L`insulte par le corps dans le discours politique antisémite
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L`insulte par le corps dans le discours politique antisémite
Avertissement aux lecteurs : Ce texte ne doit pas être reproduit (sauf pour usage strictement privé),traduit ou diffusé. Le principe de la courte citation doit être respecté. © - Université de Bourgogne L'insulte par le corps dans le discours politique antisémite. Quelques exemples roumains Alexandru-Florin Platon Professeur d’histoire à l’université de Iasi (Roumanie) Pour commencer, je vais procéder à un bref rappel théorique. Comme on le sait très bien, la construction de l’identité – qu’elle soit individuelle ou collective – se fait, premièrement, comme une différence. On ne devient conscient du moi que par la perception de l’autre. Au niveau collectif, cette perception aide non seulement à l’homogénéisation du groupe, en diminuant les différences entre ses membres, mais, en même temps, elle contribue à le valoriser (souvent par la dévalorisation des « autres »). Cela suppose, dans tous les cas, que les éléments choisis en vue de la construction du moi collectif soient capables de mettre en évidence une différence très nette. Il n’est pas suffisant que l’autre soit perçu comme purement et simplement différent. Dans la plupart des cas, il est nécessaire qu’il soit vu comme complètement différent. C’est pour cela que les communautés – comme, d’ailleurs, les individus – choisissent pour la construction de leurs identités les caractères culturels et psychologiques les plus attractifs, tandis qu’elles construisent l’image des autres à l’aide des traits les moins favorables. En règle générale, cette image est très simple, car elle se compose de quelques stéréotypes culturels considérés comme décisifs dans le marquage de l’altérité. Mais, quand le partenaire collectif avec qui s’établit le contact est perçu comme une menace pour la cohésion du groupe, ce marquage de la différence devient indélébile, étant transcrit dans les termes d’une opposition irréductible. L’autre devient alors l’ennemi à abattre. Ce qui frappe dans tout énoncé radical de l’altérité est sa nature corporelle. Apparemment, et de façon étrange, les marques du corps sont considérées comme les plus significatives pour montrer non pas n’importe quelle différence, mais la différence, dans tout ce qu’elle a de plus irréductible. De ce point de vue, l’altérité par rapport aux Juifs est la plus révélatrice, car elle est construite presque entièrement à partir des stéréotypes corporels. Tandis que les plus anciens énoncés de l’altérité ethnique en Europe (XIVe et XVIe siècles), font état – à une exception près – des particularités religieuses, politiques ou linguistiques de telle ou telle communauté ou de leurs chefs1, l’altérité juive est presque invariablement décrite par les traits du corps, à partir desquels on déduit, aussi, certains traits du caractère. Comment l’expliquer ? Pour ce faire, je vais essayer : 1) de dresser un bref inventaire des particularités corporelles (et de leurs significations) assignées aux Juifs dans l’imaginaire européen depuis le Moyen Age jusqu’à l’époque contemporaine et 2) de suivre leur présence dans le discours politique en Roumanie, à caractère antijuif ou antisémite, à partir de deux exemples, l’un textuel, l’autre iconographique, tirés de la littérature et de la presse politique du début et de la première moitié du XXe siècle. 1 Comme, par exemple, la « sainteté », la noblesse, la « pureté du sang » (chez certains auteurs français du début du XIVe siècle, qui louent les vertus de leurs rois) ou bien la « bravoure », la « beauté », l’esprit de « persévérance » (mises par Pierre Dubois, dans un texte fameux de la même période – De Recuperatione Terrae Sanctae – sur le compte de ses « concitoyens ») (voir Ernst H. Kantorowicz, The King’s Two Bodies: A Study in Medieval Political Theology, Princeton University Press, 1957, p. 249-258; C. Leon Tipton (editeur), Nationalism in the Middle Ages, Holt, Rinehart and Winston, 1972, p. 65-69). Une exception à cette règle, qui consiste à souligner surtout les traits de caractère, est le style de plusieurs textes tchèques du XIVe et XVe siècle, qui dépeignent les Allemands à travers la symbolique animalière (soit comme « loups », soit comme des « serpents » soit comme des « chiens » etc. (pour ces exemples et d’autres encore, voir Hervé Martin, Mentalités médiévales, XIe – XVe siècle, Paris. PUF, 1996, p. 441-443 et Ioan Aurel Pop, Geneza medievală a naţiunilor moderne (secolele XIII-XVI) (Genèse médiévale des nations modernes, XIIIeXVIe siècle), Bucarest, Les Éditions de la Fondation Culturelle Roumaine, 1998, p. 81 et suiv.). Pour citer cet article : Alexandru-Florin Platon, « L'insulte par le corps dans le discours politique antisémite. Quelques exemples roumains », site L’Insulte (en) politique, uB, UMR CNRS 5605, http://passerelle.u-bourgogne.fr/publications/atip_insulte/ailleurs/roumanie2.htm. Dans les considérations qui suivent il sera question moins de l’insulte dans le sens « ponctuel » du terme, c’est-à-dire comme un accès (ou flambée) à caractère injurieux ou outrageant, que d’une série de stéréotypes ou de clichées insultants très anciens et qui perdurent jusqu’à nos jours. 1) L’altérité corporelle par rapport aux Juifs est, d’abord (et, je serais tenté d’ajouter, de façon prépondérante) physionomique. Elle se construit à partir du visage et des cheveux, c’est-à-dire des composantes qui attirent en premier lieu l’attention2. A part le nez crochu, la lèvre inférieure épaisse et retroussée et les yeux exorbités et (parfois) le teint basané, ce qui est considéré comme la marque distinctive de l’apparence juive est une pilosité jugée comme excessive3 et les taches de rousseur, associées en règle générale avec la couleur rouge des cheveux. Cette perception négative des Juifs comme poilus est très ancienne, à en juger par certaines interdictions dont ils font l’objet – comme, par exemple, celle consignée dans une ordonnance de Castille, de 1412 4 – de raser leurs barbes pour être plus facilement distingués des autres (ce qui coïncidait, d’ailleurs, avec les prescriptions religieuses des Juifs eux-mêmes, contenues dans le Lévitique5). Le symbole des cheveux et, en général, de la pilosité, dans les cultures pré-modernes est – comme on le sait – très puissant et, souvent, ambivalent. Dans les anciennes tribus germaniques, par exemple, les cheveux longs avaient une signification magique, leur perte entraînant l’extinction de la virilité et de la force guerrière. Le même sens semble être resté intact jusqu’au Moyen Age et plus loin encore, jusqu’à l’époque contemporaine, notamment dans le folklore6. La preuve a contrario du caractère positif des cheveux abondants est la connotation négative de la pilosité réduite (surtout du visage), considérée comme le signe d’un tempérament flegmatique, donc féminin, ou bien d’une puissance sexuelle médiocre. La médecine du XVIe siècle en faisait le signe de la castration. La même signification semble, par ailleurs, liée à la tonsure ecclésiastique : signe d’humilité et de purification, elle peut être interprétée aussi comme une renonciation volontaire à la virilité ou une castration symbolique7 (sens emprunté, vraisemblablement, des sources de l’Ancien Testament 8). Le coté négatif de la pilosité excessive (conçue – celle-ci – comme le signe d’un excès de chaleur) découle de son rapprochement avec l’animalité. Cette association n’est pas vraie que pour les Juifs. Chez certains peuples de l’Europe Centrale et de la Péninsule Balkanique les poils abondants sont une marque très forte de l’altérité négative. Dans les contes populaires bulgares, par exemple, les Roumains sont décrits, de façon presque invariable, comme des gens chevelus9 (tandis que les Bulgares, eux, sont, à l’inverse, dépeints en dérision, comme ayant de gros cous). Dans le même esprit, un dicton populaire hongrois décrit les Roumains avec « des poils sur la plante des pieds » (Szörös talpu Olàh)10 Cependant, dans le cas des Juifs, l’abondance capillaire semble avoir été investie d’un sens encore plus profondément négatif, étant interprétée comme un attribut diabolique. La synonymie entre le Juif et le Diable date, apparemment, de l’époque ou le « Prince de ce monde » est devenu un personnage à part entière de 2 Voir George L. Mosse, L’image de l’homme. L’invention de la virilité moderne. Traduit de l’anglais par Michèle Hechter, Paris, Éditions Abbeville, 1997, p. 69. 3 A cause, notamment, de la barbe et des deux minces fils de cheveux en forme de tire-bouchons encadrant le visage, que portaient rituellement les Juifs ashkenazim de l’Europe Centrale et Orientale. 4 Voir Maurice Kriegel, Le Juifs à la fin du Moyen Âge dans l’Europe méditerranéenne, Paris, Hachette, 1979, p. 55. 5 19 : 27. 6 Dans les contes populaires roumains, par exemple, le personnage imberbe – associé à la ruse – est toujours celui dont les héros doivent se méfier. 7 Voir Sébastien Jehan, Les renaissances du corps en Occident (1450-1650), Paris, Belin, 2004, p. 33-35. De même, l’habitude – courante jusqu’à une époque assez récente – de raser la tête des personnes à déficiences mentales était considérée comme un moyen de tempérer leur agressivité (Sébastien Jehan, ouvr. cit.). 8 Comme nous est montré, de façon très significative, par les passages relatifs à Samson (Livre des Juges, 13-16). 9 Cet attribut est dérivé de l’association homophonique entre le mot vlas / vlasi (= « cheveux ») et l’ethnonyme vlah /vlasi, qui est le nom donné aux Roumains au Moyen Age et qui continue à désigner aujourd’hui les Roumains des Balkans (voir Andrei Oişteanu, Imaginea evreului în cultura română (L’image du Juif dans la culture roumaine), Bucarest, Humanitas, 2001, p. 49). 10 Andrei Oişteanu, ouvr. cit., p. 49. Pour citer cet article : Alexandru-Florin Platon, « L'insulte par le corps dans le discours politique antisémite. Quelques exemples roumains », site L’Insulte (en) politique, uB, UMR CNRS 5605, http://passerelle.u-bourgogne.fr/publications/atip_insulte/ailleurs/roumanie2.htm. l’imaginaire européen de la fin du Moyen Age11. Il paraît que cette corrélation est concomitante avec une autre association, encore plus dévalorisante, entre les Juifs et la sorcellerie, qui, à partir du XIVe et XVe siècles, commence à personnifier dans l’Occident médiéval la déviance religieuse extrême. Ce n’est pas par hasard que le jour saint des Juifs – le samedi – ait donné, à la même époque, le nom des assemblées nocturnes des sorcières, le sabbat, et que, d’autre part, les nombreuses réglementations contre cette pratique renferment, en même temps, des restrictions concernant les Juifs12. Outre les aspects physiques répugnants de ces personnages, la diabolisation des Juifs comprenait encore un attribut, non moins significatif : la sexualité effrénée, par le biais de laquelle étaient « expliquées » encore deux particularités fondamentales de l’aspect somatique juif : les cheveux roux et les taches de rousseur. Ces traits fondamentaux du « visage Juif » étaient considérés comme signes d’un vice de la conception : la copulation pendant les règles. La rousseur, soit celle de la femme, soit celle de l’homme, était associée d’une part à la lubricité (ce qui explique le signe d’égalité mis entre la femme rousse, la prostituée et le Juif proxénète) et d’autre part à la violence. Elle était très mal perçue dans toutes les croyances populaires. Dans le folklore roumain, par exemple, le roux est la couleur de la malchance13. Dans les croyances de plusieurs communautés rurales de la région des Pyrénées français et espagnols, cette particularité des cheveux et de la peau rapprochait les Juifs des porcs, ou, plus exactement, des truies14, ce qui était doublement offensant, vu l’interdit religieux de toucher ou de manger cette bête, que les Juifs étaient tenus à observer. De la rousseur des Juifs découlaient, dans l’imaginaire chrétien, deux traits supplémentaires, à la fois physiques et moraux : l’odeur répugnante et la menstruation masculine. Attribut diabolique par excellence15, la « puanteur » juive – le fameux « fœtor judaïcus », considéré, plus tard, comme la conséquence d’une consommation immodérée d’ail – était mis sur le compte de la saleté inhérente des Juifs (interprétée, celle-ci, comme une conséquence non pas tant des conditions de vie, que de certaines maladies spécifiques – du sang et de la peau – et, aussi, des écoulements menstruels). A l’opposée du parfum qui émanait du corps des saints, la pestilence des Juifs a fini par être considérée, peu à peu, comme un vrai trait racial, trouvant sa place – surtout dans l’Allemagne du XXe siècle – dans un discours radical d’exclusion, construit entièrement sur l’imaginaire de l’altération, de la contamination, de la purification et du nettoyage (avec son corrélat, la propreté)16. Le Juif n’est pas le seul à porter le stigmate de l’odeur malsaine. Une minorité (ethnique, religieuse, sexuelle, etc.) socialement en marge était (et est) presque toujours perçue – à ce qu’il paraît – comme sale et puante17. Mais ici encore le Juif reste, cependant, singulier, par la corrélation complexe qui lie son odeur « particulière » à certains cadres de vie, comme la maladie, ou bien à des traits physiologiques qui ne sont propres qu’à lui, comme, par exemple, la menstruation, déjà mentionnée plus haut, censée suggérer le caractère efféminé des Juifs, leur manque de virilité, voir leur nature corrompue. Idée largement répandue en Occident à partir, environ, du XVe siècle, et qui prolonge, en la transformant, une très ancienne tradition exégétique (datant de l’Antiquité tardive) en conformité de laquelle les Juifs avaient été condamnés à saigner périodiquement (à l’entour des Pâques chrétiennes) par l’anus, en réitération 11 Voir Robert Muchembled, Une histoire du diable, Paris, Seuil, 2000. Leon Poliakov, Istoria antisemitismului (Histoire de l’antisémitisme). T. I, Bucarest, Éditions Hasefer, 1999, p. 133; Carol Iancu, Les mythes fondateurs de l’antisémitisme. De l’Antiquité à nos jours, Toulouse, Éditions Privat, 2003, p. 47. 13 Andrei Oişteanu, Imaginea evreului în cultura română (L’image du Juif dans la culture roumaine), p. 61. 14 Dans certaines scènes iconographiques, les Juifs sont montrés allaités par des truies ou copulant avec elles (voir Claudine Fabre-Vassas, La bête singulière. Les Juifs, les Chrétiens et le cochon, Paris, Gallimard, 1994, p. 123-125). Il ne faut pas oublier, non plus, que le nom collectif assigné aux Juifs convertis en Espagne médiévale était marranos, mot qui a une double étymologie : marrano, qui signifie « porc » dans le dialecte castillan, et mahram, mot arabe, dont le sens est celui « d’interdit » (Andrei Oişteanu, Imaginea evreului în cultura română (L’image du Juif dans la culture roumaine), p. 320). 15 Dans l’imaginaire chrétien du Moyen Age, l’odeur (associée, en règle générale, au silence ou, au contraire, au vacarme) constituait la marque principale de l’opposition entre le Paradis et l’Enfer, construite, au niveau sensoriel, sur le contraste entre l’arôme et le miasme (Ioan Petru Culianu, Călătorii în lumea de dincolo (Voyage dans l’au-delà), Bucarest, Éditions Nemira, 1994, p. 223). 16 Andrei Oişteanu, Imaginea evreului în cultura română (L’image du Juif dans la culture roumaine), p. 69-71. 17 Quelques exemples chez Andrei Oişteanu, Imaginea evreului în cultura română (L’image du Juif dans la culture roumaine), p. 82. 12 Pour citer cet article : Alexandru-Florin Platon, « L'insulte par le corps dans le discours politique antisémite. Quelques exemples roumains », site L’Insulte (en) politique, uB, UMR CNRS 5605, http://passerelle.u-bourgogne.fr/publications/atip_insulte/ailleurs/roumanie2.htm. du sort de Judas après que celui-ci se fût pendu18, le motif de la menstruation masculine n’était qu’apparemment contradictoire avec les traits diaboliques prêtées aux Juifs par le discours anti-judaïque du Moyen Age et de l’époque moderne. En réalité, il était parfaitement cohérent par rapport aux autres, leur trait d’union étant constitué par la féminité même des mâles Juifs : comme on le sait très bien, l’imaginaire médiéval liait intimement la femme à l’incontinence sexuelle et, par l’entremise de la sorcellerie, au Diable. Ce qui, de plus, donnait à cette corrélation une force supplémentaire de persuasion c’était ses implications morales : la « féminité » juive s’associait de façon parfaitement logique à la ruse et au mensonge, qui étaient vus comme des traits fondamentaux du caractère juif. De ce point de vue, il n’est pas étonnant de constater que la lèpre n’était pas, elle non plus, absente de la panoplie des attributs de la juiverie. Maladie du corps, elle était, en même temps, une maladie de l’esprit : elle était le signe inscrit dans le corps de la corruption de l’âme. Celà explique pourquoi la lèpre n’était pas une maladie quelconque. Elle était la maladie par excellence19 ou la maladie totale, car elle symbolisait tout ce qu’il y avait de plus vil dans l’être humain : la débauche, dû à un appétit sexuel immodéré, d’autant plus grave qu’il ne respectait aucun interdit religieux (l’abstinence pendant les jours de fête et les dimanches) ou physiologique (les règles)20. Sur le plan spirituel, elle pénalisait la ruse et le mensonge, qui appartenaient à la catégorie des péchés capitaux. Ce n’est pas par hasard que, parmi les maladies considérées comme souillures, la lèpre était la plus visible entre toutes : en s’attaquant à l’intégrité même du corps, elle le défigurait, au sens littéral du mot, afin de montrer, dans toute leur clarté, les vices ainsi punis21. Avant de clore cette première partie, il faut souligner quelques particularités d’ensemble de tous ces traits corporels et, premier lieu, leur cohérence discursive (déjà mentionnée). Prises à part, chacune des spécificités corporelles plus haut signalées et l’interprétation qui leur est associée sont tout à fait invraisemblables. Mais, enchaînées dans la logique du discours d’exclusion qui se met, peu à peu, en place à partir du Moyen Age, elles acquièrent une force de persuasion qui efface le doute quant à leur vérité. Deuxièmement, ce discours semble mettre en évidence tout ce qui, dans le corps du Juif est à la fois le plus visible et le plus répugnant : le visage, avec son teint basané et ses traits laids (nez crochu, barbe, taches de rousseur, etc.) et l’odeur pestilentielle (dont les causes sont, comme on l’a dit, non seulement les coulées sanguinolentes et la saleté, mais aussi certains habitudes alimentaires). Ce rôle important du visage dans la définition de l’altérité juive n’est pas le fruit du hasard. Comme « foyer par excellence du sens » – si l’on en croit les anthropologues22 – ou bien – d’après les mêmes opinions – comme marque qui « traduit sous une forme vivante et énigmatique l’absolu d’une différence individuelle23 », il est, justement à cause de ces vertus, le lieu privilégié de la violence symbolique par laquelle l’altérité est exclue ou marginalisée. « Parce qu’il est le signe de l’homme, la plus haute valeur que celui-ci incarne, le mépris à son égard passe par l’animalisation ou le rabaissement de son visage24. » Par rapport aux traits du visage et à l’odeur, les défauts physiques très connus – comme, par exemple, la difformité des membres, la bosse ou le nanisme – sont presque absents, à en juger par les données dont nous disposons, ou, en tout cas, très peu mentionnés parmi les traits somatiques juifs (à part le pied, qui, d’après Sander Gilman, est, lui aussi, considéré comme une particularité physique typiquement juive25). 18 Une relation consignée dans les Actes des Apôtres (1 :18) raconte qu’après avoir trahi Jésus en échange de trente deniers d’argent, Judas, tiraillé par les remords, s’est pendu la tête en bas, les boyaux lui sortant par l’anus – signe de la déperdition de son âme damnée. La tradition ultérieure de l’exégèse biblique a prêtée le même sort aux hérétiques (en commencent par les Ariens). Le thème de la saignée de l’anus parait être pour la première fois associée aux Juifs dans La vie et les miracles du St. Guillaume de Norwich, écrite par Thomas de Monmouth au début des années 1170, pour symboliser leur damnation perpétuelle pour avoir mis à mort le Rédempteur (pour les détails de la démonstration, voir Willis Johnson, « The myth of Jewish male menses », Journal of Medieval History, Vol. 24, No 3, 1998, p. 273-295). 19 Marc Carrier, Le lépreux au Moyen Age. « Le mort au siècle ». 20 Les lépreux étaient considérés comme étant conçus pendant les menstruations. 21 Pour la « charge » spirituelle négative de la lèpre (identifiée, vers la fin du XVIe siècle, à la syphilis), voir aussi Rainer Guldin, Körpermetaphern. Zum Verhältnis von Politik und Medizin, Würzburg, Könighausen & Neumann, 1999, p. 191-192. 22 Voir David Le Breton, Des visages. Essai d’anthropologie, Éditions Métailié, Paris, 2003, p. 105. 23 David Le Breton, Des visages. Essai d’anthropologie, p. 10-11. 24 David Le Breton, Des visages. Essai d’anthropologie, p. 13. 25 Le stéréotype du « pied Juif » – et son corrélat, le « claudiquement intermittent » – est un dérivé de la vision Pour citer cet article : Alexandru-Florin Platon, « L'insulte par le corps dans le discours politique antisémite. Quelques exemples roumains », site L’Insulte (en) politique, uB, UMR CNRS 5605, http://passerelle.u-bourgogne.fr/publications/atip_insulte/ailleurs/roumanie2.htm. L’accent mis sur ces prétendus défauts du corps juif est d’autant plus puissant du point de vue symbolique, qu’il coïncide, à partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle, avec l’affirmation du nouvel idéal de la beauté masculine, entièrement construit sur le modèle antique (grec) du corps beau, conçu comme une somme des vertus physiques et psychiques. Les correspondances – attentivement étudiées par George L. Mosse, dans un livre extrêmement instructif26 – entre, d’une part, le corps et l’âme (rapport très ancien dans la culture européenne) et, d’autre part, le corps et l’idéal de virilité ont considérablement contribué à la naissance, à la même époque, des nouvelles « sciences » du corps, comme la physionomie et l’anthropométrie, qui, dans les premières décennies du XXe siècle, sont devenues les pierres de touche du racisme et de l’antisémitisme. Dès lors, l’exclusion des Juifs, justifiée à partir de leur corps, s’est muée en politique d’État. La troisième conclusion que je veux formuler pour clore cette première partie est que de ces traits laids27 du corps juif qui agressent les sens principaux – la vue et l’odorat – ne découle pas seulement tout ce que les gens de cette « race » ont, dans l’imaginaire de l’exclusion, de plus vil et de plus malsain du point de vue du caractère et du comportement qu’on leur prête ; ces traits sont d’autant plus répugnants par l’allusion explicite qu’ils font aux choses que les Juifs sont soupçonnés de ne cacher qu’imparfaitement à l’intérieur de leurs corps : le contact avec certains tabous très forts, comme le sang, le sexe et le porc. De cette façon, les Juifs ne sont pas coupables qu’envers les Chrétiens ; ils le sont, également, envers leur propre Loi, pour en avoir enfreint les interdits28. Tout cela contribue à mettre en évidence le fait que l’image très négative des Juifs, construite à travers leur corps, est intimement liée à la triade impureté-maculation-contamination, ce qui, sans nul doute, est le moyen le plus radical de toute dévalorisation et de toute exclusion sociale. Vrai pour les époques plus anciennes, comme le Moyen Age, ce triple stigmate est devenu, à l’époque contemporaine, d’autant plus crédible qu’il a été confirmé de façon « scientifique » par la médecine et l’hygiène du XIXe siècle, qui ont considéré les particularités physiques des Juifs comme autant de signes d’un état maladif et d’une saleté « typiquement » juive. L’expression « sale Juif » a, dès lors, acquis un triple sens, à la fois somatique et éthique : laideur, maladie et corruption morale29. 2) Le discours anti-judaïque ou antisémite de l’époque contemporaine n’a rien apporté de vraiment nouveau à cet imaginaire du corps des Juifs. Les thèmes profondément insultants sont restés les mêmes. Cela est vrai pour tous les pays de l’Europe, y compris la Roumanie, où, à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, dans certaines circonstances historiques, s’esquisse et se développe un discours de plus en plus orienté vers l’exclusion des Juifs ou, plus exactement, qui vise à les maintenir dans le même cadre d’infériorité civique et à en justifier la nécessité. médiévale, qui associait les Juifs au Diable, dont un des signes distinctifs était le pied fourchu. Au XIXe siècle, les pieds « déformés » des Juifs sont devenus la marque pathologique d’un prétendu « déficit civique » (considéré, lui-aussi, comme typiquement juif), à savoir l’incapacité des gens de cette « race » de remplir le service militaire et, par voie de conséquence, d’être de bons citoyens (vu que, au XIXe siècle, l’armée était considérée comme un puissant moyen d’intégration sociale et, non moins, comme un symbole de la solidarité civique et du dévouement patriotique) (voir Sander Gilman, Le pied juif : appendice au corps juif, dans idem, L’Autre et le Moi. Stéréotypes occidentaux de la Race, de la Sexualité et de la Maladie. Traduit de l’anglais par Camille Cantoni-Fort, Paris, Presses Universitaires de France, 1996, p. 163-183. La version anglaise de cette étude, dont le titre est conçu comme un jeu des mots (The Jewish Foot. A Foot-Note to the Jewish Body), a été publiée dans idem, The Jew’s Body, Routledge, New York and London, 1991, p. 38-60. Je remercie M. Leon Volovici, professeur à l’Université Hébraïque de Jérusalem, pour me l’avoir gentiment signalée et mise à disposition). 26 L’Image de l’homme (voir la note 2). 27 Comme signifiant global des particularités physiques des Juifs, la laideur est d’autant plus un stigmate, qu’elle se situe aux antipodes de l’idéal de la beauté masculine, que nous avons mentionné. De fait, elle en est le reflet symétrique : si la beauté est considérée comme l’expression de l’harmonie et de l’ordre du corps, la laideur – disharmonique, par excellence – est censée figurer l’agitation et le désordre, tant extérieur, qu’intérieur (voir George L. Mosse, L’image de l’homme, p. 64-66). 28 Voir en ce sens le Lévitique 15, 17, 18 (pour les interdits du sang, du sexe pendant les règles de la femme et de l’inceste). 29 George L. Mosse, L’image de l’homme, p. 69-72. Pour citer cet article : Alexandru-Florin Platon, « L'insulte par le corps dans le discours politique antisémite. Quelques exemples roumains », site L’Insulte (en) politique, uB, UMR CNRS 5605, http://passerelle.u-bourgogne.fr/publications/atip_insulte/ailleurs/roumanie2.htm. Le spectre des énoncés anti-judaïques ou antisémites en Roumanie, comme partout ailleurs, est extrêmement large. Il varie des plus virulents et crus, jusqu’à ceux qui, employant un langage civilisé, s’efforcent de garder une apparence de neutralité « scientifique ». Pour mon propos, les textes de la première catégorie ne présentent pas – à cause justement de leur prédictibilité – un grand intérêt. Au contraire, nettement plus intéressants, sont ceux qui, sans être antisémites – c’est-à-dire fondés sur des préjugés raciaux – mais seulement anti-judaïques, prétendent à se constituer en analyses objectives du phénomène juif et qui, de par cette même raison, se livrent à des démonstrations très amples, à caractère historique. Mon premier exemple est tiré de cette catégorie. Le deuxième est complètement à part. Il n’est pas textuel, mais iconographique et d’autant plus intéressant que le journal où il se trouve inséré ne provient pas – c’est le moins que l’on puisse dire – des rangs des publications antisémites « pures et dures », ou anti-judaïques, mais au contraire, du centre-gauche démocratique. a) Pour commencer par le premier document mentionné, il s’agit d’une ample étude – en langue française – intitulée La Roumanie et les Juifs, parue à Bucarest, en 1903 30. Son auteur signe sous le pseudonyme « Verax », mais, aujourd’hui il est clair – comme cela l’était à l’époque même – qu’il s’agit de Radu Rosetti, historien, ancien haut officier de l’armée et analyste de la société de son temps, étroitement lié à la génération qui créa la Roumanie moderne. Le but de son texte est de démontrer deux choses. Le premier est que les Juifs, bien qu’exclus du droit de citoyenneté, jouissent en Roumanie, malgré ce que toute la propagande hostile des organisations juives internationales puisse affirmer, d’une situation nettement meilleure que dans les territoires avoisinants, d’où ils ont émigré justement à cause des persécutions qu’ils subissaient périodiquement (ce qui n’est pas le cas en Roumanie, où – soutient l’auteur – la tolérance est de bon aloi). Si, par malheur, la naturalisation des Juifs – et ceci est sa deuxième thèse – avait lieu non pas individuellement et sur demande, conformément aux dispositions adoptées à partir de 1878, qui modifiaient la Constitution roumaine de 186631, mais en masse, ce serait une vraie catastrophe pour les Roumains, vu que toute les activités lucratives ne sont occupés que par eux seuls, à l’exclusion des natifs. Et « Verax » d’écrire en guise de conclusion : « Les Juifs doivent se résigner à l’idée qu’ils sont et demeurent des étrangers en Roumanie où ils sont venus sans être appelés et contre la volonté des Roumains. Ils n’obtiendront le droit de cité que par voie de naturalisation individuelle et dans la mesure que les Roumains jugeront nécessaire »32. A travers son texte, ici et là, tous les stéréotypes corporels anti-juifs refont surface, que ce soit la saleté et de l’odeur fétide33, l’aspect efféminé des Juifs34, ou bien leur lien avec la prostitution35. Toutefois, ces références ne sont pas spontanées. Elles sont employées à dessein, pour appuyer l’idée centrale du texte, à savoir le malheur qui toucherait les pays de la Moldavie et de la Valachie si les Juifs étaient naturalisés. Un motif thématique nouveau, est, cependant, celui du Juif empoisonneur, qui est maintes fois et en diverses circonstances répété par l’auteur. Il pourrait bien s’agir ici d’un ancien cliché associé constamment aux Juifs 30 Verax, La Roumanie et les Juifs. Avec 65 tableaux statistiques dans le texte, une carte et trois planches hors-texte, Bucarest, I. V. Socecu, 1903, 384 p. 31 Qui, conformément à l’article 7, ne reconnaissait des droits civiques qu’aux Chrétiens. 32 Verax, La Roumanie et les Juifs.., p. 370. 33 « […] On reconnaîtrait […] la plupart d’entre eux [c’est-à-dire les Juifs] à la saleté des guenilles qui les couvrent, et on devinerait leurs réduits aux immondices qui les entourent et à l’odeur fétide qui s’en exhale » (Verax, La Roumanie et les Juifs, p. 129 ; ce passage est extrait d’une citation plus longue, que l’auteur tire d’un récit plus ancien d’Ernest Desjardin, Les Juifs de Moldavie, Paris, 1867). Plus loin, et dans un contexte « olfactif » comparable, Verax reproduit le stéréotype du Juif mangeur de l’ail en excès : « En Moldavie, l’idée de Juif est inséparable de celle de mangeur d’ail. Malheureusement – ajoute-t-il – ce n’est que le moindre de leurs défauts » (p. 230). 34 « Complètement dépourvus d’esprit militaire, ils [les Juifs] sont en général mous, peu vigoureux, mauvais marcheurs et carottiers dans toute la force du terme. Personne comme le Juif ne sait, par tous les moyens, se faire exempter de toute corvée désagréable, de tout service pénible ou dangereux » (Verax, La Roumanie et les Juifs, p. 199). L’expression « mauvais marcheurs » renvoie, vraisemblablement, au stéréotype du « pied juif ». 35 « Le proxénétisme est un métier auquel il [le Juif] se livre volontiers et avec succès. La prostitution est un commerce essentiellement juif en Moldavie, plus de neuf dixièmes du nombre des maisons publiques sont tenues par des Juifs ou des Juives […] La proportion des prostituées juives aux prostituées chrétiennes, en Moldavie, est quatre fois plus considérable que ne le comporte le rapport entre la population juive et la population totale du pays » (Verax, La Roumanie et les Juifs, p. 270). Pour citer cet article : Alexandru-Florin Platon, « L'insulte par le corps dans le discours politique antisémite. Quelques exemples roumains », site L’Insulte (en) politique, uB, UMR CNRS 5605, http://passerelle.u-bourgogne.fr/publications/atip_insulte/ailleurs/roumanie2.htm. à partir de la première moitié du XIVe siècle, dans le contexte terrifiant de la Peste Noire, de 1348-1350 36. Mais, sous la plume de « Verax », les Juifs n’empoisonnent plus les Chrétiens à l’aide des potions qu’ils versent dans les sources d’eau, mais par l’alcool qu’ils vendent à la campagne comme propriétaires d’auberges, qualité dont ils sont les seuls à jouir37. Du reste, l’auteur n’est pas le seul à déplorer une telle situation, qui suscite les lamentations de la part de beaucoup d’autres témoins. Bref, pour conclure sur ce cas, la description que donne « Verax » de la manière dont les Juifs se sont installés surtout en Moldavie et des effets de leur action économique sur la population des deux pays danubiens renvoie à une pathologie : elle est narrée en termes d’« invasion », de « lutte », de « défense affaiblie » 38, ce qui fait écho à des accusations formulées contre les Juifs à une époque ultérieure, d’être les porteurs des microbes de dissolution sociale39. b) La deuxième source que j’ai employée pour documenter l’insulte par le corps est – comme je l’ai dit plus haut – iconographique. Il s’agit de plusieurs caricatures parues à la fin des années 1920 dans un important journal politique de Bucarest, Dreptatea (La justice). Ce journal n’était pas du tout antisémite ou anti-judaïque. Bien au contraire, il faisait partie des hebdomadaires les plus démocratiques qui paraissaient à l’époque en Roumanie, car il était la publication officielle du Parti National Paysan, le principal parti d’opposition en Roumanie pendant la première et la seconde décade de l’entre-deux-guerres. Pour bien comprendre la nature du document que je vais présenter, il est besoin d’un bref rappel des circonstances politiques de cette période de l’histoire récente de la Roumanie. Le Parti National Paysan a été fondé en 1926 par la fusion entre le Parti National Roumain de la Transylvanie et un minuscule Parti Paysan, constitué par un instituteur de Bucarest, Ion Mihalache, juste après la Grande Guerre. Cette fusion était le point d’aboutissement de nombreuses tractations entre les leaders politiques de la Transylvanie, dont le chef charismatique incontestable était Iuliu Maniu, et, d’autre part, les hommes politiques de Bucarest. Par cet acte, le Parti National Roumain, qui, dans la période d’avant la guerre, avait dirigé la lutte politique des Roumains de la Transylvanie contre le régime austro-hongrois – ce qui lui avait apporté un très grand prestige – faisait son entrée dans la vie politique de la nouvelle Roumanie de l’après-guerre et échappait ainsi à la condition d’un parti provincial. Par sa doctrine, qui défendait les intérêts des classes paysannes, le nouveau parti avait comme but la constitution d’un « Etat paysan », dans le respect des règles du jeu politique et des nouveaux cadres démocratiques, crées par les lois votées en 1918-1921 et sanctionnées par la nouvelle Constitution de 1923. L’adversaire naturel du nouveau parti était le Parti National Libéral, proche, de par ses intérêts, de la grande bourgeoisie commerciale et industrielle, dont les membres avaient fondé le parti à la fin du XIXe siècle. Après la Grande Guerre et grâce à certains leaders de marque – dont les frères Bratianu, Ionel et Vintila, étaient les plus éminents – le Parti National Libéral, qui avait gagné sans conteste plusieurs élections, gouverna la Roumanie presque sans interruption, de 1918 à 1928. Cela ne fut pas accepté de bon cœur par les autres partis d’opposition, qui on maintes fois accusé les libéraux d’avoir usé de malversations pour se maintenir au pouvoir. Au fait, le climat politique en Roumanie dans la décennie 1918-1928 a été marqué par une grande tension entre les partis politiques, notamment entre le Parti National Libéral et (à partir de 1926) le Parti National Paysan, qui était de plus en plus frustré par son confinement dans un état d’éternel parti d’opposition qu’il jugeait d’autant plus injuste qu’il était dû – considéraient les leaders du parti – essentiellement aux manœuvres des libéraux. Ce mécontentement s’exprimait de nombreuses façons et notamment par la presse. A l’approche des élections de novembre 1928 (qui allaient apporter au Parti National Paysan sa première victoire de l’aprèsguerre et la chance de former le nouveau gouvernement), les attaques contre les libéraux dans le journal officiel du Parti National Paysan, Dreptatea, sont devenues de plus en plus violentes. La principale personne visée était le chef même du Parti National Libéral, Vintilă Brătianu, qui cumulait à l’époque – à la suite de la mort de son frère, I.I.C. (Ionel) Brătianu, en 1927 – la double fonction de Premier ministre et de ministre des 36 Voir la démonstration de Carlo Ginzburg, Ecstasies, Deciphering the Witches' Sabbath, New York, 1991. Verax, La Roumanie et les Juifs, p. 249, 251, 327. 38 Voir notamment les p. 97-101, 138-139. 39 C’est l’accusation stéréotypée de l’extrême droite roumaine de la période de l’entre-deux-guerres (un exemple, celui de A. C. Cuza, un des théoriciens du nationalisme roumain de l’époque qui précéda la Grande Guerre, chez Andrei Oişteanu, Imaginea evreului în cultura română – L’image du Juif dans la culture roumaine –, p. 58). 37 Pour citer cet article : Alexandru-Florin Platon, « L'insulte par le corps dans le discours politique antisémite. Quelques exemples roumains », site L’Insulte (en) politique, uB, UMR CNRS 5605, http://passerelle.u-bourgogne.fr/publications/atip_insulte/ailleurs/roumanie2.htm. Finances. Dans les mois qui ont précédé les élections – mais aussi un certain temps après – dans le journal Dreptatea ont paru, avec une grande fréquence, des dessins qui caricaturaient Vintilă Brătianu. Ce sont les documents dont je faisais mention et que je veux maintenant commenter40. De façon systématique, ces dessins – non signés, mais faits, comme il ressort de par leur style, par la même main – apparaissaient sur la première page du journal, à coté de l’éditorial signé par un des rédacteurs de la publication. Le personnage caricaturé est toujours le chef libéral. Les caricatures respectent, en quelque sorte, les règles du genre, notamment celle de « grossir » certains traits physiques pour en faire ressortir des traits psychologiques41. Mais, ce qui est frappant, dans presque tous ces dessins c’est, à mon avis, les traits juifs du portrait qu’ils font de Vintilă Brătianu, à savoir : la pilosité excessive (photos 2 et 342) – plus abondante que celle qu’arborait normalement le personnage, d’après la mode du temps ; voir la photo 143 – et la physionomie diabolique (photo 6 ; au-dessus de ce dernier dessin on peut lire la légende « Le génie du mal » 44) et 7 45. Il ne manque, non plus, ni l’association du personnage avec le stéréotype du Juif errant (photo 5, publiée, de façon caractéristique dans un des premiers numéros du journal paru après la victoire électorale du Parti National Paysan 46) et, aussi, avec le rat (photo 447), qui, depuis le Moyen Age constitue une des manières caractéristiques de la zoomorphisation des Juifs. Cette dernière suggestion ressort, d’ailleurs, de façon extrêmement transparente d’une autre caricature (photo 848), où, sous le titre « Les lampes de la vérité et le patriotisme libéral », on peut voir un gros morceau de fromage (symbolisant, sans doute, le trésor national) dévoré par les rats et les vers. Photo 1 Photo 2 Photo 3 Photo 4 40 Je veux remercier ici mon jeune collègue Ovidiu Ştefan Buruiană, non seulement pour m’avoir signalé ces caricatures, mais aussi pour avoir attiré mon attention sur leur nature insolite. 41 C’est la définition la plus commune de la caricature et, en même temps, la plus ancienne, à en juger tant par la description qu’en donne Baldinucci dans son Dictionnaire des termes artistiques (1681), que par celle présente dans L’Encyclopédie (1751) (voir Annie Duprat, Pascal Dupuy, « Introduction » dans Cahiers d’Histoire. Revue d’histoire critique, no 75, 1999 (numéro thématique : « La caricature entre subversion et réaction »), p. 4. 42 Dreptatea, 2ème année, nos 257 (22 août 1928), 296 (7 octobre 1928). 43 Dreptatea, 2ème année, no 324 (9 novembre 1928). 44 Dreptatea, 2ème année, no 350 (9 décembre 1928). 45 Dreptatea, 2ème année, no 261 (27 août 1928). 46 Dreptatea, 2ème année, no 324 (9 novembre 1928). A noter dans cette caricature la difformité des pieds du personnage – allusion aux « pieds plats » des Juifs, malformation associée à la claudication intermittente (suggérée par la béquille), elle aussi considérée, comme on vient de le dire plus haut, par la médecine du XIXe siècle, comme une « particularité » juive. 47 Dreptatea, 2ème année, no 132 (23 mars 1928). 48 Dreptatea, 2ème année, no 85 (28 janvier 1928). Pour citer cet article : Alexandru-Florin Platon, « L'insulte par le corps dans le discours politique antisémite. Quelques exemples roumains », site L’Insulte (en) politique, uB, UMR CNRS 5605, http://passerelle.u-bourgogne.fr/publications/atip_insulte/ailleurs/roumanie2.htm. Photo 5 Photo 6 Photo 7 Photo 8 Sous les mêmes traits juifs est parfois caricaturé un autre personnage politique libéral, Istrate Micescu, mais dans son cas, la pilosité dont il est affublé par le dessinateur anonyme est d’autant plus caractéristique pour le stéréotype sous-jacent qu’elle dévoile, que Micescu, en fait, ne portait pas de barbe, mais, seulement, un barbichon (comme il ressort de sa photographie dans Buna Vestire, 1ère année, no 82, 3 juin 1937). En échange, les leaders politiques du Parti National Paysan étaient, eux, invariablement montrés par des photos, ce qui n’est jamais le cas ni pour Vintilă Brătianu, ni pour les autres leaders politiques libéraux. Dans les exemplaires du journal que j’ai utilisés pour mon sondage, il n’y a pas, à une exception près49, de textes à contenu antisémite explicite ou implicite, de manière à suggérer une analogie quelconque entre libéraux et Juifs (comme, par exemple, dans les journaux de l’extrême droite, où ce genre de rapprochements – qui, de façon très significative, ne visent pas tant, ou seulement, les libéraux, que les membres du PNP, accusés d’appuyer les intérêts économiques des Juifs – est monnaie courante). Cela rend d’autant plus curieuse la manière dont le chef politique des libéraux a été caricaturé pendant les mois qui précédèrent les élections de 1928. Comment, donc, l’expliquer ? L’hypothèse (du moins provisoire) qui me paraît la plus vraisemblable est que, dans ce cas, nous avons affaire à un effet de « glissement » des images ou, mieux, d’une contagion mentale. Dreptatea n’était pas un journal antisémite, loin de là, et pas davantage le parti dont il était le porte parole. Mais, en critiquant ce qui, d’après lui, constituait une politique libérale de la corruption, du parasitisme et du clientélisme, le journal s’inscrivait sans le vouloir, du point de vue du langage et des images employés pour décrire, illustrer et bafouer ce comportement dans une longue tradition discursive, datant, en Roumanie, de la seconde moitié du XIXe siècle, qui établissait une corrélation presque automatique entre ces vices et les Juifs. Nous avons constaté plus haut la présence d’un de ces stéréotypes – celui du Juif « empoisonneur » par l’alcool – sous la plume de « Verax ». Mais, le fait que l’auteur des caricatures de Dreptatea n’a pas, apparemment, trouvé d’autre moyen plus direct d’illustrer ce qu’il jugeait être les tares libérales que les prétendus « particularités » physiques juives est, à mon avis, indicatif pour les préjugés latents que la société roumaine de l’époque, à coté des autres sociétés européennes, nourrissait à l’encontre de cette nation. Ces préjugés étaient, partout en Europe, dans la seconde moitié du XIXe siècle et dans les premières décennies du XXe, de véritables « référents culturels », faisant spontanément surface dans une multitude des lieux et d’hypostases, qui n’étaient point du tout anti-juifs ou antisémites. Globalement, ils constituaient un élément banal de l’imaginaire social de l’époque50, ce qui explique leur ubicuité et le sens immédiat qui leur était associé par un public aussi large que divers. Mais il n’y a pas que ce fait explique la nature des caricatures de Dreptatea. Dans les journaux conservateurs ou appartenant à la gauche politique de la fin du XIXe siècle et de la première moitié du XXe siècle – non moins que dans les études très élaborées – la critique de la bourgeoise, de la « ploutocratie » capitaliste et de 49 Il s’agit de l’article intitulé « Le navire à rats », paru dans Dreptatea, 2ème année, no 142 (4 avril, 1928), p. 1. L’expression est de Marie-Anne Matard-Bonucci, dans Antisémythes. L’image des Juifs entre culture et politique (1848-1939). Sous la direction de Marie-Anne Matard-Bonucci, Nouveau Monde Éditions, 2005, p. 16. 50 Pour citer cet article : Alexandru-Florin Platon, « L'insulte par le corps dans le discours politique antisémite. Quelques exemples roumains », site L’Insulte (en) politique, uB, UMR CNRS 5605, http://passerelle.u-bourgogne.fr/publications/atip_insulte/ailleurs/roumanie2.htm. ses vices présumés (égoïsme, cynisme, cupidité etc.) – y compris par les caricatures – était en fait toujours construite comme une opposition face à une altérité hétérogène et dissolvante. Les « bourgeois » étaient toujours les « autres », les étrangers venus d’ailleurs, qui s’infiltraient dans le « corps sain » de la nation 51. De façon très fréquente, ile étaient « judaïsés », c’est-à-dire souvent dépeint à travers les « particularités » physiques des Juifs, comme l’étude de nombreux dessins et caricatures l’a montré52. Cette contamination entre capitalisme (ou bourgeoisie) et judéité – vraisemblablement nourrie, entre autres, par une fameuse tradition de la pensée sociologique, dont Werner Sombart est le chef de file – n’a pas forcément un caractère antisémite. Elle doit être interprétée plutôt comme l’expression d’un imaginaire largement partagé par toutes les sociétés européennes, au centre duquel les traits physiques considérés comme spécifiquement juives faisaient figure – nous l’avons déjà dit – de « référentiel culturel ». Autrement dit – et pour reprendre les mots de Laurent Martin – « ce que nous voyons [aujourd’hui] comme potentiellement antisémite ne l’était pas forcément aux yeux des contemporains » 53. Pourtant, cela ne change pas les données du problème, à savoir la place centrale que l’altérité juive – évoquée surtout à travers ses traits physiques – occupait dans l’imaginaire quotidien des Européens. À preuve, la critique – y compris par les dessins – que certaines journaux roumains de l’extrême droite de la même époque (troisième décennie du XXe siècle) – tels, par exemple, Porunca Vremii (Le commandement du temps) ou Buna Vestire (L’Annonciation) – font à l’encontre des chefs du Parti National Paysan, considérés comme responsables d’une prétendue connivence politique et économique avec la minorité juive. Ce reproche nous dévoile la singularité de la position des Juifs dans la société roumaine de l’époque : une position, pour ainsi dire, médiane, en butte soit aux incriminations venues de la part de l’extrême droite, soit aux analogies stéréotypées et, en quelque sorte, automatiques, énoncés par les partis démocratiques. Voir aussi : La contribution de Christian Beuvain : Jules Moch, couvert d'insultes (complément 1) La contribution de Florin Turcanu : Léon Blum dans la presse roumaine d'extrême-droite (1936-1937) 51 Les articles politiques que le poète roumain Mihai Eminescu a publiés dans le journal conservateur Timpul (18771883) sont une des preuves de cette attitude. 52 Voir Laurent Martin, L’image du Juif et du bourgeois dans la presse de gauche des années trente dans Antisémythes, p. 177-179. 53 Ouvr. cit. dans Antisémythes, p. 181. Pour citer cet article : Alexandru-Florin Platon, « L'insulte par le corps dans le discours politique antisémite. Quelques exemples roumains », site L’Insulte (en) politique, uB, UMR CNRS 5605, http://passerelle.u-bourgogne.fr/publications/atip_insulte/ailleurs/roumanie2.htm.