Noms privés, femmes publiques

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Noms privés, femmes publiques
Noms privés, femmes publiques
Rose Dufour1
« Pour donner la parole à celles qui ne l’ont pas
et parler à la place de celles qui ne le peuvent pas. »
Q
uels rapports les personnes entretiennent-elles avec leurs noms personnels, vecteurs d’identité ? Cette question très générale, au cœur des
questionnements de cet ouvrage, apparaît très à propos avec les personnes prostituées, sujets de mes recherches actuelles. C’est à travers un vaste
programme de recherche sur les processus familiaux et sociaux de l’insertion
sociale de personnes démunies du centre ville de Québec que s’est révélée
l’acuité et la pertinence de l’étude anthroponymique comme indicatrice de
l’insertion sociale des personnes. Elle avait, en effet, antérieurement dévoilé les
origines douteuses2 d’itinérants3 et démontré avec des enfants de Duplessis4,
garçons nés illégitimes, non adoptés et placés en institution à leur naissance,
que leur exclusion sociale était bien inscrite dans leurs noms personnels5. Elle
s’avérait, dès lors, incontournable dans cette troisième étude entreprise en 2001
sur les processus qui conduisent des filles à se prostituer. Outre les patronymes
des vingt femmes sujets de cette recherche, je dispose d’un corpus comprenant
des données sur leurs prénoms, leurs noms de travail6, les pseudonymes qu’elles
se sont attribués pour la publication du livre que j’ai écrit à partir de leurs histoires de vie, ainsi que les noms de leurs enfants7. Sans être systématique, j’ai
tenté de préciser pour chaque nom, qui l’a choisi et pourquoi ; qui l’a attribué
et en quelles circonstances, leur sentiment envers leurs noms ainsi que leur
1. Je remercie mon amie et collègue Brigitte Garneau, spécialiste de l’anthropologie de la parenté,
qui a contribué à l’interprétation des données. Si des erreurs se sont glissées dans mon texte, j’en
demeure toutefois seule responsable. Je remercie également ma collègue Véronique Tremblay pour
nos débats et nos échanges d’idées qui m’aiguillonnent toujours vers le vrai et le réel.
2. R. Dufour, 2000.
3. Au Québec, on appelle itinérants ceux qu’en France on désigne SDF et itinérance le phénomène
social qui s’y rapporte.
4. Ils se dénomment eux-mêmes « enfants de Duplessis » à partir du patronyme du premier ministre
du Québec de l’époque, Maurice Duplessis qui, incidemment, n’a pas eu lui-même d’enfant.
5. R. Dufour, 2002 et 2005.
6. Qu’il soit clair que je ne reconnais pas la prostitution comme un travail mais comme un mode de
survie. L’expression travail est ici une commodité que je souligne en l’écrivant en italique.
7. R. Dufour, 2004.
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compréhension de leur identité. Seuls leurs noms et prénoms personnels ainsi
que leurs noms de travail seront analysés ici.
L’analyse onomastique apporte-t-elle du nouveau sur ces femmes dont
l’histoire de vie et la généalogie me sont connues ? En quoi révèle-t-elle quelque chose des mécanismes sociaux et culturels de leur insertion sociale ? Enfin,
permet-elle d’ouvrir des pistes pour leur réinsertion sociale ? Telles sont les
questions auxquelles ce texte souhaite donner des éléments de réponse.
Le bricolage d’une identité
« Nous autres, quand on se prostitue, on ment puis les clients aussi. Y’a aucune
honnêteté dans la prostitution », commente Marie-Pierre. Sous un certain
angle, la prostitution est une mise en scène dont la forme varie en fonction des
lieux de pratique : agence d’escortes, prostitution de rue, danse érotique avec
isoloir et salons de massage, etc.8. Dans le même sens, une autre explique :
« Habituellement, moi, je me rajeunis lorsque je rencontre un client. Il y a trois
ans, j’avais vingt-deux ans, pas d’enfant, étudiante. Là, maintenant, j’ai vingtquatre ans, j’suis étudiante en gestion de réseau, j’ai pas d’enfant », alors que
dans les faits, elle a trente ans et est mère de deux enfants.
La première composante de cette mise en scène est le bricolage d’une
identité dont usent tous les acteurs du système prostitutionnel, tant prostituées
que prostituphiles9 et proxénètes.
Dans un ouvrage sur les Québécoises de l’entre-deux-guerres, l’historienne Andrée Lévesque donne des éléments sur l’identité fictive de femmes
dites déviantes, mères célibataires et femmes prostituées. Alors que les mères
célibataires se voyaient imposer des noms inusités ou des noms à messages par
les institutions religieuses qui les accueillaient10 :
« Dans les bordels, les noms de fleurs obtiennent la préférence. Des listes de
prostituées arrêtées dans le quartier montrent un nombre inusité de Rose, de
8. Voir R. Dufour, 2004, p. 527 à 551.
9. En critique et en opposition au terme client qui manque de spécificité, le terme prostituphile est proposé
pour désigner l’acheteur de prostitution, l’« acheteur de corps de femmes ». M. Yaguello, 1978 ; R. Jean,
2002.
10. A. Lévesque, 1989, p. 125.
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Blanche et de Marguerite, et que dire de Violette Deschamps, Fleurette Després
et Muguette Desbois11 ? »
Qu’en est-il des pratiques nominatives des vingt femmes de mon groupe
d’étude ? Que cherchent-elles en changeant de nom ?
Pour mieux comprendre, il convient de rappeler les règles de transmission des noms dans le Québec francophone. Tout d’abord, toutes les personnes
reçoivent généralement un patronyme (nom de famille du père) et un prénom
(petit nom). Jusqu’en 1980, année de la loi instituant un nouveau code civil
et réformant le droit de la famille, la transmission du nom de famille était
essentiellement patrilinéaire. Porter le nom du père classait l’enfant dans sa
lignée et lui donnait une reconnaissance légale. L’entrée en vigueur de la loi 89
ajouta la possibilité de transmettre aussi le patronyme maternel. Les parents
québécois ont le choix d’attribuer le patronyme paternel, le patronyme maternel ou les deux patronymes12. Concernant le nombre et le choix des prénoms,
Brigitte Garneau13 a étudié la règle de transmission au Québec francophone
à partir d’un terrain au Saguenay. La règle est généralement d’attribuer une
série de trois prénoms, exceptionnellement quatre ou plus. Le premier prénom est Marie pour la fille et Joseph pour le garçon, un marquage culturel
de l’affiliation catholique à la sainte famille14; le deuxième prénom, selon le
sexe de l’enfant, est celui de la marraine ou du parrain ou un autre prénom
choisi par eux ; le troisième prénom devient le prénom usuel. Le système de
nomination révèle quelque chose des personnes qui entourent l’enfant au
moment de sa naissance et de l’enfant lui-même. J’ai ainsi mis en évidence
les effets d’un éloignement de la règle et d’une identité normative avec un
groupe de garçons nés illégitimes, non adoptés et institutionnalisés chez des
communautés religieuses15.
Bien que la mère contribue à l’application de la règle, le système fait
que le patronyme et les deux premiers prénoms sont imposés à l’enfant par
d’autres personnes qu’elle mais le choix du troisième prénom, tout en faisant
l’objet d’une entente entre les parents, relève plus généralement d’elle. Ainsi
a-t-elle prépondérance du choix du prénom usuel16 et s’il arrive que le père
11.
12.
13.
14.
15.
16.
Ibid., p. 147
Voir D. Lemieux, 2005 qui vient de documenter les effets de l’application de ce choix.
B. Garneau, 1985, p. 42.
D. Lemieux, ibid.
R. Dufour, 2002 et 2005.
B. Garneau, ibid., p. 46.
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choisisse ce prénom, il le fait avec son consentement. Brigitte Garneau17,
qui avance cette interprétation, y voit exprimé une des facettes que prend la
filiation dans le système de parenté bilatéral qui est le nôtre. Alors que le père
transmet en lignée patrilinéaire son patronyme à ses garçons et à ses filles, la
mère fait contrepoids en choisissant habituellement le prénom usuel de ses
garçons et de ses filles. Elle voit aussi dans le choix prédominant opéré par la
mère du prénom de ses filles une façon de créer une filiation essentiellement
utérine basée sur le sexe féminin. On n’a pas encore mesuré la portée de
cette tendance parallèle du système pour l’étude des rapports mère - filles au
Québec. L’examen de cette structure onomastique est central dans l’analyse
qui suit.
Un seul patronyme
Toutes les femmes de mon groupe d’étude sont nées entre 1949 et 1979, donc
antérieurement à la loi de 1980. Seize femmes portent le patronyme paternel,
deux le patronyme maternel et deux les patronymes paternel et maternel.
Paternel
La majorité de ces femmes, seize sur vingt (80 %), portent le patronyme
paternel. L’examen du patronyme révèle une situation particulière pour trois
d’entre elles.
Le premier cas est celui de Marie-Pierre, qui a vécu de l’âge de trois ans
à treize ans dans une même famille d’accueil sans qu’elle connaisse son statut
dans cette famille. Elle se croit « prise en élevage » [prise en élève] parce qu’elle
porte un patronyme différent des membres de la famille. Elle sait qu’ils ne sont
pas ses vrais parents même s’ils l’obligent à user des termes d’adresse de maman
et de papa. Sa différence apparaît constante. Délibérément maltraitée, elle est
habillée en indigente. Sans chambre personnelle, elle dort dans un espace public
au sous-sol. Pour manger, elle est assise sur le petit banc de la machine à coudre. Elle est faite domestique, battue par la mère qui n’a jamais eu un geste de
tendresse à son égard. Elle ne sait pas qui et où sont ses vrais parents. Son statut
différent est manifeste, mais l’explication lui échappe.
17. B. Garneau, communication personnelle.
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La deuxième est Eaucéanie, de naissance adultérine. Le père putatif
en a pris la garde au moment de la séparation des parents qui portent un
patronyme identique sans être apparentés. À treize ans, Eaucéanie apprend
de sa sœur en colère contre elle qu’elle n’est « même pas » sa sœur ! Elle réalise que non seulement sa sœur n’est pas sa sœur mais que son père n’est pas
non plus son père et que tous les membres de la famille connaissent le secret
qu’elle-même ignore.
La troisième est Manouck, qui est Côté jusqu’à ce qu’elle apprenne
à treize ans, au décès de son père Côté, que celui-ci n’est pas son père. Elle
n’est plus Côté mais Lambert18. La mère qui l’a élevée est la sœur de son père
Lambert mariée à une Côté. Elle a donc été élevée par sa tante paternelle et
son mari. Ceux qu’elle croyait être ses parents ne le sont pas, elle n’est même
pas légalement leur fille adoptive. Le récit de sa vie révèle qu’elle est née la
septième d’une famille très pauvre et nombreuse de sept enfants dont le père
Lambert, marin, était absent au moment de sa naissance et dont la mère se
prostitue pour assurer la survie de sa famille. On aurait donné en explication
au père que sa fille était morte. Il y a donc mensonge au père et secret pour
la fille sur ses origines réelles, paternelle (père vivant) et maternelle (mère
prostituée). Il y a vol d’enfant car le père s’est fait usurper sa fille. Il y a aussi
un autre secret pour la fille qui a été donnée au mari de la sœur du père. À ce
sujet, il ressort clairement que c’est le nouveau père Côté, homme riche, qui
porte le désir d’enfant plutôt que la nouvelle mère qui la maltraite, en fait sa
domestique et l’expulse de chez elle à la mort de son mari. Manouck, même
si elle est légalement une Lambert, se sent intérieurement une Côté et a été
socialisée en Côté.
Maternel
Deux jeunes femmes portent un patronyme maternel. Clémentine et
Jade ont en commun des mères seules mais pour des raisons différentes. Pour
Clémentine, née en 1977, le père est inconnu de la mère qui donne son patronyme à son enfant. Pour Jade, née en 1973, le père est connu de la mère qui
l’a informé de sa grossesse par téléphone, ce qui laisse supposer une relation
fragile confirmée dans son refus de reconnaissance de la paternité. La mère
donne son patronyme à sa fille.
18. Tous les patronymes sont fictifs.
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Deux patronymes
Les deux dernières jeunes femmes portent les deux patronymes, paternel
et maternel. Là encore, les raisons de la double patronymie diffèrent.
La première, Marcella, est une enfant adoptée en 1978, originaire
d’Amérique du Sud. Comme la tradition sud-américaine impose la double
patronymie, il faut distinguer si celle-ci est une question de choix de la coutume
de sa culture d’origine ou le choix personnel des parents adoptifs. Comme les
quatre enfants de la famille, dont trois sont adoptés et le dernier engendré par
les parents, portent un double patronyme, on peut penser que c’est par choix
personnel que les parents ont opté pour la double patronymie. Dans la vie
courante toutefois, Marcella n’utilise que le patronyme paternel.
La deuxième, Eddy, est née en 1965. Elle a deux ans lorsque son père
abandonne femme et enfants. Reconnue par son père, Eddy est officiellement
Jobin, du patronyme paternel. Lors de l’entrée à l’école, la mère l’inscrit sous
son propre patronyme, Lavoie. Des douze enfants de la famille, Eddy est la
seule à porter le patronyme maternel, ce qui montre que le changement de
nom est lié à la séparation des parents. Eddy est légalement Jobin et socialement Lavoie d’où s’ensuit une confusion des patronymes : elle est Jobin, Lavoie
et Jobin-Lavoie, confusion qu’elle exploite lorsqu’elle se prostitue et qui la fera
accuser de supposition de personne. Elle choisit d’adopter légalement une
double patronymie qu’elle officialise à vingt ans. Ainsi, dans le cas de Marcella, la double patronymie tient à la nouvelle tendance sociale de l’époque,
on est alors en 1978 alors que pour le cas de Eddy, il y a construction d’une
nouvelle identité.
S’agissant des patronymes, on peut faire trois grands constats. D’une
part, ce n’est pas parce qu’une personne porte un nom de famille qu’elle est
insérée dans sa famille et dans la société. D’autre part, porter deux patronymes
ne signifie pas qu’une personne soit plus investie par ses parents. L’insertion
familiale et sociale n’apparaît possible que s’il y a reconnaissance véritable de
l’identité de la personne, laquelle identité déborde le seul patronyme. Il y aurait
une identité sociale et une identité personnelle ressentie par la personne. On
en arrive à se demander ce qu’il en est pour les personnes en quête d’identité
lorsqu’il n’y a personne capable de leur donner des informations sur leurs origines. Que peuvent-elles faire lorsque le patronyme est seulement maternel ?
Comment le vide engendré par l’absence d’un patronyme paternel peut-il se
combler ?
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Il faut souligner que certaines jeunes filles se sont montrées particulièrement actives dans leur quête identitaire, leur quête d’appartenance et leur
quête de reconnaissance. Eddy qui récupère sa propre identité et, ce faisant,
pose un geste puissant d’autonomie, est exemplaire. Elle aurait pu ne rien faire.
Jade l’est plus encore lorsqu’elle réclame de sa mère, à quinze ans, le nom de
son géniteur et exige de le rencontrer. Bien qu’il lui refuse sa paternité, elle
reconnaît en lui son géniteur :
« Y’était gros comme un pou ! [s’exclame-t-elle en faisant ressortir leur petite
taille commune !] Ma mère savait son nom. Elle savait où il travaillait, fait que
ça… Elle [sa mère] m’a dit qu’elle lui avait téléphoné pour lui dire qu’elle était
enceinte puis que… ça lui a fait ni chaud ni froid, là […]. Il est venu me voir dans
la famille d’accueil. Après ça, on est allé faire un tour d’auto. Puis… pas plus
que ça. Je ne parlais pas. J’avais rien à lui dire […]. Puis lui, dans sa tête, il m’a
toujours dit que j’étais pas sa fille. Fait que écoute ben, là ! J’ai pas le goût, moi,
là […]. Fait que… aujourd’hui, mon père, ben, c’est … juste pour dire le mot père
[…]. Il m’a dit… en face de moi qu’il est sûr que je ne suis pas sa fille. Fait que
moi…[…]. Je m’étais faite une image… un… un beau père, là. Un grand monsieur… Quand je l’ai vu, il est de ma grandeur, puis il est gros comme un pou.
Fait que [rire] j’étais pas contente. »
Ainsi refusée, Jade n’a pas de père et plus d’espoir d’avoir une parenté
paternelle. Elle a une mère mais elle n’a pas non plus de parenté maternelle.
Sa mère lui a expliqué avoir été placée dans un couvent au décès de sa propre
mère morte à la suite d’un accouchement et avoir perdu la trace de sa pauvre
et nombreuse famille de douze enfants. Jade tente de retrouver la famille de sa
mère en téléphonant à tous les Dumont de l’annuaire téléphonique :
« Je me rappelle à l’âge de treize, quatorze ans, je devais avoir pas plus de quatorze ans. J’avais pris le bottin téléphonique puis j’avais tout fait les Dumont
[…]. Je leur avais tous demandé s’ils avaient une sœur qui s’appelait Fernande.
Tout le monde m’avait dit non. J’étais déçue […]. Là, j’ai comme lâché prise. J’ai
pas… les trucs, j’ai pas les moyens puis j’ai pas la force, non plus, de commencer
à chercher … tout ce monde-là. »
Jade entreprend aussi des démarches pour retrouver un frère cadet donné
en adoption à sa naissance :
« Ma mère m’a dit, c’est que … le docteur qui l’a accouchée, c’était dans sa famille à lui, qu’ils avaient adopté mon frère. J’ai déjà essayé de faire des recherches, puis ça rien donné […]. J’ai appelé à l’hôpital… pour savoir si le docteur
travaillait encore là. J’ai cherché dans le bottin et puis… je voulais avoir son
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numéro à l’hôpital. Évidemment ils ne peuvent pas te le donner. Tu sais. Fait que
ça a comme pas marché. » [Pourquoi t’as fait ces recherches ?] Ben. Parce que
j’ai toujours voulu avoir un frère. »
Elle tente un dernier effort en essayant de retrouver sa marraine,
employeur de sa mère au moment de sa naissance, ayant déménagé à l’extérieur
de Québec. Malgré toute sa détermination dans sa quête d’identité et d’appartenance, « ça ne marche pas », dit-elle. On comprend pourquoi avec les moyens
dérisoires dont elle dispose. D’autres exemples pourraient être cités.
Enfin, le troisième constat concerne le réseau institutionnel qui n’a généré
ni sentiment d’appartenance, ni contribué à la conquête de leurs origines. L’exemple de Marie-Pierre est éloquent. Les services sociaux ne l’ont pas informée de
son statut dans la famille d’accueil à qui ils la confient. La famille d’accueil n’a
pas non plus développé de sentiment d’appartenance et ne l’a pas intégrée à son
réseau familial et social. Dans les faits, ce n’est qu’une famille nourricière. Ses
« vrais » parents n’ont pas maintenu de liens avec elle et personne n’a entretenu sa
mémoire généalogique. Il est flagrant de constater le vide et la pauvreté relationnelle de ces femmes, insérées ni dans leur famille, ni par les réseaux institutionnels lorsque cessent les programmes sociaux, soit à dix-huit ans, âge maintenant
reconnu de la majorité légale. Qui est-on lorsqu’on n’a pas de réseau familial ou
social ? Quand on n’est que le sujet du discours des intervenants sociaux ?
Comment ces femmes pourraient-elles s’insérer socialement et insérer
à leur tour leurs enfants puisque ni leur famille ni la société n’ont joué leur
rôle intégrateur dans leur vie ? La question demeure ouverte sur la manière
dont notre société pourrait permettre à ces personnes de créer des liens avec
les autres, d’être mère et de se créer un réseau personnel plus large que celui de
leurs enfants ou des institutions qui essaient de leur venir en aide.
Les prénoms
Si des données sont incomplètes pour les prénoms de sept femmes, la structure
des prénoms des treize autres suit la règle en ce qui concerne la transmission du
premier prénom, Marie, et du second qui reprend le prénom de la marraine.
Concernant le troisième prénom, le prénom usuel, on observe que c’est la mère
qui le détermine pour les onze premières alors que pour les deux autres, c’est le
père qui impose son choix pour ses deux filles Marion et Nancy.
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Si l’on considère l’ensemble des données disponibles, trois particularités
apparaissent. Une première fille a légalement changé son prénom usuel, on
verra pourquoi par la suite. Ensuite, une autre porte deux prénoms composés,
Marie-Jeanne et Marie-Claude, une situation rare (en général lorsqu’on transmet un prénom composé de Marie, on ne transmet Marie qu’une fois) qui a
pour effet de soustraire le premier prénom Marie en l’intégrant aux deuxième
et troisième prénoms. Enfin, deux filles, Mélanie et Marion, portent le prénom
usuel de leur mère comme deuxième prénom. À la naissance de Mélanie, les
deux parents sont trop jeunes pour garder l’enfant et ce sont les parents du
jeune père qui en prennent la charge. Mélanie porte le patronyme paternel et
trois prénoms déterminés par la mère dont son prénom usuel en lieu et place
de celui de la marraine. On peut y voir un marquage du désir de la mère sur
sa fille mais seule l’enquête ethnographique pourrait le dire. Dans le cas de
Marion, première née de la famille, le père refuse la proposition initiale de la
mère de la nommer Marie-Soleil. Insistant pour ce prénom, la mère le modifie
en Marion, pour le rendre acceptable au père. Les autres prénoms de l’enfant
sont Marie, suivi d’un prénom choisi par la grand-mère maternelle et marraine.
Là encore, on peut avancer que n’ayant pu exprimer son désir, la mère ajoute
un quatrième nom, le sien, entre celui de la marraine et le prénom usuel, mais
l’enquête ethnographique manque pour confirmer sa motivation.
L’histoire onomastique dans la famille de Marion fournit d’autres données intéressantes. En effet, alors que la mère n’a pu donner à sa première fille
le prénom qu’elle avait choisi, elle n’a pas non plus pu le faire pour sa deuxième
fille, Nancy, pour qui le père a choisi un prénom à son goût, le prénom de la
mère du père adoptif de son propre père. Alors qu’il n’avait pas complètement
réussi à imposer sa volonté pour la première fille, il a réussi avec la seconde. À
défaut de pouvoir prénommer sa deuxième fille librement, cette mère exprimera
son désir une génération plus tard en transmettant son propre prénom comme
troisième prénom à la fille de cette deuxième fille, une enfant née d’un viol par
un client. L’enfant a donc parmi ses quatre prénoms, celui de Marie, celui de
sa marraine – sœur de sa mère –, celui de sa grand-mère maternelle et, enfin,
celui choisi par sa mère. Ces prénoms placent l’enfant dans une lignée exclusivement maternelle, dans le plus féminin du féminin. Ainsi nommée, l’enfant est
symboliquement investie au maximum des possibilités relationnelles féminines
(en effet, le père n’est pas présent, ni aucun membre de sa famille). Mais plus
encore, la jeune mère réussit à faire consensus autour de la nomination de sa
fille en refusant l’intrusion de sa mère, qui proposait Félicité, et en refusant le
marquage d’un destin de prostituée pour sa fille, Alicia, prénom proposé par
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une amie prostituée. Sans renier sa mère, elle réussit à faire consensus à la fois
avec elle et avec son amie par le choix de Félicia. Par ce prénom, elle affirme
son désir personnel, place l’enfant sur un piédestal de féminité, au point où on
ne se souvient plus qu’il y a eu viol. L’attribution du prénom semble être un
geste de réparation qui agit sur la façon d’être de l’enfant, une façon d’effacer
l’origine de la petite fille et d’éliminer un destin tragique.
Le marquage des prénoms
Cette incursion dans la nomination des enfants conduit à analyser d’autres
pratiques qui révèlent la complexité des subterfuges symboliques des mères
pour s’attacher leurs enfants par les prénoms, particulièrement lorsque ceux-ci
leur sont enlevés par les services sociaux. Marie raconte que lorsque la Direction de la protection de la jeunesse lui a enlevé son petit garçon, elle s’est fait
tatouer le nom de celui-ci sur l’épaule gauche dès le lendemain, « du côté du
cœur, c’était une façon de le garder avec moi », dit-elle avec conviction. Son
tatouage a la forme d’un cœur avec les initiales de son fils au centre, VP, et en
dessous du cœur, une bande sur laquelle est écrit : mon fils.
Eddy fournit au autre exemple. Elle a acheté à un voleur de sacs à main
l’identité de Monique, avec papiers d’identité à l’appui, nom qu’elle utilise
pour se prostituer. Lorsque son fils aîné, Laurent, a six mois (il connaît déjà
Mickey ?) et qu’il tombe gravement malade, la peur de le perdre amène Eddy
à se faire tatouer un Mickey Mouse sur la poitrine par amour pour son petit
garçon qui aime ce personnage de Walt Disney et à transformer son nom de
travail de Monique en Mickey. Elle fait écrire Eddy sur une oreille du Mickey
Mouse et Laurent sur l’autre oreille. Elle explique :
« Alors, c’est ça, je me suis fait tatouer son nom. C’était un principe que j’aimais
le nom d’un homme sur mon corps. Mon fils, pour moi, c’est… c’est l’homme de
ma vie, c’est l’homme que j’ai porté, c’est, c’est… y’est à moi. Il m’a été prêté par
LUI, mais y’est à moi. »
Plusieurs années plus tard, à son tour, ce fils s’est fait tatouer un visage
de femme sur l’épaule droite et inscrire maman à l’occasion d’une prise de jeton
qui marquait sa première année de sobriété. Il accomplissait ainsi une promesse
qu’il lui avait faite, sa mère étant VIH positive. Plus récemment, Eddy a complété le cycle en faisant tatouer le nom de son autre fils Nathaniel sur le cou
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du Mickey Mouse. On est ici dans des milieux extrêmement pauvres et Eddy
commente : « C’est mes hommes, mes enfants, c’est moi qui les ai faits. »
Marquage sur le corps, besoin de fusion. Dans cet exemple, il y a un
travail de création de liens à différents moments de la vie où Eddy situe son fils
comme une personne, « tu es à moi », et lui, en lui pardonnant son abandon,
« tu es ma mère ». Ce faisant, elle le reconnaît comme son fils et il la reconnaît
comme sa mère. Mais si cela contribue à la reconnaissance du lien qui existe
entre eux, cela n’insère pas socialement l’enfant pour autant. La première phase
d’insertion sociale est probablement la reconnaissance légale d’un enfant par sa
mère. Or dans le cas d’Eddy, cela ne l’a pas empêchée de l’abandonner durant son
jeune âge. Plus tard, par ces tatouages, on observe une reconnaissance mutuelle
réparatrice de leur relation, mais qu’on ne peut qualifier d’insertion sociale qui,
elle, ne se fait pas à deux mais par le groupe. Or le réseau des relations propres
à Eddy comme femme prostituée n’est pas de nature à la réaliser.
En somme, s’agissant des prénoms, plusieurs constats s’imposent. On
observe que le nombre et le choix des prénoms qu’elles ont reçus situent toutes
ces femmes sans exception dans la règle culturelle québécoise francophone. De
plus, ces filles ont compris plus ou moins clairement que porter un prénom
choisi par sa mère et différent du sien, c’est être à la fois objet de son désir
et objet de distinction, ce qui peut avoir des effets positifs sur leur façon de
s’investir elles-mêmes. Reconnues par leur mère, mais différentes d’elle, elles
peuvent prétendre conquérir une identité qui leur est personnelle.
Le changement du prénom
Quelles situations entraînent le besoin de changer son prénom ? Dans mon corpus de données, deux situations se présentent. Il y a d’abord celle d’une femme
qui a légalement changé son prénom. Il y a ensuite le choix d’un prénom lié à
la pratique de la prostitution.
Changement légal du prénom
Une des vingt femmes a demandé mon aide pour changer légalement
son prénom. J’ai pu constater l’importance qu’elle accordait à ce changement
d’identité et l’ampleur de sa détermination, qui lui a obtenu l’appui de sa
psychiatre. Elle utilisait déjà dans sa vie courante, depuis une dizaine d’années,
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un nom issu de la modification de son prénom d’origine et ses deux enfants
ne la connaissaient que sous ce prénom. Son argumentation auprès des instances juridiques reposait sur l’utilisation faite de son prénom par son père
incestueux qui a abusé d’elle pendant plusieurs années, violée et mise enceinte.
Ce prénom lui était insupportable et rendait impossible sa guérison. De plus,
pour elle, légaliser son nouveau prénom signifiait régulariser une situation de
fait pour ses enfants. Comme elle souffre de l’hépatite C et qu’elle est VIH
positive, l’idée que ses enfants puissent la découvrir après sa mort sous une
autre identité que celle qu’ils lui connaissaient lui était insupportable comme
si elle leur avait menti toute leur vie. Changer légalement de prénom, dans son
cas, c’était confirmer une nouvelle identité qu’elle avait investie de son désir
personnel. De mes vingt interlocutrices, elle est celle qui a le plus intériorisé
une identité de prostituée en raison des abus sexuels incestueux de son père,
des mots salissants qu’il lui disait dans ces moments-là, du marchandage qu’il
en faisait. Par elle-même, elle est devenue la moins prostituée de toutes. Son
exemple montre qu’il est possible de se construire et de réclamer sa place sans
nécessairement devoir passer par une autre personne intime.
Les noms de travail
Mes données comprennent l’information sur les noms de travail pour
seize de vingt participantes à l’étude. Ce nom de travail se limite à l’usage d’un
prénom et exclut le patronyme. Alors que l’on pourrait croire que toutes les
femmes qui se prostituent changent leur identité, la réalité se révèle toute autre.
Un premier niveau d’analyse par le classement des noms de travail les partage
en trois groupes distincts. Le premier groupe comprend cinq femmes qui ont
conservé leur vrai prénom dans leur pratique de la prostitution. Le deuxième
groupe comprend trois femmes qui ont changé leur prénom mais en conservant
une certaine parenté avec leur prénom d’origine. Le troisième groupe comprend
huit femmes qui ont totalement changé leur prénom.
Certaines femmes utilisent un seul nom de travail pendant toute leur vie
prostitutionnelle, d’autres en utilisent un seul à la fois mais plusieurs successivement et d’autres encore se démultiplient en plusieurs personnages concomitants.
[Remplacer les E chiffre par une
lettre de l’alphabet plutôt]
Comment elles expliquent leurs choix
Les cinq premières femmes, qui ont conservé leur vrai prénom, n’ont qu’une
seule et même explication : elles restent elles-mêmes dans la prostitution :
[208]
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[Noms privés, femmes publiques]
Distribution des noms de travail de prostituées
3e groupe
Changent complètement
leur prénom
1er groupe
Conservent leur
vrai prénom
2e groupe
Altèrent
leur prénom
Vrai prénom
Nom semblable
Nom
esthétique
Usurpation
d’identité
Nom
exotique
5
3
5
1
2
Total 5
Total 3
Total 8
Les données manquent pour quatre femmes
« J’avais pas besoin de prendre une autre identité, c’est moi.» [E619] Pourquoi
je changerais mon nom ? Moi, j’aime mon nom, puis c’est… ! [E16] J’avais pas
envie de me donner une autre personnalité. J’ai jamais changé de nom. J’ai
toujours été …. [E4] Moi j’m’appelais …, mais [je ne disais] pas mon nom de
famille, jamais…. J’aurais pas répondu à un autre nom [que le mien]. [E15] Ça
toujours été mon nom. J’me cache pas ! Ça aurait eu l’air ben trop ridicule… […]
j’aurais eu ben trop peur de me tromper [E18]. »
Pour les huit femmes du troisième groupe, femmes qui ont totalement
changé de prénom, l’explication avancée est le miroir inversé des premières.
Dans leur cas, changer de prénom, c’est être une autre personne :
« T’es plus la même personne, parce que tu changes de nom. Fait que veux,
veux pas, tu changes de personnalité. Parce que moi, quand je dansais, j’avais
une double personnalité. […] Dans le club, j’étais danseuse ; je suis danseuse et
j’ai mon sourire. Mais en dehors du club, je ne suis plus la même, je m’habille
d’une autre façon. »
Celle-ci pousse l’explication d’un cran en donnant l’exemple de ce client
qui, le soir, invite à la chasse une danseuse érotique mais qui se retrouve, le
lendemain, face à une chasseuse !
« Fait que le lendemain, je me suis habillée en fille de bois. Puis quand il m’a
vue, il a dit : “Méchant contraste, toi, t’as pas l’air d’une danseuse !”
J’y dit : “R’garde ! On s’en va-tu là pour danser ou on s’en va là pour la chasse ?”
Y dit : “On s’en va là pour la chasse.
— Ben, garde, je m’habille en chasseuse.”
Il est resté bête, le gars, il est resté bête.» [E20]
19. Numéro d’entretien par souci d’anonymat à cause du type d’information.
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Comment ces huit femmes ont-elles choisi leurs noms de travail ? Pour
cinq d’entre elles, le choix du nouveau nom tient à sa valeur esthétique :
« J’aimais ça Michelle. » Pour la sixième, il tient au fait qu’elle usurpe sa nouvelle identité. D’abord réceptionniste dans une agence d’escortes, elle se fait
offrir de remplacer une « fille » malade, ce qu’elle accepte en accord avec son
conjoint. Elle apprécie l’expérience et continue, poussée par celui-ci. Elle utilise alors les noms des autres filles de l’agence : Bertha, Rose, Vanessa, Brenda,
etc. Plus tard, cette même femme s’achète une nouvelle identité et devient
Monique qu’elle transforme, comme on l’a vu plus haut, en Mickey. Cette
sixième appartient à plusieurs groupes dans le tableau, puis devient comme les
précédentes lorsqu’elle s’investit et se particularise dans Mickey. Les septième
et huitième femmes endossent des noms exotiques pour cadrer avec leur lieu
de prostitution. En effet, la femme prostituée de la rue diffère de l’escorte qui
diffère de la danseuse érotique. Ces deux dernières femmes étaient danseuses
nues lorsqu’elles portaient ces prénoms exotiques, noms qui font plus artistes20,
croient-elles :
« Je prenais des noms qui étaient plutôt rares. Des noms russes, Manouska.
J’avais entendu ça dans un film. […] Y’a eu Aline, ça a été mon premier nom de
danseuse, Mais ça je l’ai lâché vite parce que Aline je me suis fait écœurer par
rapport à la chanson … “Et j’ai crié Aline !” J’ai changé de nom, j’ai dit mon nom
ce sera plus Aline. Ça été Manouska. J’ai gardé Manouska longtemps. [En as-tu
eu d’autres ?] Non. Mais comme là, maintenant, je m’appelle Vanda. [Pourquoi
Vanda ?] Ben, je trouve ça beau. Puis africain aussi un p’tit peu. […] J’aime leur
culture, leurs manières, leur nourriture. […] Parce que j’aime… comme on dit,
j’aime les pays étrangers, j’aime les cultures étrangères [explique la première,
la deuxième mime l’entrée d’une artiste sur scène] “C’est pas n’importe qui, qui
y arrive, attention, c’est Natacha !” ».
Entre le premier groupe de femmes qui conservent leur vrai prénom
et le troisième groupe où les femmes changent complètement de prénom, le
deuxième groupe fait le pont. Ces trois femmes altèrent leur prénom en se
choisissant un prénom qui n’est ni complètement différent du leur, ni totalement le même, un prénom qui veut conserver une proximité avec leur prénom d’origine, une proximité de consonance comme « Annie et Julie, c’est à
peu près pareil. C’est pour ça que j’ai choisi ça », dit la première (E17). Ou
encore : « Marie pis Maggie ça se ressemble. Ça t’éloigne pas trop de mon nom.
C’tait moins compliqué. J’me f ’rais pas appeler Natacha devant l’monde t’sais ! »
20. Les proxénètes exploitent l’idée que la danseuse est une artiste.
[210]
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[Noms privés, femmes publiques]
(E18). Une proximité par un raccourci comme l’explique une troisième qui
passe d’un prénom composé à un prénom simple en n’utilisant que le Marie
de son prénom Marie-Thérèse. Elle s’explique ainsi : « Tu sais, j’me suis dit, ça
sert à quoi de t’inventer un nom long de même, ils t’ont vu là, r’garde ! C’est
pas ton nom qui compte, c’est ton visage. »
Le système de nomination fonctionne à partir du choix des filles ellesmêmes mais il ne s’y limite pas. Dans certaines circonstances, les proxénètes y
contribuent aussi largement :
« Je ne savais pas comment choisir ça un nom. Le gars a dit : “Marie-Ève
conviendrait bien… ton visage est doux… Marie-Ève, c’est doux comme prénom,
tu devrais t’appeler comme ça.” Bof… on y va pour Marie-Ève. » (E2)
Quinze années plus tard, elle utilise toujours ce nom, et plusieurs autres
exemples pourraient être cités.
La personne et le personnage sous le prénom de prostituée
Dans le scénario prostitutionnel, surtout celui de l’agence d’escortes, il n’y a
pas de Paulette. Ce prénom est trop banal et la prostitution ne l’est pas. Sarah
explique :
« Le scénario commence au téléphone par les prénoms. On s’imagine le client
dans sa chambre d’hôtel qui entend des noms qui accrochent… Chanel, Sandra,
Cassandra, Marie-Ève, Sarah… et qui s’imagine une fille terriblement…Ben lui
y s’imagine la fille qui arrive… Entre toi et moi, la fille, elle s’appelle Catherine,
elle a vingt-six ans et deux enfants à nourrir. Tsé, le nom prend beaucoup d’importance. C’est comme pas Catherine qui arrive. J’ai eu dix-neuf ans tout le
temps que j’ai fait de l’escorte ! [rire] Au téléphone, elle a été décrite comme
un personnage érotique, par définition, c’est dans les mœurs et coutumes de la
prostitution. C’est le nom qui donne le reste de la personne. Le prénom prend
beaucoup d’importance. Elle arrive et lui y est sûr qu’a s’appelle Sarah… probablement, je ne sais pas ce qui se passe dans sa tête à lui.. Puis là ça marche
ou ça marche pas, elle est conforme à la description ou elle ne l’est pas, mais
quand ça fait dix fois que le client prend Sarah, il lui forme une personnalité…
Sarah a une attitude, elle aime le vin, elle est… Le nom transforme, Sarah devient une vraie personne !. »(E12)
Mais elle, Sarah, comment se vit-elle ? Son récit parle par lui-même.
À treize ans et en fugue, Sarah est Jessica. D’où lui vient ce nom qui n’est
pas le fruit du hasard mais provient de sa mémoire personnelle ?
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« J’pense que j’aurais aimé ça m’appeler Jessica. C’est un nom doux. Et puis
quand j’étais jeune, une de mes poupées s’appelait Jessica. La poupée que
j’avais reçue en cadeau s’appelait Jessica. Elle avait un espèce de baptistère qui venait avec elle. C’était la grosse mode et puis j’ai continué à l’appeler
Jessica. Puis comme j’te dis, c’est un nom que j’aimais bien… c’est vraiment
inconsciemment qu’à treize ans j’ai… j’aurais pu choisir d’autres noms, mais
j’sais pas c’est vraiment un concours de circonstances. J’avais commencé à
m’appeler Jessica à 12 ans quand je fuguais. On était un peu paranoïaque sur
le fait de s’appeler par nos vrais prénoms et puis ça faisait un peu changer de
personnage. Y’avait un côté très amusant à la chose… Je fréquentais les squats
et tout ça à Montréal. J’avais extrêmement peur d’avouer mon vrai nom, j’avais
peur que la police m’arrête. Ça fait que je disais que je m’appelle Jessica puis
je trouvais que c’était un joli nom aussi ! Et puis les gens t’appellent Jessica, ta
chum t’appelle Jessica, tes amis t’appellent Jessica. Là tu t’appropries un peu
cette personnalité là. »
À dix-neuf ans, Jessica devient Jessy :
« J’sais pas, j’avais dû vieillir. J’trouvais ça plus beau Jessy ou les noms [qui
finissent] en a. J’pense que c’est quand je suis arrivée à Québec, j’avais dixneuf ans. Jessica, j’pense qu’à la longue j’ai quand même trouvé que ça faisait
un peu jeune. Je sais pas si c’est parce que je l’ai porté très jeune mais… Jessy,
j’trouvais que ça faisait jeune femme en vogue là. »
Elle sera Jessy environ trois ans et pendant ces trois années, elle travaille
dans deux agences d’escorte où elle se présente : « Je m’appelle Jessica, appelezmoi Jessy. »
Lorsqu’elle quitte l’escorte pour travailler dans un salon de massage
érotique, elle change de nom :
« Quand j’ai fait du massage je m’appelais tout simplement Sarah [de son vrai
prénom]. J’trouvais que le massage c’était tellement moins intime, c’était juste
de la masturbation, en fait. Pour moi, c’était pas une vraie relation… ben c’est
juste avec les mains hein ? C’était pas avec mon corps… j’trouvais que je me
réappropriais mon corps. Donc pour moi c’était vraiment facile de m’appeler de
mon vrai nom pour faire de la masturbation. »
Ce changement radical s’explique par un changement de vie : elle est
amoureuse, elle est aimée, et la personne aimée ne tolère pas sa prostitution :
« J’étais rendue ailleurs dans ma vie… j’allais à l’école, j’étais en train de me
faire une carrière…oui je me sentais sur le bord… je me sentais sur le bord de
la fin. »
[212]
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[Noms privés, femmes publiques]
À un certain moment, la propriétaire du salon de massage, qui connaissait son passé d’escorte, lui demande « de faire un client ». Avec la complicité
de la propriétaire qui tolère qu’elle transgresse la limite imposée dans les salons
de massages sexuels, elle accepte de répondre aux demandes plus payantes des
clients et progressivement glisse vers des pratiques d’escorte. À la fin de l’année,
elle a perdu sa réputation devant les autres masseuses, quitte le salon de massage
et retourne en agence d’escortes.
Dans cette agence, le proxénète propriétaire fait la promotion d’un type
particulier de prostituée : la prostituée étudiante à l’université qui se prostitue
pour payer ses études. Il a saisi l’importance du prénom :
« Au début, j’avais dit Alexandra [autre nom d’une de ses poupées] puis lui a dit
Alex. Ou bien c’est le contraire, j’me souviens plus tellement. En tous cas, j’sais
que ça pas été long. Ça me frustrait que ce soit lui qui me trouve un nom parce
que moi au début j’avais dit Jessy puis il avait dit non, y trouvait que ça faisait
prostituée pas cher. Ça je m’en souviens. Puis en même temps, après coup ça
m’avait fait du bien. Alex, je trouvais ça vraiment beau. Alex, c’est un plus beau
nom. Je me sentais plus belle avec ce nom-là. C’est fou, hein ? Ça devient une
nouvelle identité. »
Cette jeune femme était engagée sur la voie de sortie de la prostitution. Qu’en est-il maintenant du rapport entre le prénom et la porteuse du
prénom ?
«Y avait-il des conflits entre Alex et toi ? », lui ai-je demandé.
« J’étais écœurée d’Alex et puis je sentais la soupe chaude [avec la personne
que j’aimais]. Un moment donné, c’est devenu mon propre désir de faire autre
chose puis de me réapproprier ma personnalité à moi et de vivre toute seule
dans mon corps. J’ai deux identités, qui s’aiment, se complètent : l’une Sarah, l’autre la putain. Sarah est importante, elle fait des remontrances. Elle a
de l’autorité, pour dire quelque chose. Alex elle, m’a permis de me retrouver,
d’oublier ce qui allait mal. Je me suis attachée à cette femme. Elle est dure
à tuer, tsé. J’ai toujours dit que me préparer, m’habiller en Alex et tout ça,
j’aimais ça. Mais en même temps… mettons que tu tues quelqu’un qui a autant
d’importance…Mais quand tu te réappropries ton corps, tout change ! La façon
que tu vas répondre à ton cellulaire, la façon de t’habiller. À la limite, tout va
changer. »
[213]
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Conclusion [revoir titre niveau 2 ou 3 ?]
Au terme de cette étude où nous avons vu l’importance du nom de famille, du
prénom et du nom de travail dans l’insertion familiale et sociale de femmes qui en
sont venues à se prostituer, nous découvrons d’abord que lorsque ces femmes se
donnent un nom de travail elles respectent la première règle culturelle québécoise
en matière d’attribution du prénom féminin qui est d’avoir un prénom distinctif,
« un nom nouveau ou beau21 ». Ce faisant, elles montrent leur enracinement dans
la culture québécoise où être quelqu’un d’unique est important.
En prostitution, le nom de travail se limite à l’usage du seul prénom.
L’exclusion du patronyme, s’il fait entrer ces femmes dans l’anonymat social,
leur enlève toute appartenance à une famille et à un groupe social. Sans patronyme, ces femmes n’appartiennent plus à personne et ce mécanisme les désigne
comme femmes interchangeables pouvant appartenir à tout le monde. Elles
sont au maximum du public et du danger22.
À travers cette construction d’une identité fictive, certaines d’entre elles
cherchent à se distinguer et à se particulariser en refusant de s’appeler n’importe
comment. Dans ces cas, le nom de travail n’est pas une simple étiquette pour
pratiquer la prostitution mais révèle un geste d’investissement personnel sur
elles-mêmes, le désir d’être quelqu’un, et non pas le désir d’être une prostituée.
Mais cet investissement personnel dans le nouveau prénom et son personnage
les entraîne toutefois à épouser quelque chose de la nouvelle vie dans laquelle
elles entrent, les fait adhérer à une identité de prostituée, les ancre davantage
dans la prostitution. À l’opposé, refuser de s’investir dans un nouveau prénom
manifeste un refus d’investissement dans le personnage de la prostituée, un
refus d’épouser le statut de prostituée. Changer de prénom, c’est changer de
statut. L’usage veut que lorsqu’on change de vie, comme c’est le cas en entrant
en communauté religieuse, on change de nom23. On peut concevoir qu’entrer
dans la prostitution est un changement de vie. Mais peut-on concevoir que
pour certaines femmes, l’entrée dans la prostitution ne soit pas un changement
de vie mais une continuité ?
21. B. Garneau, 1986, p. 48.
22. « Elle est, bien sûr, l’incarnation ultime de la femme anonyme. Les hommes adorent cela. Alors qu’elle en
est à son vingt-quatrième faux nom – dolly, baby, cutie, tarte aux cerises, quel que soit le truc de marketing de
la semaine chez les pornographes – son anonymat dit à l’homme qu’elle n’est personne de réel, que je n’ai pas
à traiter avec elle, elle n’a aucun patronyme, je n’ai pas à me souvenir de qui elle est, elle n’est pas quelqu’un de
particulier pour moi, c’est une incarnation générique de la femme. » A. Dworkin, 1992. page ?
23. Abbé Germain, 1948.
[214]
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[Noms privés, femmes publiques]
À travers leurs noms de travail, c’est la relation que ces femmes et ces
filles entretiennent avec la prostitution que nous découvrons et c’est une typologie des personnes prostituées dans leur rapport à la prostitution qui nous est
offerte. Les cinq femmes qui pratiquent la prostitution en conservant leur vrai
prénom personnel, prénom usuel de leur vie courante, nous ouvrent une porte
sur l’expérience froide, directe, sans artifice et sans décor de la prostitution dans
sa définition élémentaire : l’échange de sexe pour de l’argent sans égard à leurs
besoins et à leurs désirs et sans engagement émotif ou relationnel de la part
du « client », l’expression de la plus grande pauvreté personnelle, l’expression
d’un mode de survie. Les onze autres femmes, qui pratiquent la prostitution
en dissimulant leur identité sous l’usage d’un pseudonyme ou nom de travail,
se partagent en deux catégories : celle de femmes qui pratiquent la prostitution
sans investir le personnage incarné par le nouveau nom et celle de femmes qui la
pratiquent en s’investissant dans le personnage créé par la nouvelle identité.
Ces résultats ouvrent des voies pour favoriser la réinsertion sociale de ces
femmes. D’abord, pour celles du premier type, si c’est ce qu’elles souhaitent
pour elles-mêmes, en leur montrant l’importance de redevenir elles-mêmes et
de refuser le désir des autres sur elles. Dans le même sens, on peut imaginer que
celles du troisième type, qui ont totalement changé de nom, qui épousent et qui
habitent un personnage, doivent abandonner ce personnage pour faire demitour vers elles-mêmes et découvrir leur véritable personnalité. Quant à celles
du deuxième type, qui se dissimulent derrière un nom de travail, elles doivent
identifier leurs raisons de se prostituer pour travailler à leur résolution. Dans
tous les cas, rien n’est possible sans leur désir personnel sur elles-mêmes. Pour en
sortir, il faut vouloir quitter la prostitution et trouver une alternative, la réalité
étant qu’on peut aussi pratiquer la prostitution et ne pas vouloir en sortir.
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Martin Dufresne, Pouvoir et violence sexiste. Sisyphe 2007. revoir
présentation ne mettre qu’une
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GARNEAU Brigitte, « Identité et noms
de personnes à Bois-Vert (Qué-
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