La culture

Transcription

La culture
LA CULTURE
La culture
I. Où commence la culture ?
1
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5
Vous n’en mangerez pas et vous n’y toucherez pas.
La prohibition de l’inceste, une règle universelle.
Passage entre l’ordre de la nature et l’ordre de la culture.
Les exigences de la culture.
La culture : héritage ou transmission ?
la Bible, 15
C. Lévi-Strauss, 15
C. Lévi-Strauss, 16
S. Freud, 17
M. Leiris, 18
II. Quels sont les effets de la culture sur l’individu ?
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Cultiver la terre, cultiver l’esprit.
L’emprise de la culture sur l’individu.
L’amour est un fait culturel.
Sentiments, émotions : des inventions culturelles.
L’homme est fait homme par l’éducation.
Rôle de la famille dans la transmission de la culture.
Que faut-il donc apprendre aux enfants ?
Culture et désir d’agression.
H. Arendt, 21
M. Leiris, 21
J. Lacan, 22
M. Merleau-Ponty, 23
E. Kant, 24
J. Lacan, 24
J.-J. Rousseau, 25
S. Freud, 26
III. Quels sont les obstacles au progrès de la culture ?
L’homme et ses semblables entre attirance et répulsion.
Rejet de la culture de l’autre : culture et barbarie.
La culture lutte sans cesse contre le penchant à l’agression.
Les loisirs : du temps pour la consommation
et non pour la culture.
18 La consommation détruit la culture.
19 Le rôle des « intercesseurs ».
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16
17
12 G LA CULTURE
E. Kant, 28
C. Lévi-Strauss, 29
S. Freud, 29
H. Arendt, 31
A. Finkielkraut, 32
G. Deleuze, 33
La culture
I
Où commence la culture ?
Règles et interdits, les fondements de la culture
L’être humain est un être de culture, c’est-à-dire qu’il se distingue des autres
espèces animales en ce qu’il construit sa propre nature. Ainsi sa nature n’est
pas « naturelle » mais « artificielle », au sens où elle est façonnée, fabriquée,
et transmise, de génération en génération. L’homme ne se contente donc pas
de suivre « sa » nature, il l’invente, au sein d’une communauté et il se définit ainsi à partir de son appartenance à une société, à un groupe, à une
famille, qui l’ont précédé. L’homme est donc un animal culturel, car il a une
histoire et il n’est pas déterminé par ses instincts.
Où commence alors la culture ? Comment peut-on se représenter l’entrée
dans ce monde de la culture qui est le monde humain ? Comment est signifié cet arrachement à la nature qui symbolise la civilisation ?
Le premier pas, qui nous conduit de la nature à la culture, c’est celui qui nous
amène à nous soumettre à un interdit, à une règle, à un usage, que nous
n’avons pas choisis, mais qui nous sont imposés dès lors que nous nous
détachons de la nature. Cet interdit fondateur a pu être représenté dans la
religion (judaïque et chrétienne) comme une parole de Dieu à ses créatures
( Texte 1), un ordre à ne jamais transgresser. Les recherches anthropologiques
au XXe siècle, c’est-à-dire les travaux sur les mœurs des différents peuples dits
« primitifs », ont permis de formuler là encore cet interdit fondateur grâce à
une découverte inédite. Ainsi l’anthropologue Claude Lévi-Strauss a montré
qu’il y avait un interdit universel, propre à toutes les cultures, quelles que
soient leur histoire, leur appartenance géographique, leur langue, et cet interdit est ce qu’on appelle « la prohibition de l’inceste » ( Texte 2). C’est dire
que ce qui signe notre entrée dans le monde de la culture, c’est un interdit
qui porte sur la sexualité ( Texte 3).
Ainsi, la culture se manifeste comme un ensemble de règles que les sociétés
édictent et à l’aide desquelles elles se définissent. Ces règles sont visibles à
travers les modes de vie qu’elles induisent. La recherche de la beauté, de la
propreté et de l’ordre sont des exigences culturelles qui montrent notre capacité à nous détacher de la nature ( Texte 4). La culture ne comprend donc
pas seulement ce qui nous permet de nous enrichir intellectuellement – d’être
cultivé –, mais elle comprend tout ce qui se transmet (sous forme d’interdits,
de règles, de pratiques) d’une génération à l’autre, dans un groupe donné,
constituant ainsi ce qu’on appelle une tradition ( Texte 5). La culture est la
preuve que nous ne pouvons nous définir en tant qu’être humain à partir de
l’hérédité naturelle et que le signe de notre humanité est l’invention d’un
monde à notre image.
14 G LA CULTURE
I. Où commence la culture ?
1
« Dieu a dit :
vous n’en mangerez pas et vous n’y toucherez pas. »
T
tous deux étaient nus
5
vous n’y toucherez pas
10
15
leurs yeux s’ouvrirent
ous deux étaient nus, l’homme et sa femme, sans se faire
mutuellement honte.
Or le serpent était la plus astucieuse de toutes les bêtes des champs
que le Seigneur Dieu avait faites. Il dit à la femme : « Vraiment ! Dieu
vous a dit : Vous ne mangerez pas de tout arbre du jardin… » La
femme répondit au serpent : « Nous pouvons manger du fruit des
arbres du jardin, mais du fruit de l’arbre qui est au milieu du jardin,
Dieu a dit : Vous n’en mangerez pas et vous n’y toucherez pas afin de
ne pas mourir. » Le serpent dit à la femme : « Non, vous ne mourrez
pas, mais Dieu sait que le jour où vous en mangerez, vos yeux s’ouvriront et vous serez comme des dieux possédant la connaissance de
ce qui est bon et mauvais. »
La femme vit que l’arbre était bon à manger, séduisant à regarder,
précieux pour agir avec clairvoyance. Elle en prit un fruit dont elle
mangea, elle en donna aussi à son mari qui était avec elle et en mangea. Leurs yeux à tous deux s’ouvrirent et ils surent qu’ils étaient nus.
La Bible, La Genèse 2, 3,
Édition du Cerf et Société Biblique de France, 1988,
trad. Œcuménique.
Question
2
Sous quelle forme l’Ancien Testament présente-t-il la première règle de l’histoire de la culture ?
« La prohibition de l’inceste est toujours présente
dans n’importe quel groupe social. »
P
le critérium
de la nature
5
l’appartenance
à la culture
10
artout où la règle se manifeste, nous savons avec certitude être à
l’étage de la culture. Symétriquement, il est aisé de reconnaître
dans l’universel le critérium1 de la nature. Car ce qui est constant
chez tous les hommes échappe nécessairement au domaine des coutumes, des techniques et des institutions par lesquelles leurs groupes
se différencient et s’opposent. […] Posons donc que tout ce qui est
universel, chez l’homme, relève de l’ordre de la nature et se caractérise par la spontanéité, que tout ce qui est astreint à une norme
appartient à la culture et présente les attributs du relatif et du particulier. Nous nous trouvons alors confrontés avec un fait, ou plutôt
un ensemble de faits, qui n’est pas loin, à la lumière des définitions
précédentes, d’apparaître comme un scandale : nous voulons dire cet
ensemble complexe de croyances, de coutumes, de stipulations et
15
La culture
la prohibition
de l’inceste
15
une règle universelle
20
25
d’institutions que l’on désigne sommairement sous le nom de prohibition de l’inceste2. Car la prohibition de l’inceste présente sans la
moindre équivoque, et indissolublement réunis, les deux caractères
où nous avons reconnu les attributs contradictoires de deux ordres
exclusifs : elle constitue une règle, mais une règle qui, seule entre
toutes les règles sociales, possède en même temps un caractère d’universalité. Que la prohibition de l’inceste constitue une règle n’a
guère besoin d’être démontré ; il suffira de rappeler que l’interdiction
du mariage entre proches parents peut avoir un champ d’application
variable selon la façon dont chaque groupe définit ce qu’il entend
par proche parent ; mais cette interdiction, sanctionnée par des
pénalités sans doute variables, et pouvant aller de l’exécution immédiate des coupables à la réprobation diffuse, parfois seulement à la
moquerie, est toujours présente dans n’importe quel groupe social.
Claude LÉVI-STRAUSS, Les Structures élémentaires de la parenté,
p. 8-10, PUF, 1949, © Claude Lévi-Strauss.
1. Critérium ou critère : caractère, signe qui permet de distinguer une chose.
2. Prohibition de l’inceste : interdit portant sur la sexualité entre membres
d’une même famille.
Questions
1. Relevez dans le texte les termes utilisés par l’auteur pour opposer ce qui
relève de la nature et ce qui relève de la culture.
2. Pourquoi la prohibition de l’inceste est-elle une règle à part parmi les
autres règles culturelles ?
Biographie C. Lévi-Strauss ® 284
Repères
Absolu/Relatif • Universel/Particulier • Contingent/Nécessaire ® 286
3
« C’est sur le terrain de la vie sexuelle
que le passage entre la nature et la culture doit s’opérer. »
L
les fins de la vie
sexuelle
5
la réglementation
des rapports entre
les sexes
16 G LA CULTURE
10
a vie sexuelle […] exprime au plus haut point la nature animale
de l’homme, et elle atteste au sein même de l’humanité, la survivance la plus caractéristique des instincts ; en second lieu, ses fins
sont, doublement, à nouveau transcendantes1 : elles visent à satisfaire, soit des désirs individuels dont on sait suffisamment qu’ils sont
parmi les moins respectueux des conventions sociales, soit des tendances spécifiques qui dépassent également, bien que dans un autre
sens, les fins propres de la société. Notons, cependant, que si la réglementation des rapports entre les sexes constitue un débordement de
la culture sur la nature, d’une autre façon la vie sexuelle est, au sein
de la nature, une amorce de la vie sociale : car, parmi tous les instincts, l’instinct sexuel est le seul qui, pour se définir, ait besoin de la
I. Où commence la culture ?
15
le passage entre
les deux ordres
20
stimulation d’autrui. Nous devrons revenir sur ce dernier point ; il
ne fournit pas un passage, lui-même naturel, entre la nature et la culture, ce qui serait inconcevable, mais il explique une des raisons pour
lesquelles c’est sur le terrain de la vie sexuelle, de préférence à tout
autre, que le passage entre les deux ordres peut et doit nécessairement s’opérer. Règle qui étreint ce qui, dans la société, lui est le plus
étranger ; mais, en même temps, règle sociale qui retient, dans la
nature, ce qui est susceptible de la dépasser ; la prohibition de l’inceste est, à la fois, au seuil de la culture, dans la culture, et, en un
sens, […] la culture elle-même.
Claude LÉVI-STRAUSS, Les Structures élémentaires de la parenté,
p. 13-14, PUF, 1949, © Claude Lévi-Strauss.
1. Transcendantes : qui dépassent, qui vont au-delà (ici au-delà des instincts).
Question
Quel rapport peut-on établir entre la vie sexuelle et la vie en société ?
Biographie C. Lévi-Strauss ® 284
Repères
Fin (/Cause) ® 286
4
« Beauté, propreté et ordre occupent
une position particulière parmi les exigences de la culture. »
N
l’utile
5
l’inutile
10
beauté, propreté,
ordre
15
ous reconnaissons donc le niveau de culture d’un pays quand
nous trouvons qu’en lui est entretenu et traité de façon appropriée tout ce qui sert à l’utilisation de la terre par l’homme et à la
protection de celui-ci contre les forces de la nature, donc brièvement
résumé : ce qui lui est utile. […] Mais il nous faut poser encore d’autres exigences à la culture […] nous saluons aussi comme culturel ce
que font les hommes quand nous voyons leur sollicitude se tourner
vers des choses qui ne sont pas du tout utiles et sembleraient plutôt
inutiles […]. Nous remarquons bientôt que l’inutile, dont nous
attendons qu’il soit estimé par la culture, c’est la beauté ; nous exigeons que l’homme de la culture vénère la beauté là où il la rencontre dans la nature et qu’il l’instaure dans des objets, pour autant que
le permet le travail de ses mains. Il s’en faut de beaucoup que nos
revendications envers la culture soient par là épuisées. Nous réclamons encore de voir les signes de la propreté et de l’ordre. […] Toute
espèce de saleté nous semble incompatible avec la culture ; de même
nous étendons au corps humain l’exigence de propreté, nous sommes étonnés d’apprendre quelle mauvaise odeur la personne du RoiSoleil répandait habituellement […]. Bien plus, nous ne sommes pas
17
La culture
20
25
surpris si quelqu’un va jusqu’à ériger l’usage du savon en étalon de la
culture. Il en est de même de l’ordre qui, tout comme la propreté, se
rapporte totalement à l’œuvre de l’homme. […] Le bienfait de l’ordre est tout à fait indéniable, il permet à l’homme une meilleure utilisation de l’espace et du temps tout en ménageant ses forces psychiques. […]
Beauté, propreté et ordre occupent manifestement une position
particulière parmi les exigences de la culture.
Sigmund FREUD, Le Malaise dans la culture,
trad. P. Cotet, R. Lainé, J. Stute-Cadiot, © PUF, « Quadrige », 2002.
Questions
1. Comment l’homme cultivé traite-t-il la nature ?
2. En quel sens notre rapport à notre propre corps est-il de l’ordre de la
culture ?
Biographie S. Freud ® 281
5
« La culture comprend
tout ce qui est socialement hérité ou transmis. »
A
la tradition
5
10
la transmission
15
20
18 G LA CULTURE
lors que la race est strictement affaire d’hérédité, la culture est
essentiellement affaire de tradition, au sens large du terme :
qu’une science, ou un système religieux, soit formellement enseigné
aux jeunes par leurs éducateurs, qu’un usage se transmette d’une
génération à une autre génération, que certaines manières de réagir
soient empruntées sciemment1 ou non par les cadets à leurs aînés,
qu’une technique – ou une mode – pratiquée dans un pays passe à
un autre pays, qu’une opinion se répande grâce à une propagande ou
bien en quelque sorte par elle-même au hasard des conversations,
que l’emploi d’un quelconque engin ou produit soit adopté spontanément ou lancé par des moyens publicitaires, qu’une légende ou un
bon mot circule de bouche en bouche, autant de phénomènes qui
apparaissent indépendants de l’hérédité biologique et ont ceci de
commun qu’ils consistent en la transmission – par la voie du langage, de l’image ou simplement de l’exemple – de traits dont l’ensemble, caractéristique de la façon de vivre d’un certain milieu,
d’une certaine société ou d’un certain groupe de sociétés pour une
époque d’une durée plus ou moins longue, n’est pas autre chose que
la « culture » du milieu social en question. […]
Loin d’être limitée à ce qu’on entend dans la conversation courante quand on dit d’une personne qu’elle est – ou qu’elle n’est
guère – cultivée (c’est-à-dire pourvue d’une somme plus ou moins
riche de connaissances dans les principales branches des arts, des
I. Où commence la culture ?
« Les peintures de visage confèrent d’abord à l’individu sa dignité d’être humain ; elles opèrent le passage de la nature à la culture. »
(Claude LÉVI-STRAUSS, Tristes Tropiques, Plon, 1984). Indiens Kaxinawa d’Amazonie, Acre, Brésil.
25
la culture
30
lettres et des sciences tels qu’ils se sont constitués en Occident), loin
de s’identifier à cette « culture » de prestige qui n’est que l’efflorescence2 d’un vaste ensemble par lequel elle est conditionnée et dont
elle n’est que l’expression fragmentaire, la culture doit être conçue
comme comprenant, en vérité, tout cet ensemble plus ou moins
cohérent d’idées, de mécanismes, d’institutions et d’objets qui
orientent – explicitement ou implicitement – la conduite des membres d’un groupe donné.
Michel LEIRIS, Le Racisme devant la science, p. 213,
© Unesco/Denoël, 1960, reproduit avec la permission de l’Unesco.
1. Sciemment : consciemment.
2. Efflorescence : floraison.
Questions
1. Pourquoi peut-on opposer race et culture ?
2. Qu’est-ce qui relève de l’héritage culturel ?
Biographie M. Leiris ® 283
19
II. Quels sont les effets de la culture sur l’individu ?
6
« Le mot culture renvoie primitivement
au commerce de l’homme avec la nature. »
L
le commerce
de l’homme
avec la nature
5
agriculture et culte
des dieux
10
un esprit cultivé
15
a culture, mot et concept, est d’origine romaine. Le mot
« culture » dérive de colere – cultiver, demeurer, prendre soin,
entretenir, préserver – et renvoie primitivement au commerce de
l’homme avec la nature, au sens de culture et d’entretien de la
nature en vue de la rendre propre à l’habitation humaine. En tant
que tel, il indique une attitude de prendre souci, et se tient en
contraste marqué avec tous les efforts pour soumettre la nature à la
domination de l’homme. C’est pourquoi il ne s’applique pas seulement à l’agriculture mais peut aussi désigner le « culte » des dieux,
le soin donné à ce qui leur appartient en propre. Il semble que le
premier à utiliser le mot pour les choses de l’esprit et de l’intelligence soit Cicéron. Il parle de excolere animum, de cultiver l’esprit,
et de cultura animi1 au sens où nous parlons aujourd’hui encore
d’un esprit cultivé, avec cette différence que nous avons oublié le
contenu complètement métaphorique2 de cet usage.
Hannah ARENDT, La Crise de la culture, p. 271,
trad. Patrick Lévy et alii, © Gallimard, « Folio Essais », 1992.
1. Cultura animi : (latin) culture de l’âme.
2. Métaphorique : imagé.
Question
Quels sont les différents sens du mot « culture » ?
Biographie H. Arendt ® 283
7
« La culture intervient
à tous les niveaux de l’existence individuelle. »
S
la satisfaction des
besoins élémentaires
les règles imposées
par l’usage
5
10
i forte est, d’une manière générale, l’emprise de la culture sur
l’individu que même la satisfaction de ses besoins les plus élémentaires – ceux qu’on peut qualifier de biologiques parce que les
hommes les partagent avec les autres mammifères : nutrition, par
exemple, protection et reproduction – n’échappe jamais aux règles
imposées par l’usage, sauf circonstances exceptionnelles : un Occidental, s’il s’agit d’un individu normal, ne mangera pas de chien à
moins d’être menacé de mourir de faim et, en revanche, beaucoup
de peuples n’auraient que du dégoût pour certains mets dont nous
nous régalons ; un homme quel qu’il soit s’habillera selon son rang
(ou bien selon le rang qu’il voudrait faire passer pour le sien) et la
coutume – ou mode – en l’occurrence primera souvent les considé21
La culture
15
besoins physiques et
impératifs moraux
20
rations pratiques ; dans nulle société, enfin, le commerce sexuel n’est
libre et il existe partout des règles – variables d’une culture à une
autre culture – pour proscrire certaines unions que les membres de
la société envisagée regardent comme incestueuses et, de ce fait,
comme constituant des crimes. […]
La culture intervient donc à tous les niveaux de l’existence individuelle et se manifeste aussi bien dans la façon dont l’homme satisfait
ses besoins physiques que dans sa vie intellectuelle et dans ses impératifs moraux.
Michel LEIRIS, Le Racisme devant la science, p. 218,
© Unesco/Denoël, 1960, reproduit avec la permission de l’Unesco.
Question
Comment la culture transforme-t-elle nos besoins ?
Biographie M. Leiris ® 283
8
« Il ne serait pas question d’amour
s’il n’y avait pas la culture. »
P
la sublimation du
désir
5
l’amour, un fait
culturel
10
our traiter de l’amour comme pour traiter de la sublimation1, il
faut se souvenir de ce que les moralistes2 d’avant Freud […] ont
déjà pleinement articulé et dont il convient que nous ne considérions pas l’acquis comme dépassé, que l’amour est la sublimation du
désir.
Il en résulte que nous ne pouvons pas du tout nous servir de
l’amour comme premier ni comme dernier terme, tout primordial
qu’il se présente dans notre théorisation. L’amour est un fait culturel. Ce n’est pas seulement combien de gens n’auraient jamais aimé s’ils
n’avaient entendu parler de l’amour, comme l’a fort bien articulé La
Rochefoucauld, c’est qu’il ne serait pas question d’amour s’il n’y
avait pas la culture.
Jacques LACAN, Le Séminaire, livre X, L’angoisse, p. 209,
texte établi par J. A. Miller, © Seuil, 2004.
1. Sublimation : processus qui permet à la pulsion sexuelle de viser un but non
sexuel, valorisé par la société (par exemple, la création artistique).
2. Moralistes : écrivains qui traitent des mœurs (au XVIIe siècle, La Bruyère, La
Rochefoucauld…).
Questions
1. Aimer quelqu’un, n’est-ce que le désirer ?
2. Le rapport de l’homme et de la femme relève-t-il de la nature ?
Biographie J. Lacan ® 283
22 G LA CULTURE
« Un baiser qui réinvente
l’amour. »
Gustav KLIMT (1862-1918),
Le Baiser, 1908.
Osterreichische Galerie,
Vienne.
9
« Les sentiments et les conduites passionnelles
sont inventés comme les mots. »
L’
l’usage du corps
5
comportements
naturels /
comportements
culturels
10
15
usage que l’homme fera de son corps est transcendant1 à l’égard
de ce corps comme être simplement biologique. Il n’est pas plus
naturel ou pas moins conventionnel de crier dans la colère ou d’embrasser dans l’amour que d’appeler une table une table. Les sentiments et les conduites passionnelles sont inventés comme les mots.
Même ceux qui, comme la paternité, paraissent inscrits dans le corps
humain sont en réalité des institutions. Il est impossible de superposer chez l’homme une première couche de comportements que l’on
appellerait « naturels » et un monde culturel ou spirituel fabriqué.
Tout est fabriqué ou tout est naturel chez l’homme, comme on voudra dire, en ce sens qu’il n’est pas un mot, pas une conduite qui ne
doive quelque chose à l’être simplement biologique – et qui en même
temps ne se dérobe à la simplicité de la vie animale, ne détourne de
leur sens les conduites vitales, par une sorte d’échappement et par un
génie de l’équivoque qui pourraient servir à définir l’homme.
Maurice MERLEAU-PONTY, Phénoménologie de la perception, p. 220,
© Gallimard, « Tel », 1985.
1. Est transcendant : dépasse, excéde.
Questions
1. Pourquoi peut-on dire « tout est fabriqué ou tout est naturel chez
l’homme » ?
2. Comment peut-on caractériser le rapport de l’homme à son corps ?
Biographie M. Merleau-Ponty ® 284
23
La culture
10
« L’homme n’est que
ce que l’éducation fait de lui. »
L’
être éduqué
5
10
les dispositions
naturelles
de l’homme
15
homme ne peut devenir homme que par l’éducation. Il n’est
que ce que l’éducation fait de lui. Il faut bien remarquer que
l’homme n’est éduqué que par des hommes et par des hommes qui
ont également été éduqués. C’est pourquoi le manque de discipline
et d’instruction que l’on remarque chez quelques hommes fait de
ceux-ci de mauvais éducateurs pour leurs élèves. Si seulement un être
de nature supérieure se chargeait de notre éducation, on verrait alors
ce que l’on peut faire de l’homme. Mais comme l’éducation d’une
part ne fait qu’apprendre certaines choses aux hommes et d’autre
part ne fait que développer chez eux certaines qualités, il est impossible de savoir jusqu’où vont les dispositions naturelles de l’homme.
Si du moins avec l’appui des grands de ce monde et en réunissant les
forces de beaucoup d’hommes on faisait une expérience, cela nous
donnerait beaucoup de lumières pour savoir jusqu’où il est possible
que l’homme s’avance.
Emmanuel KANT, Réflexions sur l’éducation, p. 73-75,
trad. A. Philonenko, © Vrin, 1987.
Questions
1. Par qui l’éducation doit-elle être prise en charge ?
2. Quelle expérience Kant propose-t-il de faire à propos de l’éducation ?
Biographie E. Kant ® 280
11
« La famille joue un rôle primordial
dans la transmission de la culture. »
E
la première
éducation
5
10
24 G LA CULTURE
ntre tous les groupes humains, la famille joue un rôle primordial dans la transmission de la culture. Si les traditions spirituelles, la garde des rites et des coutumes, la conservation des techniques
et du patrimoine lui sont disputées par d’autres groupes sociaux, la
famille prévaut dans la première éducation, la répression des instincts, l’acquisition de la langue justement nommée maternelle. Par
là, elle préside aux processus fondamentaux du développement psychique, à cette organisation des émotions selon des types conditionnés par l’ambiance, […] ; plus largement, elle transmet des structures de comportement et de représentation dont le jeu déborde les
limites de la conscience.
II. Quels sont les effets de la culture sur l’individu ?
Elle établit ainsi entre les générations une continuité psychique
dont la causalité1 est d’ordre mental.
une continuité
psychique
entre générations
Jacques LACAN, « Les complexes familiaux dans la formation de l’individu »,
in Autres Écrits, p. 24-25, © Seuil, « Champ freudien », 2001.
1. Causalité : principe de production d’un effet à partir d’une cause. La causalité mentale ou psychique s’oppose à la causalité biologique.
Question
En quel sens la famille initie-t-elle l’enfant à la culture ?
Biographie J. Lacan ® 283
12
« Qu’ils apprennent ce qu’ils doivent faire étant hommes,
et non ce qu’ils doivent oublier. »
S
la culture des sciences
5
10
les qualités morales
l’apprentissage
de l’humanité
15
i la culture des sciences est nuisible aux qualités guerrières, elle
l’est encore plus aux qualités morales. C’est dès nos premières
années qu’une éducation insensée orne notre esprit et corrompt
notre jugement. Je vois de toutes parts des établissements immenses,
où l’on élève à grands frais la jeunesse pour lui apprendre toutes choses, excepté ses devoirs. Vos enfants ignoreront leur propre langue,
mais ils en parleront d’autres qui ne sont en usage nulle part ; ils sauront composer des vers qu’à peine ils pourront comprendre ; sans
savoir démêler l’erreur de la vérité, ils possèderont l’art de les rendre
méconnaissables aux autres par des arguments spécieux1 ; mais ces
mots de magnanimité, d’équité, de tempérance, d’humanité, de courage, ils ne sauront ce que c’est ; ce doux nom de patrie ne frappera
jamais leur oreille ; […]. Je sais qu’il faut occuper les enfants, et que
l’oisiveté est pour eux le danger le plus à craindre. Que faut-il donc
qu’ils apprennent ? Voilà certes une belle question ! Qu’ils apprennent ce qu’ils doivent faire étant hommes, et non ce qu’ils doivent
oublier.
Jean-Jacques ROUSSEAU, Discours sur les sciences et les arts, p. 67-68,
Gallimard, « Folio », 1987.
1. Spécieux : qui a une apparence de vérité et de justice.
Questions
1. Pourquoi la culture des sciences est-elle, selon Rousseau, nuisible aux
qualités morales ?
2. Que faut-il que les enfants apprennent selon vous ?
Biographie J.-J. Rousseau ® 279
25
La culture
13
« La culture maîtrise
le dangereux désir d’agression de l’individu. »
D
l’inhibition de
l’agression
5
10
le surmoi
15
la culpabilité
20
e quels moyens la culture se sert-elle pour inhiber, rendre inoffensive, peut-être mettre hors circuit, l’agression qui s’oppose
à elle ? Nous avons déjà appris à connaître quelques-unes de ces
méthodes, mais pas encore celle qui apparemment est la plus importante. Nous pouvons l’étudier sur l’histoire du développement de
l’individu. Que se passe-t-il chez lui pour rendre inoffensif son plaisir-désir d’agression ? Quelque chose de très remarquable, que nous
n’aurions pas deviné et qui cependant est à portée de la main.
L’agression est introjectée1, intériorisée, mais à vrai dire renvoyée
d’où elle est venue, donc retournée sur le moi propre. Là, elle est
prise en charge par une partie du moi qui s’oppose au reste du moi
comme surmoi2, et qui, comme conscience morale, exerce alors
contre le moi cette même sévère propension3 à l’agression que le moi
aurait volontiers satisfaite sur d’autres individus, étrangers. La tension entre le surmoi sévère et le moi qui lui est soumis, nous l’appelons conscience de culpabilité ; elle se manifeste comme besoin de
punition. La culture maîtrise donc le dangereux plaisir-désir d’agression de l’individu en affaiblissant ce dernier, en le désarmant et en le
faisant surveiller par une instance située à l’intérieur de lui-même,
comme par une garnison occupant une ville conquise.
Sigmund FREUD, Le Malaise dans la culture, chap. VII, p. 67,
trad. P. Cotet, R. Lainé, J. Stute-Cadiot, © PUF, « Quadrige », 2002.
1. Introjectée : projetée à l’intérieur du psychisme.
2. Surmoi : instance psychique qui juge le moi.
3. Propension : penchant.
Questions
1. Comment le désir d’agression de l’individu est-il domestiqué par la culture ?
2. Quelle est la fonction de la conscience morale selon Freud ?
Biographie S. Freud ® 281
26 G LA CULTURE
La culture
III
Quels sont les obstacles
au progrès de la culture ?
Violence, concurrence, marchandisation
La culture est donc ce qui permet à l’homme de progresser et de se conformer à des idéaux qu’il choisit. Mais ce cheminement de la nature à la
culture n’est pas sans obstacles. L’individu oppose une résistance aux
contraintes que la culture veut lui imposer. De plus, l’évolution des sociétés modernes, sous l’emprise du progrès technique et économique, semble
mettre en péril les modalités de la culture qui ne répondent pas aux critères de l’efficacité et de l’utilité.
Dans quelle mesure la culture est-elle alors menacée ? Bien que les hommes
s’efforcent de se supporter les uns les autres, la violence ressurgit sans cesse.
Comment apprivoiser cette agressivité inhérente au psychisme ?
Par ailleurs, la concurrence et la marchandisation, induites par les impératifs de la logique économique du monde occidental moderne, ne font-elles
pas barrage à l’émergence de préoccupations artistiques, intellectuelles,
éthiques ?
Kant montre que « l’insociable sociabilité » de l’homme est utilisée par le
processus culturel lui-même en poussant les hommes à surmonter leur
paresse pour l’emporter sur leurs pairs ( Texte 14). L’insociabilité se tourne
alors en direction de l’étranger, de celui qui a des mœurs différentes des
miennes ( Texte 15).
Pour que la culture puisse véritablement « progresser », il faut qu’elle comprenne une dimension morale, sans laquelle la notion de progrès devient
purement utilitariste. ( Texte 3, Bac La culture, p. 87). Faire de l’amour du
prochain un devoir est le moyen que la religion chrétienne a trouvé pour
détourner les pulsions agressives spontanément présentes chez chacun
( Texte 16).
D’autres obstacles propres à notre époque se manifestent. Dans le monde
contemporain, la culture semble s’effacer peu à peu pour céder la place au
loisir ( Texte 17). L’individu postmoderne confond liberté et pulsion consommatrice ( Texte 18). La transmission de la culture ne peut avoir lieu que si
la création se perpétue. Ceux que Deleuze appelle « les intercesseurs », ce
sont ces individus, ces créateurs, qui nous font penser et nous permettent de
créer quelque chose à notre tour ( Texte 19).
27
La culture
14
« L’homme a un penchant à s’associer, mais il manifeste
aussi une grande propension à se détacher (s’isoler). »
L
l’antagonisme
des dispositions
l’insociable sociabilité
5
10
15
de la grossièreté
à la culture
20
25
e moyen dont la nature se sert pour mener à bien le développement
de toutes ces dispositions est leur antagonisme1 au sein de la Société,
pour autant que celui-ci est cependant en fin de compte la cause d’une
ordonnance régulière de cette Société. – J’entends ici par antagonisme
l’insociable sociabilité des hommes, c’est-à-dire leur inclination à
entrer en société, inclination qui est cependant doublée d’une répulsion générale à le faire, menaçant constamment de désagréger cette
société. L’homme a un penchant à s’associer, car dans un tel état, il se
sent plus qu’homme par le développement de ses dispositions naturelles. Mais il manifeste aussi une grande propension à se détacher
(s’isoler), car il trouve en même temps en lui le caractère d’insociabilité qui le pousse à vouloir tout diriger dans son sens ; et de ce fait,
il s’attend à rencontrer des résistances de tous côtés, de même qu’il
se sait par lui-même enclin à résister aux autres. C’est cette résistance
qui éveille toutes les forces de l’homme, le porte à surmonter son
inclination à la paresse, et, sous l’impulsion de l’ambition, de l’instinct de domination ou de cupidité, à se frayer une place parmi ses
compagnons qu’il supporte de mauvais gré, mais dont il ne peut se
passer. L’homme a alors parcouru les premiers pas, qui de la grossièreté le mènent à la culture dont le fondement véritable est la valeur
sociale de l’homme ; c’est alors que se développent peu à peu tous les
talents, que se forme le goût, et que même, cette évolution vers la
clarté se poursuivant, commence à se fonder une forme de pensée
qui peut avec le temps transformer la grossière disposition naturelle
au discernement moral2 en principes pratiques déterminés3.
Emmanuel KANT,
« Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique », p. 31-32,
in La Philosophie de l’histoire (opuscules), trad. S. Piobetta,
© Aubier, 1986.
1. Antagonisme : opposition.
2. Discernement moral : faculté de distinguer le bien du mal.
3. Principes pratiques déterminés : principes moraux issus de la raison.
Questions
1. Qu’est-ce que Kant appelle « l’insociable sociabilité » des hommes ?
2. Comment l’homme surmonte-t-il son inclination à la paresse ?
Biographie E. Kant ® 280
Repères
Cause (/Fin) ® 286
28 G LA CULTURE
III. Quels sont les obstacles au progrès de la culture ?
15
« On préfère rejeter hors de la culture
ce qui ne se conforme pas à la norme sous laquelle on vit. »
L’
la réapparition
d’une attitude
ancienne
5
la traduction d’une
répulsion
10
barbare et sauvage
15
hors de la culture,
dans la nature
20
attitude la plus ancienne, et qui repose sans doute sur des fondements psychologiques solides puisqu’elle tend à réapparaître
chez chacun de nous quand nous sommes placés dans une situation
inattendue, consiste à répudier purement et simplement les formes
culturelles : morales, religieuses, sociales, esthétiques, qui sont les
plus éloignées de celles auxquelles nous nous identifions. « Habitudes de sauvages », « cela n’est pas de chez nous », « on ne devrait pas
permettre cela », etc., autant de réactions grossières qui traduisent ce
même frisson, cette même répulsion, en présence de manières de
vivre, de croire ou de penser qui nous sont étrangères. Ainsi l’Antiquité confondait-elle tout ce qui ne participait pas de la culture grecque (puis gréco-romaine) sous le même nom de barbare ; la civilisation occidentale a ensuite utilisé le terme de sauvage dans le même
sens. Or derrière ces épithètes se dissimule un même jugement : il est
probable que le mot barbare se réfère étymologiquement à la confusion et à l’inarticulation du chant des oiseaux, opposées à la valeur
signifiante du langage humain ; et sauvage, qui veut dire « de la
forêt », évoque aussi un genre de vie animale, par opposition à la culture humaine. Dans les deux cas, on refuse d’admettre le fait même
de la diversité culturelle ; on préfère rejeter hors de la culture, dans
la nature, tout ce qui ne se conforme pas à la norme sous laquelle on
vit.
Claude LÉVI-STRAUSS, Race et Histoire, p. 19-20,
Gallimard, « Folio Essais », 1987, © Denoël.
Question
Pourquoi est-il difficile d’admettre le fait même de la diversité culturelle ?
Biographie C. Lévi-Strauss ® 284
16
« L’existence de ce penchant à l’agression est le facteur
qui perturbe notre rapport au prochain. »
L
le penchant
à l’agression
5
a part de réalité effective cachée derrière tout cela et volontiers
déniée, c’est que l’homme n’est pas un être doux, en besoin
d’amour, qui serait tout au plus en mesure de se défendre quand il
est attaqué, mais qu’au contraire il compte aussi à juste titre parmi
ses aptitudes pulsionnelles1 une très forte part de penchant à l’agression. En conséquence de quoi le prochain n’est pas seulement pour
29
La culture
10
15
la culture menacée
de désagrégation
20
le commandement
de l’idéal :
aimer le prochain
comme soi-même
25
lui un aide2 et un objet sexuel possibles, mais une tentation, celle de
satisfaire sur lui son agression, d’exploiter sans dédommagement sa
force de travail, de l’utiliser sexuellement sans son consentement, de
s’approprier ce qu’il possède, de l’humilier, de lui causer des douleurs, de le martyriser et de le tuer. Homo homini lupus3 ; qui donc,
d’après toutes les expériences de la vie et de l’histoire, a le courage de
contester cette maxime ? […]
L’existence de ce penchant à l’agression que nous pouvons ressentir en nous-mêmes, et présupposons à bon droit chez l’autre, est le
facteur qui perturbe notre rapport au prochain et oblige la culture à
la dépense qui est la sienne. Par suite de cette hostilité primaire des
hommes les uns envers les autres, la société de culture est constamment menacée de désagrégation4. […] Il faut que la culture mette
tout en œuvre pour assigner des limites aux pulsions d’agression des
hommes, pour tenir en soumission leurs manifestations par des formations réactionnelles psychiques5. De là donc la mise en œuvre de
méthodes qui doivent inciter les hommes à des identifications6 et à
des relations d’amour inhibées quant au but7, de là la restriction de
la vie sexuelle et de là aussi ce commandement de l’idéal : aimer le
prochain comme soi-même, qui se justifie effectivement par le fait
que rien d’autre ne va autant à contre-courant de la nature humaine
originelle.
Sigmund FREUD, Le Malaise dans la culture, p. 54-55,
trad. P. Cotet, R. Lainé, J. Stute-Cadiot, © PUF, « Quadrige », 2002.
1. Aptitudes pulsionnelles ou « pulsions ».
2. Un aide : un auxiliaire.
3. « L’homme est un loup pour l’homme », Freud cite ici une phrase du philosophe anglais Thomas Hobbes (XVIIe siècle) empruntée à l’auteur latin Plaute.
4. Désagrégation : séparation de parties associées.
5. Formations réactionnelles psychiques : processus de défense contre certains
désirs inconscients.
6. Identifications : processus permettant aux hommes de se rendre semblables
les uns aux autres.
7. Relations d’amour inhibées quant au but : relations affectives n’aboutissant
pas à la satisfaction de la pulsion sexuelle (exemple : l’amitié).
Questions
1. Aimons-nous naturellement notre prochain ?
2. Comment la culture parvient-elle à limiter les pulsions d’agression des
hommes ?
Biographie S. Freud ® 281
Repères
Possible (/Nécessaire/Contingent) ® 286
30 G LA CULTURE
III. Quels sont les obstacles au progrès de la culture ?
17
« La société de masse ne veut pas la culture
mais les loisirs. »
L
la consommation
des loisirs
5
10
15
le processus
biologique de la vie
20
les objets culturels /
les biens de
consommation
25
a société de masse […] ne veut pas la culture mais les loisirs
(entertainment), et les articles offerts par l’industrie des loisirs,
sont bel et bien consommés par la société, même s’ils ne sont peutêtre pas aussi nécessaires à sa vie que le pain et la viande. Ils servent,
comme on dit, à passer le temps, et le temps vide qui est ainsi passé
n’est pas, à proprement parler, le temps de l’oisiveté – c’est-à-dire le
temps où nous sommes libres de tout souci et activité nécessaires de
par le processus vital, et, par là, libres pour le monde et sa culture ;
c’est bien plutôt le temps de reste, encore biologiquement déterminé
dans la nature, qui reste après que le travail et le sommeil ont reçu
leur dû. Le temps vide que les loisirs sont supposés remplir est un
hiatus1 dans le cycle biologiquement conditionné du travail – dans
le « métabolisme2 de l’homme avec la nature », comme dit Marx.
Avec les conditions de vie modernes, ce hiatus s’accroît constamment ; il y a de plus en plus de temps libéré à remplir avec les loisirs,
mais ce gigantesque accroissement de temps vide ne change pas la
nature du temps. Les loisirs, tout comme le travail et le sommeil,
font irrévocablement partie du processus biologique de la vie. Et la
vie biologique est toujours, au travail ou au repos, engagée dans la
consommation ou dans la réception passive de la distraction, un
métabolisme qui se nourrit des choses en les dévorant. Les commodités qu’offre l’industrie des loisirs ne sont pas des « choses », des
objets culturels, dont l’excellence se mesure à leur capacité de soutenir le processus vital et de devenir des appartenances permanentes
du monde, et on ne doit pas les juger d’après ces critères ; ce ne sont
pas davantage des valeurs qui existent pour être utilisées et échangées ; ce sont des biens de consommation, destinés à être usés jusqu’à
épuisement, juste comme n’importe quel autre bien de consommation.
Hannah ARENDT, La Crise de la culture, p. 262-264,
trad. Patrick Lévy et alii © Gallimard, « Folio Essais », 1992.
1. Hiatus : une lacune.
2. Métabolisme : échange énergétique.
Questions
1. Le temps de l’oisiveté est-il identique au temps des loisirs ?
2. Pourquoi Hannah Arendt oppose-t-elle les loisirs et la culture ?
Biographie H. Arendt ® 283
Repères
Nécessaire (/Contingent/Possible) ® 286
31
La culture
18
« La logique de la consommation
détruit la culture. »
un patrimoine
spirituel
immédiatement
disponible
la logique de la
consommation
C
5
10
15
la liberté
de l’individu
postmoderne
ertes, les individus ne sont pas privés de connaissances : on
peut dire, à l’inverse, qu’en Occident et pour la première fois
dans l’histoire, le patrimoine spirituel de l’humanité est intégralement et immédiatement disponible. L’entreprise artisanale des Encyclopédistes1 ayant été relayée par les livres de poche, les vidéocassettes et les banques de données, il n’existe plus d’obstacle matériel à la
diffusion des Lumières2. Or, au moment où la technique, par télévision et par ordinateurs interposés, semble pouvoir faire entrer tous
les savoirs dans tous les foyers, la logique de la consommation
détruit la culture. Le mot demeure mais vidé de toute idée de formation, d’ouverture au monde, de soin de l’âme. C’est désormais le
principe de plaisir3 – forme postmoderne4 de l’intérêt particulier –
qui régit la vie spirituelle. Il ne s’agit plus de constituer les hommes
en sujets autonomes, il s’agit de satisfaire leurs envies immédiates, de
les divertir au moindre coût. Conglomérat5 désinvolte de besoins
passagers et aléatoires, l’individu postmoderne a oublié que la liberté
était autre chose que le pouvoir de changer de chaîne, et la culture
elle-même davantage qu’une pulsion inassouvie.
Alain FINKIELKRAUT, La Défaite de la pensée, p. 165-166,
© Gallimard, « Folio Essais », 1995.
1. Encyclopédistes : auteurs de l’Encyclopédie, dictionnaire des sciences et des
arts, au XVIIIe siècle en France (Diderot, D’Alembert, Rousseau…).
2. Lumières (XVIIIe siècle) : savoir issu de la raison par opposition à l’obscurantisme religieux.
3. Principe de plaisir (concept inventé par Freud) : principe selon lequel le psychisme évite le déplaisir et recherche le plaisir.
4. Forme postmoderne : forme contemporaine.
5. Conglomérat : agrégation de différentes substances.
Questions
1. Relevez d’un côté les concepts définissant la culture, de l’autre les
concepts définissant la consommation.
2. Quel sens l’auteur donne-t-il finalement au mot « culture » ?
Biographie A. Finkielkraut ® 285
32 G LA CULTURE
III. Quels sont les obstacles au progrès de la culture ?
19
« J’ai besoin de mes intercesseurs
pour m’exprimer. »
C
les intercesseurs /
la création
5
une série
10
e qui est essentiel, c’est les intercesseurs1. La création, c’est les
intercesseurs. Sans eux, il n’y a pas d’œuvre. Ça peut être des
gens – pour un philosophe, des artistes ou des savants, pour un
savant, des philosophes ou des artistes – mais aussi des choses, des
plantes, des animaux même, comme dans Castaneda2. Fictifs ou
réels, animés ou inanimés, il faut fabriquer des intercesseurs. C’est
une série. Si on ne forme pas une série, même complètement imaginaire, on est perdu. J’ai besoin de mes intercesseurs pour m’exprimer, et eux ne s’exprimeraient jamais sans moi : on travaille toujours
à plusieurs, même quand ça ne se voit pas.
Gilles DELEUZE, Pourparlers, p. 171,
© Éditions de Minuit, 1990.
1. Intercesseurs : les intermédiaires, les défenseurs.
2. Carlos Castaneda : ethnologue américain qui voulait consacrer sa thèse aux
plantes hallucinogènes du Mexique et rencontra un sorcier avec qui il entreprendra un voyage initiatique (Voir, Les enseignements d’un sorcier yaqui).
Question
À quelles conditions, selon Deleuze, la création peut-elle avoir lieu ?
Biographie G. Deleuze ® 284
« La création divine, transmission de la vie ; la création de l’artiste, transmission de la culture. »
MICHEL-ANGE (1475-1564), Création d’Adam, 1511. Fresque du plafond de la Chapelle Sixtine, Vatican, Rome.
33