La motivation des arrêts d`assises
Transcription
La motivation des arrêts d`assises
Version pré-print – pour citer cet article : La motivation des arrêts d’assises, une loi pour mettre fin à la résistance des juges français, Rev. Pénit. 2011-4, p. 889 La motivation des arrêts d’assises : une loi pour mettre fin à la résistance des juges français. Etienne Vergès, Professeur à l’Université de Grenoble, membre de l’Institut universitaire de France Cass crim 15 juin 2011 (deux arrêts), pourvois n°09-87.135 FP-P+B+R+I ; et n°10-80.508 FP-P+B+R+I Cons. const., déc. 1er avr. 2011, n° 2011-113/115 QPC La motivation des arrêts d’assises est une vieille question qui anime le débat doctrinal1. Régulièrement, la Cour de cassation est saisie de pourvois dirigés contre des arrêts d’assises considérés comme insuffisamment motivés. En 1996, la Cour de cassation tranchait avec netteté ce contentieux en affirmant que « l'ensemble des réponses, reprises dans l'arrêt de condamnation, qu'en leur intime conviction, magistrats et jurés ont donné aux questions posées conformément à l'arrêt de renvoi, tient lieu de motifs aux arrêts de la cour d'assises statuant sur l'action publique ; Que sont ainsi satisfaites les dispositions de l'article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, sur l'exigence d'un procès équitable, dès lors que sont assurés l'information préalable des charges fondant l'accusation, le libre exercice des droits de la défense et la garantie de l'impartialité des juges » . La position française ne fut pas profondément remise en cause par la Cour européenne des droits de l’homme, mais les juges strasbourgeois ont apporté des réserves vis-à-vis de la motivation restreinte des arrêts d’assises. Plusieurs arrêts furent rendus en la matière et la CEDH opéra une synthèse de sa jurisprudence dans son arrêt Taxquet c/ Belgique2. Elle établit deux règles complémentaires. D’un côté, elle affirma que « la Convention ne requiert pas que les jurés donnent les raisons de leur décision et que l'article 6 ne s'oppose pas à ce qu'un accusé soit jugé par un jury populaire même dans le cas où son verdict n'est pas motivé ». D’un autre côté, elle ajouta que « l'accusé doit être à même de comprendre le verdict qui a été rendu » (§90). Au regard de cette position, la France se trouvait dans une situation incertaine. Certes, la motivation spécifique des arrêts d’assises n’était pas remise en cause dans son principe, mais dans chaque affaire criminelle, le risque était pris que l’accusé n’ait pas été à même de comprendre un verdict à la seule lecture de la réponse aux questions. Dans une première période jurisprudentielle, la Commission européenne des droits de l’homme et la CEDH avait pu faire preuve d’une certaine compréhension. 1 Cf. par ex. B. Fayolle, « La procédure criminelle entre permanence et réforme », in Association française pour l’histoire de la justice, La cour d’assises, bilan d’un héritage démocratique, Paris, La documentation française, 2001, p. 88 ; ou plus récemment, Ch. Guéry « Peut-on motiver l'intime conviction ? », JCP G, 2011, p. 53. 2 CEDH, Gde ch., 16 nov. 2010, n° 926/05, Taxquet c/ Belgique : Procédures 2009, comm. 172. Ainsi, dans l’affaire R. c. Belgique3, la Commission avait jugé que la liste des questions posées au jury, dont certaines étaient issues de la défense et d’autres de l’accusation, constituait une « trame sous-tendant la décision ». Dans le même esprit, il ressortait de la décision Papon c. France4 que les 768 questions posées par le président de la Cour d'assises constituaient une trame qui « compensait adéquatement l'absence de motivation des réponses du jury ». En revanche, lorsque les questions posées ne permettaient pas de comprendre la décision, la CEDH a retenu la violation de l’article 6§1 de la Convention EDH. Tel fut le cas dans l’affaire Taxquet c/ Belgique précitée. L’arrêt d’assises concernait huit accusés. Trente-deux questions furent posées au jury et seulement quatre le concernait. Cette courte liste de questions « laconiques et identiques pour tous les accusés » ne se référait pas à des circonstances de fait concrètes, qui auraient permis de comprendre la condamnation. Il ne ressortait donc pas de cet arrêt « des informations suffisantes quant à son implication dans la commission des infractions qui lui étaient reprochées ». On mesure ici l’appréciation in concreto du respect ou de la violation de l’article 6§1 de la Convention EDH. Le Code de procédure pénale exposait donc la France à de possibles condamnations et ouvrait une large voie aux recours devant la Cour de Strasbourg. Dans ce contexte, la Cour de cassation saisit le Conseil constitutionnel de deux QPC par des arrêts du 21 et du 25 janvier 2011. Sa décision fut rendue le 1er avril 2011 et elle se démarquait assez nettement de la jurisprudence européenne. Dans cette affaire, les requérants ont invoqué, entre autre, une méconnaissance du principe de motivation des décisions de justice. Le Conseil constitutionnel n’élève pas le principe de la motivation au rang des principes constitutionnels, mais il considère tout de même que « l'obligation de motiver les jugements et arrêts de condamnation constitue une garantie légale » de l’exigence constitutionnelle selon laquelle la procédure pénale doit exclure l’arbitraire (cons. 11). Il en déduit que « l'absence de motivation en la forme ne peut trouver de justification qu'à la condition que soient instituées par la loi des garanties propres à exclure l'arbitraire ». En d’autres termes, le principe de motivation peut être écarté si d’autres garanties permettent d’exclure l’arbitraire et d’atteindre ainsi l’objectif constitutionnel. Le Conseil examine ensuite l’ensemble des garanties dont bénéficie l’accusé. Il relève que le principe de l’oralité des débats et de continuité entre les débats et le délibéré « assurent que les magistrats et les jurés ne forgent leur conviction que sur les seuls éléments de preuve et les arguments contradictoirement débattus ». Le Conseil constate ensuite qu’en vertu du Code de procédure pénale (art. 349), chaque fait spécifié dans la décision de mise en accusation doit faire l’objet d’une question. Par ailleurs, la défense a le droit de demander que la liste des questions soit complétée. Toujours selon le Conseil, le président de la Cour d’assises doit veiller à ce que les questions posées à la Cour « soient claires, précises et individualisées ». Enfin, les modalités des délibérations imposent qu’une décision défavorable à l’accusé soit acquise à la majorité absolue des jurés. De cet ensemble de considérations éparses, le Conseil en déduit que la Cour d’assises ne détient pas de pouvoir arbitraire pour condamner un accusé. 3 4 Com. EDH, 30 mars 1992, R. c. Belgique, no 15957/90, Décisions et rapports (DR) 72). CEDH 15 nov. 2001, Papon c. France, requ. n°54210/00. L’analyse proposée par le Conseil constitutionnel diffère de celle de la CEDH. Le premier vérifie que le verdict rendu par la Cour d’assises n’est pas arbitraire. De son côté, la CEDH exige que le verdict soit compris par la personne condamnée. Il s’agit de deux approches très différentes. Les principes qui permettent d’évincer l’arbitraire ne concourent pas à la compréhension de la décision. Tel est le cas de l’oralité des débats, du principe de continuité, des règles relatives aux votes etc. Par ailleurs, l’exigence constitutionnelle de questions « claires, précises et individualisées » résulte du seul pouvoir du Président, et non d’une disposition du Code de procédure pénale. En rejetant la QPC, le juge constitutionnel a laissé perdurer l’exposition de la France à une possible condamnation européenne. Tirant les conséquences de cette décision de conformité, la Cour de cassation a logiquement repris cette ligne jurisprudentielle dans deux arrêts rendus le 15 juin 2011. Saisie de pourvois contre des arrêts d’assises, elle a pu les rejeter en affirmant « dès lors qu’ont été assurés l’information préalable sur les charges fondant la mise en accusation, le libre exercice des droits de la défense ainsi que le caractère public et contradictoire des débats, il a été satisfait aux exigences conventionnelles et légales invoquées ». Pourtant, l’un de ces pourvois invoquait « l’absence de considérations de fait lui permettant de comprendre les raisons concrètes pour lesquelles il a été répondu positivement aux questions ». L’auteur du pourvoi se prévalait de la jurisprudence Taxquet c. Belgique qui prohibe la formulation de questions vagues et abstraites. Pour se conformer à la jurisprudence européenne, la Cour de cassation aurait dû constater qu’en l’espèce, les questions n’étaient ni vagues ni abstraites. Elle aurait alors suivi le raisonnement de l’arrêt Taxcquet. Au contraire, elle a proposé un raisonnement in abtracto validant en toutes circonstances la procédure pénale française. La position de la Cour de cassation était délicate. Ayant soulevé la QPC, elle pouvait se sentir liée par la décision du Conseil constitutionnel. Mais d’un autre côté, rien ne l’empêchait d’invoquer la Convention EDH et la jurisprudence de la CEDH pour se démarquer du juge constitutionnel et adopter une position de défiance vis-à-vis de la législation française, comme elle avait pu le faire à plusieurs reprises en 2010 et 2011 à propos de la garde à vue5. Mais en matière de motivation des arrêts d’assises, la situation était moins nette qu’au regard de la garde à vue. La CEDH admet l’absence de motivation à condition que le condamné puisse comprendre les raisons qui ont conduit à sa condamnation. Le droit français n’était donc pas textuellement contraire à la Convention, mais son application pouvait déboucher sur une violation de l’article 6§1. La résistance des juges français était unanime et la situation était bloquée. Le législateur devait prendre ses responsabilités pour éviter que les condamnations retentissantes prononcées en matière de garde à vue ne s’étendent à la procédure d’assises6. C’est ce qui fut fait grâce à la loi n° 2011-939 du 10 août 2011 sur la 5 Cass. crim. 19 oct. 2010 et Cass. ass. plén. 15 avr. 2011. Pour un aperçu de l’évolution historique de cette jurisprudence. Cf. par ex. E. Vergès, Procédure pénale, 3ème éd. Litec, 2011, n°277. 6 On fait allusion ici notamment à l’arrêt Moulin c. France ayant valu une condamnation de la France pour le rôle joué par le ministère public durant la garde à vue. CEDH, 23 nov. 2010, Moulin c. France, Requête no 37104/06. participation des citoyens au fonctionnement de la justice pénale et le jugement des mineurs. Cette loi a apporté des modifications substantielles à la procédure devant la Cour d’assises7. Elle insère dans le Code de procédure pénale un article 265-1 qui constitue une petite révolution, puisque son premier alinéa prévoit que « le président ou l'un des magistrats assesseurs par lui désigné rédige la motivation de l'arrêt ». Cette motivation reprend les éléments à charge qui ont convaincu la Cour d’assises, tels qu’ils résultent des délibérations qui ont précédé le vote. La motivation ne fait pas disparaître la liste des questions et des réponses qui ont résulté du vote. Le Code précise ainsi que la motivation est rédigée dans un document intitulé « feuille de motivation », qui est annexé à la « feuille des questions ». On mesure dans cet alinéa la distinction qui se dessine enfin entre la véritable motivation et la simple réponse aux questions. L’introduction de la motivation des décisions d’assises dans le Code de procédure pénale n’est pas exclusivement due au risque de condamnation par la CEDH. Ce risque avait d’ailleurs été évalué comme faible par les travaux préparatoires de la loi du 10 aout 20118. Le projet de loi s’appuie plutôt sur la compatibilité entre la présence du jury et la motivation des décisions, sur l’existence d’un projet antérieur qui avait été présenté par le garde des Sceaux en 1996 et enfin sur une analyse de droit comparé9. Ainsi, après avoir été longtemps débattu, il semble que le principe de la motivation des décisions d’assises ait été consacré sans difficulté majeure, ni débat politique intense. La position du législateur tranche avec celle des hautes juridictions françaises de façon étonnante. Si l’on compare la situation avec celle de la garde à vue, les choses semblent s’être inversées. A l’égard de la garde à vue, le Conseil constitutionnel et la Cour de cassation avaient emboité le pas de la Cour européenne des droits de l’homme, face à un législateur résistant. A l’inverse, en matière de motivation des arrêts d’assises, le législateur a pris une initiative souhaitable là où il n’était pas contraint par la pression juridictionnelle. Le développement des droits fondamentaux en procédure pénale recèle bien des mystères. 7 Cf. pour une description complète de ces modifications, E. Vergès, « La justice pénale citoyenne : derrière une volonté politique, l’élaboration d’une catégorie juridique », Revue de Sciences Criminelles et de Droit Pénal Comparé, 2011-3, p. 667. 8 Cf. Rapport n° 489 (2010-2011) de M. Jean-René LECERF, fait au nom de la commission des lois du Sénat. 9 Le rapport cite l’exemple de l’Espagne, de l’Allemagne et de la Suisse.