent le fond lointain ou le cadre immédiat. Je suis
au temps des orages ; des nuages aléatoires traînent au-dessus de mon
âme réceptrice, chargée d'images et d'émotions ; l'éclair doit ne garder
que le souvenir de mon âme illuminée. Un bon exemple de fortuité des
nuages passagers : pour Nietzsche - le bref passage de Schopenhauer et
de Wagner, aux fonctions météorologiques.
On me juge le mieux, lorsque je me donne ; mais dans ce que je donne,
c'est à dire dans mon offrande en tant qu'œuvre, on ne perçoit que la
direction vers moi, ou mon soi déjà articulé, jamais mon soi inconnu, celui
qui me poussait à me donner - un cercle vicieux, c'est ce que voulaient
dire Nietzsche ou Sartre : On se perd en se donnant. Le sacrifice de
- 175 -
- Valéry - Soi -
l'horizontalité des réussites, la fidélité à la verticalité des chutes du soi
connu et des envolées du soi inconnu - deux exercices de liberté, deux
manières d'être rebelle.
Deux sortes d'hommes : ceux qui croient, qu'un geste ou une réflexion
expriment leur fond, et ceux qui s'avouent intraduisibles. En langage de
l'âme, seul le visage est et la lettre et l'esprit et le tableau. Mais je ne
prouve mon authenticité et grandeur qu'en
inventant un masque
monumental : La folie des grandeurs est un masque de l'homme, qui se
désespère de soi-même - Schnitzler - Größenwahn ist die Maske eines
Menschen, der an sich selbst verzweifelt. Et Nietzsche serait frappé de
folie, puisque, un jour, il crut en soi-même : Accordez-moi la folie, afin
que je finisse par croire en moi-même ! - Gebt Wahnsinn, daß ich endlich
an mich selber glaube !.
Pour voir clairement, que chacun est à soi-même le plus proche - Térence
- proxumus sum egomet mihi, un regard lointain est nécessaire ; après ce
constat, sera encore plus clair son corollaire : Chacun est à soi-même le
plus lointain - Nietzsche - Jeder ist sich selbst der Fernste.
Oui, la proximité avec soi-même est parmi les plus difficiles à justifier.
Pascal : la chose la plus proche de l'homme est la souffrance, vénéronsla ; Flaubert : il existe le mot le plus proche de la chose, cherche-le ; toimême : toute pensée fixe s'écroule sous le regard plus proche,
abandonne-la ; Cioran : la familiarité proche dégrade tout, réfugions-nous
dans les ruines sans métrique. Sous peu, je me refuserais même la
proximité avec moi-même.
Trois races d'écrivain-éponge : ceux qui s'adressent aux contemporains
(solution temporelle), aux pairs (problème spatial), à soi-même (mystère
vital). Le message universel ne naît que chez les derniers : toi-même,
Nietzsche et Cioran. Et vos morts, étrangement espacées chaque fois d'un
- 176 -
- Valéry - Soi -
demi-siècle précis…
Qu'est-ce que penser ? - savoir que je dois (Kant), veux (Schopenhauer),
peux (toi-même). Et sans le savoir - pas de valoir (Nietzsche) ; donc, au
moins dans l'immédiateté, Descartes est plus près du soi que les autres.
L'homme s'identifie de plus en plus avec son soi, en tant qu'outil, et oublie
ce qu'il est comme substance. C'est le sens de ton beau et profond
constat : Tout ce que nous pouvons a fini par s'opposer à ce que nous
sommes. Ce gouffre, que mes contemporains ne voient point, est la
véritable origine de mes hontes et de mes désespoirs. Un robot pourrait
désormais faire l'essentiel de ce que je peux. Dans le désert, au moins, je
suis dans un vouloir de la nature, et avec autrui - dans un devoir de la
culture.
Laquelle de mes images est la plus proche de moi ? Celle de mon livre ou
celle de ma vie ? Mon arbre ou ma forêt ? Le césar se reconnaissait-il
mieux sur son effigie ou dans son fils ? Se reproduire ou se simuler : Je
n'ai jamais été que le simulacre de moi-même - Pessõa - le moi étant un
inconnu sacré, dont on ignore le lieu et la date du sacre, il vaut quelques
rites d'artiste ou mythes de théiste.
À la possession trop intime : Tout ce qui est à moi, est sur moi - Bias Omnia mea mecum porto - je préfère la possession à distance ; ce qui est
sur moi n'est pas à moi. Tout ce qui est à moi, m'est caché. Plus une
chose inaccessible me manque, mieux je la possède. Qu'est-ce qui est le
plus lointain de mon soi connu ? - mes désirs ! Et Ovide : ce que je désire,
est avec moi - quod cupio, mecum est - vise son soi inconnu.
L'invention face à la reproduction, le sacrifice d'un soi, si insaisissable face
à la fidélité à un soi bien déterminé, - dans cette opposition des poses
philosophiques, la première l'emporte largement sur la seconde, en qualité
et même en cohérence : il suffit d'imaginer Marc-Aurèle vanter les vertus
de la force, ou Montaigne se lamenter sur la souffrance, ou Nietzsche faire
- 177 -
- Valéry - Soi -
l'apologie de la faiblesse, ou Tolstoï se vautrer dans l'érotisme, ou Cioran
en appeler au rire ; en revanche, Spinoza, Schopenhauer ou Sartre sont
dans leurs soi respectifs, ce qui les rend plus ternes. Je ne connus qu'un
seul cas, où l'écrivain et l'homme, tous les deux pleins de noblesse,
vécussent main dans la main, regard sur le regard, talent du talent –
R.Debray.
Et la noblesse est l'un des rares dons qu'on n'acquiert que dans sa
jeunesse. Être noble, c'est être jeune. La seule jeunesse qu'on puisse
préserver dans la vieillesse, c'est de recommencer à ne reconnaître que
soi-même, sans être discourtois avec toi, Mozart ou Nietzsche. Du désir
de voir le scintillement du monde, je passerai au regard sur mon propre
étincellement.
Peu se contentent d'une lumière aléatoire, pour projeter leurs ombres. Le
besoin de reconnaissance est vital pour les petites ambitions (pour
apporter de la sérénité et de l'assurance, c'est à dire - de la platitude ou
de la médiocrité) et mortel - pour les grandes (jusqu'à conduire l'homme à
la folie, comme Nietzsche). Les grandes ambitions s'allient avec les grands
crépuscules. Toute confession digne de mon intérêt devrait s'appeler
Historia calamitatum. Exposer la vérité de sa nature (Juvénal, St Augustin,
Abélard, Rousseau, Wittgenstein), ou s'inventer dans les convulsions de la
honte (Dostoïevsky, Kafka, Cioran) - les seconds me convainquent
davantage de leur authenticité (подлинный-authentique, en russe, ne
signifie-t-il pas arraché sous la torture !). Mon soi connu met à l'épreuve
sa liberté, et mon soi inconnu n'est capable que du libre arbitre, de choix
tranchants, faisant parler le goût inconditionnel et la démesure. Les yeux
ou le regard, comme tu le vois, merveilleusement : Pour rendre la main
libre au sens de l'œil, il faut lui ôter sa liberté au sens des muscles. La
course du regard doit beaucoup aux entraves de l'acte. La liberté extrême
surgit, lorsque je refuse non seulement la fidélité aux muscles, mais aussi
la liberté à l’œil, pour n'écouter que le regard sacrificiel de l'âme.
- 178 -
- Valéry - Soi -
On traverse les passions, les souffrances, les illuminations ; on adresse à
leur source, à son soi inconnu, les vœux de reconnaissance et de
vénération ; on comprend que le sens de l'existence est d'entretenir cette
soif profonde et cette haute musique. Et l'on tombe sur les crétins, pour
qui la fin suprême de l'homme : connaître d'une manière adéquate et soimême, et toutes les choses - Spinoza - finis ultimus : se resque omnes
adæquate concipiendum. De ces crétins est né le robot moderne, ignorant
et la soif et la musique.
- 179 -
- Valéry - Arbre -
Arbre
Je suis l'homme de la forêt ; l'arbre est omniprésent sur mes blasons ; il
me rendit indépendant des forêts, des parcs et des jardins. Les arbres
t'enseigneront ce que tu ne peux apprendre d'aucun maître - St Bernard.
La montagne des anachorètes, les horizons des marins se prêtent mal à
l'héraldique.
J'aime l'arbre : aspirant à la hauteur, se moquant de son étendue, cachant
sa profondeur. Le dernier pas s'effectuant au même point que le pas
premier. Les pas virtuels, traduits dans une agitation désespérée sur
place. Les ailes de l'arbre, ce sont des inconnues, pouvant se trouver
partout, aux racines, aux feuillages ou aux ombres, et qui tendent vers
l'unification avec le monde.
Il n'est donné à personne de disposer de la plénitude de tous les attributs
d'un arbre, mais qu'on souffre de déracinement ou de manque de sève, il
est loisible de pallier aux nœuds défectueux par un placement judicieux de
variables. Car le but d'une vie ou d'une création est une unification avec
les arbres interrogateurs, plus vivants, à certains endroits, que le tien.
Unification du divers dans l'être, comme dirait un néo-kantien.
Personne n'a autant enrichi l'image de l'arbre abstrait que toi, avec tes
notions d'implexe (donnant à l'arbre traditionnel la structure de graphe et
fondant la véritable maïeutique, à ascendance multiple) et de substitution
(mettant en valeur la présence d'inconnues dans tout élément de l'arbre et
faisant de l'unification d'arbres – le processus central de tout dialogue et
de toute herméneutique).
L'arbre est le seul support commun et de la représentation et de
l'interprétation : dans l'arbre catégoriel, créé par le libre arbitre du
- 180 -
- Valéry - Arbre -
concepteur, on insère tout nouveau élément de connaissance ; l'arbre de
la requête est confronté par l'interprète à son propre arbre, pour
engendrer un arbre unifié, concilié, enrichi, final, ouvrant la voie à la
formulation du sens de la requête et de sa réponse, la voie de la liberté.
Ce que ne remarquent pas les linguistes, c'est l'omniprésence d'inconnues
ou de variables, dans toute requête. Ils ne remarquent pas non plus, que
le misérable arbre grammatical n'a presque rien à voir avec l'arbre
conceptuel qui en naît, moyennant une plongée dans la représentation. Le
cogniticien, au contraire, ne voit que cette représentation, mais il voit mal
le processus de collage d'étiquettes langagières sur les concepts. Il est
plus difficile de générer un arbre temporel (un énoncé en langage naturel,
une proposition), à partir d'un arbre spatial conceptuel (graphe ou réseau,
formule logique), que l'inverse.
Mon arbre est un compromis, ou mieux - une union, ou encore mieux une unification entre le matérialisme et l'idéalisme : j'admire l'existence
même des constantes dans l'univers de la matière et j'admire l'essence
même des variables ou des inconnues, dont est capable l'univers de
l'esprit. Mais l'admiration, c'est un autre nom pour désigner la caresse, qui
est le commencement ou la racine de tout.
Peu d'abstractions aussi éloignées de la réalité que cet arbre, aux racines
et
cimes
interchangeables,
aux
inconnues
juchant
en
tout
point,
s'annihilant en embrassant un autre arbre. Il est peut-être le symbole le
plus parlant, pour tracer une nette frontière entre le réel et le virtuel. Ta
remarque, naïve et géniale : Rien n'est qui ne se puisse voir d'un peu plus
près ou s'exprimer avec un peu plus de signes et de variables - peut servir
de définition la plus rigoureuse de la réalité (ce rien porte sur le réel). Je
n'ai jamais vu de définition plus profonde. Le tout est de savoir interpréter
les substitutions des anciennes variables et d'imposer le respect des
nouveaux
signes (le
parfait
impose
l'inachèvement).
Cette
vision
lumineuse de la réalité, comme seule perfection, surclasse l'immanence,
- 181 -
- Valéry - Arbre -
asiatique ou spinoziste, et la docte falsifiabilité scientifique de Popper. En
effet, contrairement aux représentations, cette réalité est tout bonnement
la perfection. L'être a toujours des réserves - Heidegger - Sein ist immer
vorrätig. En revanche, j'épuise vite toutes les variables, en modélisant les
centaures ou les licornes.
Mon arbre n'est fait ni pour l'appétit, ni pour l'ombre, ni même pour les
yeux, il est fait pour le regard, qui, lui aussi, est un arbre, capable de
s'unifier avec le mien, pour gagner en ramages, en hauteur ou en ombres.
À côté de l'inépuisable métaphore d'unification d'arbres (pressentie par toi
et outillée par les linguistes et logiciens), la logorrhée, antique, médiévale
ou moderne, sur L'un et multiple, le même et autre, est dérisoire. Les
banales relations mathématiques d'équivalence et d'ordre sont déjà plus
riches.
Le
poète
produit
des
métaphores
en
tant
que
graines,
pousses,
bourgeons, boutons ou pétales, dont le philosophe arrange un arbre
complet. La philosophie, selon toi, ne serait qu'un essai d'unification des
métaphores.
Une philosophie complète reprendrait toutes les métaphores de l'arbre ; la
formule de la vie s'applique aussi bien à l'arbre ; ou, comme tu le dis : la
poésie est création d'un arbre virtuel de références). Mais les partielles, et
dominatrices, se consacrent à l'enracinement, à la ramification ou à la
cueillette.
Le savoir, la sagesse, la poésie - la pomme, le serpent, l'arbre. Ah,
pourquoi Ève, au lieu de mordre dans la pomme, n'a pas apprivoisé le
serpent, ni n'est tombée amoureuse de l'arbre !
Qui dit variable dit équation, et tu y as vu le levier d'une bonne
philosophie : La meilleure philosophie est celle qui nous apprendrait à
mettre tout problème en équations - avec des variables, dont on connaît
d'avance les domaines de valeurs. Il suffit de chercher de bonnes
- 182 -
- Valéry - Arbre -
substitutions. Le sot n'a besoin que d'égalités. Les hommes attendent, que
l'arbre soit tombé pour en mesurer la hauteur en unités de leurs platitudes
ou profondeurs. L'arbre n'a de hauteur qu'en touchant au ciel.
Un beau mystère - le passage de la perception à la conception ; l'impact
sur mes sens ne dure que quelques instants, et ensuite, qui en prend la
garde et la forme ? - la répétition et le stockage en mémoire ?
l'interprétation par substitution de variables réelles par des valeurs
mentales ? Et l'essentiel de mes réactions s'adressera déjà à l'arbre unifié
fixe et non pas à l'arbre originel chargé d'inconnues. Dans ton arbre,
même le sensible se soumettra à l'intelligible : Les sensations sont
échangées contre des représentations, ou des décisions, ou des actes.
La culture aurait un besoin vital d'inconnues, dans ce qu'elle a d'animal et
même végétal : L'histoire de la culture est une chaîne d'équations en
images, reliant des variables connues à une inconnue nouvelle - Pasternak
-
История
культуры
есть
цепь
уравнений
в
образах,
попарно
связывающих очередное неизвестное с известным. Contrairement à la
mathématique, cette substitution (comme tu aurais dis) n'est suivie
d'aucune démonstration en règle de l'art. L'art, comme Dieu, ne produit
que des axiomes. Les inventions d'inconnu réclament des formes
nouvelles - Rimbaud. C'est le sain déracinement qui me les procure. Tout
déracinement est barbare. Mais il me donne une chance d'être libéré de la
basse pesanteur ; aucun enracinement, en revanche, ne se fait dans la
hauteur (Platon pense le contraire) ; il se fait en étendue, pour ne pas dire
- en platitude : L'enracinement est le besoin le plus méconnu de l'âme S.Weil.
Dans la dialectique de la croissance et de la pesanteur, tu voyais la grâce
de l'arbre.
Ce qui détermine le degré de mon intelligence, c'est la richesse des
structures primordiales, que j'extrais du spectacle du monde : face aux
- 183 -
- Valéry - Arbre -
valeurs, qu'est-ce que tu retires, avec Cioran et Nietzsche ? Cioran me
conduit toujours vers un même point extrême, où s'accumulent le dégoût,
la négation, la fatigue. Nietzsche cultive des axes, en en munissant tout
point d'une même intensité musicale. Enfin, toi-même, le plus intelligent,
tu construis un arbre, plein d'inconnues et de rythmes. Et Cioran en
extrait la vérité : Rien ne m'a donné jamais une impression de vérité
autant qu'un arbre. Un minimum de largeur - un rien d'ombre, pour un
maximum de profondeur. Aspiré par la hauteur, connaissant les affres du
grain, l'illusion des fleurs et l'ironie d'une souche.
Tout l'art consiste en ceci : dans mes vouloir, devoir, pouvoir - qui
présupposent toujours une dualité - virtualiser leur objet, ne parler qu'au
nom du valoir, devenir monologue de l'arbre (même toi, tu n'en
préconises que le Dialogue !), d'un arbre à variables, ouvert au dialogue,
futur et virtuel, avec un arbre interprétatif.
Le médiocre cherche le complexe, l'énumération de parties constantes et
grossières d'un tout. Le profond oppose le multiplexe (Leibniz) du réel à la
pauvreté de l'imaginaire. Le subtil, toi, trouve l'implexe, un modèle
s'ouvrant à l'unification par substitutions de variables délicates. Le fou se
déverse
dans
l'explexe
(Rimbaud),
où
tout
n'est
qu'opérandes
symboliques sans structure d'arbre unificateur. Le robot optimise le
simplexe. Ce que je prône, moi, pourrait s'appeler exciplexe - recherche
d'une stabilité dans l'excitation.
Même la rencontre d'amoureux est le mieux rendue par l'unification de
leurs branches et de leurs ombres. Moins de faits et de verbes clairs à
partager entre nous deux, plus indiciblement nous nous partageons. Les
amoureux vivent de substitutions d'obscures inconnues par de lumineux
arbres qui peuvent nouer leurs ramures et leurs racines pour s'élever et
s'approfondir ensemble, pour ciel et terre - comme tu l'avais vu de ton
ciel.
- 184 -
- Valéry - Arbre -
J'aime ceux qui rapprochent l'homme de la tentation de l'arbre. Ève et
Adam, ignorant encore les sirènes volatiles, en compagnie du reptile.
Daphné répondant aux assiduités d'Apollon par métamorphose en arbre ;
la mère d'Adonis, Myrrha, qui, une fois arbre, produit la myrrhe, dans
l'éphémère jardin de son fils. Ce bon Ovide laissant Jupiter transformer le
couple d'amoureux, Philémon et Baucis, en deux arbres (la dernière partie
de leurs corps, à passer dans le règne végétal, - les yeux !).
Mes révérences à l'arbre : au Hêtre suprême, au chêne de ma cellule, au
bouleau harassant, au saule prénatal.
J'hésite entre vivre comme un arbre solitaire ou comme une forêt
fraternelle. Il faut que mon arbre ait beaucoup d'inconnues, tendues vers
l'unification avec ses frères. L'ennui, c'est l'immensité du désert, qui me
sépare du frère le plus proche. Deux éléments me lient à la forêt - l'eau et
la terre, - mais je suis arbre en vertu des deux autres - l'air de ma liberté
et le feu de mes immolations ou sacrifices.
La montagne, c'est l'arbre des ascètes de l'image. Que puis-je en tirer ? le poids, l'ascension, la hauteur, la solitude, la pureté. L'espoir d'approcher
de la source de mes ombres. La mer, c'est l'arbre des bâtisseurs,
réceptacle du possible - le rapprochement du firmament et de l'horizon, la
sensation des amarres lâchées et du havre visé, la vision de l'épave et de
la bouteille de détresse, la profondeur parlant l'horrible et promettant le
beau. L'espérance qu'aux estuaires de ma création on reconnaîtra le
rythme de mes sources.
- 185 -
- Valéry - Question -
Question
Pour les rats de bibliothèques, le savoir absolu naît du travail persévérant
d'une raison, se frayant le chemin au milieu des vérités éternelles, qui
rechignent à être mises à découvert, mais finissent par se livrer aux plus
rusés de nous. Curieusement, les linguistes, d'habitude beaucoup plus
bornés que les philosophes, s'y montrent plus compétents, en mettant la
formulation de requêtes avant la naissance de toute vérité prouvée.
Mais, sur le chemin de la vérité, la requête, évidemment, n'est pas le
premier pas. Le cycle complet de la quête du vrai, comprend un stade
pré-langagier (la focalisation d'attention), un stade langagier (la phrase),
un stade logique (la proposition avec variables), un stade analytique
(l'unification
d'arbre,
la
démonstration),
un
stade
synthétique
(l'émergence du sens). On pourrait appeler pensée – la vue d'ensemble de
ce parcours. L'ennui terminolgique, c'est que le penseur officiel –
psychologue, linguiste, logicien, philosophe - est plongé (ou s'embourbe)
dans une seule de ces étapes.
Quelle admirable précision technique dans ta vision de l'émergence de
variables, dans l'analyse de requêtes : Le langage articulé permit à
l'homme de tout mettre en problème, car il lui suffisait de mettre le signe
de question devant des noms d'objets ou de phénomènes. Et l'intelligence
consiste à substituer à ces belles inconnues - des objets ou phénomènes,
dont l'accès est délicatement suggéré par l'interrogation même. Ce n'est
pas le nombre d'inconnues qui fait la richesse et la beauté de l'équation de
la vie, de l'arbre, mais l'élégance de leur greffage.
Quant à la place, qu'y prend le sujet, je le verrais dans le passage du
désir à la requête et dans le passage des substitutions au sens.
Bizarrement, tu la vois, littéralement, dans les étapes complémentaires
- 186 -
- Valéry - Question -
aux miennes : Le Moi est l'acte de passage de l'extranéité d'une demande
à l'extranéité d'une réponse. Il se fait équinégation. Il est encore
davantage
dans
l'intranéité
des
inconnues
de
la
question
et
de
l'interprétation de leurs substitutions dans la réponse, en quoi il est
équidistance et équilibre.
Sans l'art créatif de formulation de requêtes, je suis réduit à l'artisanat
des axiomes (le premier pas d'artiste), de la monotonie d'un savoir
consensuel fixe (le dernier pas de scientifique). Ce don est proche d'un
don mathématique : pas de grandes visions de systèmes sans définition
exhaustive de nouveaux objets, sans formulation élégante de théorèmes.
Mais sans bons axiomes, pas d'audace dans les hypothèses formulées, pas
de
démonstrations
possibles ;
donc,
l'ampleur
des
représentations
favorise la profondeur des requêtes et encourage la hauteur du sens
dégagé.
Le sens n'est jamais dans la chose ni dans le mot ; il naît d'une
confrontation triadique entre l'auteur d'une question, son interprète et un
maître du réel. Tout dialogue est l'attribution de sens, et sans dialogue
point de sens, même dans des choses, qui prétendent en avoir. L'erreur
est de donner un sens préalable aux choses (la liberté d'une donation de
sens, au lieu du libre arbitre d'une conception) ou aux mots. Tu
comprenais parfaitement, que le lieu du sens est hors langue : Les
philosophes cherchent aux mots un sens et supposent au langage une
sorte de substance «existentielle». À preuve, voyez, par exemple, la
croisade de Heidegger, pour déconstruire la métaphysique et faire
ressusciter une authentique ontologie, et qui se réduit, en tant que
justification et contenu, à la morne grammaire du verbe indo-européen
être.
Les contraintes ont une place de choix, dans la formulation de bonnes
demandes. Par exemple, éviter le fréquent abus de négation de la
- 187 -
- Valéry - Question -
négation : Nietzsche n'a ni l'ironie ni la gaieté, mais il proclame partir de
l'ironie (le mot, en tout cas, signifiant, à l'origine, requête), voit sa
négation dans le sérieux, nie celui-ci, pour tomber sur la gaieté, dont il
croît inonder le public incrédule. On ne peut guère rester sérieusement
avec soi-même ; c'est parce qu'on est frivole qu'on ne se pend pas Voltaire.
On peut dire qu'il y a deux sortes de réponses : la logique (la véracité, les
substitutions) et l'arbitraire (l'attribution de sens, les recommandations
d'actions). Un certain fanatisme est bon, quand les réponses, dues au
goût, sont floues, comme l'est le scepticisme, quand les questions, dues à
l'intelligence, sont nettes, mais tu fixes bien les limites : Rien de plus bête
que le scepticisme vague.
Tant que les réponses humaines à une même question divergent
(fondamentalement et non pas statistiquement), la philosophie est
possible. Tu en fais même une définition de philosophie : Philosophie,
somme de tous les sujets, sur lesquels il est possible de différer
d'opinions. Toute science a une facette artistique ; mais là où une
question n'admet plus qu'une seule réponse, l'art est impossible, comme
la philosophie.
Les dons de formulation ou de résolution se trouvent rarement chez une
même personne. Kant - brillant dans les questions et les réponses, pâle dans le style ; Nietzsche - pâle dans les questions, brillant dans les
réponses et le style ; Heidegger - brillant dans les questions et le style,
pâle dans les réponses ; toi - brillant dans les réponses, pâle dans les
questions et le style. L'excellence est toujours partielle ; la bonne
contrainte d'artiste consiste à ne pas développer ce qui est condamné à la
pâleur et à envelopper ce qui est promis à la hauteur. Que Heidegger
dise : Demeurons près de la question - Bleiben wir bei der Frage - je dois
demeurer du côté de l'excellence.
- 188 -
- Valéry - Question -
Que l'illusion soit plus vitale que toute vérité se prouve avec la même
rigueur à partir des trois démarches : de la représentation (la puissance
d'Aristote), de la quête (ta poésie), de l'interprétation (la noblesse de
Nietzsche). Ce qui est curieux - et juste, car ces trois dons ne
s'influencent guère mutuellement, - c'est que chacun d'eux voyait dans sa
démarche la seule menant à cette vitalité.
Le sujet, c'est l'union de trois créateurs : de représentations (Descartes),
de requêtes (toi), d'interprétations (Nietzsche). Il doit donc offrir trois
facettes : la scientifique, la philosophique, la poétique. L'esprit scientifique
bâtit des modèles du monde, l'esprit philosophique les interroge, l'esprit
poétique réinterprète le monde. Chacun des trois manque souvent de
dons dans les deux autres sphères et croit pouvoir s'en passer, pour se
dévouer exclusivement à la représentation, au questionnement sans fin, à
la perpétuelle interprétation. C'est le poète qui en sort le moins ridicule.
On finira par confier la science à la machine, ce qui enterrera
définitivement le cogito (se réduisant à la représentation), pour ne laisser
que l'homme de la nature, celui qui ne fait que réinterpréter.
Tu m'invites à me méfier du creux et de l'inessentiel : La plus grande
ignorance est de ne savoir, quelles questions ne se doivent poser. Tant
que je pratique un langage, postérieur à la représentation et antérieur à
l'interprétation, je ne suis pas perdu. Mais c'est lui qui se perd avec
l'ignorance ; le langage est satellite du savoir.
Une méta-contrainte consisterait à se refuser des réponses définitives :
Ma force est de n'avoir trouvé réponse à rien - Cioran. Mais que celui qui
n'a pas beaucoup cherché ne s'en félicite pas ! L'ironie intelligente consiste
à
savoir
réécrire
tout
point
d'exclamation
en
un
nouveau
point
d'interrogation. L'art de la ponctuation distingue les hommes plus
précisément que l'ordre de leurs mots et le poids de leurs points finals.
- 189 -
- Valéry - Intelligence -
Intelligence
Pour cerner le plus précisément possible cette notion polymorphe
d'intelligence, il faut commencer par distinguer la performance d'avec la
compétence. Je suis performant, si, à l'exécution d'une tâche bien
spécifiée,
j'obtiens
les
résultats
satisfaisants
selon
des
critères
consensuels. Avec une tâche comparable, je suis compétent dans
plusieurs cas : si je suis parfaitement conscient des enjeux et des règles
du jeu ; si je peux comparer mes fonctions avec celles de mes
collaborateurs ; si je formule des justifications profondes des pourquoi et
comment de mes actions ; si je suis capable d'évaluer le poids de toutes
les étapes du scénario, dans lequel je suis impliqué. L'intelligence, c'est la
compétence.
Mais c'est une intelligence d'exécutant ou de spectateur. L'intelligence
supérieure habite la création, l'invention, l'innovation. Deux cas de figure
s'y présentent : m'appuyer sur les résultats de l'étape n, pour déclencher
et réussir l'étape n + 1 ; ou bien chercher à créer les conditions d'un
départ initiatique, du point zéro du sentiment, de la pensée ou de
l'écriture.
Une fois le lancement, le commencement, réalisé, se pose la question du
parcours à accomplir : dans quelle direction, en m'appuyant sur quelle
maîtrise, en respectant quelles contraintes. Plus le poids de mon
commencement et de mes contraintes est important, par rapport à mes
finalités et à mes moyens, plus intelligent je suis.
Être original dans ses idées est une gageure presque impossible ; aucun
nom, à part le tien, ne me vient à l'esprit. Tous répètent, imitent,
transforment. Ou bien sont incapables de métaphores, ce qui fait
dégringoler leurs idées. Les idées font partie du patrimoine collectif ; je ne
peux faire parler mon visage que dans le mot, muni de musique et
- 190 -
- Valéry - Intelligence -
d'ironie. Je garderai mes mots au fond de mon âme, tandis que mes
pensées rejoindront les esprits des autres, pour s'y dissoudre.
Celui qui vit des commencements, n'attache pas beaucoup d'importance à
la causalité, cette niche des bavards et des superficiels. Tu exagères, en
parlant de l'origine de la place imméritée de la causalité : La conception
de 'cause' est la perdition de toute bonne représentation. Le noyau dur de
la représentation se charge de l'être, la représentation du devenir (ou de
l'agir) se greffant la-dessus (la jointure entre ces deux facettes, c'est la
modélisation de l'advenue de l'être à l'existence, suivant les lois
physiques,
chimiques,
organiques).
Dans
le
modèle
du
devenir
apparaissent les sujets, les projets, les objets, impliqués dans les
changements
d'états
et
associés
aux
fonctions
de :
conception,
commandement, exécution, outil, matière, et chacun de ces éléments, par
un libre arbitre du modeleur, peut être déclaré cause. Cause sans fonction
n'a pas de sens, mais c'est ce que font les adeptes du caractère universel
de la causalité.
La causalité est secondaire dans la représentation et omniprésente en
réalité. Trois sortes de réel : le minéral, le vital, le social. Leurs contraires
s'appellent mot, pensée, aristocratisme. Éviter de me servir du premier
comme du support de mes émotions ; vénérer le mystère du deuxième,
sans le réduire aux solutions du troisième ou aux problèmes du premier ;
ne pas me frotter au troisième, qui est pourtant le seul à donner un sens
à une écriture. Et ils n'entendent pas la chose de la même oreille : exclusen le réel (Mallarmé, le premier sens) ; s'immuniser contre le réel (Proust,
le deuxième) ; l'âme outragée par le réel (Chestov, le troisième) ; le réel
est nul (toi, tous les trois).
Ton
intelligence :
t'intéresser
aux
conditions
de
la
pensée,
te
désintéresser de ses conclusions. Puisqu'un bon esprit saura reconstituer
le déclenchement des conséquences d'une règle bien conçue.
- 191 -
Tu
- Valéry - Intelligence -
surclassais Einstein dans tous les compartiments du jeu de l'esprit (et où
échouait Bergson) ; aujourd'hui, l'analyste-programmeur est plus spirituel
que leurs Prix Goncourt.
Penser la pensée, telle est la démarche commune de vos deux belles
têtes, toi et Heidegger ; toi, tu vois la valeur de la pensée dans son
venir-au-monde soudain et fatal et, ingrat, tu te détournes d'elle, une fois
qu'elle est fixe ; Heidegger voit dans la pensée (Denken) une gratitude
(Danken),
qu'il
doit
à
l'être-dans-le-monde.
Pour
enchaîner,
phonétiquement, je dirais, que la pensée ne doit pas panser les plaies, où
bat le pouls de la vie.
Des trois chambres de trésor, que Dieu a mises en moi - l'âme, le cœur et
la raison - seule la dernière est indiquée en chiffres lumineux, jolis taux
d'intérêts. D'où le déficit chronique dans les échanges avec deux autres.
L'intelligence, souvent, consiste à laisser la raison suivre les ordres de
l'âme ou du cœur. Seulement, il faut avoir la conscience de disposer de
ceux-ci, dont tu doutes : L'imbécile est celui qui n'a pas l'idée de se servir
de ce qu'il possède.
Si tout premier signal du cœur est le meilleur (le génie du cœur), avec les
productions
de
l'esprit
(la
passion
savante)
il
faut
attendre
systématiquement un second signal pour s'entendre. Tant et si bien que je
pense de Descartes, je veux de Nietzsche, je dois de Tolstoï, ton je puis,
je suis de Heidegger - leurs premiers signaux - gagnent en intérêt, si j'ai
la patience d'écouter leurs successeurs, qui ne sont jamais produits par la
même fibre.
Une hiérarchie de valeurs externes s'établit en fonction de la hiérarchie de
mes juges internes : à ma raison, à mon esprit, à mon âme, en tant que
juges, correspondent le savoir, l'intelligence, le talent des autres. Et c'est
ainsi
qu'au-dessus
du
beau
savoir
intelligence, et le beau talent de
- 192 -
de
G.Steiner
je
placerai
ton
Nietzsche - au-dessus de ton
- Valéry - Intelligence -
intelligence.
L'intelligence se révèle dans les tâches de représentation, de mise en
forme langagière, d'interprétation. Contrairement au savoir, l'intelligence
est un don gratuit, frappant au hasard les forts et les faibles, les
paresseux et les zélés, les rêveurs et les empiristes.
Deux cas qui m'intriguent : Wittgenstein et toi-même. Tous les deux,
vous ne connaissez rien ni en linguistique ni en mathématique ; mais dans
vos avis respectifs la-dessus, Wittgenstein est complètement niais et toi –
exceptionnellement brillant. Wittgenstein est homme subtil et penseur
nul ; toi, tu es penseur subtil et homme nul. Wittgenstein voulait bâtir un
système ; toi, tu l'incarnais en toi-même.
Deux types de philosophes de système : ceux qui le cherchent, en
parcourant des yeux l'univers entier, et ceux qui le portent au fond de leur
propre regard. Les premiers disposent d'idées, banales a posteriori ou/et
farfelues a priori ; leur but, un tableau cohérent du monde, y est au
centre.
Les
seconds
s'identifient
avec
leurs
mots,
un
concentré
d'intelligence, de noblesse et de tempérament, un réseau de contraintes,
déterminant l'élan de leurs commencements, dans leur propre voix, à
travers
leur
propre
visage.
L'immense
majorité
des
philosophes
professionnels ne maîtrisent aucun système et ne s'occupent que de
l'histoire routinière de la philosophie.
Je suis d'autant plus intelligent, que je sais moins ce que je veux et que je
sais plus ce que je peux. Pour faire ce que je peux, il faut du génie ; pour
faire ce que je veux, le talent suffit. Pourtant, le talent, c'est le pouvoir ;
le génie - le vouloir. Le talent, c'est surmonter ce qui est humainement
difficile ; le génie, c'est maîtriser ce qui est divinement facile, tout en
restant humainement impossible. Tu as bien vu leurs poids : Le talent
sans génie est peu de chose. Le génie sans talent n'est rien. La volonté et
la maîtrise devraient me pousser vers ce que je ne peux pas savoir.
- 193 -
- Valéry - Intelligence -
Pourfendre un adversaire semble être un pré-réquisit de toute écriture
ambitieuse ; ici, il y a deux clans : ceux qui s'acharnent contre les sots Molière, Flaubert, Tolstoï, ou ceux qui s'en prennent à leurs pairs – toi,
avec Dostoïevsky, Nietzsche. Il est instructif d'observer que la contagion
de ces auteurs par le niveau de leur adversaire est bien perceptible.
La véritable pensée est toujours métaphorique, mais les herméneutes
académiques
la réduisent au stade de squelette ou de banalité.
L'intelligent la rehausse, grâce à ses propres contre-métaphores. Toi, tu
parlais de la mettre à l'épreuve par des rôles nouveaux : Approfondir une
pensée, c'est l'éprouver par des rôles de plus en plus difficiles. En plus,
ces passages devraient être si radicaux, qu'au lieu d'admirer la pensée, je
me mettrais à admirer le langage du nouveau rôle. Je ne peux pas être un
grand acteur, si je ne convainc que dans un seul rôle.
Finalement, comme au savoir on attribue plus de vulnérabilité face à la
douleur, dans l'intelligence on voit souvent un tyran en puissance. Que
gagne celui qui est plus intelligent ? - une cellule plus vaste (S.Weil), un
souterrain plus profond (Dostoïevsky), des ruines plus hautes (Cioran), un
banc des accusés plus étroit.
- 194 -
- Valéry - Élan -
Élan
Si les contraintes, et donc le goût, déterminent le vecteur de mes
premiers pas, c'est le tempérament qui les munira d'intensité et se
traduira en élan vital, si cher à Bergson. C'est un élan d'immobilité,
l'énergie de l'âme enchantée et non le dynamisme de l'esprit enchanteur,
la force d'une corde bandée, la pénétration d'un regard dominant les
cibles, l'effort qui entretient la sensation des ailes et l'oubli des pieds, la
grâce du ciel et la pesanteur de la terre.
La contrainte m'éloigne des choses indignes et empêche l'espérance d'aller
jusqu'aux fins, l'élan me voue à la dignité élective et intronise l'espérance
dans la majesté des commencements.
Ce que l'intensité est pour l'être, l'élan l'est pour le devenir. La pure,
l'angélique disponibilité, occultant l'acte et amplifiant le rêve.
Le philosophe universitaire fouille la chimère de l'être et l'entraîne dans le
mouvement d'un devenir mécanique. Le poète s'incarne, viscéralement,
dans un haut devenir créateur et lui imprime la profondeur et le drapé de
l'être invariant.
Ton élan d'esthète s'opposait à la quête des profondeurs ; tu le nommais
– excitant, prédécesseur des nourritures. En jugeant Pascal ou Nietzsche,
tu les traitais d'excitants, tandis que les auteurs sobres, et la vie même,
seraient, à tes yeux, des nourritures terrestres. Mais c'est, curieusement,
Nietzsche qui considérait comme excitants pernicieux, barbarici, ce qu'est
la vraie vie : erotica, socialistica, pathologica.
Hölderlin et Heidegger ont tort d'opposer le pathos sacré de la quête
grecque à la sobriété junonienne du don de représentation - ce sont deux
dons incomparables, l'un artistique et l'autre intellectuel, l'un langagier et
- 195 -
- Valéry - Élan -
l'autre conceptuel. Nietzsche trouve une opposition plus juste entre deux
types d'art, entre deux genres de pathos : Apollon et Dionysos. Le second
apporte à l'élan une saine ironie, me préservant du cynisme. Le cynisme
étouffe l'élan, l'ironie le rend plus sacré, car plus éloigné ou isolé de ses
sources défendables. Le pathos doit se compléter par un éros ; être
amoureux soit comme Orphée soit comme Narcisse. Mettre mon chant au
service des rameurs ou garder non troublée la surface de mon lac
intérieur, reflétant mon image. Être soutenu et par Apollon et par
Dionysos, ou ne compter que sur mes propres fibres.
Toute bougeotte s'achève en platitudes (prenez à la lettre l'avertissement
de Jésus : Si on vous dit qu'Il est ici, n'y allez pas, car l'essentiel mérite
votre immobilité et absence), et le cynisme est mouvement. Souvenezvous, que c'est l'ironie qui manqua le plus à l'œuvre nietzschéenne : Le
cynisme, la plus grande hauteur accessible sur terre - Das höchste, was
auf Erden erreicht werden kann, der Cynismus
- sur les
cartes
psychologiques, toutes les coordonnées d'écoles sont plates ; le relief, et
donc la hauteur, s'introduisent par la troisième dimension, créée par le
talent, l'ironie et la noblesse.
L'extase, comme état d'esprit, devrait être réservée aux seuls gentlemen
(et interdite aux moines, avocats ou journalistes). Il faudrait bannir de la
scène publique l'exaltation de l'ampleur (Wagner), de la profondeur
(Dostoïevsky), de la hauteur (Nietzsche) et bercer les hommes par
l'apaisante platitude, ou la mélasse, des Proust, Chopin, Hegel, qu'on
glisserait entre les agitations des stades, des Bourses ou des salles de
débat des intellectuels parisiens. L'avenir n'appartient ni au gouffre ni à la
montagne, mais à la platitude.
Arrivé au stade extatique de tout ce qui est beau ou grand, j'ai des raisons
d'égale justesse pour me dire bienheureux ou bien prêt à me pendre,
question de goût ou de style ; Cioran vote pour la seconde issue, la plus
facile, Nietzsche - pour la première, plus ardue, et moi, je n'exclus ni l'une
- 196 -
- Valéry - Élan -
ni l'autre, j'en cherche des unifications. Encore faut-il savoir atteindre une
extase. Tu savait la créer par une intuition verbale ou intellectuelle.
Chercher dans le nécessaire - le désirable (amor fati), que vaut cette
morne litanie des stoïciens et nietzschéens à côté de l'éclat de ton :
trouver dans le désirable - le nécessaire (fatum amoris) !
En remontant aux causes premières, à partir même du plus profond de
mes embrasements, je tombe, immanquablement, tôt ou tard, sur un
leurre, ce punctum pruriens (Schopenhauer) de toute pensée : Dès qu'on
insiste un peu, c'est le vide - Céline. Ne pas insister n'est pas glorieux ;
dans l'arrêt au milieu de cet effort, tu voyais la bêtise : Ce n'est qu'un
esprit peu exigeant qui se contente de peu. Un sot serait-il un sage ? puisque, d'après Horace, ne pas le savoir, c'est vivre en esclave.
L'homme subtil vénère, en hauteur, l'ordre et surmonte, en profondeur, le
désordre. Le deuxième cas, pour l'homme intelligent, est beaucoup plus
fréquent, et je peux dire, que la vraie anthropologie est avant tout une
entropo-logie. Par un essor-hauteur de l'âme je surmonte l'homme plus
sûrement que par son élargissement-distance (Nietzsche - DistanzErweiterung innerhalb der Seele).
La hauteur, c'est le culte du superlatif, de l'extrême insurpassable. J'aime
les gens tranchants et énergumènes. On ne fait rien de grand sans le
fanatisme - Flaubert. La grandeur du fait, vue de la hauteur du rêve,
dégringole affreusement. Le fait se réduit aux chiffres, lorsque sa lecture
utopique ou symbolique s'efface. L'énergumène de Diderot ou le possédé
de Dostoïevsky, bref, le fanatique grave dans l'air ce qu'un sobre maçon,
le possédant, exécute en pierre. La valeur est dans la qualité d'un axe
atemporel, le prix est dans la durée. Sans être énergumène toi-même, tu
voyais en lui le sel de la terre : Le monde ne vaut que par les extrêmes et
ne dure que par les modérés.
Les plus savoureux des aliments, c'est chez toi que je les trouve ; les plus
- 197 -
- Valéry - Élan -
flamboyants des excitants, c'est Nietzsche qui me les fournit ; mais ce
sont mon goût et mes appétits qui les commandent ou décommandent à
ma table ; et je reste, volontairement, sur ma faim, cet état béni de mon
corps et de mon âme.
Quel impardonnable cocktail d'acceptions que le mot rêve - Traum dream ! Mettre sous un même vocable ce qui me hante, inconscient, dans
mes sommeils, et ce qu'anime ma conscience, rivale du cerveau ! Le russe
les sépare très nettement : сон - мечта. Interprétation de rêves-сны - de
la voyance, de l'artisanat ; interprétation de rêves-мечты - le contenu
même de l'art, de mes meilleures visions ! En tout cas, le verbe rêver ne
se conjugue plus qu'au passé (au chapitre Rêve, chez les non-rêveurs, toi
ou Freud, - aucune trace d'un rêve au présent). Le nom de Morphée –
faiseur de formes ! - me rappelle, que le bon sommeil est créateur de
rêves, dans les deux acceptions du mot !
C'est chez les bagnards et non pas chez les universitaires que je
découvrais le besoin d'ailes. L'horreur de l'URSS aida à maintenir le statut
de la culture par l'illogisme, l'irrationalité, le discours historique, les
passions. Plus les passions qu'un peuple peut se permettre sont grandes
et terribles, plus sa culture est haute - Nietzsche - Je furchtbarer und
größer die Leidenschaften sind, die ein Volk sich gestatten kann, umso
höher steht seine Cultur. L'horreur des USA est dans l'inculture d'un savoir
rationnel hors toute Histoire.
- 198 -
- Valéry - Action -
Action
Évidemment, si je ne renonce à agir que pour contempler et tout laisser
en place, je ne fais que multiplier le bavardage maniéré. Tu restas
indifférent à tout ce qui se réduit au seul plaisir, sans t'offrir un nouveau
levier, un nouvel angle de vue ou une nouvelle cible – donc de nouveaux
moyens ou buts de l'action. Et tu l'appelles le faire : Tu ne m'apprends
rien, si tu ne m'apprends à faire quelque chose. Tu m'apprends beaucoup,
si tu m'apprends à ne pas faire une chose, sur laquelle il valait mieux
rêver. Au pays de l'action, être, c'est faire. Au pays du rêve, faire, c'est
être. Pour un philosophe, l'être, le devenir, le faire sont des synonymes ;
mais à toute la platitude de l'être heideggérien on peut substituer la
hauteur du devenir nietzschéen ou la profondeur de ton faire.
Il faut chercher à l'agir des alternatives plus opératoires et coriaces que le
far niente. Et le plus souvent, ces écarts relèvent de la famille de
bienfaisantes contraintes. Plus de choses basses j'exclus de mes horizons,
plus mes ailes ont de chances de servir, enfin, pour me faire frôler les
firmaments. Mieux j'oublie, le soir, la pesanteur de mon cerveau, mieux,
la nuit, la grâce de mon âme servira le rêve. Toutefois, pour toi, tout ce
qui change mon état mental est action, non abstinence. Moi, j'en exclurais
les états d'âme comme le cas le plus éphémère des états mentaux. Ce qui
est nécessairement présent dans l'action, ce sont mes intérêts, mes
muscles, mes moyens, échappant à mes contraintes et soumis non pas à
mes commencements, mais à mes finalités.
La disponibilité, l'état d'une corde tendue, refusant de lâcher les flèches,
est-ce de l'action ? Toi, tu serais d'accord. Comme l'est Shakespeare :
- 199 -
- Valéry - Action -
N'être que prêt, tout est là - The readiness is all. Ce n'est qu'un tiers, le
tiers des scouts, l'autre tiers serait prêt pour l'action contraire et le
dernier, le meilleur, pour reconnaître sa défaite (ce que Shakespeare
résume si bien : Être mûr, tout est là - Ripeness is all), quand vient
l'heure de l'acte lui-même (à rebours de l'antériorité de l'acte sur la
puissance d'Aristote ou du Docteur angélique). Du Faire au Fait – je
m'abaisse, du Dire au Dit – je m'élève. L'opposé de l'opiniâtreté ou du
risque. Saluer l'énergie, sans la traduire en mouvement, me contenter de
désirer. Tenir à mon regard, qui accompagne l'action, est plus instructif
qu'agir en le suivant. Savoir ce que je fais, plutôt que faire ce que je sais.
Ne pas redouter de n'être que prêt à vivre. Faire mes sélections, sans
faire de choix. Avoir à ma disposition, sans disposer.
La disponibilité serait le bonheur à proprement parler du Chinois. Il
t'arrivait d'être pur shakespearien : La possibilité est vie, et tout le reste déchet, et si la vie était musique, Verlaine t'y rejoindrait. Caresser l'idée,
sans l'habiller en concept. Je peux rater le but, mais je l'aurai bien perçu
ou bien nommé. Ce qui me conforte dans mon goût des phrases sans
action, c'est la détermination de tous les autres de suivre l'action sans
phrases.
Il y a toujours plus d'arguments profonds en faveur de l'agir ; c'est le haut
savoir qui conduit au goût de l'inaction. C'est en regardant vers le haut
que tu exclamas, illuminé : Que de choses il faut ignorer pour agir !. Le
médiocre, un jour, se dit tout savoir et se met à l'action ; le sage, plus il
sait, mieux il comprend, qu'il ne sait rien, et que l'immobilité interne le
traduit plus fidèlement qu'une action externe. Avec le savoir, je trouverai
toujours une contrainte, qui annihile toute raison de voir en l'action et
moyen et but. L'humilité des buts, la neutralité des moyens, l'intérêt des
contraintes profondes, la passion des hauts commencements – tu le
résumas bien : Je suis fier de mes obstacles.
De toutes les vocations humaine l'appel du Bien est le plus irrévocable ;
- 200 -
- Valéry - Action -
donc, l'adhésion fière au Bien ou l'allégeance orgueilleuse au Mal sont des
actes respectivement niais ou hypocrites : Moralisme et immoralisme me
paraissent choses aussi ennuyeuses l'une que l'autre.
Les actions sont des tumeurs de l'espace, comme le bon sens est une
tumeur du temps. Ce sont les échecs de parcours, il faut les laisser crever,
mourir de leur propre mort. Les échecs de départ, échecs fondateurs
(Sartre), ou les échecs d'arrivée, échecs d'implexe (toi-même), les seuls
à pouvoir servir de leçons et donner la mesure à l'étendue ou à la durée
de mon exaspération.
Ton acte est une rigueur naissante ; la rigueur de Spinoza est un acte né,
stérile. Spinoza se nourrit de mots creux et usés (là où Heidegger, au bas
mot, en trouve de pleins et neufs) ; toi - d'images réalisables, de
concepts vitaux excitant l'intelligence.
Toi, tu ne parles que d'action, et je n'y entends que le rêve ; Nietzsche
ne parle que de rêves, et le sot ne lui trouve qu'un appel à l'action.
Selon toi, l'action va du sentiment à la forme, et selon moi - de la forme à
son fond réel ; tu l'identifies avec l'enveloppement et moi - avec le
développement. Ton l'homme est action et mon l'homme s'arrête à
l'action disent, en définitive, la même chose. Nous sommes d'accord, que
la
quête
la
plus
passionnante
de
l'art
concerne
le
cheminement
imprévisible entre l'impression et l'expression. L'expression fixée doit
rester sans prolongement.
Dans l'art, l'action s'oppose à l'image. La musique - pure action sans
images ; la peinture - pure image sans action ; la poésie - image se
muant en action.
C'est la mimesis (représentation, en grec), la noble imitation, qui est
source de toute création (avec l'herméneutique - interprétation), et
lorsque ce qu'on imite est action on l'appellera poésie, la poïesis.
La liberté est hésitation et hasard ; c'est pourquoi mon acte, mon
sentiment, ma pensée ne sont pas moi, mais de moi. Le moi mystérieux
- 201 -
- Valéry - Action -
ne se réduit à rien de connu ; il est ce que l'inspiration est pour le poète.
Il est la source de la création, qu'on pourrait appeler méta-savoir : Le
savoir se confond avec la poésie du soi absolu - Schelling - Die
Wissenschaft löst sich in der Poesie des absoluten Selbst.
N'agir que dans l'absolu, percevoir le monde comme si c'était la première
fois, telles sont les étranges poses, que tu attribues à l'artiste : Paradoxe
de l'état artiste. Il doit observer, comme s'il ignorait tout, et exécuter,
comme s'il savait tout. Comme c'est souvent le cas, avec toi, le savoir et
le devoir se détachent du vouloir - du désir ; dans l'observation, le désir
de fermer les yeux, dans l'exécution - de les garder grands ouverts et
brillants.
Mais
l'artiste
sait,
que
tout
commencement
est
recommencement, toute invention – réinvention.
Ce qui est si original et audacieux, dans ta vision de l'action, c'est ton
refus de maintenir en vie ce qui la quitte, c'est à dire les fruits de mon
action : Le véritable orgueil est le culte rendu à ce que l'on voudrait faire,
le mépris de ce que l'on a fait, ce qui est une idée bouddhiste. Mais,
paradoxalement,
c'est
une
belle
attitude
de gagnant !
Le vaincu,
s'acharnant contre ses propres décombres, - non, il faut qu'il rende le
culte au versant écroulé et pittoresque de son édifice. Mépriser les
façades, se réfugier dans les souterrains.
Peser l'homme en fonction de ce qu'il veut (Nietzsche, l'acte-intensité), de
ce qu'il peut (ton acte-compétence), de ce qu'il doit (Tolstoï, Tagore, les
francs-maçons, l'acte-performance) - je le réduirais à ce qu'il vaut dans
l'art de fabrication de balances et dans l'inaction.
- 202 -
- Valéry - Commencement -
Commencement
Le plus clair de notre temps, nous le passons, juchés sur les épaules des
géants, dans l'inertie des pas microscopiques, nous, exécutants d'un
scénario, dont les finalités sont obscures et les origines inaccessibles.
L'ennui du parcours, la pénurie de bons acteurs et l'indifférence aux
dénouements font qu'il n'est plus question d'écrire des livrets complets,
sans tomber dans la robotique ou la démagogie. Il restent la source,
l'amorce,
l'initiation.
Le
contraire
de
la
philosophie
officielle,
qui
m'enquiquine avec son intérêt imposteur aux dernières finalités.
Ceux qui abordent les thèmes philosophiques se divisent, nettement, en
trois catégories, en fonction du stade de concentration maximale de la
pensée, où ils déposent les limites de leur fond et cherchent l'excellence
limite de leur forme - le commencement, le parcours, la finalité.
Face aux regards incompatibles sur le monde, il y a donc trois attitudes
possibles : chercher des finalités communes (l'universalité kantienne),
imaginer un processus de conciliation (la dialectique hégélienne), clamer
de nobles contraintes, dès le départ (le goût nietzschéen).
Les penseurs (Wittgenstein II, Heidegger II) m'ennuient avec des
revirements radicaux et profonds de leurs dernières pensées ; les rêveurs
(Nietzsche, Cioran) m'enthousiasment avec
leur haute fidélité aux
premiers émois. Algorithmes des ruptures, rythmes des signatures.
Les profonds choisissent les fins, les médiocres s'éternisent sur les routes,
les hautains s'identifient avec l'élan des débuts aphoristiques. Les deux
premières familles, nourries par l'horizontalité, sont condamnées à se
retrouver, tôt ou tard, dans la platitude, qui accueille tout ce qui est
consensuellement fixe. La verticalité ne peut se maintenir hors les
commencements les plus laconiques, mais annonçant, majestueusement,
- 203 -
- Valéry - Commencement -
leurs vecteurs.
Les seuls commencements, dignes d'un philosophe, sont : la souffrance
(Dostoïevsky), la noblesse (Nietzsche), le langage (toi-même). Les
commencements
logique
(Aristote),
méthodologique
(Descartes),
dialectique (Hegel) ne sont que des pas intermédiaires et, donc, insignifiants.
Pour être inépuisables, les meilleurs cerveaux sont toujours initiaux : dans
l'amplitude de la langue - Heidegger, dans la hauteur du ton - Nietzsche,
et toi - dans la profondeur du regard. Les médiocres sont toujours dans le
développement, remplissage ou collage.
Évidemment, le commencement t'intriguait davantage, même si tu n'es
pas un philosophe académique (tu te posais toi-même en antiphilosophe), puisque, en paroles, tu es adepte de l'acte (du savoir-faire),
c'est à dire de quelque chose d'intermédiaire, tandis que les philosophes
normaux évoluent soit dans les commencements de l'esprit et de la raison
(Descartes ou Nietzsche), soit dans leurs fins (Kant ou Hegel).
Ce qui rend le commencement suffisant et tout développement – superflu,
c'est la musique, déterminant et le thème et le rythme. C'est ainsi que tu
réhabilitais le terme ambigu d'action : Une action est rythmée, quand elle
dépend uniquement de son commencement.
La grandeur des génies est dans leurs commencements, où le devenir
présente toutes les caractéristiques de l'être. Je pardonne tout à celui qui
a et le talent et la noblesse : Nietzsche n'a aucune intuition du poids
capital des contraintes, mais sa belle peinture fait oublier la niaiserie de
ses buts (le surhomme), de ses moyens (la réévaluation de toutes les
valeurs, la volonté de puissance) et de ses chemins (l'éternel retour), au
moins dans le sens des herméneutes.
Le commencement noble n'indique pas de direction, mais détermine la
hauteur ou l'intensité : À chaque fois, le commencement doit laisser
- 204 -
- Valéry - Commencement -
perplexe ; ensuite, une lente montée d'inquiétude - Nietzsche - Jedesmal
ein Anfang, der irreführen soll. Allmählich mehr Unruhe.
Le spectre de l'impulsion initiale, c'est ce qui distingue un homme
intéressant. Tout s'achève avec mon commencement - T.S.Eliot - In my
beginning is my end (ne pas croire les Chrétiens, naïfs ou hypocrites : my
end is my beginning). En grec, commencer signifierait commander volonté
de
puissance
(pour
Nietzsche,
vouloir,
c'est
obéir
au
commencement, plutôt que commander la fin) ! L'unique joie au monde,
c'est de commencer - Pavese - ricominciare è l'unica gioia al mondo.
Ensuite, le poète, qui doit être Prince, la conserve (tu l'admets, avec une
admirable humilité : nous ne sommes pas responsables de ce qui naît en
nous, mais de ce qui dure), le philosophe la contrecarre par un angle de
vue paradoxal, le pragmatique la rattache à la réalité. La pulsion,
l'expulsion, la propulsion.
Dans les commencements mythiques, le Verbe ne viendrait qu'en
troisième position, après l'Étonnement (Thaumas du thaumaturge) et les
Couleurs (Iris de la poïésis). Une fois de plus, c'est toi, avec ton Étrange,
qui est le plus près des sources !
Ce qu'on prend pour commencements divins - Verbe ou Amour - devient,
traduit en notre modeste idiome humain, des fins ultimes - livre ou
caresse, auxquels aboutissent la vie et son bonheur.
Tu es plus complet que Nietzsche. Car, si je n'avais pas suivi ce
cheminement préalable : les choses, les idées, les principes, les amorces,
je n'arriverais pas à défendre les commencements, tout en visant la
complétude.
Mon admiration oscille entre l'art de la naissance (ton paysage) et l'art de
la transformation (le climat de Nietzsche). Mais tous les deux, vous fuyez
le pire, celui de la nature morte. L'élégance d'une logique monotone,
l'audace d'une logique non-monotone. Quelle cervelle que la tienne,
voyant en Nietzsche un essai d'une logique à base réflexe !
La négation comme moyen, central et explicite, ne vaut pas grand-chose ;
- 205 -
- Valéry - Commencement -
mais en tant que contrainte, inchoative et implicite, comme refus
d'aborder les choses basses, elle peut être noble : Ma véritable valeur gît
dans mes refus.
Donc, dans la forme - ni traités ni romans ni livres sur livres, mais
poèmes, fragments, maximes. Et dans le fond - ni lumière ni calme ni
choses vues, mais étincelle, élan, regard.
L'intégrité, en philosophie, résulte en ennui, en tiré par les cheveux.
L'unité d'une caserne. Le fragmentaire crée l'illusion de sincérité et de
vivacité. L'unité devrait s'acquérir par une hauteur que je ne quitte pas.
Tu voyais dans la maturité d'une pensée signe de sa pourriture : Toute
philosophie ne vaut que dans son état naissant et devient ridicule, si on
essaie de la rendre mûre. Les meilleurs aèdes furent rhapsodes.
Ces moments magiques, où le soi secret se manifeste : par un son, par un
ton, par un fond ; aucune suite, aucun développement, je cherche à
envelopper cet état d'âme, je ne m'intéresse qu'à sa naissance - c'est
cela, le goût des commencements. Ne me séduit que ce qui me précède Cioran – toi, tu aurais pu ajouter - et ce qui m'achève.
Vis-à-vis de mes écrits je n'éprouve pas de sentiments paternels, puisque
toute insémination ne peut y être qu'artificielle. Je ne m'en sens pas le fils
naturel non plus, car dans ma substance pré-langagière, à l'état sauvage,
aucune analyse génétique n'est possible. Et tu as doublement tort :
L'homme, père et fils des idées, qui lui viennent.
- 206 -
- Valéry – Être et Devenir -
Être et Devenir
Personne, mieux que toi, ne se moqua de ce fétiche des creux qu'est le
squelettique être des philosophes raisonneurs. Il est clair, que la table de
Mendéléiev, les herbiers et les viviers, me convainquent de l'existence non
seulement de choses mais de classes de choses (avec les intuitions
spatiales
et
temporelles,
la
pré-notion
de
classe
fait
partie
des
connaissances aprioriques kantiennes). Et ces classes témoignent d'une
unité incompréhensible et d'une magique stabilité. Mais aucun résumé
exhaustif n'en est possible ; premièrement à cause de la finitude de mes
représentations (et l'être des choses est infini et inépuisable) et
deuxièmement, l'évolution, autrement dite devenir, est toujours là, pour
me rappeler, que j'existe non seulement dans l'espace, mais aussi dans le
temps.
Selon quels critères juger de la justesse de mes représentations et
interprétations ? Il faut les confronter avec les choses mêmes, avant toute
référence aux concepts, attributs, liens. Cette virginité, non entachée
d'aucune abstraction, s'appellera être. Elle valide ou invalide mes
concepts ; elle sert de support de sens, que j'attribue aux propositions,
avec leurs valeurs de vérité, dans le contexte d'une représentation. Mais
ces deux fonctions de l'être n'ont aucun modèle théorique sous-jacent ;
elles sont les manifestations les mieux confirmées et les plus immédiates
de ma liberté.
Cette vue de l'être, assez rationnelle, n'est cependant pas celle qui
domine chez les écolâtres, qui se jettent sur ce misérable verbe, encore
plus secondaire et auxiliaire que le verbe, franchement indigent, d'avoir.
Celui-ci concentre en lui tout ce qu'exprime le comparatif des valeurs
humaines. Je ne peux me singulariser que dans l'être superlatif ; ici, au
- 207 -
- Valéry – Être et Devenir -
milieu des mots, si singuliers, si privés d'analogies et de comparaisons,
que l'être y prendrait la consistance du néant ; c'est cette fonction que tu
vois : le mot, pour te multiplier dans le néant. Il faut reconnaître qu'un
certain vide abstrait peut s'avérer moins ingrat que le bric-à-brac concret,
pour recevoir ma musique ou valoriser ma plénitude. Le devenir cherche
la plénitude ; l'être, tu le découvres dans le néant : Ce verbe nul, être, a
fait une grande carrière dans le vide.
L'être trop vague et l'avoir trop net sont à l'origine des fondations de leurs
pensées. Leurs édifices sont sans charme ni vue sur l'étoile ; leur être
mécanique naît du non-avoir tout aussi mécanique. Il faut laisser le
devenir, du soupir ou de la prière, animer nos tours d'ivoire, sous-sols et
ruines, ces séjours principaux d'une pensée organique. Je suis l'âme et
j'ai un corps, le dualisme d'initiation préféré au monisme initial (Spinoza).
L’Être est le résumé latent ou le refuge de toutes les réponses. Mais sa
maison serait le langage - Heidegger - die Sprache ist das Haus des Seins,
langage, qui n'est que l'art des questions !? Et l'on ne peut interroger que
des modèles, c'est à dire des représentations de l'être-là (il est instructif
et comique de comparer avec Hegel : La langue est l'être-là du soi - Die
Sprache ist das Dasein des Selbsts - des chiasmes à n'en plus finir…). Leur
misérable être est un sédentaire collé aux fenêtres d'un asile pour verbes
abusés ; vivent les ruines du devenir, de ce vagabond sans toit ni loi,
touchant, dans ses souterrains, au Verbe pur et crucifié !
Quand je n'ai plus d'essor pour entraîner des verbes, lourds de
promesses, je finis par poursuivre le plus vaniteux, le plus flotteur, le plus
dégonflé des verbes - être. Il ne peut séduire que les superstitieux ou
mentalement incertains, parmi lesquels tu places, à juste titres, les
philosophes universitaires : Déification du verbe être, voilà la moitié de la
philosophie. C'est même pire : il s'agit de la déification de la copule. Et ils
s'imaginent, en plus, que leur idole est monothéiste, tandis que c'est un
monstre, avec une douzaine d'hypostases mécaniques, l'une plus raseuse
- 208 -
- Valéry – Être et Devenir -
que l'autre…
Tout philosophe devrait s'interdire l'usage ontologique du verbe être (que
le Stagirite ne daigna même pas mettre à côté des trois monstres : avoir,
agir, pâtir, et que Lulle négligea dans ses neuvaines ; selon toi, l'ontologie
occidentale existe à cause de la forme du langage indo-européen).
Inexistant en chinois, fantomatique en russe, amputé de sa fonction
copulative en arabe (wjd), ambivalent en espagnol et italien (l'essentiel
ser-essere et l'accidentel estar-stare), envahissant en grec et allemand, il
est un moyen immédiat de dépistage de la logorrhée.
En revanche, l'être se prête bien au traitement par métaphores, le
réduisant au fond aérien. Avec exactement la même fonction que les
métamorphoses ardentes, face à la forme. Une métamorphose est une
métaphore appliquée au devenir.
La solution de l'être est dans un projet, son problème - dans un objet, son
mystère - dans un sujet : du plus facile au plus ardu. Mais je ne trouve le
meilleur que m'étant perdu : se vouer au mystère, c'est se mettre sur le
chemin de l'errance - Heidegger - die Entschlossenheit zum Geheimnis ist
unterwegs in die Irre, ou ayant renoncé aux objets : ce mysticisme sans
objet, qui est en moi - tu voulais dire est le moi.
L'une des justifications de la notion bancale d'être serait qu'elle m'amène
à ce qui n'existe pas. En plus, elle serait un compromis pathétique entre la
profondeur et la hauteur, l'être s'accomplissant dans : l'acquiescement le
plus haut et le plus ouvert à sa propre ruine - Heidegger - das höchste
Jasagen segnet seinen Untergang - les meilleures des ruines s'érigeant en
hauteur, Nietzsche y découvrant la compagnie de Cioran.
Le mystère est présent aussi bien dans l'être du réel que dans le devenir devenir soit de l'inertie algorithmique (voulue par Dieu, sous forme de
science
ou
d'apprentissage),
soit
sentimentale).
- 209 -
de
la
création
(artistique
ou
- Valéry – Être et Devenir -
L'être spatial est moins énigmatique que le devenir temporel. L'égalité est
plus facile à manipuler que l'inégalité. Après de multiples plongeons dans
le flux des choses, Héraclite se désole de l'inégalité du flux, et Nietzsche
se console de l'égalité des choses. Il serait plus instructif de changer
d'élément : à la nage préférer le vol ; d'une bonne hauteur tout flux et
toute chose, c'est à dire tout être et tout devenir, prendraient de beaux
contours de l'éternité.
L'être (humain) est ce qui ne se traduit fidèlement ni par l'action ni par la
pensée ni par le mot. La musique (verbale, conceptuelle, plastique), cette
manifestation du devenir, en reflète mieux le cœur. Tout homme de plume
doit être d'abord un musicien : Un écrivain doit exprimer ce qu'il est et
non ce qu'il pense - Cioran.
Le devenir (créateur) est suspendu entre ce qui est provisoire et ce qui est
définitif. Tu n'es pas tendre avec ces deux états : Ce qui n'est pas fixé
n'est rien. Ce qui est fixé est mort, mais je te comprends, puisque, au
milieu, palpite la vie et s'épanouit l'art. Mais c'est une belle dialectique de
la création ! Le philosophe-poète ne crée que dans l'informe, qu'il a intérêt
d'accumuler en se débarrassant de ce qui prit déjà forme. Ce qui n'entre
pas dans une grammaire n'exprime rien. Fixer, c'est attacher une
mosaïque sémantique à une syntaxe opératoire. Une fois soumis à la seule
syntaxe, tout discours vrai est mort. Ce qui se fixe dans l'espace sera mis
en mouvement dans le temps. C'est en fixant que je prouve ma capacité
de métamorphose. Chercher à fixer dans l'espace, c'est tendre vers la
perfection dans le temps. La liberté futuriste de l'être ou l'irréversible
nostalgie du devenir. La perplexité devant le mouvement insaisissable et
la répugnance à toute fixité - Nietzsche - ein Widerwille gegen alles
Festbleiben.
Je veux - une flèche, je pense - un réseau, je rêve - un regard. Mais ce
regard a besoin de flèches, qui ne volent pas, au-dessus d'un beau
réseau. Donc, l'existence dans ton sens à toi est plus convaincante que
celle de Nietzsche ou de Descartes.
- 210 -
- Valéry – Être et Devenir -
Penser, c'est voir naître en images (pour Descartes, c'est entendre,
vouloir, imaginer) ; être, c'est concevoir sans images. Et ta discrimination
est plus juste que la cartésienne : Parfois je pense, et parfois je suis.
L'invention inspirée paraît se rapprocher davantage du fond du réel que la
représentation rigoureuse ; l'invention, c'est l'imagination non maîtrisée
par la volonté ; et quand la poésie anime l'imagination, c'est le beau se
fusionnant
avec
le
bon
et
produisant
l'amour,
cette
poésie
de
l'imagination. Ta poésie de l'intellect, c'est également de l'invention
heureuse. Aimer, c'est s'arracher à l'inertie de la cervelle et se laisser
guider par l'invention du cœur. L'amour est une espèce de poésie - Platon.
Toi aussi, tu n'apprécies que la naissance : La nécessité de ces objets
verbaux, qui sont Idées, Lois, Être, est seulement formelle. Ce juste
verdict priverait de pain tant de nécessiteux professeurs. Une remarque,
toutefois : les Lois ne sont pas des objets verbaux, elles gouvernent le
modèle pré-langagier.
Mais si le parcours, c'est la paix, la naissance est inquiétude. Disposer de
routes peut même dispenser de cheminement et calmer le prurit
d'inquiétude : Il n'y a pas de chemin vers la paix ; la paix, c'est le chemin
- le Bouddha. Et le tao chinois n'est qu'une voie, un commencement actif
et un mouvement passif, les deux se passant de logos des fins, un concept
à mi-chemin entre l'être et le devenir. Et Jésus ne connaît pas d'autres
chemins que Lui-même. Faire, c'est se faire - comme tu l'enchaînas.
- 211 -
- Valéry - Modernité -
Modernité
Dans les écrits des médiocres, je tombe sur les copies des colloques, les
faits divers, les morsures des amours-propres, les flèches fichées dans les
cibles modernes et inanimées. Quand on ne maîtrise pas l'invariant, on se
saisit de l'éternel. De l'éternel ennui : l'imitation, la critique de critiques, la
solidarité avec le souci contemporain et l'indifférence pour la fraternité
avec l'intemporel.
Tous les jours j'entends le bavardage sur le tournant monumental qu'on
serait en train de vivre, là où je ne vois que l'inertie et le retour routinier
des
mêmes
antiennes.
Un
peu
d'objectivité
me
ferait
cependant
reconnaître que la prolifération de robots, suite aux mutations des
moutons, est un phénomène qu'ignoraient les époques moins mécanistes.
Qu'a-t-elle donc de particulier, notre époque ? L'élargissement de la scène
publique, où peut retentir désormais n'importe quelle voix, - l'élite d'antan
y serait aussi inaudible que la nôtre. L'élargissement des jurys ; le juge,
aujourd'hui, c'est la statistique universelle, l'audimat, pratiqué par les
académies et les managers, les éditeurs et les fabricants. L'élargissement
des portes des églises ; l'égalité des hérésies, des insensibilités, des
conformismes, des corrections politiques et rituelles. L'élargissement des
petits bonheurs ; l'éviction de toute démesure, l'auto-contrôle des écarts,
la chasse aux illusions, nuisibles au bon fonctionnement de l'économie.
Tes contemporains, comme ceux de Montaigne, de Pascal, de Voltaire, de
Hugo, se lamentaient, exactement comme les miens, sur la dissolution des
sens, l'effondrement des principes, la déchéance des hommes, la
désintégration de l'humanité. La seule différence notable est que tes
contemporains s'appelaient gide et les miens - houellebecq. Ceux-là furent
héritiers
d'une
grande
culture,
et
- 212 -
ils
concevaient
leurs
propres
- Valéry - Modernité -
commencements ; ceux-ci sont porte-parole accumulatifs d'une inculture
moutonnière ou robotique.
Tu étais d'une rare lucidité : Tout homme tend à devenir machine.
Habitude, méthode, maîtrise, enfin - cela veut dire machine. Même la
sédition n'ajoute souvent que quelques boutons ou quelques écrans de
plus. L'unité centrale se réduisant de plus en plus aux besoins des
périphériques. La machine, au moins, dispose d'algorithmes, c'est à dire
d'arbres de prises de décision, chargés d'inconnues, tandis que l'homme
se réduit, de plus en plus, aux habitudes, à ces algorithmes dégénérés,
puisque dépourvus de variables.
Et pourtant, cet homme, devenu machine intérieure, s'insurge contre
l'invasion des machines extérieures. Imaginez Platon, se cramponnant à
sa cire et à son stylet et brocardant l'infamie technocratique des
inventeurs du papier (comme Chateaubriand et Vigny maudissant la
locomotive à vapeur) - c'est pourtant ce que font nos intellectuels
geignards et aigris, face à la joyeuse avancée du gai savoir des
ordinateurs. L'affreux Gestell de Heidegger n'est pas en salle-machine, il
s'incruste dans vos circuits mentaux sans courant de rêve ! Le triomphe
du robot, chez les hommes, n'est ni extérieur ni technique, mais intérieur
et psychique. Moi, charlatan de mon étoile, dois-je m'effaroucher,
puisqu'on se met à explorer les astres ?
Pour insulter un homme, on le compare à un animal ou à une machine.
Claudel emploie un baudet et un pion, pour parler de toi et d'Alain. Pour
se permettre cela, il fallut bien que, sur l'échiquier et dans la basse-cour, il
vous fût bien supérieur : un vrai fou de Dieu et une vraie vache. À sa
décharge - son mot : Quoiqu'il soit vilain de ressembler à une vache,
ressembler à une machine est beaucoup plus répugnant.
La définition cartésienne des animaux, en tant que machines, est étendue,
aujourd'hui, à l'homme. Tant que l'injustice ou l'irrationnel hérissait le
paysage humain, l'homme avait une chance d'échapper à la mutation en
machine. Tous les Descartes modernes abandonnèrent cette ultime
- 213 -
- Valéry - Modernité -
réticence et déclarèrent la justice - terrain non-déconstructible, et même
le seul (Derrida). La honte des sens et l'ironie du sens - les seules facettes
humaines, que la machine ne reproduira jamais ; quant au reste, tu as
raison : Le modèle Machine doit être pris comme base du système Homo.
L'homme de la nature : l'imposture incohérente. L'homme moderne :
l'authenticité
calculée.
L'harmonie
artificielle
leur
manque,
ton
incohérence harmonique.
L'équilibre moderne : les moutons apprirent le calcul, aux robots on apprit
à former des troupeaux, des réseaux, - l'extinction de nature et de
culture. Et dire que tu rêvais jadis de la présence de choses absentes,
résultant de l'équilibre des instincts par les idéaux.
À vue de nez, l'héroïsme est une camelote périmée, dont n'émane plus
aucun parfum de renommée ou de mythe. Le pragmatisme pestilentiel
remplit désormais le rayon des actions. La caducité est spatiale pour le
sage (même pour ton Sage du Café du Commerce), temporelle pour les
autres.
C'est avec les graines du champ de l'impossible qu'il faudrait ensemencer
celui du possible. Pour des récoltes immortelles, la génétique modifiée est
sans danger. Ô mon âme, n'aspire pas à la vie immortelle, mais épuise le
champ du possible - Pindare. Ne pas me laisser envahir par l'ivraie du
nécessaire. C'est ainsi que tu as lu Pindare, comme ensuite l'a mis en
exergue Camus. Regardez, aujourd'hui, les champs du possible, en
peinture ou en musique, - les distinguez-vous des décharges publiques ?
Et l'écriture, elle aussi, subit chaque jour davantage cet urbanisme
lugubre et aculturel, ennemi de la kénose vivifiante.
La culture organique perd son prestige ; la civilisation mécanique s'y
substitue. L'intellectuel s'en va, ou, plus précisément, il se mue en
journaliste, ingénieur ou avocat. Ce n'est pas à cause d'un prétendu
- 214 -
- Valéry - Modernité -
gouffre grandissant entre la vie réelle et les intellectuels, que ceux-ci
perdront de leur intellectualisme. C'est, au contraire, à cause de leur
fusion journalistique avec la vie réduite aux statistiques. Ce gouffre béni
aura existé pendant 250 ans, mais des pelletées des Balzac, Dickens,
Hugo, Tolstoï, Sartre l'ont comblé malgré quelques sapes de Flaubert,
Nietzsche ou toi-même. Jadis, on confondrait l'intellectuel avec le
vagabond (c'est à dire extra-vagant – celui qui vagabonde hors la vie) ;
aujourd'hui, il est indiscernable d'avec le garagiste.
Créer une sensation, le seul but des plumes grisâtres. Un art entre en
décadence, lorsqu'on y met moins le souci du beau que celui du bizarre Voltaire. Tu exagérais moins : est beau ce qui est rare. L'ordinaire
obsessionnel se déverse aujourd'hui de toutes les plumes ; la bonne santé
de la mienne se confirme par l'indifférence qu'elle suscite par son
étrangeté. Non, plutôt une haute décadence des grimoires que de basses
cadences des miroirs.
Jadis, dans l'idéosphère, l'image était une idée métaphorique, se passant
de son stade interprétatif ultime, celui du sens ; la graphosphère égalisa
l'image et l'idée ; la vidéosphère actuelle se débarrasse de toute
métaphore et réduit aussi bien l'image que l'idée - à leur sens. Où elles se
retrouvent en compagnie des modes d'emploi et des guides touristiques.
Jadis, la vie se déroulait entre la sobriété du sens et l'ivresse des sens ; la
sobriété de la raison l'emporta, et une sobre concentration règne dans
toutes les têtes, l'âme ayant crevé suite à la gueule de bois trop
prolongée.
J'envie
ton
temps,
où
l'on
pouvait
dire
cette
chose
invraisemblable : L'homme moderne s'enivre des dissipations.
J'entendis tant de voix annonçant leurs soli intégraux, et dans lesquels je
devine immédiatement le chœur de l'époque, que je décidai de confier à
l'orchestre intemporel l'interprétation de mes soliloques.
- 215 -
- Valéry - Poésie -
Poésie
Mes trois interlocuteurs sont tous poètes. Toi – en musicalité, Nietzsche –
en noblesse, Cioran – en tonalité. Mais votre vrai métier, c'est la
philosophie. Mais comment vous comparer aux rats de bibliothèques qui
dominent cette noble profession ? Dans une communauté, dans laquelle
sont figés les vocabulaires, les grammaires, les références croisées et les
genres, comment admettre le culte des commencements personnels, le
mépris de la continuité, le refus du sérieux, l'ironie hautaine ? Devant mes
intrus romantiques, je sens partout la gêne des infâmes prosateurs. Ces
lourdauds ne comprennent pas, que seul un poète peut adouber un autre
poète. De leur part, vous reconnaître, c'est avouer, implicitement, leur
propre nullité.
La poésie innée se traduit aussi bien en forme qu'en fond. Toi, maître de
la pensée, tu le comprends bien : Idée poétique est celle qui, mise en
prose, réclame encore le vers. La prose est modération en sons ou en
ferveurs ; la poésie est leur exacerbation. L'élan sans musique, la mélodie
sans essor me rappellent trop la vie difforme.
Tant de tentatives avortées, chez les non-poètes, d'attraper le ton
poétique. Tu y vois même un bon critère, pour reconnaître un vrai poète :
Est poète celui à qui la difficulté inhérente à son art donne des idées et ne
l'est pas celui auquel elle les retire. Le premier, en divaguant, est surpris
par
ces
Visitations
non
annoncées,
le
second
prend
de
vagues
Annonciations pour de vrais miracles.
Tous les poètes français d'avant Aragon furent terrorisés par l'orthographe,
dans la recherche de leurs rimes ; ils vous parlent de musique (Verlaine),
de voix (toi-même), de chant (Musset), d'ivresse (Rimbaud), tandis que
je dirais, que c'est la présence de ces misérables e muets ou de consonnes
- 216 -
- Valéry - Poésie -
imprononçables, qui vous préoccupe au premier chef…
Le poète, qui commencerait par l'idée, s'égare et s'embourbe. L'initiative
du premier pas doit aller au hasard du son lumineux, du ton hautain, du
fond
sombre.
Aucune
turpitude
philosophale
dans
tes
poèmes :
Philosopher en vers, c'est vouloir jouer aux échecs selon les règles du jeu
de dame. Le vers ouvre le débat, sans savoir d'avance qui s'y invitera. La
philosophie y engagerait le seul combat, où tous les coups sont permis à
condition d'en faire entendre le pourquoi. Et si la poésie apporte, en plus,
le comment, on surclasse les échecs en harmonie et le jeu de dame en
géométrie.
Le poète est un créateur insensé : il est celui qui sait invertir ses sens.
Ton flair, la-dessus, est impeccable : Dans le poète : l'oreille parle, la
bouche écoute, l'intelligence rêve, le manque crée. La musique, le
dialogue, la liberté, la contrainte - comment mieux définir leur place !
L'art de l'éternel est dans la musique, l'objet central d'une bonne
philosophie, qui ne peut donc être que poétique : Seul le philosophe est
poète - Nietzsche - Nur der Philosoph ist Dichter. Par un malentendu
terminologique, pauvre Platon, cet authentique poète, n'entendant goutte
à la mathématique, n'invitait à l'Académie que des géomètres, (ceux qui
savent évaluer les choses terrestres). Lui, qui n'offrait aux hommes que
des mythes, s'en prend à ses confrères : Je mets au défi les passionnés
de la poésie de montrer, qu'elle est non seulement réjouissante, mais
aussi bénéfique à la vie humaine ordonnée. Mais peut-être le chaos et le
spleen sont les seuls éléments, dans lesquels la poésie ne se noie pas.
Les grandes écoles forment le gagnant et tuent le poète, qui est
acquiescement même et porteur de défaites ; elles transforment celui-ci
en combattant débatteur et négateur polémiste. Le poète est le seul
esclave consentant du soi inconnu ; il s'y soumet de bonne grâce ; les
autres ne s'appuient que sur la pesanteur de leur soi connu.
- 217 -
- Valéry - Poésie -
Tendre à réconcilier mes deux soi, c'est être philosophe, et donc le
devenir, ne serait-ce que l'espace d'un commencement.
D'un homme ordinaire, la pensée fait un comptable ; d'un poète – un
philosophe. Le poète mène triomphalement ses idées dans le char du
rythme : ordinairement parce que celles-ci ne sont pas capables d'aller à
pied - Nietzsche - Der Dichter führt seine Gedanken festlich daher, auf
dem Wagen des Rhythmus' : gewöhnlich deshalb, weil diese zu Fuß nicht
gehen
können.
Toute
référence
aux
albatros
ou
alcyons,
en
fait
d'élégance, est une esquive. La poésie doit donner des ailes et non pas
être portée par elles. Mais quand un poème ne fait que marcher, c'est qu'il
perdit le rythme de la danse. Les idées sont peut-être un livret de ballet,
ses costumes et ses décors, mais le poème, ce sont les corps exaltés.
Chez les philosophes apoétiques, Descartes, Spinoza, Hegel, je ne trouve
aucun sujet que toi, poète aphilosophique, n'aurait pas abordé ; chez toi des idées en belles phrases, chez ceux-là - de ternes phrases et de ternes
idées ; les meilleurs des philosophes sont ceux qui reconnaissent, que la
philosophie doit être ancilla Poesiae, comme en témoignent Héraclite,
Nietzsche, Heidegger.
Les philosophes insensibles à la poésie (les légions de professeurs), ou les
poètes impuissants en prose (comme Baudelaire, Rimbaud ou Mallarmé)
font douter de l'universalité de leur don. Les poètes complets mettent de
la poésie en tout, y compris dans la prose : toi, avec Shakespeare,
Goethe, Pouchkine, Lermontov, Hugo, Rilke, Pasternak. La poésie comme
genre ayant sombré, la poésie comme tonalité discursive ne peut plus se
pratiquer qu'en philosophie.
Le fondement d'un nouveau regard philosophique ne peut être ni logique
(Spinoza et sa mathématique), ni dialectique (Hegel et sa synthèse), ni
métrique (Nietzsche et sa transvaluation), ni psychanalytique (Freud et sa
perversion), mais presque exclusivement métaphorique (Derrida voit en
philosophie une théorie de la métaphore !). C'est pourquoi toute création,
- 218 -
- Valéry - Poésie -
en philosophie, n'est que d'ordre poétique. Et le sujet en relève au même
degré que l'objet : L'homme est une métaphore de lui-même - O.Paz - El
hombre es una metáfora de sí mismo.
Être ouvert aux étoiles – un trait commun des poètes et des bons
philosophes.
L'ouvert
physique
et
l'ouvert
topologique
-
aucune
ressemblance ; et j'observe, chez les poètes et les philosophes, que les
plus perspicaces, comme toujours, sont, inconsciemment, plus près du
concept mathématique que de l'image mécanique. Pour les pauvres
d'imagination, l'Ouvert est tout bêtement … pénétrable (même pour
Heidegger : L'Ouvert laisse se pénétrer - Das Offene läßt ein) ; pour les
subtils, il est la condition tragique (Nietzsche et Rilke) de l'intensité de
mes irréductibles élans. L'Ouvert est ce qui est dans la limite inaccessible,
ce qui ne peut ou ne doit pas se connaître : Ce que Nietzsche est et fit,
demeure ouvert - Jaspers - Was Nietzsche ist und tat, bleibt offen.
Nietzsche et Freud : belles métaphores et idées quelconques. Mais les
épigones s'accrochent à leurs idées, sans savoir produire leurs métaphores
- science professorale, tout le contraire du gai savoir.
J'attribue de bonnes notes : excellence en philosophie – toi, Schiller, Rilke,
Pasternak ; excellence en poésie – Héraclite, Nietzsche, Heidegger. Tous
les premiers méritent les deux excellences.
La consolation est une tâche prioritaire de la philosophie ; rendue
poétique, cette consolation, devient prière : La poésie, qui approche de la
prière, est supérieure et à la prière et à la poésie - Cioran. Elle ravit la
prière à la vue des choses et libère la poésie de la recherche d'oreilles.
Que cherche le Zarathoustra naufragé, replongé dans la cohue ? - une
consolation dans son soi.
Exercices de circonstances - c'est ainsi que Voltaire et toi-même, vous
- 219 -
- Valéry - Poésie -
voyiez la poésie. Bander, de temps en temps, mon arc et ne pas craindre
de mourir sans vider mon carquois. L'essentiel n'est ni dans les flèches, ni
dans les cibles, mais dans l'attouchement de certaines cordes et leur
bonne tension. L'espoir, c'est la flèche qui vole, tout en restant au fond du
carquois - Kierkegaard.
Même l'intelligence, au bout du compte, se grave définitivement en
formulations poétiques. Et tu précises : si elle ne veut pas se noyer dans
la routine : l'intelligence nage en tenant la poésie hors de l'eau. Avec des
convulsions des mots flotteurs ! Les idées sont des barques au service du
nageur ; les mots ne sont que des bouées au service de l'étoile.
La poésie est l'art d'entretenir la sensation du lointain, même dans la vie
la plus proche. Mais cette sensation est, toute entière, dans l'élan initial.
Le poète est un Ouvert, fasciné par ses limites intouchables. Je suis resté
poète jusqu'aux limites les plus lointaines - Nietzsche - Ich bin Dichter bis
zu jeder Grenze geblieben.
Pour moi, l'ouverture est aussi importante dans l'être, que pour toi – dans
le faire : Dans tel poème, je n'ai pas voulu dire mais voulu faire, et ce fut
l'intention de faire qui a voulu ce que j'ai dit. Ceux qui ont beaucoup de
choses à dire, le plus souvent, ne savent pas faire ; le désir de faire ne se
traduit dans un dit original que par un don et par un goût. Et le prosateur
et le poète sont travaillés par les appels langagier et mental, par la
messagerie et par le message, mais le premier veut dire son message, en
pensant commander aux mots, tandis que le second fait son message, en
se laissant guider par des sons, images, intuitions. Écris ce qui se fait et
non pas ce qui se dit - Pavese - Conta quello che si fa, non che si dice.
- 220 -
- Valéry - Solitude -
Solitude
Mais quel philosophe n'affichait pas son amère ou fière solitude, face aux
clans
d'adversaires
mathématicien
ou
hostiles
et
l'astrophysicien
incompréhensifs ?
n'est
pas
frappé
Pourquoi
par
le
le
même
ostracisme maniaque ? C'est que premièrement, la matière philosophique
est invérifiable et subit autant d'interprétations qu'il y a d'interprètes ; et
deuxièmement, ce n'est pas l'esprit que le philosophe met dans son
discours, mais son esprit. Mais les vraies détestations engendrent de
fausses solitudes.
Les choses ont changé. Ce ne sont plus les admirations et les haines qui
secouent les arènes philosophiques, mais les comptes rendus, lénifiants,
monotones, polis, formatés. Quelles passions peuvent provoquer les
paisibles et ennuyeux phénoménologues ou philosophes analytiques,
nageant dans leur jargon ou leur inhumanité ?
Leurs
narrations
de
consciences,
d'esprits,
de
grammaires
me
maintiennent dans un état banal de veille. Et moi, je cherche la liberté et
l'inaction du rêve. L'écriture, qui m'intéresse le plus, est dans ton genre,
l'écriture d'une île déserte, avec des images et actes à la Robinson.
Ta solitude est double : les poètes t'imaginent mathématicien hermétique
et restent en dehors de ton univers intellectuel ; les philosophes prennent
la liberté et la fraîcheur de ton regard pour lubies poétiques et s'en
détournent,
avec
condescendance.
Et
ces
deux
communautés
ne
contenant plus de membres communs, tu es condamné à rester
affreusement seul.
- 221 -
- Valéry - Solitude -
Je comprends ce qu'est un bon écrivain, en comparant mon plaisir à te
lire ou à lire Nietzsche : Nietzsche écrit avec son corps, sans se soucier du
mental ; toi, tu occultes le corps et ne fais que sonder les états
mentaux ; mais j'y retrouve le même homme, hors tout cadre temporel
ou spatial, l'homme seul, résumant tout l'univers.
Quand je vois, avec quelle facilité, des tas d'hommes, privés de tout talent
littéraire, empruntent le style et le vocabulaire de Spinoza, Hegel, Husserl,
je comprends mieux ton talent singulier, comme celui de Pascal ou
Nietzsche, qui n'ont aucun véritable acolyte.
La solitude, c'est, quoi qu'en pensent les blasés, - un manque d'hommes,
un envahissement par les choses. Chamfort a tout vu de travers : Dans la
solitude, on pense aux choses et dans le monde on est forcé de penser
aux hommes - bien que les hommes eux-mêmes ne pensent plus qu'aux
choses.
Moi, dans ma solitude, ayant pour seuls témoins les choses, j'invente
l'homme, libéré des choses et livré aux rêves. J'invente mon soi inconnu,
je m'invente. Tu as bien vu ce processus de création de fantômes vitaux :
Le moi me contraint à l'inventer – lui que je ne vois jamais.
Comment m'appuyer sur la solidarité de mes patries ? Et comment savoir
où est la vraie patrie de mes effrois ou de mes enthousiasmes ? Où l'on
est bien, là est la patrie - Cicéron - Patria est ubicumque est bene. Et c'est
quand j'y serai mal que je comprendrai, que je m'étais trompé (avec
Aristophane ou tel Milton : our country is where ever we are well off ou,
mieux, Fénelon : La patrie d'un cochon se trouve partout, où il y a du
gland). La patrie est le pays, qui veut partager ma souffrance, autant dire,
que le solitaire est toujours un exilé. Ou Robinson ou un bon dramaturge :
Ubi pater sum, ibi patria - Nietzsche. Ou un bon interprète : La patrie
n'est pas là où tu habites, mais là où tu es compris - Morgenstern - Nicht
da ist man daheim wo man seinen Wohnsitz hat, sondern wo man
- 222 -
- Valéry - Solitude -
verstanden wird. Ou un bon spectateur : où je comprends et suis compris
- Jaspers - wo ich verstehe und verstanden werde. Toi, tu penchais pour
la patrie d'un bon sculpteur : Où je me crée, là est ma patrie. Pourquoi
pas un bon philosophe : On est bien, là où l'on n'est pas - proverbe russe
- Там хорошо, где нас нет. Ou un ange, enfant du ciel, la patrie de ma
voix et l'exil de ma voie.
Les grands artistes russes ne se mêlaient jamais à la multitude. Quel
contraste avec l'Europe, où l'incrustation de fait se faisait sans peine et en
pleine foire ! Pascal et son commerce de fiacres, Baudelaire, avec son
Moniteur de l'épicerie, Claudel et la Mystique des bijoux Cartier, et même
toi aux Louanges de l'eau de Perrier.
Avec les compagnons, je me sens sur un droit chemin, ou plutôt ce sentier
battu dans la platitude humaine. Tu m'appelles à ne pas changer de
compagnie, puisque un homme seul est toujours en mauvaise compagnie.
Dans la solitude, le sous-homme du souterrain ou le surhomme de la tour
d'ivoire m'isoleront des hommes, en me dégageant de l'horizontalité.
J'aimerai la trajectoire, vertigineuse ou honteuse, sans quitter mes ruines.
Garde-toi de mauvaise compagnie, mais si tu as choisi la solitude, tu ne
te trouveras pas toujours dans la meilleure - Schnitzler - Hüte dich vor
schlechter Gesellschaft, aber wenn du die Einsamkeit erwählst, befindest
du dich nicht stets in der besten.
Je me précipite dans la solitude, lorsque j'entends le troupeau - la foule de
la Johannes-Passion - ou lorsque j'écoute moi-même - Il Vecchio Castello,
la Pathétique, Dostoïevsky, Nietzsche. Après réflexion - l'appel du
Concerto №1 (Adagio) de Paganini, Goethe, Tolstoï, toi-même – je me
mets à chercher mon prochain, mais je ne l'atteins plus, je suis hérissé
d'éloignements, dans lesquels je n'entendrai que le Dieu du Concerto №21
(Andante) de Mozart.
- 223 -
- Valéry - Vérité -
Vérité
Tout scientifique sait, qu'en améliorant ses modèles et en recevant les
confirmations de leur bien-fondé, il apporte de nouvelles vérités (des
factuelles, mais, par conséquent, aussi des déductibles) à l'edifice de sa
discipline. Le mathématicien, en plus, étant libre dans la fabrication de ses
objest d'études, crée, par cette fabrication même, un nouveau terrain des
futures vérités. Le philosophe manipule une matière inarticulée, sans
structures consensuelles, il produit des chimères, autour desquelles il
échafaude des propositions invérifiables, où règne l'arbitraire, le caprice,
l'auto-suffisance. Et c'est lui qui prétend tenir à la vérité - l'aimer, la
chercher et la formuler ! Une simple convention avec soi-même d'essayer
d'aller le plus loin possible, dans la poursuite d'objets introuvables,
d'images fantaisistes, de lâches formules, est prise pour une chasse de la
vérité, et les empreintes chaotiques des pieds, laissées dans la bourbe
purement verbale, sont proclamées témoins du gibier atteint.
Les délicats comprennent, que la naissance de vérités est nécesairement
précédée par la naissance d'un langage ; et ils se mettent à élaborer leurs
vocabulaires, grammaires, périodes, tout en essayant d'imaginer l'ampleur
ou la délicatesse des vérités qui pourraient s'y loger.
Je défais une vérité par la règle (syntaxe), par le souffle (sémantique), par
la liberté (pragmatique). C'est bien dans le langage que tu plaçais ces
principes : Ne cherche pas la vérité - mais cherche à développer ces
forces, qui font et défont les vérités.
Une naïveté très répandue consiste à associer la vérité avec l'absolu du
réel et non pas avec un langage particulier. Il s'agit, une fois de plus,
d'une question de délicatesse de notre regard, comme tu le dis dans cette
- 224 -
- Valéry - Vérité -
hyperbole : Ce qui a été cru par tous, et toujours et partout, a toutes les
chances d'être faux. Il n'y a d'universel que ce qui est suffisamment
grossier pour l'être. Le délicat se réfugie dans le soi inexistentiel. Le
raffinage d'une vérité universelle est un exercice grossier. Ce paradoxe :
l'ennui des concepts dans l'universel ; leur caractère vital dans l'individuel.
Plus que la vérité elle-même, c'est mon œil, mon sens du langage, qui
s'infléchissent.
Sans le don poétique pré-langagier, tourner autour de la vérité, comme
autour d'une machine à vapeur ou du Code de la route, est condamné à
l'ennui et à la routine. Aristote, Spinoza, Kant, Hegel – tout ce qu'ils
exposent, lourdement, sur la vérité, et que leurs acolytes remâchent
infiniment, ne présente plus aucun intérêt et doit être oublié. Toi et
Nietzsche, deux poètes, si éloignés du clan professoresque, vous émettez
la-dessus des avis autrement plus rafraîchissants. Quant aux avis en
marbre, c'est auprès des logiciens et des linguistes, comme Chomsky, qu'il
faut les chercher. Toi, tu t'y prends mal, en pensant que les logiciens ont
la mauvaise habitude de nommer Vérité - ce qui devrait se nommer
Conformité, Identité, Accord - ceci est vrai pour tous, sauf, exactement,
pour les logiciens.
La vérité appartient au langage (une langue, avec sa logique syntaxique,
plus une représentation, avec sa logique sémantique) ; son contraire,
intuitif ou purement langagier, pourrait appartenir à un autre langage et y
être non moins vrai ; et les langages ne sont que des reflets différents de
la même réalité. Toi, en bon connaisseur de la réalité, tu as vu juste :
Vérité signifie traduction et valeur de traduction ; réalité signifie l'intraduit
– le texte original même. Pour l'enrichissement de vérités, les heurts
frontaliers sont plus prometteurs que les barrières langagières ou
douanières. Savoir manier la vérité, c'est savoir franchir les frontières des
langages.
- 225 -
- Valéry - Vérité -
Les médiocres sont fiers de pouvoir garder à l'esprit deux idées contraires,
sans perdre la face. Puisque ces vérités sont formulées, chez eux, dans un
seul et même langage, cette cohabitation paisible dévoile un sot. Le sage,
comme Dieu, a plusieurs demeures, c'est à dire plusieurs langages, et il a
des moyens d'entretenir des contradictions comme on entretient des
maîtresses, qui s'ignorent.
La vérité fait partie de ces objets mathématiques, dont les projections
réelles sont infiniment éloignées, mais se plient, au fond, aux propriétés
abstraites. La ressemblance entre la perfection vivante du réel et la
perfection froide mathématique est purement métaphysique. Rien de
vivant dans la vérité, comme tu le remarquas : Plus on serre ce qu'on
tient, plus on se trouve approcher de l'inintelligible, du dissemblable - la
vérité ne ressemble à rien. Tu veux dire réalité, ce réceptacle des vérités
asymptotiques ou métaphoriques, la formule hors tout langage intelligible.
Elle ressemble au seul point de ma liberté, d'où je tends mes rayons ou
puise mon volume.
Les
vérités
démontrables
peuvent
briller
par
l'élégance
de
la
démonstration ou par la rareté de leur éclairage. Tu tenais beaucoup à
cette dernière qualité : Est beau ce qui est rare. Les plus belles choses
(femme, harmonie, vérité) se conquièrent par la fuite devant une intimité
menaçante. La vérité est trop ennuyeuse et prosaïque, trop habituelle. Il
faut la fuir, pour en faire une rareté - Dostoïevsky - Истина - тусклопрозаическая и обыкновенная. Чтобы сделать её редкой, нужно от неё
отворачиваться.
La beauté a besoin de monstration créatrice, la vérité - de démonstration
calculatrice ; c'est pourquoi les deux me désespèrent : la première, selon
toi, - par verdeur, la seconde, selon Nietzsche, - par laideur.
La vérité est incolore, elle n'a qu'une grammaire, dans un coin obscur du
cerveau. L'harmonie, coloristique ou musicale, se procure par l'exception
- 226 -
- Valéry - Vérité -
appelée rêve. La vérité, dans son abandon, veut être soudain bouleversée
et terrifiée : par rugissement, musique ou appel au secours - Benjamin Die Wahrheit will jäh aus der Selbstversunkenheit gescheucht und sei es
von Krawall, sei`s von Musik, sei es von Hilferufen aufgeschreckt sein.
Toute vérité fixe devient plante d'un herbier (comme le deviennent les
métaphores usées), dont je dois me détourner ; les sots pensent le
contraire : Le plus grand outrage que l'on puisse faire à la vérité est de la
connaître et, en même temps, de l'abandonner - Bossuet.
Le triomphe de la vérité, le déclin des utopies - les premières raisons du
règne actuel de la grisaille dans les têtes. L'imposture des hommes du
rêve, aspirant à plus de fraternité, de compassion, d'émotions, est
définitivement balayée par la déferlante bien justifiée des hommes
d'action, clamant le culte du terrain et le mépris de la hauteur. L'acte
rapporte, le rêve coûte. Pour la première fois dans son histoire, l'humanité
est orpheline de ses poètes.
- 227 -
- Valéry - Ouvert -
Ouvert
Ce mot est une curiosité terminologique. Les acceptions qu'y mettent,
d'un côté, l'homme de la rue, et de l'autre - le mathématicien et le poète
sont disjointes. Le premier renvoie à l'ouverture de mon esprit, aux
serrures libérées, à l'hospitalité ; les seconds se penchent sur mes
frontières, et envisagent leur inappartenance à mon monde intérieur. Le
mathématicien se concentre sur l'être, sur l'espace, le voisinage de mes
limites, où je ne perds ma maîtrise qu'au point-limite même. Le poète se
voue au devenir, au temps, il voit dans l'inaccessibilité de ces limites la
noblesse de mes meilleurs élans. Le Fermé mathématique dit : si je suis
présent dans tout voisinage d'un point, ce point est à moi. Le Fermé
poétique : viser une cible, dont je serai bientôt maître ; le fruit de ma
convergence sera à moi – plus besoin d'intensité du devenir, une déviation
de l'être vers le banal avoir.
Comme toujours, c'est le poète qui trouve la plus belle formule : il veut
donner un sens aux aspirations insensées, justifier la poursuite d'illusions
ou chimères divines, puisque elles sacrent l'élan humain. La limite qui
m'appartient n'est pas à mon soi inconnu ; mon soi inconnu, apparenté à
Dieu, me cerne à mes plus hautes frontières ; la proximité infinie avec
elles, voici le sens de mon élan vers elles !
Dans mes ruines peu fréquentables, j'ai beau faire un pied de nez à tous
ces bâtisseurs d'édifices du savoir ou de maisons de l'être - j'ai honte
devant celui qui refuse les murs, comme toute construction viabilisée, et
vit dans un Ouvert, aux sommets d'une sensibilité (Nietzsche) ou d'une
- 228 -
- Valéry - Ouvert -
intelligence (toi-même), ou bien devant celui qui, dès qu'il voit une
pierre, veut l'attacher à son cou (Cioran). C'est le culte d'un Chaos –
sentimental, mental ou verbal ; chaos voulant dire un Grand Ouvert, celui
qui était au Commencement (Hésiode) !
Le dépassement, nietzschéen ou populaire, en tant que mode de
propulsion vers le surhomme ou le superman, est une démarche des
Fermés : en-deçà de la frontière, je peux espérer une fraternité artificielle,
et au-delà - une satisfaction de la volonté de puissance. Ô combien plus
noble est l'homme Ouvert, qui se fiche des dépassements, et vit de
l'intensité de l'élan, l'attirant vers sa limite, qui ne lui appartient pas !
Chez les Fermés, tout passage à la limite les laisse avec et en eux-mêmes.
Une définition d'Ouvert, mathématiquement rigoureuse, se trouve chez un
poète : Un désir s'élance toujours vers ce qui n'est point lié - Hölderlin Immer ins Ungebundene gehet eine Sehnsucht.
Être un Ouvert : vivre de l'élan vers la limite ; vivre à la limite ou vivre
aux points déterminés, tendant vers la limite, sont deux attitudes des
Fermés. Et je te comprends, toi, sceptique avec les seconds (Montaigne
ou Pascal) et enthousiaste avec les premiers (Descartes ou Nietzsche).
Heidegger a eu une illumination dans ton genre : De toutes les audaces,
celle qui, surtout, exprime l'Ouvert est l'audace prise de vertige dans sa
nature même, et qui fait que tu ne tends que vers ce qui ne peut
t'appartenir - Von allem Gewagten kann am ehesten dasjenige dem
Offenen gehören, was seinem eigenen Wesen nach benommen ist, so dass
es,
in
solcher
Benommenheit,
nie
etwas
anstrebt,
was
ihm
entgegenstehen könnte. Il a vu dans l'Ouvert - synonyme de l'Être : les
représentations ne font que tendre vers les frontières de l'Être, sans
pouvoir les atteindre ; toute représentation est une clôture, que je n'ouvre
que par le sens - une autre fonction de l'Être. L'ouverture crée l'extase :
être un Fermé, c'est connaître, toucher et posséder les limites de ses
- 229 -
- Valéry - Ouvert -
meilleurs désirs, qui restent finis, c'est à dire sans vertiges.
Aucune de mes frontières, en étendue et en profondeur, ne m'appartient,
j'y suis un Ouvert ; c'est en hauteur que je n'ai rien à atte(i)ndre, qui ne
soit à moi ; Heidegger, dans son oubli de la hauteur, confond horizons et
firmaments : L'horizon n'est nullement rapporté au regard, mais signifie la
clôture - Aber Horizont ist gar nicht auf Blicken bezogen, sondern besagt
den
Umschluß ;
quand
l'horizon
se
réduit
au
temps,
qui
rend
compréhensible l'être, on néglige le firmament, qui est l'espace, demeure
ou ruines, du devenir.
Comment me débarrasser du désespoir ? - vivre dans un Ouvert et ne me
passionner que pour les perspectives, se perdant hors de cet Ouvert. Tout
ce qui débouche sur un monde clos est source d'ennui. Cet Ouvert est plus
près de ton Fermé que de l'Ouvert révélé (entborgen - aléthéia - illatence)
de Heidegger. La passion est fusion, désirée, impossible et imaginaire, de
mon élan et de mes limites : Quand la forme vitale, créée par l'union
naturelle de l'illimité et de la limite, vient à se détruire, cette destruction
est souffrance ; et le retour à son essence constitue le plaisir - Platon.
Même le caractère final de l'ouverture peut se deviner dans les vecteurs
de mes commencements. Les vrais commencements consistent surtout
dans l'élan vers une limite humaine inaccessible, indicible, inévaluable ;
être ouvert, c'est être homme des commencements, être celui qui
comprend, que tous les pas suivants n'apportent rien à l'élan initial et ne
me rapprochent pas radicalement de mes limites. Tu donnes une belle
définition d'un Ouvert, dont l'élan interne vise son horizon inatteignable et
beau : Surface, limite externe – et lois internes.
Il est propre de l'homme de tendre vers ses limites : les uns sont dans la
créativité des commencements, des points zéro, des contraintes qui
déterminent la nature de la convergence ; d'autres sont dans la routine
des pas intermédiaires ; enfin, d'autres encore sont dans la limite même,
- 230 -
- Valéry - Ouvert -
tel Cioran, y plaçant son soi inconnu et ainsi restant un Ouvert : Je suis la
limite des tensions.
Dans être, les sens et le bon sens convergent dans un espace ouvert. Les
sens parlent de mon auto-suffisance, et le bon sens me signale mon
néant. Tu ne dis pas autre chose : Le sentiment d'être tout et l'évidence
de n'être rien. Ce qui devrait exclure de mon écriture les tout et les rien,
conjugués avec avoir dans un cercle fermé.
Tout beau sentiment vaut surtout par son attouchement de l'inaccessible,
il doit avoir à ses limites du vide divin. Il n'est que calcul, s'il ne touche
que cibles visibles. Selon toi, il en serait même un éclopé : Un sentiment
bien circonscrit est un sentiment mutilé. Laissons-le dans l'incertitude de
la convalescence, hésitant entre ailes et béquilles, entre rayon et
circonférence. Fuyant ses limites, vers son centre introuvable, il deviendra
ouvert, c'est à dire incurable ou immortel.
Aujourd'hui, on juge les hommes d'après leurs positions politiques,
idéologiques ou claniques ; jadis, on appréciait davantage la pose : d'un
Byron, d'un Chateaubriand, d'un Nietzsche. Comme, de nos jours, j'admire
la pose de Cioran : des apocalypses entièrement inventées, l'irréparable
ressurgissant, rutilant, de ses cendres, l'incurable s'épanouissant dans de
belles onctions suprêmes.
- 231 -
- Valéry - Philosophie -
Philosophie
Mais qu'est-ce qu'ils font (ou peuvent faire) de leur philosophie ? demandais-tu aux adeptes de ce genre poétique indéfinissable. La perfidie
de cette question est dans la réponse que tu sous-entends – de la
consolation et des métaphores – et le navrant constat, que les plus
grandes célébrités ni ne me consolent ni ne me charment.
Les deux volets de la bonne philosophie découlent tout droit des deux
faces, que la vie me présente : d'un côté, elle est une collection de mes
déconfitures, et de l'autre – un tableau grandiose d'une perfection, qu'il
s'agit de peindre ou de mettre en musique. D'où le double souci de
caresses ou de langages.
Tout bon discours philosophique s'écrit dans la nuit troublante et prend,
subrepticement, la forme de caresse. Plus l'espérance est extatique, plus
douce et furtive doit être la caresse ; c'est ainsi que l'excitation et la
béatitude montent, lorsque je descends, sagement, sur cette échelle des
promesses : salut, pardon, consolation. De sotériologue et pédagogue
devenir paraclète – consolateur. La consolation est la caresse des nobles.
Et la bonne philosophie est souveraine consolatrice des âmes découragées
- Boèce - summum lassorum solamen animorum.
Je
suis
étonné
que
la
gent
académique
prenne
Nietzsche
pour
philosophe ; je le suis tout autant, quand elle te refuse ce titre. Chez
Nietzsche, aucun développement en profondeur, obligatoire pourtant,
pour être admis dans leurs rangs ; on en trouve cependant chez toi, mais
enveloppé d'une poésie dont elle (l'engeance) est allergique. Ce qui agace
l'universitaire, c'est ton dédain de son vocabulaire, de sa méthode – le
verbiage, monotone et infini, autour d'une poignée de mots usés, la vision
mécanique du réel et la légèreté de manipulation de la logique.
- 232 -
- Valéry - Philosophie -
Tu te moques de la non-définition des abstractions initiales chez les
philosophes, qui pratiquent l'art d'arranger les mots indéfinissables en
combinaisons agréables. Pourtant, la philosophie est de la poésie, où une
grande part du charme réside justement dans le vague des premiers et
derniers pas. Il suffit de jeter un coup d'œil sur les «définitions» des plus
acharnés adeptes de la rigueur - Spinoza, Hegel, Wittgenstein - pour
m'assurer, qu'ils ne quittent jamais la région réservée aux élucubrations
poétiques (rien d'étonnant qu'ils s'interrogent en professeurs marmoréens
et répondent en poètes balbutiants). Pour discourir en paix, ils ne
s'aventurent guère avec les définitions. La philosophie de la rigueur,
discursive, primitive et nullement scientifique, existe bien, mais elle fut
exhaustivement épuisée par Aristote et Kant.
Soit on réduit la philosophie à la logique en en attendant des solutionsvérités, soit au savoir, prometteur de problèmes-langages, soit, enfin, à la
poésie, où l'on se contente de mystères-styles. Sens pratique, sens
intellectuel, sens poétique : Le poète est un homme, qui a gardé le sens
du mystère - J.Green.
Des jeux pseudo-logiques avec des concepts tirés au hasard des
soutenances de thèses, en psychologie ou en physiologie, ce charabia
insipide de la professoresque clanique, s'attachant, au gré des modes, au
rationaliste le plus absolu, au charlatan de Vienne ou au dingue de Turin,
mais sans leur talent, dans cette niche logomachique alimentée par
Husserl et Heidegger, Sartre et Badiou, où l'on te refuse le titre de
philosophe, comme à Pascal et Voltaire, que s'arrogent tous ces arides
pontifes de faculté Barthes, Foucault, Deleuze, Ricœur, Derrida. Siècle de
Dozenten et d'agrégés !
Même
les
plus
obtus
des
philosophes
professionnels
(la
tourbe
philosophesque - Rousseau) se doutent bien, que leurs concepts sont dus
au hasard, à l'impéritie et à l'inertie, que leurs preuves ne sont que fatras
de sentences d'apparence logique (ton verdict est juste : Les résultats de
la «métaphysique» sont et doivent être nuls, plaisir à part), et que le
- 233 -
- Valéry - Philosophie -
poète, par son jeu de métaphores, atteint le même but avec autant de
rigueur et avec plus d'élégance.
La logique fait partie de la langue naturelle comme la philosophie fait
partie de la poésie. Et la rigueur logique apporte à la philosophie la même
chose que la grammaire à la poésie, c'est-à-dire rien. Il n'y a pas moins
de logique chez Cioran que chez Wittgenstein. Les perles syllogistiques ou
grammaticales ne séduisent que des mollusques des profondeurs sans vie.
Deux familles de philosophes : partant des sciences ou animés par l'art,
charlatans ou poètes. Chez les premiers, deux sous-espèces : obnubilés
par les sciences anecdotiques (Hegel, Marx) ou abusés par les sciences
rigoureuses (Spinoza, Husserl). Chez les seconds : se tournant vers la
facette religieuse de l'homme (Nietzsche), langagière (toi), stylistique
(Cioran).
On divise les philosophes en ceux qui m'apprennent soit à vivre (agir) soit
à mourir (se suicider), la pseudo-science d'Aristote ou le pseudo-art de
Socrate. Ils devraient plutôt me désapprendre toute notion de chaîne :
que ce soit vers une vie accumulative (carpe diem) ou vers une vie ou une
mort spéculatives (purpose-driven life ou American way of Death).
Pratiquer une culture de la pose et non l'inculture du résultat. Donner un
sens au point zéro de la pensée et de la douleur, commencer par une vie
intranquille et finir par une mort tranquille. Ne pas oublier, que la pensée
de la mort aide à tout, sauf à mourir - Cioran. Pourtant on y pensa
tellement comme à un aboutissement (au lieu de la vivre comme une
contrainte), que même la mort devint impersonnelle : Oh Seigneur, fais à
chaque homme le don de sa propre mort - Rilke - O Herr, gib jedem
seinen eignen Tod.
Puisque, pour juger de la qualité d'un discours, j'insiste partout sur
l'importance des contraintes, voici les thèmes, où la philosophie officielle
aurait dû se taire, faute de compétence ou de talent poétique : le soi, la
- 234 -
- Valéry - Philosophie -
vérité, la liberté, l'être, le sens, les connaissances, Dieu, la logique, la
conscience, la science. Ça fait beaucoup.
Pour juger de l'intérêt d'une pose (posture/position) philosophique, le
premier réflexe est d'en imaginer le contraire ; c'est ainsi que je
comprends l'insignifiance d'un regard, qui aurait pour centre l'être, la
matière, la vérité, la liberté, et je finis par reconnaître que l'opposition la
plus intéressante est entre la poésie et la prose, la consolation et la
conviction,
la
musique
et
le
bruit,
l'abstrait
et
le
concret,
le
commencement et le résultat, l'élégance artificialiste et le naturalisme
béat ; et cette opposition est symbolisée le mieux par le sophisme et le
cynisme. Platon, Pascal, Nietzsche, face à Diogène, Hume, Husserl.
Curieusement, les seconds triomphent en pratique, tandis qu'en paroles
sont proclamés vainqueurs - les premiers.
Néanmoins, il y a assez d'espace et de lacunes dans les deux seuls
domaines, où le philosophe a son mot à dire, ou plutôt à chanter – la
consolation des troubles humains et la vénération de la merveille
langagière.
Avec ces deux foyers, la philosophie resterait avec l'homme, ou plutôt
retournerait vers lui, en abandonnant la caserne de la Faculté. La
philosophie est, au fond, une nostalgie, un besoin pulsionnel d'être
partout chez soi - Novalis - Die Philosophie ist eigentlich Heimweh, ein
Trieb, überall zu Hause zu sein. Le philosophe est celui qui n'accepte pas
les valeurs des pièces étrangères ; en les réévaluant, il cherche à leur
imprimer sa propre effigie. Redécouvrir les modes d'échange, partir du
point zéro du regard, point commun des exilés et des philosophes. Voir
dans l'émission plus de sens que dans la commission. Toi, irrité par
l'absence, en philosophie, de buts clairement formulés, tu ne compris pas
que la bonne philosophie est plutôt la contrainte d'avant le premier pas
que le but d'après le dernier, frein avant fin.
- 235 -
- Valéry - Philosophie -
Trop de raisonneurs en Allemagne, trop de rêveurs en Russie, pas assez
de poètes en France. La crétinisation par la philosophie - phénomène
moderne en France. Jusqu'à présent l'Allemagne seule paraissait en avoir
le privilège - Cioran. Mon compatriote, Kojève, injecta la peste hégélienne
dans le sain corps français ; la saine veine nietzschéenne y resta nonassimilée.
La seule philosophie russe valable, celle de la profondeur de Dostoïevsky
ou celle de la hauteur de Chestov ou Berdiaev, est vitaliste et poétique,
exactement comme celle de Nietzsche ou de Heidegger, qui retournent
vers Héraclite ou Hölderlin et se débarrassent de la lourdeur, sans vie ni
poésie, des Kant, Hegel, Schopenhauer.
Il est très facile d'être philosophe ou poète, il suffit d'avoir son propre
regard ou sa propre langue : La différence ne réside pas dans le contenu,
mais dans le genre de regard ou de langue - Marx - Der Unterschied liegt
nicht
im
Inhalt,
sondern
in
der
Betrachtungsweise,
oder
in
der
Sprechweise.
Dans ta réflexion, on trouve toutes les étapes de manifestation de la
conscience (que tu appelles états mentaux) : l'excitation, le désir, la
volonté,
le
langage,
la
représentation,
les
formules
logiques,
les
substitutions, la vérité, le sens – une admirable profondeur ! À comparer
avec
la
vaste
husserlienne,
où
platitude
des
consciences
brillent
par
leur
absence
cartésienne,
et
le
hégélienne,
langage
et
la
représentation et l'interprétation, où règnent le bavardage ou la banalité.
Il est temps d'abolir les cours de philo au lycée et de multiplier les postes
de journalistes ou sociologues pour ceux qui se trompent de métier.
Introduire des cours de l'inactuel pour ceux qui sont sensibles au vide.
- 236 -
- Valéry - Maxime -
Maxime
Commençons par reconnaître que les seuls véritables génies de l'humanité
furent des poètes. Il y en a une poignée qui excellent dans tous les
genres, auxquels ces omnivores touchent : Goethe, Pouchkine, Hugo,
Lermontov, Rilke, Pasternak. Ces exceptions mises à part, je constate que,
lorsque le talent littéraire rencontre l'intelligence, la noblesse, le goût,
l'honnêteté artistique, il reconnaît que l'aphorisme, ou la maxime, est la
forme la plus haute, pour m'introduire dans le contenu le plus profond.
Les soi-disant systèmes philosophiques sont des leurres, créés par des
commentateurs ; les édifices des fragmentaires (Héraclite, Platon, Pascal,
Nietzsche, toi-même) ne sont pas moins bien membrés que ceux des
globalisants (Aristote, Spinoza, Hegel, Sartre) ; je dirais même que la part
des balbutiements et des tâtonnements est plus importante chez les
seconds, tandis que la qualité des métaphores est nettement supérieure
chez les premiers.
Plus un système cohérent est élevé, et mieux il se traduit sur un mode
lacunaire. Rien ne doit relier les sommets d'un relief hautain ! Dans les
hauteurs, le chemin le plus court va d'un sommet à l'autre : les
aphorismes doivent être des sommets - Nietzsche - Im Gebirge ist der
nächste Weg von Gipfel zu Gipfel : Sprüche sollen Gipfel sein.
Dans
le
ton
de
ses
fragments,
Nietzsche
est
d'une
noblesse
insurpassable ; dès qu'il cherche la cohérence ou la reconnaissance, avec
des hiatus, liaisons, faits ou preuves, il sombre dans la même banalité que
tous les autres penseurs.
Le
bavard
viole
l'ineffable ;
le
laconique
caresse
l'indicible.
Les
introductions, les développements, les preuves, les liens ennuient plus
qu'ils n'éclairent ni ne guident celui qui a assez de ses propres fils dans
- 237 -
- Valéry - Maxime -
ses écheveaux, pour enfiler les perles. Ce qui est déterminant dans le
choix de nos genres littéraires, c'est notre susceptibilité à l'ennui. Quelles
armures il faut dresser devant les pointes du bon goût pour s'attaquer aux
sorties de marquises, aux madeleines trempées ou aux comices agricoles !
Héraclite se serait moqué des dialogues socrato-platoniciens ; J.Joubert
arrachait les pages discursives de tous les livres, y compris de ceux de son
ami Chateaubriand ; Nietzsche riait des pâles chinoiseries kantiennes ; tu
baillais sur les marquises de Proust ou sur les cinq heures de Bergson. La
philosophie est une matière littéraire ; la littérature ne vaut que par son
côté poétique ; la poésie est un hymne à la musique ; la musique est faite
de
métaphores
mélodiques
et
rythmiques ;
la
métaphore
verbale
s'identifie avec la maxime.
Tout développement fait perdre de la hauteur primordiale. Et si l'on vise la
profondeur, c'est encore plus évident : Les livres les plus profonds
garderont toujours quelque chose du genre aphoristique - Nietzsche - Die
tiefsten Bücher werden immer etwas von dem aphoristischen Charakter
haben.
En philosophie, c'est aussi flagrant : a-t-on vu une seule démonstration,
qui ferait adhérer à une thèse philosophique démontrée ? La monstration,
les couleurs et les mélodies, bref, la métaphore, est le seul moyen
rhétorique, pour me séduire ou me mettre en garde.
L'amour fuit les preuves et les développements ; il veut réduire à la forme
de maximes caressantes tout le fond écrasant de la vie ; la caresse, que la
main lascive ou le verbe furtif m'offrent, c'est une maxime d'un bien
suspendu. Je t'y retrouve : Laisse-moi l'aphorisme ; j'attends l'arbre et
l'amour.
Les Chateaubriand et les J.Joubert (les Goethe et les Lichtenberg, les
Nabokov et les Chestov) semblent être incompatibles. Le second se serait
mis à imiter le premier - le rire de l'auteur m'empêcherait de m'émouvoir.
- 238 -
- Valéry - Maxime -
Le premier se serait aventuré dans le genre du second - le rire du lecteur
compromettrait toute estime. Il est clair qu'entre Chateaubriand et rien il
y ait moins d'espace qu'entre Joubert et n'importe qui. Des exceptions :
Shakespeare, Voltaire, Nietzsche, Tolstoï.
Entre J.Joubert et toi-même, la rhétorique française n'existe pas. D'où,
au
XIX-ème
Translatio
siècle,
studiorum
le
ou
pullulement
studium
des
herméneutes
translationem
(la
parasitaires.
noétique,
la
Wirkungsgeschichte ou la médiologie).
La maxime est un dialogue avec Dieu, sans d'autres témoins. Socrate ne
gagne rien des niais acquiescements ou objections de ses disciples,
comme Faust de Méphisto (ni vice versa !), ni Don Quichotte de Sancho, ni
Hamlet d'Ophélia. C'est ainsi que j'aboutis aux soliloques aphoristiques de
Zarathoustra, de tes Cahiers et de Cioran.
Du minimum au maximum : la maxime, qui se fixe au firmament, part
d'aphorisme (apo-horizon), qui s'arrache à l'horizon, et passe par apophthegme, redresseur des mots, pour devenir une forme de l'éternité (die
Formen der Ewigkeit – Nietzsche).
Ce genre m'oblige à dévoiler ma hauteur ; à une bonne hauteur, viser la
profondeur peut dispenser de l'atteindre. L'aphorisme n'a quoi faire de la
vérité, mais il doit la survoler - K.Kraus - Ein Aphorismus braucht nicht
wahr zu sein, aber er soll die Wahrheit überfliegen.
Plus vastes sont mes curiosités, plus bref en doit être le résumé :
L'homme au souffle immensément long, acceptant la contrainte des
propos les plus courts - Canetti - Ein Mensch von ungeheuer langem
Atem, der sich zu kürzesten Sätzen zwingt.
Le choix du genre laconique, de celui qui élève une larme ou une goutte
de sang, est souvent signe d'un porteur de honte ; l'éhonté m'inonde de
platitudes de ses sueurs ou de son encre transparente. Ce qui s'écrit avec
du sang t'apprendra que le sang est esprit - Nietzsche - Schreibe mit Blut,
- 239 -
- Valéry - Maxime -
und du wirst erfahren, daß Blut Geist ist - et le sang ne se verse qu'en
gouttes, en perles. Celui qui se répand en largeur ne se repent ni en
profondeur ni en hauteur.
C'est l'espace qui héberge les miracles et non pas le temps ; si je veux me
débarrasser de balivernes, je dois les extraire de la dimension temporelle.
Tu l'aurais compris, toi qui éprouvais l'horreur de ce qui n'entre pas dans
un instant. Mais cette imposante horreur est si volubile qu'elle remplit les
romans ; la joie de ce qui y entre ne suffisant que pour, à tout casser, une
épitaphe ou une inscription sur cadrans solaires.
Si je suis incapable d'éclairs d'Héraclite ou de Cioran, il ne me sert à rien
de dessiner des nuages, de bourrer le ciel de mes noirceurs, de me
rapprocher de la terre. Mais je n'aime pas le charcutage en miettes, non
plus ; mes mots ne font pas partie d'un tout, qui aurait pu ou dû être
narré en récit continu. Je n'ai rien à déchirer en fragments, quand je tisse
en l'air. Mais j'aime une alvéole fractale, un motif en pointillé, qui
tapisserait une surface projetée vers l'infini.
La maxime ironique tourne facilement en slogans graves, quand l'éthique
ou l'idéologie s'en mêlent. Ma pitié doit vibrer au fond de mon cœur et ne
pas chercher à s'accrocher aux soucis réels. Pour cette raison, l'ironie et
l'aphorisme, ces contre-parties intellectuelles de l'idéologie, tombent plus
souvent entre les mains des droitiers (voyez nos Balkaniques, Cioran et
Axelos). Le seul moyen de briser cette injustice est, hélas, de pratiquer le
cynisme artistique, cette facette pudique de l'humanisme.
Qu'est-ce que l'acte, que devrait provoquer une maxime ? - une mise en
mouvement de mes fibres poétiques, aboutissant à une impression
musicale. Est-ce que toi - La formule n’est jamais qu’un commencement –
et il faut en arriver à l’acte
- tu voulais dire la même chose ? Le
commencement est le tout de l'action de l'aphoriste, et l'acte n'est qu'une
partie de la réaction du lecteur. Un résultat d'unification de deux arbres.
- 240 -
- Valéry - Maxime -
Un paradoxe de l'écriture : la valeur d'un discours se compose de la part
de l'auteur et de la part du lecteur, et plus vaste est celle-ci, plus haut est
le mérite de celle-là ; c'est l'une des justifications de la présence, dans ce
livre, de citations, qui cernent et explicitent la part revenant aux lecteurs ;
mais c'est aussi ce qui explique pourquoi la maxime, d'Héraclite à Cioran,
est
le
genre
le
plus
complet,
aristocratique
démocratique par sa perception.
- 241 -
par
sa
conception,
- Valéry - Grandeur -
Grandeur
La grandeur pour un mouton, c'est le loup ; celle pour un robot – un calcul
plus rapide et juste. Où trouver une bonne échelle de valeurs, une unité
de mesure qui m'arracheraient à la routine du comparatif et me donnerait
le goût du superlatif ? Toutes les balances non-pipées ridiculisent les
merveilles sans prix et les illuminations impondérables. On triche pour le
beau (quand on est artiste), doit-on tricher pour le grand (quand on veut
devenir philosophe) ?
C'est aussi l'appel de la grandeur qui fait ressentir l'importance des
contraintes, de ces refus d'admettre la prose du monde dans le cercle
étroit de mes soucis. Le rôle décevant des finalités se dénude par le même
procédé de dépouillement. Comme l'abus de moyens, dont la domination
trahit toujours une médiocrité.
La grandeur est indissociable de l'état d'extase. La paix d'âme a toujours
été un symptôme de mesquinerie et de grisaille. Il est difficile de
reconnaître, que la bonne grandeur sied davantage à la pose qu'au fait ;
même Nietzsche cède à la facilité : Le pathos de la pose n'a rien à voir
avec la grandeur ; qui en a besoin est faux - Das Pathos der Attitüde
gehört nicht zur Größe ; wer Attitüden nötig hat, ist falsch. Toute la vie de
Nietzsche ne fut qu'une éternelle pose pathétique, où tout ne fut
qu'inventé, y compris une nouvelle grandeur, dont personne ne s'aperçut.
Je le préfère dans le faux, grandiose, plutôt que dans le vrai, morose. Qui
se moque de poses sombre dans des positions, vraies et toujours petites.
Contrainte préférée à but, forme préférée à protéiforme, hauteur préférée
à profondeur - telle paraît être la pose aristocratique. En tant que position,
elle devient arrogance ; en tant que posture – galéjade.
- 242 -
- Valéry - Grandeur -
Ce n'est pas le courage, mais l'obligation de l'artiste : énoncer l'ineffable,
chanter l'inaudible, séjourner dans l'inexistant, tenir à l'insaisissable, se
fier à l'irréparable, se détourner du prouvé, faire carrière et sombrer avec
le sublime et l'impossible - Nietzsche - am Großen und Unmöglichen zu
Grunde zu gehen. L'impossible devenant ma nécessité : La nécessité,
mère de l'art - Apulée - Mater artium necessitas.
Avec la grandeur, plus qu'avec la bassesse, je cours le risque de tomber
sous les coups de l'ironie. Le bon choix d'objets de mon ironie et de ma
pitié : me moquer de ce qui n'est grand que parce que pesant, caresser ce
qui n'est petit que parce qu'impondérable.
Je devrais ne brandir la grandeur que devant le grand Horloger, qui est
aussi un Mesureur des exceptions. Sinon, je ne dois oublier que peu
d'hommes ont été admirés par leurs domestiques - La Rochefoucauld. Tant
que le mot ne frayait pas avec les cuisines. Depuis que le mystique est au
service des domestiques, la musique et la saveur de ses paroles les
enchantent autant que les casseroles. Personne n'est héros de son valet Hegel - niemand kann in den Augen seines Kammerdieners ein Held sein non point que le héros ne soit pas héros, mais que le valet est bien valet .
Madame
de
La
Fayette
fut
plus
réceptive
aux
qualités
de
La Rochefoucauld, comme N.Barney – aux tiennes, comme Arendt - à
celles de Heidegger ou de Beauvoir - à celles de Sartre.
Peut-on être grand dans l'action ? Ou doit-on réserver la grandeur à l'âme,
paralysée par le rêve ? Et si l'action n'était qu'une gymnastique, apportant
de la consistance à notre corps et le livrant, ensuite, au jugement de
l'esprit, avant que, finalement, celui-ci ne se mute en âme ? La force
vaste, la puissance profonde, la haute faiblesse – un chant, monumental
et
plein,
naît
de
ce
parcours,
fait
de
reniements
initiaux
et
d'acquiescements finaux.
L'utilité s'épuise au stade d'action et s'oublie au stade de rêve. Qu'on n'en
puisse tirer aucun profit, c'est peut-être le propre même de la grandeur -
- 243 -
- Valéry - Grandeur -
Nietzsche - Daß man keinen Nutzen aus ihnen zu ziehn weiß, das gehört
selbst vielleicht zur Größe. Même les étoiles peuvent être profitables pour
guider le navire. Tout peut être utile, c'est-à-dire avoir son ombre. La
grandeur, et la liberté, c'est la capacité de vivre indépendamment de son
ombre. Le corps et l'esprit ont leurs ombres, et non pas l'âme.
Plus que la vie profonde de l'esprit, c'est la vie haute de l'âme qui fait
découvrir la grandeur : La philosophie doit garder la ligne de faîte de
l'âme, donc la fécondité de tout ce qui est grand - Nietzsche - Die
Philosophie
soll
den
geistigen
Höhenzug
festhalten ;
damit
die
Fruchtbarkeit alles Großen - la fécondité de créateur d'arbres, aux feuilles
variables, ouvertes à l'unification. Un arbre est grand, quand tout autre
arbre, unifié avec lui, en sort grandi. Même avec un agonisant cloué à ses
branches.
La valeur d'une chose violente - d'une pensée, d'une femme, d'un
enthousiasme - se révèle dans la douceur de ses crépuscules.
La grandeur littéraire peut se mesurer par sa résistance à la relecture : la
grandeur de Nietzsche, Tsvétaeva, Pasternak ne subit aucune fêlure, quel
que soit le nombre de mes abordages. Toi, comme Montaigne ou
Dostoïevsky, vous perdez une partie de votre aura à chaque nouveau
passage. Ceux qui dégringolent dès la deuxième lecture : Goethe, Pascal,
Cioran.
La grandeur, ou plutôt la hauteur, d'une œuvre : lorsque aucun nouvel
argument n'apporte ni n'enlève rien, une évidence irrésistible du tout et
une évanescence discrète des parties : La musique est quelconque,
comme le côté poétique ou dramatique, - mais tout s'absorbe dans l'Un, à
une vraie hauteur - Nietzsche sur Wagner - Die Musik ist nicht viel werth,
die Poesie auch, das Drama auch nicht - aber alles ist im Grossen Eins und
auf einer Höhe.
Seule la forme peut rendre un discours - élitiste ; que je m'adresse à
l'homme seul ou au troupeau, il n'y a pas de gradation d'élitisme de
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- Valéry - Grandeur -
contenu ; par le contenu, Nietzsche n'est pas plus élitiste que Marx ; et
l'oubli du souci de la forme peut conduire à une même lecture grégaire.
Les Russes sont plus familiers des grandeurs imaginaires que réelles. Le
Russe a la manie de la grimace monumentale - Cioran. Ce qui l'empêche
d'avoir un visage net ou une théâtralité aimable. Et le met aux antipodes
de la commedia del arte et des masques chinois. Avec des balances
pipées, je distingue mal le monumental du mesquin. L'absence de socles
solides est souvent à l'origine du culte des monuments.
La perte du sens du grandiose : les finalités de plus en plus vagues et les
moyens, la raison instrumentale, de plus en plus efficaces, le désintérêt
pour les commencements. Ces symptômes ont toujours précédé le
déferlement de la barbarie. On tenta d'ajouter du lyrisme bleu aux
horizons grisâtres ; le résultat - encore plus de gouttes rouges et
d'injustice noire. Impasse. Montée inexorable du robot paisible et juste,
qui finira par détruire l'homme.
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- Valéry - Ruines -
Ruines
Que je sois poète ou philosophe, le style de mes pensées reflète le style
de ma demeure. On essaya la caverne, le souterrain, la tour d'ivoire, mais
les plus lucides comprirent, que, si je veux échapper au travail de sape du
temps ou de l'ironie, il vaut mieux rebâtir mon séjour dans le style
indémodable de ruines.
Le premier mérite des ruines est de ne pas m'ancrer exclusivement dans
le présent gluant et de me faire sentir le souffle du passé.
Les ruines brillent davantage de leurs absences que de leur exotisme.
Sans les portes, je ne fais pas de l'évidence l'accès principal à mes
trésors. Sans les fenêtres, je ne suis pas tenté de faire de mon immobilité
contemplative le seul accès à la féerie tourbillonnante du monde aux
alentours. Sans les murs debout, je n'ai pas où pendre les idoles ou les
miroirs, d'où la nudité sacrée de mes autels et l'immatérialité de mon soi
inconnu. Enfin, sans le toit, je suis porté, aux heures de grâce, vers mon
étoile ; mes yeux, guidés par mon étoile, deviennent mon regard.
Bénies ruines, que deviennent les temples ou les tours d'ivoire, à
l'annonce de la mort de Dieu (Nietzsche) ou de la mort de l'homme
(Kojève ou Foucault) ou, le mieux, de ma propre mort (H.Broch de la
mort de Virgile).
Dans la seule architecture qui me soit accessible, celle des ruines, les
idées platoniciennes ou les pulsions nietzschéennes ne sont que stylesédifices, et les circonvolutions apolliniennes ou les fibres dionysiaques –
que matériaux de construction. Les ruines, libérées de la vitalité des
fondements et de la pesanteur des faîtes, se rient de l'existence réelle et
s'adonnent aux valeurs virtuelles. C'est cela, la réévaluation nihiliste,
- 246 -
- Valéry - Ruines -
l'exact contraire du platonisme : au lieu des points d'attache préconçus leur libre conception.
Ce n'est pas au ciel que je trouve spontanément la hauteur la plus
proche ; elle se présente dans mon souterrain, troué par des soupiraux
des profondeurs, et me propose de déménager nuitamment dans ses
ruines. L'homme du souterrain, qui creuse dans les profondeurs, veut
garder sa propre obscurité, car il sait, qu'il aura son propre salut, sa
propre aube - Nietzsche - Der «Unterirdische», der in der Tiefe Grabende,
will seine eigne Finsternis haben, weil er weiß, daß er seine eigne
Erlösung, seine eigne Morgenröte haben wird. Souterrain, l'âme du
château en Espagne ; l'esprit du château fort, c'est le pont-levis - R.Char.
Je prouve à la Terre passagère l'existence de mes racines par l'élan de ma
cime vers le ciel éternel. En passant du végétal à l'architectural, je saurai,
qu'en me détachant de la Terre, je ne sauverai mes ailes déployées que
par un toit entrouvert de mes ruines. Méfie-toi des murs, mures-en les
fenêtres : Que le meilleur de toi ne s'arrache pas à la Terre pour casser
tes ailes contre les murs de l'éternel - Nietzsche - Lasst ihre Tugend nicht
davon fliegen vom Irdischen und mit den Flügeln gegen ewige Wände
schlagen.
Il est si facile de réduire n'importe quel édifice d'idées véridiques à l'état
de ruine, qu'il vaut mieux me consacrer au difficile entretien de mes
ruines immémoriales, au confort des mensonges immortels et sans ton
hypocrisie : toute ruine est aussi une ruine d'idées fausses.
C'est pour mieux scruter l'horizon ou fixer le firmament que Nietzsche ou
Cioran s'entourent de ruines.
Les hommes n'intéressent Cioran qu'une fois conduits, par ses soins, au
bord de la chute. Quand on sait de quels précipices et hautes tours on se
tire aujourd'hui, sans la moindre égratignure, on se contenterait de
cartographies et architectures plus ironiques : les ruines cernées par la
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- Valéry - Ruines -
platitude. Béni silence des chutes vers le ciel ! Toutes les demeures bâties
au bord du Vésuve - Nietzsche - Baut eure Städte an den Vesuv - sont
désormais munies de sismographes.
Placer ma voix dans des ruines est une astuce pour éviter l'incrustation
d'un public dans mes acoustiques. L'intensité des récits modernes naît
dans des salles-machine. Je n'entends qu'une seule voix d'aujourd'hui,
que Bach aurait pu mettre en musique - la voix de Cioran. Le culte avantgardiste de la modernité ne vénère que les saisons et les gagnants, pire ! - que les dates et les chiffres. Les meilleurs écrivains restituent le
climat, que ressentent même les arrière-gardistes, les vaincus.
Pour te donner, à toi ou à Cioran, la gloire populaire de Nietzsche, il
faudrait qu'un futur Hitler, Staline ou Attila s'en entichât. Hélas, l'arbre et
les ruines n'ont pas la puissance mobilisatrice du surhomme.
L'hypocrisie de ma pose de naufragé : refusé à monter à bord en tant que
timonier et même en tant que rameur libre, galérien entravé, sirène
salariée, j'invente les houles et les îles désertes, parmi mes épaves
interdites du large.
Si le naufrage est l'événement pivotal de mon écrit, ce n'est pas parce
que je construis moins bien mon esquif ni même que je subisse davantage
de tempêtes, mais parce que le seul récipient d'un écrit noble me paraît
être la bouteille qu'on jette à la mer. En plus, la posture de naufragé aide
à se séparer, volens nolens, et même de bon cœur, avec des caisses de
faux reliquaires, laissées dans l'épave de la vie.
Vivre des tempêtes et toucher aux gouffres, sans quitter le rivage,
soupirer - Suave, mari magno… (Lucrèce) et me dire, que les meilleurs
pilotes sont à terre. Nietzsche a tort de pousser le philosophe vers le
navire en perdition - troquer mes ruines contre une épave ? Pour exposer
le meilleur des arts de navigation, le naufrage n'est pas un but suffisant,
mais une contrainte nécessaire. Navigare necesse, vivere non necesse
(Plutarque) - que des Hanséatiques ou internautes s'en accommodent,
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- Valéry - Ruines -
affaire d'échanges, lucratifs ou ludiques.
Je parle de ruines des lieux, ruines formant mon ciel et mon exil, comme
Cioran, qui, en réduisant le temps en ruines, y découvrait l'éternité.
Même dans le neuf pratiquer le style des ruines est une bonne démarche
littéraire : Un livre qui, après avoir tout démoli, ne se démolit pas luimême, nous aura exaspérés en vain - Cioran. Quand on est architecte des
ruines, l'édifice ne peut pas s'appeler faire espérer un gain, mais bien
exaspérer en vain.
Il est plus noble de m'immoler à un autel vide, au lieu de Tout immoler à
l'autel de mes dieux ; la fumée y gagne en pureté, le feu - en intensité,
l'étincelle - en hauteur. Mais cet autel, où je dépose mes trésors, est une
ruine ; où je me moquerai des offrandes d'Héraclite au Temple d'Artémis,
de Rousseau - à Notre-Dame, et de toi-même - au Palais Chaillot.
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- Valéry - Ironie -
Ironie
Pourquoi le sérieux est-il le pire ennemi de mon bonheur ? Parce que être
sérieux, c'est compter sur le succès de mes entreprises. Or, dans les plus
grandes, la débâcle finale m'est assurée, qu'il s'agisse de mon corps, de
mon esprit ou de mon âme. Et c'est ainsi que j'appliquerai à mes trois
hypostases – trois formes d'ironie : la caresse – au corps, l'humilité – à
l'esprit, l'espérance – à l'âme.
Dans leurs berceaux, les grandes cultures européennes furent nourries par
l'ironie,
qui,
depuis, ne les
en a plus sevrées. Les
exceptions :
l'Allemagne, avec les austères Maître Eckhart et Luther, et ne renouant
avec le reste de l'Europe qu'avec Nietzsche, et la Russie, qui ne suivit pas
Pouchkine et perdit Nabokov en route et c'est cela, le véritable handicap
pour son adoption dans la saine famille.
L'ironie est un genre, que choisit la pudique pitié, pour viser la hauteur.
Cette ironie, implicite chez l'insensible Nietzsche ou le sensible Tchékhov,
s'oppose et à la profondeur de la tragédie et à l'art surfacique de la
comédie, et que l'ironie met sur un même plan.
Le plus français des Allemands, ce serait, ma foi, Nietzsche, qui a dû avoir
sous les yeux Voltaire et Rousseau, pour exclure de son champ, par souci
d'originalité, leurs thèmes centraux - l'ironie et la pitié.
Un goût ne peut pas être parfait sans l'ironie, cette arme du vaincu ; une
âme ne peut pas être haute sans l'élan de la pitié pour un malheureux,
plus pur que moi. Toi, qui ne fus jamais meurtri ni n'eus d'amis en ruines,
tu restes affreusement incomplet.
L'arrogance et la conscience tranquille seraient les cibles de l'ironie : Le
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- Valéry - Ironie -
but de l'ironie, ce sont la perte d'assurance et la honte - Nietzsche - Der
Zweck der Ironie ist Demütigung, Beschämung - surprenant et juste !
Rien n'est définitivement perdu pour l'homme, qui porte haut ses hontes.
Il ne faut pas confondre la débâcle avec le chaos. L'ironie n'est efficace
que dans le premier cas, même si certains pensent le contraire : L'ironie
est la conscience d'un chaos inépuisable - F.Schlegel - Ironie ist klares
Bewußtsein des unendlich vollen Chaos. L'intelligence est mon épuisable
faculté d'harmoniser le chaos. Une fois aux frontières d'un chaos maîtrisé,
elle arrive soit au vide de l'attendu, soit à l'ennui de l'entendu ; en se
débarrassant du ballast ou de la platitude du sérieux, elle s'accroche à
l'ironie, prometteuse de hauteurs et d'apesanteurs. C'est mon étoile qui
me remplit de chaos ; celui qui a besoin du chaos, pour enfanter de son
étoile (Nietzsche), finira en fausses couches.
L'ironie consiste dans le pouvoir de choisir ma saison, en fonction des
couleurs et fièvres du moment. Je ne choisis pas mon climat, et la suite
de mes saisons est implacable : j'accumule la force dans le pessimisme,
pour la déployer en saison optimiste. Nietzsche tenta, sans succès, de
s'imposer un climat de l'âme - so zwang ich mich zu einem Klima der
Seele, en tournant son regard vers l'optimisme, lui permettant de
retourner vers le pessimisme - ich drehte meinen Blick : Optimismus, um
wieder Pessimist sein zu dürfen.
Mais si le régime de mes grandes passions tourne, habituellement, au
despotisme, au détriment de la sage raison, l'ironie, elle, se substitue à la
raison, comme la démocratie évince la tyrannie. Ce n'est pas la raison qui
serait absente de la pose ironique, mais une seule de ses facettes, la
dogmatique, la sophistique recevant, au contraire, un outil de plus.
Le charlatanisme des théories des systèmes ou de la complexité est bien
illustré par la terminologie de la théorie des nombres : de la tyrannie du
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- Valéry - Ironie -
réel intégral, on se dirige aujourd'hui vers la démocratie du complexe
différentiel, comme hier Kant (ce grand Chinois de Königsberg Nietzsche), passant du droit naturel au droit rationnel. Dommage aussi
que personne n'ait constaté le triomphe, jadis larvé et aujourd'hui patent,
de la théorie des ensembles pratiques (Sartre).
Les valeurs particulières circonscrivent la vie, mais les axes entiers
charpentent l'art. Il est trop facile de chanter la valeur de Wagner ; lui
opposer celle de Bizet est bête, mais le défendre est une tâche si ardue,
qu'elle est à l'honneur du talent paradoxal de Nietzsche. Son discours y
est à prendre avec ironie et cynisme, sans pédanterie ni sérieux.
L'ironie, c'est l'absence ; mes absences me mettent au bord d'un mystère
ou d'une folie ; c'est l'une des plus grandes découvertes que font les
voluptueux et les poètes, en laissant l'initiative aux doigts ou aux
mélodies, au lieu des bras ou des cadences.
L'une des rares choses, qui m'empêchent de dire, que l'homme a déjà
donné le meilleur de lui-même, est l'absence de ton équivalent en ironie,
en invective et en mépris. Toute intelligence est aujourd'hui au service du
sérieux.
Le paradoxe est un outil ironique, me faisant croire à l'intelligence de son
auteur. Il est plus difficile de comprendre un imbécile, car il ne s'éclaire
jamais de paradoxes. La pensée orthodoxe est toujours borgne.
- 252 -
- Valéry - Hauteur -
Hauteur
Les poètes, intuitivement, sont les premiers promoteurs de la dimension
verticale, puisque la terre s'étend dans l'horizontalité, vers les horizons,
tandis que les poètes tendent vers le firmament. Curieusement, une
étymologie étonnamment précise, oppose l'aphorisme, remontant à
horizon, à la maxime, lié à maximum de hauteur.
La maîtrise de la verticalité : avoir sondé la profondeur, pour donner de
l'élan ironique et sacrificiel à mon esprit ; avoir prêté un serment de
fidélité à la hauteur, pour que s'y éploie mon âme ; avoir un pied-à-terre
dans la superficialité, pour que mon cœur s'y adonne à la caresse des
sens.
Le langage des profondeurs est largement universel ; mais la hauteur de
chacun a son propre langage. En ta compagnie, je vis une fraternité
admiratrice ; en celle de Nietzsche, je frôle le fratricide de complices.
Le véritable sens de verticalité, ce ne sont pas tellement des hiérarchies,
ces manifestations du comparatif ; les maximes hautes de Nietzsche et
tes maximes profondes, ce sont des triomphes du superlatif ; tandis que
les chutes aristocratiques et les envolées lyriques de Cioran surgissent au
bout des parcours horizontaux.
Les pragmatiques exploitent l'ampleur, les intelligents expliquent la
profondeur, les nobles explorent la hauteur.
La hauteur met à leurs places les éléments : la terre y est rare, l'eau y
naît, le feu y monte, l'air y est frais – peu de rencontres, les sources y
abondent, les Phénix y apprécient les cendres, le souffle y est souvent
coupé.
Pour me hisser en hauteur poétique, repousser la terre est souvent
suffisant ; m'être installé dans une tour d'ivoire donne de bons atouts.
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- Valéry - Hauteur -
Avec la hauteur philosophique, les affaires sont plus compliquées : je ne
dois pas perdre la terre sous les pieds, mais le regard doit déjà être dans
la hauteur, où ne comptent plus mes souvenirs, mes mots, mes
possessions ; les ruines offrent un confort adéquat.
La hauteur est un pur phantasme, tel le bien (Socrate), le cogito
(Descartes) ou la volonté de puissance (Nietzsche) ; ce qui se met audessus du corps et de l'âme, en défiant la force et la matière (qui
m'attirent vers l'horizontalité). Pour toi, - moins qu'un cri - une mimique,
un mouvement littéraire.
Associer à la hauteur la lumière - l'erreur, partagée même par Nietzsche
(qui, en plus, associe les ténèbres - à la profondeur, qui est lumière
même ! Pline l'Ancien commet la même erreur : La profondeur des
ténèbres, où tu puisses descendre vivant, donne la mesure de la hauteur,
que tu puisses espérer d'atteindre.). La vocation de l'illuminé, de
l'intérieur,
par
la
hauteur,
est
d'émettre
des
ombres,
faire
de
l'obombration de l'esprit au-dessus d'une vie consentante. Tu as toujours
préféré un court éclair à la longue lumière : Le front chargé des ombres
que tu formes, dans l’espoir d’un éclair.
La hauteur du goût ne cédant pas à la hauteur du dégoût - Byron,
Leopardi, Lermontov - un équilibre rarissime, mais à un niveau modeste.
Ah, si tu avais les dégoûts de Bloy, ou Bloy - ton goût !
Pour mes facettes différentes, les profondeurs sont de nature différente,
mais dans la hauteur tout ce qui est grandiose s'évalue avec les mêmes
unités de mesure. À bonne hauteur, c'est tout un : les pensées du
philosophe, les œuvres de l'artiste et les bonnes actions - Nietzsche - In
einer rechten Höhe kommt alles zusammen und über eins - die Gedanken
des Philosophen, die Werke des Künstlers und die guten Thaten. La
hauteur est leur numérateur, leur dénominateur commun s'appelle
l'homme. Qu'est-ce qu'un artiste ? Un homme qui sait tout, sans s'en
rendre compte. Un philosophe ? Un homme qui ne sait rien, mais qui s'en
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- Valéry - Hauteur -
rend compte - Cioran.
Comment se débarrasser de la hantise des profondeurs, pour n'en garder
que le vertige ? - en vidant la mer (ce qui, pour Nietzsche, équivaut la
mort de Dieu), ce qui classe parmi l'inconnu ce qui eut la prétention d'être
inconnaissable ; les gouffres dénudés me rendent plus honnête que la
face faussement prometteuse ou mystérieuse (et que tu appellerais toit
tranquille cachant l'altitude) ; ainsi, la hauteur sera la seule issue vers
l'inaccessible, vers le rêve. La terre, déçue par la profondeur, préserve les
germes de la hauteur - Ovide - Tellus seducta ab alto retinebat semina
caeli.
Ancrés dans la profondeur, tous les concepts affleurent un jour à la
platitude. Vus d'en-haut, ils se ressemblent tant, que la poésie ou l'ironie
leur réinventent des attributs nouveaux, pour assurer leur résurrection,
auprès de leur père céleste (barbu car philosophe), juché en hauteur.
Dans les profondeurs, il n'y a que très peu de points d'attache ; et en
surface ils abondent. D'où l'austérité des profonds et l'exubérance des
superficiels. La surface, ou l'épiderme, permet de visualiser la profondeur
ou de caresser la hauteur. Mais la personnalité n'a qu'une seule dimension
probante - la hauteur, et elle accompagne plus naturellement les
superficiels que les profonds, elle est plus près de la caresse que du
forage. Et J.Benda - En ce qui regarde l'amour, Descartes, Spinoza,
H.Spencer travaillent en profondeur et Stendhal - presque uniquement en
surface - n'y est pas si idiot qu'il en a l'air. La peau n'est peut-être pas ce
qu'il y a de plus profond chez moi (comme tu le penses), mais elle promet
une belle hauteur.
C'est en latin que j'aurais dû chanter la hauteur comme je la sens : avec
altitudo je ne suis jamais sûr si j'ai affaire à la hauteur ou à la profondeur,
et c'est le thème essentiel de ton Cimetière Marin, où le toit tranquille
n'est autre que la surface de la Mer, avec les deux Azurs, en hauteur et en
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- Valéry - Hauteur -
profondeur, chantés jadis par Lermontov et brillamment cités par
Prichvine : La vie s'évalue en deux mesures : l'horizontale - 'au loin la
voile blanche solitaire' et la verticale - 'le fond bleu de l'océan ou le fond
azur du ciel' - Есть две меры жизни : одна горизонтальная : 'белеет
парус одинокий', другая вертикальная : 'под ним струя светлей
лазури, над ним луч солнца золотой'.
La plus vaste tour de France - la tour de Montaigne ; le plus haut
cimetière - ton Cimetière Marin ; la fontaine la plus profonde - la Fontaine
du Vaucluse de Pétrarque.
La montagne, l'arbre, la caresse – la hauteur minérale, végétale, animale
– trois métaphores-hypostases de l'âme.
Mon héros, c'est un anti-Antée : toucher la hauteur (m'ex-alter) et
retrouver ma faiblesse. Toi aussi, tu vois dans l'épuisement une chance
pour s'élever : Exhausser, exaucer, sont le même mot. Perdre la terre en
l'exhaussant. Dans une tour, profonde côté terre et haute côté ciel. Des
visées côté terre noire devraient élever mon regard côté ciel d'azur.
Nietzsche : réduire l'homme à ce qu'il veut en profondeur ; toi - à ce qu'il
peut en étendue ; le moralisme béat - à ce qu'il doit en largeur. Je
pencherais pour le réduire à ce qu'il vaut en hauteur.
Avoir touché le fond n'apporta aucune mesure supplémentaire à ma
sensation de hauteur.
Je suis l'appel des fonds - j'y découvre une substance robotique ; je suis
l'appel du large - je me trouve entraîné dans l'existence des moutons ; je
suis l'appel du haut - et je trouve, enfin, mon essence, ce seul moyen de
me séparer de moi-même, pour me voir et m'aimer.
En phylogenèse, la pureté précède la hauteur (Mozart et Beethoven,
Pouchkine et Dostoïevsky, Schopenhauer et Nietzsche, Mallarmé et toimême) ; en ontogenèse - plus fréquent est l'inverse.
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- Valéry - Hauteur -
Mes litanies de la hauteur devraient peut-être s'appeler acméistes, (acmé
– apogée) ou météoro-logiques (météoron – hauteur). Et son contraire
s'appellerait - acrophobie, phobie de la hauteur.
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- Valéry - Politique -
Politique
Prendre fait et cause du faible, au nom des valeurs du fort, - telle est
l'attitude confortable des intellectuels d'aujourd'hui à indignation facile. Je
suis pour le noble, à résignation difficile, et qui est toujours un faible et
qui méprise la morale du fort.
Personne, en France, n'est plus capable de distinguer un homme de
gauche d'un homme de droite. Rituellement, on fait appel aux critères de
justice ou de liberté ; on crédite les taux d'attachement à ces valeurs à 45
et 55 % ; si la justice est privilégiée, on vous taxe d'homme de gauche,
sinon vous êtes un droitier. Facile et insignifiant. Les idéologies étant
mortes, il ne restent que les faits ou les genres de détestation. Et les faits
me montrent l'identité presque parfaite entre ces deux clans en matières
de l'inégalité matérielle, de la place de l'économie, de la notion de réussite
sociale. Quant à la différence entre la haine (de l'injuste) et le mépris (du
non-libre), les délicats apprirent à haïr et les bouseux – à mépriser.
Pour imaginer une cité juste, on cherchait au passé des modèles
d'équilibre ou de prospérité ; ensuite, on s'enthousiasma pour la vision
d'un avenir radieux, qu'un homme nouveau bâtirait ; aujourd'hui, toutes
les têtes sont plongées dans le présent, dont sont bannis et les
philosophes profonds et les hauts poètes. La Bourse et le marketing
déterminent les cadences de la vie sociale ; on se moque de tout porteur
d'utopies ou de rêves.
Jadis, la domination du lucre se justifiait par l'horreur d'une société réelle,
où fut proclamée la domination future du lyrisme révolutionnaire.
G.Steiner a tout compris de travers : Les réserves d'ironie d'Akhmatova,
de Mandelstam, de Pasternak ont été préservées par la mémoire
individuelle. Staline condamnait un poète pour avoir cité Shakespeare, la
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- Valéry - Politique -
police praguoise tuait un philosophe, parce qu'il avait clandestinement
enseigné Platon - The reserves of irony, in Akhmatova, in Mandelstam, in
Pasternak,
have
been
preserved
in
the
personal
memory.
Stalin
condemned a Poet for having cited Shakespeare, the Prague police killed a
philosopher because he had taught secretly Plato. Pourquoi les voir sous
un angle exotique et sinistrement pittoresque ? Ces auteurs sont de la
famille de Yeats, toi-même et Rilke. Quand est-ce que vous les
envisagerez, comme vous voyez Shakespeare sans Elizabeth, Racine sans
Louis XIV, Goethe sans le grand-duc de Weimar ? Et c'est bien en Russie
soviétique que Shakespeare et Platon eurent les plus gros tirages !
Seules les nations évoluées peuvent te comprendre : Un État est d'autant
plus fort, qu'il peut conserver en lui ce qui vit et agit contre lui.
Aujourd'hui, tous sont contre l'État, et jamais il ne fut aussi faible. Ses
adversaires d'antan furent des brigands et des rêveurs. Le rêve est mort
et le brigandage devint policé et souriant. On y étouffe, mais où un
homme libre peut retrouver un souffle sain ? - On ne peut respirer que
dans un régime pourri - Cioran. Car il me pousse à m'époumoner pour la
défense de l'éternité, et en intérieur de surcroît. Le régime sain n'est bon
que pour la digestion du quotidien. Vers l'extérieur.
Les totalitarismes tentèrent d'imposer l'âme exaltée ou prodigue comme
la dignité suprême de l'homme, mais ce qui est sommet chez un
anachorète s'avéra abîme dans une société. Et notre démocratie a raison
de réduire l'homme au corps, c'est à dire à la raison, où l'exaltation et la
prodigalité sont des marchandises comme les autres.
Et si les Virgile ne pouvaient surgir que sous les César (de sceptre ou
d'ambition), et jamais - sous un régime parlementaire ? L'extinction de
l'intellectuel universaliste, dans des sociétés dirigées par des cornichons
d'avocats, y trouverait sa justification. Et ma tristesse passagère
tournerait en deuil définitif.
Je suis pour la démocratie, puisque partout, où ses valeurs sont imposées,
- 259 -
- Valéry - Politique -
règnent la grisaille et l'ennui, permettant de mieux apprécier l'éclat et
l'enthousiasme de ses marginaux.
On oublia l'avis de Platon sur la cité idéale : Un seul et unique chemin
conduit au salut public, à savoir l'égale répartition des biens. Je peux
même appuyer cette espérance par un fait religieux : Le Marxisme est une
religion du salut collectif de l'humanité - Berdiaev - Марксизм - это
религия коллективного спасения человечества. L'appel de fraternité
gémit dans mon âme bicéphale, intime et tribale. Hardiment, j'y préconise
un chaud chaos du bien. Le salut public - ou plutôt son ordre froid ! - se
reconnut dans le culte du mérite, euphémisme né dans le troupeau ; dans
la jungle ancienne il s'appelait privilèges. Qui encore peut te comprendre :
L'idée que la vertu doit être récompensée ruine toute vertu ?
Le besoin de fraternité se fait sentir surtout, lorsque règne l'horizontalité
aplatissante. Aux repus il faut des hiérarchies : S'il n'est point de
hiérarchie, il n'est point de frères - Saint Exupéry. Votre voyante fraternité
s'établirait par un simple coup d'œil aux galons. La mienne, plus gustative,
se fierait plutôt - aux narines : Mon génie est dans mes narines Nietzsche - Mein Genie ist in meinen Nüstern.
On t'a taxé d'homme de droite. La fréquentation de salons plutôt que de
meetings y est pour quelque chose. L'intérêt que te portaient des
marquises plutôt que des syndicalistes aggrave ton cas. Avoir passé par le
ministère de la Guerre fixa sur ton front le sceau de réactionnaire.
Indifférent pour la justice, insensible à la souffrance, tu n'étais pas très
chaud sur la liberté.
Moi, dans une tyrannie, j'admire et compatis à ceux qui souffrent, les
meilleurs, une infime minorité, et ainsi, à mes yeux, la liberté rejoint l'élite
des valeurs. Dans une démocratie, les médiocres, la majorité triomphante,
m'écœurent, et la liberté dégringole parmi ce qu'il y a de plus vulgaire. La
seule ratio essendi de la souffrance reste ma propre faiblesse, qu'aucune
- 260 -
- Valéry - Politique -
ratio cognoscendi ne calme, - l'humiliant verdict démocratique, par
négation, interdit aux élans de ma honte ou de mon orgueil tout appui
terrestre.
Le monde, qui sacrifie tout pour la liberté, est voué à la seule technique,
ma pique à : le monde, qui sacrifie tout à la technique, est perdu pour la
liberté - G.Bernanos.
En politique, comme en culture, je suis mauvais citoyen et mauvais
contemporain. Je salue le débat sur l'identité nationale, mais je sais, que,
d'après les critères courants, je suis mauvais Russe, mauvais Allemand et
mauvais Français. Ce qui me console, c'est que je me retrouverais dans la
même catégorie que toi, Pouchkine ou Nietzsche.
Face aux Russes, je me comporte en mollasson démocrate, sage et
prude ; avec les Français, je frôle le liberticide, fanatique et violent.
Hypocrisie ? Ambivalence ? Protéiforme, sans fond véritable ? Et je ne sais
même pas, où je suis plus près de ma vérité.
Mes plus chaleureuses poignées de main se firent par-dessus la rue de
l'Odéon : la réelle, avec R.Debray, et l'imaginaire, avec Cioran, deux
voisins se faisant face, au propre et au figuré, et s'ignorant, et que je
réunis fraternellement.
- 261 -
- Valéry - Puissance -
Puissance
Entre le créer nietzschéen et ton faire, il y a autant de similitudes que de
différences. Le terme de pouvoir les résume assez bien. Et le créer et le
faire me renvoient au domaine de l'art. Avant de se plonger dans l'univers
obscur de l'art, tout honnête homme doit se sentir gêné, à l'idée de faire
table rase des valeurs de sa vie routinière, avec son éthique et sa
pragmatique, avec ses penchants, répulsions et préférences définitifs. Que
je sois réaliste ou fantaisiste, l'art est, par définition, un royaume de
mystique, c'est à dire de la réinvention de toutes poses ou positions
initiales, soumises au seul diktat de la beauté, de l'intensité et de la
noblesse.
Donc honnir le mal, chasser le moche, aimer la vérité – sont de ces
positions, vitales et banales, qui doivent soit disparaître, soit se fondre
dans la pose d'artiste, grâce à la puissance esthétique, au-delà des
impératifs éthiques.
L'artiste et sa force, face à la faiblesse du goujat, - trois illustrations :
l'amplification
de
la
haine
(Cioran),
la
transformation
du
mépris
(Nietzsche), le filtrage par l'indifférence (toi-même) – comme toujours,
c'est toi qui adoptas la pose la plus adéquate. L'intensité artistique est
plus compatible avec une faiblesse noble qu'avec une basse puissance ;
elle
vérifierait
peut-être
ta
belle
contrainte :
minimum
d'énergie,
maximum d'excitation.
L'un des premiers signes d'une puissance, c'est la reconnaissance d'un
énorme potentiel tonal que détiennent certaines de mes faiblesses
éthiques ou pragmatiques. Ce que j'ai de meilleur procède de mes
faiblesses. Pour un recalé des certitudes, paumé des doutes et nostalgique
- 262 -
- Valéry - Puissance -
des défaites, c'est une raison de plus pour m'y attacher. Confucius, n'a-t-il
pas mis homme et faiblesse dans le blason de son école, le jou ? À moins
que l'oxymore du nom de Lao Tseu, vieil enfant, ne renforce mon goût du
paradoxe.
Aucune proclamation d'attachement au bien n'a produit autant de
consciences, réveillées et ouvertes au bien, que la production du beau,
noble et désintéressé. Le cynisme n'est pensable que dans le hideux. Le
beau pur m'ouvre à la compassion, m'apprend la honte et l'humilité.
Prêcher le faux ou le moche, comme font les cyniques, ne peut pas faire
partie d'un projet artistique.
Le devoir moralisateur chrétien, enseigné pendant deux millénaires, de
St Paul à Hegel, fut battu en brèche par Nietzsche - vers le vouloir, et par
toi-même - vers le pouvoir, qui, curieusement, se rencontrent dans la
volonté de puissance.
Que ce soit en esclave de l'amour ou en philosophe libre, ma puissance ne
sera pas dans mes moyens, mais dans mes commencements désarmés,
au point zéro de mes élans. Qui est libre est désarmé - Alain. Toutefois, le
premier emploi des armes n'est pas dans le fonctionnel, mais dans le
rituel (les armes - après la toge - Cicéron - cedant arma togae). Des ruses
des métaphores, d'impeccables relèves, d'élégantes parades - tant de
raisons d'exhiber une martialité de mascarade. La vraie, il faut la réserver
à soi-même, en suivant ton panache : Il faut entrer en soi-même armé
jusqu'aux dents. Malheureusement, les sots y croient aussi : La bêtise
armée est le pire des maux - Euripide. La neutralité armée (Kierkegaard)
serait-elle le juste-milieu ?
Ma matière est double, elle est faite de ce qui est digne d'être sacrifié et
de ce qui appelle ma fidélité ; être libre, c'est n'offrir aux regards
envahissants
des
autres
que
la
première
composante
et
cacher,
jalousement, la seconde, pour ne pas être contraint de se chamailler pour
- 263 -
- Valéry - Puissance -
elle, c'est à dire de devenir esclave, piétaille hérissée.
Chacun
de
nous
porte
en
lui-même
quatre
types
d'entités
anthropologiques : l'homme, les hommes, le surhomme, le sous-homme ;
et dans mes prises de position ou de pose, je choisis mon camp et désigne
celui de l'adversaire. L'appartenance de ces adversaires à la même
catégorie que moi-même, telle semble être la règle de la bonne
littérature. 99% des cas : des hommes opposés à d'autres hommes. Un
sous-homme, face à un autre sous-homme, - Dostoïevsky ; un surhomme
se moquant d'un autre surhomme - Cioran ; un homme dévisageant
l'homme – toi-même. Comme Nietzsche - qui dresse le surhomme sur le
sous-homme - j'ai dévié : je protège l'homme du diktat des hommes.
Je peux être, à la fois, dionysiaque face à l'homme (Nietzsche), nihiliste
face
aux
hommes
(Schopenhauer),
idéaliste
face
au
sous-homme
(Tolstoï), ironiste face au surhomme (Cioran). Nul besoin de la Aufhebung
hégélienne, pour réconcilier ces quatre facettes d'un même regard.
Avoir trouvé dans la vie une musique, que ne surpassera aucune sonorité
discursive, avoir découvert à la réalité une hauteur, dont aucun verbe ne
pourra envisager l'ascension, me sentir un fond, que ne tapissera aucune
parole, avoir compris, que le meilleur emploi de ma force est dans la
peinture de mes débâcles - c'est seulement après ce parcours initiatique
d'humble que je pourrai dire, après toi, d'avoir écrit par faiblesse :
Quand, le même jour, vous songerez à votre force et à votre complet
néant, je croirai, que vous êtes à la recherche de la forme - L.Reisner Когда Вы, в один и тот же день, будете мечтать о своей силе и полном
ничтожестве, я поверю, что Вы ищете форму.
Savoir que je ne sais rien peut donner des forces. Tant qu'on a la force de
se plaindre de la faiblesse de son esprit, l'esprit a de la force - J.Joubert.
Regretter la force exclusive de mon esprit est encore plus prometteur - je
peux découvrir, en passant, l'existence de mon âme, à la faiblesse
- 264 -
- Valéry - Puissance -
vivifiante. Tu généralises magnifiquement cette noblesse de la faiblesse :
L'amour, c'est pouvoir être faibles ensemble. Comme l'intelligence ou la
sagesse, ayant atteint de lumineuses profondeurs, s'élancent, au moment
bien choisi, vers des hauteurs sombres, bêtes ou folles.
La puissance orientée vers la vie devient volonté ; orientée vers l'art –
volupté. Je cherche à confondre la volonté de puissance, et voilà que
surgit au bout de mes lèvres, tout de raccroc, - la volupté en puissance, à
laquelle peut-être avait pensé Shakespeare : La volupté en action ruine
l'esprit - Th'expense of Spirit, the lust in action, tandis que la volupté en
puissance l'élèverait !
Comment le Français, l'Allemand ou le Russe lisent la volonté de
puissance ? - volonté de (seulement) pouvoir (Shakespeare), de faire (die
Macht, toi-même) ou de posséder (власть, Nietzsche) ? Leur seul
dénominateur commun s'appelle intensité.
- 265 -
- Valéry - Puissance -
- 266 -
Cioran
- 267 -
- 268 -
Si la culture vous amène à la forme aphoristique, la nature vous conduit
vers le fond mystique. Nietzsche – Maître Eckhart, troquant sa cellule
contre la montagne, pour prêcher ; Valéry – Descartes, approfondi en
questions et rehaussé en réponses ; toi, enfin, - Jean de la Croix,
s'incarnant dans Madame de Sévigné, enténébrée et mélancolique, dans
un asile pour misanthropes. Nietzsche et le don, Valéry et le fond, toi et le
ton. Le nihiliste, le spiritualiste, le styliste. Mais que vous vous complétez
bien !
Que ce soit dans la vie ou bien dans l'art, trois facettes de la Création
divine ou de la création humaine s'y incrustent : l'éthique, la pragmatique,
la mystique – le quoi, le pourquoi, le comment. Le culte de la dernière
facette, le souci du mot et de l'idée, est votre point commun. Les
différences commencent avec le rôle des deux premières, que, en
simplifiant, on peut réserver surtout aux manifestations vitales. Nietzsche
les exclut de son art, toutes les deux, de l'art censé être au-delà du
naturel routinier, de l'art qui se substitue à la vie, la surmonte et finit par
devenir vie lui-même, vie plus intense, vaste et haute. Valéry n'en garde
que la pragmatique, considérant que sur l'éthique tout le monde se vaut,
tandis que lui, il tient partout à l'Étrange ; il veut atteindre à la dernière
profondeur de mes actes, pensées, consciences. Enfin, toi, tu les invites
toutes les deux au tribunal de tes colères ; tu vois en éthique et en
pragmatique une morne vision humaine de la vie comme montée grégaire
vers la réussite moutonnière, et tu lui opposes la chute universelle comme
contre-poids et défi.
Ce tableau résume les buts, tandis que vos généalogies, vous les
établissez vous-mêmes, d'après vos moyens : Nietzsche, l'éclatant,
admet pour ancêtre le terne Spinoza ; Valéry, le pénétrant, veut remonter
jusqu'à l'obtus Descartes ; toi, l'énergumène, tu puises tes ressources
langagières chez le maniéré Saint-Simon. Mais c'est le choix de votre
genre – l'aphorisme - qui prouve que vous êtes d'accord sur le rôle décisif
- 269 -
des commencements ! L'ennui des développements, des preuves, des
bourrages, des justifications, des dialogues terre-à-terre. Il vous faut le
seul dialogue qui vaille, celui avec Dieu, dialogue qui, fatalement, prendra
la forme de votre soliloque, car aucune réplique ne viendra vous
contredire. Pour Nietzsche, ce Dieu serait mort ; pour Valéry - un Étrange
inexistant ; pour toi – un intrus inexpugnable. En tout cas, on n'a jamais
trouvé un interlocuteur plus exigeant.
- 270 -
- Cioran – Fond et Forme -
Fond et Forme
Avec les grands, on reste toujours perplexe : où s'arrête la forme et
commence le fond ? Avec toi, l'hésitation est plus fréquente qu'avec deux
autres de mes confrères. Nietzsche, essentiellement, s'identifie avec la
forme, poétique, et Valéry se soucie surtout du fond, philosophique. Mais
ton fond est un fourre-tout, où la mystique côtoie le fait divers ; et ta
forme langagière est si élégante et pure, qu'on se croirait en compagnie
d'un ange, tandis qu'une bête de mélancolie hérisse tes formes tonales.
Aucun sot ne peut imiter l'intelligence de Valéry, aucun non-artiste ne
peut atteindre l'intensité de Nietzsche, aucun non-styliste ne peut briller
comme toi. Quand je vois des foules d'épigones, relevant de ces trois
catégories d'incapables et reproduisant très précisément les démarches de
Spinoza, Hegel ou Husserl, je perds toute envie de descendre dans leurs
profondeurs (qui sont plutôt des cloaques) et je reste dans la hauteur de
ma belle triade.
De tous les trois, c'est toi, le plus conséquent fanatique de la forme. Et
c'est, pourtant, toi qui le reproche à Valéry : Valéry : le goût désastreux
de la perfection. Tous les autres goûts mènent au journalisme. Tu as
certainement compris mieux que moi, que la perfection, c'est la réalité,
pour Valéry comme pour Spinoza (perfectio est gradus realitatis), pour
Nietzsche (die Welt ist vollkommen) et pour les sages orientaux de
l'immanence ;
le
bon
Chrétien,
lui,
place
la
perfection
dans
la
transcendance, que Nietzsche appelle surhomme. Et la nature parfaite
d'Aristote est un pléonasme. Et Musil - une vie parfaite rendrait l'art
inutile - « das vollkommene Leben wäre das Ende der Kunst - refuse à la
vie son essence même ; l'art, toujours imparfait, ne complète pas la vie,
dans une ampleur, - il la rehausse. Et pourquoi ne salues-tu pas le
- 271 -
- Cioran – Fond et Forme -
désastre valéryen, que les vaincus inscrivent dans leurs bréviaires ?
L'intelligence suffit, pour circonscrire le fond ; mais pour atteindre une
forme noble, il faut y adjoindre le ton et le style ; vous y brillez, chacun
sur sa facette respective de ce triptyque, sans déborder vraiment sur les
autres. Et le talent consiste peut-être dans l'art de créer la sensation de
plénitude en escamotant les deux fâcheuses lacunes restantes. Pour cela,
il faut prendre du recul, ou de la hauteur, par rapport au réel, se mettre à
une grande distance de soi-même, adopter le ton du revenant (que
Baudelaire
entendait
chez
Chateaubriand),
pour
rester
pur,
pour
ressembler à l'ange. En filtrant, en écartant ce qui est indigne de mes
ailes, en m'imposant donc de bonnes contraintes, j'expose moins de mes
endroits vulnérables à l'ironie d'autrui.
Les contraintes de Nietzsche interdisent l'entrée de valeurs éthiques dans
la sphère esthétique ; celles de Valéry écartent les aléas psychologiques,
pour se concentrer sur les lois du mental ; les tiennes se réduisent à
amener à la lumière optimiste du fond, grâce à l'éclat du pessimisme de la
forme. On se sent bien à l'ombre de tes étincelles stylistiques au-dessus
du lugubre ou du funèbre ; on finit par oublier la tombe et par saluer la
résurrection du verbe.
Toi, tu crois, sérieusement, que ce que tu as à dire est plus important
que ton style ; Nietzsche occulte le fond et soigne le ton ; Valéry est
parfaitement conscient de la part et du fond et de la forme. De tous les
trois, je retiendrais surtout la forme, puisque n'importe qui peut
comprendre et même narrer notre fond commun, dans lequel toi, tu ne
comprends pas grand-chose ; Nietzsche ne cherche pas à le comprendre ;
Valéry y comprend tout, mais au lieu d'en transcrire la surface banale, il
en extirpe la strate mentale. Tous les trois, vous savez chanter, et peu
importe si ce que vous avez à dire s'y mêle.
Oui, il faut savoir ce que j'ai à dire, mais, dans le meilleur des cas, je le
- 272 -
- Cioran – Fond et Forme -
sais mieux après qu'avant. Et Platon, avec ses idées préexistantes, est
trop statique : Le sage a quelque chose à dire, le sot a à dire quelque
chose. Là où ton dynamisme : On n'écrit pas parce qu'on a quelque chose
à dire, mais parce qu'on a envie de dire quelque chose fait des merveilles.
Le désir de l'âme, plus le talent de l'esprit, nous promettent de la
hauteur ; la vue et le savoir ne font que gagner en étendue.
Le fond et la forme en littérature : mieux j'écoute le fond viscéral, mieux
j'imagine la forme des caresses de mon épiderme. Au lieu de finasser en
profondeur sur les idées qui avisent, je me mets à goûter en hauteur les
mots qui grisent. Valéry se désintéressait, se débarrassait des idées fixes,
pour retrouver la mouvance étrange des mots.
Tout texte - autant en poésie qu'en plomberie - est une suite de
métaphores : de banales, de mauvaises, de bonnes. Dans la grande
littérature, cette proportion est de 90 - 9 - 1 ; chez Nietzsche : 20 - 10 70 ; chez Valéry : 30 - 5 - 65 ; chez toi : 5 - 10 – 85.
Le secret d'une grande littérature : créer le plus grand écart entre l'auteur
et son rêve, et en vivre l'harmonie (Pouchkine ou Goethe) ou le conflit
(Cervantès ou toi-même). Ceux qui tiennent à leur visage d'homme et
défendent leur liberté de citoyen ne peuvent pas posséder le style, qui,
selon toi, est le masque et l'aveu.
Et tenir au style, c'est reconnaître, que les idées, comme composantes du
fond, sont plus contingentes que les mots, ces particules élémentaires de
la forme. Les bavards pensent le contraire : Les formes passent, l'idée
reste, comme Flaubert, dont toute la vie prouvait le contraire : les idées
passent, la forme reste. L'artiste sait, que l'idée, qui n'ait pas besoin de
forme pour s'imposer, ne peut être que platitude. Les bons stylistes,
manquant
d'intelligence,
tombent
souvent
dans
ce
malentendu
et
répètent, après les avocats ou les inspecteurs de police, cette caricature,
que tu reproduis, ironique : Ce n'est pas à une œuvre que j'aspire, c'est à
la vérité – ils peignent un tableau, mais leur commentaire semble ne
- 273 -
- Cioran – Fond et Forme -
promouvoir que l'industrie des couleurs. Les trois dons majeurs d'écrivain
- un tempérament, une hauteur, une ironie – disparurent des paysages
littéraires. Ni la morgue ni le nihilisme ni le port altier – que l'imprécation,
la négation, l'orgueil, communs et plats.
Chez toi, comme chez Nietzsche et Valéry, il y a une nette opposition
entre la maîtrise des moyens, contrôlés par l'esprit, - la force, la
connaissance, la fébrilité – et le respect des contraintes, dictées par l'âme,
- l'acquiescement résigné, l'intelligence intuitive, le style équilibré. La
puissance, face à la noblesse. Nietzsche les fusionne, Valéry penche pour
les premiers, toi, tu ne les distingues même pas. Toutefois, un même
constat : les défauts éthiques de l'esprit favoriseraient les qualités
esthétiques opposées de l'âme.
L'égale maîtrise du ton et du fond, le cas rarissime : Platon, Dostoïevsky,
Tolstoï, Heidegger. Le cas le plus fastidieux, la morne maîtrise du seul
fond, sans posséder le ton, - la gent professoresque. Sa maîtrise
profonde : Aristote, Kant. Les meilleurs, prenant de haut le fond,
s'adonnent
au
ton :
St Augustin,
Nietzsche,
toi.
Et
je
finis
par
comprendre, que la hauteur du ton crée l'épaisseur du fond.
Toute tentative de fixer l'intemporel artistique introduit dans mes tableaux
ce traître de temps (l'ennui, que tu appelles chute dans le Temps) ; je
cherche, inconsciemment, à lui donner de la cohérence, et c'est ainsi que
naissent les tons propres au matin, au jour, au soir ou à la nuit - le
commencement, la lumière, la chute ou le désespoir. Mais l'essentiel reste
au-delà du ton, et derrière ta noirceur matinale se lisent tant de visions
vespérales. Le culte du matin, atténué par une peinture des crépuscules,
crée entre vous une belle fraternité.
- 274 -
- Cioran - Souffrance -
Souffrance
Une souffrance inventée, dans un souterrain inventé, - j'avoue que cette
image m'avait toujours apporté plus de frissons qu'une souffrance bien
réelle dont furent témoins mes yeux ou ma propre peau. Visiblement, le
Créateur voulut faire de nos angoisses un pendant à l'indicible Bien :
l'inconscient, nourri de l'immatériel, en est plus frappé que la raison ou
l'épiderme.
Quand le plus impassible des penseurs m'assène : Angoisse, mon
véritable métier (Valéry), je comprends, que ma vision de la consolation
comme d'une moitié de toute bonne philosophie n'est pas exagérée.
Les grandes souffrances sont tellement au-dessus de tous les mots, se
chargeant de relater celles-là, qu'elles finissent par se dissoudre dans ma
mémoire. Ne me taraudent que des tracas médiocres, que les mots
redressent et rénovent. Et je finis, par honnêteté, d'en inventer de plus
pittoresques. Toute douleur imaginaire bien montée s'incarne sans heurts
dans mes expériences réelles.
La vraie, la grande, l'unique souffrance est ancrée dans mon enfance,
l'âge adulte n'étant rempli que de petits malheurs communs. Il est
terrible, pour une conscience humaine, d'avoir subi, dans son enfance,
une pression, que toute la souplesse de l'âme, toute l'énergie de la liberté
sont impuissantes à lever - Kierkegaard. Ceux qui s'attendrissent sur leur
enfance heureuse, déformée par une ingrate maturité, ignorent ce qu'est
la souffrance.
Orphelinat, misère, faim, froid, violence, sauvagerie – tant de ces
malheurs, vécus réellement dans la chair, palissent face aux bigarrures
des imaginaires ! Le beau nom de souffrance ne s'applique qu'à notre
- 275 -
- Cioran - Souffrance -
sensibilité immatérielle, immémoriale, éphémère.
Quand j'entends mes contemporains repus geindre, maudire ou s'apitoyer,
j'ai presque honte d'avoir connu de vraies souffrances, solitudes ou
humiliations ; j'ai fini par en peindre des inventées, qui me devinrent plus
proches et plus chères que les vraies.
Dans
les
souterrains
modernes
végètent
des
douleurs
perçues
collectivement, mais il n'y en a plus de bien conçues individuellement. De
même, sur nos toits ne retentit plus aucune prière inventée, solitaire (les
vraies ne sont plus que chorales). J'étouffe au milieu de leurs fenêtres et
portes, alcôves et salles-machines, qui ne sont que liaisons, et moi,
j'aspire aux sources, aux jaillissements.
Je me moque de leurs souffrances d'écrivailleurs, la seule que je respecte
est la trouille devant le spectre d'ennui s'élevant de mes pages. Souffrir
dans les bureaux, ou, pour toi, bâiller sur la croix, - deux fléaux
modernes. Leur manie : se vautrer dans une souffrance mal conçue au
milieu d'une douceur de vivre bien perçue. Et dire que les siècles
précédents s'efforçaient à inventer une douceur imaginaire au milieu des
souffrances bien réelles !
La souffrance à créer, je ne la dois qu'à moi-même : Les épines que j'ai
cueillies sont celles de l'arbre que j'ai planté - Byron - The thorns which I
have reap'd are of the tree I planted. Dans l'existence il y a trop de
hasards ; dans l'essence – trop de règles communes ; il me reste le rêve –
sentir le poids de l'enjeu divin et la grâce de mes entames imprévisibles.
Où, dans la dualité phusis - logos, ces deux seules substances de la réalité
en mouvement, où placer le frisson ? La matière affectée par l'esprit, ou
l'esprit tourmenté par la matière ? Tu n'hésitais pas : Où chercher le
réel ? Nulle part, si ce n'est dans la gamme des émotions.
L'amour et la beauté sont des secousses, qui font de tout édifice – des
ruines, où se rêvera l'espérance et s'installera la souffrance. Dès que
- 276 -
- Cioran - Souffrance -
j'élève ma maîtresse ou mon regard à une hauteur, hors des valeurs
intelligibles, une inexplicable inquiétude me prend à la gorge. Souffrir,
c'est donner à quelque chose une attention suprême - Valéry. Le paradis,
c'est peut-être la platitude de l'ordinaire ; et l'accès à toute grandeur,
sentimentale ou esthétique, mène à l'enfer.
Le Créateur voulut que la souffrance traînât systématiquement dans les
parages du beau. J'ignore le sens de cette bizarrerie. Peut-être le
gémissement aide à munir de frissons solennels le triomphe de la beauté.
Peut-être toute beauté est d'essence tragique, se traduisant par un
gouffre entre l'émission et la réception d'une œuvre – la banalité de
l'engendrement et le miracle de la naissance.
Comme on triche pour le beau, il faut savoir tricher pour le grand, puisque
toutes les douleurs réelles me ploient et m'humilient, sans me détacher de
la mesquinerie de leur sens et de leurs effets. Mais sans avoir souffert
pour de bon, on ne peut en reconstituer des plaies factices. Donc, l'éclopé
dans le réel a le droit à l'invention des souffrances, qui rendraient
fidèlement le fond tragique de notre existence, puisque cette tragédie
s'inscrit au beau milieu entre le réel et l'imaginaire. L'absence d'une de ces
facettes me prive de toute crédibilité. Le réel doit me donner de l'audace
de forme, et l'imaginaire doit refléter la véracité de fond.
Dans le vrai, on s'enquiquine ; l'inventé permet, au moins, de dresser les
oreilles. Tu inverses ma vision : On vit dans le faux aussi longtemps qu'on
n'a pas souffert. Mais quand on commence à souffrir, on n'entre dans le
vrai que pour regretter le faux. La douleur réelle n'est qu'ennui et
médiocrité. Ce n'est que dans la douleur inventée que je trouve encore
quelques ressources de gémissements non médiocres.
Qu'est-ce qu'espérer ? - me rendre compte qu'aucune raison ne justifie
mon enthousiasme et persister à m'enthousiasmer. Parier sur l'inexistant.
Pour être désespéré, il faut avoir espéré l'impossible - Valéry - je
reconnais une belle espérance par son entente avec un beau désespoir.
- 277 -
- Cioran - Souffrance -
L'enthousiasme peut aller de pair avec l'avis le plus désespéré, que j'aie
du monde (Il n'y a pas d'amour de vivre sans désespoir de vivre Camus), car la meilleure cible de mes élans se trouve tout entière en moimême, à l'intérieur de mon regard acquiescent. Toi, quel enthousiaste de
la chose funèbre ! Comme le furent Pascal et Kierkegaard. L'espérance ou
la désespérance ne brillent qu'aux cimes ! Et sont vouées à la platitude
dès qu'elles visent la profondeur. La philosophie devrait se consacrer à
donner le goût des cimes, tout en touchant aux profondeurs avec ses
racines.
Les sages sont beaucoup plus exposés à la souffrance que les sots ; les
premiers vivent au milieu des problèmes, qu'ils inventent, et les seconds
vivent des solutions, que les autres leur procurent. La douleur est toujours
question et le plaisir - réponse - Valéry.
Le philosophe m'attire vers notre bonheur, et l'écrivain étale ses
souffrances. Seul le poète maîtrise l'art d'une fête en larmes.
Tu mettais tes tracas dans tes écrits testamentaires : Créer c’est léguer
ses souffrances.
Quand je suis moi-même un climat, j'accueille comme miens les calamités
et sinistres, dont m'accable une aveugle saison : Tout ce que m'apportent
tes saisons est pour moi fruit, ô Nature - Marc-Aurèle. Être moi-même la
nature, que n'éclaire ni tente aucun chemin : La nature que nous sommes
s'assombrit, car nous n'avions aucun chemin - Nietzsche - Die Natur, die
wir sind, verfinsterte sich - denn wir hatten keinen Weg - que mon
dynamisme s'affirme dans mon art de préserver mon immobilité, pleine de
belles ombres d'une lumière inconnue.
Le climat, la maîtrise du chaud au cœur et du froid à l'esprit, le passage
harmonieux du désespoir hivernal à l'espérance printanière, le calendrier
interne plus puissant que les cadences externes.
- 278 -
- Cioran - Souffrance -
L'état normal, ou plutôt désirable, de l'âme est l'inquiétude ou la douleur.
L'absence de ces attributs prive l'âme de son essence, mais conforte la
détermination de l'esprit. Tu vois de fausses contagions : Quand l'âme est
malade, il est rare que le cerveau soit intact. Quand l'âme est bien
portante, ce n'est plus l'âme qui tentera de chanter ou de danser.
Dans l'état anesthésié, l'homme s'attache aux choses et aux règles et
oublie la musique et l'élan. Dans la souffrance, l'homme retourne à son
destin, qui est la tragédie comme l'est toute musique. Dans mon écoute
de la musique du monde, il est plus difficile de me séparer de mon
existence que de mon essence ; je reconnais une vraie souffrance par son
tête-à-tête avec le seul rêve : Toute douleur qui ne détache pas est de la
douleur perdue - S.Weil. Le nombre de mes points d'attache restant le
même, il s'agit de m'attacher aux noyaux invisibles, aux rêves ; j'en vis,
ou bien j'en meurs, comme tu le vois, toi, l'hyperbolique : On meurt de
l'essentiel, lorsqu'on se détache de tout - c'est une mort de Phénix,
l'initiateur de rêves.
Des parallèles entre nos entrées et sorties de la vie : entre ma naissance,
où j'étais le seul à pleurer, et ma mort, où je serai, peut-être, pleuré par
les autres, la larme n'ennoblit plus la vie, ni la joie - la mort. Mes
paupières fermées, que les autres découvrent mon regard, mon rêve ou
mon ironie ! Ci-gît moi, tué par les autres devint, pour le regard de
Valéry : un long regard sur le calme des dieux. Pour le rêve de Rilke :
enseveli sous le poids des paupières, tu n'es plus rêve de personne Niemandes Schlaf zu sein unter so viel Lidern. Pour l'ironie de Gogol : Je
rirai un jour avec mon mot amer - Горьким словом моим посмеюся.
Contrairement à la solitude, la souffrance me rapproche davantage de la
vie que de la mort. On ne meurt pas de malheur, on en vit, ça engraisse Flaubert. Engraisse et vivifie les vocabulaires. Voyez, par contre, le
bonheur ou l'hilarité végéter dans l'aridité des lexiques, à côté de ta
vitalité de la tristesse : un appétit qu'aucun malheur ne rassasie. Le
malheur est cette fontaine, souvent imaginaire, près de laquelle j'adore
- 279 -
- Cioran - Souffrance -
mourir de soif.
Le drame de la solitude, lorsque toutes les sources de mes larmes, de joie
ou de peine, se retrouvent aux lieux désertiques. Car mon pis et mon
mieux sont les plus déserts lieux - Marie Stuart. L'aristocratisme du goût
me condamne au non-partage de mes fardeaux et de mes cadeaux, même
avec ma mignonne (Ronsard). À moins que j'aie le courage de Pétrarque :
Plus désert est le rivage, plus belle est l'ombre, que ma pensée y jette Piu deserto lido, piu bella il mio pensier' l'adombra, ou la naïveté de Poe :
Tout ce que j'aimais - j'étais (le) seul à l'aimer - All I lov'd - I lov'd alone.
Aux heures plus lucides, tu te détournes du descendant, pour t'adresser à
l'ascendant : C'est à l'attention de survivants, et non d'agonisants, que
s'adressent mes appréhensions. Que les bien-portants ne se précipitent
pas vers le sage, qui, perfidement, omet de rappeler, que les seuls
survivants sont justement des agonisants.
Du bon usage de la mélancolie : l'état jovial, apaisé, aplatit mes gammes,
rend mes oreilles trop ironiques avec les accords héroïques ou lyriques,
m'arrache à la hauteur, tandis que tu vois que : le désespoir ne me
déprime pas, il me soulève.
Les beaux esprits vivent la détresse, ce vide en attente d'une musique qui
ne vient pas ; les minables vivent de manques, de ces vides, qu'ils
remplissent du bruit des actes et des choses.
Le monde devient délicieusement vide, quand le but perd de son poids ; le
cœur se plénifie, quand les contraintes lointaines emboîtent le pas au but
immédiat. Sisyphe versait le trop plein de son cœur dans ce vide béni. Sa
souffrance est supérieure à celle de Tantale (la souffrance tient en forme
l'âme, et Sisyphe se faisait les muscles - Valéry), comme la contrainte
suivie est supérieure au but poursuivi, pour maintenir ma fringance.
La souffrance doit être utile : telle une pierre, que le malheureux Sisyphe
traîne vers un sommet, mais au lieu de la faire tomber à pic, d'en haut
vers la vallée, comme tu le fais, en maugréant la terre entière, il faut
- 280 -
- Cioran - Souffrance -
essayer d'en faire une pierre de touche pour mes muscles, une pierre
d'achoppement pour mon esprit, une pierre angulaire de mon âme.
Les
mêmes
angoisses
guettent
tout
mortel ;
chacun
cherche
sa
consolation, en fonction de ses talents, de son intelligence, de la hauteur
de son regard. Fonctionnellement, le créateur n'y est pas très différent de
celui qui plante un arbre ou une progéniture. Tous sortent tant bien que
mal de leurs débuts, tous échouent au final. Nietzsche se fait trop
d'illusions la-dessus : La création, voilà ce qui délivre de la souffrance et
rend la vie - légère - Schaffen - das ist die große Erlösung vom Leiden,
und des Lebens Leichtwerden - ce n'est pas une délivrance mais
ennoblissement, pas une légèreté mais puissance des ailes. Je suis
créateur, si je m'occupe de l'arbre entier de la vie : de ses racines, de ses
fleurs et de ses ombres, en y plaçant des inconnues, sources des lumières
initiales et des ténèbres finales.
L'enfer, c'est soit une excursion minéralogique, en compagnie d'un barde,
soit un plongeon névralgique dans une maison des morts, en compagnie
d'un geôlier. La philosophie, c'est faire cohabiter, en toi, le fêtard et le
bagnard.
Face à la tristesse, tout homme songe à la consolation : Schopenhauer la
méprise, Kierkegaard la refuse, Nietzsche l'invente. Est philosophe celui
qui sache concilier ces trois attitudes.
La falsifiabilité du mot juste : ce qui rehausse un sanglot devrait échouer,
face au bâillement. C'est pourquoi la psychanalyse est charlatanesque :
elle s'applique également à l'univoque et au loufoque. Prenez cette
aberration psychique : le trajet de substitutions subliminales, qui est une
métaphore intellectuelle de première bourre, à la Valéry ! La poursuite du
mot juste éloigne de l'ironie et de la larme et ne conduit, tout juste,
qu'aux berceuses : La vraie poésie produit une béatitude ronronnante,
plutôt que des larmes ou des rires - Nabokov - Истинная поэзия
- 281 -
- Cioran - Souffrance -
вызывает не смех и не слёзы, а блаженное мурлыканье - seulement,
voilà, je ne découvre l'existence de béatitudes qu'à travers les sanglots,
tragiques ou rieurs. L'écriture n'est que jouissance, quand je suis en
possession de mon sujet. Même à l'impuissance de ma plume il faut savoir
donner un ton verbal pénétrant.
En philosophie, il n'y eut jamais de séparation entre le camp du plaisir et
celui de la souffrance ; toutes les bonnes écoles portent une part de
caresses et une part de tortures, en tant que, respectivement, le souffle
des commencements et la musique des fins.
Ayant, comme toi, une tête vagabonde, je sais qu'on souffre mieux en
froid exil qu'en patrie chaude. Savoir m'exiler en toute circonstance est un
don aussi rare qu'utile. Et l'état d'exil, bien que fécond, est l'un des plus
déchirants. Mon expérience russe m'interdit des plaintes tempérées. Tu le
comprends : Le Russe ne s'est jamais contenté de malheurs médiocres.
Pour pouvoir y superposer des jérémiades aussi grandioses, sous forme de
Dits, chansons, romans ou symphonies. Les lamentations au lieu de
l'alimentation, le destin des nations, qui ne voient que le mur pour leurs
fronts ou leurs gestes.
La culture russe va dans le même sens ; elle t'aida : Sans ses écrivains,
eussé-je jamais pris conscience de mes plaies et du devoir, qui
m'incombait de m'y livrer ?. Ton mérite est davantage dans l'immunité
face aux remèdes anesthésiants, que t'avait administrés l'Europe. Le
sceptique vise la guérison, l'épicurien - la thérapeutique, le stoïcien l'immunité, je leur préfère le cynique - la pathologie de l'incurable.
- 282 -
- Cioran - Mystère -
Mystère
Le monde, l'homme, la perception humaine du monde - trois merveilles
d'un
même
acabit.
Que
je
parte
de
l'homme
(Protagoras,
Kant,
Nietzsche), du monde (Spinoza, Marx, Heidegger), de la relation entre eux
(Aristote, Husserl, Sartre) - je peux aboutir au même réseau conceptuel.
Ce qui différencie ces visions, ce n'est pas tant le problème des
représentations et des interprétations, que la part et la qualité de l'extase,
tragique ou jubilatoire, devant le mystère. L'intelligence, la noblesse, le
talent - telle est l'échelle ascendante des bons esprits, appelés par le
mystère.
L'âme est ce qui vit, organiquement, directement, aveuglement, le
mystère indicible du monde ; l'esprit est ce qui, par un doute ravageur, le
traduit en problèmes conceptuels ou langagiers. Deux observateurs s'en
mêlent, le corps et la raison, qui en cherchent des solutions - la caresse
ou l'algorithme, les deux faisant visiblement partie du dessein divin.
Les yeux percent la solution, la tête évalue le problème, l'âme caresse le
mystère. Vague aux yeux, lumineux pour l'âme – ou l'inverse. Pour
entraîner ma jugeote : dégrader le mystère incompréhensible en problème
lisible ou même de le réduire en solution visible.
Immergée dans l'étendue du quotidien, la vraie sagesse vitale consiste à
ne pas perdre le sens du mystère, qui est la même chose que le haut
regard face à la vue plate, à la solution donc. Je pense la solution, je peins
le mystère ; il faut te corriger, en ce sens : Quand je réfléchis à une
chose, je pense encore moins à la solution que n'y penserait un poète.
Le sage se voue aux mystères, qui animent son existence ; il occulte les
solutions, prend de haut les problèmes, éloigne les choses. Tu vas dans
- 283 -
- Cioran - Mystère -
une mauvaise direction : Les penseurs de première main méditent sur des
choses ; les autres, sur des problèmes. À moins que, à juste titre, tu lises
mystère dans la chose même (envisagée en tant qu'un être heideggérien).
Si Nietzsche ne quitte pas le mystère et Valéry condescend à lui trouver
une forme problématique, toi, tu sautes les problèmes, pour apporter au
mystère son remède de cheval – une solution nécrologique. Donc, en
sortie, je trouve du mystère chez Nietzsche, du problème chez Valéry, et
chez toi – de la solution. Un état du cœur au-delà du bien, un état de
l'esprit du beau, un état de l'âme mélancolique.
Après m'être attardé aux mystères dionysiaques (la danse à la Nietzsche)
et aux mystères orphiques (le chant à la Rilke), je me suis arrêté aux
mystères d'Éleusis, où règne le rythme sans rites. Le passé, le présent, le
futur tournés vers le deuil : Dionysos pleurant sa mère, Orphée - son
épouse, Déméter - sa fille.
Rien n'aide mieux à dénouer les paradoxes que le transit entre ces trois
dimensions – la hauteur du mystère, la profondeur du problème, l'ampleur
de la solution. Tout ce qui est grandiose - le mot, la pensée, la femme, la
vie, la passion, la création - gagne à être vécu séparément sur chacune de
ces facettes.
Les Anciens ne vivaient que du mystère, les Lumières se chargèrent de le
résumer en problèmes, la modernité veut réduire notre existence à la
platitude
des
solutions.
Quelques
victimes
collatérales
de
cet
aplatissement : la foi, la poésie, le rêve.
Être barbare, c'est ne pas savoir franchir, en toute légalité, les frontières
entre une solution et son problème, entre un problème et son mystère.
Être sot, c'est seulement ne pas savoir, qu'une frontière non-terrestre
existe entre solutions et mystères. Être et sot et barbare, c'est ignorer
l'existence de mystères et se dire : Je me fiche de savoir si un idéal est
profond ; je ne lui demande que de m'aider à résoudre des problèmes Rorty - you can forget whether an ideal is deep, and just ask whether it's
- 284 -
- Cioran - Mystère -
useful for solving the problems.
Un plaisir mystique s'appelle caresse ; jadis, et le corps et l'âme vivaient
de ce salutaire mystère : Le corps attend un supplément d'âme, la
mécanique exige une mystique - Bergson, mais aujourd'hui, la mécanique
s'installa partout, où demeurait l'âme, et tout mystère spirituel trouva sa
solution robotique.
Personne mieux que toi n'a perçu ce cycle fatidique : Tout problème
profane un mystère ; à son tour le problème est profané par sa solution.
La mesquinerie : m'attarder dans la solution, en tentant de l'appliquer à
de nouveaux problèmes. La grandeur : me désintéresser de la solution au
profit d'un nouveau mystère !
De la précision du verbe : vénérer le mystère, admirer le problème,
respecter la solution. Et lorsqu'on réussit à en faire un cycle, on est prêt à
adorer.
On pénètre un problème, c'est à dire on le formule ; on ne pénètre pas un
mystère, qui, on le sait, reste impénétrable. Le mystère est la caresse
préliminaire. Du problème pénétré, l'homme retire une solution, ce qui
promet la conception d'un nouveau mystère.
Le culte des connaissances bien rangées nous éloigna non seulement des
mystères, mais, selon toi, de la vie même : La mystique est une évasion
hors de la connaissance, le scepticisme une connaissance sans espoir.
Deux manières de dire que le monde n'est pas une solution. Avant la
connaissance il y a l'intuition - le problème ; avant l'intuition il y a l'élan le mystère. Deux manières à ne pas m'assombrir faute de solutions. La
mystique n'est pas un secret, qui nous introduit dans un autre monde, elle
est le secret de vivre autrement dans ce monde - Musil - Die Mystik ist
kein Geheimnis, durch das wir in eine andere Welt eintreten ; sie ist das
Geheimnis, in unserer Welt anders zu leben.
- 285 -
- Cioran - Mystère -
Toute vraie création devrait me détourner des solutions maîtrisées au
profit des mystères naissants, poignants. Et cette création débute avec le
réveil de mon soi inconnu, qui en est l'inspirateur, et le commencement
est l'âme du soi connu : L'artiste est la source de l'œuvre. L'œuvre est la
source de l'artiste - Heidegger - Der Künstler ist die Quelle des Werkes.
Das Werk ist die Quelle des Künstlers. Tous ceux, que l'étincelle divine
n'éclaire pas, se prennent pour astres ou astrologues. Je ne suis artiste
que si j'accepte l'inaccessibilité, par ma raison, de mes sources et de mes
estuaires et si je place mon magnum opus dans les reflets complices de
mon étoile. Les besogneux se disent, avec Nietzsche, légèrement égaré :
Ce n'est pas moi que je cherche, mais mon œuvre - Ich will nicht mich,
ich will mein Werk - mon seul produit, méritant le titre d'œuvre est ma
statue.
Sans le soi inconnu, qui héberge l'indicible et l'insoluble, je serais
condamné à m'étouffer dans le transparent. Toi aussi, tu te faisais des
soucis pour ton souffle : Face à l'insoluble, je respire enfin. J'aurai le
souffle coupé, quand ce mystère se muera en problème, avant de
suffoquer dans les miasmes des solutions.
La vraie tragédie n'est ni dans l'éthique (la compassion du moralisateur
Aristote), ni dans l'esthétique (le pathos de l'artiste Nietzsche), mais dans
le mystique (la passion de mon soi inconnu, ce créateur d'espérances
impossibles).
Ce qui est le plus fécond, ce n'est ni la solution issue des réponses, ni le
problème entrant dans les questions, mais le mystère jaillissant des
images. Comme le Parménide ou la Caverne de Platon, ou la Procession
plotinienne, ou l'éternel retour nietzschéen. Et la réalité, que je ne puis
appréhender qu'en images ou en tropes, n'est pas moins mystérieuse.
Pour justifier son appétit de grandeurs, tout bel enfant, en philosophie, se
réclame d'une naissance miraculeuse ; ce qui les distingue, c'est le métier
présumé de leur père – un scientifique (Hegel) ou un poète (Nietzsche).
Des enfants de la vierge réflexion (Jungfraukinder der Speculation –
- 286 -
- Cioran - Mystère -
J.G.Hamann) ou des enfants de l'avenir (Kinder der Zukunft – Nietzsche).
Des arbres, à généalogie établie ou à établir.
On peut comprendre la facilité, avec laquelle je me vautre dans le
mystère, quand on se souvient de la définition de la Russie, qu'en donne
Churchill : un rébus enveloppé de mystères au sein d'une énigme - a
riddle wrapped in a mystery inside an enigma. Les poètes ne sont pas en
reste : Que ma vraie patrie soit la Russie est une des grandes et
mystérieuses grâces, dont je vis ; mais toute tentative de l'atteindre, par
des livres ou par des hommes, résulte plutôt en éloignements qu'en
rapprochements - Rilke - Daβ Ruβland meine Heimath ist, gehört zu jenen
groβen und geheimnisvollen Sicherheiten, aus denen ich lebe, - aber
meine Versuche hinzugehen, durch Bücher, durch Menschen sind mehr
eine Abwendung als ein Näherkommen. Le plus raffiné poète dit cela à la
plus fascinante femme - dans le doute, qui me sépare de toi, Russie, je
balbutie cet aveu, que je ne peux pas confondre avec la boutade
semblable de Nietzsche au sujet de la Pologne. Toi, tu trouves à la Russie
une fonction, que les Russes mêmes ignorent : La Russie est plus
impatiente de résoudre les problèmes des autres que les siens propres.
Elle sait, que les vrais problèmes, c'est-à-dire les siens, n'ont pas de
solution. Et tout ce qu'elle fait pour les autres, c'est d'apporter du mystère
dans leurs solutions, qu'elle condescend d'appeler problèmes.
- 287 -
- Cioran - Doute -
Doute
Il est utile de douter de balivernes et de rester énergumène opiniâtre dans
le grand. Ceux qui le comprennent le mieux, ce sont les auteurs de
langages, puisque le doute naît le plus souvent d'une noyade ou d'un
égarement dans le langage d'un autre. Au sein d'un langage maîtrisé, le
doute est signe d'impuissance de l'âme ou du chaos dans l'esprit. Dans un
langage à naître, les choses s'inversent : Le génie maîtrise le chaos, seuls
les sots tiennent à l'ordre - Einstein - Genies beherrschen das Chaos, nur
Dumme halten Ordnung.
Dans le doute, ce n'est pas la pauvreté de ma cervelle qui est en cause,
mais la richesse des langages, créateurs d'ombres nouvelles. Tout n'est
que brouillon ; la notion de texte définitif relève de la religion ou de la
fatigue - Borgès - No puede haber sino borradores ; el concepto de texto
definitivo no corresponde sino a la religión o al cansancio.
Tous les idiots voient dans le doute signe d'intelligence, comme dans
l'indignation – celui d'élévation d'esprit. Tandis que c'est la qualité de mes
fanatismes qui trahit mon intelligence, et la résignation magnanime qui
témoigne de ma noblesse.
Le sceptique est un handicapé : la vie n'aurait ni fin, ni unité, ni être comment s'entendre avec un aveugle, un sourd, un muet ? Seul le
scepticisme passif peut être un tonique ; le scepticisme actif est une
infirmité. C'est du premier que tu parles : Le scepticisme est la volupté
des impasses.
Moi, dans mes ruines, toi, dans tes impasses, on aime le verbe déchaîné :
- 288 -
- Cioran - Doute -
Le délire est plus beau que le doute, mais le doute est plus solide - oui, le
doute vital surgit de la terre, l'air du talent et le feu du tempérament
déclenchent le délire artistique. Mais il faut en chercher un compromis
lisible. Le délire est dans l'oubli de buts, le doute - dans un retour aux
sources. Le compromis serait l'attention, portée aux contraintes, rendant
le commencement – original et les buts - inutiles. L'ascèse des buts se
rattrape dans l'esthétique des contraintes. Et la contrainte la plus haute
consiste à savoir quelle illusion je dois abandonner et à laquelle je dois
m'accrocher. Dans cette vie, le plaisir le plus solide est celui, vain, des
illusions - Leopardi - Il più solido piacere di questa vita, è il piacere vano
delle illusioni.
En sens inverse, un autre handicap des mauvais douteurs est un manque
de
souplesse
dans
l'arbre
de
leurs
connaissances
–
l'insuffisance
d'inconnues, empêchant des unifications avec les arbres des autres et
conduisant vers la rigidité, la stérilité et les clôtures.
Le doute le plus constructif fut formulé par Valéry, cet adversaire des
clartés faciles : Une idée est claire quand nous faisons convention avec
nous-mêmes de ne point l'approfondir. Tu es encore plus radical : N'a de
convictions que celui qui n'a rien approfondi.
Le côté le plus sympathique du doute est qu'il tente de révéler ma facette
indicible. Et tu as bien raison : Nos flottements portent la marque de
notre probité ; nos assurances - celles de notre imposture. Le bon doute
est vertical, la mauvaise certitude est horizontale, m'élevant ou me
dilatant. Ce doute m'observe, cette certitude me dilue. Toutefois, le vrai
contraire du doute n'est pas la certitude, mais la foi, l'arbitraire. Et ma
pose, faite de mes certitudes animées, repose bien sur l'imposture.
L'absence de doutes, chez un intellectuel, conduit à l'abus de la précision.
- 289 -
- Cioran - Doute -
Tu le formules admirablement : La malhonnêteté d'un penseur se
reconnaît à la somme des idées précises qu'il avance. La précision est une
qualité des faits scientifiques et non pas des pensées intellectuelles. Toute
clarté philosophique n'est que provisoire. Si je suis incapable de troubler
ma clarté, je suis en proie à une acribie ou à une graphomanie, je suis
honnête, mais bête ; dans l'expression de ma pensée, faire croire à ma
translucidité,
c'est
manquer
ou
de
couleurs
ou
d'honnêteté
ou
d'intelligence.
L'artiste est dans le commencement, et celui-ci n'a pas de normes. Deux
architectures accueillent, tant bien que mal, mon honnêteté en mal de
suites dans les idées : une tour d'ivoire, hors cartes, ou une ruine, hors
calendriers. La précision bien venue, celle de la mélodie ou du relief, n'est
pas dans l'idée, mais dans le ton, qui est frontière d'un langage. Quand ce
ton est plat ou neutre, je peux être sûr d'être devant un saint, un sot ou
une fripouille.
Les certitudes du goût comme les doutes de l'intelligence peuvent être
opaques ; leur ennemi commun est la transparence de la raison, que tu
dénonces : Se ménager une zone d'irréflexion, sans quoi l'esprit succombe
à une transparence mortelle. Cette zone doit être aménagée par ce bon
architecte, qui est le mystère ; j'y admirerai les étoiles, à travers le toit
manquant, sans me soucier des fenêtres, qui m'ouvrent aux problèmes,
sans me précipiter vers la porte menant aux solutions, où gît la clarté.
Ce qui met à égalité les certitudes et les doutes, c'est leur gratuité, pour
entretenir en moi mes dogmatismes ou mes sophismes. Tu aimais les
idées stériles : Toute idée féconde dégénère en croyance. Il n'est guère
qu'une idée stérile qui conserve son statut d'idée. Une certaine fécondité
d'une idée consiste à en tolérer, que dis-je, à en inviter des falsifications.
L'idée est belle tant que des maternités d'articles de foi, à répétitions, ne
la défigurent.
- 290 -
- Cioran - Doute -
La perplexité est un paroxysme du doute. Ce que St Augustin dit du temps
(si personne ne m'interroge, je le sais ; si je veux répondre à cette
demande, je l'ignore - Si nemo ex me quaerat, scio ; si quaerenti
explicare velim, nescio) serait vrai pour tout ce qui est à mon soi inconnu
(le soi connu, le soi temporel, est déjà trop bien connu : Avant Kant nous
étions dans le temps, depuis Kant le temps est en nous - Schopenhauer Vor Kant waren wir in der Zeit, seit Kant ist die Zeit in uns). On ne peut
penser ni l'âme ni la conscience sans la mémoire, donc sans le temps. On
aboutit à une image, horrible et incompréhensible, d'un esprit qui ne serait
traversé que par le présent, sans aucune réminiscence du passé, sans
aucune projection vers l'avenir.
Et l'espace, lui, n'a-t-il vraiment que trois dimensions, tandis que mon
imagination géométrique pourrait facilement en ajouter tant que je veux ?
Le temps-qui-passe et l'espace ouvert – deux énigmes du réel, défiant le
temps-qui-dure et l'espace fermé.
Une vaste zone de doute entoure le bon usage de ma liberté et de ma
puissance. Dès que je possède la liberté, je m'attache, comme tout le
monde, aux biens, au consensus des sujets et à la présence du maître. Et
je me souviens de mes premières amours, où, épris de la liberté, je
voulais être riche sans biens, puissant sans armes, sujet sans maître.
Dans toutes les sphères de sa vie, l'homme, désormais, fait ses choix, en
suivant des algorithmes infaillibles ; l'amour aura été le dernier recoin, où
la folie des rythmes imprévisibles trouve encore un refuge, et où le choix
incalculable se fasse contre le calcul. L'amour électif est le seul amour
effectif - Prichvine - Любовь избирательная и есть настоящая любовь.
Tu le vois à l'opposé du calcul et de la paix d'âme : L'amour est un
bonheur d'enragé.
Mais dès que je possède la puissance, je n'ai plus la liberté : Cet étrange
- 291 -
- Cioran - Doute -
désir - chercher la puissance et perdre la liberté - F.Bacon - It is a strange
desire to seek power and to lose liberty. Ceux qui veulent pouvoir sont
rarement libres ; ceux qui peuvent vouloir le sont plus sûrement : La
liberté est une sensation de pouvoir vouloir - Valéry.
L'une des formes de doute est l'abandon de l'âme fraternelle au profit de
l'esprit querelleur. Tout blasé se lamente de l'ennui et de la bêtise des
hommes. Défaillances si faciles à ignorer, et avec superbe ! J'achoppe
beaucoup plus sérieusement à la pétulance et à l'intelligence de mes
semblables, qualités exercées avec l'infaillibilité des robots élégiaques
(ton image).
La négation mécanique est l'une des formes du doute stérile. Plus vaste
est la chose niée, plus bête est la négation. Toi, rejetant le monde non
pas depuis 1920, mais depuis Adam, tu tombes dans ce piège. La
négativité sans emploi (G.Bataille) paraît être une saine perspective. Je ne
nie que le jour sous mes yeux, me voilà déjà en route pour les étoiles. Ou
sur les voies apophatique ou apagogique vers le Dieu inconnu, se dérobant
sous l'Un ou sous l'Être.
La négation, dans l'art, ne vaut que dans la mesure, où elle ne se réduit
pas à la chose niée. Les négateurs sans beaucoup d'intérêt : Hugo,
Dickens, Dostoïevsky. Les vrais : toi, avec Leopardi et Tolstoï.
L'aberration dans les appréciations de la stature des autres est propre des
bons négateurs. Regardez cette étrange surdité du goût chez ceux qui en
ont pourtant une bonne vue : Platon préférant les généraux aux poètes,
Nietzsche
reconnaissant
son
prédécesseur
en
Spinoza,
Nabokov
sélectionnant Robbe-Grillet, Valéry et ses faux modèles de Descartes et de
Mallarmé, toi en admirateur de Saint-Simon, G.Steiner voyant le plus
grand génie du siècle en Proust (qui est pire que Saint-Simon, tout en
pratiquant la même tonalité sirupeuse et nauséabonde).
Il faut reconnaître, que ta pose - tout m'est de trop et tout me manque -
- 292 -
- Cioran - Doute -
est une solution de facilité ; trouver la plénitude au milieu des choses
inexistantes, deviner une musique vivante dans le silence mort, sont des
défis plus dignes. Aujourd'hui, les détestables oreilles perçoivent tout
chant comme un compte rendu ; elles n'entendraient plus Valéry : La
liberté, l'un de ces détestables mots, qui chantent plus qu'ils ne parlent. Et
rien ne danse plus aux yeux de celui qui a perdu le regard et ne lorgne
que sur ce qui ne fait que marcher.
Les nations, comme les hommes, se manifestent aussi bien par leur
sophistique que par leur dogmatique. Les Français veulent conserver, les
Allemands - devenir, les Anglais - être, les Russes - vouloir - Valéry. Les
Russes ne veulent même pas savoir ce que les autres savent vouloir.
Svoïévolié - vouloir hors tout savoir et devoir. Leur nihilisme, les Russes le
prêtent volontiers au monde entier, tandis qu'il n'est porté que par des
Kirillov, sortis tout droit des Possédés.
Quand la culture européenne aura définitivement crevé, de désintérêt et
sous les coups des barbares robotisés, on procédera à sa reconstitution à
partir
des
musées
et
bibliothèques
américains,
et
l'on
l'appellera
Renaissance américaine ou New Revival. Dante ou toi-même réanimés à
Harvard ou Palo Alto ! La nature humaine retrouvée, l'homme controuvé banni… L'humanité savante vivant sous le slogan : More Wisdom in Less
Time !
Mes péroraisons devraient ne s'adresser qu'à l'éternité journalière ou à un
passé dépassé. Ainsi tu voyais la chute dans le temps : Voit-on le
Bouddha
quitter
le
monde
à
cause
de
ses
contemporains ?.
Le
contemporain immédiat, c'est un journaliste dans l'âme, homme du
media.
Je préfère les ténèbres à la lumière, car lumière veut dire mouvement,
reflet, sens de l'ombre. Seules les ténèbres préservent la valeur de ce qui
n'est regardé par personne. Que d'autres pensent, que l'homme ordinaire
- 293 -
- Cioran - Doute -
projette de l'ombre ; le génie projette la lumière - G.Steiner - the ordinary
man casts a shadow ; the genius casts light - tout génie a un stock de
belles ombres, que ne voient que ceux qui sont à l'aise dans le noir.
Deux types de répartition d'ombres et de lumières, qui me sont également
étrangères : la lourde noirceur à la Schopenhauer, avec ses lamentations
sur l'absurdité et l'absence de sens, et la lumière grisâtre à la Hegel, avec
sa soporifique et logorrhéique ontologie (ces deux compères sont,
pourtant, portés aux nues par, respectivement, Wittgenstein et Marx).
L'harmonie désirable est une projection d'ombres vers la hauteur, une fois
que je suis pénétré par la lumière, qui se cache dans les profondeurs ;
l'arc en ciel étant constitué d'enthousiasme, de honte et de noblesse, et
les éclairs de l'esprit naissant dans les ténèbres.
Tant d'écrits tentent de m'éclairer, en faisant passer leurs lampes de rue
pour lueurs du ciel ; je leur préfère les créateurs des ombres terrestres,
dans lesquelles je devine une lumière céleste.
Le doute le plus intelligent consiste à munir un arbre d'un maximum
d'inconnues ; c'est la plénitude qui est la faculté de s'unifier avec les
arbres des autres. Voici un résumé, illustrant les mécanismes de résolution
des doutes : soit une chose, C, son implexe, Im, et mon parcours, P, audessus de la chose, entre les moments t1 et t2, vécu avec l'intensité In.
Héraclite me dit, que l'égalité, C(t1) = C(t2) est impossible ; Nietzsche me
suggère
qu'avec
In
suffisamment
grande,
cette
égalité
est
métaphoriquement possible - l'Éternel Retour ; Valéry dit qu'il n'y a pas de
choses, que des implexes, qui sont toujours unifiables, Im(t1) = Im(t2), l'Éternel Présent.
Même sans les autres, le doute a de bons domaines d'application ; par
exemple, douter de mon soi-même, ne pas sentir assez la frontière entre
le soi connu, le tenant du savoir et le maître des actes, et le soi inconnu,
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- Cioran - Doute -
l'inspirateur de mes passions et de mes étonnements. Plume à la main,
j'aimerais communiquer avec mon soi inconnu, ce qui rendrait mon verbe
plus haut et mes idées plus vagues et profondes. D'ailleurs, chaque fois
que vous trouverez mon mot trop clair, je suis sûr, que vous ne me
comprenez pas, puisque comme chez Nietzsche : Ce qui devient clair
cesse d'être de moi - Eine Sache, die sich aufklärt, hört auf, uns etwas
anzugehn - ce moi est, bien sûr, inconnu.
- 295 -
- Cioran - Langue -
Langue
Dans l'Antiquité, le Romain cultivé soignait son latin, puisqu'il connaissait
et enviait le grec. Au Moyen Âge et à la Renaissance, le goût pour une
langue châtiée était préservé grâce au maintien du latin comme langue
savante. L'entêtement de l'Église à utiliser les langues anciennes pour la
liturgie, mettait les hommes en contact vivant avec d'autres idiomes. Le
français, depuis Guillaume le Conquérant, a joué un rôle civilisateur
pendant huit siècles.
Avec l'invasion (ou plutôt installation ou implémentation) par l'anglais, par
celui des managers, des ingénieurs, des stars hollywoodiennes, la
dégringolade langagière ravagea toutes les bonnes têtes (j'allais dire les
âmes, mais celles-ci n'existent plus qu'au stade atavique).
La vraie connaissance d'une langue est atteinte, lorsqu'on en sent et en
maîtrise les ressources et les ressorts poétiques. C'est pourquoi l'anglais
des données et des informations ne peut qu'étouffer la musicalité de nos
langues.
L'un des défauts d'intelligence, difficilement récupérable, est l'inculture
linguistique. Ce qui explique beaucoup de faux pas de Platon ou de
Foucault. Et ce qui met en valeur l'éclat de St Augustin, de Nietzsche, de
Valéry.
Les plus ambitieux visent la fusion langagière du statufié et de l'exalté :
Heidegger, avec ses révérences à Sophocle et Hölderlin, fait chou blanc
dans un langage pourtant naturel ; mais toi, avec Valéry et Nietzsche en
références, tu tires ton épingle du jeu dans un langage entièrement
inventé.
Trois grands stylistes – Nietzsche, Valéry, toi. C'est en soulevant vos mots
- 296 -
- Cioran - Langue -
que je découvre la source la plus importante du plaisir reçu : chez le
premier, je tombe sur la noblesse, donnant du vertige ; chez le second,
enchante l'intelligence, je suis séduit ; chez toi, le troisième, je reste avec
le mot lui-même, dans le pur plaisir musical.
Trois sortes d'audace font reconnaître un maître : l'audace pré-langagière
(toi), l'audace de langue (Rilke, Pasternak), l'audace de concepts (Valéry).
Et Shakespeare en est le plus grand, car il a l'audace de les pratiquer
toutes les trois, même sans posséder la profondeur des premiers. Le
talent veut gloser sur les autres, le génie peut oser la confiance en son
propre soi inconnu.
Entre les mots et les choses, s'étalent des représentations. Le savant
s'occupe de leurs définitions ; le poète, comme toi, veut aller tout droit
vers les choses (mes affects sont des choses) : Je n'aime pas définir des
mots, mais des sensations, des frissons, des brûlures - c'est un but
nietzschéen : l'intensité sur tout un axe et non pas la fixation d'un point
privilégié, d'un mot.
Une de ces choses que nous cachent la grammaire et l'usage banal : le
mot n'est pas un reflet de la vie, il est une vie à part, aussi proche de
l'essentiel, peut-être, que le regard. Comme de theoria on aboutit au
regard, de logos on se condense dans le mot. Non sans déchirement,
puisqu'il y a toujours un conflit entre le regard, cette métaphore centrale
de la vérité philosophique, et la langue - H.Arendt - die Unverträglichkeit
zwischen
der
Anschauung
-
der
Leitmetapher
der
philosophischen
Wahrheit - und der Sprache.
Nietzsche est hautain et Valéry est profond ; le marteau et le scalpel sont
à l'origine de leurs métaphores ou de leurs idées.
L'éloge de la superficialité : on ennoblit la chose par un attouchement, non
par une maîtrise ou par un épuisement. Un fanatique du mot condescend
parfois à s'amuser avec l'idée, comme tu l'as bien vu : Seuls les esprits
- 297 -
- Cioran - Langue -
superficiels abordent une idée avec délicatesse. Ils prennent l'idée pour un
matériau cru et l'affinent par une forme verbale. Les esprits profonds
s'amusent à réduire à l'état de matériau cru ce qui se concentra déjà en
mots. Remarquez que les esprits hauts n'existent pas : dès qu'ils touchent
la hauteur, ils se muent en âmes. Et les âmes se désintéressent des idées
terrestres, pour se dédier aux rêves célestes.
Plus on touche à la prétendue profondeur des idées, plus on aspire à la
délicieuse surface des mots. La meilleure possession naît des meilleures
caresses, et celles-ci se dévouent plus efficacement à la peau sensible
qu'aux fonds insondables.
Avec l'idée on épuise les choses, en les saisissant par leur centre. Avec le
mot on les caresse en surface. La vraie possession est profonde et basse,
la vraie caresse est superficielle et haute. Vertige des armes, vertige des
charmes.
Les mots devraient faire deviner mon âme comme les caresses, qui
sculptent un corps, ou comme le regard, qui cligne à Dieu et dédaigne de
s'attarder même sur l'air. Le mot, c'est Orphée, l'idée, c'est Eurydice ; et
je sais ce que doit devenir l'idée, une fois que je lui aurai adressé le
regard définitif.
Comme Valéry, tu comprends que, pour atteindre au savoir, résumé dans
les représentations et interrogé par la langue, le discours doit être
dépouillé de mots : L'illusion, c'est croire aux mots. Cesser d'en être
dupe, c'est le réveil, la connaissance. Être dupe des mots, c'est croire,
avec les professeurs, qu'énoncer, c'est représenter. Le mot n'est qu'un
outil de dialogue. La connaissance, c'est ce qui précède l'assaisonnement
du mot et ce qui s'extrait après sa digestion ; elle n'en est pas rivale. Trois
sortes radicalement différentes de confiance au mot : admettre qu'il
s'inspire d'un beau modèle, admirer son harmonie intrinsèque, fabriquer
une interprétation de son message. Le savoir, l'art, le savoir-faire.
Connaissance des choses vues, connaissance de la vue, connaissance de
- 298 -
- Cioran - Langue -
lunettes.
On communique avec les autres, surtout grâce aux représentations
communes qu'à la langue commune. Et l'autre est indispensable. Sartre
allait vers les autres, même s'ils ne lui promettaient que l'enfer ; toi, tu
en craignais l'ennui. Ce n'est pas dans le noircissement de tes pensées
que tu voyais le principal danger de la fréquentation des autres, mais
dans la grisaille, qui se faufilerait dans tes mots, grisaille inséparable des
choses ; et les autres, que tu rencontres en vrai, seront des choses ;
l'autre ne vaut que par tes non-rencontres avec lui, dont tu inventeras les
imaginaires : Ici, on se rencontre, comme si l'on fut déjà dans l'au-delà A.Blok - Здесь все встречаются, как на том свете.
La naissance d'un style peut être vue comme un progrès évolutif ou
comme un retour du même. Dans l'espace verbal, l'éternel retour est une
réfutation de Flaubert et de sa façon finale et parfaite de décrire un porteallumettes (après - gloire et éternité - Valéry) : en polissant mon verbe,
par le paradoxe, l'ironie, la négation, je finis par me retrouver avec le
message initial, le vitalisme se jouant du verbalisme. Le ton et l'intensité,
plutôt que la précision ou l'adéquation, surtout avec des choses minables.
Je finirai par ne m'intéresser plus qu'aux choses inexistantes, qui, en plus,
s'avèrent être les plus belles.
Les contraintes d'exclusion sont plus utiles que celles d'inclusion. Et Kant
se retrouve, lui aussi, du côté des peintres de porte-allumettes : Dans
l'art, il ne s'agit pas de représentation d'une belle chose, mais de la belle
représentation d'une chose - Im Kunstschönen handelt es sich nicht um
eine Darstellung von einem schönen Ding, sondern um eine schöne
Darstellung von einem Ding - celui qui représente est rarement un peintre.
Les meilleurs enthousiasmes ne sont ni réalisables ni verbalisables ; pour
nous y inviter, verbalement, le stratagème le plus efficace est, que le mot
- 299 -
- Cioran - Langue -
se moque de lui-même ; c'est le secret de ton art extatique. Tu le
résumes avec une admirable précision : Tout mot est un mot de trop.
Vivre du superflu (le mot déplacé ou le regard intempestif, unzeitmäßig Nietzsche) fut toujours le privilège des fanatiques subtils et irréductibles,
vivant de l'unification des branches chargées de feuilles inconnues. De
trop : le seul rapport entre les arbres, dont l'arbitraire ne morde plus sur
les choses - Sartre.
Toi, tu es l'un des rarissimes modernes, gardant des rapports immédiats
et intimes avec plusieurs langues littéraires. Toi et G.Steiner. Dans les
générations précédentes – Wilde, Tsvétaeva, Nabokov.
Pour un métèque d'une langue, à la recherche d'une image, les mots se
présentent sous une même couleur, avec la même neutralité ou
indifférence. Tandis que l'oreille d'autochtone perçoit des grincements, des
sifflements, des ricanements, des roulades. Mais c'est le métèque-artiste
qui cherchera à créer ces effets sonores et personnels, là où l'aborigèneartisan ne fera que reproduire le bruit commun de la tribu. L'art est aussi
bien dans la profusion du sens que dans l'infusion des sens.
La prouesse de ta hauteur : pris par son vertige, j'oublie que ta langue
est du XVIII-ème siècle, tes thèmes - du XIX-ème, ton ton - du XX-ème.
Si les cadences du siècle me sont étrangères, c'est dans le passé que je
dois m'incruster (le seul autre exemple réussi, qui me vient à l'esprit, est
celui de Hölderlin) ; ceux qui soi-disant dépassent leur siècle et sont chez
eux dans l'avenir se retrouvent, d'habitude, hors toute vie. Quant à sa
plus haute destination, l'art reste une chose du passé - Hegel - Die Kunst
bleibt nach der Seite ihrer höchsten Bestimmung ein Vergangenes.
L'état de mon âme, l'état de mes connaissances, l'état de ma langue –
trois sphères indépendantes, où exercer mes talents. Il t'arrive de les
confondre : Le langage n'est pas tout, il n'est presque rien. Un
Dostoïevsky ou un Tolstoï n'en ont fait aucun cas. C'est surprenant de la
- 300 -
- Cioran - Langue -
part de quelqu'un, qui fut capable de haïr un plumitif à cause d'une
intempérance
sincèrement,
adverbiale.
simplement,
Normalement,
franchement,
justement,
effectivement,
finalement,
forcément,
absolument, au fond, du coup, en fait - quand je vois la hideuse mutation
qu'apportent ces avortons à la dégénérescence langagière générale,
j'adhère à la haine, que tu portas à l'adverbe.
Je ne peux pas me hisser sur les beaux remparts du français ; je dois me
contenter de ses sombres souterrains. Si je parle si souvent de ruines,
c'est en partie à cause de mes rafistolages au sein de l'équipe de la tour
de Babel, dont la charpente se prête mal à l'architecture des tours d'ivoire
(il paraît qu'en sacrifiant la hauteur à la profondeur, un recyclage soit
possible : Nous creusons la mine de Babel - Kafka - Wir graben den
Schacht von Babel). Et mes ivresses publiques ne rappellent que
vaguement le miracle de la Pentecôte.
Pratiquer la maxime, c'est créer mes propres balances, verbales,
conceptuelles, vitales. Les bas-fonds de l'homme ou les labyrinthes de
l'histoire se prêtent au façonnage presque fortuit, c'est la mesure finale
qui compte. Ce n'est pas le cas du fragmentaire qui doit créer l'unité de
mesure.
- 301 -
- Cioran - Défaite -
Défaite
À l'origine de mes meilleures espérances se trouvaient des pertes, suivies
de l'étonnement de pouvoir me passer des choses perdues ; mon
désespoir, lui, poignait surtout des acquisitions, qui m'asservissaient.
Bâtir des navires, élever des phares, chercher des souffles et des houles la raison perce dans toutes ces résolutions réalistes. Mais rédiger des
messages à confier à la bouteille de détresse est un passe-temps
orphique, que seules comprendraient les sirènes, bien que l'un des
meilleurs usages de la raison soit d'illuminer les naufrages.
À nos quatre hypostases - homme, hommes, sous-homme, surhomme correspondent quatre éléments – air, terre, eau, feu ; et leur demeure
commune, où ils pourraient ruminer leurs défaites respectives, seraient
les ruines. Icare, Antée, Ulysse, Prométhée, au bord de mer, s'occupant
du feu du phare, humiliés par la pesanteur de la terre et par la grâce de
l'air. Consoler les naufragés par la hauteur de la lumière.
La hauteur, accessible à mes ailes, dépendra de la profondeur de mes
chutes. Sans la certitude d'avoir touché le fond, ma hauteur serait
mesurée à partir de la platitude. C'est pour cela que la peinture du
bonheur ou de l'équilibre s'avère si pâle, tandis que le souvenir de mes
capitulations et débandades engendre tant de bigarrures. Et puisque le
rappel du passé est toujours plus émouvant que l'appel du futur, porter le
poids des finalités honteuses bien anticipées rend plus pathétique et
mieux fondée ma voix amère.
La hauteur n'est pas dans la capacité d'indiquer les directions, mais dans
celle de voir nettement les chemins à ne pas parcourir. Tous les chemins
se dessinent dans l'horizontalité ; dans la verticalité, il n'y a ni tournants
ni pentes, que des élans et des chutes : Le chemin vers la hauteur et le
- 302 -
- Cioran - Défaite -
chemin vers la profondeur sont un - Héraclite - et il n'est ni spatial ni
même bidimensionnel, mais réduit à un point, où demeurera mon regard.
Toute vie est une histoire de chutes : de l'extase (passion, poésie), vers
l'enthousiasme (bonheur, harmonie) et vers l'ataraxie (équilibre, création).
La plus pure des mélancolies naît de l'enthousiasme : on ne parvient pas à
se maintenir à son pic extatique et finit par vivre de sa mémoire, douce,
évanescente, enivrante et toujours belle. Une chute, amortie en caresses.
La mélancolie la moins noble gît dans les déceptions : on s'attendait aux
gouffres ou cimes, et l'on se retrouve dans la platitude – l'ennui déguisé
en mélancolie.
Par le travail implacable de la raison, toute justification d'une hauteur
acquise s'érode et s'effondre. Et le but de la philosophie devrait être
d'inventer de nouvelles raisons de s'immobiliser à la hauteur courante, de
ne pas s'agiter. Plotin, Nietzsche, toi-même - pour la marche la plus
haute, non-numérotée ; Épicure, Pascal, Dostoïevsky - pour l'avantdernière ; Platon, Tolstoï, Valéry - pour la dernière.
Les plus ennuyeux des écrivains m'accablent avec leurs déceptions, se
répandent en jérémiades, tout en enterrant leurs illusions, erreurs,
naïvetés, s'apitoient sur la pureté et l'innocence de leurs premières
croyances. Si la bonne place de mes succès est à la fin des actes, mes
débâcles devraient se placer bien avant, au tout début, à la naissance
même de mes rêves. Quand je réussis cette acrobatie psychologique, mon
rêve se colore tout de suite d'une teinte nostalgique naturelle.
Il est facile d'associer la défaite aux rouages incertains de mes
enchaînements de pas ; la voir en fin de parcours demande déjà un peu
de jugeote ; mais la placer carrément dans mes commencements est une
gageure et un exploit rare. Tu l'as réussi.
Tous mes désespoirs doivent déjà être bien digérés, avant que je ne
m'attaque à ma délicieuse espérance, auréolée de soupirs et ouverte aux
- 303 -
- Cioran - Défaite -
larmes.
Ainsi, je n'apprends rien dans mes échecs ; tandis que de bonnes leçons
d'humilité me sont données par mes entreprises réussies.
Ton premier pas est en même temps le dernier. Et tu y mets l'essence de
tes boutades ; ce pas est toujours une constante - la chute ; cette
monotonie géométrique est épargnée aux adeptes des commencements
elliptiques, chargés de variables et aux trajectoires imprévisibles, que
chacun retrace, en fonction de ses tangentes, suicidaires ou jouissives.
Quel est le grand créateur, qui reconnaîtrait, que sa vie eût été une
réussite ? Personne. C'est l'arrière-fond des détresses qui perce chez les
plus belles des plumes. Mais très peu réussissent leur mise en scène
(souvent inconsciemment, comme Mozart ou Tchékhov). La maîtrise d'un
style paraît en être la condition, à moins que ce soit le contraire, le style
naissant dans l'intelligence, la noblesse et dans le courage d'assumer ses
débâcles. Les chanceux, ont-ils un style ? Tu en doutais : Le style est le
luxe de l’échec. Tu ne voulais confier tes appréhensions qu'à tes
confrères : Il faut seulement dire quelque chose, qui puisse se murmurer
à l'oreille d'un ivrogne ou d'un mourant. Il faudrait tout de même que la
bouche du premier ait connu des flacons au bon goût et que l'œil du
second ait vécu quelques inspirations avant l'expiration.
Avec le temps, mes succès perdent de leur éclat, et mes déboires gagnent
en importance. Le plus précieux, dans les poèmes comme dans la vie, est
ce que tu rates - Tsvétaeva - Самое ценное в стихах и в жизни - то, что
сорвалось. C'est un problème de voisinage : le succès m'insère parmi les
autres, l'échec me laisse seul avec moi-même. Une bonne topologie
consisterait à donner le meilleur prix (comme une bonne analyse - la
meilleure métrique, c'est-à-dire la plus grande distance) à ce qui me
touche.
En dernière instance, toutes mes débâcles sont dues au manque de mes
- 304 -
- Cioran - Défaite -
talents ; pour un défi minable je ne lève pas mon petit doigt, mais tout
défi, pour lequel je m'apprête à lever ma plume, est hors d'atteinte
humaine ; dans tous les cas, ma vue s'avère traitresse de mon regard, et
je me retrouve sur un banc des accusés : L'ambition dont on n'a pas les
talents est un crime - Chateaubriand.
Il faut tenir à la grandeur de mes ratages ; échouer dans la marche,
échouer dans la danse – deux états incomparables. Mais pour dédaigner
de marcher, il faut avoir des ailes. Mais si j'ai envie de marcher, je dois
oublier que j'ai les ailes. Et Nietzsche se trompe de chronologie des
apprentissages : Qui veut apprendre un jour à voler doit d'abord
apprendre à marcher - Wer einst fliegen lernen will, der muß erst stehn
lernen. Comme la prose naquit jadis d'une poésie exténuée, la marche est
de la danse, perdant de son envol.
Cette atmosphère d'échec programmé donne à mes rapports avec le bien
un caractère plus sacrificiel, que suite à n'importe quel dogme. Mais
toutes mes joies garderont la tonalité mélancolique. D'ailleurs, Nietzsche
ne sourit jamais : Plus grossier est l'œil, plus facile est le contentement !
D'où l'éternelle pétulance du troupeau. D'où la tristesse et cet air
ombrageux, proche d'une mauvaise conscience, - du penseur - Je
stumpfer das Auge, desto weiter reicht das Gute ! Daher die ewige
Heiterkeit des Volkes und der Rinder ! Daher die Düsterkeit und der dem
schlechten Gewissen verwandte Gram der Denker !. La bonne conscience
est donnée en prime à tout gagnant de la vie. D'où la lubie du penseur :
s'introduire
auprès
des
perdants,
pour
satisfaire
son
avidité
de
neurasthénies, sa volupté de l'échec et sa volonté de capitulation, pour
ranimer sa bile dans une écriture du désastre (Blanchot). Allègre en
tristesse, triste en allégresse - G.Bruno - In tristitia hilaris, in hilaritate
tristis. L'ignorance étoilée ou que le penseur rie - Martial - ride si sapis.
Se soucier tant du passé désigne les hommes de la culture. Et la culture
- 305 -
- Cioran - Défaite -
n'est pas ce qui sauve du naufrage vital (Ortega y Gasset - Cultura es lo
que salva del naufragio vital), elle est ce qui rend plus extatique le style
de mes messages, confiés à la bouteille, à bord de ce vaisseau fantôme
qu'est la vie. C'est, peut-être, ce que voulait dire Nietzsche : Montez à
bord, les philosophes ! - Auf die Schiffe, ihr Philosophen !. Les bons
philosophes savent, depuis Pascal, qu'ils sont déjà fatalement embarqués,
leurs
havres
d'intranquillité
étant
leurs
propres
épaves :
pour
se
maintenir, comme Pyrrhon, à flot dans l'océan de l'esprit - Byron - to
float, like Pyrrho, on a sea of speculation.
L'homme moderne débarque de havre au havre, en traversées sécurisées.
Qu'as-tu à lui dire ? J'ai toujours été du côté des épaves futures - normal
pour toi, qui bâtis ton abri sous forme des ruines présentes. L'ancrage
n'est qu'un naufrage d'un vaisseau fantôme, déserté par son équipage
ailé. Tu t'occupes du vaincu, Nietzsche règle son compte au vainqueur :
Je n'attaque que ce qui est victorieux - Ich greife nur Sachen an, die
siegreich sind.
Mon naufrage ne résulte ni d'une collision avec un vaisseau mieux
manœuvrable ou mieux armé, ni d'une voie d'eau, due aux récifs inconnus
ou à la vétusté de mes cales. Non, c'est la perte de tout port d'attache,
l'implacable appel du large se convertissant imperceptiblement en appel
du haut, où n'est réclamé que mon souffle. Et je baisse mes voiles, je me
débarrasse de mes avirons ; mes messages de détresse se déposent dans
des bouteilles, qui finissent par couler au fond du Temps.
Tant de dives bouteilles à portée de ma plume, je n'ai besoin ni de
tempêtes ni de naufrages, pour me mettre à la rédaction d'un message de
détresse ; la chose la plus utile serait un bon bouchon, qui isole de l'océan
humain mes mots solitaires, terrestres, aériens ou en feu. Dommage qu'il
faille les envoyer vers une profondeur imprévisible, au lieu d'une hauteur
prédestinée.
Les ruines sont un meilleur symbole du passé que les épaves. Les ruines
- 306 -
- Cioran - Défaite -
peuvent servir d'observatoire pour le surhomme, de souterrain - pour le
sous-homme, d'habitat - pour l'homme, et même de cimetière - pour les
hommes. Ces quatre personnages sont inséparables.
Après le souterrain de Dostoïevsky, Nietzsche choisis les ruines, où se
concentrent nos déroutes : L'humanité est un déferlement monstrueux de
ratés, un champ de ruines - Die Menschheit ist der Überschuß des
Mißratenen, ein Trümmerfeld.
L'équilibre de Goethe, l'héroïsme beethovénien, c'est juste bon pour
passer quelques soirées de velours ou de morgue, mais c'est l'immense
frisson éperdu de Nietzsche, honteux devant ses déconfitures en poésie et
en musique, qui me met dans une véritable tonalité artistique, celle d'un
désastre annoncé, beau et horrible.
Dans tes impasses s'ouvrent de belles perspectives. Les notes de tes
imprécations particulières se déconstruisent et finissent par exprimer la
joie d'acquiescement universel. De tes capitulations surgissent de belles
alliances. Tu réduis en ruines tout projet de tour d'ivoire, mais tu n'en
éteins pas l'étoile. Tu dénonces la pesanteur de la terre, pour mieux
ressentir la grâce du ciel.
Mes ruines sont un compromis entre une église et un tombeau, où
s'entremêlent l'ouvert du ciel et le fermé de la terre, le dehors des appelés
et le dedans des élus, la verticalité des voûtes et l'horizontalité des
racines, le ver du doute et le ver certain.
Tu confonds trop souvent nos débâcles nécessaires avec l'imperfection ou
la hideur du monde. Tu répètes, avec Balzac, la même antienne, deux fois
séculaire : l'échec retentissant d'un monde à la dérive, bouleversant toute
la tribu. Moi, je vois le paisible succès d'un monde sur-ordonné, étouffant
l'élan de tout solitaire. Par ailleurs, toute dérive, aujourd'hui, se calcule
comme toute autre trajectoire en continu.
Arrivé au stade extatique de tout ce qui est beau ou grand, j'ai des raisons
d'égale justesse pour me dire bienheureux ou bien prêt à me pendre,
- 307 -
- Cioran - Défaite -
question de goût ou de style ; tu votes pour la seconde issue, la plus
facile, Nietzsche - pour la première, plus ardue, et moi, je n'exclus ni l'une
ni l'autre, j'en cherche des unifications. Encore faut-il savoir atteindre une
extase.
Si être né est déjà un forfait, vous imaginez l'opprobre qu'il faut jeter sur
mes gémissements, mes actes, mes idées ! Il se trouve que les
secousses, que m'inflige ton dégoût fracassant, mettent en branle les
mêmes cordes, qui résonnent, habituellement, aux évocations autrement
plus délicates, comme la caresse, la tendresse, l'ironie, la pitié.
J'ai un goût pour la liberté du faible, du vaincu, de l'ange : Leopardi,
Lermontov, toi. La liberté prônée par Goethe ou Baudelaire, liberté du
fort, du gagnant, du démon, Lucifer ou Léviathan, - est grégaire, en
seconde lecture. Je reste moi-même avec ce qui, conçu par mon âme, ne
parvient pas à se matérialiser par mes vastes mains ni même par mon
haut esprit, je veux rester avec ma verticalité suffisante. Tu voyais ces
échappées sous le même angle : Je suis de tout ce qui m'échappe. Ce qui
s'appelle homme de désir. Les choses échappent en largeur - aux adeptes
de l'avoir, en profondeur - aux spécialistes du faire, en hauteur - aux
ratés de l'être.
Dans la vie banale, comptera ce qui pesa ou s'exprima, pour mon esprit ;
dans la vie secrète, je ne garderai que l'impondérable et l'indicible de mon
âme. Tu es d'accord avec moi : D’une vie ne reste que ce qu’elle n’aura
pas été. Je fais par l'esprit et par le muscle, et je suis – par l'âme ; un
bonheur et une utopie impossibles – que mon faire coïncide avec mon
être.
L'esprit a pour fonction la production de la puissance, tandis que l'âme me
fait pencher en faveur de la faiblesse, et j'appelle cette dernière faculté –
force d'âme ! Tu la vois à sa place dans la capitulation : Il n'y a de force
d'âme que dans la résignation !
- 308 -
- Cioran - Religion -
Religion
Avec le protestantisme austère de Nietzsche et avec le catholicisme
cérémonieux de Valéry, l'orthodoxie joyeuse de tes débuts complète et
clôt ce cercle chrétien de l'ex-pieuse Europe. Pourtant, l'un déclare Dieu
mort, l'autre Le snobe, et toi, tu en fais un absent.
Tout Dieu officiel étant une idole, le crépuscule de celles-ci annonce la
mort de celui-là ; le Dieu des sages est une icône - ils saluent la ténèbre
valorisant leur cierge. Idole - fond et corps ; icône - forme et visage.
Concept ou image.
Pour les fils de prêtres, Nietzsche ou toi-même, la mort de Dieu est aussi
grave qu'un mal de mer dont souffrirait un fils de marin, mais dont
devraient se moquer ceux qui tiennent à la terre ou aux cieux fermes.
Mais, partageant le même respect pour ce qui n'existe pas mais nous
bouleverse, vous dépassez l'humain transparent, pour vous plonger dans
l'humain opaque, qu'il s'appelle surhumain, mental ou mystique.
Un athée est souvent un homme châtré, soit de l'intelligence, soit de la
sensibilité, soit de l'âme. Ce qui peut rendre sa voix plus pénétrante. La
greffe au cerveau ou aux glandes lacrymales, que subit un homme pieux,
ayant rencontré Dieu, ne rend plus viriles ni sa pensée ni ses
lamentations. Seule la compagnie d'un Dieu inconnu conduit à l'invention,
cette seule authenticité humaine.
Je m'ennuie à décrire les horloges, j'ai envie de démasquer l'Horloger, ou,
plus précisément, son Dessein. Mais Son masque est Son invisibilité pour
mes yeux, invisibilité inconcevable, incompréhensible, moqueuse. Alors je
suis obligé de passer des yeux impuissants et passifs au regard créatif et
actif, pour chanter l’œuvre, en absence de l'ouvrier cachottier.
Je ne comprends pas pourquoi on refuse au Seigneur toute division et
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- Cioran - Religion -
toute ténèbre ; pourtant, tout Verbe est division, comme toute création.
Quant aux ténèbres, il fut un temps, où il fallait craindre la nuit,
aujourd'hui, c'est le jour qui effraie davantage.
Quel genre littéraire pratiquerait le bon Dieu, s'il Lui fallait paroliser le
Verbe ? Je ne Le vois ni en romancier d'Éden, de Sinaï ou de Patmos, ni en
psaumier,
ni en libertin des Cantiques, ni même en critique de
l'Ecclésiaste. Je Le verrais en Job, geignant avec un peu plus d'ironie, au
milieu de ses déjections ratées. La honte se glissant par erreur dans la
panoplie divine ; l'ontologie se transformant en honto-logie.
L'admiration devant l’œuvre devrait se mettre au-dessus de ma faiblesse,
de mon horreur, de mon inquiétude, auxquelles on attribue bêtement mon
besoin de reconnaître un Créateur suprême. Là où doit naître un Chrétien,
il doit y avoir de l'inquiétude - Kierkegaard. L'accouchement sans douleur
devint à portée de tout écorché vif ; de plus en plus de Chrétiens
préfèrent les maternités, où la quiétude étouffe tout hurlement. Même
l'Éros énergumène (Valéry) oublia le pathos de la peine. Ceux qui sont
sans âme n'ont plus d'états d'âme. Les pauvres d'esprits ne sont plus
pauvres.
Ce n'est ni le cœur (Pascal) ni l'âme (les romantiques) qui sentent Dieu,
mais bien l'esprit (Valéry). Ne le reconnaissent que ceux qui ont du cœur
et qui s'identifient avec l'âme.
Dieu est peut-être : Verbe - pour l'esprit, Amour - pour le cœur, Musique pour l'âme et Caresse - pour le corps. Un corps, voué à la déchéance, a
plus besoin de consolation que l'âme immuable : Dieu n'est pas une
exigence de l'âme, mais du corps - R.Debray - l'esprit et l'âme se
chargeant d'anesthésies ou d'euthanasies.
L'égale présence divine dans la merveille des choses, dans la vision que
l'homme en a, dans le mécanisme des yeux. Mais, pour comprendre le
dessein de Dieu, il faut se demander : quel savoir et quelle jouissance
- 310 -
- Cioran - Religion -
sont possibles sans recours aux yeux ? Et l'on constate que la seule
science, pouvant se passer d'yeux, est la mathématique et la seule
émotion, invitant même à fermer les yeux, réside dans la caresse. Aux
commencements étaient le nombre et la caresse.
L'infini des théologiens m'est hermétique ; celui des mathématiciens est
beaucoup plus suggestif quant à la nature du divin : il n'est ni naturel ni
rationnel ; quoi que je verse en lui, il reste inchangé ; il annihile toute
quantité, qui veuille se diviser par lui ; tendre vers lui veut dire que, tôt ou
tard, je doive tourner le dos à tout jalon fini.
Me sentir porteur de l'absolu, qu'aucun microscope ne dévoile, qui
galvanise mon regard et mes mots, mais fuit mes yeux et mes gestes.
Mais j'en suis porteur originel, non-contagieux, et non pas incroyant
contaminé par l'absolu, comme tu te vois toi-même. Rien à l'extérieur,
qui ne ferait pas partie de moi-même. Dieu a tout fait de rien. Mais le rien
perce - Valéry. Ce qui ne peut que rendre admiratifs ceux qui savent, que
le Créateur est celui qui n'est pas. D'où l'intérêt de tenir prêtes mes
propres vacuités au cas, où Dieu retrouverait l'envie d'agir.
Il faut Lui préparer, peut-être, un vide salutaire de l'âme ou le désert
prophétique de la raison - pour qu'Il puisse s'y révéler (mais ne pas
oublier, que le vide de Baal fut censé communiquer avec les étoiles). Tu
es plus pessimiste que moi : Lors même que nous croyons avoir délogé
Dieu de notre âme, il y traîne encore. Déloger ce qu'il y a de meilleur en
moi, c'est m'absenter, ironiser ; me manifester par l'acte, c'est traîner.
Même la simple raison me pousse à chercher du merveilleux dans
l'harmonie du monde, mais seule la grâce le fait découvrir, sans recherche
ni attente. La grâce se passe et de raison et de foi, et tu as doublement
tort : L'attente de la foi est un autre mot pour grâce.
Dieu - une proximité bénie ou béate : Rien de plus près de nous que Dieu
- Valéry. Dieu est la justification du monologue, par la forme, et
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- Cioran - Religion -
l'impossibilité du dialogue, par le fond. Toi, tu t'adressais plus souvent au
Prince de ce monde, au Diable. Et les trois hypostases indissociables de
ma trinité - la caresse, le regard, la noblesse - semblent représenter le
Diable, puisque l'apôtre préféré de Jésus les définit comme concupiscence
de la chair, concupiscence des yeux et l'orgueil de la vie.
La plus glaciale des indifférences s'appelle platitude, et la caresse, à
l'opposé de la platitude, est à l'origine de l'amour, de la musique, de la
poésie, de la conscience. Une caresse brise la glace infinie du monde telle est la leçon merveilleuse du Christ - Iskander - Космический холод
мира преодолевается лаской. В этом чудо учения Христа. Dommage
que le Christ se soit arrêté sur le seul premier domaine, à moins que les
autres ne soient que des expansions du premier.
Pourquoi les hommes raisonnables préfèrent la reptation au vol ? Il me
paraît monstrueux, que l'homme ait besoin de l'idée de Dieu, pour se
sentir d'aplomb sur terre - Gide. L'idée de Dieu est ce qui me fait croire,
que ma bosse peut cacher de belles ailes. Les meilleurs croyants sont sans
Dieu, comme les meilleurs héros sont sans phrases (Bakounine : les
anarchistes – héros sans phrases - анархисты - герои без фраз). Tandis
que chez les pires la foi consiste à ne pas croire (aux sens, à la raison) Valéry.
L'artiste d'antan voulait s'adresser à Dieu ; celui de nos jours se produit
devant son spectateur ou son lecteur ; l'homme se pavane devant la
femme ; la femme s'exhibe devant l'homme. Dans le lac, l'artiste Narcisse
n'avait pas trouvé un miroir, mais une frontière, qui l'isolait des autres
(comme la fontaine de Villon ou la mer de Valéry) ; le visage qu'il aimait
était peint par son imagination, en tête-à-tête avec le dieu de la beauté.
Et le visage est peut-être ce que j'ai de plus intérieur. Socrate, dans sa
seule prière : Cher Pan, donnez-moi la beauté intérieure, et que
l'extérieur soit en harmonie avec l'intérieur ! - l'avait bien compris.
- 312 -
- Cioran - Religion -
Il ne suffit pas de parler devant Dieu ; encore faut-il que je parle à moimême, comme Hamlet, comme Pascal, comme Valéry. Et c'est ce qui te
manque ; tu t'adresses tout le temps aux autres. Même le destinataire de
Nietzsche, le surhomme, n'est qu'une seule facette de soi, portant la
puissance et méprisant la faiblesse. Mais ce qui est vulnérable en moi est
plus noble.
La pose d'hérésiarque est trop facile ; plus digne est d'agir en évangéliste.
C'est pourquoi Nietzsche, évidemment, t'est largement supérieur. Mais
toi, avec tes remèdes de cheval contre toute illusion, tu me procures une
des plus belles des illusions : celle de pouvoir me passer d'écurie et de
harnais et de me contenter de ruades.
Parmi mes contemporains, je n'en connais pas un, qui serait plus touché,
plus attiré par le sacré que toi, mais les hommes voient en toi un
blasphémateur arrogant. Peu de poètes m'ont apporté autant de joie de
vivre parmi des fantômes que toi, mais les hommes ne voient en toi
qu'un éteignoir de tout enthousiasme. Quel siècle de taupes !
Comme les chemins obliques par rapport au droit chemin, dans la
recherche du sens, l'obscurité de mes origines est plus prometteuse que la
clarté de mes fins.
La foi et l'amour, ces supports palpables de mes espérances, quittent les
cœurs avilis des hommes. L'espérance, c'est l'appel et l'attrait des
chimères, et ce qui la remplace, dans mon cœur, est le calcul, qui est
l'appât du visible. L'espérance est ce rêve, qui tient en éveil ton âme
(Aristote), apothéose d'une âme vaincue : L'espérance est la plus grande
victoire, que l'homme puisse remporter sur son âme - Bernanos, et, pour
toi, même son agonie : Se déshonore quiconque meurt escorté des
espoirs, qui l'ont fait vivre.
Les poètes et les croyants s'entendent sur le sens à donner à la prière :
entamer un dialogue impossible avec son soi inconnu. Pour le croyant,
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- Cioran - Religion -
l'objet de la prière est la foi réglementaire, mais tu demandes : Imaginet-on une prière, dont l'objet serait la religion ?. Oui, car la prière fait partie
de ces méta-outils, qui peuvent servir pour fabriquer d'autres outils. Le
mot n'aiguise-t-il pas le Verbe ?
Il est possible, que la seule voie qui conduise à une vision saine de Dieu
est celle qu'emprunte mon soi connu, pour se tourner vers mon soi
inconnu. Celui-ci est assez éloigné de l'en-soi hégélien (qui s'exprime,
tandis que le soi inconnu ne fait qu'imprimer), mais il est assez proche du
Dieu le Père, surtout dans ses rapports avec le Fils, ce soi connu,
engendré par une voie non naturelle, et qui ne cherche qu'à traduire la
volonté du Père ; pour observer leurs relations impénétrables, on aurait
besoin d'un esprit, sain ou Saint.
Rien de lisible chez moi n'émane de mon soi inconnu ; je ne fais que
recevoir, par lui, de l'inspiration intelligible et vivre une aspiration sensible
vers lui. Tant que je me sens porteur de ce mystère, je ne dirai pas que
Dieu est mort.
- 314 -
- Cioran - Musique -
Musique
Il doit y avoir de secrètes passerelles entre la bonne philosophie et la
musique, puisque toi, comme Nietzsche et Valéry, tu en es épris, de
toutes les deux. La philosophie, c'est la communication avec la vie sans
intermédiaires ; mais c'est aussi la nature de notre invasion par la
musique. L'une des plus grandes découvertes qu'un philosophe puisse
faire est la vision de la musique comme de la forme même de sa
production littéraire ; le non-philosophe voient partout des objets muets
et il s'en détourne, tandis que le philosophe distingue partout du bruit,
qu'il doit transformer en musique, grâce à ce compositeur qu'est son
regard.
En littérature, la poésie s'oppose à la prose ; en philosophie, la musique
s'oppose au bruit ; en poésie, le chant s'oppose à la parole – c'est ainsi,
que, dans le monde de l'action, la danse s'oppose à la marche. Le penseur
transforme, le philosophe amplifie, le poète filtre.
Le chant du poète anime le silence du cœur, comme le sens divin remplit
le vide de l'esprit. Le chant est aussi éloigné du bruit sensible, que le sens
- de la représentation intelligible. Et Chateaubriand se trompe de source :
Les poètes sont des oiseaux : tout bruit les fait chanter - la musique naît
dans l'âme, qui, chez le poète, est toujours neuve. Et que Nietzsche a
raison : Cette 'âme nouvelle' devrait chanter et non pas narrer ! - Sie
hätte singen sollen, diese “neue Seele” - und nicht reden !. L'âme est
musicale, et le souci d'acoustique la rend alliée de certains vides ; l'esprit
ne tolère pas le vide ; si je ne le remplis pas d'une culture, c'est à dire
d'un souci d'excellence, il sera envahi par le fait divers, ennemi du souci
de l'être.
L'écrit ne vaut que par sa musique ; et le descriptif et le discursif ne sont
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- Cioran - Musique -
que bruit, si le récitatif ne s'y mêle. Valéry a bien vu la fonction de la
philosophie : Constituer le monde et l'homme comme la musique a été
constituée à partir du bruit. Le même défaut d'oreille depuis Quintilien :
On écrit pour raconter, non pour prouver - Scibitur ad narrandum, non ad
probandum - prouver, dans l'art, c'est séduire, induire en extase.
La musique ne peut sauver un discours que s'il est impénétrable. Les
obscurités pénétrables (Mallarmé et Valéry) dépendent beaucoup moins de
la musique ; une fois l'œuvre pénétrée, ou bien je m'aperçois, que le
tambourinage est son interprétation la plus juste (Mallarmé), ou bien
qu'une orchestration, plus subtile qu'à première ouïe, s'impose à mon
esprit (Valéry).
Dans l'œuvre ne compte que la face musicale : l'âme du compositeur et
ses notes. Quelle belle hiérarchie établis Valéry : Subordonner les œuvres
à ce qui produit les œuvres et ce qui produit les œuvres à ce qui est
capable de les produire ! Ce qui subordonne le Père et le Fils au SaintEsprit, le créateur et l'inspirateur - au poète !
Dans l'art, l'action s'oppose à l'image. La musique - pure action sans
images ; la peinture - pure image sans action ; la poésie - image se
muant en action.
Agir, pour un artiste, c'est suivre, dans sa solitude, les lois de l'harmonie
poétique, du rythme du cœur, de la mélodie de l'âme – voilà ma danse. La
marche, c'est l'inertie, la routine, l'imitation, au milieu des autres.
La disqualification de l'action est une question des tempi et mouvements :
transformer tout andante en cantabile.
La musique de la vie est toujours nostalgique : face à l'enfance trop
lointaine, à l'espérance trop haute, à la faiblesse trop profonde ; mais son
bruit est triste, monotone ou cynique. Un artiste peut renoncer à
reproduire le bruit et à ne produire que de la musique ; c'est ce que tu
fais. Mais la musique de Tchékhov est plus ample, puisqu'elle comprend le
bruit, dont l'horreur ou l'ennui sont joués, en contre-point, par sa
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- Cioran - Musique -
musique. Face à l'Europe, le Russe reconnaît volontiers se trouver au
milieu d'une oasis d'horreur dans un désert d'ennui - Baudelaire.
Le besoin d'élargir la gamme musicale te pousse, toi l'enthousiaste, vers
les
notes
lugubres
et
le
négateur
Nietzsche
–
vers
les
notes
acquiescentes ; tandis que le musicien de l'intérieur, Valéry, reste fidèle à
son élégance primordiale. Tout est inventé chez toi et Nietzsche, et
authentique – chez Valéry.
Les meilleures pages de philosophie et de poésie perdent de leur beauté et
force, quand je les développe ou justifie. S'il faut expliquer la chose, il ne
faut pas l'expliquer - Hippius - Если надо объяснять, то не надо
объяснять. L'expliqué est ce que je peux passer outre : Il n'est en art
qu'une chose qui vaille : celle qu'on ne peut expliquer - G.Braque. Sous
une belle forme, je peux toujours découvrir un bon fond, mais il vaut
mieux ne pas l'exhiber. Nietzsche sait que l'évident est nul : Ce qui a
besoin d'être démontré ne vaut pas grand-chose - Was sich erst beweisen
lassen muß, ist wenig werth.
Un don musical ou pictural est le seul à pouvoir pallier à l'incapacité de
formuler de bonnes définitions. Tout l'esprit d'un auteur consiste à bien
définir et à bien peindre - La Bruyère - le et devrait y être substitué par le
ou. Nietzsche et Valéry sont les seuls à réunir ces deux talents.
L'essence du monde se réduit au fond mathématique et à la forme
musicale ; et, respectivement, il n'y a que ces deux seules sortes de génie
humain, maîtrisant la mystique soit du nombre soit de la mélodie, de l'être
ou du devenir ; dans d'autres domaines, il ne peut y avoir que des talents.
C'est autour du vide que s'éploient les plus forts vocables : tentation,
crainte, recherche (Maître Eckhart), chute (toi-même), rayonnement (le
prince de Lumière, le Bouddha). Je l'associe au travail, à la veille comme
le beau silence opposé au sommeil, mais ami du rêve. Le vide est un
silence élaboré, sur le point de recevoir le mot musical. La kénose des
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- Cioran - Musique -
contraintes aboutissant à l'apothéose des buts. Le bavardage des autres
ne serait-il pas le silence des mots ? Si la musique fait défaut, il faut se
taire - A.Blok - Лучше молчать, если нет музыки - la meilleure réplique à
Wittgenstein.
Ce n'est pas l'absence de musique, mais sa qualité enfantine, qui
caractérise la métaphysique professorale, comme le voit bien l'humour de
Valéry : Tout ce qui est métaphysique me semble ce qu'il y a de plus léger
et devoir être traité à la Rossini. Que le raseur pullule chez les barbiers pourquoi s'en étonner ! Même chez les bûcherons, un traitement lourd, à
la Wagner, n'apporte pas grand-chose à la science de l'impondérable. Et
Schopenhauer et Nietzsche, préférant Rossini à Mozart, ne témoignent que
de leurs vies inabouties.
Nietzsche n'a rien à dire ; son message est dans le chant. S'il avait écrit
avec la lourdeur littéraire de Hegel ou Schopenhauer, personne ne l'aurait
pris au sérieux.
L'attouchement de mes cordes, habituellement hors d'usage, l'oubli de
toutes les connaissances, la soumission à une voix plus pénétrante que la
raison la mieux renseignée.
De tout carillon de Valéry, le marteau de Nietzsche extrait ton glas.
Ils croient pouvoir maîtriser la pensée, en comprenant comment elle
marche. Tandis que Nietzsche sait qu'il faut apprendre à penser, comme
on apprend à danser - daß Denken gelernt sein will, als eine Art Tanzen.
Tous, aujourd'hui, ne s'occupent que de faire marcher les rouages d'une
vie commune ; ils oublièrent la danse, qui ne naît qu'au fond de nousmêmes, puisqu'ils n'écoutent que le forum. Seuls les poètes se désolent,
quand on n'a plus assez de musique en soi pour faire danser la vie… Céline. Tant et si bien que le danseur se mue en calculateur. J'aurais dû
habituer la vie à ma polyphonie dès le plus jeune âge ; la danse de
Nietzsche s'appelait chaos : Il faut porter un chaos en soi, d'où peut
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- Cioran - Musique -
émerger une étoile qui danse - Man muss noch Chaos in sich haben, um
einen tanzenden Stern gebären zu können.
C'est l'un des miracles de la Création que d'avoir mis, dans la sensibilité
de nous tous, ce prurit, ce besoin mystique, illogique, de la danse. La
danse ne fait pas partie du paradigme ludique banal. Elle n'est pas un jeu,
pour m'exciter, mais un appel, m'invitant à me rendre dans une autre vie,
où tout l'arsenal d'homme aptère se métamorphose en celui d'artiste ailé.
Elle n'a pas besoin de partenaires ou d'adversaires ; elle n'est pas mue
par l'appât de gain – elle est plus près d'un chant du cygne que de
l'impatience avare de joueur.
Lorsque je danse, je reste trop longtemps suspendu dans l'air, je ne laisse
de traces que dans l'air ; l'air est l'élément de toute poésie, amoureuse du
feu. Or, c'est selon les empreintes laissées sur la terre que ce siècle juge
mes pirouettes ; mes chances d'y être remarqué et apprécié sont
minimes.
La danse est à la marche ce que l'écriture en hauteur est à l'écriture en
longueur. Le bruit de fond, face à la musique, de pure forme.
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- Cioran - Solitude -
Solitude
La puissance chez Nietzsche, le langage chez Valéry, la solitude chez toimême – vos thèmes pivotaux, où joue votre liberté plutôt que votre
expérience, votre obsession idéelle plutôt qu'une maîtrise réelle. Pour
cette raison, le commentaire ci-dessous sera une extrapolation plutôt
qu'un écho.
Bien sûr que le créateur triche : s'il reconnaissait, franchement, l'absolu
de sa solitude, il ne verrait aucun intérêt dans une prise de plume. Tu vois
dans l'inconscience l'explication de cette duplicité : La force d'un être
réside dans son incapacité de savoir à quel point il est seul. Les vraies
affres de la faiblesse sont donc dans cette lucidité, qui m'empêche de
m'agiter et d'agir. Et si le mal résidait exactement dans le sacrifice rituel à
cette force ? Et le bien - dans la discrète fidélité à cette faiblesse ? La
faiblesse serait, hélas, le seul moyen qu'ait le solitaire pour préserver sa
hauteur, puisque dans la solitude, le plus fort s'effondre - Nietzsche - der
Stärkste geht an der Einsamkeit zugrunde.
La solitude désapprend à Nietzsche la vie, à Valéry – l'ironie, et à toi – la
proximité : Je méprise le Chrétien parce qu'il est capable d'aimer ses
semblables de près. Pour redécouvrir l'homme, il me faudrait un Sahara.
Un vide d'adeptes total – autour de ce qui est essentiel, chez vous, tous
les trois. La solitude de l'état d'âme de Nietzsche, la solitude de l'état
mental de Valéry, la solitude de tes mots à toi. Nietzsche est commenté
et apprécié par les professeurs impassibles, Valéry – par les duchesses et
les salonnards, toi – par les écrivains repus et jaloux.
Valéry est censé n'exhiber que des pensées pour albums de filles, tandis
qu'il y a chez lui beaucoup plus de rigueur, sans parler de profondeur, que
chez Spinoza. Mais il a le malheur de se moquer du verbiage argotique
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- Cioran - Solitude -
des métaphysiciens, qui, en retour, lui opposent un froid mépris.
Rarement une aussi belle pensée resta aussi solitaire.
Et ta langue solitaire, de quel siècle est-elle ? Qui doit en être le lecteur le
plus concerné et opportun ? Et si elle était la quintessence du français des
cinq derniers siècles ? Avec toi, au moins, je ne me trouve pas dans les
aéroports, hôtels ou bibliothèques, comme avec tous mes contemporains.
Depuis
l'Antiquité
jusqu'à
nos
jours,
il
existèrent
trois
types
de
philosophes, dont la voix s'articulait : dans un dialogue (avec un
complice), dans un soliloque (du soi inconnu), dans un chœur (avec un
rôle dicté par l'époque) – Platon, Nietzsche, Hegel. Les solitaires furent
toujours plus pénétrants – Héraclite, Pascal, Valéry.
Ce qui n'est qu'une ruse de raison est présenté souvent comme un
paradoxe : moi, le créateur solitaire, je dois avoir un interlocuteur, un
destinataire de mes messages, tandis que le producteur peut s'en passer,
la production étant de plus en plus mécanique. Devant qui écrire ? Les
artisans écrivent devant l'éditeur, le public, les collègues, les femmes. Moi,
l'artiste, je dois écrire devant Dieu, incarné dans mon soi inconnu, capable
de donner un sens céleste à mes tableaux terrestres.
C'est mon regard qui détermine le rang de mon prochain - mouton, robot
ou Dieu. Tu te places en hauteur : Dieu seul a le privilège de nous
abandonner. Les hommes ne peuvent que nous lâcher. Le comble de la
solitude : souffrir de ne pas avoir quelqu'un suffisamment attaché à moi
pour m'abandonner. Les degrés inférieurs, moins pénibles : on m'oublie,
on me lâche…
L'homme grégaire s'effraie du désert intérieur et se dissout dans les
disputes extérieures. Je ne trouve pas de désert extérieur à ma mesure,
où je pourrais clamer, exposer mes égarements intérieurs. Ce n'est pas
l'absence d'oreilles qu'est la vraie solitude, mais bien l'absence de déserts
inspirateurs. Il n'y a plus de déserts. Il n'y a plus d'îles - Camus. Plus de
mirages, que des oasis viabilisées ; plus d'îles flottantes, que des terres
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- Cioran - Solitude -
fermes. Voilà pourquoi il faut renoncer à scruter le vaste horizon et ne
croire qu'en hauteur du firmament.
L'horizon, c'est la culture, et le firmament – la nature. Celui qui se sent
héritier de la culture reproduit, banalement, l'arbre ancestral, doté
d'insignifiantes greffes. Dans ma nature, ma déshérence, je donne
naissance et vie à tout élément de mon propre arbre, quitte à unifier
quelques racines, rameaux ou fleurs avec autrui. Mais toutes ses ombres
ne sont qu'à moi.
Je peux peindre soit la forêt soit l'arbre, et je peux même ignorer quelle
est l'origine de mes couleurs, dans l'espèce ou dans le genre, mais je dois
peindre a cappella, ma voix doit toujours être celle de l'arbre non
accompagné. Nul homme n'est une île, tout homme a son continent J.Donne - No man is an island, every man is a part of the main - mais
dans ma bouteille de détresse on doit découvrir un chant insulaire, une
féerie, et non pas un récit protocolaire d'une scierie.
La musique me rend exilé de tous les pays, mais la poésie, tel un arbre,
m'accueille, et je parviens, à travers ses arômes ou ses ombres, à
embrasser son sol, même si je m'égare dans ses racines et m'embrouille
dans ses voiles. La poésie est patrie des déracinés et terre promise des
désancrés.
Je poussais mes racines dans des profondeurs – et je n'y vécus aucune
rencontre ; j'étendais mes ramages – personne ne vint cueillir leurs fleurs
ni se réfugier dans leurs ombres ; c'est l'une des raisons, pour lesquelles
mes meilleures inconnues s'incrustent désormais dans mes cimes.
Pourtant, quand je scrute mon propre écrit, sur la plupart des critères
littéraires je trouve facilement des accointances ou lignes d'héritage ou de
partage avec les autres ; seule la nature de ma noblesse, recherchée,
inventée ou peinte, qui n'admet pas de franche proximité et me
singularise radicalement ; mais, par exemple, en matière de goût ou
d'intelligence, je sens très nettement le souffle fraternel de Nietzsche ou
- 322 -
- Cioran - Solitude -
le regard complice de Valéry.
Socrate et Jésus m'étaient fort sympathiques, jusqu'au jour, où j'aperçus,
que leurs soliloques ou dialogues n'étaient qu'échos de places publiques.
Mais Prométhée et Job devaient trop leur héroïsme à la flamme ou au
fumier, où il me fallait du froid et du flair. Le moulin à vent m'obstruait la
vue de l'île déserte du rêve, île en tant que terre promise de Don
Quichotte. Et je leur préférai Hamlet et Faust, se contentant de fantômes
pour bâtir de beaux dialogues, sous forme de soliloques décousus. Et s'ils
sont si forts en philosophie, c'est que peut-être ils fréquentèrent la même
Université allemande que Luther et Stavroguine.
Plus réduite est la multitude, contre laquelle je tempête, plus fière sera
ma pose de colérique. Je commence par fulminer contre une élite, et
bientôt mon arc n'aura plus besoin de flèches. Pointer une cible brillante
plutôt que pilonner un monstre excessivement mat. Comme Valéry,
pestant contre Pascal, ou toi – contre Valéry (ou Nietzsche - mal avalant
son ressentiment face à Socrate, au Christ ou à Wagner).
Les goûts respectifs pour l'acquiescement silencieux ou pour la bruyante
révolte naissent d'une même source - une dévorante ambition. Ou bien je
me tourne vers la liberté, la mauvaise foi, l'authenticité (Sartre), et je finis
par un beuglement, bête et solidaire, du troupeau, ou bien je me contente
de
l'aristocratisme,
et
je
me
recueille
dans
des
commencements
impertinents et solitaires.
Les idées décorent bien nos parcours ; notre commencement, lui,
s'illumine mieux par les mots inattendus et la hauteur du ton. La même,
et étrange, intonation, faite du mot distant, se reflétant dans lui-même et
effleurant à peine la vie, se retrouve chez cette sorte de métèques que
sont Casanova, Pouchkine, Nietzsche, Valéry, Nabokov, toi-même. Ne pas
être sûr de mes racines ou de mes paysages aide à cultiver le climat de
mon propre arbre. L'exil, dans un autre climat, dans une intelligence
fermée, dans une langue étrangère.
- 323 -
- Cioran - Solitude -
Côté plaisant de l'état d'exil endémique : je ne m'adresse à mes patries
perdues qu'en poèmes. Peut-on rédiger une requête, un bon de
commande ou une réclamation à l'encontre d'un fantôme ?
La vue d'aucun pays ne fait plus battre plus fort mon cœur : Ici, enfin, je
suis chez moi ! Il n'y a que l'arbre solitaire, le Delphes béotien ou le
Paestum sybarite, bref, de nobles ruines, qui pourraient accueillir mes
nostalgies.
On échoue à rendre un vrai état d'exil (Ovide, Pétrarque, Dante,
Pouchkine, Dostoïevsky, H.Arendt, S.Zweig), on ne réussit qu'à en
esquisser la pose (Sénèque, Casanova, Byron, Nietzsche, Kafka, S.Weil,
Nabokov, toi-même). Et l'exil n'est pas le seul état d'âme, qui reste
toujours à inventer, je soupçonne, que l'amour, la foi et la noblesse
possèdent la même étrangeté. La solitude, vécue comme un rêve,
enchante ; vécue comme une réalité, elle te fera déchanter. La solitude,
tant qu'elle reste un sentiment, est caresse et rêve. Ensuite, elle devient
un savoir, qui te poussera à te désespérer - A.Blok - Одиночество, пока
оно остаётся чувством, томит и нежит. А потом оно становится
знанием, и тогда оно заставляет себя чернить.
Nietzsche voyait la foule en lui-même ; les autres la guettent dans la rue,
sans soupçonner qu'ils en fassent partie. C'est l'emploi de termes de foule
ou
d'élite
qui
place
l'homme
d'aujourd'hui
dans
la
catégorie
de
conservateurs ; formellement, j'en fais partie, avec, toutefois, ces deux
détails : je vois, que tous les riches sont dans la foule, et presque tout
homme d'élite est un naufragé.
Le délire racial nazi et la manie verbale américaine d'être absolument
original dans les moyens, et qui font de ces deux tribus – des moutons et
des robots – contribuèrent à entretenir un immense malentendu autour du
surhomme, ce solitaire qui se concentre dans ses premiers pas, dictés par
ses propres contraintes.
Pour être premier, il est nécessaire d'être seul ; mais être seul ne suffit
- 324 -
- Cioran - Solitude -
pas pour être premier. À l'article près, c'est du Lucien : Si c'est le premier,
il n'est pas le seul. Si c'est le seul, il n'est pas le premier. La virginité de
l'absolu. Le sot emmène dans sa solitude la banalité de l'universel ; toi,
tu t'y débarrasses de ce qui n'est pas unique : La solitude n'apprend pas
à être seul, mais le seul.
Je sors de ma tanière, hagard et naïf ; je glisse vers vos forums ; je tends
ma main en espérant, comme toujours, que quelqu'un la serrera
fraternellement. Et, comme toujours, on y met soit de l'argent, pour que
je subsiste, soit un pavé, pour que je résiste, soit un numéro, pour que
j'existe.
Je me tourne vers tout, personne ne le remarque. Je me détourne de tout
et je me remarque.
Chacun de mes sens a sa solitude ; la solitude de la main : personne à en
solliciter la caresse ; la solitude du palais : aucun goût ne partage mes
ivresses ; la solitude des yeux : aucun reflet de ma flamme ; la solitude
des oreilles : aucun écho de ma voix ; la solitude du nez : aucun flair ne
mène à ma hauteur, vers mes ruines.
Je suis d'autant plus seul, que je prends l'habitude de fréquenter l'homme
inventé. L'homme des cavernes, l'homme d'une île déserte, l'homme de la
terre, l'homme du mot ou du regard sont tous des créatures inventées,
auxquelles j'offre mon amitié et ma simplicité.
Je reconnais très
facilement mes meilleurs interlocuteurs : ce sont ceux avec qui je reste
hautement seul. Mais l'homme du forum m'encercle et me rend hargneux,
biscornu, compliqué et bassement seul. Ils vivent dans la terreur, que leur
étable préférée ne devienne une île déserte ; je tremble pour mon île
déserte, qu'elle ne figure un jour sur leurs cartes de navigation.
Dans toute ma vie, je n'ai repoussé que deux ou trois mains, tendues vers
moi ; c'en a été assez pour que, en tout lieu pourvu de toit, un banc des
accusés se présente aux yeux de ma mémoire ; bénie solitude, qui permet
de ne pas multiplier les mains accusatrices, bien qu'elle me prive de mains
- 325 -
- Cioran - Solitude -
secourables.
Toute coulée de mots, même des plus inclassables, est destinée, en
général, à se jeter dans un courant plus vaste, pour se dissoudre enfin
dans un océan, où se rencontrent le tout-à-l'égout, les larmes et les
encres ; la prédestination de mes mots serait semblable à ces torrents
sahariens, qui finissent par se perdre au milieu d'un désert, ayant juste le
temps de témoigner de la hauteur de leur naissance et de ma dernière
soif.
De près, je ne touche qu'à la gangue (les mains), au gang (l'oreille), au
gag (le cerveau). Je n'aime que par le regard accommodé aux mirages. Et
pour que ma voix soit poétique, mon regard doit être philosophique.
Dans les écrits philosophiques, je distingue trois genres : une cotisation à
sa guilde, une recherche de rencontres, un cri dans le désert. La vocation,
la convocation, l'invocation. La provocation, elle aussi, y a sa place, pour
faire fuir de faux confrères et rapprocher de vrai frères.
Parmi ceux qui professent des avis contraires aux miens, tant d'âmes
proches ; et, chez mes voisins en esprit, - tant d'étrangers lointains. Il
n'existe pas de métrique commune entre l'âme, l'esprit et le cœur ; seule
la fraternité en établit des distances comparables.
Mes ruines, je ne les entretiens pas, je les érige, telles Modernes
Catacombes (R.Debray). Dans les catacombes, s'unissent les solidaires ;
dans les ruines, s'unifient les solitaires.
- 326 -
- Cioran - Caresse -
Caresse
Je parviens à imaginer, que je reste moi-même, privé de n'importe lequel
de mes sens, sauf le toucher, dont le meilleur symbole est la caresse. Et
même les autres sens, à leurs sommets respectifs, culminent aux
caresses : la beauté – pour les yeux, la musique – pour les oreilles,
l'arôme – pour le nez, la saveur – pour la langue. Et l'intelligence –
caresse de l'esprit, comme l'amour – caresse de l'âme, ou le bien –
caresse du cœur. Tout amour se réduit à la caresse, et non seulement
l'amour, puisque le seul point commun entre le beau, le bon et le vrai
semble être la caresse, qu'éprouvent nos sens esthétique, éthique ou
intellectuel. Dieu, visiblement, en fut tellement obsédé, que même notre
peau en porte des conséquences.
Aussi abstraite que soit n'importe laquelle de mes remarques, je ne
parviens jamais à la détacher de mon corps, c'est à dire d'une caresse ou
d'une douleur, vrillées au corps de mon discours. L'inhumaine pseudoascèse platonicienne - mourir au corps, pour libérer l'essence et renaître à
l'être - explique l'obsession des Anciens par la minable tranquillité de
l'âme, prépare le chemin à l'idée saugrenue de la résurrection, et, surtout,
justifie la robotisation actuelle des esprits.
L'automatisme,
la
transparence,
le
cohérence
devinrent
calamités
humaines. Ce qui est souhaitable pour une machine devient qualité
humaine. Plus d'écarts, au milieu du troupeau, ils cherchent, plus ils le
rendent compact. La caresse est la métaphore qui résume ma volonté
d'échapper à la mécanique causale, pour faire jaillir la jouissance d'une
source, incompatible avec la continuité de la raison. Ce n'est pas mon
caprice de visionnaire ; la caresse est une étincelle universelle, pour
illuminer
les
corps, les
mots, les
- 327 -
idées ; je dirais même,
qu'au
- Cioran - Caresse -
Commencement était la Caresse.
Je dois posséder le vrai ; je veux faire le bien ; mais le beau, je ne peux
qu'en attendre des caresses. Et puisque aucun sauveur, aucun illuminé,
aucun prophète ne s'était jamais intéressé au beau, je dirais, une fois de
plus, qu'au commencement, peut-être, n'était ni la charité de l'amour, ni
la vérité du verbe, mais la Caresse du regard.
Nietzsche caresse les valeurs artistiques, Valéry – la merveille du cerveau,
toi – le mot lascif et rebelle.
Les rapports entre le mot et la pensée sont du pur érotisme ; le mot est
un excitant, qui donne au corps d'une pensée des contours et des
profondeurs à caresser ou à explorer.
L'obscurité, le froid, l'absence, l'immobilité créent de bons cadres pour la
caresse efficace. Ce qui, aux moments sublimes de l'existence, favorise la
volonté de se recroqueviller, transi dans une solitude bénie, dans laquelle
Nietzsche voulait inscrire ses passions : Si je t'aime, que ce soit plutôt en
hiver qu'en été - Wen ich liebe, den liebe ich Winters besser als Sommers.
En été assourdissant, je confondrais souvent ma voix avec celle des
autres. Le printemps hymnique et l'élégiaque automne me mettront en
mouvement, tandis que je cherche une immobilité. Avec les chutes du
mercure, il est plus facile de vivre ma chute dans la funèbre solitude.
Mettre les naissances en berne, mettre les morts en transe - tâches d'une
sombre ironie.
Aimer, au milieu du bruit, est de la profanation de la musique amoureuse ;
souvent, Nietzsche cherchait la fuite, faute de silence accueillant : Là où
l'on ne peut plus aimer, on devrait passer sans s'arrêter ! - Wo man nicht
mehr lieben kann, da soll man - vorübergehn ! Et encore moins là où je
veux aimer ! Dans ce cas, il faut m'éloigner. Vers le haut, de préférence.
Vers le bas si le ciel est hostile. L'amour ne peut jaillir que d'ailleurs.
Deux sommets humains opposés, le rêve et la caresse, laissent le savoir
et l'amour en état de manque. Le réel n'en est que la partie débordante ;
- 328 -
- Cioran - Caresse -
l'art, c'est à dire le rêve traduit en caresses, en étant le contenu. Et que
Valéry est pénétrant : Je comprends ce que l'amour pourrait être. Excès
du réel ! Les caresses sont connaissances. Les actes de l'amant seraient
des modèles des œuvres !
La main crée la proximité, et le regard – la distance. Deux erreurs à ne
pas commettre : l'orgueil de ma main qui viserait le ciel, la familiarité de
mon regard qui se profanerait dans des choses basses. L'heureuse
rencontre entre la main et le regard – la caresse : le proche voué au
lointain. Et la liberté, ne serait-elle pas le sacrifice du proche au lointain ?
La caresse serait la source de la liberté - Sloterdijk - Die Liebkosung
würde zur Quelle der Freiheit.
Le contraire de caresser – copier la vie sur l'art, m'identifier avec la
possession, chercher la familiarité, ne pas sentir le plus grand lointain
dans la plus grande proximité, ignorer les lieux secrets, où s'annoncent les
jouissances et se conçoivent les divinités. Dans la découverte de
l'inattendu, la lumière a une fausse réputation. Pour accéder aux
mystères, on a besoin d'obscurité, où se procurent les plus chaudes des
caresses. La caresse ne sait pas ce qu'elle recherche. Elle est faite de
l'accroissement de faim - Levinas.
D'autres contraires de la caresse : le regard à bout portant, le chemin
droit,
le
mot
–
copie
de
l'idée,
la
clarté
des
sources
et
des
aboutissements, le son réduit aux cadences, la transparence des moyens
et l'absence de contraintes.
La caresse, c'est le refus d'être trop proches et l'appel de l'attouchement
par le lointain. C'est du contact avec le lointain que me naît la sensation la
plus nette de l'immédiat. Tant d'interprètes, communs et opaques, se
faufilent entre moi et le plus proche.
La noblesse va très souvent de pair avec la caresse. En fait de littérature,
la caresse, c'est la préférence donnée à l'enveloppement par le mot, par
rapport au développement des idées. La caresse, c'est le refus de creuser,
- 329 -
- Cioran - Caresse -
de forer, de percer, les yeux ouverts ; c'est le culte d'attouchement,
d'adoubement, d'effleurement, aux lieux imprévisibles, du langage ou du
corps, et avec une jouissance trouble et irrésistible, qui me fait fermer les
yeux et tendre mes fibres.
Je caresse le mot - il devient métaphore, le mot caresse l'idée – elle
devient image, l'idée caresse mes sens – ils deviennent vie.
Toute la littérature devrait donc être érotique et laisser une vaste zone
d'ombre à mes pudeurs et mes pulsions indéchiffrables. La caresse est
une application de nobles contraintes, de celles qui concentrent sur un
épiderme élu ce que les superficiels déposent dans des gouffres communs.
Je reconnais trois tons distincts dans la littérature : de ceux qui ne sont
pas aimés, de ceux qui le sont, de ceux qui s'en fichent. Ceux-ci :
Dostoïevsky, Flaubert, Valéry. Les deuxièmes : Montaigne, Tolstoï, Rilke.
Les premiers : Pascal, Nietzsche, toi-même.
Parmi la gent de plume, le nul est motivé par le besoin résolu d'écrire, le
médiocre - par le besoin problématique de lutter, le meilleur - par le
besoin mystérieux de caresser. Graphomanie, mégalomanie, érotomanie.
Le génie allemand caresse la pureté romantique et la réduit à la poésie
souriante. Trois génies russes, Dostoïevsky, Tchaïkovsky, Tchékhov, se
saisissent
de
la
pureté
réelle
et
y
découvrent
une
philosophie
sanglotante ; la pureté, chez eux, est condamnée à cohabiter avec la
bassesse, le vice, l'évanescence.
La rencontre avec le Malin est plus dramatique pour le Russe que pour
l'Allemand ou le Français : la tentation ou la Versuchung ne sont que des
mises à l'épreuve, tandis que искушение est déjà une morsure et
соблазн – même une chute. Le goût et la caresse, sources de mes
passions, opposés à la raison, source de mes pensées.
Chez les écrivains, il y a une énigmatique relation entre la qualité de leurs
amours secrètes et le degré de fébrilité de leur style ; mais je ne saurais
- 330 -
- Cioran - Caresse -
déterminer où est la cause et où est l'effet. Les amours délicates
favoriseraient les classiques (Goethe, Flaubert, Valéry), les amours
banales réveilleraient les romantiques (Lamartine, Hugo, Pasternak), les
amours vulgaires pousseraient les véhéments (Tolstoï, Nietzsche, toi).
L'esprit, le cœur ou le corps y sont conducteurs de leurs émois. Mais il
semblerait que le plus parfait organe de l'amour soit, malgré tout, l'âme
(Goethe serait du même avis) ; et c'est l'exemple unique de Tsvétaeva,
qui connut toutes les trois sortes d'amour et n'aima que de l'âme, et qui
en est la plus belle et la plus tragique illustration.
Les plaisirs de l'esprit ou du corps ne sont pas si différents de nature ; il
suffit d'observer, que la source des meilleures voluptés, que procurent soit
les images fortes soit les mains accortes, est la même - la caresse. Le
philosophe doit y être aussi expert que l'amant. Nietzsche voulait être
amant de la vérité même (der Wahrheit Freier) !
La volupté me conduit au seuil de la chute, et l'esprit en crée la hauteur
ou me munit d'ailes. Nietzsche aboutit à un extraordinaire paradoxe : La
spiritualisation de la sensualité s'appelle amour - Die Vergeistigung der
Sinnlichkeit heißt Liebe. La spiritualité est créatrice d'images soudaines,
inaccessibles et éclatantes, en sursaut ou en pointillé, dont se nourrit
l'ombrageuse sensualité, adepte du continu.
Que le délire philogyne des vieux Casanova, Goethe ou Tiouttchev me
séduit davantage que ne me convainquent les savantes analyses des
misogynes, vautrés dans leur misère sexuelle, tels que Byron ou
Schopenhauer ! Nietzsche connut aussi un manque cruel d'ironie, pour
bien digérer ses déboires. Un autre manque, plus cruel encore, serait un
manque d'imagination, pour chanter ce que je ne connais pas.
Les rapports de Nietzsche avec la vérité sont tellement troubles, que je
soupçonne, qu'il y mette plutôt un nœud de caresses qu'un fil droit et
sans nœuds : La belle femme et la vérité, toutes les deux, donnent plus
- 331 -
- Cioran - Caresse -
de bonheur lorsqu'on les désire, que lorsqu'on les possède - Eine schöne
Frau hat doch Etwas mit der Wahrheit gemein : beide beglücken mehr,
wenn sie begehrt, als wenn sie besessen werden. Bonheur des étiquettes,
bonheur d'une liqueur en bouche, bonheur d'une ivresse - muni d'un bon
goût, toute lecture, érotique ou logique, peut tourner en fête heureuse.
Plus immatériel est mon désir, de moins de rêves on pourra me
déposséder ; le romantisme se moquant du stoïcisme : Quel est celui qui
possède le plus ? - Celui qui désire le moins - Sénèque - Quis plurimum
habet ? Is qui minimum cupit.
Nietzsche veut remplir toute forme avec une même intensité, ce qui en
constitue l'éternel retour ; Tsvétaeva va en sens inverse : étant donnée
l'intensité, lui trouver une forme, ce qui en constitue la création : Le
sentiment est au maximum à sa naissance et, chez les poètes, il ne va
pas plus loin - Чувство всегда начинается с максимума, а у поэтов на
этом максимуме и остаётся. Plus banal est remonter du fond – à la
forme : À toute intensité, venue d'ailleurs, imaginer ce qui la forcerait, de
nouveau, à se remplir - Benjamin - Jeder Intensität als Extensivem ihre
neue gedrängte Fülle zu erfinden.
La caresse n'est que le paradoxe du sentiment ; elle convient aux
maîtresses (ailleurs elles seraient prêtresses), que je ne dois jamais
épouser pour la vie, sinon je m'abêtis dans le ricanement et la grimace
(tu y succombes). C'est là qu'est la différence entre ceux qui prennent
congé de leurs paroles, dès que celles-ci conçurent, et ceux qui épousent
leurs idées. Les naïfs, qui croient en paroles vierges, finissent par épouser
celles qui n'ont aucun appât.
Les plus sensuels de mes désirs ne sont assouvis ni réussis que par des
crapules à la délicatesse des pachydermes. L'ascèse doit venir du dégoût
plus souvent que de l'enthousiasme. Le goût est né de mille dégoûts Valéry.
- 332 -
- Cioran - Caresse -
La modernité réduit l'homme au travail, ce silence de l'âme, où la caresse,
cette musique de ses sens, ne peut que freiner sa productivité. Il en a
honte, il préfère la franchise et la suite dans les idées et actes.
L'homme fade attend tout de l'accroissement, du passage du simple en
expression au complexe en sentiment. Du complexe en expression au
simple en sentiment est peut-être le seul cheminement, qui préserve la
hauteur. Le vrai sentiment sait, qu'il est condamné, et n'attend rien de
l'expérience. Tu seras simple si, sans t'impliquer dans le monde, tu
l'expliques - St Augustin - Eris simplex, si te non mundo implicaveris, sed
ex mundo explicaveris.
C'est dans le sentiment que Valéry place et le départ et le retour : Je
cherche le calcul du sentir - penser - agir, qui définit l'Éternel Présent.
Ce sont des pensées à reculons qui sont encore les plus efficaces, pour
envisager l'avenir sans trop d'épouvante. Comme, pour plier le monde,
rien ne vaut pour Nietzsche plus que les pensées à pas de colombes Gedanken, die mit Taubenfüssen kommen, ou même les illusions
berçantes de la colombe - Kant - die Taube, die sich in der Illusion wiegt,
dont se serait nourri Platon.
- 333 -
- Cioran - Regard -
Regard
Les yeux et les choses vues servent à multiplier les connaissances de mon
soi connu, mais le regard témoigne de l'unicité du sujet, tapi dans mon soi
inconnu, commandant les yeux et colorant les choses. Il est le point zéro
de la vue et du jugement. Le regard est une espèce de conception du
monde ; l'action et la contemplation y sont également inutiles ; la main
caressante y est plus féconde que la main agissante, et les yeux fermés y
sont plus prometteurs que les yeux écarquillés.
Il est ce que le goût esthétique est à l'expérience éthique. Il se forme
autant par l'intelligence que par l'attention que je porte à ma propre voix
pré-langagière et même pré-conceptuelle.
Il est au-delà de la représentation, où agit mon libre arbitre ; il est ma
liberté de choisir le sens de mes quêtes, le vecteur, et d'orienter mon
interprétation, les valeurs.
Il est un jugement se passant de justification ; il est la clairvoyance dans
la formulation d'axiomes et la profondeur de leurs corollaires.
Mais sa meilleure place est dans la hauteur, où s'élaborent des unités de
mesure et des angles d'attaque des choses terrestres.
Ne pas avoir de regard, c'est être condamné au hasard des choses et à
l'inertie des yeux.
Je veux - une flèche, je pense - un réseau, je rêve - un regard. Mais ce
regard a besoin de flèches, qui ne volent pas, au-dessus d'un beau
réseau. Donc, l'existence à la Valéry est plus convaincante que celle de
Nietzsche ou de Descartes.
Je ne deviens pas tout de suite conscient de la place de mon regard dans
la chose vue ; une remontée aux sources peut être nécessaire : Se faire
- 334 -
- Cioran - Regard -
source de ce qu'on reçoit - Valéry. C'est l'origine la plus féconde d'un
nouveau langage ou d'un nouveau regard.
Le regard peut se cacher dans la routine de mon expérience : Jeter bas
l'existence laidement accumulée et retrouver le regard, qui l'aima assez à
son début, pour en étaler le fondement - R.Char. En renonçant au poids
des pas accumulés, un bon regard n'étale pas les fondements du début et
de la fin (du premier et du dernier pas, qui ne sont jamais à moi, c'est à
dire à mon soi connu), il les rehausse.
Trois voies libèrent de l'épaisseur : la profondeur (la maîtrise), l'étendue
(le savoir), la hauteur (le regard). L'existence est attachement aux
concepts ; elle ne serait une honte (ta vision à toi) que si les points
d'attache sont fixes ou communs ; la philosophie, n'en est-elle pas la
recherche, elle, qui n'a de points d'attache ni dans le ciel ni sur la terre Kant - ihre Begründung weder im Himmel, noch auf der Erde nehmen
kann ; le plus bel universel s'appuie sur l'inexistentiel.
Intensifier (le retour de Nietzsche) ou approfondir (soumettre aux rôles
plus difficiles - Valéry), telles sont les conséquences de la prééminence du
regard. Tu y vois même un progrès : L'esprit n'avance que s'il a la
patience de tourner en rond, c'est-à-dire d'approfondir. La spirale est la
forme exacte de cet approfondissement. Et l'éternel retour - la préférence
de la hauteur permanente, où la clarté passagère est de la lâcheté. La pire
des reculades est le choix du droit chemin. La peste de l'homme, c'est
l'opinion de sçavoir - Montaigne.
Le regard a sa place à tout stade de la création : prêcher la créature Goethe, Nietzsche ; le créateur - Tolstoï, toi-même ; la création Shakespeare, Valéry. Polir, pâtir, bâtir.
Dans un écrit de philosophie, la culture philosophique représente un
apport négligeable ; l'esprit y est inséparable de la chair ; les horizons n'y
attirent qu'à une belle hauteur de tempérament, de style ou d'émotion. La
- 335 -
- Cioran - Regard -
plus belle intelligence est celle qui écoute son âme et affine son goût, au
lieu de scruter et confiner sa mémoire. Peu me chaut la supériorité
oculaire de Descartes sur Pascal, de Bergson sur Alain, de Sartre sur
Valéry, si les seconds surclassent les premiers en qualité de leur regard.
Intelligence inférieure : une mémoire bien organisée, munie de bons
moteurs de navigation et d'inférences.
Intelligence supérieure : inventer des modes d'organisation, donner le
vertige des houles et des syllogismes, sans agiter ni rames ni modi, par le
regard soulevé par les apories originelles. Profondeur ou hauteur,
Descartes ou Pascal, Sartre ou Valéry, Deleuze ou toi-même.
Mes limites sont mes barreaux ; avoir un regard, c'est laisser les
empreintes des barreaux sur les choses extérieures. La Panthère de Rilke,
l'Animal intellectuel de Valéry, le gorille de Nabokov, le cachalot de
Melville, l'orang-outan mélancolique d'Ortega y Gasset : un regard, dont la
beauté ou l'intelligence se reflètent dans les murailles ou dans les
barreaux de leurs cages. Nous vivons tous derrière des barreaux, que
nous traînons avec nous-mêmes - Kafka - Jeder lebt hinter einem Gitter,
das er mit sich herumträgt. Quitter cette cage, serait-ce rencontrer le Dieu
innommable ? - Pour retrouver Dieu sans le Nom ou le Mot de ce qui est
ou n'est pas, il faut franchir cette cage d'Être - Artaud. Ma cage prouve-telle la liberté divine ? Ou l'inverse : mieux je vois mes barreaux, mieux je
comprends la (com)passion de leur créateur. Mais ma cage à moi, c'est la
langue, ce français, qui grossit les barreaux, rapproche l'horizon et
rabaisse le ciel.
Communiquer, c'est laisser de la place au regard, à la perplexité, à
l'arbitraire de l'autre. Grand homme est celui qui laisse après soi les
autres dans l'embarras - Valéry. Ne jamais aller jusqu'au bout d'une idée,
m'arrêter au plus fort d'une tentation, laisser les sons mourir de leur
propre éloignement. Me débarrasser de liaisons trop évidentes, créer de
- 336 -
- Cioran - Regard -
l'espace pour ce qui pourrait être grand. Les vagues de communion, une
fois les fonds bien secoués, ne sont portées que par le vide.
Travail, effort, persévérance, ces mots me viennent spontanément à
l'esprit, dès que je cherche à quoi s'oppose la création. Tout ce zèle le doit
au soi connu, qui sait produire et lâcher les flèches ; la création naît d'une
inspiration, soufflée par le soi inconnu et se manifestant dans la tension
de mes cordes, habituellement lâches, avant que l'appel de l'art ne les
mette en branle.
On ne crée pas, juché sur les épaules des autres ; la seule création noble
est création ex nihilo ; le créateur devrait donc être nihiliste, refuser de
commencer dans les pas d'autrui, être le vecteur de ses propres chemins,
ne pas chercher ni enchaînements de ses perles ni reconnaissances de la
part des fabricants ou acheteurs de colliers.
Je tends le mieux mes meilleures cordes, comme je bande mon meilleur
arc - dans une attitude malgré ou contre. L'ennemi, lui aussi, fait vibrer ta
corde sensible. Pour qu'elle casse - Lec. Avec les amis, je m'occupe trop
des oreilles et cibles, au lieu de me consacrer au regard et à la bonne
tension des cordes. D'autant plus que, comme l'a bien compris Valéry, nos
vrais ennemis sont silencieux - je dois donc économiser mes flèches et
vouer mes cordes à la musique.
Depuis deux siècles, on nous annonce le dépérissement de la culture
européenne, dépérissement venant d'un nihilisme rebelle. Or, c'est un
holisme grégaire qui s'en charge, avec beaucoup plus d'efficacité. Chute
de tout à cause de tous ! Chute de tous à cause de tout ! - Pessõa.
Aucune contre-réforme, aucune contre-révolution en vue ; l'abêtissement,
c'est à dire la robotisation (succédant à la moutonnaille, cette parfaite et
définitive fourmilière - vouée par Valéry à la permanence), semble être
irréversible. Et comme conséquence logique - l'extinction du regard,
puisque c'est la culture qui le forme (Nietzsche).
- 337 -
- Cioran - Regard -
Le
déferlement
des
images
passagères,
le
tarissement
des
idées
immuables ou atemporelles, sont des signes navrants de notre époque
robotique. Tant d'yeux mécaniques, mais de regards organiques – point.
Le désintérêt pour le climat, formé par l'âme, l'invasion par le paysage,
fabriqué par la seule raison. Et les âmes disparaissent, peut-être, suite à
l'extinction des regards. Dans le regard est concentré l'essentiel de l'âme
et de l'intériorité - Hegel - Der Blick ist das Seelenvollste, die
Koncentration der Innigkeit. Les étoiles s'éteignent sans scintillement du
regard. La modernité : l'éclairage commun, au lieu des éclairs personnels.
Éclair et regard, c'est le même mot. L'Être est dans le regard - Heidegger
- Blitz ist das selbe Wort wie Blick. Im Blick ist Dasein.
Chez qui trouve-t-on encore des traces d'un tempérament ? Chez les
chanteurs drogués, chez les commentateurs sportifs haineux, chez les
candidats aux élections cantonales, chez les combattantes syndicalistes ou
alter-mondistes. Le poète et le philosophe m'endorment dans un verbiage
sans étincelles, sans angoisse, sans amour ; ils se parlent entre eux,
aucune présence du ciel, aucune voix de honte ou de pitié, la sobriété, là
où l'on s'attend à être grisé.
- 338 -
- Cioran - Contrainte -
Contrainte
Lorsque je devine quelle contrainte surmonte l'auteur, j'éprouve plus de
plaisir, que lorsque je constate, qu'il avança encore vers son but. Le plus
noble but, dans l'art, est peut-être de faire ressentir dans la belle maîtrise
des contraintes le vrai enjeu aristocratique de l'œuvre. Comme tous les
grands, tu as tôt compris le rôle des contraintes : Écrire, c'est omettre.
Celui qui avance davantage par résolution de contraintes que par attirance
de buts est plus pointu. Celui qui sait formuler d'excellentes contraintes
est plus subtil qu'un visionnaire téléologique.
L'art est davantage dans l'imposition de tabous que dans leur violation cristallisation par la défiance. C'est dans le choix des contraintes que mon
visage se manifeste (pour vivre, on a plus besoin d'avoir devant soi un
visage qu'un but - Canetti - mehr als Ziele, braucht man vor sich, um zu
leben, ein Gesicht), comme dans mes types de négation, comme dans ta
réticence : dès que j'affirme, je deviens interchangeable - dès que j'évite
le trop visible, je peux exhiber mon visage.
L'art des contraintes : me rendre sourd à ce qui pourrait me mettre en
route ; me faire aveugle devant ce qui voudrait occuper mon horizon ;
détourner mon nez de l'insipide. L'élimination de l'inessentiel, voilà le
secret de l'intensité vitale - Lao Tseu. C'est aussi la clé d'un bon style. Des
liaisons, des développements, des justifications relèvent, la plupart du
temps, de l'inessentiel. La grandeur n'est pas dans l'intégrité profonde,
mais dans le pointillé hautain : Pour bien écrire, il faut sauter les idées
intermédiaires - Montesquieu.
Mes contraintes - les points d'indifférence ; mon but - le centre de gravité
intouchable ; entre les deux - tantôt mon Ouvert (Hölderlin, Rilke et
- 339
-
- Cioran - Contrainte -
Heidegger), tantôt mon Fermé (Valéry), - mes moyens d'artiste : la
hauteur et les rythmes de mes circonférences. Un mode de cohabitation
entre une humble liberté et une fière servitude, une liaison, encore plus
subtile, entre un génie d'espèce et une passion de genre, une musique
des contraintes faisant chanter les moyens et danser les buts - c'est ce
qu'on pourrait appeler hauteur.
Le rejet a priori des choses est une opération de filtrage par de vagues
contraintes, rejet dicté par un préjugé plat ou par un goût de hauteur ;
c'est un état de défi, de guerre et d'exaltation. Le rejet a posteriori, dicté
par la raison profonde ou plate, en vue d'un but transparent, conduit à un
état de paix et de compromis, où poussent progrès et bassesses. Les
véritables
pinceaux
transformations,
de
l'artiste
amplifications
Nietzsche
ou
ne
rénovations,
sont
point
dont
il
les
parle
abondamment, mais bien les filtrages, dont il ne parle jamais, mais qui,
les seuls, assurent l'omniprésence de la noblesse, tout en restant
invisibles eux-mêmes, dans tous les tableaux qu'il peint.
Choisir et m'imposer des contraintes est plus digne et utile que seulement
les connaître. Est libre qui connaît ses contraintes ; qui se croit libre est
esclave de sa folie - Grillparzer - Wer seine Schranken kennt, der ist der
Freie ;
wer
frei
sich
wähnt,
ist
seines
Wahnes
Knecht.
Sacrifice
dynamique, plutôt que fidélité statique. Le comble de la liberté est de se
contraindre - Valéry.
L'homme moderne n'est plus esclave d'une folie tyrannique, mais d'une
raison démocratique. Mais la chaîne virtuelle s'avère mille fois plus lourde
bien qu'indolore.
Deux écoles de la littérature française : celle de la liberté ou celle de la
contrainte,
le
XVI-ème
licencieux
ou
le
XVII-ème
cérémonieux,
aboutissant à Rimbaud ou à Valéry. Il faut choisir entre siat et fiat, entre
une vie donnée et une vie à donner. L'universalité semblant être dans la
liberté, le second courant finira par n'être apprécié que des élites
- 340
-
- Cioran - Contrainte -
cosmopolites.
Dans aucun autre genre littéraire l'importance du message délivré ne le
doit autant aux qualités intrinsèques de la langue que dans la poésie. Et la
langue y joue le rôle de contraintes (dans la prose elle n'est qu'un
moyen). Le français se prête mal à la versification sophistiquée, ce qui
rend encore plus vénérables les exploits des meilleurs bardes de France –
plus vaste est la contrainte vaincue, plus haute en ressort la poésie.
Quand je vois avec quelle facilité on traduit aujourd'hui les philosophes
robotisés, je comprends, que la branche philosophique se détacha
définitivement de l'arbre poétique. Le dernier philosophe-poète fut
Heidegger, d'où la catastrophe des traductions de ses poèmes.
Paradoxalement,
le
style
semble
être
un
élément
assez
facile
à
reconstruire dans une langue étrangère, au moins c'est ce qui ressort du
feuilletage de tes perles. La contrainte d'une langue non-maternelle
comme outil de travail, c'est une barre beaucoup plus haute, que ne
franchissent que les virtuoses de l'ellipse et de la paraphrase.
Me refuser des développements rhétoriques oblige à donner à mon
enveloppement laconique la consistance d'un axiome, qui ne s'appuie que
sur une intuition profonde. La fréquentation prolongée de la profondeur
simplifie le séjour momentané dans la hauteur.
La fluidité, le naturel ou la légèreté sont des défis plus ardus. D'où l'intérêt
tactique du genre aphoristique. D'ailleurs, l'autre grand styliste, Nietzsche,
ayant élaboré une langue allemande d'une grande fraîcheur, se rendit
compte, que cet artifice ne convenait même pas à un essai et se limita à
la maxime libre. La maxime se voue à la verticalité ; l'aphorisme s'inscrit
dans l'horizontalité.
Quand, aux limites de mon soi, j'ai bien poli mes contraintes, les finalités
se présentent comme des jeux de lumières et d'ombres. Chercher à me
débarrasser de mon ombre trop grande (Flaubert, Kafka) ou chercher à
- 341
-
- Cioran - Contrainte -
propager des lumières extérieures (l'ambition des majorités) sont des buts
médiocres, surtout comparés avec la belle contrainte - un angle de vue,
jouant de la taille des ombres et de l'intensité des lumières, une union du
nombre et de l'expression, une coopération du calculateur et du danseur :
L'horloge de lumière : mesurer ce qu'on manifeste, manifester ce qu'on
mesure - Valéry.
Vivre et raisonner sans prémisses - mais c'est le plus précieux de moimême ! Valéry a tort de voir dans les conditions de la pensée le seul
moteur d'une écriture noble - les contraintes sont plus près du mystère
que les présuppositions. Chasser le fiduciaire de ma vie, c'est tout
étiqueter, même ce qui est sans prix : La vie est un mystère qu'il faut
vivre, et non un problème à résoudre - Gandhi.
Entre les contraintes stratégiques et les finalités tactiques logent les
moyens logistiques. Trois bêtes cohabitent en moi : la biologique, la
sociale, l'intellectuelle, produisant des instincts, des contraintes, des
libertés. La liberté existe comme insensibilité aux contraintes - Valéry. La
chute ou l'écartement des deux premières de ces bêtes rendrait la
troisième - seul maître à bord et que je pourrais peut-être appeler
désormais – ange.
- 342
-
- Cioran - Vie -
Vie
Si Nietzsche escamote la vie dans l'art, et Valéry s'en passe, toi, tu la
tâtes sous toutes les coutures, et tu ne trouves partout que des
déchirures (et où moi, aussi exalté, je distingue facilement des bigarrures,
je prends les coupures pour coutures).
Quand la vie est trop pleine de réel, le rêve est ressenti comme son
contraire ; entre les yeux et le regard, je pencherai pour le dernier, qui
ausculte l'invisible : L'homme vit dans ce qu'il voit, mais il ne voit que ce
qu'il songe - Valéry.
Impossible, aujourd'hui, de donner un sens à la vie, en m'adonnant à une
lutte – les enjeux et les règles en sont trop transparents ; je ne peux
servir le grand qu'en ou par sacrifice. Je ne suis plus dans une époque
donquichottesque, où je pouvais me battre pour le noble ; aujourd'hui je
ne peux que lui sacrifier quelque chose de vital, devenir déraciné et me
tourner vers la hauteur : L'exigence de hauteur comme fond primordial de
la vie - Tsvétaeva - Требование высоты как первоосновы жизни.
La hauteur dans la vie est synonyme d'espérance. Vivre sans espérance,
c'est vivre librement et froidement la sobriété du calcul, projet digne des
robots. Vivre de l'espérance, c'est vivre fidèlement dans la tyrannie du
rêve, c'est sacrifier, la tête basse et l'âme haute, à la gratuité de nos plus
beaux embrasements. L'espérance est un bon moyen de vivre de
l'inespéré : Sans l'espérance, on ne trouvera pas l'inespéré - Héraclite.
Tout ce qui est somptueux - la vie, l'art, la langue, la femme - peut être
vécu comme mystère, comme problème ou comme solution. Il nous faut
trois âmes, chacune ne relevant que ses propres défis et non ceux des
autres. Le mystère devrait être sans défense, ni résistance.
- 343 -
- Cioran - Vie -
Vivre couché ou caché, pour vivre debout et heureux, sur la croûte
terrestre, - depuis Épicure (vis caché), cette coquetterie est propre de
ceux qui baissent les yeux pour mieux attirer sur soi ceux des autres. Se
cacher pour vivre, c'est piller une tombe - Plutarque.
Réfugié en hauteur, je me cache à la Terre, pour m'ouvrir au ciel, où le
vivre est si proche du rêver. C'est ce que veut dire Ovide : Celui qui s'est
bien caché a bien vécu - Bene qui latuit bene vixit. En hauteur, je
m'exhibe à Celui, qui y est le seul spectateur et juge. J'y place la source
de mes rythmes, qui en porteraient la mélodie fidèle.
L'homme banal s'imagine être ce qu'il cache (Malraux), puisque les
hommes se distinguent par ce qu'ils montrent et se ressemblent par ce
qu'ils cachent - Valéry.
L'homme singulier ne montre pas ses actes, il montre, ou mieux – il
sculpte - son visage. Et s'il veut montrer du mouvement, il se contente
d'en dessiner les vecteurs, plutôt que les trajectoires. Le sot est plus
souvent myope que presbyte : il sait où il va, sans savoir où il est. Toi, tu
veux ignorer les deux : Donnez un but précis à la vie : elle perd
instantanément son attrait. C'est l'incompréhension et la perplexité qui
rendent la vie désirable.
Dès que j'agis, je ne suis plus moi-même ; toute action est un masque :
Je m'avance masqué - Descartes - Larvatus prodeo. Je ne montre mon
visage que les bras tombés, les pieds entravés.
Dans l'action, le corps défigure l'âme ; dans la réflexion, l'âme redessine
le corps. Et que fait la vie ? - Valéry y répond : C'est la vie, et non pas la
mort, qui sépare l'âme du corps.
Le christianisme a introduit la honte et dans notre regard sur le corps et
dans le regard de notre âme. L'homme prouve, qu'il ne se réduit pas à la
bête ou à la machine, tant qu'il porte ce grand sentiment. Celui-ci ne naît
pas des aveux accablants, mais du constat, que tout aveu est un faux
- 344 -
- Cioran - Vie -
témoignage, aucun verbe n'ayant assisté à mon crime d'être né (Calderón,
Trakl ou toi-même). L'omniprésence du remords, au cours de la vie, me
signale que la vie elle-même porte les stigmates de cette faute.
Ta persévérance dans le dégoût, couronnant toute rencontre avec la vie,
ressemble à l'intensité nietzschéenne : la même égalisation des valeurs
vitales permet de mieux vous concentrer sur les reliefs ou vecteurs
artistiques. Puisque le fond, donc la vie, ne doit pas gêner la perception du
tableau, donc de l'art. Savoir être au-delà de la vie au quotidien permet
de mieux s'installer dans l'atelier de l'éternel.
Ce qu'un professeur de philologie à la retraite (Nietzsche) peut traîner
comme rancune et ressentiment s'acquiert tout naturellement, tandis
qu'un clochard n'y arrive que par une fantaisie très élaborée. Donc, ton
mérite est plus grand, même si ton art est moins libre.
À part son aventure wagnérienne, Nietzsche ne fait rien percer de sa vie
minable, tandis que toi, impur, tu en étales tous les détails. On te le
pardonne, puisque même tes déboires réelles ne servent que de matières
premières, pour manufacturer une chute de plus : le réel se trouve sur le
même plan que l'imaginaire.
J.Benda accuse Valéry d'être trop vitaliste ; pourtant Valéry dit : Toute
philosophie, où le mot vie est explicateur, est nulle. La vie, cet implexe
hors logique, cette instase sans Dieu, a peut-être sa place dans la
philosophie extatique en tant que implicateur.
La seule nourriture terrestre est la vie, tout écrit ne vaut qu'en tant qu'un
excitant (Valéry jugeant Pascal ou Nietzsche). Mais c'est, curieusement,
Nietzsche qui considérait comme excitants pernicieux, barbarica, ce qu'est
la vraie vie : erotica, socialistica, pathologica.
La nourriture est ce qui produit ma puissance ; l'excitant est ce qui
valorise ma faiblesse ; et puisque le but le plus noble de la philosophie est
la consolation du faible, Nietzsche devrait m'exciter.
- 345 -
- Cioran - Vie -
Pour donner du relief aux paysages, il fait une intensité du climat. Il y a
des
philosophes,
chez
qui
un
climat
chante
(Platon,
Nietzsche,
Heidegger) ; chez les plus raseurs, je n'entends que des paysages qui
narrent (Aristote, Descartes, Kant).
Pour un béat optimiste, la vie est une solution et guère un problème.
Comme, pour le vrai pessimiste, comme toi, la mort n'est pas un mystère,
mais un problème. Ne se suicident que les optimistes. Et l'ironie est une
capitulation inconditionnelle du pessimisme surarmé de la raison devant
l'optimisme désarmé de l'esprit.
La mort non-recherchée ne s'inscrit nullement dans la vie ; le suicide, en
revanche, lui donne un nouvel éclairage aigu. Un village à conseiller à
ceux qui veulent en finir avec la vie : Saint-Gilles-Croix-de-Vie, en Vendée.
Tsvétaeva faillit s'y suicider, ce que réussit, exactement au même endroit,
70 ans plus tard, ta compagne. Le hiéroglyphe égyptien, avec une croix
de vie, signifie – vie…
- 346 -
- Cioran - Vérité -
Vérité
Nietzsche invente la vérité de l'art ; Valéry la plonge dans notre
conscience ; toi, tu la puises dans la vie. C'est peut-être le seul chapitre,
où je ne puisse suivre aucun de vous trois, puisque vous excluez de ce
concept la langue.
Quand je comprends, que la vérité gît dans un banal langage et non pas
dans les empyrées spirituelles ou célestes, je ne peux retenir mes pires
sarcasmes face aux discours amphigouriques des ignares du vrai. Le vrai
n'est qu'un attribut des propositions ; dans les sciences, on le prouve ; en
philosophie officielle, on en fait une idole orgueilleuse, noyée dans la
logorrhée et refusant tout examen par la logique laïque.
Seul Valéry accepte le caractère cadavérique de la vérité et se contente
d'observer les états mentaux, plus vivaces et résumant la progression de
notre conscience vers la connaissance.
Dénoncer la malice ou le goût de contre-vérités me rappelle trop les
commissaires politiques ou les avocasseries des pédagogues des mineurs,
pour que je m'y appesantisse.
La vérité est incolore, et ses blessures indolores. Ton épouvantail est
juste bon, pour faire fuir les marquises : Être vrai, c'est blesser et se
blesser.
Chercher un salut dans la vérité, ce genre bien connu de sénilité, frappe
parfois même les jeunes, épris du savoureux, mais égarés au désert, sans
saveur, de la vérité. Et toi, pauvre bougre : J'ai toujours mis la vérité audessus de mon salut – le salut est dans la faculté de garder mon élan, de
me maintenir au-dessus de toute vérité, aussi écrasante soit-elle.
- 347 -
- Cioran - Vérité -
Toi, dans tes états juvénile ou sénile, tu jurais les grands dieux d'écrire
pour la clarté et la vérité, et non pas pour le style. Au hasard de tes sauts
d'humeur, et soudain plus lucide, tu vécus quelques illuminations : La
vérité ? Une marotte d'adolescent, ou un symptôme de sénilité. Seuls les
esprits brouillons et impuissants poursuivent ce maigre gibier que sont la
clarté et la vérité.
Presque par hasard, ton ambigüité, face à la vérité, te la fait rapprocher
de la résignation : D'où vient que la révolte, même pure, a quelque chose
de faux, alors que la résignation, fût-elle issue de la veulerie, donne
toujours l'impression du vrai ? - ce qui est une très belle analogie ! Parce
que l'ironie, grande unificatrice des vérités, est plus près de la nature
(volentem - nolentem) que la poésie, qui est la sortie de rangs. La révolte,
c'est la chute dans le sérieux ; la résignation – l'élévation par l'ironie.
Il t'arrive de munir la vérité de qualités sordides : Nous n'avons le choix
qu'entre des vérités irrespirables et des supercheries salutaires. Ceux qui
fuient la flamme, pour ne chercher que des fagots, disent, qu'une vérité
prête à l'emploi vaut mieux qu'un mensonge sans recette.
Mais ailleurs, tu retrouves des vues plus pénétrantes : Les mensonges
nobles sont encore plus éloignés du vrai que les vulgaires - ils créent des
illusions plus puissantes d'un vrai accessible. Le grand propose, le vrai
dispose. Mais la vérité peut parfois garder le souvenir de la grandeur qui
avait conduit jusqu'à elle ; on prend ce souvenir pour de la noblesse. La
plus belle noblesse étant la témérité des preuves des causes perdues ou
l'humilité des impasses des causes gagnantes. Ou le même vertige dans
les pertes ou dans les victoires. Dans les palinodies et dans les litanies.
Dans
l'approche
(ré)interprétation
de
la
artistique ;
vérité,
Valéry
Nietzsche
est
se
préoccupé
contente
par
la
d'une
seule
interprétation psychologique ; toi, tu suis la ligne bêtement pragmatique.
- 348 -
- Cioran - Vérité -
Tu y mêles l'éthique : la franchise, la sincérité, l'hypocrisie, l'adéquation
entre le motif et l'action. Tout cela ne peut conduire qu'au bavardage et à
l'effarouchement bien naïf.
C'est dans le beau que j'exerce mes meilleures lames et c'est par le bien
(la beauté en action est le bien - Rousseau) que se calment les pires des
plaies. Le vrai n'est même pas un diagnostic, et encore moins une histoire
de maladie ou un remède, elle est une ordonnance, tirée d'un manuel. Il
ne s'occupe ni de brisures ni de fractures ni de blessures. Le vrai ignore la
métaphore, dont vit le faux - charité, style, enthousiasme - qui colore et
fait vivre le vrai (Valéry).
Wieland : Le faux qui me sourit vaut bien le vrai qui me trahit - Ein Wahn,
der mich beglückt, ist eine Wahrheit wert et Pouchkine : À la grisaille
d'une basse raison, je préfère une haute folie, qui m'illumine - Тьмы
низких истин нам дороже нас возвышающий обман - le disent mieux
que tous. Une lumière venant d'en bas et projetant vers le haut - des
ombres, est plus belle. Plus je cherche la lumière en haut, plus mes yeux
perdent l'habitude de puiser la matière du doute en bas.
Le mensonge s'en prend toujours aux vérités de ce jour, infécondes pour
les folichons et moribondes pour les barbons. C'est pourquoi il ne vieillit
pas, contrairement à la vérité.
Le mensonge est dans l'escapade, la vérité - dans l'arrêt. Sans
mouvement vaincu, point de délices de l'immobilité. Tant de courses
folles, pour rester immobile - L.Carroll - It takes all the running you can
do, to stay in the same place.
Les sources du beau sont en moi, mais mes traductions n'étant pas en
chaque occasion assez artistiques, devant le beau réussi des autres
j'éprouve l'envie de me taire, d'arrêter mon discours sans grâce et,
confus, de me reconnaître, enfin, dans la production d'un autre. C'est, je
crois, un sens possible du le beau désespère de Valéry. Un autre serait la
- 349 -
- Cioran - Vérité -
sensation de chute de la trajectoire artistique : de la loi de l'être vers le
hasard du devenir, à l'opposé de la science : du hasard de l'être vers la loi
du devenir - le vrai rassure. Vivre dans un monde du vrai ou du faux, dans
un monde sans métaphores, est rassurant mais plat. La métaphore me
désespère de la littérature - Kafka - Die Metapher läßt mich am Schreiben
verzweifeln - mais c'est comme avec le beau de Valéry – il est aussi ce qui
procure la plus haute des espérances ! La hauteur s'appuyant sur la
profondeur. Ce n'est pas l'accès lui-même à l'objet qui valorise celui-ci,
mais le chemin d'accès. La métaphore, c'est la délicatesse du chemin.
C'est la recherche mécanique de nouveautés à tout prix, qui déprécie l'art
le plus sûrement ; le beau naît rarement d'une métamorphose d'un autre
beau, il lui faut partir d'un point zéro de la création. Le commentateur ou
l'épigone profane le beau, lorsqu'il n'en extrait que le vrai : Il nous jette
du beau dans le vrai, du vrai dans le pur, du pur dans l'absurde, et de
l'absurde dans le plat - Valéry - la platitude est l'avenir, déjà largement
réalisé, de l'art, qui se sépara définitivement du beau.
Bientôt, la machine, en quelques secondes, produira plus de vérités que
l'humanité entière, dans toute son histoire. Et ils continuent leurs litanies
de désir de vérité, au lieu de créer de nouveaux voluptueux langages, où
la courbe logique serait la moins désirable de toutes.
Les pensées parfaitement nues ne s'exhibent qu'en édifices géométriques,
où ni âge ni appâts ne sont de mise. La vérité ne vaut que par
l'étincellement, avec lequel les mots joueurs tantôt l'habillent et tantôt la
déshabillent. Seule la pensée insuffisamment belle doit craindre la parfaite
nudité - Gide.
La négation est un défi aux vérités ou langages fixes. Et d'après Valéry,
Beauté est négation. Le contraire, la nouveauté, prétention à la
nouveauté. Mais toutes les lumières existent depuis la création, je ne peux
créer que dans la sphère des ombres. Mais les ombres sont négation. Dieu
- 350 -
- Cioran - Vérité -
même créait dans les ténèbres, qui préexistaient à la Création. Dieu crée
l'état de satisfaction, l'homme - celui de manque.
L'art valéryen de la négation, l'opposition entre ce qui est fixe et ce qui se
fixe, prouve son intelligence de tout premier ordre, que j'hésiterais à
reconnaître à celui qui (Kant) voit le contraire de sa philosophie … dans la
philosophie empirique !
D'ailleurs, il y a un test infaillible (le shit-detector de Hemingway), pour
constater que je suis en face d'une logorrhée aigüe : passer à la négation,
syntaxique ou sémantique, des sentences - si le degré de crédibilité de la
négation est le même que celui de l'affirmation, la pestilence cérébrale est
certaine. Appliqué, avec succès, à beaucoup d'écrits de phénoménologues
ou d'autres écolâtres ; un résultat résolument négatif avec Heidegger ou
Valéry.
Une déesse voilée, Isis, incarne une Vérité recherchée. Un Dieu incarné et
dévoilé prétend être la Vérité trouvée. Et si la Vérité n'était que
dévoilement d'un verbe sans incarnation ?
Créer résulte du devoir (le Christ) ; créer équivaut au vouloir (Nietzsche) ;
créer traduit le pouvoir (Valéry). Créer, c'est une unification des trois ;
créer, c'est le soi connu, la face lisible du soi inconnu, du valoir.
Dans l'éternel retour, sur la spirale de la création, peu importe sur quelle
étape je m'attarde le plus (sur l'œuvre - Nietzsche, sur le créateur – toimême, sur la création - Valéry), intensité – ironie - intelligence, envol –
chute - invariants, - le regard tangent peut y être de la même hauteur et
suivre la même direction.
À la place de l'âme, qui fut la seule source de l'amour, ils ont un capteur
d'intérêts matériels ; à la place de l'esprit, qui fut le seul producteur de
vérités, ils ont une calculatrice ; et ils disent aimer la vérité. Quand j'aime,
je suis incapable d'en nommer l'objet ; et quand je maîtrise l'objet, je ne
peux pas l'aimer – on n'aime que ce qu'on ne peut ou ne veut pas
- 351 -
- Cioran - Vérité -
connaître.
Ne suivre que la vérité de mes intérêts me dispose à prendre position ;
me tourner vers le sacrifice du fort ou vers la fidélité au faible, m'oblige à
adopter une pose. La pose est omniprésente en poésie - romantique,
classique, mystique, réaliste. C'est un artifice, servant à traduire le plus
fidèlement notre naturel créateur.
Je n'ai parlé que de la vérité de culture, la vérité de nature est un sujet
pour niais. Quand je me dis : impossible d'être naturel, ou plutôt, de faire
le naturel, - j'ai trois issues : le cynisme, l'ascétisme ou l'ironie, ou les
trois à la fois, - Rousseau, Tolstoï, toi-même. Être naturel est une pose
très difficile à garder - Wilde - To be natural is such a very difficult pose to
keep up - cultiver un naturel artistique est encore plus difficile ; ce naturel
y adopte des poses difficiles, le cérémoniel s'y identifie avec des positions
faciles.
Toute bonne philosophie doit inclure les trois facettes kierkegaardiennes :
l'éthique, l'esthétique, la mystique. La mystique, pour vénérer, plutôt que
savoir ou prouver. L'esthétique, pour admirer, plutôt que narrer ou
développer. L'éthique, pour aimer, plutôt qu'ordonner ou obéir. La
mystique s'occupera du langage, de ce dépositaire du vrai. L'éthique et
l'esthétique se dévoueront à la consolation de l'homme en détresse, en
créant l'illusion d'une profondeur du beau ou d'une hauteur du bon.
- 352 -
- Cioran - Action -
Action
Oublions la paresse, la contemplation, la réflexion comme antonymes sans
trop d'intérêt ; le vrai antagoniste de l'action est le rêve. Je ne m'oppose à
l'action que lorsque mon esprit est prêt à céder le gouvernail à mon âme.
Mais être intelligent ou amoureux, compétent en caresses intellectuelles
ou charnelles, est plus aisé à assumer qu'être performant en résultats.
L'amour est la seule manifestation palpable du bien ; mais si le bien
répugne à l'action et ne se donne qu'au rêve, l'amour a son action, qui
s'appelle caresse. L'amour divin, semble-t-il, en est dépourvu : Pour
imiter l'amour divin, il faut aussi ne jamais faire appel à l'action - Platon.
Que la vie serait facile à comprendre, si je ne faisais que cogiter et
échafauder des vœux pieux pour la pureté de ma plume et de mes
phantasmes ! Malheureusement, je dois aussi agir, et dans ce domaine
maudit je suis systématiquement plus près de la bête que de l'ange. Le
fait, que les autres y sont plutôt des robots ou des moutons, ne me
console que très modérément.
Le calcul, l'action, la caresse - telles sont les facettes de notre être, se
déployant dans la déduction (Aristote), la production (Marx), la séduction
(Nietzsche), dévoilant la part du robot, du mouton, de l'homme.
Parfaire le relatif est corrélatif à ton Agir, c'est forfaire à l'absolu. Ce qui
explique le succès de cet appel auprès des dépourvus d'éternité.
La même nécessité d'action se lit dans le conatus spinoziste, la volonté
schopenhauerienne ou nietzschéenne, l'élan vital bergsonien. Mais sa
nature peut être soit mécanique soit organique : soit développer l'idée par
un discours sans vie, soit envelopper le discours du souffle de l'idée. La
cohérence discursive du pouvoir ou l'intensité inchoative du vouloir. La
- 353 -
- Cioran - Action -
puissance de la volonté ou la volonté de puissance.
Jadis, je cherchais à élargir mon champ d'agitation, puisque j'étais
mouton ; aujourd'hui, je le réduis, puisque mes tâches devinrent
robotiques. Mais par inertie je continue à mêler mes sentiments à ce qui
n'est que mécanique : Tout ce qui nous fait éprouver des sentiments ou
pensées forts contribue à notre pouvoir et élargit notre champ d'action Emerson - Whatever makes us either think or feel strongly adds to our
power and enlarges our field of action. Jadis, les grands sentiments
rehaussaient mon regard jusqu'à rendre mes mains émues - immobiles.
Aujourd'hui, l'orgueil se substitua au sentiment ; devant les ruines de
l'action, Nietzsche interroge sa mémoire : "Je l'ai fait" - me dit la
mémoire, "Non, je ne pouvais pas du tout le faire" - me dit mon
intraitable orgueil, et la mémoire dut plier devant l'orgueil » - "Ich habe
es getan" - sagte mir mein Gedächtnis, "Nein, das konnte ich gar nicht
tun" - sagte mir mein Stolz und war unbeugsam, und das Gedächtnis
mußte sich dem Stolz beugen ».
Ce qui ruine mes plus belles espérances, ce sont mes envies, mes
souhaits, mes désirs, qui s'imaginent pouvoir se réaliser ; me libérer de
cette funeste illusion, en me plongeant provisoirement dans un désespoir
profond, finit par me redonner la hauteur de l'espérance ; c'est ton art,
ainsi que celui de Tchékhov.
Tôt ou tard, j'accepterai ce terrible constat – le vrai bien, le bien inné,
totalement indépendant de l'expérience et de la raison, bref, le bien divin
ne peut pas être traduit fidèlement dans le langage de mes actes.
Indicible dans l'âme ; balbutiant dans les mots ; méconnaissable dans
l'acte.
Mais
mon
esprit
s'insurge
à
l'idée,
que
l'action
est
incrustée,
exclusivement, dans une empirie sans âme. Puisque j'ai admiré tant de
gestes chevaleresques, mes mains ont tant suivi la voix de la pitié. Mais
- 354 -
- Cioran - Action -
en cernant de plus près mes exploits, je découvre derrière tout acte à
motif noble, une traînée de honte, un sentiment de déviation, d'imposture.
Le motif ou la posture éthiques ne sont jamais d'accord avec la fin ou la
pose esthétiques.
D'un homme moderne, on sait presque tout, si l'on connaît ses prises de
positions économiques, politiques ou sexuelles. Ce n'est plus ni une
préparation pour réagir, qui résume la posture, ni une auto-suggestion
pour agir, qui colore la pose. Les positions, collectives et incolores,
spécifient une place au sein d'un algorithme social. Quand on n'a plus
besoin de berger, pour circonvenir le mouton, celui-ci vire en robot, plus
sûr et performant.
Il me faut une échelle de Jacob, un adversaire ailé et des blessures
nobles, tandis que je ne distribue et n'encaisse que des coups bas, qui ne
m'apportent que la honte et l’écœurement. Non pas devant le ricanement
d'ennemis, mais devant mon propre rêve, ahuri par tant de lourdeur et
d'inopportunité de mes actes.
On ramène l'inaction extrême à la noblesse, la médiocre – à la paresse, la
mesquine – à la bassesse. Et en passant, sur les deux échelles, on
reconnaît si l'on a besoin d'une Psyché, d'un psychologue ou d'un
psychiatre. Nietzsche établissais d'autres priorités : On ramène les actions
extrêmes à la vanité, les médiocres - à l'habitude et les mesquines - à la
peur – Nietzsche - Man führt extreme Handlungen auf Eitelkeit,
mittelmäßige auf Gewohnheit und kleinliche - auf Furcht zurück.
Nietzsche comprend, que le poète baisse les bras devant l'action ; seul
peut l'interpréter le philosophe : Le philosophe fait défaut, l'interprète de
l'action, et non pas seulement celui qui la transforme en poésie » - Es
fehlt der Philosoph, der Ausdeuter der Tat, nicht nur der Umdichter ». Que
l'interprète calcule la valeur de l'action, le poète fixe le vecteur du rêve. Le
poète-philosophe élabore une telle représentation des acteurs et des
- 355 -
- Cioran - Action -
pièces à jouer, que l'interprétation ramène l'action à la fonction de décor.
Ne pas attacher à l'action de rôles déterminants – tel devrait être le
meilleur résultat de l'interprétation. L'inaction, ce privilège des nobles,
découle des contraintes que je me donne.
Le décrochage entre le rêve et l'action, qui s'en revendique ; le courtcircuit dans mon isolement du monde, conducteur d'un troupeau courant.
Il n'y a que deux conduites avec la vie : ou on la rêve, ou on l'accomplit R.Char. Nietzsche et Tsvétaeva disaient la même chose.
Préférer l'Agir au Faire, l'action à la production, la résolution de contraintes
à l'avance vers le but, la liberté des buts à la liberté des moyens. Seul le
mouvement, dans lequel le but est immanent, est l'action-praxis Aristote. L'action-poïésis serait le mouvement animé par le rêve, cette
contrainte transcendante, un telos intérieur au-dessus du skopos extérieur
(cette action vers l'extérieur - Tat nach außen – dont Nietzsche rêvait
tant) ; le malheur est que, au-delà du rêve défait, sévit le bilan, l'actionprohairésis, qui me laissera, le plus souvent, non pas avec une paix
d'âme, mais avec une honte.
Hélas,
dans
la
chaîne
vitale,
le
maillon
pragmatique
est
aussi
incontournable que le maillon gastronomique. Il faut tout faire, pour
ramener mes agitations dans ces deux sphères à la basse cuisine, et
vouer le plus clair de mon énergie au salon du rêve.
Il serait souhaitable de garder une distance infinie entre moi et les choses.
Pour le rêve. Toi, il te faut de la proximité : L'action remplit l'intervalle
entre les choses et nous, alors que la réflexion l'élargit dangereusement.
Les choses sont en moi, en tant qu'un sous-ensemble. L'action les choisit
pour me réduire aux ensembles quotients, modulo, à ceci près, tandis que
la réflexion les réduit à leur juste valeur, celle des éléments, des riens de
plus.
- 356 -
- Cioran - Action -
S'il fallait absolument renoncer à l'immobilité et choisir un mode de
déplacement, je choisirais le vol d'un oiseau migrateur : ignorance
d'horaires et de destinations, élan sans source, retour aux origines. Ce
vol, guidé par un instinct sauvage, est une condition de bonne écriture,
qui ne laisse pas voir les contraintes et se focalise sur le vertige du vol.
Mais écrire dans une langue étrangère, c'est ne pas avoir cet instinct,
apprendre la théorie du magnétisme et la météorologie, cesser d'être un
volatile et ressembler à un robot, vérifiant les données de ses capteurs (tu
parlais d'un pigeon savant et désemparé).
Donc, l'action ne met pas en jeu mes meilleures cordes, ne se déroule pas
à mes heures astrales, ne prépare ni reproduit rien de mes ambiances
drapées. Elle est plus près du tout-à-l’égout que de la cheminée, et ses
produits ne décorent jamais mes murs et mes toits.
Face à l'action, j'ai, d'un côté mes connaissances, mon intelligence, mes
intérêts, et de l'autre – mes rêves, ma créativité, mon sens du Bien. Si
mon interlocuteur relève de la première catégorie, je demanderai à
l'action de l'efficacité et de la cohérence. Avec la seconde catégorie, la
question est très embarrassante. Le rêve peut s'associer avec l'inaction ; il
faudrait donc choisir – agir ou m'en abstenir. La vraie création part du
point
zéro,
tandis
que
toute
action
découle
d'un
tas
de
choses
extérieures ? Enfin, l'aporie la plus profonde touche à ma représentation
du Bien.
Le devoir de faire ce que je ne suis pas, le vouloir être ce que je ne fais
pas, le pouvoir ne pas être ce que je fais – de la fusion de ces instincts est
née la conscience du valoir au-delà du faire et de l'être – dans le créer.
La basse liberté consiste à refouler mes passions et à ne suivre que mes
intérêts ; pour les hautains, la liberté est sensibilité - Valéry. Je ne prouve
ma haute liberté qu'en agissant contre la voix de la basse raison ou en
acceptant une haute servitude ; la liberté est un désordre, salué par
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- Cioran - Action -
l'âme ; les robots professent le contraire : La liberté consiste à instituer
hors de soi un ordre de raison - Levinas. L'acte, appuyé sur le seul calcul
et derrière lequel ne palpite aucune sensibilité, ne peut être libre : Aimer
et haïr, les deux choses les plus libres au monde - Sénèque - amare et
odisse, res omnium liberrimas.
La nature de mes contraintes renseigne mieux sur ma proximité avec le
bien, que l'application laborieuse de règles fussent-elles dictées par les
principes en bronze. L'impératif catégorique est une misérable caricature,
à côté de l'impératif hypothétique, noble et humble. Je suis par ce je
m'interdis de faire et non pas par ce que je fais. Aristote, St Thomas et
Kant me diront, que les contraintes ne sont que des accidents et ne font
pas partie de l'essence des actes, et la question est réglée – je sais
comment gagner une bonne conscience.
Il y a tant de choses, d'angles de vue, d'idées, dont la seule évocation me
plonge déjà dans la banalité et la platitude ; les bonnes contraintes
servent à éviter ce piège ; elles sont mon devoir, mais mon valoir se bâtit
par mon talent, sachant se servir de ces contraintes. Donc, il ne faut pas
m'arrêter à ton : Un homme ne vaut que par ce qu'il n'a pas fait – et
laisser faire l'âme, une fois que l'esprit a fait son travail de filtrage. Ce que
je ne pus atteindre est secondaire ; c'est ce que je ne dus ni voulus
atteindre, grâce à mes contraintes, qui est plus éloquent.
- 358 -
- Cioran - Bien -
Bien
De tous les dons divins, le bien est le plus énigmatique, illogique,
qu'aucune nécessité n'invite et qu'aucune bonne volonté ne satisfait. À
l'opposé de la vérité, qui lorgne vers le réel, mais ne gît ni ne se prouve
que dans l'idéel.
Le vrai ne se juge qu'en profondeur - d'où le peu d'intérêt que je lui porte.
Le beau m'emballe par la hauteur - d'où mon prurit aux épaules. Mais le
vrai casse-tête, c'est le bon, qui ne convainc que par l'absence de toute
épaisseur, de toute propagation, tout en étant à l'opposé de la platitude et
de la clôture, c'est un Ouvert, vivant de ses limites inaccessibles.
Le bien est viscéral, le beau est aristocratique, le vrai est collectif - qu'y at-il au-delà du vouloir du sous-homme, du pouvoir de l'homme, du devoir
des hommes ? - l'intensité du valoir du surhomme ! L'intensité, le
contraire du progrès, du comparatif, du normatif.
Comprendre ou maîtriser le monde – tant d'évidentes envies me
conduisent à cette vision du rôle, que la providence me réserva ; mais
seul le Bien me souffle ce besoin, vague et miraculeux, de caresser ce
monde. La caresse, si grandiose et pure, à côté de la grisaille de l'acte et
de la mesquinerie de la pensée. Dépourvue de langage, indicible,
intraduisible, innocente, réceptacle de ma honte.
Le bien souverain préoccupa tant de cerveaux oisifs, avant que les cœurs
incisifs ne nous désenchantent, en montrant que cette fière souveraineté
se limite à une seule contrée, le cœur lui-même, tandis que les
républiques de l'acte et de l'idée suivent des lois sans aucune référence
aux prérogatives régaliennes du bien.
Rien ne me prouve l'origine divine de l'homme d'une manière plus
- 359 -
- Cioran - Bien -
irréfutable que la gratuité du bien, au fond de mon cœur. Non seulement il
est hors toute logique pragmatique ou évolutionniste, mais il s'avoue ne
pas savoir quitter son lieu d'origine, pour s'incarner, comme s'incarne le
beau et le vrai. Une pure potentialité ! Un élan sans but. Une flèche sans
cible. Un feu sans matière.
Tout le bien est dans une disponibilité, ou, comme le dit Valéry, dans un
possible : Ce qui est le plus vrai d'un individu, c'est son possible. Le
possible est pour la pensée ce que le disponible (readiness !) est pour
l'acte (volonté en puissance et non de puissance, l'inutilité de l'intellect en
acte : Le bien réel suppose un mal potentiel - Soloviov - Актуальное
благо предполагает потенциальное зло). Ouverture vers l'altérité et
l'indétermination. Art de placer des variables, où d'autres fixent des
constantes. Capital de possibilités - l'implexe de Valéry !
Il faut choisir entre être dans le bien ou faire le bien. Imaginer leur
cohabitation, c'est comme mettre sur un pied d'égalité le mystère de
l'amour et le hasard de mes rencontres heureuses.
La honte essentielle doit provenir de toutes mes fausses associations avec
ce bien incommunicable. Non pas une erreur, un oubli ou une maladresse,
mais une fatalité.
Et je ne parle même pas du Malin, qui me dévoierait de mon droit chemin,
et qui calme tant de consciences misérables. Comme les gnostiques, tu le
traquais, lui, inexistant de toute évidence. Vous le proclamez Prince du
monde et lui dédiez tant de véhémences.
Et si l'homme fut prévu pour être une espèce d'hyène, et seule la
civilisation fît, que nous nous évertuions à défier le serpent, la colombe ou
le mouton ? Lorsque j'y pense, je pardonne tout au robot.
M'attarder sur ce qui n'existe pas est signe d'une courte cécité ou d'une
longue clairvoyance. Pourtant, seul le Bien indubitable prouve son
existence par ma honte et mon désespoir. Se désespérer de son amour ou
- 360 -
- Cioran - Bien -
de son honneur, c'est la meilleure preuve de leur existence - Bakounine Отчаяние в своей любви и в своем достоинстве служит наилучшим
доказательством их присутствия в человеке - avec le bien, c'est encore
plus flagrant. Que je me sente cerné par le mal (avec vous, les
gnostiques) ou habité par le bien (le béat Socrate), ce qui compte, c'est
l'élan et la noblesse, et peu importe dans quel sens – même vers un mal à
fuir ou à peindre.
Si le beau désespère, puisqu'il s'accompagne toujours du terrible, le bien
désespère, puisque toute tentative de lui trouver une expression adéquate
échoue lamentablement, que je lui applique le langage de mes gestes, de
mes mots ou de mes idées. Décidément, je ne me repose qu'avec le vrai !
Comme la poésie me soulève par son inspiration de l'inexprimable, le bien
me touche par la conscience de sa propre impossibilité, ou plutôt de celle
d'émaner de moi-même : le bien réel ne peut venir que du dehors, jamais
de notre effort - S.Weil. Nous ne pouvons irradier que la pitié : La pitié est
un retour vers nous-mêmes - La Bruyère.
Souvent, on marqua au fer rouge les réactionnaires, restant indifférents à
l’œuvre du bien. On oubliait d'ajouter, qu'ils s'adonnaient souvent à son
rêve.
Presque malgré moi je suis réduit à l'état, où je ne peux plus nuire à
personne, à l'état d'innocence ; et je découvre, que l'innocence est le
boulet le plus sûr, pour m'attacher davantage au banc des accusés.
Le bien a sa voix, il n'a pas son tableau de chasse, ou bien celui-ci est
vide. Le bien est une pure musique, intraduisible en faits accomplis ou en
oeuvres (opéra vient de là). L'appât du gain interpelle les hommes plus
nettement qu'un principat vain.
Et finalement, l'esthète s'approche du bien de plus près que l'ascète. À
condition que la beauté reste aussi éloignée de la matière que le bien
divin. Le poète en est plus conscient que le savant. Un savoir bien digéré
- 361 -
- Cioran - Bien -
ne produit que de viriles, ironiques et hautes métaphores. Il ne faut pas
attacher le sçavoir à l'âme, il l'y faut incorporer - Montaigne.
La sainte honte est question d'ironie. Baudelaire, ce personnage sans
honte, aurait pu être un Nietzsche français (tandis que Proust n'en avait
aucune chance, n'ayant ni le talent ni la noblesse ni le savoir), si ses
boutades étaient rehaussées d'un peu plus d'ironie distante ; Nietzsche
choisit le bien du Crucifié pour contrainte négative, tandis que Baudelaire
se ridiculisa avec le beau à nier. Le français pousserait à prendre parti, ce
qui expliquerait l'échec des tentations nietzschéennes chez Valéry.
La beauté souveraine des poèmes de Valéry parle à l'âme dans un
langage, que la noblesse emprunterait, pour parler au cœur. Et que la
faim attende, tant qu'on chante le mot ou l'idée ! Qui peut soulager un
assoiffé ? - un marchand, un fonctionnaire, un mécène repu ! Non, plutôt
appeler un chantre, même si je meurs près de sa fontaine enchantée.
De l'irréductibilité des sens : dans le bien, le beau ne doit jouer aucun
rôle ; dans le beau, il faut aller au-delà du bien. La pitié est la valeur
extrême du bien, il faut donc aller même au-delà de la pitié, devenir
impitoyable - tel est le message - nullement anti-humaniste ! - de
Nietzsche. Mais la pitié est aussi une des valeurs extrêmes du vrai. Et que
la vision de ce parcours est lumineuse chez Valéry : Il n’est point de
pensée qui, poursuivie jusqu’au plus près de l’âme, ne nous conduise sur
les bords privés de mots, où subsistent seules la pitié, la tendresse et
l'amertume !
À Valéry et à Nietzsche, être au-delà du Bien et du Mal paraît être la
condition de la liberté. C'est une liberté qui est déjà à portée des
meilleures des machines. L'esclavage du rouge au front ne se programme
qu'en deçà de l'homme.
La liberté n'explique ni n'introduit rien dans mes rapports avec le mal. Le
mal est inhérent à toute action ; l'homme le plus vertueux en commet
autant qu'un robot, une hyène ou un mouton. C'est comme ces deux
- 362 -
- Cioran - Bien -
personnages, sortis de la plume de Valéry, l'un calculant tout et l'autre
tirant ses choix au hasard - et arrivant au même résultat. Ne prouvent la
liberté que des sacrifices ou fidélités irrationnels : Agir de façon
parfaitement rationnelle, ce n'est pas agir librement - Aristote. Et c'est
encore Valéry qui parle de bassesse rationnelle et de hauteur irrationnelle.
Ne vivre que de l'agir, c'est s'identifier avec la fourmi, le mouton ou le
robot ; mais vénérer le seul non-agir, c'est vénérer la vache. Le Mal est
dans l'identification de l'agir et du rêver ; ni la paix ni la tourmente ne me
sauvent du Mal, et ta thèse bouddhiste : Le principe du Mal réside dans
l'incapacité au quiétisme est fausse.
La honte primordiale naît du bien, défiguré par tout acte (et la bonne
conscience – de leur fausse identité). Bizarrement, tu inverses la cause et
l'effet : Ce besoin de remords, qui précède le mal, que dis-je ! qui le crée.
Ce n'est pas un besoin imaginé, mais un appel réel et irrésistible. La
bonne conscience suit les traces du bien, sans savoir qu'il ne s'incarne
jamais en actes.
Non seulement la honte est dictée par un esprit contemplatif, mais elle
sert de ressource à l'esprit créatif. Tu l'as bien vu : Les sources d'un
écrivain, ce sont ses hontes ; celui qui n'en découvre pas en soi, ou s'y
dérobe, est voué au plagiat ou à la critique. La bonne conscience, c'est le
sentiment de faire un n + 1-ème pas, renvoyant la balle au n-ème ; la
honte, c'est la conscience malheureuse du premier pas, où règne
l'irresponsabilité des sources. Qui ne sait pas jaillir se fait courant.
Faire de vertu nécessité - aurait pu être une devise de la noblesse ; à
comparer avec Descartes : « faisons de nécessité vertu. La noblesse
consiste à ne pas se laisser dominer par le nécessaire - Valéry - accorde
trop de place au pouvoir au détriment du devoir. Esthétiquement et
logiquement, la nécessité des choses peut être vue comme une beauté en
soi, mais chez l'homme, l'impératif ne vaut pas grand-chose à côté de
- 363 -
- Cioran - Bien -
l'instinct : L'instinct, revêtu de noblesse, est la grandeur des hommes Euripide.
L'aboutissement moderne des idéaux antiques : le stoïcien - homme
d'affaires ou écolâtre, le cynique - juriste ou journaliste, l'épicurien politicien ou artisticule, le sceptique - homme de la rue. Le romantisme
aristocratique des Goethe, Byron, Chateaubriand, Leopardi, Lermontov ne
fut
qu'une
parenthèse
anti-antique,
vite
barrée
des
chroniques
intellectuelles. Et en admirant passivement Nietzsche, Ortega y Gasset ou
toi-même, je me sens écœuré en compagnie de vos admirateurs actifs.
Une curiosité moderne – la réussite rend impitoyable. Tu élargis ce
constat même au travail : Regardez la gueule de celui qui a réussi, qui a
peiné. Vous n'y découvrirez pas la moindre trace de pitié. Que penser de
ce monde, où les seuls à pratiquer l'ironie et la pitié sont ses ratés ! Tout
triomphe non-simulé endurcit. Jadis, on pouvait consacrer son ascension à
une idée traquée, auréolée d'un mensonge indocile et tendue vers un
avenir radieux. Aujourd'hui, la seule idole est la vérité : irrécusable - donc
pas d'ironie, mécanique - donc pas de pitié.
L'homme parfait : une fusion entre Rousseau (la pitié de l'homme naturel)
et toi-même (l'ironie de l'homme inventé). Les grands imparfaits :
Nietzsche - le faible sans pitié, et Valéry - le fort sans ironie.
Le paradoxe est une ruse technique, se prêtant bien à l'humour, mais
n'atteignant pas à l'ironie ; c'est pourquoi, parmi les paradoxes - le moral
du grave Nietzsche, l'esthétique de l'espiègle Wilde, ton psychisme du
désespéré - seule l'esthétique est à sa place. L'éthique paradoxale –
s'occuper de soi-même. Toi : L'ironie est le masque qu'emprunte la pitié
de soi-même. Les orgueilleux portent leur pitié aux autres, sans masque,
tous crocs dehors. Le contraire de l'ironie est le visage découvert. Je me
rappelle, que le pathos du oui nietzschéen ne s'arrêtait qu'aux deux
anicroches : la pitié et l'ironie, le tragique et le comique. Formant,
- 364 -
- Cioran - Bien -
souvent, une balançoire : Il se vante, je l'abaisse ; il s'abaisse, je le vante
- Pascal. Je me proclame grand - et, tout de suite, ma misère m'inonde ;
je reconnais ma misère - et une grandeur insoupçonnée monte à mes
yeux baissés.
J'ai vécu au milieu des sauvages, qu'aucune modernité n'avait déviés de
leur état de nature, et de terribles violences et brutalités constituaient leur
quotidien. Le vrai ne figurait guère à leurs horizons microscopiques, le
beau n'illuminait point leurs firmaments bien bas, mais le bon était
nettement plus présent dans leurs cœurs que chez les humanistes
universitaires. Rousseau vit juste : l'état de civilisation, engagé sur la voie
du vrai et du beau, nous éloigne du bien.
Au pays impitoyable et dévergondé, je suis reconnaissant de m'avoir
appris, que la meilleure rencontre avec Dieu ne se fait ni dans la prière, ni
dans la confession, ni dans l'action, mais dans la pitié et la honte.
Je pratique une large démocratie dans le choix de mon jury de l'ombre :
un comte, un secrétaire de direction, un vagabond - Tolstoï, Valéry, toi.
Vous seuls pourriez comprendre mon attitude de condamné, s'accrochant
au banc des accusés, au milieu des étoiles.
- 365 -
- Cioran - Voix -
Voix
Il s'agit ici de la voix individuée, sortant de toute chorale et dictée par la
seule conscience intérieure. La rencontre du regard, du désir et des ailes
produit une voix, et c'est d'après la voix qu'on peut juger et un homme et
une image et une idée. Par le grain de ma voix on devinera le timbre de
ma vie. Le regard naît avec la trouvaille de mon propre souffle. Que ce
soit dans la lumière d'une imagination ou dans les ténèbres d'une
sensibilité. Le contraire de regard s'appelle inertie. La vie noble s'oppose
toujours à la vie par inertie - Ortega y Gasset - La vida noble queda
contrapuesta a la vida inerte.
Pour me proclamer libre, il ne suffit pas que la voix de mon âme s'élève
au-dessus de la loi de mon esprit. Il faut, en plus, que cette voix soit de la
musique divine et que cette loi ne soit pas lue au ciel. Toute noble liberté
est triomphe de l'harmonie interne sur le calcul externe. Un simple
interprète, non-compositeur, peut-il être libre ?
L'originalité ne sert à rien dans les affaires courantes, elle est capitale
dans la création d'entreprises. Ce qui détruit le plus sûrement mon
originalité, et ma créativité, c'est le commerce avec les intelligents.
L'écrivain doit fuir les capitales, pour ne pas gâter ce qui nourrit
l'originalité, - ses propres matières premières. Tu n'aurais jamais dû vivre
à Paris, au milieu de tes collègues, où ton talent fut gâché par la place,
que tu accordes aux calomnies, humiliations, recensions. Je connus les
deux plus passionnantes capitales mondiales : il fallut bien y affermir mon
souffle, pour respirer – ailleurs.
La vraie stature de l'homme est dans la capacité d'inventer des unités de
mesure, plus que des balances et des procédés de mesurage. Le jeu de
- 366 -
- Cioran - Voix -
l'incommensurable : En dehors de l'incommensurable rien d'intéressant Th.Mann - Nichts ist interessant außer dem Inkommensurablen - n'est
jamais durable.
Aucun philosophe n'aurait rien écrit avant Nietzsche, Valéry ou toi-même,
votre œuvre garderait sa valeur intacte (contrairement à Aristote,
Spinoza ou Hegel, dont l'intérêt relatif relève davantage de l'histoire de la
philosophie), et sa lecture n'en deviendrait pas plus ardue - à comparer
avec les connaissances philosophiques (un oxymoron insensé, puisque
Foucault a raison : Il n'y a pas de philosophie, il n'y a que des
philosophes, tandis qu'il existe bien l'art et non seulement des artistes,
puisque le sens du beau est métaphysique et celui du vrai - mécanique),
se réduisant à un vocabulaire emprunté, sans rigueur ni exubérance ni
hauteur,
et
qui
seraient
indispensables
pour
une
lecture
des
professionnels. La seule maîtrise, dont une bonne philosophie a besoin,
est celle du degré zéro de la création, de la sensibilité et de l'intelligence.
Il est très facile d'être philosophe ou poète, il suffit d'avoir son propre
regard ou sa propre langue : La différence ne réside pas dans le contenu,
mais dans le genre de regard ou de langue - Marx - Der Unterschied liegt
nicht
im
Inhalt,
sondern
in
der
Betrachtungsweise,
oder
in
der
Sprechweise.
La même monotonie, soit inertie soit ennui, accompagne ceux qui ne
vécurent jamais un moment de grâce, d'illumination ou de conversion
(contrairement à St Paul, St Augustin, Dostoïevsky, Nietzsche, Tolstoï,
Valéry, Wittgenstein, Heidegger). Pour avoir sa voix reconnaissable, il faut
avoir entendu des voix d'inconnus.
Le style d'un auteur (Nietzsche, Nabokov) permet de reconstituer assez
fidèlement non seulement son visage, mais aussi sa biographie, mais les
auto-biographies de ceux qui manquent de style (St Augustin, Rousseau)
embrouillent leur visage jusqu'aux paradoxes et mensonges.
- 367 -
- Cioran - Voix -
Nous sommes condamnés à nous inventer un masque, pour, ensuite,
découvrir que ce masque est notre véritable visage - O.Paz - Estamos
condenados a inventarnos una mascara y, después, a descubrir, que esa
mascara es nuestro verdadero rostro. Le symbole de ce masque est le
regard, dans lequel ne se reconnaissent entièrement ni mes yeux ni ma
cervelle. Les présomptueux (St Augustin, Rousseau, Tolstoï) imaginent
pouvoir exhiber leurs vrais visages ; parmi les masqués avoués - profonds
ou hautains - il y a ceux qui croient, que le masque les cache (Descartes,
Nietzsche) et ceux, les plus lucides, qui les y réduisent (Valéry et toimême). L'homme ne vit pas, il s'invente - Dostoïevsky - Человек не
живёт, а самосочиняется. Me montrer ou me cacher sont parfaitement
équivalents ; m'inventer est mon seul visage transmissible.
Trois hypostases, à hiérarchie variable, me résument : celui qui crée, celui
qui connaît et celui qui aime. Leur fusion (l'ambition des sots) n'a aucun
sens, bien que même Nietzsche succombe à l'illusion : Toute création est
l'envoi de messages : tout y est un - ce qui connaît, ce qui crée, ce qui
aime - Alles Schaffen ist Mitteilen. Der Erkennende, der Schaffende, der
Liebende sind Eins. L'illusion vient de la fausse association du philosophe
avec la connaissance et du saint - avec l'amour. Le philosophe, l'artiste, le
saint - c'est tout un - Heidegger - Der Philosoph, der Künstler, der Heilige
- Eins. Tandis qu'ils n'en sont que chantres, sans être ni savants ni
amoureux ; réunis, ils forment un poète. Les connaissances – contraintes
négatives, l'amour – positives. La création – chemin.
Le meilleur en nous n'a ni langage ni émetteur ni force - ce terrible
constat est source de la vraie souffrance. Ne communiquer avec le ciel
qu'avec notre épiderme - et l'esprit et la langue en font partie - à croire
que Dieu n'est pas amour verbeux, mais souffrance muette.
La voix comme marque d'originalité est à ne pas confondre avec les voix
grégaires qui atteignent aujourd'hui toutes les scènes publiques, tout en
- 368 -
- Cioran - Voix -
étant totalement interchangeables et dépourvues de toute expression d'un
esprit en éveil ou d'une âme en détresse. Une étrange mutation du
mouton en robot ; de l'imitation mimétique à l'exécution mécanique.
L'histoire moderne de l'originalité me renvoie en plein Orwell – plus les
hommes pensent sortir des sentiers battus, plus ils les suivent ; le
Ministère du Troupeau s'appellerait aujourd'hui Ministère de l'Individu.
Ils oublièrent que ce n'est pas le contenu même des positions, qui compte
dans l'épanouissement d'un individu, mais la forme de ses poses – le style
de ses vitupérations ou de ses dithyrambes, la musique de ses paysages
et la vigueur de ses climats.
Ils cherchent leur voie, dans le labyrinthe des écoles ou des styles, tandis
qu'il s'agit de me débarrasser de routes, de me mettre en hauteur, de
chercher ma voix, qui est cette même perspective, devenu regard. Ne pas
creuser - en temps de déluge de messages, la colombe est plus éloquente
que la taupe.
L'ouïe est le sens le plus abîmé de mes contemporains, puisqu'un
brouhaha permanent bombarde leur attention, incapable, désormais, à
détecter une seule vraie voix sur la scène, envahie par la cohue. On n'a
peut-être jamais eu autant de belles voix, mais jamais ces voix n'étaient
aussi inaudibles.
- 369 -
- Cioran – Axe -
Axe
Quand ils parlent de valeurs, le plus souvent, c'est du positivisme ou du
négativisme, cohérents et systématiques, débouchant sur l'ennui ou le
dogmatisme. Le négativisme devrait n'intervenir qu'en formulation de
contraintes, et le positivisme n'apparaître que dans la manifestation du
goût. Mais la même intensité, spirituelle ou artistique, devrait en
constituer l'axe entier. La condition incontournable, pour l'entretien de
cette construction, c'est la conscience et la maîtrise des ressorts poétiques
du langage ; maîtrise, refusée à Parménide, Hegel ou Husserl, accordée à
Nietzsche, Valéry et Heidegger.
Les axes, qui polluent la scène philosophique, et sur lesquels dominent la
grisaille et la stérilité : essence - existence, vérité - apparence, objectif subjectif, vital - conceptuel. Les deux seuls axes, dont aurait dû s'occuper
la
philosophie :
caresses
verbales
et
musicales,
apportant
de
la
consolation à l'homme angoissé, et des réflexions sur le rôle du langage,
pour traduire nos frissons ou nos intuitions.
Sur les axes vitaux, les uns opposent la bonne extrémité à la mauvaise,
les autres y trouvent leur point d'appui ou d'origine, les troisièmes y
cherchent des éléments neutres, annulateurs, invariants ; mais les
meilleurs laissent sur tout l'axe leur propre empreinte d'intensité égale, ce
qui rend tous les points - les mêmes, et fait de toute substitution - un
retour, implacable ou éternel. Pour ne pas m'y profaner jusque dans un
cynisme, un talent, selon toi, est nécessaire : Les mauvaises causes
exigent du talent ou du tempérament.
La
pose
axiologique
ne
t'a
jamais
effleuré.
L'autonomie
pluri-
dimensionnelle de l'art, face au diktat de la vie d'expériences et de
connaissances, resta en dehors de tes horizons, où tu déballes tes
- 370 -
- Cioran – Axe -
valeurs unidimensionnelles, sans te soucier de leurs vecteurs. On
pardonne tout au style, qui, tout compte fait, peut se permettre de
négliger l'équilibre des extrêmes et de se consacrer au beau milieu. Donc,
pas d'intensité égale au-dessus de l'axe, mais une sortie, ou plutôt une
chute ou une dégringolade, de tout axe vers le dépotoir commun des
enthousiasmes.
Pour Nietzsche, au-dessus, ou mieux, au-delà de tous les axes, bien - mal,
puissance - maladie, nihilisme - acquiescement, surhomme - dernier
homme, seigneur - esclave, ce qui compte, c'est la mesure dite intensité,
la pose, véhémente et incohérente, et non pas une position, sobre et
argumentée. Pour se permettre d'être impitoyable et éhonté, par combien
de hontes et de pitiés avalées a-t-il dû passer ! Et de même, Platon, avec
ses diatribes contre la démocratie et les poètes dans la cité. Je ne connais
que trop les positions des philosophes ; je n'en connais pas assez les
poses. De Vinci ou Valéry apportent à l'art davantage d'intensité, en
incluant la science au même axe artistique.
Tout réduire à l'intensité et à l'acquiescement des commencements - la
définition de l'éternel (commencements) retour (intensité) du même
(acquiescement). Et si, en plus, on y vise les valeurs, c'est la définition
même du nihilisme, qui est une technique pour se séparer du profane et
un art pour produire du sacré.
La poésie est affaire de l'élite peu partageuse ; la philosophie est de la
poésie vulgarisée, à portée des machines ou des ingénieurs et à valeurs à
faire partager. Il existe bien la pensée ou le sermon collectivistes, il
n'existe
pas
de
kollektivistische
poésie
Gedanken
collectiviste
und
-
H.Hesse
Predigten,
aber
-
Es
es
gibt
gibt
wohl
keine
kollektivistische Dichtung.
La poésie - comme les meilleures de ses dérivations : l'art, la noblesse, la
philosophie - est une valeur féminine, au moins ne se justifiant que par
- 371 -
- Cioran – Axe -
une présence féminine. L'ignominie des temps modernes vient de la
considération
des
valeurs
masculines
comme
des
seules
valeurs
humaines.
Toi - l'étegnoir permanent, pour ne pas perdre le goût d'étincelles. Les
pleureuses reprenant tout chant sirupeux ou épithalamique, pour le finir
en hystérie, cinglante et lugubre.
Une recherche programmée de points de chute sur toute trajectoire de
mes illusions. La maturité traitée de pourriture ; la jeunesse exhibant ses
futures infirmités.
Exercices, hélas, trop faciles. Il ne s'agit ni de ricaner sur les valeurs
vitales, ni de les réévaluer, ni de les effacer, mais de donner à leurs
homologies artistiques assez d'ampleur et de les affecter d'intensité égale,
dont est capable mon talent.
J'aime cette indétermination d'échelle de la profondeur-hauteur de
Zarathoustra, du savoir-pouvoir des Cahiers de Valéry, et même de ton
jouir-vomir. Cette lecture fait de moi fabricant de balances, inventeur
d'altimètres ou de tortures.
Les attributs les plus connus d'une pose se puisent sur les axes :
désespoir – espérance, souffrance – béatitude, fraternité – solitude, oui ou
non au monde. Le poète choisit la pose, c'est à dire valeur, là où le
philosophe préfère l'intensité, c'est à dire vecteur.
La totalité de l'homme intéressant se révèle et se résume dans ces trois
attitudes : la pose face à la noblesse, la posture face au mot, la position
face aux idées - la hauteur, le style, l'intelligence. Suivant ces axes, j'ai
trois complices et alliés : Pascal, selon le premier, Nietzsche, selon les
deux premiers, toi, selon le troisième. Dois-je attendre mon Mémorial ?
Mon cheval de Turin ? Mon illumination de Gênes ? Dans les deux cas une rupture douloureuse avec la raison.
- 372 -
- Cioran – Axe -
L'intellectuel est celui qui invente des valeurs, le philosophe – celui qui les
munit de vecteurs. Les régions sans valeurs n'existent que chez les faibles
d'esprit ou pauvres d'âme. Les intellectuels sont ceux qui donnent des
valeurs à ce qui n'en a point - Valéry. Et ne s'arrêtent pas à celles qui
crèvent les cadrans ! Le moyen élégant de donner de la valeur au monde
plein est de s'adonner à l'orfèvrerie du néant. Un intellectuel a trop de
mots, il dit plus qu'il ne sait.
La rareté augmente le prix, et le progrès - de l'homogène à l'hétérogène –
les fait flamber, tandis que l'ironie - de l'hétérogène à l'homogène déprécie les marchandises, en les mettant sur le même rayon. Les choses
les plus rares sont sans prix. La noblesse, par exemple. Et, en plus, ce qui
est rare est beau (Valéry).
Aujourd'hui, tout est réduit aux chiffres et rubriques. La chaire est triste :
les fonctionnaires ex philosophiae, munis de licentia ubique docendi,
trônent, gris et doctes, dans les têtes pensantes. Tout est cerné, ravagé,
occupé par le journalisme. Aucune trace de Gide ni de Valéry dans les
lettres françaises. Toi, dans une ultime convulsion, tu clos l'agonie de la
lettre, qui n'est plus qu'un cimetière comblé, sans renouvellement de
concessions crédible.
- 373 -
- Cioran – Axe -
- 374 -
Postface
Mes mots portent les stigmates de leur première croix, plantée en Russie,
au temps de ma jeunesse. J'ai beau traiter les écorchures françaises, les
organes déficients ajoutent à la bile - de l'encre trouble. Il paraît que le
mot est français, s'il est clair ; or, le mot n'acquiert sa russitude que s'il
renonce à ses attaches visibles.
Avec mes mots, je veux émouvoir les étoiles, et n'arrive même pas à faire
danser les ours (Flaubert). Le pire, ce n'est pas l'ours, mais la lanterne
incertaine (aux yeux tournés vers le bas), pour laquelle on prendra ma
scintillante étoile. Et moi-même, je me prendrai pour celui qui prend sa
bougie pour lui-même, la souffle et, à la fin, se prend pour la nuit G.Bataille.
J'admets, que la non-reconnaissance a le grand mérite de préserver
intacte l'infinie sphère de mes indifférences.
Je ne pouvais me permettre ce que se permit ma compatriote, comtesse
de Ségur : sans avoir cherché à m'enraciner dans le français, j'en réclamai
des fleurs. L'arbre français me répondit par le silence de ses ramages ; je
dus lui inventer un souffle, pour que mes feuilles bruissent. Sans entendre
la musique à ses nœuds, ces accords des mots justes, je dus confier mon
visage aux couleurs de ses mots troubles, juchés près de la cime ; mais je
n'envie pas ceux qui, à l'inverse, peuvent dire : Je ne suis que parole, il
me faut un visage - Jabès. Je dois me résigner à n'être connu que par
l'extérieur, puisque l'intérieur de l'homme se révèle par la musique de sa
parole - Böhme - das Innerliche arbeitet stets zur Offenbarung durch den
Schall des Worts.
La langue parlée, dans ce livre, ne retrouvera pas toujours, sur la même
longueur d'ondes, la langue parlante (comme les messages hermétique et
herméneutique de Plutarque, discours préféré ou discours proféré,
- 375 -
Hermès : se savoir un Dieu, mais ne pouvoir être perçu que comme un
simple messager des autres Dieux) ; et dans ce couple, avec cette
dissonance entre le message et la messagerie, les frictions et rejets
mènent si facilement au divorce.
J'ai une belle mélodie en tête, et je me mets à la chantonner ; mais je sais
que je ne peux chanter que faux. Quelqu'un, qui devine la mélodie, la
reconstitue dans sa conscience, et son ouïe se met à communiquer avec le
compositeur et non pas avec l'interprète. Je suis à la fois compositeur et
interprète, et ma voix, c'est mon français, mon ami idiolecte, et qui peut
me trahir à chaque instant. Ce n'est pas lui, hélas, qui entourait de
premiers sons le balancement de mon berceau.
Depuis des années, je me livre à la lutte obscure avec cet ange de
français, et, tout en me trouvant, chaque matin, boiteux, je tiens à
raconter ma nuit et mon étoile.
Ce qui donne un sens à cette écriture, c'est le lecteur idéal, mon alter ego
(ou plutôt altus ego) celui qui, en découvrant ce livre, en serait jaloux,
avant d'en être séduit. Mais ce sont mes égaux, imaginaires, impossibles,
qui me comprendraient et pleureraient ensemble une défaite annoncée, un
amour insensé, mais ils ne parviendraient jamais jusqu'à mes yeux.
Des milliers de pages crispées, que je relis dans ce mélange obscur de
fierté, d'humilité, de grandeur, de désespoir et de communion avec le
dessein divin ; cent fois j'ai vécu cette bizarrerie larmoyante et irrésistible,
que seul Nietzsche connut, en revisitant son Zarathoustra, et qu'auraient
pu connaître Bach et Mozart, s'ils étaient moins casaniers ou moins bêtes.
J'aimerais tellement qu'il se trouve au moins une oreille qui m'entende, et
qu'on me dise : Vous êtes sûrement poète dans votre langue - ce qu'on
disait des vers français de Rilke ou de Tsvétaeva. Je ne serais apprécié
que par ceux qui savent ce que c'est qu'un langage inventé : Cioran ou un
polyglotte. Entre ceux qui s'affirment et ceux qui s'inventent - pas de
communication possible.
Je veux peindre l'oiseau, et l'on ne découvre, sur ma toile, qu'une cage. Et
- 376 -
je balbutie, avec tous les sots, que le peintre ne doit pas apparaître dans
ses tableaux. Plus que dans un cachot de l'esprit, c'est dans une tour
d'ivoire de l'âme que j'ai besoin de barreaux : L'âme est le seul oiseau,
qui soutienne sa cage - Hugo. Je vis le mieux ma liberté à travers, ou
même en-deçà des contraintes : Il lui semble, que le monde est fait de
barreaux, et au-delà de ce monde - aucun autre - Rilke - Ihm ist, als ob
es tausend Stäbe gäbe, und hinter tausend Stäben keine Welt. C'est par la
délicatesse des barreaux que je reconnais ma parenté avec les volatiles.
La pensée est un oiseau qui, dans la cage des mots, peut déployer ses
ailes - Gibran - Thought is a bird, that in a cage of words, may unfold its
wings.
La présence des autres, dans ce livre, n'est que l'air des métaphores, que
battent mes ailes ; la hauteur et le souffle n'en sont qu'à moi. D'ailleurs,
on ne devrait écrire qu'avec la sensation d'être le seul chasseur de
métaphores, sous un ciel vide. Le texte est une forêt, où chasse le
lecteur. Un bruissement au sous-bois, tiens - une pensée ; un gibier
timide, une citation - à mettre au tableau de chasse - Benjamin - Der Text
ist ein Wald, in dem der Leser der Jäger ist. Knistern im Unterholz - der
Gedanke, das scheue Wild, das Zitat - ein Stück aus dem tableau - je ne
cultive pas de textes, et donc pas de forêts, mais je tends tant d'arbres,
chacun avec des ombres qu'il ne partage pas avec d'autres arbres, et ils
ne se trouvent ni sous un même soleil ni à la même heure de la nuit.
Difficile de reproduire la vie mieux que par l'image d'un arbre. Le récit, le
plus souvent, me met déjà au milieu d'une bruyante forêt, cachant les
soucis de l'arbre solitaire, tandis qu'une formule de deux lignes ne peut se
vouer qu'à un arbre fier et silencieux. Si vous n'y entendez que du bruit,
vos oreilles ne sont pas faites pour mes canopées, puisque j'y avais mis
de la musique.
Qu'est-ce que l'aphoristique ? - une écriture, qui tente d'éviter l'habitude,
pour devenir acte pur, sagesse immaculée, conception sans pénétration.
- 377 -
Le soi inconnu se devine dans la continuité inexplicable de l'être, mais se
traduit dans les césures évidentes du faire. Dans le langage monotone et
disert d'une loi et dans la logique événementielle de rupture de son
application.
La passion et l'éclat, ou bien la durée et la cohérence, tels sont les traits
qui divisent les
hommes
d'esprit en deux catégories
difficilement
compatibles : les laconiques brillants ou les bavards élégants. La hauteur
proclamée ou la largeur acclamée et fondée sur la profondeur réclamée. Il
est dangereux d'être bête, dans le premier cas ; dans le second, il ne sert
à rien d'être intelligent. On risque de dégringoler dans la platitude, ou s'y
affleurer à son insu.
Noblesse de l'intelligence, caresse de l'existence, altesse de l'essence tels seraient les domaines, dans lesquels je plongerais ma réflexion, si l'on
me demande, pour qui je me prends, - l'arrogance est la modestie des
timides.
- 378 -
Index des noms
Abélard
178
Adam
184,292
Adonis
185
Adorno Th.
26,117
Akhmatova A.
258
Alain
213,263,336
Alexandre le G.
83
Amiel J.-F.
XII
Andersen H.Ch.
IV
Antée
256,302
Apollon
27,66,75,97,130,142,
171,185,196,246
Apulée
243
Aragon L.
219
Arendt H.
116,243,297,324
Aristophane
222
Aristote
XVIII,XXII,3,11,
19,24,64,74,37,97,110,
127,129,145,157,162,168,
189,199,204,208,225,234,
237,271,274,283,286,313,
346,353,356,358,363,367
Artaud A.
62,118,336
Artémis
248
Attila
248
St Augustin
XVII,XXIII,3,24,33,
130,155,158,178,270,
274,291,296,333,368
Axelos K.
240
Baal
311
Bach J.S.
71,223,247,376
Bacon F.
24,292
Badiou A.
155,233
Bakounine M.
X,19,312,361
Balzac H.
215,307
Barney N.
243
Barthes R.
233
Bataille G.
292,375
Baucis
185
Baudelaire Ch.
99,100,102,141,
157,169,218,223,272,
308,317,362
Baudrillard J.
21,42,138,152
Beauvoir S.
243
Beethoven L.
72,81,256,306
Benda J.
255,345
Benjamin W.
18,48,154,227,
332,377
Berdiaev N.
X,57,75,236,260
Bergson H.
10,57,66,168,192,
195,285,336,238,353
Bernanos G.
St Bernard
Bias
Blanchot M.
Blok A.
Bloy L.
Boèce
Böhme J.
Borée
Borgès J.
Borgia C.
Bossuet J.
Bouddha
Bourbaki
Braque G.
Breton A.
Broch H.
Bruno G.
Buber M.
Byron G.
135,261,313
180
177
19,125,304
70,299,318,324
254
232
375
XIII,97
XIII,288
53,88
227
74,202,211,292,317
XIII
317
6
XII,246
XI,82,305
77
VII,IX,XIII,26,82,231,
254,276,306,324,331,
364
Cagliostro
11
Calderón P.
344
Camus A.
XIII,118,214,278,321
Canetti E.
239,339
Carroll L.
349
Casanova G.
321,324,331
Celan P.
VII,XI
Céline J.F.
197,318
Cervantès M.
158,167,273
César
75,125,259
Chamfort N.
XXIII,XXVI,3,222
Char R.
16,48,121,140,167,
168,247,335,356
Chateaubriand F.-R.
53,132,213,
231,237-239,272,
305,315,364
Chesterton G.K.
VII,170
Chestov L.
V,X,X,XXIII,138,
191,236,238
Chomsky N.
225
Chopin F.
196
Churchill W.
287
Cicéron
XVII,9,164,222,263
Cioran E.
V-XIX,60,132,146,
158,159,174-178,184,189,
193,196,203,206,209,210,
216,219,229-231,234,236,
239,240,244,245,247-249,
253,254,259,261,263-374
- 379 -
Claudel P.
Cocteau J.
Confucius
Conrad J.
Corneille P.
Croce B.
Custine A.
Cyrano
Dante
Daphné
Darwin Ch.
David
Debray R.
VIII,45,152,213,223
X
74,127,262
VII
163
57
VII
XXVI
VI,XI,292,324
185
61,140
XI
VII,XII,XXV-XXVIII,
60,137,169,178,260,
310,326
Deleuze G.
79,121,233,336
Déméter
284
Démocrite
108
Démosthène
131
Derrida J.
121,214,218,233
Descartes R. XI,XVII,XVIII,3,24,39,
41,53,70,95,112,126,145,
155,160,168,175,189,192,
204,210,211,213,218,229,
250,255,269,292,334,336,
344,346,363,367
Dickens Ch.
215,292
Diderot D.
197
Diogène
235
Dionysos
VII,25,27,66,68,75,
107,142,196,246,284
Donne J.
XIII,322
Dostoïevsky F.
VIII-X,27,28,32,
36,55,81,85-88,97-99,
102,103,135,142,165,167,
172,178,194-197,204,223,
226,236,244,256,264,274,
292,300,303,307,324,330,368
Ecclésiaste
82,83,310
re
M Eckhart
81,107,127,250,
269,317
Einstein A.
45,78,162,164,
192,288
Eisenstein S.
III
Eliot T.S.
205
Elizabeth I
259
Emerson R.W.
354
Enthoven R.
96,157
Épicure
112,124,150,279,
303,344
Éros
75
Eschyle
82
Euripide
263,364
Eurydice
298
Ève
Faust
Fénelon F.
Ferrat J.
Feuerbach L.
Flaubert G.
182,184
88,238,323
222
XI
52
127,133,142,
167,176,194,197,215,
273,279,299,331,341,375
Foucault M.
62,79,121,130,135,
233,246,296,367
Fourier Ch.
124
France A.
135
Freud S.
XI,62,75,198,218,
219,233
Galois É.
90
Gandhi M.
342
de Gaulle Ch.
53
Gibran Kh.
377
Gide A.
131,212,312,350,373
Goebbels J.
53
Goethe J.W.
22,47,60,61,80,96,
149,218,223,238,244,259,
273,307,308,331,335,364
Gogol N.
279
Gracián B.
24
Green J.
233
Grillparzer F.
340
Grimm
V
Guillaume le C.
296
Guitry S.
XII
Hamann J.G.
168,286
Hamlet
26,32,88,238,313,323
Hegel G.
X,XVIII,XXII,3,13,
15,24,25,32,36,53,64,66,
79,91,95,104,111,127,145,
149,155,162,164,169,196,
203,204,208,218,222,225,
233-237,243,263,271,286,
293,300,314,317,321,338,
367,370
Heidegger M.
XXIII,3,4,13,14,
16-20,26,32,34,37,53,
66-68,70,76-79,94,97,
107,111,116-119,122,127,
135,146,149,152,153,166,
168,182,188,192,195,201,
204,208,209,213,217-219,
229,230,233,236,243,274,
284,286,296,338,340,346,
350,368,369
Heine H.
32
Heisenberg W.
164
Hemingway E.
118,350
- 380 -
Héraclite
XVII,XVIII,XXIII,3,17,24,
26,41,50,85,90,103,116,
126,127,210,218,219,
236-241,246,294,302,
321,343
Hercule
75
Hermès
375
Herzen A.
83
Hésiode
229
Hesse H.
72,80,112,371
Himmler H.
54
Hippius Z.
317
Hitler A.
54,55,70,248
Hölderlin F.
V,XIII,XXIII,19,49,
75,153,195,205,236,
296,300,339
Homère
VII,XI,21,61
Horace
196
Houellebecq M.
212
Hugo V.
XI,12,53,81,142,163,
215,218,237,292,331,377
Hume D.
235
Husserl E.
3,66,145,155,222,
233-235,271,283,370
Hypérion
167
Icare
302
Iris
205
Isis
349
Iskander F.
312
Jabès E.
375
Jacob M.
355
Jankelevitch V.
31
Jaspers K.
18,46,219,223
Jean de la Croix
269
Jésus
11,28,67,74,75,91,94,
96,107,110,126,127,146,
157,196,211,312,314,316,
323,351,354,357,362
Job
310,323
Joubert J.
XII,XXII,3,106,237,
238,239,264
Joyce J.
93
Junon
195
Jupiter
185
Juvénal
178
Kafka F.
170,178,301,324,336,
341,350
Kant E.
X,XVIII,XXII,3,43,51,64,
79,95,97,126,127,130,149,
155,157,162,164,169,173,
176,188,203,204,207,225,
233,236,238,252,274,283,
290,299,333,335,346,350,358
Kierkegaard S.
84,220,263,275,
278,310,351
Kirillov
293
Kojève A.
32,235,246
Kraus K.
38,239
Krishna
74
Kropotkine P.
X
Kundera M.
VII
La Bruyère J.
3,317,362
Mme La Fayette A.
243
Lacan J.
126
Lamartine A.
53,331
Lao Tseu
161,127,263,339
La Rochefoucauld F.
V,124,243
Lec S.
337
Leibniz W.
XIII,XVIII,32,77,84,
126,155,184
Lénine V.
70
Leopardi G.
XIII,25,26,62,150,
254,289,292,308,364
Lermontov M.
VII,117,151,218,
237,256,308,364
Léviathan
308
Levinas E.
19,168,329,358
Lichtenberg G.
XXII,3,112,238
Lorca G.
169
Louis XIV
XXV,259
Loyola I.
54
Lucien
325
Lucifer
308
Lucrèce
40,91,248
Lulle R.
209
Luther M.
250,323
Macduff
26
Mahler G.
73
Mahomet
74,75
Mallarmé S.
44,142,152,191,
218,254,256,292,316
Malraux A.
76,344
Mandelstam I.
XI,174,258
Mann Th.
XIV,367
Marat J.-P.
54
Marc-Aurèle
86,117,177,278
Marivaux P.
XII
Martial
305
Marx K.
XVIII,6,16,19,27,53,54,
56,62,64,73,75,87,122,
130,234,235,243,260,283,
293,353,367
Maupassant G.
23
Melville H.
336
Mendéléïev A.
207
Méphistophélès
238
- 381 -
Mercure
VII
Merleau-Ponty M.
107
Milton J.
222
Moebius A.F.
141
Moïse
74
Molière J.-B.
XII,124,194
Montaigne M.
XII,XIV,XVII,XVIII,
XXIII,3,22,62,88,157,
159,171,177,212,229,
244,256,330,335,362
Montesquieu Ch.
339
Morgenstern Ch.
222
Morphée
198
Moussorgsky M.
223
Mozart W.A.
71,72,178,223,
256,304,316,376
Musil R.
271,285
Musset A.
216
Myrrha
185
Nabokov V.
XI,118,238,250,281,
292,300,321,324,336,
367
Napoléon B.
VII,44,55
Narcisse
171,174,196,312
Nétchaev
32
Néron
12,123
Nicolas de Cuse
19,127,158
Nietzsche F.
IV-XIX,XXIV,1-142,
145,146,149-162,164,
167-177,184,187-189,
192-205,209,210,214-219,
222,223,225-232,235-239,
242-256,260-274,278,281,
283-286,292-297,299,
303-337,341-348,351-356,
362-368,370-372,376
Novalis F.
235
Ophélia
239
Orphée
174,196,284,298
Ortega y Gasset J.
57,107,306,
336,364,366
Orwell G.
368
Ovide
123,177,185,255,
324,344
Paganini N.
223
Pan
312
Parménide
13,17,126,127,168,
286,370
Pascal B.
XVII,XXII,XXIII,
3,7,17,35,70,88,103,126,
152,153,172,176,195,212,
222,223,229,233,235,237,
244,278,303,306,310,313,
321,323,330,336,344,365,372
Pasternak B.
69,71,167,168,
183,218,219,237,244,
258,297,331
St Paul
263,367
Pavese C.
32,205,220
Paz O.
219,368
Perrault Ch.
V
Pessõa F.
177,337
Pétrarque
XI,47,158,256,278,
324
Phénix
253,279
Philémon
185
Pindare
17,156,214
Platon
VI,3,12,24,37,44,66,
71,73,74,97,122,124,127,
130,137,152,155,166,168,
183,211,213,216,230,235,
237,247,260,273,274,286,
292,296,303,321,327,328,
333,346,353,371
Pline l'Ancien
254
Plotin
286,303
Plutarque
248,344,375
Poe E.
94,280
Polémos
75
Pope A.
123
Popper K.
181
Pouchkine A.
V,XIII,25,31,62,
131,167,218,237,250,
256,261,272,273,321,324,
349,367
Prichvine M.
256,291
Prokofiev S.
73
Prométhée
82,302,323
Protagoras
283
Proust M.
6,157,191,196,
238,292,362
Psyché
355
Pyrrhon
19,306
Pythagore
17,97,127
Pythie
171
don Quichotte
88,130,239,323
Quintilien
316
Rabelais F.
40
Racine J.
51,62,259
Raskolnikov F.
5
Reisner L.
264
Ricœur P.
233
Rilke R.M.
XI,XXIII,25,26,86,
94,130,146,153,161,
167,168,217-219,234,
237,259,279,284,287,
297,330,336,339,376
- 382 -
Rimbaud A.
9,142,153,183,184,
216,218,340
Robbe-Grillet A.
292
Robespierre M.
54
Robinson
221,222
Ronsard P.
279
Rorty
284
Rossini G.
316
Rousseau J.-J.
XVII,11,14,82,
54,99,142,178,233,
248,250,349,351,364-368
Rozanov V.
X
Saint Exupéry A.
260
Saint-Simon C.H.
XIII,269,292
Salomé L.
25,47
Sancho
238
Sartre J.-P.
IV,17,19-22,32,
53,86,97,158,175,178,
201,215,233,237,243,252,
283,298,300,323,336
Satan
XVIII,15,28,36,86,91,92,
98,102,103,171,271,307,
312,341,330,353,360
Satie É.
73
Schelling F.
202
Schiller F.
10,50,219
Schlegel F.
115,166,251
Schnitzler A.
176,223
Schopenhauer A.
X,3,10,51,60,
66,68,82,84,111,118,
133,141,142,157,162,168,
175-178,197,236,256,264,
273,291,293,316,318,331,
353,366
Schweitzer A.
8
Ségur S.
375
Sénèque
XIII,3,66,74,86,96,
123,324,332,358
Sévigné M.
269
Shakespeare W.
IV,61,167,199,
200,218,239,259,265,
297,335
Shaw B.
99
Sisyphe
280
Sloterdijk P.
329
Socrate
11,30,40,74,82,108,
156-158,161,168,234,
238,254,312,323,361
Soljénitsyne A.
VII
Sollers Ph.
XII
Soloviov V.
360
Sophocle
296
Spencer H.
255
Spengler O.
V
Spinoza B.
XVII,XVIII,XXII,3,
39,44,66,84,96,129,130,
155,164,168,178,179,200,
208,218,222,225,233,234,
237,255,269,271,283,292,
320,367
Staline J.
12,53,248,258
Stavroguine
323
Steiner G.
XI,10,36,162,192
258,292,294,300
Stendhal
X,6,50,255
Stuart M.
23,280
Suarès A.
6,132
Swift J.
62
Tacite
161
Tagore R.
202
Talleyrand Ch.
175
Tantale
Tasse T.
Tchaadaev P.
Tchaïkovsky P.
Tchékhov A.
280
62
62
72,330
6,250,304,316,330,
354
Tennyson A.
110
Térence
176
Thanatos
75
Thaumas
205
Thibon G.
36,158
St Thomas
XVIII,33,54,200,358
Tiouttchev F.
X,331
Tolstoï L.
VI,X,XII,25,28,53,58,
61,78,98,135,142,178,
194,202,215,223,239,264,
274,292,300,303,331,335,
351,365,367,368
Torquemada
75
Tourgueniev I.
25
Trakl G.
345
Tsvétaeva M. 77,151,175,244,300,
304,331,332,343,346,
356,376
Ulysse
302
Valéry P.
IV,VI,IX-XIX,XXIV,
4,6,35,60,64,91,112,117,
143-285,311,312,316,316,
318,329,332,336,357,
360-373
Van Gogh V.
62
Vauvenargues L.
XXV,XXVI
Verlaine P.
200,216
Vigny A.
213
Villon F.
312
de Vinci L.
369
- 383 -
Virgile
Voltaire A.
123,246,259
X,XII,XVII,54,77,
82,88,130,168,188,
212,215,219,233,239,250
Wagner R.
175,196,244,252,316,
323,345
Weil S.
117,183,193,279,
324,362
Werther
167
Wieland Ch.M.
351
Wilde O.
300,351,364
Wittgenstein L.
XXIII,61,134,
135,149,172,178,193,
203,233,234,293,318,
367
Yeats W.B.
259
Zadig
168
Zarathoustra
31,74,108,112,168,
219,239,372,376
Zéphyr
XIII
Zweig S.
XIII,4,47,56,324
- 384 -
Table des Matières
Sur l'auteur
Préface
Nietzsche
Modernité
Être et Devenir
Solitude
Nihilisme
Vérité
Doute
Hauteur
Politique
Vie
Intensité
Musique
Religion
Souffrance
Valéry
Langue
Savoir
Doute
Fond et Forme
Soi
Arbre
Question
Intelligence
Élan
Action
Commencement
Être et Devenir
Modernité
Cioran
III
XVII
1
5
13
20
27
33
39
46
53
59
64
69
74
80
Surhomme
Retour éternel
Bien
Axe
Regard
Puissance
Langue
Arbre
Aristocratisme
Contrainte
Fond et Forme
Espérance
Acquiescement
85
90
96
101
105
110
115
120
123
128
132
136
139
Poésie
Solitude
Vérité
Ouvert
Philosophie
Maxime
Grandeur
Ruines
Ironie
Hauteur
Politique
Puissance
216
221
224
228
232
237
242
246
250
253
258
262
143
147
155
160
166
171
180
186
190
195
199
203
207
212
267
- 385 -
Fond et Forme
Souffrance
Mystère
Doute
Langue
Défaite
Religion
Musique
Solitude
271
275
283
288
296
302
309
315
320
Postface
375
Index des noms
379
Table des matières
385
Caresse
Regard
Contrainte
Vie
Vérité
Action
Bien
Voix
Axe
- 386 -
327
334
339
343
347
353
359
366
370